Chanteur, acteur et écrivain français, Magyd Cherfi est membre du groupe Zebda. Il répond à mes questions à l’occasion de son dernier ouvrage : « Ma part de gaulois », paru aux éditions Actes Sud.
Vous écrivez : « l’exception française c’est d’être Français et de devoir le devenir ». Que voulez-vous dire?
Je veux dire que dans la rue française, on considère « l’arabe » ou « le noir » comme un immigré, un sans-papiers, un clando, quelqu’un d’ailleurs. Autrement dit, quand on est brun ou noir, on est assigné à « l’ailleurs », tandis que dans la rue américaine, un noir est certes noir mais il est Américain, même dans l’œil du raciste. Ainsi, même contesté, il est assimilé à un citoyen américain. En France, l’évidence est à la couleur de peau et à l’apparence. La législation, le droit – aussi rigoureux soit-il – ne fait pas d’un fils d’Algérien ou de Sénégalais un fils de la Nation. D’ailleurs, au sein de la Nation, aucun symbole ne fait place aux enfants de l’immigration. Il y a une suspicion qui empêche les uns et les autres de se mouler dans un « récit français ». Ce dernier n’est pas à mon sens suffisamment ouvert, universel, mais trop figé dans le patrimonial. Il nous faut prouver sans cesse qu’on est du « cru » A supposer qu’il en reste un assez vivace qui fasse place aux derniers arrivants.
Au fond, les questions à se poser sont multiples : qui est Français ? Qu’est-ce qu’être Français ? Qui est pris pour un Français ? Qui ne l’est pas ? Il y a à mon sens une identité cosmopolite qui se doit d’être énoncée.
Vous écrivez : « le bac est une anecdote pour le blanc et un exploit pour l’indigène ». La situation ne s’est-elle pas spectaculairement améliorée depuis que vous avez décroché le bac ?
Bien sûr que tout ça s’est amélioré ! D’ailleurs, je raconte « mon bac », et c’était il y a une trentaine d’années. Mais ce que j’ai voulu souligner c’est qu’on était a l’époque condamné par ceux de l’intérieur (mes potes de quartier) qui considéraient que réussir c’était adhérer au discours des dominants, donc des oppresseurs et donc des « blancs ». C’était devenir traître à la cause, à la famille et à la religion.
Obtenir son bac c’était passer à l’ennemi. La difficulté n’est donc pas que scolaire pour l’obtention du bac ; elle est aussi psychologique, émotive et identitaire. Ce sentiment de trahir les siens en réussissant par la voie scolaire existe encore aujourd’hui. L’école a été pour moi le meilleur quand elle était pour beaucoup le pire.
À travers les exemples du père d’un de vos amis qui vous demande de féliciter vos parents pour votre parfaite intégration et celui de votre père que tout le monde tutoie directement, peut-on déduire qu’il y a un espace trop étroit entre le mépris et la condescendance que subissent les individus d’origine maghrébine ?
Oui. J’ai voulu soulever le fait qu’en France l’idée d’une bonne intégration fluctue selon les états d’âme des « politiques », parfois de la société, voire des médias. Par exemple on a jamais reproché à Platini ou Zizou de ne pas avoir chanté la Marseillaise et, soudain, quand la société se crispe, dès qu’elle n’est pas vainqueur, elle considère que tel ou tel d’origine maghrébine est un mauvais Français.
Je reproche la fébrilité de la valeur « République ». Moi-même, ayant marché à Toulouse après l’attentat de Charlie, je me suis entendu dire : vous êtes où ? (sous-entendu « vous » les maghrébins). Alors que j’étais venu en Français, fils de la République. On subit l’injonction d’être citoyen et quand on l’est on nous renvoie au gourbi indigène. On n’est jamais le bon Français, en fonction d’une défaite sportive, d’une échéance électorale ou d’une série d’attentats. On est jamais assez bon Français sauf à jouer la carte républicaine plus que les républicains ou celle d’une totale allégeance à la culture judéo chrétienne. On a besoin d’être accepté en tant qu’individus multiples. C’est le sens d’une société qu’on pourrait qualifier, non pas de métisse, mais de moderne.
La prétendue «communauté musulmane» à laquelle se réfère le système politico-médiatique se situe entre la pure fiction et la construction artificielle d’une «communauté imaginaire». Cette notion n’en reste pas moins particulièrement efficace et dangereuse : d’une part, elle tend à englober un ensemble d’individualités dans une masse informe, un être collectif qui sommeillerait au sein – ou aux portes – de la communauté nationale, un Autre qui prend les traits d’un ennemi intérieur. D’autre part, elle suscite chez les personnes de confession ou de culture musulmane une réaction de repli sur soi de nature à forger un lien communautaire nourri par un sentiment d’exclusion et de stigmatisation. Il est donc salutaire de déconstruire cet objet de fantasme. Non seulement la «communauté musulmane» ne peut exister de jure au sein de notre Etat de droit, mais, de facto, elle n’existe effectivement pas au sein de notre corps social.
En droit, l’idée de «communauté musulmane» est contraire à l’ordre constitutionnel de notre République. L’article Ier de la Constitution énonce le principe d’indifférence aux origines et autres confessions religieuses : la République française ne connaît que des citoyens, égaux dans leur relation directe avec l’Etat. Le principe d’unité et d’indivisibilité de la nation ainsi sous-tendu interdit la reconnaissance d’une quelconque minorité ou catégorie de Français. La jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui établit un lien entre unité et égalité des citoyens, a déjà eu l’occasion d’expliciter l’interdiction de toute différenciation : la France, du moins pour la métropole, ne connaît que le peuple français, un peuple «un et indivisible» exempt de minorités et uniformément soumis à la même loi nationale. L’analyse constitutionnelle qui prévaut est claire, à savoir le refus de la reconnaissance de groupes d’individus liés entre eux par des intérêts divers, des communautés ou ethnies.
Et pourtant. Au lieu d’être considérés comme citoyens et membres de la communauté nationale, les individus de confession ou de culture musulmane sont perçus à travers un regard racialisé, occupé de spécificités ethno-culturelles, desquelles on déduit l’appartenance présumée à une communauté supposée. Contraire à notre conception de la République, cette représentation est sociologiquement infondée. Le label «communauté musulmane» ne correspond à nulle catégorie sociale homogène ou à un quelconque bloc monolithique. Les individus musulmans – car il s’agit d’abord d’individualités – ont (par définition) une identité plurielle. Celle-ci nourrit une hétérogénéité collective qui discrédite l’idée même de «communauté musulmane». Ainsi, malgré des origines sociales le plus souvent modestes et l’appartenance d’une majorité d’entre eux aux classes sociales défavorisées, l’accès à l’enseignement supérieur et l’augmentation du nombre / niveau de diplômés / diplôme est source de distanciation intergénérationnelle (parents / enfants) et de diversification des profils et parcours socioprofessionnels intragénérationnelle. Cette hétérogénéité sociale se trouve confortée par un rapport diversifié à la foi – une même personne peut se considérer de culture musulmane tout en étant athée – et à la pratique religieuse. Cette diversité s’explique par une affirmation de l’individualité (les musulmans existent d’abord en tant qu’individu), mais aussi par l’absence d’uniformité au sein d’une religion non hiérarchisée, traversée par de nombreux courants doctrinaux. Du reste, seule une infime minorité adhère au salafisme et affiche son appartenance religieuse dans l’espace public, la norme étant de confiner la pratique religieuse au sein du strict cadre privé. Un processus de sécularisation est aussi à l’œuvre parmi les musulmans de France… C’est ce phénomène global d’individualisation et de différenciation qui nourrit la crise de représentativité-légitimité du Conseil français du culte musulman.
Directeur de l’Institut des relations internationales et stratégiques, Pascal Boniface a publié plusieurs ouvrages sur le sport et la géopolitique, dont JO politiques, aux éditions Eyrolles.
Comme à Londres en 2012, il n’y a jamais eu autant de pays à gagner des médailles à Rio, dont des petits pays qui n’en avaient encore jamais remporté. Est-ce le signe d’une démocratisation des Jeux, symbole de la mondialisation ?
En 1972, une cinquantaine de pays avaient obtenu des médailles. En 1996, ils étaient 79, et en 2012, 85. A Rio, on en est à 81, et les Jeux ne sont pas terminés. Parmi ces «pays», l’équipe des réfugiés et le Kosovo, qui n’est pas reconnu à l’ONU. Contrairement aux Coupes du monde, tous les pays et tous les sports sont représentés aux JO : chacun peut avoir sa chance. La multiplication des sports présentés permet aussi à chaque pays de cultiver un effet de niche, pour améliorer ses chances d’obtenir une médaille.
Y a-t-il des stratégies différentes entre les pays qui ont un poids économique et démographique important, et les pays beaucoup plus modestes ?
Plus que le poids, c’est plutôt la capacité des pays à investir dans le sport qui permet les performances. Les Etats-Unis sont la puissance globale, ils peuvent investir dans tous les sports. Mais tous ont des niches, comme la Grande-Bretagne, la Russie ou la Chine. Ce n’est pas le PIB qui permet le résultat mais plutôt la spécialisation et un effet d’entraînement. Lorsqu’un pays obtient des résultats, comme la Jamaïque au sprint, cela vient motiver tous les jeunes du pays pour faire du sprint. La démographie n’a rien de surdéterminant, sinon l’Inde, le Brésil ou l’Indonésie seraient à un autre rang au classement. La vraie question, ce sont les moyens mis dans des structures pour la pratique du sport.
A l’instar de la Grande-Bretagne (lire ci-dessous), l’argent investi joue beaucoup dans le succès d’une délégation…
La Grande-Bretagne avait une volonté politique forte de développer ses performances sportives bien avant les JO de Londres en 2012. C’est l’Etat qui organise le sport, ou laisse le sport s’organiser, comme aux Etats-unis. Après le fiasco de Rome en 1960 [la France était repartie avec cinq médailles dont aucune d’or], le général de Gaulle avait pris des mesures pour que la France ne soit plus ridicule dans les enceintes olympiques : il estimait que le rayonnement du pays passait par le sport. Les Britanniques ont poussé plus loin cette logique. Tous les moyens ont été donnés pour que les performances soient au rendez-vous.
Comment expliquer le poids olympique dérisoire de l’Inde malgré son poids démographique et économique croissant ?
Tout d’abord, le rapport particulier des hindous au cuir rend difficile la pratique de beaucoup de sports. Le système de castes, qui n’existe plus officiellement, persiste aussi dans les mentalités. Pas simple dès lors de se dépasser pour exprimer son talent sportif. Enfin, il n’y a jamais eu d’organisation étatique du sport. Il n’y a guère d’infrastructures, à part pour le cricket. Ce fossé entre le statut auquel prétend l’Inde – être la 6e puissance mondiale – et sa position de 81e puissance sportive aux JO embarrasse les autorités. Un jour ou l’autre, le gouvernement organisera un système sportif national.
Quand on regarde le classement des primes à la médaille, on voit qu’il y a autant des régimes autoritaires que de régimes démocratiques qui rémunèrent bien leurs médaillés…
Pour de petits pays qui ne rayonnent pas souvent aux JO, c’est un moyen de récompenser celui qui devient un héros en rapportant une médaille. Au-delà de la prime que peut donner un Etat, c’est surtout la considération, la gloire, qui importe aux athlètes. Les médaillés aux JO deviennent des figures éternelles du sport, d’autant plus dans les pays où les médaillés sont rares. Une place sur le podium donne une aura nationale pour le restant de ses jours.
