Le pape a effectué les 14-18 février 2016 un périple pastoral qui l’a conduit à Cuba et au Mexique. Chacun a picoré ce qui lui convenait dans ce voyage comme dans les précédents. Chacun a donc laissé de côté ce qui lui paraissait incongru. S’agissait-il d’un déplacement diplomatique ? Oui, mais pour une part seulement. Le pape est chef d’Etat, responsable suprême du plus petit pays du monde, le Vatican. S’agissait-il d’un circuit à caractère religieux ? Bien évidemment. Ce mélange des genres n’est pas toujours facile à comprendre et à gérer, pour les observateurs politiques comme pour les acteurs de la vie catholique et chrétienne. Cette double dimension relève d’environnements différents. Ils sont pour François Ier sans doute complémentaires. Ce qu’ont bien entendu certains des interlocuteurs visités. Mais qui en dérange beaucoup d’autres.
Incontestablement, l’objet fondamental poursuivi par le pape au Mexique, comme hier en Centrafrique, à Cuba ou aux Etats-Unis, était d’ordre pastoral. Le catholicisme est contesté et érodé un peu partout, notamment par les évangélistes et les pentecôtistes en Amérique et en Afrique équatoriale ainsi que par la sécularisation des esprits en Europe. Il s’agit de relever ces défis en forçant les cadres de l’Eglise (catholique) à évangéliser, à sortir d’une pratique bureaucratique de leur foi. L’Amérique latine est pour le pape François l’axe d’une reconquête. Il est latino-américain et convaincu d’avoir été élu parce que ce continent est l’ultime bastion.
Il a manifestement bousculé la hiérarchie mexicaine en s’adressant au peuple catholique, aux familles, fussent-elles divorcées, à la jeunesse, aux autochtones et aux migrants, catégories traditionnellement tenues à distance des lieux d’autorité, laïques comme épiscopaux. Les différentes étapes de ce voyage mexicain ont été marquées par la volonté de toucher le plus grand nombre, les exclus et les plus pauvres. Le sanctuaire de la Guadalupe, la vierge brune, bannière du petit peuple. Ecatepec, banlieue ignorée de la capitale, victime de toutes sortes de désordres sociaux. San Cristobal de las Casas, épicentre du Mexique indigène, évêché de Samuel Ruiz, apôtre de la théologie de la libération, cœur des relégués en dépit des discours officiels valorisant, dans les livres, « la race de bronze ». Morelia, capitale du Michoacán, Etat bousculé par les rivalités entre narcotrafiquants. Ciudad Juarez enfin, dévastée par les guerres de proximité avec les Etats-Unis, symbole de la violence contre les migrants et contre les femmes.
Ce tour du Mexique qui n’avait rien de séduisant a effectivement déplu. Une publication catholique conservatrice, « Desde la Fe », a sévèrement critiqué le choix de ces étapes. Le cardinal archevêque de Mexico, qui personnifie l’Eglise installée dans ses meubles, complaisant dans un passé récent avec bien des personnages contestables [1], a été tenu à l’écart. Les autorités sermonnées chaque jour, rappelées à un examen de conscience sociale, ont essayé de capturer médiatiquement le pape. Le président Enrique Peña Nieto, membre d’un parti laïque et historiquement anti clérical, le PRI, a ouvert le palais présidentiel à un pape, pour la première fois [2]. François Ier s’est ainsi trouvé dans le lieu où ont été adoptées les premières lois de séparation de l’Eglise et de l’Etat, à quelques mètres de la chambre mortuaire de celui qui en avait été l’initiateur, le président Benito Juarez [3]. L’épouse du chef de l’Etat, Angelica Rivera, malencontreusement vêtue de blanc, a corrigé sa tenue pour servir de mentor insistant au pape en visite dans un hôpital d’enfants malades. Cela n’a pas empêché le pape de canoniser une victime des guerres religieuses de la fin des années 1920.
La diplomatie sans doute, mais de surcroit. Et toujours accompagnée d’une orientation pastorale supérieure. L’étape cubaine, annoncée au dernier moment, en a déconcerté plus d’un. D’un baiser de paix entre pape et patriarche de toutes les Russies, le divorce de 1054 entre catholiques et orthodoxes aura été ringardisé, au risque sans nul doute assumé de faire grincer en Ukraine les dents des uniates. L’occasion a fait le larron. L’intérêt supérieur partagé est de défendre la chrétienté orientale, catholique comme orthodoxe, menacée dans le lieu d’origine commun, là où tout a commencé, ce qui suppose de fait un soutien, à tout ce qui peut l’empêcher, au régime de Damas et à son allié russe.
Cuba apparait une nouvelle fois comme un lieu de rencontre, de dialogue et de compromis. Le pape l’avait visité en 2015. Visite sanctionnant la normalisation de la vie chrétienne et catholique dans l’île. Visite saluant le rôle de Cuba dans le processus de paix colombien qui se déroule à La Havane. Visite confirmant le rôle de pont joué par le Vatican dans la réconciliation en cours des Etats-Unis avec Cuba. Cette osmose inattendue du communisme et de la religion ne peut que conforter tous ceux qui aux Etats-Unis souhaitent la levée de toutes les mesures d’embargo. Les secteurs républicains les plus réactionnaires et les Cubains de Miami les plus intransigeants ont été contraints d’avaler la pomme castriste avec la couleuvre papale.
Le pèlerinage mexicain a ouvert d’autres fronts diplomatiques. Deux des lieux symboliques visités par le pape, Ciudad Juarez et San Cristobal de las Casas, se trouvent aux bords extrêmes du pays. L’un donne sur les Etats-Unis et l’autre est une porte donnant sur l’Amérique centrale. Deux points géographiquement éloignés de plusieurs milliers de kilomètres, mais unis par un train au nom qui vaut toute explication, « La Bestia ». Le Mexique papal est un porte-avions qui doit ouvrir le passage aux plus défavorisés. « Tu es un pape latino-américain, tu nous comprends », lui a dit une jeune fille à San Cristobal de las Casas en présence de Mexicains bien sûr mais aussi de nombreux Guatémaltèques. François Ier a explicitement à leur intention cité une œuvre précolombienne, transfrontalière, le Popol Vuh. « L’aube a fait son chemin », leur a-t-il dit, « pour les peuples qui ont marché dans les ténèbres de l’histoire ». A bon entendeur, salut. L’entendeur ce sont les secrétaires d’Etat (les ministres) désignés par le président Peña Nieto pour marquer le pape à la soutane dans chacune de ses étapes. A toutes fins utiles, bien que le responsable de la sécurité, (ministre adjoint de l’intérieur et des affaires religieuses), Humberto Roque Villanueva, ait déclaré, avant l’arrivée du pape, « les paroles du pape auront un effet incontestable sur la société mexicaine. Mais le gouvernement de la République n’a aucune crainte particulière ». A suivre…
[1] Marcial Maciel, fondateur des Légionnaires du Christ.
[2] Mexique et Vatican ont rétabli leurs relations diplomatiques le 21 septembre 1992.
[3] Benito Juarez est mort en 1872 dans le Palais national, résidence officielle des chefs d’Etat.
L’Association internationale du transport aérien a récemment qualifié l’essor des drones de « menace réelle et croissante » pour la sécurité des avions de ligne. Que cela révèle-t-il en termes de réglementation ?
On assiste actuellement à une croissance du nombre de drones utilisés, d’une part pour le loisir, ou par les autorités publiques, qu’elles soient civiles ou militaires. Pour ce qui est de la réglementation, celle-ci évolue régulièrement pour s’adapter à la croissance du marché. La réglementation française vient juste d’être modifiée par un décret de décembre 2015. On distingue les vols à vue et hors vue. Dans tous les cas de figure, les agglomérations ne peuvent être survolées sauf autorisation préalable, de même que les approches d’aéroport. Le plafond de vol est limité à 150 mètres. Les opérateurs de drones pour le compte d’exploitant doivent avoir un brevet de télépilote.
Au-delà de 150 mètres, les drones ne peuvent voler sauf si l’espace aérien est fermé et leur est réservé (cas de la protection des grands événements internationaux où l’espace arien est fermé pour permettre le vol des drones). Tout est ainsi fait pour assurer une sécurité maximum, mais le problème est que tout ceci est nouveau, la réglementation n’est pas toujours connue et le marché est en pleine expansion.
Sur le plan international, la question de l’insertion des drones est envisagée au niveau européen dans le cadre de la mise en place du ciel unique européen. Le programme technologique SESAR envisage d’ailleurs cette question de l’insertion de ces drones dans le trafic aérien qui n’est pas possible aujourd’hui. Il faut développer les technologies Sense and Avoid, c’est-à-dire la capacité du drone à détecter lui-même un obstacle et à pouvoir l’éviter. Il faudra ensuite que les drones soient certifiés. On peut imaginer que vers 2020, une insertion des drones dans le trafic aérien sera sans doute possible. Les Américains sont de leur côté en train de développer leur propre législation et il y a une bataille de normes à ce niveau.
Quelle est la réalité de l’utilisation des drones par les armées modernes ?
On assiste aujourd’hui à un développement exponentiel des drones dans le domaine militaire. Dans les années 1990-2000, seuls les Israéliens et les Américains possédaient des drones, et il faut bien dire que les Européens ont pris du retard. Aujourd’hui, des programmes de drones se développent partout dans le monde, en Europe bien sûr mais aussi dans les pays émergents.
Les drones font l’objet d’une classification selon plusieurs types. Il y a d’abord la classification en fonction des capacités des drones en termes de zones d’emploi. Premièrement, il y a les drones tactiques, utilisés en général par l’armée de terre sur le champ de bataille. L’armée de terre française vient d’ailleurs de décider d’acquérir un nouveau drone, le Patroller, fabriqué par Sagem. Il y a des drones plus stratégiques, de moyenne altitude et longue endurance (drone MALE), qui vont pouvoir voler plus haut pendant 24 heures et surveiller une aire plus étendue : ce sont les Reaper américains que l’on utilise au Mali par exemple. C’est dans cette gamme que l’on essaie de lancer un programme européen avec les Allemands et les Italiens. Il y a aussi des drones qui vont voler à très haute altitude et avoir une grande endurance comme le Global Hawk américain.
Quelles nouvelles problématiques l’émergence des drones soulève-t-elle par rapport à la nature de la guerre ?
La principale problématique n’est pas tellement le développement des drones de surveillance mais de savoir si les drones doivent ou non être armés. Il y a une très grande prudence sur ce sujet, notamment en France. On sait que les Américains ont fait une utilisation massive des drones Reaper, avec une politique d’assassinats ciblés qui a malheureusement engendré de nombreux dommages collatéraux. Cela a donné une très mauvaise presse aux drones car leur utilisation s’est faite en violation du droit humanitaire et ceci explique la réticence française sur le sujet. Mais en réalité, la question n’est pas liée au drone en lui-même mais à l’usage que l’on fait de cette arme. La vraie question est de savoir dans quel cas de figure il sera plus utile d’utiliser un aéronef habité ou un drone armé. C’est une question de nature opérationnelle qui peut être liée à la capacité plus grande d’un drone de franchir des défenses ennemies – c’est la problématique du drone de combat auquel réfléchit Dassault – mais également au risque que l’on fait prendre au pilote qui pourrait justifier l’emploi d’un drone.
Par ailleurs, grâce au développement des technologies de l’intelligence artificielle, on se dirige de plus en plus vers des engins qui ont une certaine forme d’automatisation. Les drones Harfang qui sont encore opérés par l’armée française étaient des drones qui avaient la capacité de décoller et d’atterrir automatiquement, sans que l’opérateur intervienne. Cela va se généraliser et pas uniquement dans le domaine militaire : nous ne sommes plus loin de l’avion sans pilote ou de la voiture sans conducteur. La vraie question est de savoir jusqu’à quel point un drone pourra ou non choisir sa cible tout seul. Il est évident que cela pose un problème juridique. Cette question est évoquée à la conférence du désarmement à Genève. Le principe tend à interdire une automatisation totale avec ce que l’on appelle les « killer robots ». Mais la question est plus complexe et dépasse la simple interrogation de la présence d’un opérateur dans l’opération. Toutes les solutions intermédiaires sont en réalité possibles entre un contrôle total par l’humain et une absence totale de contrôle. C’est à ce niveau que le débat existe, entre savoir ce qu’il faut autoriser et ce qu’il faut interdire. C’est un nouveau champ d’étude pour ceux qui travaillent sur les questions de maîtrise des armements.
