» La France est un des États qui, sur le dossier israélo-palestinien, a encore des titres à faire valoir, une continuité dans l’histoire, des positions qui jusqu’à une période récente étaient assez équilibrées, s’inscrivaient systématiquement dans le code du droit international. Je pense que l’on peut se prévaloir d’une ancienneté de participation aux résolutions de ce type de dossier. La question est de savoir si le gouvernement actuel, qui porte ce projet, aura suffisamment de courage. Je n’en suis pas persuadé.
Les dernières séquences, notamment celle du ministre des affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault, qui s’est confondu quasiment en excuses parce que Benyamin Netanyahou avait fait un froncement de sourcils, sont assez déplorables. Il n’y a pas à s’excuser à propos de la résolution de l’Unesco. Il n’y a rien d’anti-israélien dans cette résolution, rien de répréhensible dans le code du droit international. Je suis choqué que François Hollande lui-même dise que ce vote est fâcheux. Parce qu’on dit qu’il s’agit des territoires occupés ? Oui, de fait ce sont des territoires occupés.
Si c’est là notre attitude, alors non, on n’aboutira pas à un quelconque résultat. Nous n’aurons aucun moyen pour tenter de faire avancer ce dossier. Si on porte un dossier aussi compliqué, il faut faire preuve de fermeté, de courage, de résolution. Je ne suis pas sûr que le gouvernement actuel ait ces trois qualités.
La France, bien qu’elle soit aujourd’hui une puissance moyenne, a encore, ou devrait encore avoir une forme de singularité dans les relations internationales et sa parole peut encore porter si elle fait preuve de courage. Quelles que soient les pressions israéliennes – et dans les 48 heures à venir, elles seront nombreuses sur Manuel Valls – son rôle est de dire : on continue, on monte la conférence début juin. Après on verra, à l’automne, à partir des paramètres mis noir sur blanc à la conférence du 3 juin. On passera alors à la phase suivante, en invitant les Israéliens et les Palestiniens et en continuant sur une ligne intransigeante de l’application du droit international.
En termes de timing, avec l’élection présidentielle aux États-Unis, on peut estimer que l’initiative française – une idée de Laurent Fabius –, n’est peut-être pas très appropriée. Mais on peut renverser l’argument et considérer que, puisque c’est la dernière ligne droite de Barack Obama, on peut escompter un soutien de sa part.
Ce dernier n’a plus rien à perdre. Il avait fait de belles promesses lors de sa première élection en 2008, il n’a rien fait ensuite. Il a capitulé devant l’Aipac (lobby américain pro-Israël, NDLR) pr aux États-Unis. Il s’est fait maltraiter par le gouvernement israélien. Jusqu’en janvier, date de sa passation de pouvoir, le président américain, s’il en a la volonté et le courage, est en mesure de s’émanciper de ces pressions et de s’impliquer davantage. »
Propos recueillis par Agnès Rotivel
Été 1918. Le Japon est en pleine activité économique du fait de la Première Guerre mondiale. Tandis que les nouveaux riches se multiplient, le peuple subit l’inflation et a du mal à se nourrir. La hausse des prix du riz, accentué par la décision du cabinet de Masatake Terauchi d’envoyer des troupes en Sibérie, met le feu aux poudres. La révolte est déclenchée par les ménagères du département de Toyama, qui s’en prennent aux forces de l’ordre et attaquent les vendeurs de riz et autres hommes fortunés. Les troubles se propagent bientôt dans tout le pays. Près de 2 % de la population y participe. Le cabinet censure la presse, qui agiterait les masses avec sa couverture des « émeutes du riz ». Après Osaka, c’est à Tokyo que les manifestants se rassemblent contre l’envoi des forces armées en Sibérie et contre la cherté du riz, appelant le pouvoir politique à prendre ses responsabilités. Le Premier ministre Terauchi n’a d’autre choix que de décider d’une démission collective.
Été 1960. Le pays est dirigé par les conservateurs depuis cinq ans. Le Parti libéral démocrate au pouvoir, créé en 1955, s’oppose au Parti socialiste, représentant les forces progressistes. Le point culminant de leur désaccord se matérialise sur le traité de sécurité : la droite veut le renégocier ; la gauche l’abolir. Le projet de loi, soutenu par le gouvernement de Nobusuke Kishi, incarnation d’un passé militariste et d’une droite dure, suscite une vive opposition. Comme Masatake Terauchi, il souhaite museler la presse avec un projet de lois, qui ne verra toutefois jamais le jour. « C’est la pire tyrannie depuis Jinmu ! », indique une banderole le 6 juin. Autrement dit, du jamais vu depuis la fondation du Japon. Les confrontations avec les nationalistes et les forces de l’ordre, usant de gaz lacrymogène et de canons à eau, sont violentes. Les manifestants sont réprimés à coup de matraque. Les journalistes à l’antenne ne sont pas épargnés. Le 15 juin, une étudiante de 22 ans de l’université de Tokyo y perd même la vie. Là encore, les femmes, accompagnées de leurs enfants, sont nombreuses à défendre les principes de la paix et de la démocratie. La présence de 330 000 manifestants autour de la Diète dans la nuit du 18 au 19 juin est vaine : le traité est ratifié à minuit. En revanche, le Premier ministre Kishi, très impopulaire, y laisse ses plumes : son gouvernement démissionne collectivement.
Été 2015. Shinzo Abe, qui n’est autre que le petit-fils de Nobusuke Kishi, est de retour aux manettes depuis presque trois ans. Nouveau mouvement antigouvernemental massif. La protestation s’organise cette fois autour de la réinterprétation de l’article 9 de la Constitution. Les manifestations atteignent un sommet le 30 août, dans tout le pays : d’après les organisateurs, ils sont 120 000 à Tokyo, 25 000 à Osaka. De nombreuses personnes âgées, qui ont vécu la guerre, sont présentes. Les femmes aussi répondent une nouvelle fois à l’appel. Le 4 juillet a été créée l’Association des mères contre le projet de lois sur la sécurité (ou Mothers against war) avec pour slogan : « Ne faites pas tuer les enfants ! » Le 16 septembre, l’Association des conseillères en colère, comme l’indique le bandeau rose qui ceint leur tête, fait entrer les voix de la manifestation dans le Parlement. Le texte sur la sécurité et la défense nationale, validé par la Chambre des députés le 16 juillet, est finalement adopté comme loi par le Sénat, en plénière, dans la nuit du 18 au 19 septembre. Désormais, le Japon pourrait user de sa force armée, en cas de vote favorable au Parlement, si un pays allié subit une attaque, si la nation est mise en péril ou si les droits des citoyens nippons sont menacés.
Face à ce mouvement et même si une modeste majorité de Japonais sont contre cette législation au lendemain de l’adoption (51-58 % contre, 30-33 % pour selon les sondages de trois principaux quotidiens nippons), Abe n’envisage pas la démission, contrairement à Terauchi et Kishi. Le premier ne trouvait pas de solution de sortie de crise ; le second déplaisait largement au peuple. Or, à la différence de son grand-père, la cote de popularité de Shinzo Abe, comme celle de son parti, n’est pas si mauvaise : elle est en tout cas bien meilleure que celle des chefs de l’opposition. Son gouvernement remonte même dans certains sondages en septembre : selon la NHK, 43 % des Japonais sont satisfaits de son action, redevenant majoritaires. Ils étaient 41 % en juillet, quand le nombre de mécontents était devenu plus important pour la première fois depuis la reprise de fonction de Shinzo Abe en 2012. Si le sujet a sensibilisé l’opinion, attachée à la paix, les préoccupations semblent être ailleurs. Les principes d’un recours à l’autodéfense collective était connus lorsqu’Abe a été confirmé à son poste en décembre 2014 : son parti a largement remporté les législatives anticipées, certes marquées par un taux de participation très bas (52,66 %), cinq mois après la décision du Conseil des ministres de modifier l’interprétation de l’article 9. C’est que l’action du Premier ministre en direction de l’économie, de la sécurité sociale et de l’éducation des enfants rendrait certains sujets sensibles presque insignifiants – nucléaire civil compris. Si ses fléchettes sécuritaires sont prises pour cible, les flèches Abenomics (dénomination de sa politique économique) font pour l’instant mouche.
Où en est l’économie russe, deux ans après l’adoption des sanctions occidentales ?