Briller aux JO par le nombre de médailles reste-t-il un moyen de s’imposer symboliquement sur la scène géopolitique ?
Oui, car la concurrence est de plus en plus rude pour exister sur une scène internationale toujours plus encombrée. On voit bien à Rio que la médiatisation de cet événement sportif est sur une pente ascendante. Regardez le nombre de chaînes de télévision et de journaux qui couvrent quotidiennement les compétitions. Il y a à la fois une diversification et une concentration de la notoriété. Le fait de réussir aux Jeux devient de plus en plus important pour les pays et reste un moyen non seulement de montrer sa puissance, mais de le faire pacifiquement, de façon sympathique.
Est-ce qu’il n’y a pas un paradoxe entre cette visibilité croissante des Jeux, leur hypermondialisation et le traitement cocardier, quasi nationaliste de beaucoup de médias ?
A part certaines remarques déplacées, c’est un nationalisme soft qui s’exprime aux JO. C’est le paradoxe du sport : il est le symbole même de la mondialisation, mais alors que celle-ci efface les identités nationales, les Jeux viennent les renforcer. C’est un moyen de recréer du lien national. Regardez en France, Valérie Pécresse et Anne Hidalgo sont allées ensemble défendre la candidature de Paris pour les Jeux de 2024. Tous les représentants politiques, malgré leurs divergences, sont à l’unisson pour célébrer Teddy Riner et tous les médaillés français. Ceci est vrai dans tous les pays. Tout le monde se regroupe derrière les héros de l’identité nationale que sont les sportifs qui participent aux Jeux olympiques.
Propos recueillis par Christian Losson et Aude Massiot
Depuis ses origines, la République de Turquie est une république de combat. Durant la période kémaliste, les élites s’employèrent à fonder une identité turque, musulmane et sunnite, qui s’incarna notamment par les exclusions ethno-religieuses. Les acteurs politiques gouvernementaux ont alors systématiquement développé une pratique d’instrumentalisation de l’État. L’accession du Parti de la justice et du développement (AKP) au gouvernement en 2002 ne modifie pas la problématique, mais cette dernière va bénéficier à de nouveaux groupes sociaux. En ce sens, l’autoritarisme de l’AKP et sa conception très instrumentale de la démocratie s’inscrivent dans la continuité historique de la République, et donc de ses prédécesseurs.
À cette donnée fondamentale s’ajoute une autre constante de l’histoire politique de la Turquie républicaine qui voit s’affronter deux Turquie, l’une musulmane, conservatrice et économiquement
libérale, et l’autre moderniste, élitiste et laïque au sens turc du terme. Recep Tayyip Erdogan a parfaitement compris que plus il active cette opposition traditionnelle, plus il progresse électoralement, car il se trouve sans faillir du côté de la majorité sociologique du pays, qui s’affirme comme musulmane et conservatrice.
C’est pourquoi, en dépit de sa stratégie liberticide et des fortes présomptions de corruption qui touche le pouvoir, on peut constater un fort réflexe légitimiste au sein de la base sociale et électorale de l’AKP. Depuis la fin 2013, cette base a été convaincue que la communauté Gülen préparait effectivement un coup d’État et qu’il valait mieux des dirigeants éventuellement des urnes, plutôt que des dirigeants putschistes. De même, au cours de l’année 2015, c’est clairement la mise en œuvre de la stratégie de la tension par Recep Tayyip Erdogan, et le fait qu’il se présente comme le seul capable de défendre le pays contre les agressions terroristes dont la Turquie est victime, qui permet à son parti de remporter les élections législatives, même s’il dut s’y reprendre à deux fois (juin et novembre). La tentative de coup d’État du 15 juillet dernier lui fournit une nouvelle occasion pour diminuer le champ des libertés publiques, c’est en ce sens que les pitoyables responsables de ce putsch portent une très grave responsabilité dans la dégradation de la situation.
Depuis 2010-2011, la dérive autoritaire du pouvoir de Recep Tayyip Erdogan est souvent évoquée, mais
il semble en réalité plus juste de parler d’une pratique d’instrumentalisation du pouvoir qui s’inscrit dans une longue histoire. C’est en ce sens que la politique menée par le président turc ne correspond pas véritablement à ce que d’aucuns présentent comme une islamisation de la société et la réalisation d’un « agenda caché ». Certes, par rapport à la période kémaliste, on peut considérer qu’il existe des formes de rupture au niveau des signes identitaires mobilisés par le pouvoir et que le registre religieux et les symboles de l’islam sont plus fréquemment utilisés par l’AKP, mais cela correspond aux aspirations d’une forte partie de la société.
En réalité, la stratégie utilisée par Recep Tayyip Erdogan rend parfaitement compte de sa conception singulière de la démocratie, ce qui fut particulièrement limpide au moment du mouvement de contestation de Gezi à la fin du printemps 2013 (du nom d’un petit parc de promenade d’Istanbul, dont le projet de destruction a fait naître un fort mouvement de protestation).
Confronté pour la première fois à un mouvement social d’une telle ampleur depuis son accession au pouvoir, celui qui était à l’époque encore premier ministre a alors clairement explicité sa conception de l’exercice du pouvoir. Non pas tant par l’usage d’une répression, pourtant disproportionnée, mais par le discours de polarisation qu’il utilisa, notamment à l’occasion d’impressionnants meetings de masse organisés par l’AKP pour mettre en place des contre-feux politiques à l’encontre du mouvement. Il expliqua alors très clairement que, disposant d’une majorité parlementaire et politique – ce que personne ne contestait –, il était en situation de prendre seul les décisions qui s’imposaient. Ainsi, bénéficier de la majorité politique dispense, selon R. T. Erdogan, de prendre en compte les revendications des mouvements de contestation et les propositions de l’opposition. Conception, on en conviendra, singulièrement restrictive de la pratique démocratique.
Ce langage de polarisation systématique s’appuie sur un profond conservatisme qui sourd de la société turque et d’une pratique séculaire de l’autoritarisme politique, parfaitement intégrés, et instrumentalisés, par le président turc. C’est aussi pourquoi ce dernier attise la confrontation permanente et en fait un mode de gouvernement. Dans ce contexte, la question de la présidentialisation est devenue centrale. Le président turc reconnaît la légitimité électorale, mais, une fois élu, il considère qu’il est en droit de décider seul ce qu’il pense juste pour le pays. D’où, à ses yeux, la nécessité d’un régime présidentiel, considérant que le travail parlementaire ou celui de la justice sont autant de freins pour agir avec rapidité. Au moment où un véritable cours liberticide est à l’œuvre, on comprend le danger d’une telle décision si elle devait être actée. La Turquie deviendrait alors ce qu’Alain Rouquié appelle « les démocraties hégémoniques », au sein desquelles les majorités s’érigent en totalité et les minorités, obligées d’obtempérer sous menace d’être désignées comme ennemis de la nation.
Même s’il est encore trop tôt pour évaluer précisément les inquiétantes conséquences de la tentative de coup d’État du 15 juillet, nous pouvons d’ores et déjà considérer qu’une nouvelle période politique est en train de s’ouvrir. Recep Tayyip Erdogan fait, une fois de plus, la preuve de son extraordinaire capacité de réactivité et profite du choc induit pour procéder à l’éradication de tout ce qui peut, selon lui, constituer des formes d’opposition. L’ampleur de la purge à l’œuvre est telle qu’elle est en passe de reformater l’appareil d’État lui-même en entraînant des bouleversements politiques considérables.
Quelle lecture faites-vous de la décision du CIO de confier aux fédérations internationales la responsabilité de l’exclusion des sportifs russes ?
Le CIO a pris une décision éminemment géopolitique. Les preuves d’un dopage organisé à l’échelle nationale étaient évidentes, mais le CIO n’a pas voulu imposer à la Russie l’humiliation d’être le troisième pays exclu des JO de façon globale après l’Afrique du Sud de l’apartheid et de l’Afghanistan en 2000 à la suite de la prise du pouvoir par les talibans et l’interdiction faite aux femmes de pratiquer le sport. J’imagine que, de son point de vue, le CIO a voulu prendre une position médiane de sanctionner des sportifs russes convaincus de dopage sans sanctionner la Russie comme nation. Poutine et les Russes vont crier au complot occidental, les Occidentaux vont penser que la punition n’est pas assez sévère. C’est néanmoins un revers important pour Poutine. L’image de la Russie est endommagée.
Quelle place peut, dans un contexte politico-économico-sportif trouble ces derniers mois, occuper la Russie à Rio ?
La Russie, qui va organiser la Coupe du monde de football dans deux ans, a subi un camouflet avec la décision de la Fédération internationale d’athlétisme de bannir ses athlètes des JO. Il va y avoir une moins bonne ration de médailles que d’habitude pour la Russie. Et, par ailleurs, son équipe de football a été éliminée dès le premier tour de l’Euro et, à deux ans de leur Mondial, ce sont, plus que les footballeurs, les hooligans russes qui se sont fait remarquer. Alors que l’enjeu du Mondial est extrêmement important pour Poutine, il y a des défis à relever, en termes d’image et de sécurité d’ici deux ans. Il faudra un Mondial 2018 particulièrement réussi sur le plan de l’accueil des équipes et des supporteurs étrangers mais également sur le plan de la qualité du football de l’équipe russe pour modifier cela. Poutine a misé sur le sport mais là il a perdu des points en termes d’image.
Que doivent aujourd’hui représenter les JO et que doivent-ils éviter ?
Les soupçons de dopage sont extrêmement importants, il est donc essentiel qu’ils soient sanctionnés. Le fait d’avoir intensifié la lutte contre le dopage et de pouvoir remonter dans le temps pour trouver ceux qui ont triché représente une garantie pour l’avenir, que les Jeux soient plus respectueux de l’intégrité du sport. Les JO doivent donner une image positive, celle d’une véritable compétition ouverte dans laquelle tout le monde est représenté et où la triche est interdite. Le Village olympique, de par la communion d’athlètes venant d’une multitude de pays et de sports différents, est une représentation symbolique d’un village global et d’une humanité.
Vous écrivez que Rio sera une grande fête du sport, en êtes-vous toujours aussi sûr au regard des scandales charriés par le sport ces derniers mois et les difficultés politiques et économiques du Brésil ?
Ce ne sera pas le triomphe attendu lorsque Rio avait été désignée ville hôte en 2009, entre-temps le Brésil a baissé de rang, des scandales ont éclaté. Il y a eu des remises en cause de la classe politique, le pays a un problème de gouvernance, mais je pense qu’il y aura une parenthèse enchantée à partir de vendredi. Les différentes compétitions permettront aux uns et aux autres de se transcender sur le plan sportif et de donner de la joie aux spectateurs et aux téléspectateurs et je pense que les Cariocas auront à cœur d’accueillir au mieux possible tous les visiteurs étrangers.
Quels sont les enjeux de ces premiers Jeux en Amérique du Sud ?
Pour les Brésiliens de montrer qu’au-delà de leurs problèmes actuels, politiques et économiques, ils sont à l’heure au rendez-vous, que les infrastructures sont prêtes, qu’ils sont capables d’être les hôtes non seulement des JO mais du monde entier. La façon dont les Jeux se tiendront, dont les infrastructures seront utilisées, le visage qu’offrira la ville aux visiteurs sur place mais aussi aux centaines de millions de téléspectateurs, c’est un enjeu extrêmement important pour l’avenir de la ville et du pays.