Alain Bertho, anthropologue et professeur à l’université Paris-8, est spécialiste des phénomènes de mobilisations urbaines et émeutes, en France et dans le monde. Il répond à mes questions à l’occasion de son dernier ouvrage « Les enfants du chaos : essai sur le temps des martyrs », paru aux Éditions La Découverte.
Vous constatez que les mobilisations populaires, aussi bien dans les vieilles démocraties que dans les pays où l’on vote depuis peu, n’ont pas de débouché électoral. Pouvez-vous expliquer ?
Nous vivons depuis plus de dix ans une période historique particulière à l’échelle mondiale, que j’ai qualifiée dès 2009 de « Temps des émeutes »(1) . Ce que nous avons appelé au XIXème et XXème siècle la politique, c’est à dire une puissance subjective collective permettant aux mobilisations de s’inscrire dans une stratégie vis-à-vis du pouvoir, n’est plus là. Avec la mondialisation financière, les États, quels que soient les régimes, se sont séparés de leurs peuples et ne rendent plus de comptes qu’aux marchés financiers ou institutions interétatiques. Les Grecs en ont fait la tragique expérience. Nous vivons un effondrement des dispositifs politiques de représentation.
Les souffrances comme les espoirs populaires se trouvent privés de débouchés et s’expriment par une rage collective dans des émeutes et des affrontements civils dont le nombre, qui n’a cessé d’augmenter jusqu‘en 2013, s’est stabilisé autour de 2000 par an. L’entre soi du personnel dirigeant comme l’institutionnalisation du mensonge d’État, souvent couplés à des formes diverses de corruption, ont fait des ravages dans la conscience des peuples. Si le pouvoir peut faire l’objet d’une critique sans concession, il n’est plus une perspective mobilisatrice. On l’a bien vu dans la séquence insurrectionnelle commencée en 2011 par le printemps arabe, les Indignés et Occupy Wall Street, prolongée en 2012-2014 par les mobilisations au Québec (printemps érable), en Turquie (Place Taksim), au Brésil, voire en Ukraine.
Mêmes les soulèvements vainqueurs, en Tunisie et en Égypte, n’ont pas été des révolutions au sens traditionnel. Les insurgés sont restés volontairement à la porte du pouvoir et ont laissé aux spécialistes la gestion, voire le sabordage de leur victoire. Podemos est la seule tentative de faire le lien entre mobilisation contemporaine et espace parlementaire. C’est passionnant, mais c’est maigre… et fragile. La puissance de mobilisation, dont ont fait preuve les peuples, est minée par les désillusions. Quand la politique reflue, c’est la religion qui afflue. Si, comme le dit Slavoj Žižek, aujourd’hui la fin du monde semble plus crédible que la fin du capitalisme, les révoltes sans espoir peuvent conduire sur le chemin du Djihad. On le voit en Tunisie qui est l’un des plus grands pourvoyeurs de combattants de Daech.
Vous évoquez la cohabitation de pléthore d’informations disponibles et de la sophistication de la mise en spectacle du monde. Qui va l’emporter ?
La politique n’est pas la seule victime de la mondialisation. Paradoxalement, l’ère de la communication planétaire et d’Internet a mis fin à l’espace public tel que l’avait décrit Habermas, c’est-à-dire l’usage public et sous contrôle public de la Raison. Les pouvoirs et les médias dominants ont des moyens sans précédents pour déconstruire le réel et produire un grand récit du monde qui impose sa logique et son vocabulaire, sa hiérarchie des informations, ses silences jalousement gardés. Les peuples subissent cette mise en spectacle tout en faisant l’expérience quotidienne de son décalage avec le réel.
Cette expérience est dévastatrice pour la crédibilité de toute parole « autorisée », que ce soit celle des gouvernants, des savants, des médecins, des enseignants… Nous vivons la crise du régime moderne de vérité qu’assurait l’espace public depuis les Lumières. Cette méfiance généralisée investit sa quête de vérité « alternative » dans cet outil formidable et terrible qu’est Internet. Formidable car il peut fonctionner comme le General Intellect qu’annonçait Marx. Terrible car il peut être – et il est déjà – le vecteur d’un nouvel obscurantisme.
Les Sciences sociales, qui sont les filles de la politique et de l’espace public, subissent de plein fouet au XXIème siècle cette crise de la vérité combinée au congédiement des peuples (et de la question sociale) par des pouvoirs engagés dans des logiques sécuritaires et guerrières. Elles sont une nouvelle responsabilité historique soulignée par Appadurai (2) : celle de la construction avec les peuples d’un savoir partagé et d’un nouveau récit collectif(3) .
En quoi l’organisation reste l’un des points sensibles de la radicalité contemporaine ?
La radicalité comme critique créatrice de l’état du monde et des dominations et comme espérance est indispensable à la bonne santé de l’humanité. Les grandes périodes historiques ont été de grands moments d’inventions contestatrices, de remise en cause des autorités installées et des certitudes. Cette radicalité là est le contraire du Djihad et de sa logique mortifère et désespérée.
La crise de la représentation et de la politique que nous subissons est aussi le signe d’une immense potentialité démocratique, réprimée non seulement par la militarisation du débat public mais aussi par l’autoritarisme procédurier de l’organisation de la vie sociale et du travail qui caractérise le libéralisme (4). Le rejet populaire des pouvoirs politiques ou économiques et de la bureaucratie est une conséquence de cette répression quotidienne de la puissance d’invention, d’expertise et de création des peuples.
C’est l’enjeu démocratique du siècle. Il ne s’agit plus de « prendre le pouvoir » mais de constituer les compétences des peuples comme une puissance organisatrice du commun et souveraine sur l’État. Les grandes mobilisations depuis quinze ans ont toutes été marquées par l’organisation de moments et de lieux d’échanges collectifs d’idées et de savoirs, du forum social mondial à la place Tahrir, de la Puerta del Sol à Occupy Wall Street, de l’échelle du monde à l’échelle des ZAD.
Une nouvelle figure de la politique comme puissance subjective et comme stratégie se cherche dans cette radicalité démocratique. Il lui manque aujourd’hui une forme organisationnelle qui identifie la mémoire, la pérennité et la puissance du commun au-delà des moments forts de mobilisation. On voit bien que les modèles partisans, tous issus du léninisme, ne correspondent plus à ses exigences. Ce sont les figures nouvelles en train d’émerger, sur plusieurs continents, qu’il nous faut travailler et faire grandir. Il y a urgence car seule l’émergence d’une telle radicalité démocratique peut faire face à la généralisation de la guerre et à la tentation d’une radicalité désespérée, meurtrière et suicidaire.
(1) BERTHO (Alain), Le temps des émeutes, Bayard, 2009.
(2) APPADURAI (Arjun), La condition de l’homme global, Payot 2013.
(3) BERTHO (Alain), « Les mots et les pouvoirs », Communications 2014/1 (94).
(4) GRAEBER (David), Bureaucratie, 2016.
Après l’échec douloureux de Paris face à Londres en 2012, la voilà de nouveau candidate aux JO. Avec de meilleures chances ?
La défaite face à Londres a effectivement été un véritable traumatisme: la France a perdu à très peu de voix près, alors qu’elle était sûre de sa victoire. Mais avons appris de cet échec cuisant, les leçons de 2012 ont été retenues. Déjà, nous en avons fini avec cette arrogance, ou du moins cette naïveté de croire que parce que la France est le pays de Pierre de Coubertin, ou qu’elle n’a pas reçu les Jeux d’été depuis 1924, ou encore parce qu’elle s’est faite retoquer trois fois, cela lui donnerait une sorte de priorité pour organiser les Jeux de 2024.
Surtout, contrairement à 2012, c’est désormais le mouvement sportif qui est à la tête de cette nouvelle candidature et non pas les responsables politiques, avec le tandem Bernard Lapasset – Tony Estanguet. Les responsables politiques, la maire de Paris, le président de la République, le premier ministres et les ministres concernés, la présidente de région, etc. – soutiennent cette candidature, mais ils ont bien compris qu’il fallait laisser la préséance au monde sportif.
Gagner les Jeux, ce serait donc une affaire de lobbying ?
Evidemment, il faut partir avec un dossier très solide en matière de budget, d’équipements sportifs, d’infrastructures de transport et hôtelières, d’expérience dans l’accueil de grands événements sportifs internationaux. Mais les villes finalistes ont toujours des dossiers solides. Les trois fois précédentes, Paris a déjà produit un dossier stratégique et technique de qualité. C’est une capitale au rayonnement mondial, très bien desservie, qui possède déjà nombre des sites et équipements sportifs nécessaires, dont la candidature est soutenue par la garantie de l’Etat…
Mais lorsqu’il s’agit d’accueillir la commission d’évaluation du CIO, avoir un bon dossier ne suffit plus. Il faut aussi faire du lobbying –ce n’est pas un gros mot !- intelligent, insistant, constant jusqu’à la dernière minute pour faire valoir les atouts de Paris auprès de la centaine de membres du Comité olympique, qui sont aussi bien d’ex-athlètes que des représentants de fédérations sportives internationales et des politiques. Là, je suis très confiant dans les capacités du duo Lapasset-Estanguet, de grands pros. Le premier a ainsi réussi à faire inscrire le rugby à sept comme discipline olympique pour Rio 2016. Et le second s’est fait élire membre alors qu’il vient d’un sport assez confidentiel. Les deux ont donc su remporter des batailles d’influence olympiques, et ce n’était pas gagné d’avance! C’est de bon augure.
Que penser des concurrents de Paris ?
La mauvaise nouvelle, pour Paris, c’est l’abandon de Boston, choisie d’abord par le Comité olympique américain mais qui a renoncé vu l’hostilité de ses habitants, au profit de Los Angeles. La capitale californienne est plus redoutable car son dossier de faisabilité est béton, les Jeux qu’elle a déjà organisés en 1984 ont été un succès, et, aux Etats-Unis, les droits télé sont faramineux et les sponsors se bousculent. Mais cela reste une candidature par défaut, on ne sent pas d’enthousiasme. Par ailleurs, l’interventionnisme extraterritorial de la justice américaine dans les affaires sportives, notamment le «FIFA Gate», a certainement dû agacer plus d’un membre du CIO.
En Europe, Hambourg, qui était une sérieuse rivale, s’est finalement retirée à cause de la désapprobation des habitants. Budapest paraît un choix peu réaliste et Rome, en difficulté financière, n’offre pas toutes les garanties de fiabilité. Au bilan, il y a une fenêtre d’opportunité, Paris a de très bonnes chances de l’emporter.
La mobilisation des Français paraît cependant faible: le Comité olympique français espérait récupérer auprès du public 10 millions pour soutenir la candidature mais n’a récolté que moins de 700.000 euros pour le moment…
C’était un pari original que d’imaginer une campagne de financement participatif. Si ça n’a pas très bien fonctionné c’est sûrement à la fois parce que la somme recherchée paraissait aux gens trop énorme et aussi parce que l’événement est encore très loin pour le grand public. Pour autant, ce n’est pas parce que l’opération de crowdfunding a fait un flop que la population française ne veut pas des Jeux. Les Français et plus précisément les Franciliens soutiennent clairement l’ambition olympique de Paris, à plus de 65% selon les sondages. Et il y a un consensus d’adhésion de toutes les instances sportives et des politiques de droite comme de gauche. Nul doute qu’avec le temps, cette candidature va créer un effet fédérateur, fournira un souffle d’enthousiasme collectif dont le pays a bien besoin.
Les attentats à Paris, handicap ou paradoxal atout pour la candidature française?
Ni l’un ni l’autre. Je ne crois pas que le CIO s’affole sur les questions de sécurité. Des attentats peuvent se produire partout et la France sait sécuriser les grands événements. A cet égard, l’Euro 2016 de foot, qui se tiendra dans l’Hexagone cet été sera un bon test, évidemment scruté de près. A l’inverse, il ne faudrait pas s’attendre à une sorte de « prime compassionnelle » en faveur de Paris. La ville devra démontrer, comme ses rivales, sa compétitivité. La victoire s’arrachera avec les dents!