Elle résiste mieux que ne l’avaient prévu la plupart des observateurs. L’horizon d’une sortie de crise est désormais visible, sans doute dès le 2e semestre 2016. Certes, le choc est rude. Le PIB a reculé de 3,7 % l’an dernier. Il devrait encore se contracter cette année, dans une fourchette située entre 0,5% et 1%. Les salaires réels de la population ont connu leur plus importante baisse de ces 15 dernières années (-9,5%), tandis que l’inflation s’élevait à 12,9%. Le rouble a quant à lui vu sa valeur pratiquement divisée par deux depuis l’été 2014. Pour autant, l’économie russe n’est pas « en lambeaux », comme l’a imprudemment affirmé Barack Obama, ni au bord du gouffre comme on l’écrit souvent en Occident. Le pays est peu endetté (moins de 20% du PIB), ses réserves de changes remontent, son économie s’adapte rapidement à des cours du pétrole durablement bas. Car c’est bien la chute des prix des matières premières qui est à l’origine de la récession actuelle. Les sanctions occidentales sont un facteur aggravant qui se sont ajoutées à une conjoncture dégradée avant la crise ukrainienne. Aujourd’hui, le défi qui se pose à la Russie n’est ni plus ni moins que d’inventer un nouveau modèle de développement. Le risque principal pour ce pays n’est pas la faillite mais une trajectoire économique durablement médiocre qui ne lui permettrait pas de poursuivre sa modernisation. Des débats très vifs ont actuellement lieu à Moscou entre les économistes libéraux rassemblés autour de l’ancien ministre des Finances, Alexeï Koudrine, revenu au premier plan, et les partisans d’une politique de relance. Ce sera le sujet d’une réunion cruciale qui aura lieu au Kremlin en présence de Vladimir Poutine le 25 mai.
Que faut-il attendre des élections législatives prévues en septembre ?
Ce scrutin marquera le début d’un cycle électoral majeur : 18 mois après le renouvellement de la Douma d’Etat aura lieu la présidentielle, à laquelle Vladimir Poutine devrait logiquement concourir dans l’optique d’un 4e mandat. Le parlement dispose de prérogatives limitées en Russie. Les élections de septembre ne changeront donc pas fondamentalement la donne politique. Elles ne seront néanmoins pas inintéressantes. Echaudé par les manifestations de l’hiver 2012, le Kremlin veut organiser un scrutin plus « présentable » dont la légitimité ne sera pas contestée. La nomination d’Ella Pamfilova, une figure respectée y compris dans les milieux hostiles au pouvoir, s’inscrit dans cette logique. Mais ces ouvertures et cette approche plus politique ne concernent pas l’opposition extra-parlementaire : cette dernière reste sous pression maximale comme le montrent les mésaventures d’Alexeï Navalny et Mikhaïl Kassianov (au demeurant incapables de s’entendre). Un nouveau gouvernement sera vraisemblablement formé à l’automne et ses priorités donneront le ton du – très probable – 4e mandate de Vladimir Poutine. Pour ma part, j’attends une impulsion réformatrice en économie mais des évolutions plus limitées au plan politique. Sauf peut-être si le contexte international, en particulier avec les Occidentaux, venait à se détendre quelque peu.
Le Conseil européen doit débattre, en juin, de la prorogation des sanctions sectorielles contre la Russie qui arrivent à échéance le 31 juillet. Les jeux sont-ils faits ?
Effectivement, les sanctions seront sûrement reconduites, mais probablement pour la dernière fois.. Les divisions au sein de l’Union européenne (UE), visibles depuis de longs mois mais jusqu’ici surmontées au nom de l’unité (soutenue par quelques coups de téléphone comminatoires de Berlin et de Washington quand elle paraît menacée), s’expriment désormais ouvertement. Schématiquement, je dirais qu’il y a, au sein de l’UE, quatre groupes de pays. Les partisans d’un renforcement des sanctions : les Polonais et les Baltes, mais aussi la Suède et le Royaume-Uni sont sur cette ligne. Ceux qui, à l’inverse, souhaitent avancer rapidement vers une normalisation des relations avec Moscou : c’est le cas de l’Italie, de la Grèce, de l’Autriche et, dans une moindre mesure, de la Slovaquie et de la République tchèque (on voit, au passage, que le clivage « vieille Europe »/ « Nouvelle Europe » mis en avant lors de la guerre d’Irak en 2003 n’est plus pertinent : les pays de l’ancien empire austro-hongrois ne soutiennent que très modérément l’Ukraine post-Maïdan). Il y a ensuite les « indifférents », ceux pour qui – pour des raisons géographiques – le dossier ukrainien paraît lointain (Portugal, Irlande, etc.) et qui généralement s’alignent sur la Commission. Enfin, il y a l’Allemagne et la France. De la position des deux co-parrains du processus de Minsk dépendra dans une large mesure la position européenne. Visiblement, les lignes bougent dans les deux capitales et les débats au sujet des sanctions évoluent. A ce stade, une levée pure et simple n’est pas envisageable ; mais une certaine exaspération apparaît à Paris et à Berlin quant aux blocages du processus dus à la partie ukrainienne. L’analyse qui est faite est que les responsabilités sont partagées entre Moscou et Kiev. Le constat n’est pas nouveau mais les choses sont désormais dites publiquement, y compris par le chef de la diplomatie française Jean-Marc Ayrault. Dans ces conditions, une levée partielle fin 2016 est tout à fait possible.
Michel Maietta, directeur de recherche à l’IRIS et directeur Analyse et stratégie d’ACF international, répond à nos questions à l’occasion de sa participation au Sommet humanitaire mondial qui se tient à Istanbul les 23 et 24 mai 2016 :
– En quoi consiste l’Inter Agency Analyst Network, l’initiative que vous présenterez au Sommet humanitaire mondial ?
– Quels sont les enjeux de ce Sommet ?
– Pourquoi l’ONG Médecins sans frontières a-t-elle décidé de boycotter le Sommet humanitaire mondial ?
Vous revenez d’un séjour de plusieurs jours en Iran. À travers vos rencontres et vos conférences, quel climat social et politique avez-vous ressenti ? Les frictions entre les tendances réformatrices et conservatrices au sommet du pouvoir sont-elles aussi vives au sein de la société iranienne ?
J’ai effectivement séjourné en Iran, sur invitation de l’Iran-Eurica (Iranian Institute for European & American Studies), pour donner trois conférences au siège de l’Eurica, à l’Université de Téhéran et au Centre d’études stratégique de la présidence de la République à Téhéran. Les thématiques abordées portaient sur les conflits régionaux, la Syrie notamment, et sur les relations entre la France et l’Iran dans le conflit syrien. Mon dernier voyage en Iran remontant à plus de 10 ans, j’ai été particulièrement frappé par les changements visibles aussi bien à Téhéran que dans les villes que j’ai visitées. La capitale iranienne n’a cessé de grandir : les grattes ciels, les parcs, les jardins et la nouvelle autoroute ont fait de Téhéran une véritable mégapole, un développement d’autant plus impressionnant qu’il s’est produit sous embargo.
Mais ce qui m’a certainement le plus frappé, c’est de trouver une société plus ouverte, libérée même car, selon un haut dirigeant iranien, « la société s’est imposée au pouvoir politique ». Les jeunes, nombreux dans les restaurants et les coffee shops du Nord de la ville, ressemblent aux jeunes des quartiers branchés européens, le voile islamique étant seulement là pour respecter symboliquement l’ordre légal.
Je pense que l’Iran traverse une période de grande importance avec beaucoup d’espoirs et d’inquiétudes mélangés. Les dernières élections législatives et l’élection du Conseil des experts, qui a compétence pour choisir un nouveau Guide en cas de décès ou d’incapacité de l’actuelle autorité suprême, ont redistribué les cartes. Si le réformateur Mohammad Khatami a su promouvoir des notions telles que la démocratie, la société civile et le dialogue entre les civilisations, il n’avait pas l’habilité politique du président Hassan Rohani, un conservateur modéré longtemps proche du Guide, qui a réussi à façonner une grande alliance entre les réformateurs, les centristes et les conservateurs modérés. La défaite cuisante des proches du Guide à Téhéran et l’élimination des figures les plus dures du régime ont affaibli le Guide qui, de plus en plus, sort de son rôle d’arbitre suprême et prend position sur des sujets mineurs.
La rivalité entre les réformateurs et les conservateurs n’a pas pour autant disparu. L’élection du nouveau président du Parlement sera un enjeu important en la matière. M. Aref, chef de file des réformateurs, ancien vice-président de M. Khatami, mais aussi leader de la coalition « Espoir » qui a gagné la totalité des sièges de Téhéran, est bien placé pour être élu au poste de président du Parlement. Cependant, certains de mes interlocuteurs pensent que le président Rohani pourrait pencher en faveur de l’ancien président du Parlement Ali Laridjani, rallié au camp présideniel. La prochaine élection présidentielle ayant lieu dans un an, la cohésion de l’actuelle coalition sera déterminante pour la réélection du président Rohani, populaire à l’heure actuelle.
Alors que la France défend des positions « presque totalement alignées » sur l’Arabie saoudite, pour reprendre les termes du ministre des Affaires étrangères saoudien, les désaccords diplomatiques entre l’Iran et la France, notamment à propos de la Syrie, sont-ils insurmontables ? Y a-t-il des discussions sur un éventuel rapprochement des lignes politiques ?
L’agitation actuelle de l’Arabie saoudite est considérée en Iran comme une tentative de maintenir la région dans l’instabilité afin de modifier la position désormais stratégique des Etats-Unis. Il s’agit en effet de se tourner davantage vers l’Asie et l’Océanie plutôt que de se concentrer sur le Moyen-Orient où plus aucun pays ne peut menacer la sécurité d’Israël et où les besoins en pétrole provenant d’Arabie saoudite ne sont plus aussi importants qu’auparavant. Curieusement, les officiels iraniens, rencontrés à l’occasion de ma visite, cultivent l’espoir que la France joue un rôle de modérateur de la politique de l’Arabie saoudite, longtemps favorable à divers mouvements djihadistes.