Propos recueillis par Jean-Julien Ezvan
Vladimir Poutine a rencontré ses homologues arménien et azerbaidjanais le 20 juin dernier dans le but de consolider le cessez-le-feu dans la région disputée du Haut-Karabagh. Les présidents arménien et azerbaidjanais s’étaient déjà retrouvés le 16 mai à Vienne sous l’égide de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) en réaction à la « guerre des quatre jours » qui a éclaté entre le 2 et le 5 avril dernier le long de la ligne de contact entre le Haut-Karabakh et l’Azerbaïdjan et qui a donné lieu aux affrontements les plus meurtriers depuis 1994. A l’occasion de cette rencontre, le ministre russe des Affaires étrangères Serguei Lavrov n’avait pas hésité à afficher un certain optimisme en affirmant avoir senti un désir de compromis de la part des protagonistes. Les deux présidents avaient démontré leur attachement à une résolution négociée du conflit et étaient convenus d’une nouvelle rencontre dans le but d’accélérer les discussions sur une solution permanente au conflit. Toutefois, alors que les affrontements violents d’avril ont remis le Haut-Karabagh sur le devant de la scène, les obstacles à une résolution du conflit demeurent nombreux et le statu quo demeure une solution confortable. C’est ce qui ressort de l’enquête de terrain menée sur place par l’équipe de chercheurs Caucasus Initiative auprès des acteurs locaux.
Situé de jure sur le territoire de l’Azerbaïdjan, le Haut-Karabagh rassemble une population de 150 000 habitants presque exclusivement arménienne (97%), qui a connu une croissance démographique notable depuis une dizaine d’années. Peuplé des siècles durant d’Arméniens chrétiens et d’Azéris turciques, ce territoire a été intégré à l’empire russe au XIXe siècle avant d’être transformé en région autonome intégrée à la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan au début des années 1920. Consécutivement à l’affaiblissement du contrôle soviétique à la fin des années 1980 et à un vote parlementaire pour intégrer la région à l’Arménie, les frictions entre Arméniens et Azéris se sont transformées en véritable conflit armé, faisant entre 20 000 et 30 000 morts entre 1988 et 1994. Le Haut-Karabagh est ainsi passé sous contrôle de la population d’origine arménienne qui s’est également emparée de territoires azerbaidjanais au delà de cette région, devenus des zones tampons avec l’Arménie, et qui constituent un enjeu primordial dans les tentatives de résolution diplomatique actuelles. Autoproclamé république autonome fin 1991, depuis le cessez-le-feu conclu en mai 1994 sous médiation russe, le Haut-Karabagh est depuis sous la « protection » de l’Arménie, considérée comme pays occupant par l’Azerbaïdjan, et principal financier et gardien militaire du territoire. Aujourd’hui, contrairement aux autres conflits du Sud du Caucase qualifiés de « gelés », les accrochages sont fréquents sur la ligne de contact et l’on compte régulièrement des victimes dans les deux camps[1]. De plus, des démarches diplomatiques sont toujours en cours en vue d’accélérer une résolution du conflit.
Tout d’abord, alors que la rencontre diplomatique de mai dernier affichait pour ambition de répondre de manière urgente à l’aggravation récente des tensions sur la ligne de désengagement début avril, rien ne porte à conclure que des avancées concrètes aient été faites dans le sens d’une résolution du conflit à court terme. Le communiqué publié par les parties sur les résultats de cette réunion stipule en effet leur volonté de finaliser rapidement le mécanisme de contrôle de l’OSCE, et de poursuivre l’échange de données sur les personnes disparues sous les auspices du Comité International de la Croix Rouge (CICR). Si ces questions sont primordiales s’agissant d’un territoire auquel les acteurs internationaux gouvernementaux et non gouvernementaux n’ont pas accès et où les violations des droits de l’homme sont invoquées sous formes de rumeurs, ces seules mesures concrètes évoquées publiquement à l’issue de cette rencontre n’ont rien d’innovant. Il faut également souligner le caractère fragile de la trêve convenue le 5 avril dernier au quatrième jour des combats. Largement présentée comme un cessez-le-feu, cette dernière s’est toutefois limitée à un accord oral de cessation des hostilités encadré par Moscou, tel que le souligne Richard Giragossian, directeur du Regional Studies Center à Erevan[2]. Selon ce dernier, bien que les parties au conflit partagent le même objectif diplomatique consistant à éviter la guerre, l’absence de dissuasion signifie que rien n’empêche les forces azerbaidjanaises d’attaquer de nouveau.
L’escalade d’avril dernier s’inscrit par ailleurs dans un contexte de heurts réguliers et constants sur la ligne de contact et d’une réactivation notable du conflit depuis août 2014. Ces deux dernières années ont ainsi vu un accroissement considérable de l’intensité et de la fréquence de ces incidents sur et au-delà de la ligne de contact, notamment illustrés par l’usage d’armes lourdes à proximité de zones civiles. A cela s’est ajouté le gel de nombreux programmes de coopération orchestrés par des ONG locales et qui avaient vocation à maintenir des liens concrets entre les populations des deux côtés de la ligne de contact. Cette évolution s’inscrit aussi dans le contexte d’une course aux armements entre les parties dans laquelle Moscou joue un rôle central. Selon le Stockholm International Peace Research Institute[3], 85% des importations d’armes de l’Azerbaïdjan sont venues de Russie ces cinq dernières années, notamment du matériel haut de gamme à l’image des Mig-29, ou encore des drones israéliens Hermes-450 et Orbiter, ce qui confère un avantage stratégique aux Azerbaïdjanais. Une évolution qui n’est pas sans conséquence sur les relations entre Moscou et Erevan, où le mécontentement public vis-à-vis de l’attitude russe s’est fait plus vocal dernièrement. La rumeur selon laquelle un accord informel aurait été conclu entre Moscou et Bakou dans lequel Moscou se serait engagé à ne pas intervenir dans le Haut-Karabagh tant que l’Arménie ne remettait pas en cause sa qualité d’allié stratégique a largement convaincu dans le Haut-Karabagh[4], où l’on s’attache à relativiser l’influence russe sur le territoire. Le Haut-Karabagh se voit comme le seul pays post-soviétique dans cette position d’indépendance vis-à-vis de la Russie et le conflit d’avril comme une tentative russe de justifier le déploiement de peacekeepers dans la région. L’adhésion de l’Arménie à l’Union eurasiatique fin 2014 a ainsi été reçue avec méfiance dans le Haut-Karabagh.
Un autre obstacle dans le processus actuel de tentative de résolution du conflit est l’absence de concessions territoriales réciproques envisagées. Pour l’Arménie comme pour l’Azerbaïdjan, le Haut-Karabagh est un enjeu de fierté et de souveraineté nationale, consubstantiel aux rhétoriques nationalistes des gouvernements respectifs depuis plus de vingt ans. Quant aux autorités du Haut-Karabagh, leur objectif consiste à éviter à tout prix de tomber sous le joug azerbaïdjanais[5]. Dès lors, être indépendant ou faire partie intégrante de l’Arménie importe peu aujourd’hui tant que le Haut-Karabagh échappe au contrôle azerbaidjanais et que sa spécificité par rapport à l’Arménie est reconnue. Effectivement, dans le Haut-Karabagh, on s’accorde à souligner une culture et une identité commune avec l’Arménie, identité d’ailleurs évoquée comme régionale, mais qui ne saurait cacher le caractère unique de ce territoire. La politique étrangère actuelle du Haut-Karabagh sert trois objectifs: la résolution du conflit, la reconnaissance internationale et la construction de liens mutuellement bénéfiques. Pour y parvenir, la stratégie adoptée est multilatérale et la reconnaissance doit se faire à tous les niveaux (communal, étatique et international). Lorsqu’a été mentionnée la possibilité de céder une partie des territoires occupés par l’Arménie autour du Haut-Karabagh en échange d’un statut amélioré pour le Haut-Karabagh, les autorités locales ont affiché un refus catégorique. Pour le porte-parole du président autoproclamé, les zones tampons autour du Haut-Karabagh répondent à une logique sécuritaire issue du mouvement de libération nationale avant la proclamation de la République et toujours indispensable pour préserver l’intégrité territoriale du Haut-Karabagh. Difficile dans ces conditions d’envisager un compromis. Pour les autorités du Haut-Karabagh, la stratégie du président azerbaidjanais vis-à-vis du Haut-Karabagh répond à des préoccupations strictement internes pour garder le pouvoir et « survivre » alors que ce dernier voit en la « libération » du Haut-Karabagh une opportunité de s’imposer comme un prophète, une « tentation » perçue comme dangereuse sur place.
Malgré les pertes humaines régulièrement enregistrées sur la ligne de désengagement depuis les années 1990, la situation la plus confortable, pour les dirigeants du Haut-Karabagh, est d’ailleurs d’entretenir le statu quo, considéré comme ayant fait ses preuves ces vingt-deux dernières années[6]. Les autorités du Haut-Karabagh s’efforcent ainsi de montrer qu’elles ont su s’accommoder du conflit, voire en tirer profit. Pour le ministre des Affaires étrangères de cet Etat qui n’existe pas, Karen Mirzoyan, l’impossibilité pour son pays d’utiliser son aéroport flambant neuf, au risque de voir ses avions éliminés par les forces azerbaïdjanaises, ne constitue par exemple pas un obstacle au développement de son pays[7]. Cette apparente complaisance tranche avec la stratégie internationale du Haut-Karabagh, pour laquelle la reconnaissance par la communauté internationale est nécessaire en vue d’organiser un référendum et d’envisager un rattachement démocratique à l’Arménie. Pour le ministère des Affaires étrangères du Haut-Karabagh, si le Haut-Karabagh ne fait pas partie de l’Arménie, la division entre les deux est considérée comme artificielle, et le référendum doit être la seule option envisagée dans la mesure où « il revient au peuple du Haut-Karabagh seulement de décider de son futur »[8]. La banderole « We believe in our future » qui fait face au ministère sur une des artères principales de la capitale Stepanakert ne sont pas sans le rappeler. La perspective du rattachement est toutefois problématique pour les personnalités politiques en place dans le Haut-Karabagh qui verraient leur poste et leur légitimité directement menacés, alors qu’ils ne représenteraient plus qu’une structure régionale tout au mieux.
Quoiqu’il en soit, dans le Haut-Karabagh, on se prépare au combat. Bien que le budget militaire ne soit pas divulgué, David Babayan considère, non sans malice, que le niveau des troupes s’élève à l’intégralité de la population de l’entité séparatiste. C’est ce qu’il nomme « le facteur humain ». La mobilisation populaire est effectivement palpable sur place, où personnel scolaire et écoliers se sont par exemple rassemblés pour fabriquer des camouflages à envoyer au front sur les heures habituellement consacrées aux programmes de création artistique. Le caractère mature des forces armées locales est largement revendiqué, et elles sont considérées comme les meilleurs peacekeepers qu’ils soient par le ministre autoproclamé des Affaires étrangères, un point sur lequel n’a pas manqué de revenir le président arménien dans son adresse du Jour de la Victoire le 9 mai 2016. Dès lors, selon Karen Mirzoyan, la coopération militaire entre l’Arménie et le Haut-Karabagh repose avant tout sur le fait qu’ils partagent le même ennemi. Dans ce contexte, la propagande est capitale et on assiste effectivement à une réactivation du sentiment nationaliste alors que la menace sur place est perçue comme imminente. Les réactions aux affrontements violents d’avril, des deux côtés de la ligne de front, ont effectivement ravivé l’usage d’une rhétorique nationaliste à caractère haineux, devenue de plus en plus agressive ces dernières années, et qui laisse sceptique sur la capacité des parties à parvenir à un compromis dans le processus actuel de tentative de règlement du conflit. Dans ce contexte de nationalisme exacerbé, tous les camps revendiquent la victoire. Alors que l’Azerbaïdjan se félicite d’être parvenu, pour la première fois depuis la fin de la guerre en 1994, à gagner quelques centaines de mètres de terrain sur les territoires perdus, l’Arménie affirme quant à elle avoir démontré sa capacité de défense et de mobilisation en soutien aux forces locales du Haut-Karabagh. La mobilisation et l’arrivée de nombreux volontaires d’Arménie et de la diaspora en soutien aux milices du Haut-Karabagh sont également invoquées pour démontrer le caractère uni du peuple arménien et du Haut-Karabagh.