Propos recueillis par Gaëlle Macke pour Challenges
François-Bernard Huyghe est directeur de recherche à l’IRIS. Il répond à nos questions à l’occasion de la parution de son ouvrage “La désinformation – Les armes du faux” (Armand Colin):
– La désinformation est-elle un phénomène nouveau ou bien s’est-elle démocratisée à travers internet et les réseaux sociaux ?
– Vous dites que la désinformation constitue un enjeu politique majeur. Pouvez-vous nous en dire plus ?
– L’établissement d’une vérité des faits acceptée par tous est-elle possible ?
Jean-Marc Ayrault vient de succéder à Laurent Fabius à la tête de la diplomatie française. Ancien Premier ministre, c’est un poids lourd de la vie politique qui sera en contact direct avec le président de la République. Ses conceptions de la politique internationale sont un mélange de gaullo-mitterandisme et de sensibilité de la gauche chrétienne, très forte dans l’ouest de la France, attachée aux droits de l’Homme et à la coopération Nord/Sud.
La question est de savoir quelle pourra être sa marge de manœuvre, à quatorze mois de l’échéance présidentielle? Quelles sont les actions d’envergure qu’il aura le temps de mettre en œuvre et de réussir ?
Il faudra donc que Jean-Marc Ayrault dégage des priorités sur ce qu’il est raisonnablement possible de réaliser dans un temps court.
Sa connaissance de la langue allemande – si rare en France – et de l’Allemagne fait naturellement de la restauration d’une forte relation franco-allemande une priorité. Les liens se sont relativement distendus du fait de l’existence objective des différences d’intérêts et d’une certaine usure ou dilution de la relation. Jean-Marc Ayrault est bien placé pour redynamiser la relation à un moment où les deux pays constatent que leur éloignement relatif les dessert tous les deux. Même dans une Union européenne élargie à 28, le couple franco-allemand reste le meilleur pour parvenir à un résultat, comme le montrent les accords de Minsk de février 2015 parrainant un cessez-le-feu entre l’Ukraine et la Russie.
On dit également que la France est moins présente qu’auparavant à Bruxelles dans une Europe qui fait face à la perspective d’un Brexit (sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne), de la crise que suscitent les réfugiés, d’une nouvelle coupure Est-Ouest et d’une crise potentielle de l’euro. La sensibilité européenne d’Ayrault l’incitera à faire du bon règlement de ces dossiers une priorité.
Sur deux sujets majeurs, la Syrie et le conflit israélo-palestinien, les marges de manœuvre sont faibles. Sur la Syrie, le nombre de paramètres, les divergences fondamentales de perception et d’intérêts des multiples protagonistes éloignent malheureusement pour le moment toute perspective de règlement politique. Jean-Marc Ayrault a pour seul avantage de pouvoir reprendre le dossier de zéro.
Sur le conflit israélo-palestinien, la France est moins volontaire, et ce depuis 2005. La situation paraît inextricable face un gouvernement israélien fermé à toute solution politique, un futur occupant de la Maison-Blanche qui sera forcément plus favorable encore à Israël qu’Obama et une impuissance généralisée des autres États. Quand bien même Jean-Marc Ayrault voudrait agir, il n’est pas sûr que l’Élysée n’y fasse pas obstacle.
Lorsqu’il était Premier ministre, Jean-Marc Ayrault avait effectué un nombre de déplacements conséquents en Asie. Il aura certainement à cœur de poursuivre ce rééquilibrage de la diplomatie française dans cette région et d’y développer la présence de la France. En Afrique, les opérations militaires en cours donnent un plus grand poids au ministère de la Défense vis-à-vis du quai d’Orsay. Il n’est pas certain que cette tendance puisse être inversée d’ici 2017.
Mais en liaison avec l’Allemagne, il est un sujet sur lequel Jean-Marc Ayrault pourrait obtenir un progrès significatif : la restauration d’un certain niveau de relations avec la Russie qui pourrait mener à la levée des sanctions établies en conséquence de l’affaire ukrainienne. Il y a deux ans, les Occidentaux considéraient Moscou comme entièrement coupable du conflit avec l’Ukraine et les dirigeants ukrainiens comme uniquement victimes. Aujourd’hui, il est de plus en plus évident qu’il y a des faucons à Kiev et que le problème principal de ce pays est la corruption de ses dirigeants plus encore que les interférences, certes réelles, de la Russie. Les sanctions décrétées par les Occidentaux à l’égard de ce pays pèsent sur les économies française et allemande. C’est un piège dont elles ont besoin de sortir. Et c’est un bon levier pour que Berlin et Paris agissent en commun avec une chance de succès.
Le vingt sixième Sommet de l’Union africaine s’est tenu à Addis-Abeba du 30 au 31 janvier 2016. Initialement prévu pour promouvoir les droits humains et pousser les Etats membres à mettre en œuvre la protection des droits de l’Homme et spécifiquement ceux de la femme dans leurs axes gouvernementaux prioritaires pour le compte de l’année 2016, le sommet a finalement été une occasion de plus pour révéler les étonnantes divergences entre la volonté toujours prononcée de l’Union africaine de protéger les intérêts plurinationaux du Continent et les considérations exagérément souverainistes de ses Etats membres. Entre l’intérêt accordé au discours de la présidente de la Commission de l’Union africaine sur la nécessité de mobiliser les ressources du continent à la réalisation des objectifs de l’Agenda 2063, les déclarations propagandistes de Robert Mugabe contre les Occidentaux et la rupture idéologique voulue par le président tchadien Idriss Deby, les contradictions observées au Sommet de l’Union africaine, bien que connues, semblent de plus en plus préoccupantes au regard des conditions inhumaines imposées aux populations africaines par un environnement géopolitique entretenu par les chefs d’Etat et de gouvernement.
Les droits de l’Homme remplacés par l’urgence sécuritaire pour quelle finalité ?
Si la thématique centrale retenue pour le vingt sixième Sommet de l’UA a été celle des droits de l’Homme et spécifiquement les droits de la femme, la situation politique et sécuritaire au Burundi, en Libye, au Soudan du Sud, en RCA et la montée du terrorisme transnational sur le continent ont incontestablement contribué à modifier l’agenda du Sommet. Ces questions inscrites à l’ordre du jour du Sommet, sans une préparation structurellement concertée à l’avance, avaient, malgré tout, toute leur place dans les débats, si l’on s’en tient aux conséquences multiples de ces différentes crises sur la stabilité des pays concernés et les projections au niveau régional. Le fait de les inscrire à l’ordre du jour, en soi, ne pose aucun problème. Mais le traitement et les orientations réservés à ces situations d’urgence, au regard de la profondeur de leurs impacts et de ce que Bertrand Badie appelle « la diplomatie de relégation » au niveau global, sont de nature à conforter le positionnement des acteurs qui structurent et entretiennent le chaos observé dans ces pays.
Burundi : une occasion manquée pour confirmer l’influence de l’Union africaine sur les Etats.
Le 18 décembre 2015, le Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine (CPS) a annoncé l’envoi d’une mission de prévention et de protection composée de 5000 soldats pour mettre fin aux atrocités commises en toute impunité par Pierre Nkurunziza et son gouvernement. Face à l’ignorance de l’ultimatum et de la demande d’intervention donnés par le CPS au gouvernement burundais, l’Union africaine, tout en respectant le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des pays membres, a maintenu sa pression sur Bujumbura dans l’espoir de voir entériner cette volonté d’intervention par les chefs d’Etat et de gouvernement lors du dernier Sommet. Ces derniers réunis à Addis-Abeba, le 30 et 31 janvier 2016, n’ont visiblement pas suivi les choix et orientations de l’Union africaine. Mais pouvait-on réellement attendre l’effectivité de cette annonce ? Le réalisme impose de répondre par la négative et ce pour deux raisons principalement.
Premièrement, au regard des difficultés structurelles et des défis capacitaires que connaît l’Union africaine dans la mobilisation des troupes devant assurer le maintien de la paix dans les pays en conflit, il est clair que relever le défi dans l’urgence d’envoyer 5000 soldats demeure si ce n’est une pure vue de l’esprit, ce serait une fatale erreur d’appréciation des capacités opérationnelles effectives de l’organisation continentale. Les troupes à envoyer au Burundi devaient provenir prioritairement des pays de la sous-région, à savoir l’Ethiopie, l’Ouganda, le Rwanda, le Kenya, la Somalie, le Soudan et probablement des pays de la Commission de l’Océan indien : les Comores, les Seychelles notamment. Compte tenu du nombre des crises actuelles sur le continent et de la situation politique et sécuritaire des pays de la sous-région, la mobilisation de ces troupes sur la base des contributions de ces pays était incontestablement inenvisageable à très court terme.
Deuxièmement, le scénario malien qui a vu l’entrée en guerre du Tchad au Nord du pays n’est pas envisageable sans un soutien opérationnel et financier extérieur compte tenu des défis sécuritaires et du poids de la menace terroriste dans les principaux pays contributeurs de troupes, le Nigéria, l’Ethiopie, le Tchad, l’Algérie notamment. Par ailleurs, en plus de la dépendance financière de l’Union vis-à-vis de ses partenaires, notamment l’Union européenne, elle-même prise en otage par les crises financière et des réfugiés, la majorité des chefs d’Etat des pays membres de l’UA ne souhaitent pas voir s’appliquer les mêmes principes d’intervention dans leurs pays si ces derniers sont confrontés aux mêmes critiques internationales. Il faut rappeler que pour le budget 2016, 92,5% du budget des programmes sont supportés par les partenaires et seulement 7,5% par les Etats membres. La marge de manœuvre de l’Union demeure donc réduite face au refus de certains dirigeants de lancer une opération militaire au Burundi. Le président Deby, nouveau président en exercice de l’Union africaine, a affirmé que l’UA a donné une chance au président Nkurunziza pour résoudre cette crise et qu’en l’absence d’une solution à cette dernière, l’UA interviendra militairement. Venant de celui qui enregistre un succès diplomatique et militaire qui confère à son pays le statut de puissance régionale, l’on peut accorder du crédit à une possible intervention de l’UA sous la houlette du Tchad. Mais il va falloir un soutien financier extérieur, faire preuve de courage et briser les codes « sacrés » de ses homologues. C’est peut-être un tel leadership qui manque à l’Union africaine pour confirmer son influence en matière de protection des populations sur les Etats.
La solution retenue à l’issue de ce Sommet a été de mettre en place une délégation de très haut niveau composée de plusieurs chefs d’État. Une entreprise diplomatique qui n’est nouvelle que par le nombre de dirigeants qui pourraient composer la mission. Des échecs successifs ont été enregistrés au cours des derniers mois : les médiations respectives du président ougandais Yoweri Museveni, celle du président béninois Boni Yayi qui n’a finalement pas vu le jour en raison du refus des autorités burundaises, sans énumérer les tentatives de médiations internationales depuis avril-mai 2015.
En ce qui concerne la Libye, La solution proposée par l’Union africaine d’envoyer un collège de chefs d’Etat pour accélérer le processus de dialogue politique dans le pays est certes non négligeable mais demeure peu efficace si un appui opérationnel n’est pas apporté aux choix et décisions politiques qui visent à stabiliser la Libye et les pays de la région.
A 6 mois des Jeux olympiques, où en sont les préparatifs et dans quel contexte économique et social se déroulent-ils ? Quels sont les principaux défis à relever pour Rio ?
Concernant les préparatifs, le contexte est sensiblement différent de celui de la Coupe du monde de football en 2014 où il y avait eu beaucoup de retard et une grande inquiétude de la part des organisateurs pour voir les travaux terminés à temps, qui avaient finalement été achevés in extremis. Il a pu y avoir une inquiétude pour les Jeux olympiques, les travaux sont aujourd’hui quasiment terminés. 34 sites de compétitions sont répartis dans quatre quartiers différents : Deodoro, Barra, Copacabana et Maracaña. Dans la zone de Barra, le Parc olympique est terminé à 97%. Pour les autres installations olympiques, l’avancement est estimé entre 70% et 80%.