Les Iraniens pensent que la France a plus de points communs avec l’Iran qu’avec l’Arabie saoudite en Syrie. Désormais, l’Iran et la France ont un ennemi commun : le terrorisme alimenté par l’Etat islamique et Al-Nosra (affilié à Al-Qaïda) et, au-delà, le djihadisme soutenu par différents milieux en Arabie saoudite. Si les Iraniens ne sont pas prêts à lâcher Bachar al-Assad – et se félicitent de ne pas l’avoir fait, sans quoi la Syrie et la Libye seraient aujourd’hui gouvernées par Daesh m’a affirmé un haut responsable iranien -, ils ne rejettent pas une élection libre sous la surveillance de l’ONU dans les zones tenues aussi bien par le régime que par l’opposition et dans les camps de réfugiés des pays voisins. C’est une position importante et je ne vois pas comment ceux qui sont pour une solution politique la refuseraient. Mais les Iraniens n’accepteraient pas que Bachar al-Assad soit exclu d’avance de se représenter, comme d’autres, à cette élection libre.
Quels sont les freins qui empêchent encore le décollage économique de l’Iran ? Comment les autorités iraniennes comptent-elles faire coïncider développement militaire, sanctions américaines et développement économique ?
Les Iraniens, l’homme de la rue aussi bien que les responsables politiques, ne sont pas satisfaits des lenteurs de la mise en œuvre du Barjam (l’accord global sur le programme nucléaire iranien). Les conservateurs, le Guide en tête, critiquent notamment « la duplicité » de l’administration américaine et la frilosité des milieux économiques européens. La réunion entre John Kerry et les dirigeants des principales banques européennes pour les assurer que leurs activités en Iran ne seraient plus sanctionnées par Washington, a été considérée par les Iranien comme un manque d’indépendance des milieux économiques européens vis-à-vis des Etats-Unis. Ils ne comprennent pas cette apparente frilosité car l’accord sur le nucléaire a été l’objet d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU qui, en même temps, a rendu caduque les anciennes résolutions qui instauraient des sanctions à l’encontre de l’Iran.
Au contraire, le camp présidentiel défend les acquis du Barjam et souligne le chemin parcouru. Plusieurs milliards d’avoirs iraniens ont déjà été débloqués et les sociétés étrangères rivalisent pour avoir une part de l’immense marché iranien. Des dirigeants européens et surtout asiatiques se succèdent en Iran et désormais, il n’est pas aisé de trouver une chambre d’hôtel à Téhéran. Des groupes de touristes européens, français en particulier, sont visibles aussi bien à Téhéran que dans les villes touristiques iraniennes d’une richesse inestimable.
Si les conservateurs américains ont trouvé un autre cheval de bataille contre l’Iran, à savoir son programme de développement de missiles balistiques, ce dernier n’est pas contraire à l’accord sur le nucléaire selon John Kerry lui-même. Il est donc hors de question que l’Iran cède sur ce point. Finalement, mis à part les Etats-Unis qui n’ont pas encore levé leurs sanctions unilatérales, rien n’empêche l’Iran de diversifier leurs achats d’armements pour ne plus dépendre de la Russie sur ce point.
The campaign that a number of German officials have mounted against the European Central Bank’s expansionary policy reflects the overwhelming political difficulties facing the eurozone. Meanwhile, many political leaders, particularly in France, desperately hope that the central bank could make up for their declining ability to handle the economy. In the eyes of struggling governments, the institution embodies a much-needed symbol of activism and mastery, amid growing fears that the European Union as a whole is progressively disintegrating. Most European politicians thus defend the ECB’s independence in the face of Germany’s criticism for reasons that actually have little to do with the monetarist creed that underpins the institution.
Their vocal support illustrates not only their commitment to the eurozone’s only stimulus tool but also their reluctance to engage in a direct debate with their German counterparts about the political management of the euro. The ECB has prevented the currency union from falling apart. Meanwhile it has allowed national governments to hide their deep-rooted inability to find a mutually-acceptable solution to the ills of the eurozone, of which mass unemployment and an ailing banking sector are the most urgent symptoms. The ongoing row is weakening this economic status quo even further.
The political impasse notably stems from the opposing kinds of populism that pressure national governments. Even anti-immigration right-wing populism varies greatly from one country to another when it comes to economic issues. Although the Alternative for Germany (AfD) and France’s National Front (FN) share a common hostility towards the single currency, their different economic leanings illustrate the ongoing divergence. The AfD displays a fiscally conservative and relatively pro-market stance while the FN advocates a statist approach, which rests on a French version of Keynesianism. The FN, quite paradoxically, expressed more support for Alexis Tsipras when he became Greece’s prime minister in January 2015 than for the AfD after its recent electoral gains. More generally, while German politicians face a backlash from their ageing population against low interest rates, bailout programmes, and the euro’s debasement, the French public, on the contrary, tends to ask for additional stimulus measures to tackle mass unemployment. In a striking illustration of this dynamic, Germany’s finance minister Wolfgang Schäuble did not hesitate to blame the AfD’s rise on Mario Draghi.
The ECB’s president finds himself in a particularly difficult situation. Aware that the eurozone’s integrity still rests on his shoulders, he nervously invokes his mandate, which merely centres on a 2 percent target for inflation. He thus tries, in the face of outspoken criticism, to justify his ultra-accommodative policy stance as a means to tackle lasting deflationary trends. His political acumen combined with a personal leaning towards monetary activism (of the new-Keynesian type) leads him to adopt a complex approach. While he has followed the steps that the Federal Reserve took years earlier to avoid a 1930s-style depression, he has to cope with a specifically European context of ideological divide along national lines.
Rather than deliberately orientating the ECB’s monetary tools towards specific economic goals, he constantly has to retreat behind the theatrics of monetarism to justify his action. Germany’s monetarism belongs to the strictly conservative type however. Ordoliberalismus cherishes the central bank’s independence just as any other variant of monetarism does, but it conceives of price stability as a merely anti-inflationary doctrine and rejects any kind of deliberate monetary intervention in the economy. Draghi rightly argues that his price stability mandate includes the fight against deflation as well, but this point falls on deaf ears in Germany, all the more so when negative rates are hurting the country’s network of regional banks, life insurance companies, and retirees alike.
Mario Draghi has demonstrated an impressive ability to circumvent the eurozone’s monetary orthodoxy. His monetary programmes have prevented the currency union from falling apart, at a time when capital markets were testing peripheral government bonds in a debilitating way. His monetary remedy has made it possible to manipulate financial markets in a very efficient manner, which has led to the suppression of peripheral bond yields and to the euro’s depreciation. To a more limited extent, it has helped to relax credit conditions across the eurozone and to stabilise bank lending to a portion of the corporate sector after a prolonged contraction. Yet it does little either to alleviate the economic plight of SMEs—which account for 93 percent of Europe’s corporations and provide two thirds of jobs—or to guarantee the euro’s long-term sustainability.
The ECB’s president himself recognises that monetary policy alone cannot solve the eurozone’s array of economic issues. Meanwhile, he keeps proclaiming the monetarist creed according to which the central bank can (and must) lift inflation by means of an ever larger monetary stimulus, until it reaches the 2 percent target. Most Ordoliberals deem this interpretation highly illegitimate and the central bank’s independence to be a rhetorical trick in this particular case. While the ECB’s policy does little to spur national economies, these critics stress the risk of financial and property bubbles, in Germany and elsewhere. Jens Weidmann, the Bundesbank’s president, has felt the need to back Draghi’s independence in the face of these mounting attacks. He displayed a more moderate stance than in the past, which might facilitate his European career and increase his odds for the ECB’s presidency in 2019. Although most ECB watchers understandably view him as an arch-hawk, he nevertheless began as early as 2014 to signal a shift to a somewhat more amenable approach to non-conventional monetary interventions.
Mario Draghi’s exasperation is all the more understandable since he made every effort to allay German fears in the first few years of his tenure. By publicly rebuffing German complaints, he however further undermines the much-needed political debate about the euro’s management in general. In peace time, few institutions, when faced with fierce criticism, can afford to cite their legal right to do whatever they deem appropriate and to point at their critics’ inconsistencies in place of a more convincing argument. As the eurozone’s architects have precisely shaped the ECB according to the Bundesbank’s core principles, of which independence is a mainstay, the current situation seems quite paradoxical. Irony nevertheless remains a poor substitute for debate and presently impedes the search for a more comprehensive solution to Europe’s lasting woes, both economic and political.
Wolfgang Schäuble is spearheading the ongoing campaign against the ECB’s asset purchases and negative interest rates in an acrimonious fashion. While he strives to limit the AfD’s political gains and to support his country’s financial system, he has done little in recent years to gain approval for his inflexible approach outside the borders of Germany. His harsh negotiating techniques and his disregard for ailing economies have undermined Europe’s political debate since the euro crisis erupted. Schäuble’s own shortcomings do not prove his adversaries necessarily right on all counts however; nor do they deprive him from the right to voice his concern if he judges the central bank’s non-conventional policy to be particularly harmful. Central banks should undoubtedly enjoy a great deal of independence in order to work out a reasonable monetary policy, away from the tremors inherent to the political arena. Yet independence does not mean self-righteousness.