Ainsi, bien que les affrontements récents dans le Haut-Karabagh aient eu pour mérite de relancer le dialogue et les initiatives diplomatiques en vue de la résolution du conflit, le statu quo semble toujours s’imposer comme le moindre mal sur place, bénéficiant à plusieurs niveaux aux différents acteurs, des autorités autoproclamées du Haut-Karabagh jusqu’au médiateur russe.
[1] http://www.iris-france.org/74821-affrontements-au-haut-karabakh-vers-une-reactivation-du-conflit-armenieazerbaidjan/
[2] Entretien avec Richard Giragosian, Directeur du Regional Studies Center (RSC), Erevan, le 10 mai 2016
[3] Aude Fleurant, Sam Perlo-Freeman, Pieter D. Wezeman, Siemon T. Wezeman, « Trends in International Arms transfers, 2015 », SIPRI Fact Sheet, February 2016
[4] Réunion au Ministère des Affaires étrangères du Haut-Karabagh avec des représentants d’ONG locales et un représentant du parti d’opposition, Stepanakert, 13 mai 2016
[5] Entretien avec David Babayan, Porte-parole du président autoproclamé, Stepanakert, le 12 mai 2016
[6] Entretien avec David Babayan, Porte-parole du président autoproclamé, Stepanakert, le 12 mai 2016
[7] Entretien avec Karen Mirzoyan, auto-proclamé ministre des Affaires étrangères de la République du Haut-Karabagh, Stepanakert le 13 mai 2016
[8] Entretien avec Karen Mirzoyan, auto-proclamé ministre des Affaires étrangères de la République du Haut-Karabagh, Stepanakert le 13 mai 2016
La multiplication du nombre d’attentats terroristes crée un trouble profond chez les responsables politiques, les commentateurs, les médias et le public.
Comment qualifier le phénomène ? S’agit-il d’une troisième guerre mondiale ? Il y a bien des attentats à l’échelle mondiale. L’idéologie de Daesh est bien totalitaire et haineuse. Mais Daesh n’est pas l’équivalent de l’Allemagne nazie (ni de l’Union soviétique) en termes de puissance. Ses dirigeants voudraient sans doute anéantir le monde occidental, mais ils n’en ont tout simplement pas les moyens. Les présenter comme une menace de guerre (mondiale ou non) ne peut que les flatter, les renforcer et leur permettre de galvaniser de nouvelles recrues.
Mais la menace est durable et multiforme. Mais même si Daesh perdait son assise territoriale, les attentats ne cesseraient pas car le vivier de ceux qui sont d’ores et déjà prêts à passer à l’acte est trop nombreux.
Quatre cinquièmes des Français et des Allemands estiment que le nombre d’attentats va augmenter mais ces chiffres ne disent pas s’il s’agit d’un constat lucide et froid ou d’un sentiment de panique qui aurait atteint les citoyens des deux pays.
Quand on regarde leur comportement, on a plutôt le sentiment d’une forte résilience : les citoyens sont inquiets mais ils ne vivent pas cloîtrés. Malgré les signaux alarmistes, les foules ont été nombreuses sur les routes du Tour de France et les fans zones de l’euro ont fait le plein.
On ne peut pas protéger tous les sites, le risque zéro n’existe pas. Parmi ceux qui ont commis des attentats, il y a des djihadistes déterminés ayant fait des passages en Syrie et en Irak. Mais il y a également des esprits dérangés, des psychopathes auxquels Daesh donne un cadre idéologique justificateur et une possibilité d’auto glorification. Plus on parlera terrorisme, plus on suscitera des vocations parmi ces esprits faibles, par mimétisme. Je reste convaincu que s’il faut toujours agir avec détermination, le fait d’en parler autant des attentats et de leurs auteurs et de le mettre en scène à ce point aggrave le mal.
L’opposition a le droit de critiquer le gouvernement, y compris lors de circonstances dramatiques. Mais croit-on qu’il suffirait d’une alternance politique pour mettre fin au terrorisme ? Le débat légitime a dégénéré en polémiques qui ne peuvent que réjouir les ennemis de la France.
Des responsables politiques français de tous bords ont cédé à la pression médiatique en commentant des attentats sans pour autant avoir les éléments de l’enquête. Sans parler de certains commentateurs dont certains parlent sur du vide.Indirectement, ils tombent dans le piège que leur tend Daesh. On a vu des déclarations prématurées, intempestives, loufoques voire ridicules et donc scandaleuses. Certaines d’entre elles étaient plus destinées à satisfaire les attentes supposées du public qu’à apporter des solutions concrètes efficaces et pertinentes à la lutte contre le terrorisme.
Ceux qui ont soutenu la guerre d’Irak en 2003 ou qui proposaient encore récemment de bombarder l’Iran, seule façon à leurs yeux de l’empêcher d’avoir accès à l’arme nucléaire, sont mal placés pour nous expliquer doctement comment lutter contre le terrorisme.
Quels sont les buts de Daech ? Nous faire du mal et nous faire souffrir, c’est fait. Nous terroriser, ce n’est pas encore le cas. Prendre l’ascendant sur notre agenda politique et médiatique, c’est en train de se produire, hélas. Accéder à la notoriété, apparaître comme une superpuissance, nous sommes en train de les aider à réussir. Opposer musulmans et non musulmans, cet objectif n’est pour le moment atteint que dans des parties limitées de l’opinion mais certains « experts » et responsables politiques semblent contribuer fut ce involontairement a cet objectif.Le clivage n’est pas entre les partisans d’une ligne dure et les « laxistes » il est entre ceux qui vendent l illusion de solution a court terme et ceux qui ont le courage de dire au public qu il faut une perspective de long terme
Barak Obama a raison de dire que Daech ne constitue pas une menace existentielle. Mais elle pourrait le devenir. Si nous tombons dans son piège, si nous contribuons à privilégier l’émotion sur la réflexion ,le court sur le long terme, les déclarations spectaculaires et martiales aux solutions réalistes, ce serait une prophétie auto réalisatrice.
La singulière tentative de coup d’Etat fomentée le 15 juillet par des putschistes faisant preuve de beaucoup d’amateurisme induit des conséquences politiques qui vont marquer la Turquie dans les années, voire les décennies à venir. Il s’agit néanmoins de se prémunir d’observations et de conclusions formulées hâtivement et de tenter de mettre en perspective la situation pour évaluer ce séisme de la vie politique turque.
Admettons tout d’abord qu’il reste de nombreuses zones d’ombre à propos de ces événements et que les informations diffusées par les autorités politiques doivent être décryptées avec précaution. La vulgate du pouvoir qui, depuis le 16 juillet, n’a de cesse d’accuser les réseaux gülenistes, est pour le moins réductrice et sujette à caution. Hizmet, le nom officiel du mouvement dirigé par l’iman Fethullah Gülen, en exil volontaire aux Etats-Unis depuis 1999, est certes une nébuleuse qui a, entre autres, méthodiquement investi l’appareil d’Etat depuis les années 1990, avec à l’époque la bénédiction des gouvernements de la droite libérale. Depuis lors, nous savons que le Hizmet a considérablement aidé le Parti de la justice et du développement (AKP) à consolider son pouvoir, après que ce dernier eut remporté les élections législatives de 2002.
Durant presque dix ans, la complémentarité entre les deux structures – un parti provenant de l’islam politique, d’une part, et une organisation issu du mouvement confrérique d’autre part – a été presque parfaite : le Hizmet fournissait les cadres politiques dont l’AKP avait besoin et l’AKP nommait allègrement les partisans de F. Gülen à des postes de responsabilités au sein de l’appareil d’Etat. Les premières divergences apparaissent au début des années 2010. Probablement pour des raisons de divergences tactiques entre un parti qui concourt, victorieusement, aux batailles électorales successives et un mouvement qui préfère rester dans l’ombre, fidèle à une stratégie d’influence discrète mais qui renforce toujours plus sa puissance. On peut aussi supposer que des rivalités très matérielles se cristallisent entre les deux alliés à un moment où l’économie turque est en pleine ébullition et où les juteux marchés publics enrichissent leurs structures respectives. C’est d’ailleurs quand les réseaux Gülen, en décembre 2013, initient la dénonciation de la corruption, qui selon eux prévaut dans les cercles proches, politiques et familiaux, de Recep Tayyip Erdoğan qu’une première ample vague d’épuration est lancée à leur encontre par le pouvoir.
Pour en revenir à l’actualité immédiate, on peut néanmoins supposer que la capacité du Hizmet à pénétrer l’institution militaire, sans être nulle, doit être réduite. En effet, l’institution militiaire se prétendant le bastion de la laïcité a probablement tout fait pour empêcher une présence forte des gülenistes en son sein. En outre, si l’on peut hypothétiquement admettre que certains officiers supérieurs proches de F. Gülen aient pu avoir un rôle dans la tentative de putsch du 15 juillet, cela ne peut en aucun cas justifier l’ampleur de la répression à l’égard du mouvement Hizmet dans son ensemble et à l’encontre de toute personne suspectée d’en être membre ou sympathisant. Quant à l’hypothèse d’une alliance ponctuelle avec des officiers kémalistes pour préparer cette tentative de putsch, elle paraît pour le moins improbable puisque ce sont principalement les gülenistes qui ont instruit les retentissants grands procès à charge contre des officiers supérieurs à partir de 2007-2008 (procès Ergenekon, Balyoz…). Le moins que l’on puisse dire est que ces séquences ont laissé des traces et des haines réciproques tenaces.
L’ampleur des chiffres de personnes arrêtées ou limogées (il est question de plus de 60 000 personnes), en un laps de temps très court, est proprement époustouflant et indique clairement que des listes étaient prêtes et détenues par les structures du pouvoir, en l’occurrence les services de renseignement, dont on connaît la proximité et la fidélité au président de la République. Que de telles listes existent est pour le moins préoccupant dans un Etat qui se prétend de droit, bien qu’on puisse aisément en comprendre la réalité. En effet, l’étroite coopération entre l’AKP et le Hizmet évoquée précédemment permet d’envisager que les fidèles de Recep Tayyip Erdoğan qui donnaient leur accord et favorisaient la nomination de fonctionnaires en raison de leur appartenance au Hizmet les connaissaient ainsi parfaitement. Le travail de fichage systématique n’en a été rendu que plus facile.
La dimension et la rapidité de la répression et la « chasse aux sorcières » organisée par le pouvoir contre les gülenistes, ou prétendus tels, indique une fois de plus le durcissement mais aussi l’extraordinaire réactivité du président Erdoğan. Sa capacité à se saisir d’une situation qui aurait pu dangereusement le déstabiliser pour la retourner à son avantage montre un sens politique peu commun. L’irresponsabilité politique des apprentis putschistes lui a fourni une occasion inespérée pour accélérer la mise en place d’un régime présidentiel dont il rêve à haute voix depuis des années. Le maccarthysme ambiant qui s’impose en Turquie permet de frapper de façon indiscriminée celles et ceux qui, sans être le moins du monde responsable de la tentative de coup d’Etat, ont pu être à un moment de leur vie proche des gülenistes : anciens abonnés à Zaman lorsque ce quotidien était dirigé par les membres du Hizmet avant d’être mis sous tutelle par le pouvoir au mois de mars 2016, détenteurs de comptes dans la banque Asya dirigée par des gülenistes, anciens étudiants des très nombreuses écoles de Fethullah Gülen, etc. Cela fait au bas mot des millions de suspects potentiels. On le voit, la logique induite par ce cours répressif est terriblement dangereuse, non seulement pour les gülenistes, mais aussi pour tous les démocrates et les opposants à M. Erdoğan.