Concernant le contexte économique et social, la désignation des Jeux de Rio est intervenue en 2009, au moment où le Brésil était considéré comme une économie émergente, pour ne pas dire émergée. C’était l’âge d’or des BRICS, qui enregistraient des taux de croissance conséquents. Il y avait une dynamique importante et l’on entendait souvent parler du mythe du miracle brésilien. Force est de constater que ce n’est plus du tout la même chose aujourd’hui. On assiste à la fin de ce mythe du miracle brésilien puisque, alors que l’économie brésilienne était à en 7ème position en 2013, elle est entrée en récession fin 2014, et le déficit commercial s’élevait à 13,9 milliards de dollars. Le taux de croissance en 2010 était évalué par le FMI aux alentours de 7.10%, contre 0,1% en 2014. Très concrètement, cette situation économique critique s’est ressentie directement sur l’organisation des Jeux. Ainsi, estimés à 12 milliards d’euros, les coûts d’organisation des Jeux sont bien inférieurs à ceux de Pékin (coût estimé à 33 milliards d’euros), et surtout ceux de Sotchi (selon une estimation officielle, les Jeux auraient coûté 45 milliards d’euros, vraisemblablement très en deçà de leur coût réel). Ces derniers mois, les organisateurs ont consenti à des baisses de 20% dans le budget opérationnel, qui se traduit par une réduction du nombre de volontaires, ou la suppression de structures ou de tribunes, comme cela a été annoncé au début du mois pour les épreuves d’aviron.
Quant au contexte social et politique, deux aspects sont notables. Premièrement, on n’assiste pas aux mêmes manifestions populaires comme cela avait pu être le cas lors de la coupe des confédérations en 2013, en dépit du climat d’austérité présent. S’il y a eu des manifestations, notamment à l’été dernier, elles étaient moindres qu’il y a 2 ans et ont davantage un objectif politique avec la volonté de démission de la présidente Dilma Rousseff. Une procédure d’impeachment a d’ailleurs été lancée contre la Présidente le 3 décembre 2015. La dénonciation de la corruption est l’un des griefs reprochés à la Présidente et à des membres de son gouvernement, plusieurs de ses ministres ayant été limogés pour corruption. D’autre part, l’affaire Petrobras empoisonne la présidente brésilienne depuis mars 2014. A titre d’exemple, le dernier index de Transparency International classait le Brésil 76ème cette année, alors qu’il avait été 42ème en 2013).
Concernant les défis à relever pour Rio, ils sont de trois ordres.
D’une part, il s’agit pour Rio d’arriver à transformer l’essai de ces Jeux olympiques, et laisser un héritage social, éducatif et économique. Social, car les Jeux doivent servir la population brésilienne et de Rio, notamment à travers les transports, qui étaient très imparfaits. Rio s’est doté d’un service de transport important. Educatif, car de nouvelles infrastructures sportives ont été mises en place et pourront ensuite bénéficier aux brésiliens et aux Cariocas. Economique enfin car quatre quartiers de Rio ont été rénovés et aménagés notamment le port de Copacabana, ce qui permet de mettre en avant la ville à des fins touristiques et économiques.
Le deuxième défi à relever est sécuritaire, compte tenu de la géopolitique actuelle et de l’état de la menace. Les Jeux olympiques constituent une cible potentielle, comme tout grand évènement sportif. A ce titre, la sécurité avait notamment été une priorité des JO de Londres en 2012, avec la mobilisation d’environ 40 000 policiers et militaires. A Rio, 85 000 militaires seront mobilisés. Cette sécurité interviendra à tous les niveaux afin d’en faire des Jeux sûrs.
Le dernier défi à relever est sanitaire. Premièrement, il s’agit de la question de la pollution de l’air et de la baie de Rio, facteur de risque pour les athlètes. D’autre part, et de façon plus inquiétante, la propagation du virus Zika fait actuellement l’objet d’une préoccupation et pose la question de la protection et de la gestion de cette crise à la fois par les autorités brésiliennes mais aussi par la communauté internationale.
Les différents scandales récents de corruption dans le sport ont-ils selon vous un impact sur les Jeux olympiques ?
On pourrait croire que cela ne touche pas directement les Jeux olympiques puisque cela ne concerne pas directement le CIO. Les cas sont très différents (dopage, corruption, trucage de matchs, trucages) et les instances touchées sont des fédérations internationales. En revanche, cela va, de façon indirecte, avoir un impact sur les JO puisqu’avec l’agenda très rapproché des révélations de ces scandales, ainsi que le nombre de fédérations touchées, cela met clairement à mal la crédibilité du sport et des sportifs. Cette atmosphère de méfiance ternit considérablement l’image du sport et des valeurs qu’il entend véhiculer. De façon plus pragmatique, la présence des athlètes russes à Rio est plus qu’incertaine. Après la révélation de la commission d’enquête indépendante de l’agence mondiale anti-dopage (AMA), la fédération internationale d’athlétisme (IAAF) avait décidé de suspendre les athlètes russes pour les compétitions internationales. Une nouvelle décision doit intervenir en mars 2016, concernant la possible levée ou non de ces sanctions et qui donnera le ton pour ces Jeux olympiques. Ce qui est sûr, c’est que compte tenu de la pression de l’opinion, de la nécessité de ne pas venir un peu plus décrédibiliser le sport, il est clair que la lutte contre le dopage, contre les matches truqués et tout trucage au cours de ces JO sera extrêmement surveillée. On ne peut que s’en féliciter car il en va de la crédibilité du sport international.
Quel héritage ces Jeux olympiques sont-ils susceptibles de laisser sur le plan sportif, économique et de la gouvernance de l’institution olympique ?
D’un point de vue économique, il y avait eu des interrogations sur les perspectives de reprise économique du Brésil dans le contexte de ces Jeux olympiques. Compte tenu de la fragilité de l’économie brésilienne, peu d’élément permettent d’être optimiste et d’imaginer une reprise spectaculaire de l’économie brésilienne.
Au niveau sportif, un effort a donc été fait de la part du Brésil pour ne pas multiplier les infrastructures. Le budget opérationnel des JO a d’ailleurs été amputé de 20%. Il y a de la part du Brésil une volonté de trancher avec ce qu’avaient été les Jeux de Sotchi en 2014, où il y avait eu une croissance exponentielle, voire incontrôlée, des frais et des coûts d’organisation. Rio souhaitait en effet revenir à des dépenses davantage modestes, d’une part parce que le contexte de rigueur l’impose, et d’autre part parce que l’agenda publié par le CIO invite les villes hôtes et les pays candidats à faire preuve de modestie dans leur projet, et à ne pas multiplier les « éléphants blancs ». Autre élément qui mérite d’être pris en compte, la montée en puissance des sociétés civiles est un élément important, et dont on avait déjà percevoir la portée lors de la Coupe des confédérations de 2013, pour dénoncer les dépenses qui privent le pays d’infrastructures essentielles.
Dans la capitale éthiopienne où se déroulait le sommet de l’Union africaine (UA), personne ne s’attendait à ce que de grandes décisions soient prises. Pourtant les défis restent nombreux. Il suffit d’évoquer Boko Haram, les Shebab, le Burundi, les nombreuses élections à venir sous tension sur le continent, etc. L’Union africaine est soumise à la bonne volonté des chefs d’Etat et de gouvernement et n’avance que par petits pas.
Au niveau institutionnel, le Tchad prend la présidence tournante de l’UA pour un an. Même si le rôle du président reste modeste, Idriss Deby Itno est le chef d’Etat le plus engagé dans les problématiques de paix et de sécurité, qui restent les dossiers les plus lourds au sein de cette organisation. En effet, les troupes tchadiennes, intervenues en RCA et aux côtés de la France au Mali, sont en première ligne contre Boko Haram [1]. De plus, le Tchad accueille le poste de commandement de l’opération Barkhane. Capacité de déploiement, compétence opérationnelle, volonté politique sont des atouts que peu d’Etats africains possèdent. Idriss Deby Itno l’a d’ailleurs annoncé : « Que l’Afrique assure elle-même sa sécurité face au terrorisme ».
La nouvelle composition du Conseil de paix et de sécurité (CPS) de l’UA (un mini-Conseil de sécurité) entérine le fait que les puissances majeures du continent veulent être présentes pour peser dans les décisions et résolutions. Le Nigéria, l’Egypte, l’Afrique du sud, l’Algérie et à moindre échelle le Kenya, le Tchad et le Rwanda siègeront pour deux ou trois ans [2]. A titre d’anecdote, le Burundi a été reconduit au CPS pour deux ans. L’Ethiopie qui vise une place au Conseil de sécurité des Nations Unies est une absente de marque [3].
Mais c’est au sommet de juillet 2016 à Kigali que les choix vont être importants. Y seront élus le président, son adjoint et les huit commissaires de la Commission de l’UA, organe permanent qui assure le fonctionnement de l’institution au quotidien. La présidente actuelle, Dr Nkosazana Dlamini-Zuma, sud-africaine, ne devrait pas se représenter. Le ministre algérien des Affaires étrangères et ancien Commissaire Paix et Sécurité de l’UA, Ramtane Lamamra semble bien placer pour lui succéder. Une réunion avec ses homologues sud-africain et nigérian s’est déroulée pendant le sommet, avec sûrement en filigrane l’attribution du poste de Commissaire Paix et Sécurité à l’un de ces deux Etats s’il était élu. A ce jour, la paix et la sécurité restent l’affaire des grandes nations africaines, notamment celles qui contribuent le plus au budget de l’organisation continentale.
L’élection d’Idriss Deby Itno est un atout non négligeable pour une politique africaine de la France qui peine à dépasser le cadre de l’Afrique de l’Ouest et centrale. L’élection de Ramtane Lamamra irait dans le même sens. Le Tchad et l’Algérie font partie de notre histoire africaine. Ils sont, de plus, deux acteurs incontournables dans notre lutte contre le terrorisme dans la bande sahélo-sahélienne. Notre diplomatie devrait saisir cette opportunité pour prendre de la hauteur et cesser de s’empêtrer dans des relations bilatérales parfois équivoques.
Sur un plan opérationnel, le CPS (570ème Réunion du 21 janvier 2016) s’est félicité que la Force africaine en attente (FAA) ait atteint sa pleine capacité opérationnelle, suite au bon déroulement de l’exercice Amani Africa II de novembre 2015. Il a « salué les progrès accomplis par la Force en attente de l’Afrique de l’Est (EASF), ainsi que ceux de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC), de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et de la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC) dans l’opérationnalisation de leurs brigades en attente respectives, et a reconnu les efforts déployés par la Capacité régionale d’Afrique du Nord (NARC) pour l’opérationnalisation de la sienne ». En conséquence, la Capacité africaine de réponse immédiate aux crises (CARIC) créée en 2013 en attendant l’opérationnalisation des brigades régionales, devrait être dissoute [4]. Mais le Burundi est venu freiner les ambitions de l’Architecture de paix et de sécurité (AAPS) de l’UA. La résolution du CPS du 17 décembre 2015, forte des avancées opérationnelles citées, mentionnait le déploiement d’une force d’un effectif initial pouvant aller jusqu’à 5 000 hommes dans le cadre de l’EASF. C’était oublier les relations entre le Burundi, le Rwanda et l’Ouganda (médiateur dans la crise), trois Etats membres de l’EASF qui ne devraient pas participer à ce déploiement ! Nous voyons donc ici les limites de l’AAPS et de ses brigades régionales en attente, comme d’ailleurs la Force multinationale de lutte contre Boko Haram [5] nous le montre. Celle-ci est une coalition d’Etats réunis pour cette mission spécifique de lutte contre le terrorisme qui déborde sur deux régions africaines. Espérons que le retour d’expérience sur la FAA prévu en mars 2016 et le poids de l’Union européenne dans le financement de cette force en attente (feuille de route 2016-2020) permettront une évolution significative et pragmatique de cette africanisation des problèmes de paix et de sécurité.