Political debate should be allowed to tackle the most sensitive economic and monetary issues. The debate on the euro’s management, like any debate, requires at least two consistent sides to succeed, however. While German officials miss no opportunity to defend their country’s economic interests, a more worrying political pattern has emerged in the eurozone’s other large economies. In France in particular, as bureaucratic circles took on unprecedented political importance over the past decades, most leaders have regarded the single currency as a means to shirk their economic responsibilities. While the euro crisis threatened this ill-advised approach, Mario Draghi’s activism has unexpectedly provided them with a fresh opportunity to back away from the search of a realistic solution to the eurozone’s ills and to indulge instead in elusive ideals such as the so-called ‘transfer union.’ This status quo has just proved unsustainable.
La campagne qu’un certain nombre de responsables allemands ont lancée contre la politique expansionniste de la Banque centrale européenne (BCE) illustre les difficultés politiques qui accablent la zone euro. Dans le même temps, de nombreux dirigeants politiques, notamment en France, en sont réduits à attendre de la Banque centrale que son activisme compense leur perte de maîtrise économique. Aux yeux des gouvernements en difficulté, la BCE incarne désormais un symbole indispensable de volontarisme et d’expertise économique, alors que les craintes d’une désintégration progressive de l’Union européenne vont croissantes. La plupart des responsables politiques européens défendent ainsi l’indépendance de la BCE face aux critiques allemandes pour des raisons qui ont en réalité peu à voir avec le credo monétariste qui sous-tend l’institution.
Leur soutien affirmé illustre non seulement leur souhait de maintenir le seul outil de relance de la zone euro, mais aussi leur réticence à s’engager dans un débat ouvert avec leurs homologues allemands sur la gestion politique de l’euro. La BCE a empêché l’union monétaire d’éclater. Dans le même temps, elle a également permis aux gouvernements nationaux de masquer leur incapacité à trouver une solution mutuellement acceptable aux problèmes de l’euro, dont le chômage de masse et l’instabilité bancaire sont les problèmes les plus urgents. Les conflits en cours indiquent de façon peu surprenante que ce fragile statu quo se fissure irrémédiablement.
L’impasse politique actuelle résulte notamment des types opposés de populisme qui acculent les gouvernements nationaux. Même le populisme de droite anti-immigration varie considérablement d’un pays à l’autre, en particulier sur les questions économiques. Bien que l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) et le Front national partagent une hostilité commune envers la monnaie unique, leurs positionnements économiques illustrent en fait la divergence en cours. L’AfD affiche une position économique ouvertement libérale, tandis que le FN préconise une approche bien plus étatiste et keynésienne. De façon certes paradoxale, le FN a montré plus de sympathie pour Alexis Tsipras lors de son élection en Grèce en janvier 2015 que pour l’AfD après ses récents succès électoraux. Plus généralement, tandis que les responsables politiques allemands font face à la révolte de leur population vieillissante contre les faibles taux d’intérêt, les programmes d’aide européens et la dévalorisation de l’euro, la population française tend, au contraire, à réclamer des mesures de relance supplémentaires dans un contexte de chômage de masse. Offrant un exemple frappant de cet imbroglio européen, le ministre allemand des finances Wolfgang Schäuble n’a pas hésité à imputer la montée de l’AfD à Mario Draghi.
Le président de la BCE se trouve dans une situation particulièrement compliquée. Conscient que l’intégrité de la zone euro repose encore sur ses épaules, il invoque nerveusement son mandat, centré sur une cible d’inflation à 2%. Ce faisant, il tente de justifier sa politique expansionniste au nom de la lutte contre les tendances déflationnistes, face aux critiques de nombreux allemands. Son sens politique couplé à un penchant personnel pour l’activisme monétaire (du type new-Keynesian) l’amène à adopter une approche complexe. Alors qu’il a suivi le chemin tracé par la Réserve fédérale dès 2008 pour éviter une dépression comme celle des années 1930, il doit faire face à un contexte spécifiquement européen de fracture idéologique suivant des lignes nationales.
Plutôt que d’orienter délibérément les outils monétaires de la BCE vers des objectifs économiques spécifiques, il doit constamment s’adonner à une sorte de théâtralité monétariste pour justifier son action. Le monétarisme allemand est du type strictement conservateur cependant. L’ordolibéralisme est attaché à l’indépendance de la Banque centrale tout comme n’importe quelle autre variante du monétarisme, mais il conçoit la stabilité des prix dans le cadre d’une doctrine purement anti-inflationniste et rejette toute forme d’intervention monétaire délibérée dans les affaires économiques. Draghi a beau rappeler que son mandat de stabilité des prix inclut également la lutte contre la déflation, son argument se heurte à un mur en Allemagne, d’autant plus que les taux négatifs mettent à mal le réseau de banques régionales, les compagnies d’assurance et les retraités.
Mario Draghi a démontré une capacité impressionnante à contourner l’orthodoxie monétaire de la zone euro. Ses programmes d’intervention monétaire ont empêché un éclatement désordonné de l’union monétaire alors que les gouvernements étaient tétanisés par l’assaut des marchés contre leurs titres de dette. Sa potion monétaire permet de manipuler les marchés financiers de façon très efficace, notamment d’écraser les taux d’intérêts des pays dits périphériques et de déprécier l’euro. Dans une moindre mesure, elle a permis de détendre les conditions de crédit de la zone euro et de stabiliser une partie des prêts bancaires après une contraction prolongée. Pourtant elle ne permet pas de véritablement soulager les PME, qui représentent 93 % des entreprises et fournissent les deux tiers des emplois européens, ou pour garantir la viabilité de l’euro à long terme.
Le président de la BCE reconnaît lui-même que la politique monétaire ne peut à elle seule sauver l’économie de la zone euro. Dans le même temps, il continue à proclamer le credo monétariste selon lequel la Banque centrale peut (et doit) s’engager dans une relance monétaire aux dimensions sans cesse croissantes, jusqu’à ce que l’inflation atteigne sa cible de 2%. La plupart des ordolibéraux jugent cette interprétation du mandat de la BCE hautement illégitime et estime que l’indépendance de la Banque centrale relève de la pure astuce rhétorique dans ce cas particulier. Alors que la politique de la BCE ne permet guère de véritablement stimuler les économies nationales, ses détracteurs soulignent les risques de bulles financières et immobilières qu’elle induit, en Allemagne et ailleurs. Dans ce contexte tendu, Jens Weidmann, président de la Bundesbank, a ressenti le besoin de soutenir l’indépendance de Mario Draghi face aux attaques de ses compatriotes. Il a ainsi affiché une position plus modérée que dans le passé ; ce qui pourrait faciliter sa carrière dans les sphères européennes et accroître ses chances d’accéder à la présidence de la BCE en 2019. Bien que la plupart des observateurs de la BCE le voient naturellement comme un faucon conservateur, il a néanmoins envoyé dès 2014 des signaux indiquant sa transition vers une approche relativement plus favorable aux politiques monétaires non conventionnelles.
L’exaspération de Mario Draghi est d’autant plus compréhensible qu’il a fait tout son possible pour apaiser les craintes allemandes au cours des premières années de son mandat. En rabrouant publiquement ses détracteurs allemands, il a toutefois écarté la possibilité d’un débat politique sur la gestion de l’euro, pourtant indispensable. En temps de paix, peu d’institutions peuvent se permettre, face à des critiques emportées, d’invoquer le droit de faire tout ce qu’elles jugent approprié et de se défausser en dénonçant les incohérences de leurs adversaires. Comme les architectes de la zone euro ont précisément façonné la BCE selon les principes fondamentaux de la Bundesbank, dont l’indépendance est un pilier, la situation actuelle semble tout à fait paradoxale. Néanmoins, l’ironie reste un piètre substitut au débat et fait actuellement obstacle à la recherche d’une solution durable aux problèmes européens, tant économiques que politiques.
Wolfgang Schäuble mène sans réserve la campagne en cours contre les achats d’actifs et les taux d’intérêt négatifs de la BCE. Alors qu’il s’efforce de limiter les avancées électorales de l’AfD et de soutenir le système financier de son pays, il s’est peu soucié ces dernières années de vendre son approche inflexible au-delà des frontières allemandes. Ses méthodes de négociation brutales et son mépris contreproductif pour les économies en difficulté ont sapé le débat politique européen depuis le début de la crise de l’euro. Les défaillances de W. Schäuble ne donnent pas raison à ses adversaires sur tous les points cependant. Elles ne le privent pas non plus du droit d’exprimer son inquiétude s’il estime que la politique non conventionnelle de la BCE est particulièrement néfaste. Les banques centrales devraient jouir, à n’en pas douter, d’une très grande indépendance afin d’élaborer une politique monétaire raisonnable, loin des soubresauts inhérents à l’arène politique. Pour autant indépendance ne signifie pas impunité.