Mais il ne s’agit pas que de cela. En effet, si l’on considère par exemple qu’un tiers des généraux est limogé, que 2 700 magistrats – 20 % du corps judiciaire – sont suspendus, il n’est plus seulement question de l’éradication du Hizmet mais de l’affaiblissement considérable de l’appareil d’Etat lui-même ainsi que de toute l’opposition, donc de la démocratie turque déjà bien fragile, dans une conjoncture où, de plus, les turbulences régionales affectent directement la Turquie et exigent l’unité du pays comme une impérative nécessité. En d’autres termes, le pouvoir est en train de reformater radicalement l’Etat en le transformant en un Etat-AKP. C’est donc bien à un changement de paradigme auquel nous assistons, une rupture avec les fondements constitutifs de la vie politique turque. S’Il y a bien eu une réelle tentative de coup d’Etat militaire, qui a heureusement échoué, il y a désormais une sorte de contre-coup d’Etat civil organisé par les dirigeants de l’AKP. Si le coup d’Etat avait réussi, il est probable qu’une véritable guerre civile se serait cristallisée en Turquie, mais les militaires putschistes n’ont pas compris que la société turque s’est considérablement modifiée au cours des dernières années et que, désormais, elle n’accepte plus la tutelle militaire. C’est un paramètre infiniment positif. En outre, on peut parfaitement comprendre qu’un gouvernement qui a failli être victime d’un coup d’Etat se donne les moyens pour en réprimer les responsables. En cela, les apprentis putschistes portent une écrasante responsabilité dans la préoccupante dégradation de la situation politique. Malheureusement, Recep Tayyip Erdoğan et ses affidés instrumentalisent la situation sans aucune retenue pour leurs propres objectifs politiques et économiques, et l’on peut douter que ce soit la préservation de l’unité nationale qui anime leurs récentes décisions.
On peut ainsi craindre un terrible gâchis. La Turquie reste un grand pays dont la stabilité concerne au premier chef le Moyen-Orient et l’Union européenne. Des années sont en passe d’être perdues quant à la poursuite de son affirmation sur les scènes régionale et internationale. Il faut tout faire pour aider les démocrates turcs à résister à l’engrenage politique dangereux qui se met actuellement en place dans le pays.
A la surprise des observateurs qui avaient depuis longtemps relégué à l’Histoire son interventionnisme dans la vie politique du pays, l’armée turque est passée à l’action dans la nuit du 15 au 16 juillet dernier afin, selon les termes du communiqué posté sur le site de l’état-major général des armées par le « Comité pour la paix dans la Patrie », de « restaurer la démocratie ». Mais, contrairement aux trois coups d’Etat passés (1960, 1971 et 1980) et au coup de force, parfois appelé « coup d’Etat post-moderne », de 1997, cette action d’une partie des militaires turcs s’est soldée par un échec et une reprise rapide du contrôle de la situation par les autorités politiques du pays.
Cette action militaire avait toutes les chances de ne pas aboutir. En effet, l’analyse des coups d’Etat militaires turcs passés montre que les atteintes à la laïcité et à l’héritage kémaliste, moteur commun à toutes les actions politiques de l’armée turque, ne constituent pas en elles-mêmes un motif assez fort et convaincant pour rallier à sa cause une partie suffisante de la population du pays. En 1960, c’était une situation économique précaire qui a rallié les classes moyennes émergentes, urbaines et occidentalisées (et également inquiètes de la place grandissante de l’Islam dans la société), à l’intervention des militaires. En 1971, la situation était différente, le coup d’Etat étant massivement réprouvé par la population, mais l’armée turque se sentait légitime dans son action en raison des affrontements violents entre extrême droite et extrême gauche et des troubles sociaux issus d’un usage immodéré des nouveaux droits (association, grève, syndicats…) accordés par la junte militaire elle-même lors du coup d’Etat de 1960. En 1980, le troisième coup d’Etat de l’armée turque faisait l’objet d’un consensus populaire majoritaire en raison à la fois d’une instabilité politique, de problèmes économiques et d’une situation sécuritaire catastrophique (affrontements mortels dans les rues et dans les universités) que le gouvernement était incapable de maîtriser. Le coup de force de 1997 n’a quant à lui consisté qu’en une démonstration de force (défilé de chars) qui a entraîné sans usage des armes la démission du Premier ministre islamo-conservateur.
La Turquie ne se trouve pas aujourd’hui dans un contexte similaire. Avec une croissance du PIB de près de 4% et une inflation contrôlée, sa situation économique est globalement bonne même si certains secteurs (comme le tourisme) ont été affectés par la crise syrienne. La sécurité, à l’exception du Sud-Est anatolien où s’affrontent d’une manière récurrente les forces de sécurité turques et les éléments du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et des attentats qui ont dernièrement secoué le pays, est globalement assurée. La Turquie n’est pas de ce point de vue dans une plus mauvaise situation que les pays occidentaux – et notamment la France – et on ne compte pas, contrairement à la fin des années 70, quelques dizaines de morts par jour dans des règlements de compte entre factions politiques rivales. Les putschistes ne pouvaient donc pas, dans ces conditions, espérer un ralliement en leur faveur de la part de la population qui a opté – non par conviction profonde mais parce qu’elle pense que c’est la meilleure solution – pour le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir, et encore moins des admirateurs de l’emblématique président de la République Recep Tayyip Erdoğan.
La question se pose donc de savoir par qui et pourquoi un coup d’Etat a été intenté dans un contexte aussi peu favorable.
La théorie du complot est une nouvelle fois utilisée pour passer sous silence l’exaspération d’une partie de la population – au-delà d’un fort soutien qui se traduit par des scores élevés à chaque élection législative – et de l’armée face à la dérive autoritaire de l’exécutif et aux échecs de la politique du gouvernement : insuccès de la politique du « zéro problème avec les voisins », reprise des affrontements avec le PKK, rapports ambigus avec Daech, crise ouverte avec la Russie (en voie semble-t-il de résolution), incapacité à empêcher le vote par le Parlement allemand de la reconnaissance du génocide arménien… Avec des éléments de langage centrés sur le triomphe de la démocratie (des éléments audibles de cette manière aussi bien par l’opposition interne que par les pays et les institutions extérieurs), un coupable opportun, car ennemi à neutraliser, à savoir l’Imam Fethullah Gülen aujourd’hui exilé aux Etats-Unis, a été dénoncé. Ses ramifications dans les services de l’Etat (Armée, Police, Justice, Education nationale, corps préfectoral…) font actuellement l’objet de purges sans concessions. La théorie du complot permet aussi aux multiples blogs privés turcs d’avancer des thèses multiples, plus ou moins alambiquées, comme l’implication dans cette affaire de la Russie, des Etats-Unis, d’Israël, d’Abdullah Öcalan incarcéré dans sa prison d’İmralı en mer de Marmara, d’Alevis malmenés par un gouvernement sunnite, de Kurdes déçus par la politique gouvernementale voire même de services de renseignements étrangers parfaitement informés qui se seraient bien gardés de relayer l’information. Une hypothèse selon laquelle le coup d’Etat aurait été déjoué au dernier moment par des officiers incarcérés dans le cadre des affaires précédentes (Ergenekon, Balyoz…) a même été avancée. Aujourd’hui libres et en quasi-totalité retournés à la vie civile, ces officiers se seraient vengés de ces « putschistes gülenistes » qui les avaient, à l’époque, dénoncés car jugés trop kémalistes – donc pas assez religieux – ou tout simplement parce qu’ils étaient dangereux pour leur propre carrière. A noter que selon certains media turcs, les gülenistes seraient même à l’origine de la bavure d’Uludere où, le 28 décembre 2011, l’armée de l’air turque a tué 35 jeunes contrebandiers en pensant qu’il s’agissait d’éléments du PKK.
La disparition dans l’armée turque d’officiers de valeur à la suite des affaires précédentes explique en grande partie le côté « amateur » avec lequel les opérations militaires ont été conduites. Même si elles avaient été précipitées ou avancées dans le temps (les Services secrets turcs ont fourni le jour même, vers 16 heures, des informations à l’état-major général des armées), les images renvoyées par les media turcs donnent l’impression d’une troupe mal encadrée, livrée à elle-même, sans consignes précises face à des manifestants déchaînés, rameutés en urgence par le président de la République en personne, et ouvrant le feu plus par peur que par exécution des ordres. Le choix des objectifs (intérêt de boucler le Pont du Bosphore dans un sens seulement ?) pose également question sur la qualité de la planification de ces opérations, peu évidentes cependant à monter en raison de la nécessité de les garder secrètes et de la difficulté, en conséquence, d’organiser des réunions de préparation et de coordination.
La réaction du gouvernement turc est à la hauteur de sa peur et de sa colère devant ce qu’il considère comme une trahison de la part de membres d’institutions publiques qu’il pensait avoir réussi à placer sous son contrôle. Avec des chiffres fluctuants en raison d’une volonté évidente de rapidement les publier, la presse turque parle aujourd’hui de plus de 60 000 fonctionnaires de tous ministères suspendus, arrêtés ou incarcérés parmi lesquels figurent 126 généraux et amiraux et 262 magistrats militaires. La purge s’est étendue aux racines même de l’esprit kémaliste avec la mise en détention de 62 élèves du lycée militaire de Kuleli. Le Journal officiel de la République de Turquie a publié le 23 juillet la liste des hôpitaux et centres médicaux (35), des écoles et des pensions privées (respectivement 934 et 109), des associations/fondations et de leurs structures économiques (respectivement 104 et 1125), des fondations d’enseignement supérieur (15) et des syndicats, fédérations et confédérations (19) qui ont été fermés en raison de leur proximité annoncée avec la confrérie Gülen. L’état d’urgence, adopté le 20 juillet 2016 à l’issue de la réunion du Conseil de sécurité nationale et pour une durée de trois mois, accorde des droits accrus au gouvernement et aux préfets comme l’autorisation de prolonger la période légale de garde à vue, l’interdiction de manifestations ou d’activités de certaines associations, et la restriction des activités des media. Un rattachement total du Commandement général de la Gendarmerie au ministère de l’Intérieur et une dissolution du Régiment de protection de la présidence de la République ont été également évoqués. A noter que l’AKP avait déjà transféré en décembre 2011 la responsabilité de la protection de la Grande assemblée nationale de Turquie et des palais nationaux à la police turque.
Si la Turquie est un grand pays, membre du G-20, de l’OTAN, du Conseil de l’Europe et candidat à l’Union européenne, la déclaration publiée par les putschistes sur le site internet officiel de l’état-major général des armées – déclaration retirée du site quelques heures plus tard une fois la situation sous contrôle des autorités turques – dresse un état des maux dont souffre le pays. Cet état est par définition discutable sur la forme et sur le fond mais on notera que beaucoup de ces maux figurent dans les rapports de progrès de l’Union européenne au titre des points que la Turquie doit améliorer. Par ailleurs, et en dehors des manifestations de masse pilotées par le président de la République, une part silencieuse de la population réprouvant la politique de l’AKP ne s’exprime pas par crainte de représailles. Il est donc possible que cette action militaire – qui a cette fois-ci pris la forme d’un acte désespéré sans projet politique annoncé, si ce n’est un « retour à la démocratie » – ne soit pas la dernière du genre.