Idriss Deby Itno succède au très controversé Robert Mugabe dont on peine à mesurer l’apport pendant sa présidence. Comme le Tchadien le précisait, quelques heures après son élection : « Nous nous réunissons souvent. Nous parlons trop. Nous écrivons beaucoup. Mais nous n’agissons pas assez et parfois pas du tout ». C’est en janvier 2017 que nous analyserons l’impact qui aura été le sien dans l’évolution de l’Union africaine.
[1] Le poste de commandement de la Force multinationale est basé à N’Djamena au Tchad.
[2] Quinze Etats composeront le CPS : le Nigéria, l’Egypte, la République du Congo, le Kenya et la Zambie pour trois ans et Le Niger, la Sierra Leone, le Togo, l’Algérie, le Burundi, le Tchad, le Rwanda, l’Ouganda, l’Afrique du Sud et le Botswana pour deux ans.
[3] Le Conseil exécutif de l’Union africaine (UA) a approuvé la candidature de l’Ethiopie au poste de membre non permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies.
[4] Si le CPS a annoncé la dissolution de la CARIC, elle a été mentionnée dans le discours du nouveau président de l’UA….De plus, l’Afrique du sud semble favorable à son maintien !
[5] Multinational Joint Task force (MNJTF).
Le Parlement algérien s’apprête à examiner le projet de révision de la Constitution. Que prévoit-il ? Comment est-il perçu auprès des Algériens ?
Il s’agit de faire une nouvelle constitution qui puisse garantir au régime algérien de continuer à contrôler la majorité des leviers du pouvoir et pérenniser le système tel qu’il existe depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962.
Il est difficile de savoir ce que pensent les Algériens puisque sur ce sujet – bien qu’il soit important -, comme sur la plupart des sujets politiques, les Algériens se sont totalement détournés de la vie institutionnelle de leur pays. Toutefois, la confiance qui a pu exister il y a fort longtemps n’existe plus. Il semble qu’ils soient majoritairement peu favorables à cette réforme de la constitution.
S’il est adopté, peut-il réellement se traduire en actions politiques concrètes ? Le président Bouteflika est-il susceptible de proposer un amendement afin de se maintenir au pouvoir ?
Cela peut en effet déboucher sur des actions politiques concrètes, d’ailleurs préoccupantes. Ce qui se passe en Algérie a une résonnance avec les débats que nous pouvons avoir en France, notamment sur la question des binationaux. Ce projet de constitution interdit dans son article 51 aux Algériens ayant une autre nationalité de briguer un mandat électif ou de prétendre à de hautes fonctions dans les institutions de l’Etat. Cette disposition, au moment même où l’on débat en France de la déchéance de nationalité, a été très mal perçue par les jeunes issus de l’immigration ou les binationaux qui vivent en France, qui se sont sentis stigmatisés. Il y a ainsi une défiance à leur égard à la fois en France et dans le pays d’origine de leurs parents, ceci alors qu’il y a des députés de l’immigration. C’est un paradoxe depuis qu’il y a une assemblée populaire nationale en Algérie. Cette disposition qui instaure une citoyenneté à deux vitesses a été très mal perçue et a notamment fait l’objet d’une pétition en ligne largement relayée, même si elle n’a pour le moment pas beaucoup été signée. Il est intéressant de souligner à quel point la France et l’Algérie sont enchâssés aujourd’hui, comme ils ont pu l’être hier dans l’histoire récente.
Concernant le président Bouteflika, le projet de révision constitutionnelle prévoit une limitation des mandats. Cela ne sera sans doute pas efficace. En effet, la précédente constitution prévoyait également une limitation des mandats et n’a pourtant pas empêché le président de la république de briguer un quatrième mandat. Le régime, autiste et autoritaire, ne supportant pas la contradiction, sait manier les institutions et les textes fondamentaux en sa faveur. Si Bouteflika – totalement absent et dont on ne peut plus dire qu’il dirige l’Etat – prévoit de se maintenir pour un cinquième mandat, il faut envisager le pire pour le pays pour les années à venir.
Quelle la situation économique et sociale en Algérie ? Quel est l’impact de la baisse du prix du pétrole pour l’économie algérienne ?
L’impact de la baisse du prix du pétrole a été immédiat. C’est d’abord un impact à la pompe, même si le prix de l’essence reste très bas par rapport à ce que nous connaissons en Europe. Ce sont surtout 50% de recettes en moins dans les caisses de l’Etat. Des mesures drastiques ont été prises avec la fin des subventions de l’Etat sur les produits de base comme le pain, la farine, la semoule etc. Cela a des conséquences sociales immédiates. On va voir se multiplier, comme on l’observe depuis quelques mois, des manifestations et des affrontements avec les forces de l’ordre. Sur le plan politique, cela peut avoir des conséquences. En octobre 1988, des émeutes avaient éclaté un peu partout à travers le pays pour des raisons similaires. L’Algérie connaissait en effet une grave crise économique en raison de la chute du prix du pétrole, avec un baril en dessous de 15$. Cela a eu un effet immédiat parce que l’Algérie est le pays au monde dont l’économie est la moins diversifiée. A chaque fois qu’il y a des crises autour de la question du baril, cela impacte de manière très directe et immédiate un pays comme l’Algérie qui ne dispose pas d’autres ressources et qui ne produit rien. Cela est dramatique car la situation est très instable et volatile, avec un chef de l’Etat absent. Des dérapages liés aux questions sociales sont tout à fait possible dans ce pays.
Selon le classement 2015 de l’ONG anti-corruption Transparency International, avec 38 points, la Tunisie se positionne à la 76ème place (sur 168 pays) en matière de perception de la corruption. Le pays perd ainsi trois places et deux points par rapport à l’année précédente. Non seulement la situation ne s’est pas améliorée, mais elle tend à se dégrader. Il s’agit là de l’une des causes profondes du désenchantement démocratique du peuple tunisien.
La dénonciation de la corruption a été l’une des sources/forces motrices des soulèvements populaires qui ont traversé le monde arabe contre des régimes discrédités par la captation, l’appropriation ou la patrimonialisation du pouvoir politique et économique, par des clans d’essence familiale… Une corruption structurelle synonyme déjà de mauvaise gouvernance sur les plans politique et administratif et de frein au développement économique et social de sociétés arabes. Ce système décadent mêlant corruption et prédation pesait sur la croissance économique, en jouant notamment un rôle de repoussoir vis-à-vis des investisseurs endogènes et étrangers et faisait obstacle à toute répartition efficace des richesses. Partant, les inégalités sociales et territoriales n’ont cessé de se creuser en Tunisie, en Egypte, au Maroc, en Algérie, en Syrie, au Liban… La corruption ne fonctionne pas seulement comme un mode économique d’accumulation des richesses, mais elle offre la possibilité au régime qui l’organise de constituer et d’entretenir le réseau de clientèle qui assure sa pérennité.
Démocratie et vertu sont intimement mêlées. Les Pères fondateurs de ce modèle de gouvernement nous l’enseigne. Selon Montesquieu, « [1]l ne faut pas beaucoup de probité pour qu’un gouvernement monarchique ou un gouvernement despotique se maintiennent ou se soutiennent. La force des lois dans l’un, le bras du prince toujours levé dans l’autre, règlent ou contiennent tout. Mais, dans un Etat populaire, il faut un ressort de plus, qui est la VERTU ». Dans cet extrait célèbre de L’Esprit des lois, la vertu est définie comme l’amour des lois et de la patrie, qui exige une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre. C’est ce principe qui fait tenir l’Etat populaire, c’est-à-dire le gouvernement où le peuple en corps a la souveraine puissance, à savoir la démocratie. Montesquieu l’avait donc établie dès 1748 : la démocratie comme « espèce de gouvernement » ne peut tenir que si ceux qui en ont la charge mettent l’intérêt public au-dessus des intérêts particuliers. Rappel saisissant, parce que Montesquieu indique en substance qu’un régime politique (la démocratie) ne peut exister que si son gouvernement respecte au fond une obligation morale : la vertu.
Sans cette exigence morale, la corruption continue de gangréner l’appareil d’Etat, la classe politique et la société elle-même. Si la question de l’éthique concerne tant les responsables publics et économiques, que les simples citoyens, l’adage dit bien que « l’exemple vient d’en haut ». Or les élites nationales ont envoyé au moins deux signaux négatifs en la matière : le projet de loi sur la réconciliation économique et financière, ainsi que le retour aux affaires de personnages impliqués dans nombre de malversations de l’époque Ben Ali. Il est encore temps de retirer le texte et de juger ces hommes. C’est l’esprit de la révolution et le respect de ses martyrs qui le commandent.
[1] Souligné par l’auteur, Montesquieu, De l’esprit des lois, Paris, Gallimard, 2012, pp. 115-116.
Les chiffres de la croissance chinoise viennent de tomber : 6,9 % pour l’année 2015 ! La croissance trimestrielle a été la plus faible depuis 2009 et la croissance annuelle depuis près de 25 ans ! Malgré les mauvaises nouvelles quotidiennes sur l’état de l’économie chinoise (effondrement boursier, ralentissement de l’activité manufacturière, des ventes au détail et de l’investissement en construction…), la Chine affiche toujours une dynamique impressionnante parmi les BRICS. En effet, seule l’Inde avec ses 7,3 % de croissance affiche un dynamisme supérieur. Le Brésil (-3,1 %), mais surtout la Russie (-4 %) s’enfoncent dans la récession et les récents développements observés sur les marchés pétroliers n’invitent pas à l’optimisme. Dans ce dernier pays, l’urgence budgétaire a même été décrétée ! Enfin l’Afrique du Sud, avec une hausse du PIB d’environ 1,4 %, peine à stimuler de manière durable son économie.
Plus que le ralentissement de la croissance (un processus engagé depuis 2009) ou l’effondrement des marchés boursiers, dont les effets de contagion devraient plutôt rester modérés étant donné leur faible part dans le financement de l’économie, certains chiffres incitent à s’interroger sur les transformations structurelles de l’économie chinoise et sur leurs conséquences pour l’économie mondiale. Le rééquilibrage de la Chine est, en effet, engagé, ce que les chiffres démontrent années après années. La part du secteur des services représente désormais la majorité du PIB chinois (50,5 %), contre environ 48 % en 2014 ; celle de la consommation privée est en forte progression et le commerce extérieur chinois, pivot de la croissance économique depuis près de 15 ans, voit son poids reculer. Sur l’année 2015, on estime que les exportations ont chuté d’environ 3 % et les importations d’environ 14 %. La Chine, atelier du monde, est en train de progressivement muter ; il est légitime de s’interroger sur les conséquences de ces transformations sur le processus de globalisation, et ce d’autant plus que les exportations mondiales reculaient fin 2015 de plus de 10 % en glissement annuel.
Depuis les années 1960, avec le décollage économique du Japon, puis dans son sillage celui des « Dragons » (Corée du Sud, Hong Kong, Singapour et Taiwan) dans les années 1970 et des « Tigres » (Indonésie, Malaisie, Philippines et Thaïlande) dans les années 1980, s’est posée la question d’un modèle de développement asiatique. Les effets d’entrainement régionaux, notamment commerciaux, ont attiré l’attention des économistes. L’un d’entre eux, Kaname Akamatsu, qui avait mis en lumière les interactions entre pays développés et pays en développement sur le développement industriel dans les années 1930, a popularisé, en 1962, ces différentes chaines de causalité avec l’image du célèbre « vol des oies sauvages ». Cette théorie illustre l’impulsion donnée par le décollage économique du Japon à l’ensemble des économies de la région, par vagues successives : l’oie de tête, le Japon, a entrainé les « Dragons » qui, eux-mêmes, ont fini par tirer « les Tigres ». Dans les années 2000, la question était de savoir si la Chine se positionnait dans la continuité du modèle asiatique ou si elle en constituait une rupture.