Le débat politique doit pouvoir se pencher sur les questions économiques et monétaires les plus sensibles. Le débat sur la gestion de l’euro, comme n’importe quel débat, nécessite néanmoins la participation d’au moins deux parties responsables. Alors que les responsables allemands ne manquent pas une occasion de défendre les intérêts économiques de leur pays, une tendance politique plus inquiétante est apparue dans d’autres grands pays de la zone euro. En France en particulier, alors que les cercles bureaucratiques prenaient une importance politique sans précédent au cours des dernières décennies, la plupart des dirigeants ont considéré la monnaie unique comme un moyen de se dérober à leurs responsabilités économiques. Alors que la crise de l’euro menaçait cette approche peu judicieuse, l’activisme de Mario Draghi leur a inopinément permis de se défausser de nouveau et de se complaire dans l’invocation d’une chimérique « union de transferts ». Ce statu quo s’est avéré intenable.
En quoi la visite de Barack Obama à Hanovre, en Allemagne, est-elle stratégique ? Quels sont les enjeux de la rencontre entre le président américain, la chancelière allemande Angela Merkel, et les dirigeants italiens, britanniques et français ?
C’est d’abord la visite de Barack Obama à Londres qui était stratégique, car le Brexit affaiblirait très sensiblement la Grande Bretagne et l’Union européenne. La visite à Hanovre, et notamment la rencontre avec les dirigeants de l’Allemagne, de la France, de l’Italie et de la Grande Bretagne, était stratégique pour deux autres raisons.
Le président américain veut que l’Europe se consolide et reste, ou du moins devienne, unie et forte sur des questions essentielles telles que l’Ukraine, la Russie, la Méditerranée, la crise des réfugiés, y compris vis-à-vis de la Turquie. Une Europe faible et désintégrée est une source de grande préoccupation pour les Etats-Unis. L’Amérique du Nord n’a pas de meilleur allié que les pays européens. Il est intéressant de constater qu’il n’y avait aucun représentant de l’Union européenne à Hanovre. Cela suggère que Barack Obama considère que le pouvoir de décision et de mise en œuvre politique reste très largement dans les mains des Etats Nations.
Au-delà de la question du Brexit et de la solidarité européenne, l’importance géostratégique de la visite de Barack Obama à Hanovre était aussi dans la démonstration que la diplomatie et l’engagement doivent prévaloir sur le militarisme – qui pourrait être défendu par Hillary Clinton – ou le désengagement – soit l’isolationnisme et le protectionnisme célébrés par Donald Trump.
Alors qu’un nouveau cycle de négociation sur le marché transatlantique (TTIP) s’ouvrait lundi, les divergences entre les parties au traité se sont accentuées. Les négociations peuvent-elles échouer comme l’a averti le ministre de l’Economie allemand ? Pour quelles raisons ?
Nous sommes face à plusieurs problématiques différentes.
Du côté américain, les Démocrates sont ordinairement partisans du TTIP car ce traité permettrait d’imposer les normes européennes, réputées plus prudentes, aux Etats-Unis. Quant au Parti républicain, il est généralement plus favorable à l’ouverture du commerce international, bien que Donald Trump ne représente pas ce type de républicains. Le TTIP, qu’il faudrait d’ailleurs dénommer marché commun transatlantique, est à 90 % une harmonisation des normes et non pas seulement la baisse des barrières et des tarifs douaniers.
Comprenant cela, l’échec des négociations, souligné par le ministre de l’Economie allemand Sigmar Gabriel, reste une possibilité notamment car les systèmes européens et américains sont très différents. La société américaine est particulièrement litigieuse, concurrentielle plutôt que consensuelle, fondée sur une organisation politique qui laisse beaucoup de pouvoirs aux Etats. Par exemple, le dumping fiscal, décrié en Europe, est une pratique journalière aux Etats-Unis : le Maryland et la Pennsylvanie peuvent se concurrencer pour donner le meilleur bagage fiscal aux investisseurs. L’échec pourrait donc venir de l’incapacité des négociateurs à se mettre d’accord. Cette problématique s’exprime particulièrement dans les processus de ratification de l’accord transatlantique. Le TTIP, une fois négocié, devra être ratifié par tous les membres de l’Union européennes, et donc par 28 institutions différentes contre seulement une, le Sénat, côté Etats-Unis. Pourtant, ce ne sont absolument pas des négociations entre l’Allemagne et les Etats-Unis ou entre la France et les Etats-Unis. On peut se demander ainsi d’où vient la frilosité française et pourquoi François Hollande a-t-il demandé à ce que le TTIP ne soit pas sur la table des négociations à Hanovre ? La prudence française vient d’une part d’une forte suspicion à l’égard des marchés financiers, et plus généralement à l’égard de tout ce qui n’est pas encadré par l’Etat, et d’autre part du calendrier politique.
Deux autres données doivent entrer en considération : la peur de la domination américaine et la peur d’un système trop libéral. La peur d’une domination du système américain s’illustre notamment dans la possibilité, discutée dans le cadre des négociations, pour des entreprises multinationales de porter plainte contre un Etat. Quant à la domination d’un système libéral, elle est d’autant plus forte que l’Europe préserve une certaine forme de protection. Un sondage récent montrait qu’environ deux tiers des Américains estimaient qu’il fallait poursuivre ses objectifs personnels dans la vie plutôt que de s’occuper des gens dans le besoin, des résultats que l’on retrouvait dans des proportions inverses lorsqu’on interrogeait plusieurs pays européens. C’est un point très important, car dans la relation transatlantique, l’une des responsabilités fondamentales et continues est de reconnaître les différences entre les Européens et les Américains. C’est cette donnée qui a été problématique lors de l’invasion de l’Irak. Les Américains, plus que les Européens peut-être, ont tendance à exalter nos valeurs communes, en évoquant par exemple les soldats ayant combattu côte à côte. Mais il faut aussi reconnaître les valeurs que nous ne partageons pas, parce que c’est de là que peuvent venir les difficultés.
À propos de la gauche européenne, qui se cherche un peu partout excepté peut-être en Angleterre, elle devient quelque peu hystérique à ce sujet et dénonce un accord négocié dans le secret. Or, la complexité du TTIP impose de le négocier dans le secret car les concessions que chacun est amené à faire ne peuvent être débattues publiquement. En réalité, le Parlement européen publie sur son site internet des mises à jour sur la progression des négociations. Il faudrait donc attendre l’accord final. L’Europe représente 500 millions de consommateurs et de citoyens, et les Etats Unis 330 millions. Les Européens qui protestent contre le TTIP devraient se rendre compte que l’Europe pèse très lourd dans les négociations. Puisque ce sont les Américains qui veulent que le TTIP réussisse, les Européens ont beaucoup de forces de leur côté.
Barack Obama s’est engagé à faire progresser les négociations sur le TTIP. Pourquoi une telle implication de la partie américaine ? Quelles sont les motivations géostratégiques des Etats-Unis dans la signature du TTIP ?
Il y a tout d’abord la question des calendriers politique. Le président américain quittera ses fonctions le 20 janvier 2017, et il estime, à mon sens, qu’il y a probablement moins de chances de conclure ce traité après son départ. D’une part, Donald Trump est prêt à utiliser l’arme tarifaire et des barrières douanières, ou du moins l’a-t-il dit, même si c’est le Congrès qui devrait mettre en œuvre de telles réglementations. Mais un responsable de la Maison Blanche qui veut promouvoir une telle politique, et qui a un soutien populaire, peut tout de même influer sur le cours des événements. D’autre part, Hillary Clinton, en partie sous pression de Bernie Sanders, a expliqué qu’elle n’était plus favorable au traité transpacifique (TPP). Nous avons donc deux candidats à la présidence des Etats-Unis qui défendent une position critique à l’égard d’un traité de libre-échange. Il est clair que le Sénat, et d’ailleurs Barack Obama l’a confirmé, ne pourra ratifier le TTIP d’ici le 20 janvier faute de temps même si les négociations sont terminées. Mais il faut aussi comprendre que le United State Trade Representative (USTR), une cellule située en face de la Maison Blanche, rapporte directement au président et est désigné par lui. L’USTR et son équipe pourraient donc changer à partir du 20 janvier, et normalement, ces nominations aux Etats-Unis prennent jusqu’à un an. Ainsi, si les négociations n’aboutissent pas avant le départ d’Obama, il peut y avoir une très longue trêve.
Deuxième grande raison : le calendrier électoral en Europe. François Hollande est d’ores et déjà dans une mentalité de campagne. Plus on approche des élections française et allemande, moins il sera possible de faire avancer les négociations. Dans cette configuration, la trêve viendrait du côté européen dans la mesure où rien – ou très peu – ne sera décidé dans les 6 mois précédent ou suivant les élections présidentielles.
L’intérêt du TTIP pour les Etats-Unis tient notamment au fait que l’Organisation mondiale du commerce ne fonctionne plus depuis la mort du Cycle de Doha. Historiquement, les Etats-Unis ont toujours considéré que l’ouverture au commerce international était bénéfique pour tout le monde, et cette mentalité perdure. Dès le début de la République américaine, les Etats-Unis ont tenté de conclure des traités de libre-échange. Monsieur Albert Gallatin, ancien secrétaire au Trésor qui est devenu ambassadeur des Etats-Unis en France après avoir négocié la fin de la guerre de 1812, dont j’ai écrit la biographie, avait parmi ses missions la négociation d’un traité de libre-échange avec les Pays-Bas, et aussi plus tard avec la Grande Bretagne.