L’atmosphère passionnée et délétère dans laquelle semble se dérouler les prises de décisions (cf. évocation d’un possible rétablissement de la peine de mort, risque de règlements de compte personnels qui n’ont rien à voir avec le sujet, appels à la délation) pourrait, et particulièrement si les personnes qui se sont livrées à des actes personnels de représailles contre les putschistes ne sont pas sanctionnées, le marginaliser au sein des pays occidentaux. Or, la Turquie est un partenaire incontournable dans de nombreux dossiers régionaux comme la crise syrienne ou encore le flux de migrants à destination de l’Europe. Il est indispensable, dans ces conditions, de maintenir le dialogue avec Ankara tout en demandant à la classe politique turque de respecter les principes de l’Etat de droit.
Justine Brabant est journaliste à Arrêt sur images. Elle répond à nos questions à propos de son ouvrage « Avec les combattants du Kivu” (La Découverte) :
– Que désigne l’expression “Première guerre mondiale de l’Afrique” ? Les enjeux géopolitiques sont-ils déterminants dans le conflit du Congo ?
– Au-delà des clichés médiatiques, quelles sont les motivations individuelles que vous avez identifiées tout au long de votre parcours ?
– Que recouvre la guerre des chiffres qui entoure ce conflit ? Par qui est-elle menée ?
– Que vous a apporté votre confrontation à la réalité dans la compréhension des dynamiques et des solutions éventuelles à ce conflit ?
Le Tribunal du Sport (TAS) a rejeté l’appel de 68 athlètes russes s’opposant à la décision de l’International Association of Athletics Federations (IAAF) de les exclure des Jeux olympiques de Rio. Comment comprendre une telle décision ? Implique-t-elle la non-participation de la Russie aux Jeux Olympiques ?
Cette décision constitue un nouveau rebondissement dans le scandale de dopage qui touche le sport russe, et notamment sa fédération d’athlétisme. Le point de départ remonte à la diffusion à l’été 2015 d’un documentaire allemand, basé sur des témoignages et démontrant l’existence d’un système de dopage organisé au sein de l’athlétisme russe, impliquant le pouvoir et les services secrets. Suite à ces révélations, l’Agence mondiale antidopage (AMA) avait constitué une commission d’enquête chargée de faire la lumière sur cette affaire. En novembre 2015, puis en janvier 2016, cette commission avait mis en avant les pratiques de dopage au sein du sport russe, tout en citant également plusieurs autres pays, et avait mis en évidence l’importante corruption qui régnait au sein de la fédération russe d’athlétisme.
La fédération internationale d’athlétisme (IAAF) avait alors interdit aux athlètes russes de participer à des compétitions internationales organisées sous son égide. C’est précisément sur cette décision que le TAS devait se prononcer. En donnant raison à l’IAAF, le TAS confirme donc la non-venue des athlètes russes aux Jeux de Rio qui se dérouleront du 5 au 21 août, et du 7 au 18 septembre pour les Jeux paralympiques. Toutefois, une possibilité est envisagée par le TAS, puisqu’il « laisse la possibilité au Comité olympique russe de sélectionner […] les athlètes qui remplissent les critères et sont éligibles pour concours selon le règlement de l’IAAF ».
Si la question de l’athlétisme semble être scellée par le TAS, le sort des autres disciplines n’est pas encore déterminé. Selon le rapport McLaren, près de 30 sports, dont une vingtaine de disciplines olympiques, semblent être concernés par le dopage, allant de l’haltérophilie à la lutte en passant par le cyclisme. Suite à la publication de ce rapport, une réaction du CIO était attendue. Afin d’envisager l’ensemble des possibilités légales, le CIO a souhaité retarder sa décision et devrait se prononcer dans les jours qui viennent sur la possible interdiction totale des Russes aux Jeux. L’instance olympique se trouve donc dans une position délicate : elle devra prendre en considération à la fois l’équilibre entre punition collective et justice individuelle (c’est-à-dire punir ou non l’ensemble d’une délégation, même les sportifs propres), le respect de l’intégrité du sport, la crédibilité du CIO, etc.
La Russie a dénoncé un « instrument de pression géopolitique » alors que 10 pays ont demandé son exclusion des Jeux de Rio. Dans quelle mesure les intérêts russes sont-ils menacés dans le monde sportif et par quelle(s) puissance(s) ?
La Russie se trouve dans une situation pour le moins embarrassante. Depuis 2015, le pays est régulièrement visé par des enquêtes et largement cité dans des affaires de dopage et de corruption. Le rapport McLaren évoque ainsi un système de dopage d’État, mis en place entre la fin de l’année 2011 à l’année 2015 et incluant donc les périodes des Jeux de Londres et Sotchi mais aussi différents championnats du monde, après les faibles performances réalisées par les athlètes russes à Vancouver en 2010.
Vladimir Poutine, suite à la publication de ce rapport, a dénoncé l’intrusion dangereuse de la politique dans le sport, évoquant un retour à des réflexes des années 1980. Il a de plus remis en doute les accusations de Grigory Rodchenkov, ancien directeur du laboratoire antidopage de Moscou qui avait révélé un certain nombre de pratiques interdites. En outre, il mettait en garde le CIO contre un risque de « schisme » si une décision d’empêcher la Russie de participer aux Jeux était prise. De leur côté, le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov et le ministre des Sports, Vitaly Mutko, ont très largement dénoncé une décision politique et une manipulation. Les États-Unis et le Canada ont notamment été visés par ces critiques, considérant que ce rapport faisait partie d’une campagne planifiée à l’encontre des sportifs russes. Le pouvoir politique russe met aussi en avant l’obsession de certains pays à ne dénoncer que la Russie, alors que d’autres pays ont aussi été pointés du doigt.
Pourtant, en parallèle de ces plaidoyers, le Kremlin a pris la décision de limoger les personnes directement mises en cause par le rapport McLaren, et notamment le vice-ministre du Sport, Yuri Nagornyck.
En conséquence, la Russie se trouve donc dans une position relativement délicate, devant à la fois faire face aux accusations et défendre sa place sur la scène internationale sportive, tout en concédant des gages de bonne volonté au CIO, destinés à montrer sa lutte contre les dérives et le dopage et empêcher l’interdiction totale de participation de la délégation russe.
Entre tensions sécuritaires et rivalités géopolitiques, dans quel contexte vont s’ouvrir les Jeux de Rio ?
Ce serait un euphémisme de dire que les Jeux de Rio vont s’ouvrir dans un contexte complexe. Au-delà des questions de politique interne, d’instabilité politique et de crise économique latente, le Brésil doit faire face à un défi sécuritaire renforcé par les récents évènements et les différentes informations faisant état de menace contre les Jeux. En outre, le défi sanitaire est toujours important avec le virus Zika et a même entrainé l’abandon de différents sportifs.
S’ajoute à ce tableau des tensions importantes dues à la décision du TAS. Dans ce contexte tendu, la décision du CIO est d’autant plus attendue qu’elle influera directement sur les deux quinzaines olympiques et paralympiques. Elle pourrait également avoir des conséquences bien plus importantes dans le temps et dépasser définitivement le seul cadre du sport. En effet, la Russie accorde une très grande importance au sport, considéré comme un outil de soft power, et objet de fierté nationale et patriotique.
L’accord de cessez-le-feu, signé le 23 juin à La Havane par le Président colombien et les FARC-EP, constitue une avancée significative dans le processus de négociation, bien qu’il s’agisse d’un accord partiel qui ne sera effectif que lorsque les deux parties y apposeront leur signature définitive.
Le processus de paix en Colombie a débuté avec la « Rencontre Exploratoire » du 23 février au 26 août 2012 à Cuba, à l’initiative du président Juan M. Santos et des dirigeants des Forces Armées Révolutionnaires de la Colombie – Armée du Peuple (FARC-EP). Il aura parcouru un chemin ardu mais en constante progression, malgré de multiples et difficiles ralentissements. Des nombreux acteurs ont permis de donner une crédibilité et un soutien international à la volonté politique de mettre fin à ce conflit vieux de 52 ans : la Norvège et Cuba, en tant que « garants » et facilitateurs, les gouvernements du Venezuela et du Chili comme « accompagnateurs ». On retiendra des évènements de grande envergure comme la table des pourparlers initiaux, instaurée à Oslo, et le siège permanent des négociations à La Havane.
L’agenda des négociations prévoyait six thématiques nécessitant un accord[1] des parties : la politique du développement agraire intégral, la participation politique de l’opposition et des membres des FARC, la fin du conflit, la solution au problème de drogues illicites, la réparation aux victimes et sa mise en œuvre, ainsi que la vérification et la ratification de l’accord final de paix. Les thématiques choisies résument les intérêts et les compromis des deux parties prenantes du conflit, ainsi qu’un apprentissage certain des erreurs des tentatives précédentes.
Trois thématiques ont été rapidement acceptées : la réforme agraire, la participation à la vie politique avec des garanties de sécurité pour les FARC démobilisés et le trafic de drogues. Cependant, la réparation des victimes et le droit à la vérité a nécessité plus de temps (18 mois). Quant à un accord sur le traitement de la fin du conflit, en particulier le « cessez-le-feu » et le désarmement, il est bien difficile à trouver.
La méthode, qui consiste à aborder chaque thématique une par une, de façon successive, avec la signature d’un accord partiel permettant de passer à la suivante, s’est montré appropriée pour avancer dans la gestion du conflit. Cependant, le principe qui prévaut pour valider l’intégralité de l’accord reste celui de « rien n’est signé tant que tout n’est pas signé ». Autrement dit, pour mettre en œuvre les accords partiels, il faut nécessairement la signature et la ratification de l’accord final.
Quelle signification donner à l’accord signé le 23 juin dernier ?
Selon le communiqué conjoint[2] rédigé par la délégation du gouvernement colombien et les dirigeants des FARC-EP, l’accord partiel actuel reprend trois points essentiels de l’agenda initial :
– Le cessez-le-feu bilatéral de façon définitive et l’abandon des armes par les combattants des FARC[3]. Cela inclut la rédaction d’une « feuille de route » qui guidera l’abandon des armes utilisées par la guérilla, démarche envisagée sur une période de 180 jours à partir de la signature de l’accord final. La fin des hostilités entre les forces militaires et sécuritaires étatiques et les forces des FARC implique la récupération et la neutralisation de l’armement de ces derniers.
Un mécanisme de contrôle (CI-MMV) du désarmement sera composé de représentants civils non armés du gouvernement colombien, des FARC et d’observateurs des pays de la CELAC (Communauté d’États latino-américains et Caraïbes). C’est cette « composante internationale » qui présidera le mécanisme et tranchera en cas de désaccord sur la façon de procéder au désarmement.
– Les garanties de sécurité et la lutte contre les organisations criminelles par l’État[4].
Cet objectif cherche à assurer la protection et la sécurité de la population, en particulier pour les personnes appartenant à des groupes politiques de l’opposition, à des mouvements sociaux ou syndicaux, ou bien des personnes issues des anciennes unités de combat ou de soutien à la guérilla. Il souhaite également permettre l’éradication du phénomène des para-militaires et d’autres organisations criminelles.
– La ratification citoyenne de l’accord final de paix[5]. Pour éviter un blocage du processus, les FARC et le gouvernement ont décidé d’accepter la décision de la Cour constitutionnelle concernant la définition du mécanisme de participation citoyenne pour ratifier l’accord.