Dans son livre « Quand la Chine change le monde », paru en 2005, Erik Izraelewicz écrivait : « Le gigantisme de l’avion (le pays le plus peuplé de la planète), l’originalité de son moteur (l’hyper-capitalisme), et le moment de son envol (une heure de pointe de la mondialisation) », voilà ce qui différencie le cas chinois des décollages économiques précédents. Dans son développement économique, la Chine a, certes, très rapidement adopté une stratégie d’ouverture inspirée par celle des « Dragons » asiatiques, avec la création de capacités d’exportation dans les industries légères. Très tôt, elle a entrepris de tirer parti de son avantage comparatif dans les industries intensives en main-d’œuvre. Son adhésion à l’OMC en décembre 2001 et la politique du Go Global ou Go Abroad décrétée par le gouvernement chinois pour que les entreprises aillent conquérir les marchés étrangers ont constitué les étapes supplémentaires de cette stratégie d’ouverture menée depuis la fin des années 1970. Bénéficiant d’un essor de la mondialisation comparable à celui observé à la fin du 19ème siècle, la Chine a ainsi profité de la dynamique du commerce international dont elle a, par la suite, permis l’accélération.
Pourtant, l’immensité de son territoire et sa très forte hétérogénéité de développement, la relative faiblesse des hausses de salaires au début des années 2000 en raison de l’importante réserve de travailleurs (une population active de 810 millions d’habitants et 8 à 10 millions d’habitants qui arrivaient chaque année sur le marché du travail), la lente montée en gamme de ses productions ont ralenti la progression du revenu par tête comparativement à d’autres pays asiatiques. Ainsi, alors que la Corée du Sud enregistrait une multiplication par 6 de son PIB par tête entre 1970 et 1980 (puis par près de 4 la décennie suivante), la Chine n’a enregistré qu’une hausse d’un facteur 3 entre 2000 et 2010. Cette lecture décennale masque cependant une profonde accélération observée à partir de 2005, cette dernière se conjuguant à une très forte hausse des salaires (une hausse du salaire minimum de 15 % par an entre 2012 et 2016), rendant de nombreux secteurs industriels chinois moins compétitifs. Ce mouvement a ainsi permis une nouvelle extension du modèle asiatique, la Chine et les autres pays asiatiques délocalisant massivement dans les pays qualifiés actuellement de « nouveaux émergents », à l’image de la Birmanie, du Cambodge, du Laos ou du Vietnam.
Au final, si une certaine inertie du modèle asiatique était observable dans les années 2000, l’image des oies sauvages semble encore d’actualité. La Chine connait un ralentissement de sa croissance depuis 2008, le même que celui qui a été observé dans de nombreux pays asiatiques (Japon, Corée du Sud, Singapour…) lorsque leur revenu par tête s’établissait autour de 9 000 dollars (Figure 1). Hausse des salaires, rééquilibrage et ralentissement de la croissance : là encore la Chine ne fait pas exception.
Reste que, à la différence des transitions économiques passées des économies asiatiques (Japon, « Tigres », « Dragons »), l’actuelle transformation de l’économie chinoise interroge. Elle questionne par l’ampleur de la volatilité induite sur les marchés de matières premières ou sur les marchés financiers. Elle interroge également au regard de son impact sur le commerce mondial. L’indice Baltic Dry Index cotait début janvier à 373 point, soit son taux le plus bas depuis près de 30 ans. Sur certains segments du transport maritime, il faut actuellement payer moins de 10 % du prix affiché en 2008 lors de l’envolée des prix du transport de matières premières. La question d’une dé-mondialisation, dont le rééquilibrage chinois serait le catalyseur, se pose donc.
Figure 1 : Profils de croissance dans plusieurs pays d’Asie de l’Est
Le rapport de l’Organisation mondiale du Commerce sur les Statistiques du commerce international 2015 expliquait dans ses faits marquants que « Le commerce mondial et le PIB mondial ont tendance à évoluer parallèlement, mais le commerce connaît de plus fortes fluctuations, surtout à la baisse ». Il met également en évidence la faiblesse de la croissance du commerce mondial depuis 2011. Le taux d’ouverture mondial a connu un point haut juste avant la crise financière de 2008 et, malgré la forte reprise de 2009-2010, la tendance observée depuis lors est en rupture avec la tendance des années 2000 [1].
Au final, derrière le rééquilibrage chinois se cache peut-être un mouvement plus structurel de transformation des chaines de production mondiale : leur fractionnement, accélérateur de la croissance des pays asiatiques – et du commerce mondial – depuis les années 1980, ne serait-il pas arrivé à un point de retournement ?
Souvenons-nous toujours de ces propos anonymes chinois : « Si le 19ème siècle a été pour nous celui de l’humiliation, le 20ème celui de la restauration, le 21ème siècle sera celui de la domination »… Et si au final la domination de la Chine s’illustrait parfaitement dans ce contexte ? A savoir sa capacité à alimenter puis à transformer une dynamique internationale entreprise dans les années 1990 : la mondialisation !
Si, comme l’écrit Thomas Friedman [3], le monde est devenu plat durant la dernière décennie, le rééquilibrage chinois risque de redonner quelques courbures au monde. Dé-mondialisation ? Nouvelle étape dans la mondialisation ? L’économie mondiale sera sûrement plus volatile ; un mouvement renforcé par les récentes évolutions du yuan et par une possible guerre des monnaies.
[1] Parmi les facteurs explicatifs avancés, retenons : le ralentissement chinois, mais également la crise et l’atonie de la croissance européenne ou encore la révolution des hydrocarbures non conventionnels aux Etats-Unis. Ce dernier facteur a, en effet, permis une relocalisation de certaines activités sectorielles aux Etats-Unis aussi bien qu’elle réduisait les volumes énergétiques importés sur le sol américain.
[2] Thomas Friedman a écrit en 2005 un best-seller international sur le processus de globalisation : The World is Flat (Le monde est plat : une brève histoire du 21e siècle).
Raul Castro a entamé ce lundi la première visite officielle d’un chef d’Etat cubain en France depuis 21 ans. Quels sont les enjeux de cette visite ? Cette visite peut-elle permettre à la France de s’affirmer comme le premier partenaire politique et économique européen de l’île des Caraïbes, voire relancer sa relation avec l’Amérique latine ?
Cet échange franco-cubain, qui constitue le retour diplomatique de la visite du président français à Cuba l’année dernière, est extrêmement important pour le gouvernement cubain dans le cadre de sa politique de normalisation des relations avec les Etats-Unis afin d’ouvrir d’autres portes, en particulier en Europe. La France a toujours eu des relations particulières avec Cuba dans la mesure où elle a toujours condamné la politique d’embargo unilatérale imposée par le gouvernement américain. L’enjeu de cet échange n’est pas essentiellement économique ; il est surtout symbolique, compte tenu du fait que Cuba, pendant et après la guerre froide, en particulier en Amérique latine mais aussi en Afrique et en Asie, a été perçu comme un pays ayant une dimension de petite nation en prise avec un gros pays. Il était considéré comme un symbole international qu’il fallait défendre. Dans ce contexte, la France, en appuyant la réinsertion de Cuba dans le jeu international par la démarche entreprise de rapprochement avec les Etats-Unis, en attend des retombées diplomatiques sur l’ensemble de l’Amérique latine et éventuellement au-delà, en Afrique et en Asie.
Quelle est la stratégie de coopération globale de Cuba ? Tisse-t-il de nouveaux partenariats analogues avec d’autres pays ou la France constitue-t-elle une spécificité ?
En Europe, l’Espagne représente un partenaire économique fort pour Cuba. Néanmoins, la relation diplomatique avec l’Espagne n’est pas de même niveau qu’avec la France, en raison des contentieux accumulés à partir de l’époque du gouvernement du président Aznar, qui avait pris des distances avec Cuba en alignant l’Espagne sur la politique non pas d’embargo mais d’isolement diplomatique qui était souhaitée par les gouvernements républicains, en particulier celui du président George W. Bush. Pour les Cubains, la France, comme déjà évoquée, est déterminante dans le jeu que mènent les autorités cubaines actuellement avec les Etats-Unis. Les relations diplomatiques entre Cuba et les Etats-Unis ont été officiellement rétablies au mois de juillet 2015. Les mesures d’embargo ont été allégées bien que maintenues. L’objectif des autorités cubaines, par le biais de l’Europe, est donc de faire passer des messages aux Etats-Unis, et cela semble dans une certaine mesure atteint.
Alors que le pays semble s’ouvrir à l’économie de marché et opère un processus de normalisation de ses relations sur le plan international, qu’en est-il de la situation générale à Cuba ?
Cela fait relativement longtemps que Cuba a normalisé ses relations avec son environnement immédiat, c’est-à-dire avec l’ensemble des pays d’Amérique latine, où il est considéré comme un pays en mesure d’apporter des solutions à des questions compliquées. Il faut rappeler que les négociations de paix entre les FARC et le gouvernement colombien se déroulent actuellement avec les bons offices du gouvernement cubain à La Havane. Au-delà de cette bonne relation de Cuba avec les pays de son environnement latino-américain, ce dernier en attend des investissements et des retombées économiques. Un investissement conséquent est actuellement effectué par le Brésil à quelques kilomètres de La Havane pour créer une plateforme portuaire dans la perspective d’une levée de l’embargo et de l’élargissement du canal de Panama (le port de Mariel). Il y a également des approches en direction du Mexique, qui traditionnellement a été le grand pays voisin n’ayant jamais isolé Cuba. Il a en effet été l’un des rares soutiens latino-américains pendant les années difficiles, même s’il s’était éloigné à la fin des années 1990. Aujourd’hui, il semblerait que cette page ait été tournée et que les relations diplomatiques s’améliorant, l’économie devrait suivre.
Avec l’amélioration des relations avec l’Amérique latine, l’ouverture sur l’Europe et également sur l’Asie, en particulier sur la Chine, Cuba attend un renforcement de son économie à travers des investissements étrangers dans le tourisme, la prospection pétrolière, l’exploitation du nickel, etc. Tout cela dépend de la mise en œuvre d’une sorte d’aggiornamento de la politique économique à la chinoise, ce vers quoi se dirige Cuba. Il faudra pour cela attendre les résultats du prochain congrès du parti communiste annoncé pour le mois d’avril. Cet ajustement déboucherait sur un système dans lequel le parti communiste resterait le parti unique mais où il y aurait une économie de marché dont l’espace serait de plus en plus large. Si les autorités cubaines ne veulent pas lâcher grand-chose en matière de démocratisation pluraliste, la contrepartie serait pour les Cubains d’avoir un mieux-vivre, un développement économique, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui.
Sous l’égide de l’Organisation des Nations unies (ONU), viennent de s’ouvrir à Genève, en ce début février, des pourparlers de paix entre plusieurs composantes de la guerre qui fait rage en Syrie depuis maintenant presque cinq ans. Au vu des conditions actuelles et des rapports de forces qui prévalent, les chances de succès de ces pourparlers sont ténues. La situation en Syrie est terrible : 250 000 morts, 4 millions de personnes sur les routes de l’exil, la moitié de la population déplacée. La difficulté à trouver une solution provient de l’imbrication des niveaux politiques et militaires et, bien sûr, de l’implication contradictoire des puissances régionales et internationales qui se livrent en Syrie à une guerre par procuration.
Au niveau militaire tout d’abord, force est d’admettre que les rapports de forces sont en train de s’inverser. Alors qu’au printemps dernier les troupes restées fidèles au régime de Bachar Al-Assad semblaient en difficulté sous les coups de boutoirs des groupes djihadistes et des différentes coalitions d’opposants armés, la situation s’est inversée, notamment depuis le début de l’intervention aérienne russe à la fin du mois de septembre 2015 et la présence accrue de combattants organisés par l’Iran en soutien aux partisans du régime de Damas. Ainsi, les djihadistes de l’Etat islamique (Daech) sont visiblement sur la défensive. Non seulement ils ne parviennent plus à élargir le territoire qu’ils contrôlent, mais ils ont en outre perdu au cours des derniers mois quelques villes importantes, reprises par les milices kurdes, et semblent, par ailleurs, commencer à connaître quelques difficultés financières. Cela ne signifie néanmoins pas que cette entité terroriste est éradiquée et il ne faut pas sous-estimer ses capacités de rebond et de nuisance, en Syrie comme au niveau international. L’Armée de la conquête, principalement composée du Front Al-Nosra, filiale syrienne d’Al-Qaïda, des salafistes de Ahrar Al-Sham et de quelques autres groupes, soutenue par l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie, n’apparaît pas en meilleure situation et a vu ses capacités offensives diminuer. En ce qui concerne les autres composantes de la rébellion armée, dites modérées, force est de constater qu’aussi bien au Nord du pays (djebel Akrad et djebel Tourkman) qu’au Sud (carrefour stratégique de Cheikh Miskine), leurs défaites se succèdent et entraînent la perte de positions qu’elles contrôlaient parfois depuis de nombreux mois. Probablement la précision des frappes aériennes de l’aviation russe et le manque d’armes susceptibles de résister à ces bombardements expliquent-elles cette situation, mais les profondes divisions qui existent en leur sein est un autre paramètre non moins important. Ainsi, l’Armée syrienne libre ne fait plus illusion et s’avère aujourd’hui être plus un sigle qu’une entité combattante hiérarchisée et dotée d’une véritable chaîne de commandement.