Quant à la motivation géostratégique américaine, il s’agit de créer le plus rapidement possible des normes internationales fixées par l’Europe et les Etats-Unis, pour que ces normes ne soient pas déterminées par la Chine. Les Chinois ont un commerce international très important côté Pacifique, mais pour autant, le traité transpacifique n’inclut pas la Chine. De même que les Russes peuvent déclarer que l’OTAN est un exercice d’encerclement militaire et stratégique de la Russie, la Chine pourrait concevoir le TTP, voire le TTIP, comme un containment du marché chinois.
Le démonstrateur technologique X-2 japonais « Shinshin » – précédemment nommé ADT-X (Advanced technology demonstrator) – a effectué son premier vol le 22 avril. Ce biréacteur expérimental de 13 tonnes mesure 14,2 m de long et a une envergure de 9,1 m, soit des dimensions légèrement inférieures à celles du F-35, souligne Air & Cosmos. Il est majoritairement construit en fibre de carbone. L’X-2 est motorisé par deux XF5-1 d’IHI Corporation. « Le premier vol d’essai est un succès », a indiqué le groupe Mitsubishi Heavy Industries (MHI), qui conçoit l’appareil et qui le codéveloppe avec les services de l’Etat. Ube Industries a fourni les matériaux absorbant les ondes radar, NEC et Toshiba, le système de communication. Le développement a débuté en 2009 et quelques 220 entreprises japonaises sont impliquées dans ce programme mené par l’Agence d’acquisition, de technologies et de logistique du ministère de la Défense. Le budget cumulé avoisine désormais les 40 milliards de yens (320 millions d’euros au cours actuel).
Cet appareil, le premier engin furtif made in Japan est encore à l’état de prototype, mais il est destiné ultérieurement à équiper les « forces d’autodéfense aériennes » (FAD aérienne, l’armée de l’air japonaise). Il vise à venir compléter une flotte de 42 F-35 A d’origine américaine, commandée par la FAD aérienne japonaise à l’horizon 2025-2030, en remplaçant les actuels F-2, développés en partenariat avec les Etats-Unis. Seuls les Etats-Unis, la Russie et la Chine ont été communément reconnus pour avoir mis au point et testé avec succès des avions furtifs. Selon Popular Science, il est prévu que vers 2017-2018, la force aérienne chinoise aura son premier escadron de chasseur furtif opérationnel J-20, actuellement à l’essai.
À la lumière du pacifisme constitutionnel du Japon, la décision de Tokyo de créer un prototype furtif peut sembler étonnante. Pourtant, la création du X-2 peut être le signe que le Japon sait de quel côté le vent souffle, souligne à juste titre le Christian Science Monitor. En 2015, la FAD aérienne du Japon avait dû effectuer 571 décollages en urgence pour répondre aux incursions chinoises dans son espace aérien, une augmentation de 23 % sur l’année précédente (464 incursions). Le Japon est également préoccupé par l’augmentation de l’activité chinoise dans le Sud de la mer de Chine et en mer de Chine orientale. Le Japon, les États-Unis et d’autres pays asiatiques riverains sont préoccupés par la construction d’îles artificielles chinoises et l’activisme militaire de Pékin, y compris le déploiement de missiles en mer de Chine méridionale. Et le Japon doit aussi administrer son propre conflit territorial avec la Chine, sur les îles Senkaku / Diaoyu en mer de Chine orientale, qui fait monter de façon similaire les tensions entre les deux pays.
Au regard de ces multiples facteurs de tensions, la création japonaise du prototype X-2 pourrait correspondre à un processus de dissuasion vis-à-vis de la Chine, car ce prototype d’appareil de combat a été construit pour aider le Japon à tester comment créer un futur modèle de combat furtif. Tokyo avait essayé d’acheter des F-22 Raptors américains aux capacités furtives les plus avancées mais le Congrès américain a interdit l’exportation de la technologie du F-22. Or, la flotte actuelle de la force aérienne d’auto-défense du Japon comprend 190 avions de combat vieillissants F-15J. Dans ce contexte, le Japon estime qu’il doit impérativement moderniser sa force aérienne pour pouvoir être capable de contrer, à l’avenir, les menaces chinoises.
Le gouvernement japonais décidera au cours de l’année fiscale 2018 s’il développera son avion, en faisant uniquement appel aux industries locales ou avec l’aide de partenaires étrangers. Il pourrait être question de ventes à l’exportation, car le marché japonais est trop étroit pour absorber les coûts de production devenus prohibitifs.
L’échec tout récent du Japon concernant l’appel d’offres du renouvellement des sous-marins australiens, un marché colossal de 34 milliards de dollars, qui a été attribué mardi 26 avril à l’entreprise française DCNS, et sur lequel Tokyo avait fondé de grands espoirs à l’export, pourrait néanmoins stimuler les ambitions nippones et les reporter sur d’autres projets d’avenir comme le X-2.
Stratégiste, géopoliticien, Gérard Chaliand est un observateur engagé des conflits irréguliers sur quatre continents. Il répond à mes question à l’occasion de la parution de « Pourquoi perd-on la guerre ? Un nouvel art occidental », aux éditions Odile Jacob.
En forte infériorité numérique, les Occidentaux ont néanmoins gagné la guerre durant la colonisation et, en supériorité technologique et numérique, ils les ont toutes perdues dans la période récente. Comment expliquer ce paradoxe ?
Ce paradoxe apparent s’explique historiquement. Au XIXe siècle, la Révolution industrielle permet un bond en avant des Européens, qui est incompréhensible pour les sociétés afro-asiatiques, d’autant plus que celle-ci est préparée par le mouvement des idées depuis le XVIIIe siècle. Les sociétés asiatiques, bien que plus avancées, sont subjuguées par l’irruption brutale de l’Europe, origine du véritable choc de civilisations de l’époque contemporaine. Celles-ci tendent à se réfugier comme recours dans le religieux (comme les musulmans) ou la morale (comme les confucéens), mais elles sont divisées, sans cohésion nationale (cette idée nouvelle étant inconnue) et, du point de vue militaire, sans sanctuaire et sans soutien extérieur, deux facteurs indispensables dans le cadre des guérillas.
Par la suite, les élites urbaines qui parlent peu ou prou la langue du colonisateur ou de l’adversaire, cherchent à imiter les institutions de celui-ci (parti, parlement, constitution, république, révolution jeune turque 1908, république chinoise 1910). En vain. Il faudra s’emparer de l’idée nationale et la retourner contre les Européens. Ce processus a lieu entre la Première et la Seconde Guerre mondiale, notamment « grâce » aux défaites infligées par les Japonais en 1942-43 en Asie aux Européens et à l’idéologie marxiste-léniniste très mobilisatrice. Ce processus avait été entamé en Chine par Mao qui transforme la guérilla en véritable guerre révolutionnaire dont le but est de s’emparer du pouvoir à travers la mobilisation des populations par les cadres, via la persuasion et/ou la coercition. Cet exemple est suivi par les Vietnamiens et l’aide extérieure est souvent fournie par l’Union soviétique.
En réalité, le prestige des Européens est perdu lors des occupations japonaises et l’esprit du temps se modifie de façon décisive. Le racisme ne peut plus être défendu (défaite de l’Allemagne hitlérienne), le droit à l’auto-détermination est accordé (1948), le colonialisme des Européens est condamné (les Américains y sont hostiles) et les luttes de libérations se multiplient. La France, pour sa part, livre en Indochine et en Algérie des combats retardateurs.
Les troupes coloniales étaient immergées dans la population locale. Les troupes actuelles sont « bunkerisées ». Est-ce la raison de ce changement ?
Bien sûr, les troupes coloniales étaient immergées dans les pays dominés. Les officiers – comme les troupes – restaient présents des années et connaissaient le terrain et les coutumes locales, sinon les cultures.
Aujourd’hui, la rotation des troupes est « au mieux » d’une année depuis la guerre du Vietnam, souvent moins pour les forces spéciales ,avec pour souci premier de ne pas avoir de pertes, ce qui tend à créer une mentalité de « bunker ». En dehors des opérations « coup de poing » on est plus gibier que chasseur. Et il faut noter que l’asymétrie la plus importante est non pas dans les armes ou la technologie mais dans l’idéologie. C’est l’Autre qui est intensément motivé.
Faut-il, dès lors, éviter toute intervention militaire occidentale sur des théâtres extérieurs ?
Les modifications dans les rapports démographiques dont nous n’avons pas encore pleinement pris conscience ; jouent leur rôle dans le paradoxal « zéro mort ». Il ne faut pas intervenir à tort et à travers sans connaissance du milieu concerné et sans une perspective politique destinée à créer une solution favorable justifiant l’investissement militaire.
À cet égard, la guerre d’Irak (2003), qui était une guerre de choix destinée à remodeler le « Grand Moyen-Orient », s’est révélée un fiasco, dû aux erreurs des néo-conservateurs qui s’imaginaient être omnipotents. « L’État islamique » est en grande partie le résultat de cette guerre de choix à laquelle étaient opposés bien des secteurs de l’establishment, notamment au Département d’État.