La décision des FARC-EP d’accepter le rôle de la Cour constitutionnelle était inattendue. C’est la première fois que les FARC acceptent la décision d’une entité étatique. Le référendum a été une promesse de campagne électorale du président Santos au moment de sa candidature présidentielle ; le manquement à cette promesse engendrerait un coût politique considérable pour lui et son parti. Dans ce contexte, la décision des FARC représente un signal positif.
Vers une paix définitive ?
Les signes sont définitivement positifs et prometteurs.
– Les avancées dans les discussions et la signature des accords partiels, malgré les positions antagonistes constatées au départ et plusieurs affrontements armés sur le terrain pendant les négociations, restent sans aucun doute un premier constat positif.
– La présence des six présidents, le Secrétaire général des Nations unies, le ministre des Affaires étrangères de la Norvège, le président du Conseil de sécurité, le président de la CELAC et quelques représentants des États-Unis et européens, au moment de la communication conjointe sur « le cessez-le-feu et l’abandon des armes », donnent un cadre de confiance et continuent à montrer un esprit d’engagement réel sur la finalisation du processus de paix entre les deux parties.
– Le rôle technique demandé aux Nations unies dans la gestion du désarmement des guérilleros et l’engagement formellement accepté par le Secrétaire général des Nations unies, M. Ban Ki-moon, montrent que le processus est fortement engagé. La situation est similaire pour le rôle de vérification de la mise en œuvre des dispositions accordées demandé à l’UNASUR.
Cependant, le succès est encore conditionné à la volonté de certaines entités et forces du pays, soit :
– Les forces politiques conservatrices de droite, dirigées par l’ancien président Alvaro Uribe, un opposant farouche au processus de paix par la voie de la négociation et partisan de la victoire militaire. M. Uribe a émis un communiqué de presse le jour même du communiqué conjoint (23 juin) exprimant son désaccord aux avancées.
– La continuité ou la destitution de M. Alejandro Ordoñez Maldonado comme Procureur général de la Nation[6]. La relation de proximité qu’entretient M. Ordoñez avec M. Uribe et sa partialité dans l’exercice de sa fonction, dans la mesure où il favorise ceux qui partagent avec lui une position conservatrice et religieuse, pourraient être un frein juridique à l’initiative
– La sélection et l’orientation du nouveau Procureur général de l’État (au moment de l’écriture de cet article, c’est M. Néstor Humberto Martínez qui a été choisi par la Cour Suprême de Justice). Le responsable de la fiscalité est principalement chargé, parmi d’autres fonctions judiciaires, de la lutte contre le crime organisé. Il devra accompagner aussi la création du Tribunal Especial para la Paz (Tribunal Spécial pour la Paix). Une attitude de fermeté pour résoudre le problème concernant les groupes criminels armés sera un facteur d’affirmation ou d’affaiblissement de la « mise en œuvre » effective de la paix.
– La décision de la Cour Constitutionnelle d’accepter un référendum comme mécanisme de ratification de l’accord de paix définitif. L’aspect politique du communiqué ci-joint et le sentiment partagé dans le milieu judiciaire envoient des signes favorables pour un référendum, sachant qu’un verdict négatif engendrera la création d’un autre mécanisme, complexifiant un peu plus la dernière ligne droite du processus. Cette décision reste strictement dans les mains de la Cour constitutionnelle, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elle échappera à la volonté politique du gouvernement.
– Le rôle des médias dans la communication des événements, des débats et des positionnements des acteurs les plus importants. Ceux-ci influeront sur la perception positive du processus en soulignant la construction d’un futur meilleur, ou bien en mettant en lumière les expériences négatives du passé et l’affirmation du statu quo.
Pour finir,
– L’acceptation générale des citoyens concernant la participation politique des anciens rebelles, un sentiment qui n’est pas gagné d’avance sauf si un processus de pardon et de réconciliation nationale est mis en œuvre de façon rapide et consistante.
L’action directe et le soutien de nombreuses organisations civiles, actuellement actives et engagées, sera un élément important à prendre en considération puisqu’il jouera en faveur de la signature de l’accord. C’est ce tissu social qui participera fortement à l’endiguement des « forces anti-paix ». Le soutien des institutions internationales et des gouvernements apportent également un appui non négligeable, le pouvoir décisionnel et d’influence directe restant néanmoins dans les mains des acteurs nationaux.
Nous pouvons donc avancer que les conditions qui permettraient d’arriver à la signature de l’accord final sont réunies malgré les éléments de blocage ou d’opposition. La signature de l’accord final est envisagée pour cette fin juillet, voire au mois d’août. Ce jour-là, la Colombie tournera une page douloureuse de son histoire et commencera l’écriture d’un nouveau chapitre prometteur longtemps réclamé et attendu par sa population.
[1] Acuerdo General para la Terminación del Conflicto y la construcción de una paz duradera (Accord Général pour la finalisation du conflit). 26-août-2012, La Havane
[2] Communiqué conjoint « Acuerdo sobre Cese al Fuego y Hostilidades bilateral y definitivo, Dejación de Armas, Garantías de Seguridad y Refrendación ». 23-juin-2016, La Havane
[3] Incise 3.1 3.2 de l’Accord Général pour la finalisation du conflit. 26-août-2012, La Havane
[4] Incise 3.4 de l’Accord Général pour la finalisation du conflit. 26-août-2012, La Havane
[5] Incise 6.1, 6.2, 6.3 de l‘Accord Général pour la finalisation du conflit. 26-août-2012, La Havane
[6] Le rôle du « Procureur » est d’assurer les droits collectifs en représentation des citoyens et contre les abus ou irrégularités commis par les fonctionnaires publiques.
Un coup d’État manqué a secoué la Turquie dans la nuit du 15 au 16 juillet. Pourquoi une partie de l’armée s’est-elle ainsi soulevée ? Comment comprendre l’échec du coup d’Etat des militaires ?
Nous savons que depuis maintenant plus de 10 ans, le pouvoir civil, incarné par le Parti de la Justice et du Développement (AKP) du président Erdogan, et l’institution militaire, sont engagés dans un bras de fer. En Turquie, l’armée se présente, à tort ou à raison, comme le garant de la laïcité, des valeurs kémalistes et républicaines. Celle-ci a vu d’un bien mauvais œil l’accession au pouvoir de l’AKP, considéré comme un parti islamiste. L’opposition entre les pouvoirs civil et militaire a été notamment ponctuée pendant plusieurs années de grands procès contre une partie de l’état-major, accusé de fomenter des complots pour renverser l’exécutif.
Depuis lors, l’armée est rentrée dans les rangs. L’institution militaire n’a plus les capacités d’intervention sur la scène politique, ce qui ne lui permet plus d’organiser des coups d’éclat comme en 1960, en 1971, en 1980, voire en 1997. Les rapports de force institutionnel, politique et social entre le pouvoir politique et l’armée s’est complètement modifié depuis.
Pour autant, il demeure au sein des forces armées des noyaux durs nationalistes ou ultra kémalistes qui n’acceptent pas la mainmise du pays par l’AKP. Ils ont ainsi tenté d’agir contre ce qu’ils considèrent être des politiques liberticides en tentant d’organiser un putsch. Ceci étant, et c’est certainement une leçon essentielle, seule une partie de l’armée s’est engagée dans le renversement du pouvoir politique alors que les autres coups d’Etat ont traditionnellement été assumés par l’état-major lui-même. Les putschistes ont ainsi fait preuve d’un total amateurisme puisque leur projet a été déjoué en quelques heures.
Il faut également noter que la société civile a évolué et n’est désormais plus encline à accepter une prise en main des affaires politiques par l’armée. C’est certainement une preuve de maturité qui, combinée à l’aventurisme des putschistes, a entraîné l’échec du coup d’Etat, ce qui est une bonne nouvelle pour la Turquie.
Comment analysez-vous la réponse du président Erdogan au coup d’Etat ? Pourrait-il l’avoir orchestré pour renforcer son pouvoir, éliminer ses adversaires et engager la présidentialisation du système politique, comme certains le soupçonne ?
Une des premières réactions du président Erdogan a été d’appeler à la mobilisation citoyenne contre la tentative de putsch. Des milliers de personnes, bien évidemment organisées par l’AKP, sont descendues dans la rue pour riposter à l’initiative des militaires. Cela démontre le fort potentiel de mobilisation dont dispose le parti.
Erdogan s’est ensuite adonné à un réflexe complotiste puisqu’il a rapidement accusé Fethullah Gülen d’être à l’instigation du coup d’Etat. Cette imputation ne mérite aucun crédit dans la mesure où les gülenistes sont soumis à une répression depuis plusieurs années, ne disposent pas de l’implantation nécessaire au sein de l’armée pour fomenter un coup d’Etat réussi, et n’ont pas pour habitude de recourir à de telles procédés.
Dans un troisième temps, Erdogan a lancé une campagne de répression intense, démontrant ainsi une fois de plus son extraordinaire sens politique. Le président turc est capable de se saisir d’une situation de déstabilisation potentielle de son pouvoir pour prendre des mesures qui se soldent, depuis samedi dernier, par des milliers d’arrestations et de mises à l’écart d’abord de militaires, de fonctionnaires, puis de magistrats, d’intellectuels, etc. Il est peu plausible qu’une telle vague de répression ait pu se produire en l’absence de listes existant au préalable.
Cette donnée est extrêmement préoccupante, l’existence d’un tel répertoire étant peut-être plus préoccupante que la tentative de coup d’Etat elle-même. Lorsque dans un pays qui se prétend être un Etat de droit, des officines liées au gouvernement préparent une telle liste, tout est possible et la liberté est très gravement menacée. La réponse d’Erdogan est clairement disproportionnée et va bien au-delà de la simple défense légitime des institutions étatiques.
Dans quelle mesure l’instabilité turque peut-elle remettre en cause la géopolitique régionale, de l’appartenance de la Turquie au Conseil de l’Europe et à l’Otan, à la lutte contre Daech ?
L’instabilité de la Turquie peut effectivement poser problème. Concernant le Conseil de l’Europe, la question du rétablissement de la peine de mort envisagée en Turquie devrait logiquement être source de difficultés. Si une telle mesure était adoptée, le Conseil de l’Europe pourrait probablement suspendre la Turquie pendant quelque temps. Pour autant, le chaos politique turc ne remet aucunement en question l’appartenance du pays à l’Otan. La Turquie, indépendamment de ses dérives, est un élément trop important pour l’équilibre régional mais également pour l’alliance occidentale actuellement à l’œuvre dans la lutte contre Daech. Les rapports entre la Turquie et l’Union européenne pourraient cependant se ternir et remettre en cause l’accord d’association du 18 mars concernant les réfugiés.
Pour ce qui est de la lutte contre l’Etat islamique, la situation politique turque ne devrait pas faire lever le pied aux autorités dans leur engagement contre ce groupe djihadiste. Certes, pendant quelques jours les opérations turques contre Daech ont été suspendues, mais c’est provisoire, la Turquie faisant face à une vague d’attentats orchestrée par l’organisation et devant s’en défendre. Les jeux d’alliances ne devraient donc pas être impactés.
Enfin, concernant la géopolitique régionale, quelque peu éclipsée par l’actualité, la Turquie s’est significativement rapprochée d’Israël, puis de la Russie, pays avec lequel les relations étaient exécrables depuis le mois de novembre. De plus, le Premier ministre turc a déclaré, quelques jours avant la tentative de coup d’Etat, qu’il était nécessaire de revoir la politique de la Turquie à l’égard de la Syrie. Ces éléments participent à la réinsertion de la Turquie, qui connaissait un relatif isolement dans le jeu régional. C’est une donnée plutôt positive puisque, indépendamment des graves contradictions politiques qui l’affectent, la Turquie, de par sa taille, sa dimension et sa situation géographique, possède encore un potentiel rôle de stabilisation régionale.