Au niveau politique ensuite, la situation ne semble guère meilleure pour les opposants à Bachar Al-Assad. Même si ce dernier est considérablement affaibli, il continue néanmoins à contrôler le territoire de ce que l’on appelle la « Syrie utile » et son régime a finalement connu peu de défections. Bénéficiant d’un meilleur rapport de forces militaire et du soutien, à ce stade indéfectible, de la Russie et de l’Iran, ses représentants se présentent plutôt en position de force dans la négociation. Les opposants regroupés dans le Haut comité de négociations (HCN), créé au début du mois de décembre 2015, composé d’une centaine de membres, dit groupe de Riyad, parce que soutenu et sponsorisé par l’Arabie saoudite, arrive, a contrario, en position de faiblesse, puisqu’après avoir refusé de participer aux pourparlers de Genève, il a accepté d’y venir in extremis, ce qui est révélateur de ses divisions et de sa faiblesse politique. Une des principales difficultés réside dans l’interprétation du texte de compromis, pourtant adopté à l’unanimité par le Conseil de sécurité, le 18 décembre 2015. Outre la mise en œuvre d’un cessez-le-feu, cette résolution 2254 prévoit qu’au terme de six mois de pourparlers le processus doit établir « une gouvernance crédible, inclusive et non confessionnelle », veillant à la préservation des institutions étatiques et qui aura la tâche d’écrire une nouvelle Constitution. Des élections libres doivent ensuite être organisées dans les dix-huit mois, sous la supervision de l’ONU. Les tergiversations du HCN quant à sa participation à Genève sont justifiées par son exigence de voir la mise en œuvre de « mesures de confiance » humanitaires immédiates comme préalable au réel lancement des négociations : arrêt des bombardements aériens et levée du siège de certaines villes soumises à un blocus complet par les forces du régime syrien. Cette opposition risque, en effet, de perdre une partie de sa légitimité auprès de sa base en acceptant de négocier avec ceux qui continuent de bombarder et d’affamer les zones tenues par les rebelles. Mais, en réalité, c’est plus fondamentalement la question du sort du président syrien qui reste la question la plus délicate. La résolution 2254 n’en fait aucune mention, la Russie et l’Iran ayant bloqué toute référence explicite à ce propos. Au regard du HCN, Bachar Al-Assad devra quitter le pouvoir d’ici six mois au profit d’un organe de gouvernement transitoire ayant les pleins pouvoirs exécutifs (comme le prévoyait déjà la résolution dite de « Genève 1 » de juin 2012). Les partisans du régime considèrent, pour leur part, qu’un gouvernement d’union nationale devra être formé au bout de six mois et que le sort du président Assad serait tranché lors des élections prévues dans dix-huit mois. Les approches sont donc radicalement contradictoires.
Au niveau international enfin, la situation n’est guère plus simple. Chacun comprend que la Syrie est devenue un enjeu qui dépasse largement le seul sort de ses habitants. L’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie, considérant toujours que la priorité est de faire tomber le régime de Bachar Al-Assad, continuent à soutenir les insurgés, notamment ceux regroupés dans le HCN, mais n’hésitent pas à l’apporter aussi à l’Armée de la conquête, à forte composante djihadiste. En outre, la Turquie inclut un autre paramètre, en exigeant que les Kurdes du Parti de l’union démocratique (PYD), considéré comme la projection syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), ne soient pas invités à Genève, n’hésitant pas à menacer de ne pas participer aux pourparlers s’ils étaient présents. Chantage d’autant plus regrettable que les combattants de la branche armée du PYD sont les seuls, à ce jour, à avoir infligé sur le terrain, avec l’aide des Etats-Unis, des défaites à Daech. La Russie et l’Iran considèrent a contrario que la priorité absolue est d’empêcher que les différentes composantes de la rébellion ne puissent parvenir au pouvoir, des positions connues de longue date. Ce qui semble plus significatif semble être les évolutions des Etats-Unis et, dans une moindre mesure, de la France. Le moins que l’on puisse dire est que, désormais, le soutien apporté à l’insurrection non djihadiste est beaucoup plus mesuré. Comprenant que le danger principal se concentre désormais dans l’affirmation des groupes djihadistes, Washington considère que son seul objectif est l’annihilation de Daech. C’est pourquoi les pressions états-uniennes sur le HCN ont été très fortes pour qu’il se rende à Genève, même dans le contexte d’un rapport de forces défavorable.
Au total, pour ces multiples raisons, il y a peu de probabilités qu’une solution de compromis soit rapidement trouvée à Genève. Un signe fort serait néanmoins de parvenir à des « mesures de confiance » permettant quelques succès tangibles, visibles sur le terrain, et qui constitueraient autant d’appuis concrets pour, dans un second temps, aller plus loin dans les négociations et aborder le fond des questions politiques, c’est-à-dire la mise en œuvre d’un processus de transition négocié. Parmi ces mesures de confiance, celle qui apparaît prioritaire serait la mise en place d’un cessez-le-feu. Il serait illusoire de penser qu’il puisse être imposé en même temps sur la totalité du territoire syrien, parce que des groupes, principalement djihadistes, s’y opposeront. Mais il faudrait que trois ou quatre villes puissent être concernées, elles pourraient alors avoir valeur d’exemple pour d’autres.
Tant que le fil des pourparlers n’est pas rompu, l’espoir subsiste pour qu’enfin le martyr du peuple syrien cesse. Seul un compromis pourra y parvenir. Pour ce faire, il faut que chacune des parties représentées acceptent de faire un pas vers l’autre. Ce sera douloureux, mais il n’y a pas d’autre solution.
Manon Aubry, responsable plaidoyer justice fiscale à Oxfam France, répond à nos question à propos du rapport d’Oxfam “Une économie au service des 1%”, dévoilé le 18 janvier :
– Selon votre rapport, 62 personnes possèdent autant que la moitié de la population mondiale. Comment en êtes-vous arrivés à cette conclusion ? Si le constat n’est pas nouveau, comment expliquez-vous que le fossé causé par ces inégalités soit aujourd’hui si important ?
– Quelles sont les mesures préconisées par Oxfam pour faire face à la crise des inégalités extrêmes ? La politique peut-elle encore quelque chose face à ce phénomène ?
– Quel bilan dressez-vous du forum économique mondial de Davos ? Le rapport d’Oxfam a-t-il été entendu et pensez-vous que l’appel à la mobilisation internationale débouchera sur des mesures contribuant à diminuer les inégalités dans le monde ?
Après le signalement de nouveaux crimes ce weekend à Bujumbura, la situation sécuritaire reste préoccupante au Burundi, certains craignant même une dérive génocidaire. Quels sont les éléments de tension ?
Un rapport confidentiel présenté au Conseil de sécurité des Nations unies indique qu’il y a différents scénarios possibles, dont celui, tout à fait envisageable, d’un génocide. Nous sommes dans une situation qui s’est profondément aggravée au fil du temps. Cela remonte à la décision d’avril 2015 du président burundais Pierre Nkurunziza de se présenter aux élections présidentielles et de faire, si ce n’est un coup d’Etat constitutionnel, une manipulation constitutionnelle dans le but de briguer un troisième mandat. Il y a depuis eu une extension des mouvements d’opposition, des répressions extrêmement violentes, une tentative ratée de coup d’Etat et des attaques de bastions militaires à Bujumbura au mois de décembre, fortement réprimées. Nous sommes donc dans un engrenage.
Jusqu’à présent, le conflit n’était pas réellement ethnicisé, même s’il y avait en mémoire ce qui s’est passé entre 1993 et 2005 où il y a eu environ 300.000 morts. On était dans une situation où le jeu paraissait essentiellement politique. Or, aujourd’hui, entre cinq et sept factions armées sont à la fois présentes au Burundi et dans les deux pays voisins, la République démocratique du Congo (RDC) et le Rwanda, et sont toujours capables de mobiliser des jeunes désœuvrés. De très nombreuses armes circulent et sont disponibles. Il existe un risque réel de dérive pouvant conduire à une augmentation des assassinats et des déplacés que l’on estime déjà à plus de 200.000 personnes. Les risques que cette grave crise dérive vers un génocide sont réels.
La communauté internationale s’est-elle saisie de l’ampleur de la crise ?
La communauté internationale s’en est saisie, mais le Burundi ne représente pas un réel enjeu stratégique sur le plan international. Il ne concerne pas les problématiques liées au djihadisme, au terrorisme et à l’islamisme radical, qui préoccupent actuellement le monde occidental. C’est un petit pays enclavé qui n’est pas non plus stratégique du point de vue de ses ressources. Toutefois, la communauté internationale a en tête le génocide de 1994 au Rwanda, où sa responsabilité est grande. Elle est consciente que l’histoire ne doit pas se répéter dans le pays jumeau qu’est le Burundi.
La France a, au niveau des Nations unies, fait des propositions d’intervention. Une intervention des Nations unies est bien entendu envisageable si le scénario pré-génocidaire est retenu. Ceci étant, tous les pays membres du Conseil de sécurité n’ont pas la même position du cas burundais puisque Nkurunziza est notamment défendu par la Russie et la Chine, ce qui est susceptible d’entraîner un veto au niveau du Conseil de sécurité.
L’Union européenne se mobilise comme elle le fait d’habitude, c’est-à-dire par des sanctions, en affirmant que l’aide ne doit pas non plus nuire aux populations burundaises. Il faut en effet savoir que l’aide est fondamentale pour assurer l’équilibre budgétaire du Burundi. L’Europe n’est ainsi pas très mobilisée, si ce n’est au nom de la défense des droits de l’homme.
Quant à l’Union africaine (UA), elle a avancé des propositions d’intervention militaire qui ont été récusées par le pouvoir burundais. Il faut savoir que l’UA est un syndicat de chefs d’Etats et qu’elle peut, en vertu de ses accords constitutifs, intervenir malgré la volonté d’un pays. Mais en réalité, la plupart d’entre eux n’en ont pas envie. Pour ce faire, il faudrait une majorité des deux-tiers, ce qui semble peu probable. Beaucoup de pays dont les chefs d’Etats ont eux aussi manipulé la constitution ne souhaitent pas adopter une position forte vis-à-vis du Burundi. C’est notamment le cas de la RDC, de la Tanzanie, de l’Angola ou encore du Zimbabwe. La négociation lancée sous l’égide de l’Ouganda entre les représentants du pouvoir en place et le regroupement des différentes forces de l’opposition, eux-mêmes très divisés, a échoué. Pour l’instant, l’UA est largement défaillante.
Le Burundi accuse notamment le Rwanda d’entraîner des Burundais sur son sol et les renseignements de la RDC s’inquiètent d’infiltrations à l’Est de rebelles burundais. Quels sont les risques d’un embrasement régional ?
Les risques d’un embrasement régional sont très grands. Il s’agit d’une configuration où les différentes factions armées sont localisées en RDC, au Rwanda et en même temps au Burundi. Le recrutement de jeunes ne pouvant s’effectuer sur une base religieuse, se fera naturellement sur une base ethnique (entre hutu et tutsi). Ainsi, le problème va s’ethniciser. Il est facile de mobiliser des jeunes désœuvrés sur cette base, dès lors qu’on leur fournit des armes et qu’on les paye. Il est évident que le conflit du Burundi deviendra un conflit régional. Le président rwandais Paul Kagamé a affirmé qu’il soutiendra jusqu’au bout les tutsis. La RDC soutiendra quant à elle les mouvements hutus. Les affrontements entre milices hutus et tutsis ayant cours dans la province du Kivu depuis 1994 s’accentueront au niveau régional. Cela n’est pas réjouissant et doit être à tout prix évité. Il y a de ce point de vue une responsabilité de la part de la communauté internationale, qui doit impérativement être présente sur le dossier burundais.