Que dire du désastre du conflit libyen dont les dégâts collatéraux dans la zone sahélo-saharienne sont essentiellement à la charge de la France ? Un engagement militaire est en principe destiné à déboucher sur une paix favorable.
Le moins que l’on puisse dire est que le marché des sous-marins en Australie a été gagné de haute lutte par l’entreprise française DCNS face aux Japonais de Mitsubishi Heavy Industries et Kawasaki Heavy Industries et à l’entreprise allemande ThyssenKrupp Marine Systems (TKMS). Les Français ne partaient pourtant pas favori.
Sur le plan diplomatique, les Japonais avaient une longueur d’avance. Ce sont des riverains du Pacifique et le gain du marché par le Japon aurait permis de renforcer l’alliance trilatérale entre l’Australie, le Japon et les Etats-Unis pour faire face à la Chine. C’était la solution privilégiée du précédent gouvernement australien présidé par Tony Abbott et les Japonais ont espéré jusqu’à la fin de l’année 2014 que l’Australie opte pour des sous-marins japonais sans même qu’un appel d’offre ne soit lancé. Si ce pays a en effet libéralisé sa politique d’exportation le 1er avril 2014, il aurait éprouvé les plus grandes difficultés à transférer les technologies nécessaires à la fabrication des bateaux dans les chantiers d’Adélaïde. De plus, l’Australie a sans doute craint qu’un choix pour le Japon n’indispose trop fortement la Chine qui devient le partenaire commercial incontournable de la région, y compris en Australie.
Les Allemands pouvaient compter pour leur part sur un atout majeur : TKMS est le plus grand fabricant mondial de sous-marins conventionnels. Mais les Australiens avaient besoin d’un sous-marin qui ait une allonge plus grande que ceux fabriqués jusqu’alors par TKMS afin de pouvoir croiser jusqu’en Asie du Nord-Est. Sur le plan diplomatique, le choix allemand n’était certes pas susceptible d’effrayer la Chine, mais l’Australie avait besoin de plus qu’un fabricant de bateau, il voulait un partenaire stratégique qui ait des intérêts dans la région ce qui est le cas de la France avec notre présence en Nouvelle Calédonie et dans les Iles du Pacifique. La France conserve en effet de ce fait, même en quantité réduite, des moyens militaires dans la région.
Enfin dans cette équation australienne, il y avait également un quatrième pays qui comptait dans la décision : les Etats-Unis. Rien ne pouvait certainement se faire sans leur aval tant l’équipement en sous-marins de l’Australie joue un rôle dans l’équilibre militaire de la région. Cette implication américaine dans le choix du sous-marin japonais était symbolisée de deux manières. D’une part le système de combat qui devait équiper le sous-marin australien était nécessairement américain pour cause d’interopérabilité avec les forces américaines dans le Pacifique. D’autre part les Australiens avaient été jusqu’à nommer un ancien secrétaire d’Etat à la marine américain à la tête du panel d’experts qui avait été désigné pour évaluer les offres remises par les trois concurrents en novembre 2015. Pour cause d’alliance stratégique, on a d’ailleurs cru longtemps que les Japonais auraient gain de cause avec l’appui des Américains.
De ce fait il faut considérer le choix non seulement comme une victoire technologique et industrielle mais aussi comme une victoire diplomatique.
Sur le plan technologique et industriel, DCNS présentait tout d’abord la garantie de pouvoir développer le type de sous-marins que souhaitaient les Australiens. Celui-ci, plus gros que les sous-marins conventionnels fabriqués habituellement par DCNS, sera dérivé du sous-marin d’attaque fabriqué à l’heure actuelle pour la marine française. La différence majeure viendra du fait que le sous-marin australien aura une propulsion classique diesel/électrique et non une propulsion nucléaire comme le Barracuda français.
En second lieu, DCNS est habitué désormais à gérer des contrats importants de ventes de sous-marins comprenant la fabrication sur place et des transferts de technologie. C’est le cas des ventes de sous-marins Scorpène à l’Inde en 2005 et au Brésil en 2009. Or la question des emplois créés en Australie a pris une importance grandissante avec le temps. Le plan de charge en chute libre du chantier local ASC devait se traduire par des suppressions d’emplois dans la région d’Adélaïde, dans le Sud de l’Australie. Cette question était devenue un enjeu de campagne électorale en Australie avant les élections anticipée au mois de juillet de cette année et il était important pour le Premier ministre Malcolm Turnbull de communiquer rapidement et de manière positive sur ce sujet. C’est ce facteur qui a d’ailleurs desservi les Japonais dans la dernière ligne droite. Ces derniers avaient fait l’objet d’une campagne de presse très négative de la part des élus locaux du Sud de l’Australie et de la presse australienne, les Japonais ayant annoncé à l’origine qu’ils fabriqueraient les sous-marins destinés à l’Australie au Japon. Sur ce plan, DCNS a donc pu donner toute garantie quant à sa capacité à travailler avec les entreprises australiennes qui seront impliquées dans la fabrication du sous-marin.
Enfin, c’est une victoire diplomatique pour la France. Pour ce type de contrat très important il est en effet impossible de l’emporter sans une implication diplomatique forte. Le Premier ministre japonais Shinzo Abe et la chancelière allemande Angela Merkel l’ont d’ailleurs fait mais sans succès. La France a peut-être su profiter d’une relative discrétion à ce niveau, préférant agir sans grande déclaration médiatique, en s’appuyant sur son bon positionnement diplomatique. La France est un acteur stratégique de la région, contrairement à l’Allemagne, mais elle n’est pas marquée aussi fortement que le Japon dans son opposition à la Chine ce qui pouvait rassurer les Australiens. La France a également sans doute profité de la bonne relation stratégique qui s’est nouée avec les Etats-Unis ces dernières années. Car si la décision ne se prenait pas à Washington, les Américains pouvaient en revanche certainement s’opposer à un choix qui n’aurait pas conduit à un renforcement de l’alliance stratégique dans la région.
Les conséquences de de contrat sont multiples. Tout d’abord, il va se traduire par un nombre important d’emplois en France : 4000 pour les six prochaines années selon DCNS. En second lieu, le phénomène the winner take all pourrait s’imposer. La concurrence est féroce sur le marché de l’exportation des sous-marins et la perte du contrat australien est une mauvaise nouvelle pour l’entreprise allemande TKMS. Ce choix peut donc être aussi l’occasion de relancer un processus de consolidation de l’industrie navale militaire européenne qui s’imposera de toute manière avec le temps.
Action contre la Faim (ACF) et l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) présentent “GEOTALK, improving our world’s understanding” :
Conférence du 20 avril 2016 avec Eric Sauray, politologue, avocat et enseignant à Paris XIII
Le président russe a annoncé à la surprise générale le retrait de la majeure partie des troupes russes présentes en Syrie. Pourquoi une décision si soudaine ? Les objectifs fixés par le ministère de la Défense ont-ils réellement été atteint ?
Plusieurs faits viennent expliquer ce retrait partiel des forces russes en Syrie.
Tout d’abord, cette décision tombe au bon moment d’un point de vue politique. Nous sommes dans un contexte de négociations alors qu’un cessez-le-feu, certes fragile, a été mis en place. La Russie envoie donc un signal fort, en montrant qu’elle est prête à préférer l’option diplomatique à l’option militaire.
Deuxièmement, la Russie a toujours affirmé qu’elle n’avait pas vocation à intervenir sur le long terme en Syrie et elle en apporte la preuve en démontrant qu’elle est capable de se retirer très rapidement du théâtre d’opération. Par ailleurs, la Russie est engagée depuis maintenant 5 mois et demi en Syrie, ce qui est long pour une intervention. Le matériel doit être ménagé, les hommes mobilisés sur le terrain ont besoin de souffler et d’être relevés. C’est un timing particulièrement favorable à un retrait partiel des troupes, avant l’envoi éventuel de nouvelles unités fraîches si la situation venait à l’exiger.
En matière militaire, la Russie et son allié Bachar al-Assad ont repris l’initiative sur le théâtre d’opération syrien. L’offensive djihadiste, qui était proche de couper la Syrie utile à l’été 2015, a été vaincue et refoulée : Alep est désormais encerclée, sur le point de tomber, et les forces syriennes sont aux portes de Palmyre. Le rapport de force s’est inversé grâce à l’intervention de la Russie. On ne peut évoquer une mission accomplie car la paix n’est toujours pas de mise en Syrie. Mais la Russie peut assurément s’accorder une pause dans ses opérations et se permettre de conduire un retrait partiel de ses troupes, sans conséquences immédiatement déterminantes sur le terrain.
Le retrait russe se produit dans un contexte particulièrement tendu en Syrie, avec la menace d’une intervention plus soutenue de la Turquie et de l’Arabie Saoudite. Ce retrait est-il un moyen d’éviter que le conflit syrien ne dégénère ?