Trente-six ans après le dernier coup d’Etat militaire, la Turquie a vécu une nouvelle expression de ce moment de chaos mêlant et confrontant pouvoir militaire et pouvoir politique.
Malgré la contestation dont fait l’objet la dérive autoritaire du pouvoir de Recep Tayyip Erdogan et son projet d’islamisation de la société, le putsch ourdi par une partie de l’armée n’a pas reçu le soutien escompté (par les militaires factieux) auprès des acteurs de la vie politique, économique et sociale.
Pis, à la différence des épisodes passés, des milliers de civils sont sortis dans les rues, à l’appel express de Recep Tayyip Erdogan, pour faire barrage aux putschistes. Outre la démonstration de force de la puissance du charisme du « nouveau sultan », l’épisode a montré l’attachement populaire à la légitimité démocratique, jugée supérieure par l’écrasante majorité de l’opinion publique (même parmi les opposants de l’AKP). Preuve de la maturation d’un Contrat social fondé sur le principe démocratique, la société civile a rejeté toute supériorité présumée de la légitimité de l’institution militaire.
Gardienne autoproclamée des valeurs de la République kémaliste, l’institution militaire s’est révélée elle-même divisée au point de ne pas basculer en faveur du renversement du régime. Contrairement aux dernières tentatives de putsch (1960, 1971, 1980), ce nouvel épisode s’est soldé par un échec cinglant pour la fraction de l’armée qui s’est rebellée. Cet échec et les réactions internes qu’elles ont suscitées soulignent combien le pays a changé. En 1997, elle avait contraint à la démission le Premier ministre islamiste Necmettin Erbakan, mentor de l’actuel homme fort du pays.
On avait alors parlé de « coup d’Etat postmoderne », même s’il fut suivi d’une dissolution du Refah, le parti islamiste, qui fut d’ailleurs entérinée par la Cour européenne des Droits de l’homme. Les militaires en 2007 lancèrent une mise en garde sur le site de l’état-major pour tenter de bloquer une candidature AKP, le parti islamiste qui avait pris la succession du Refah, à la fonction de président de la République, alors élu par le Parlement. Ce fut un échec. Les électeurs donnèrent dans les urnes une large majorité au parti de M. Erdogan.
L’échec de la dernière tentative de coup d’Etat finit d’affaiblir l’institution militaire dans la Turquie post-kémaliste. L’« ennemi intérieur » prend une forme plus diffuse. Ancien allié privilégié de Recep Tayyip Erdogan, le prédicateur Fethullah Gülen, leader d’une puissante confrérie islamiste, est devenu son principal ennemi politique, ce malgré son exil aux Etats-Unis depuis 1999. Le premier accuse le second d’être à la tête d’un « Etat parallèle » qui cherche à déstabiliser le pays pour mieux précipiter la chute du régime. L’emprise de la confrérie sur nombre de mosquées, d’écoles et même au sein des services publics est réelle. La preuve d’un complot fomenté – avec l’aide des Etats-Unis ? – par Fethullah Gülen reste néanmoins à démontrer …
Si le pouvoir d’Erdogan semble a priori renforcé, la séquence actuelle reflète une réalité plus contrastée. La démocratie turque est plus fragile que jamais, notamment dans son versant juridique et libéral : la concentration du pouvoir dans les mains du pouvoir islamo-conservateur de l’AKP et de son « nouveau sultan » est-elle compatible avec le respect de l’Etat de droit ?
Le coup d’Etat militaire avorté en Turquie a révélé le degré de tension qui traverse le pays comme l’appareil d’Etat. L’épisode a coûté la vie à plus de 300 personnes et a suscité une vague d’arrestations importante dans l’armée, la police, la magistrature et la société civile. La purge drastique qui vient d’être lancée est le signe d’une logique de répression implacable. Le président Recep Tayyip Erdogan sort politiquement renforcé de cette épreuve de force. Le spectre d’une « hyperprésidence » se précise dans un contexte d’instabilité et d’incertitude accru. Un discours martial – sur fond de recrudescence du conflit avec la rébellion kurde et des attentats de l’Etat Islamique – tend à renforcer la dérive présidentialo-autoritaire et nationaliste d’un pouvoir devenu une menace pour l’exercice de certaines libertés, y compris la liberté de la presse.
Les capitales mondiales, en général, et occidentales, en particulier, ont soutenu les institutions démocratiquement élues contre la tentative de putsch. La stabilisation du pilier du flanc sud-est de l’OTAN constitue un enjeu stratégique majeur dans une région frappée par la guerre syrienne, le djihadisme islamiste et la crise des réfugiés. Il n’empêche, les critiques et les prises de distance avec les dérives autoritaires et la vague de répression massive lancée par Erdogan s’expriment officiellement et se font plus précises de Washington à Berlin en passant par Paris. Une prise de distance qui révèle le déficit de confiance à l’égard de l’allié turc …
Dès lors, il revient au président Erdogan de ne pas transformer sa victoire politique sur le front intérieur en défaite diplomatique sur le front international. Sinon, c’est le spectre de l’isolement qui risque de se matérialiser au grand jour…
La Convention nationale du Parti républicain américain s’est ouverte lundi dans un climat tendu. Quel est l’état d’esprit actuel à Cleveland ? Les divisions internes, les défections historiques par leur ampleur ou encore les tentations d’une candidature parallèle menacent-elles l’unité du Grand Old Party ?
Le climat est plutôt tendu à Cleveland, mais peut-être plus encore à l’extérieur qu’à l’intérieur de la Convention. En effet, en l’absence d’alternative, le Parti républicain semble se mettre en ordre de marche derrière Donald Trump qui devrait vraisemblablement rassembler les cadres sur sa candidature. En revanche, beaucoup de manifestants se trouvent à l’extérieur de la Convention. Dans les jours qui vont suivre, la ville risque d’être à cran et de vivre avec une forte présence policière chargée de quadriller les rues. Les partisans de Donald Trump et les soutiens du port d’armes sont mobilisés à Cleveland, tout comme les opposants à la candidature du milliardaire, notamment des mouvements féministes ou des partisans de Black Lives Matter. Cette proximité participe à accroître les crispations et le risque d’affrontement.
En interne, plusieurs grands leaders du Parti républicain ont affiché leur soutien à Trump et vont l’exprimer lors de la Convention en qualité d’intervenants. Paul Ryan, le speaker de la Chambre des représentants, et certainement l’un des personnages les plus importants du Parti, en fait partie aux côtés de Mitch McConnell, chef de la majorité au Congrès, et des anciens candidats à la primaire républicaine que sont Ted Cruz, Marco Rubio et Ben Carson.
Il est vrai que plusieurs personnalités, dont la famille Bush et Mitt Romney, ont signifié leur vive opposition à la candidature de Donald Trump et ne participeront pas à la Convention. Pour autant, les leaders républicains sont de plus en plus nombreux à le rejoindre. Cette dynamique résulte notamment de l’absence de candidature alternative, le Parti républicain ayant été incapable de faire émerger une personnalité crédible capable de concurrencer Trump. De plus, les membres du Parti républicain ont en tête d’autres élections qu’ils ne veulent pas perdre : le renouvellement d’un tiers du Sénat et de l’intégralité de la Chambre de représentants, d’autant que les sénateurs républicains sont deux fois plus nombreux que les sénateurs démocrates à remettre leur siège en jeu. Il est donc essentiel de ne pas envoyer de message négatif à l’électorat et de ne pas s’aliéner de vote en faveur des républicains pour ces autres scrutins
Quels sont les enjeux de la Convention nationale ?
Les enjeux de la Convention nationale sont doubles.
Le vote des délégués sur la plateforme du Parti, c’est-à-dire la profession de foi des républicains, est certainement le premier enjeu. D’après ce que l’on a pu en voir, ce programme est très marqué à droite, clairement ultraconservateur. Par exemple, sur les sujets de société, la feuille de route républicaine réaffirme le mariage entre un homme et une femme, condamne l’union homosexuelle et soutient l’enseignement obligatoire de la Bible dans les écoles publiques. En termes économiques, le projet se distingue également pour ses positions très conservatrices lorsqu’il rejette toute régulation du secteur de l’énergie et considère le charbon comme une énergie propre. L’influence de Donald Trump dans le texte programmatique transparaît également. La construction d’un mur le long de la frontière mexicaine y est ainsi approuvée. C’est donc un projet extrêmement conservateur qui est envisagé pour les 4 ans à venir, situé encore plus à droite que celui adopté en 2012.
Le deuxième enjeu de cette Convention est la capacité ou non de Donald Trump de faire émerger un maximum de soutiens sur sa propre candidature et faire en sorte que le plus possible de délégués votent en sa faveur. Le candidat doit envoyer un message d’unité à l’électorat, ce qui est assez paradoxal puisque jusqu’alors, Donald Trump s’est évertué à dénoncer les « losers » et les traîtres de l’establishment républicain. Désormais, il est contraint de les faire entrer dans son giron et de s’appuyer sur la hiérarchie républicaine. C’est le deuxième grand enjeu de la Convention et il est en passe de réussir.
Le futur candidat républicain à la présidentielle a sélectionné Mike Pence pour l’accompagner durant la campagne en tant que vice-président. Comment analysez-vous ce choix ? Alors que la question raciale prend une importance considérable en Amérique, quelle impulsion souhaite donner Donald Trump à sa campagne présidentielle ?
Mike Pence est un choix stratégique. En sélectionnant ce gouverneur de l’Indiana, Donald Trump envoie un message ultraconservateur à l’Amérique. En effet, M. Pence est connu pour ses positions réactionnaires sur les libertés sexuelles, sur l’immigration ou encore sur l’écologie. Il est par exemple opposé à l’avortement quelles que soient les circonstances, y compris en cas de malformation du fœtus ou de viol. C’est donc une caution que Donald Trump souhaite envoyer au monde conservateur, lui qui a divorcé deux fois et que Ted Cruz, notamment, a décrit comme incarnant la société new-yorkaise décadente.
Ce choix révèle aussi une stratégie. M. Trump semble vouloir faire le plein de voix dans l’électorat traditionnel du Parti républicain : un profil plutôt « blanc », non diplômé du supérieur, âgé de plus de 50 ans, masculin et protestant. Il cible le cœur de l’électorat et ne semble pas convoiter une base électorale élargie aux femmes et aux minorités. C’est un pari risqué dans la mesure où cet électorat, certes encore majoritaire, ne cesse de se rétrécir en termes démographiques.
Concernant la question raciale, elle est d’ores et déjà au programme d’Hillary Clinton qui a promis de s’engager contre les discriminations et les violences policières. Or, à l’instar de la quasi-totalité des leaders républicains, Donald Trump a du mal à aborder la thématique du racisme, préférant évoquer des problèmes de désordre et dénoncer le laxisme d’Obama sur la sécurité intérieure. L’ordre et la sécurité constituent à la fois des thèmes majeurs de la Convention, mais aussi des arguments de vente de Donald Trump, présenté en homme providentiel seul capable de réinstaurer l’ordre aux Etats-Unis. La question raciale va donc naturellement s’inviter dans l’agenda républicain, mais sous l’angle du rétablissement de la sécurité et d’un amalgame entre immigration et insécurité, non de la lutte contre les discriminations.