Le conflit syrien est déjà en train de dégénérer, dans la mesure où la Turquie intervient dans les affaires intérieures de la Syrie en menant des frappes sur la communauté kurde syrienne. La Turquie se fait ainsi le complice de l’Etat islamique en combattant les ennemis de Daech. La situation est grave de ce point de vue. Si l’Arabie Saoudite en venait à intervenir elle aussi, elle se rendrait coupable d’une intervention illégale dans les affaires intérieures syriennes n’ayant pas faite l’objet d’une sollicitation de la part de Bachar al-Assad.
Pour autant, l’hypothèse d’une dégradation du conflit syrien n’est pas le motif du retrait russe. Les Russes considèrent que c’est le bon moment pour ménager leurs troupes, pour analyser la réaction des acteurs du conflit syrien et l’évolution de la situation. Il faut bien noter que l’armée russe se retire sur une victoire tactique alors que les Occidentaux, les Turcs et les Saoudiens, sont toujours incapables de venir à bout de Daech. Implicitement, les Russes démontrent leur capacité à agir vite et fort alors que les Occidentaux n’en ont visiblement pas l’intention. Plus la situation s’aggravera en Syrie et plus l’aide Russe sera jugée nécessaire et importante.
Cette décision n’est-elle pas guidée par les difficultés économiques russes qui ne permettent plus de soutenir l’effort militaire en Syrie ? Quelles sont les capacités militaires russes actuelles ?
La Russie subie une récession économique difficilement supportable pour la population, du fait de la chute des prix du pétrole et de la baisse du rouble. Pour autant, l’intervention russe n’a pas un coût insoutenable (entre 3 et 8 millions de dollars par jour selon les différentes estimations). La Russie est encore en mesure de mener ce type d’opération, à la fois réduite – quelques centaines d’hommes, une cinquantaine d’appareils et plusieurs navires – et n’engageant pas de troupes au sol. De plus, l’investissement russe est largement à la hauteur des succès politiques engrangés par la Russie, qui est redevenue l’incontournable interlocuteur des Etats-Unis, ce qu’elle souhaitait ardemment depuis l’effondrement de l’empire soviétique.
Les capacités militaires russes sont importantes. Les Russes avaient déjà démontré en Crimée l’efficacité des forces spéciales, des troupes aéroportées, et l’avancée de l’effort de modernisation. Désormais, ils certifient, à travers l’opération syrienne, la précision de leur matériel militaire et l’intelligence de leur tactique de combat qui consistait à frapper la chaine logistique de l’Etat islamique et des troupes d’Al-Nosra. La Russie montre qu’elle a de nouveau une armée de l’air et une flotte sur lesquelles il faut compter, comme l’ont démontré les tirs de missiles de croisière depuis la mer Caspienne et la Méditerranée.
Les forces armées se modernisent donc mais doivent encore poursuivre leur effort, car l’armée russe demeure un ensemble encore trop hétérogène. Incontestablement, la Russie est redevenue une puissance majeure, tant du point de vue militaire que politique.
Peut-on considérer que cette élection présidentielle américaine est exceptionnelle ? Que nous apprend la popularité des candidats anti-système sur le climat social et l’importance du mécontentement politique aux Etats-Unis ?
Nous ne sommes pas encore entrés dans la phase des élections réelles car les primaires sont avant tout des scrutins intra-partis. Ces primaires ont manifesté le mécontentement des Américains, huit ans après la crise financière et trente ans après le début du consensus de Washington qui a stoppé le progrès des classes moyennes aux Etats-Unis. Le pouvoir d’achat du foyer américain moyen n’a pas avancé depuis les années soixante-dix. Bien que les Américains soient peu prompts à se mettre en colère et à remettre en cause leur propre système, de nombreuses frustrations se manifestent actuellement à l’occasion des primaires.
L’establishment américain, des SUPERPACS au parti républicain, semble se mobiliser contre l’éventualité d’une victoire de Donald Trump. Est-ce une réelle inquiétude ou bien seulement une posture ?
Il est clair que Donald Trump a su mobiliser une certaine frange de la population américaine que les Européens méconnaissent en grande majorité. Ce sont des gens éloignés des élites, trahis par les dérives du système politique et financier. Trump exprime la colère des classes moyennes qui ne se sentent pas ou peu représentées. L’establishment, qui prêche depuis au moins trente ans son idéologie sans considérer la vie réelle de la population, n’a pas anticipé la popularité fulgurante de Donald Trump.
La panique de l’establishment est réelle. C’est la fin du Parti républicain, qui propose depuis Ronald Reagan des politiques destructrices, visant notamment à minimiser le rôle de l’Etat. Les Républicains n’ont plus rien à offrir. Ils s’inquiètent davantage de ne plus rien représenter et de leur survie dans l’ombre de Donald Trump, que des réponses qu’ils pourraient apporter à l’exaspération des citoyens. Or, les électeurs impliqués dans les primaires sont généralement les plus politisés, les plus militants et ressentent donc ce vide politique au sein du parti.
Si Trump divise sur la scène intérieure américaine, il est clair que sa stratégie marketing a reçu un écho mondial. N’est-il pas malgré tout en train de remettre le Parti républicain, jusqu’alors en retrait, sur le devant de la scène internationale et de rendre inaudible la campagne d’Hillary Clinton ?
Donald Trump ne met pas le Parti républicain sur le devant de la scène mais bien un certain type d’Amérique et d’Américains, avec lesquels les Européens sont profondément mal à l’aise. Si les Européens ne se reconnaissent pas dans l’électorat de Donald Trump, il n’en est pas moins composé d’authentiques Américains. Trump est réel, 100 % américain et représentatif de l’Amérique jacksonienne, isolationniste, combative, agressive, égoïste, etc. Il prône une politique d’ « America First », qui répond à des attentes effectives au sein de la population américaine. Une partie des mesures controversées de Trump – comme le mur élevé entre le Mexique et les Etats-Unis – devra passer par le Congrès. Mais certaines initiatives de politique étrangère et sécuritaire, comme le rapatriement des troupes de l’OTAN, sont davantage possibles car inclues dans les prérogatives du Président des Etats-Unis.
L’Amérique représentée par Trump, à la fois symboliquement et politiquement, est tout à fait authentique. Il faut considérer sérieusement la capacité de Donald Trump à devenir président des Etats-Unis. Les Européens auraient alors à faire à un autre type d’Américains qui n’ont pas accédé au pouvoir depuis les années 1920.
Quant à Hillary Clinton, le combat entre les représentants des deux principaux partis, qui marquera le début de la véritable campagne présidentielle en septembre, s’annonce sanglant.
Bertrand Badie, expert en relations internationales, est Professeur des universités à Sciences-Po Paris. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « Nous ne sommes plus seuls au monde : un autre regard sur l’”ordre international” », aux Éditions La Découverte.
Pensez-vous que l’analyse des relations internationales est encore aujourd’hui trop centrée sur les États et la puissance ?
Évidemment oui, puisqu’elle fait rarement l’effort de regarder non seulement en direction des « acteurs globaux » (firmes multinationales, ONG…), mais aussi des sociétés et des acteurs sociaux. Regardez les conflits contemporains : dans leur grande majorité, ils dérivent de la décomposition des États, des Nations et, pire encore, des sociétés. Les relations internationales – qui se limitaient jadis à une compétition de puissances – se ramènent aujourd’hui à une compétition de faiblesses, face à laquelle les instruments militaires ne peuvent pas grand-chose et, en tout cas, n’emportent pas la décision.
Qu’est-ce qui vous fait écrire que le soft power n’a jamais réussi à être un substitut du hard power ?
Le soft power a été conçu et pensé, notamment aux États-Unis après la défaite essuyée au Vietnam, afin de rattraper, par le jeu de la domination douce, les échecs d’un hard power qui commençait à atteindre les limites de ses capacités. Le succès était bien apparent : la consommation mondiale subissait l’attraction visible du modèle américain. Mais politiquement le phénomène ne produisait pas les effets attendus : boire du coca-cola, parler anglais, fréquenter les universités de la côte Est ou être « cinéphage » des superproductions américaines, ne vous convertissait pas en soutien de la diplomatie américaine ! Deux exemples ne trompent pas : celui de l’Amérique latine et celui du Moyen-Orient, tous deux très sensibles au modèle américain et qui ont développé, dès les années 1980, un anti-américanisme parfois virulent.
Vous dénoncez un tournant néoconservateur de la France après 2003. Mais peut-on mettre toutes les interventions militaires dans le même sac ? Le Mali n’est-il pas l’opposé de la Libye ?
Différent oui, mais certainement pas opposé. A la base du néo-conservatisme, on trouve une vision hiérarchique et civilisationnelle des cultures, teintée de messianisme et de la conviction que cette attitude proactive atteint son maximum d’efficacité en faisant usage de la force, non plus face à des « ennemis », familiers des théories réalistes, mais face à des « criminels » avec qui on ne négocie pas. En épousant la thématique de la « famille occidentale », en rappelant la supériorité de nos valeurs, en brandissant l’argument d’une « responsabilité particulière de la France », en décidant à la place de l’autre de manière « intraitable », on s’installe dans un néo-conservatisme « soft », atténué seulement par le fait que la France ne dispose ni des moyens des États-Unis, ni de l’intensité de leur messianisme.