Les élections du 20 décembre 2015 ont laissé un Parlement espagnol très fragmenté. Comment analysez-vous la situation politique actuelle ? Est-ce un bouleversement sans précédent du système politique espagnol et quelle issue est envisageable ?
Il y a une apparence de rupture, créée par l’émergence de nouveaux partis politiques, Podemos et Ciudadanos. Mais le système politique reste ce qu’il est, qu’il s’agisse de la Constitution ou du système de partis, avec des formations de droite, de gauche, nationales espagnoles et nationalistes périphériques. Ce qui est nouveau, c’est la situation créée par le résultat de l’élection. Traditionnellement, il y avait à chaque élection un parti très majoritaire, donc il y avait soit l’alternance d’un parti à un autre, soit une continuité. Dans le cas de figure actuel, les électeurs ont dispersé leurs voix et le parlement s’est ainsi retrouvé très fragmenté. Il y a une nécessité pour les uns et pour les autres d’ouvrir un dialogue en vue de voir s’il est possible de constituer une majorité, ce qui s’avère extrêmement difficile compte tenu du résultat d’une part, et de l’absence d’autre part d’une culture de dialogue et de compromis pour composer des majorités entre des forces politiques différentes. Depuis le 20 décembre 2015, le jeu est ouvert. Les propositions sont sur la table, mais on ne voit pas très bien quelle pourrait être l’issue de ces éventuelles négociations avant l’ouverture des travaux parlementaires. Nous verrons le 13 janvier 2016 si, pour la composition du bureau du parlement, les députés arrivent à se mettre d’accord sur l’élection d’un président et ensuite d’un bureau représentatif de la diversité du congrès des députés.
Carles Puigdemont a été élu à la présidence de la Catalogne, qu’il promet de mener vers l’indépendance en 2017. Peut-il accélérer le processus de sécession ? Comment l’exécutif national répond-il à ce défi ?
Carles Puigdemont ne peut manifestement pas accélérer le processus de sécession car la Constitution ne le permet pas. Il paraît difficile d’aller vers une décision de ce type sans qu’il y ait une négociation avec le pouvoir central. À partir du moment où le président du parlement catalan, avec sa majorité, refuse ce type de dialogue, le gouvernement central à Madrid va saisir le tribunal constitutionnel qui va invalider toutes les décisions prises comme hors la loi, même s’il s’agit d’un hors la loi assumé par une partie de la collectivité nationale, celle des partis indépendantistes catalans, majoritaires dans leur assemblée. Ce cas de figure s’est déjà manifesté au Pays basque. Les initiateurs de ces décisions doivent donc savoir qu’ils ne pourront pas aller au bout de leur démarche, ce qui pose un certain nombre d’interrogations et de problèmes, d’autant plus qu’un rapport de force aurait pu être créé si les partisans de l’indépendance de la Catalogne disposaient d’une très large majorité, ce qui n’est pas le cas. Il faut rappeler qu’aux élections du mois de septembre 2015, le parlement catalan ayant été dissous cette dissolution avait été présentée comme étant à caractère plébiscitaire. Une majorité parlementaire, petite mais réelle, en était sortie pour les partis indépendantistes. En revanche, ces partis étaient loin du compte en termes de voix puisqu’ils n’avaient obtenu qu’un petit peu moins de 48% des votes exprimés, ce qui ne leur donne manifestement pas le poids et la légitimité suffisante pour aller au bout de leur démarche.
L’Espagne est l’un des pays les plus impactés par la crise économique en Europe. La situation est-elle en train de s’améliorer ?
La situation est en train de s’améliorer du point de vue macroéconomique. Il y a une reprise effective, avec des créations d’emplois, mais le trou dans lequel était tombée l’économie espagnole était si grand et les effets négatifs sur la population si importants que le redressement de la courbe de ces derniers mois n’est pas encore perçu par la majorité de la population, ce qui explique le vote sanction du 20 décembre 2015. Il s’agit en effet d’un vote de sanction. Le parti populaire est arrivé en tête, mais il a perdu 63 députés. L’interprétation qu’on doit donner au vote exprimé est donc sans équivoque. Les électeurs ont considéré qu’en dépit d’une reprise économique qui peut se lire statistiquement, ils n’en voient pas la couleur dans leur quotidien, y compris dans la création d’emploi. La diminution du chômage est due autant aux créations d’emplois qu’au retour des immigrés dans leur pays d’origine et à la reprise d’une immigration espagnole en direction des pays étrangers, ce qui fait nécessairement chuter le pourcentage des personnes en quête de travail.
Journaliste d’investigation à Libération, écrivain, réalisateur de documentaires et spécialiste de la lutte contre la criminalité financière, Denis Robert est aussi romancier et plasticien. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage « Mohicans : connaissez-vous Charlie ? », aux éditions Julliard.
Votre livre est un hommage émouvant à Choron et Cavanna, les créateurs du Charlie Hebdo. En quoi ont-ils été novateurs, voire révolutionnaires, pour la presse ?
Ils étaient libres. Et les hommes libres capables d’écrire, de créer et de dessiner, ça ne court pas les rues.
Ils ont inventé un art qu’on dit « bête et méchant », mais qui était en réalité intelligent et gentil. Seuls les cuistres et les sots ne l’ont pas compris. Et ne le comprennent toujours pas. Ces hommes, c’était la bonté même.
Cavanna était l’ange tutélaire et inquiet de ce « bordel créatif » qu’était Hara-Kiri d’abord, Charlie Hebdo ensuite. Et Choron, une sorte de diable bienveillant. Sans Choron, cette aventure de presse n’aurait jamais existé et duré aussi longtemps. C’était lui l’éditeur, le producteur. Il allait chercher de l’argent partout pour que les dessinateurs et les chroniqueurs soient payés. Il avait également prévu le désastre à venir avec l’arrivée de Philippe Val. Il est le seul à avoir refusé le marché qu’on lui proposait. Cavanna le dit d’ailleurs avec beaucoup de désespoir: « Choron avait vu juste, on n’aurait jamais dû y aller ». Sans Cavanna, rien n’aurait été possible éditorialement. L’inventeur de la formule magique c’est lui. Mais Cavanna avait besoin de Choron pour créer et faire émerger tous ces talents.
Ça n’existe nulle part ailleurs un ange et un diable qui s’aiment autant et qui sont capables de générer une telle armée de guerriers : Reiser, Topor, Willem, Fred, Delfeil, Wolin, Fournier et tous les autres. Ces gars-là, toute l’équipe des débuts, de 1960 à 1982, étaient des guerriers magnifiques, libres, indépendants des pouvoirs, ne cherchant ni les honneurs, ni l’argent ou la postérité. On est tous leurs enfants, même ceux qui ne le savent pas encore. Ils ont tellement lutté contre la censure. Ils ont décadenassé la société française sous De Gaulle, Pompidou, Giscard. Finalement Mitterrand les a tués. Il subsiste pourtant une fibre bête et méchante. Ceux qui savent se reconnaîtront.
Et pourtant ils se sont querellés, séparés, tout en conservant une estime réciproque : comment expliquez-vous cela ?
J’ai passé du temps avec les deux. Moins avec Choron qu’avec Cavanna. Mais avoir bu des coups ou dîner avec Choron permet de sentir l’homme. Choron était l’ami de Lefred qui lui-même était mon ami. Il a fini sa vie dans la Meuse, pas très loin de chez moi, et venait souvent à Nancy. Cavanna, j’ai fait ce film avec lui, passé du temps en tête à tête à l’interroger, à l’écouter.
C’étaient des types généreux. Ils avaient conscience du temps qui leur restait sur Terre. Ils étaient revenus de presque tout : le pouvoir, l’argent, l’amour, la mort, le cancer, la politique, la connerie, Parkinson. Et ils étaient conscients de leur liberté, de leur différence, des trains qu’ils avaient manqués. Ils avaient un ego moins développé qu’on ne l’imagine. Ils s’engueulaient. Comme des frères. Mieux que des frères parce qu’ils n’avaient pas de parents en commun.
Leur brouille est directement liée à la reprise en main du titre par Philippe Val en 1992. Choron en tant que directeur de publication l’avait déposé. Mais comme il était interdit de gestion, il avait utilisé un prête-nom. Philippe Val et son avocat Richard Malka ont vite compris l’intérêt qu’il y avait à ressortir un journal sous l’étiquette Charlie Hebdo. Mais Choron résistait. Cavanna ne parvenant pas à le convaincre de rejoindre l’équipe qui se constituait autour de Val et de Cabu, a accepté l’idée de faire un procès à Choron sur la paternité du titre. On entre alors là dans une histoire tumultueuse que je raconte dans le livre. Et qui est en définitive la saga d’une spoliation et d’un détournement.
Choron va perdre ses procès, sur la base de témoignages dont on sait aujourd’hui qu’ils étaient en partie faux. Mais Cavanna va perdre à long terme son journal. Puisque Val, avec l’appui de Malka, va progressivement et habilement l’évincer de son journal. C’est très triste. Cavanna, au soir de sa vie, en était malheureux. Il me le dit face caméra : « Je me suis fait avoir, j’aurais dû écouter Choron. C’est lui qui avait raison contre tout le monde… » Ces procès ont cassé quelque chose entre eux, mais l’affection, l’amour qu’ils se portaient est, je crois, resté intact. Choron ne disait pas de mal de Cavanna. Et Cavanna non plus. Ils se sont fait avoir par des types plus malins qu’eux. Et sans talent.
Val et Malka ont usé et abusé du génie de Cavanna et de Choron et de tous les autres pour faire un journal différent qui a lentement dérivé et est devenu, selon l’aveu même de Cavanna, un mauvais canard politique, avec des petits dessins pas terribles. Ils y sont allés franco. Ils sont à l’image de l’époque. Ce sont des hommes de réseau, de pouvoir, ambitieux. Et ils ont gagné la partie. Ils la gagnent tous les jours. Les suites médiatiques et politiques de l’attentat de janvier ont été – de ce point de vue – une sorte de point d’orgue. On les a vus partout s’approprier la mémoire de Charlie. C’est sûrement ce qui m’a réveillé et décidé à écrire ce livre qui est bien autre chose que la seule narration d’une aventure de presse. Je le vis et je l’ai écrit comme un drame shakespearien. Une histoire française pleine d’amour, de colère, de passion, de fantômes et de trahisons. Je suis arrivé tard dans cette histoire avec un regard extérieur. Mais mon livre et le film existent maintenant, malgré les pressions, les tentatives nombreuses d’étouffement, les menaces de procès. Tout cela sort aux forceps. Ce qui me rend heureux c’est de voir que, loin des medias mainstream, le public, les lecteurs s’en emparent. Et que ce savoir se diffuse largement. Au grand damne des usurpateurs.
Pourquoi êtes-vous si dur avec Philippe Val et Richard Malka, qui se présentent pourtant comme les héritiers de Choron et Cavanna et les représentants de Charlie Hebdo ?
Le Charlie Hebdo de 1992 était une copie quasi conforme – quasiment la même équipe et les mêmes dessins – de La Grosse Bertha, un hebdomadaire satirique qui vendait alors environ 15 000 exemplaires par semaine. Val a changé l’étiquette, a appelé ça Charlie Hebdo et le journal s’est vendu à 150 000. Là commence l’arnaque. S’ils avaient respecté l’esprit des créateurs, cela ne poserait pas de problème. Ils ont dilapidé cet héritage, se sont enrichis sur cet héritage. Et ont détourné son sens profond. Charlie Hebdo était un journal boussole pour la gauche et l’écologie. Ils ont gardé la boussole mais ont truqué le mécanisme. Le public et les lecteurs se sont fait avoir sans rien savoir de ce qui se passait en coulisse. C’est un peu comme dans ces familles où après avoir piqué sa pension, sa maison et ses chaussettes, on cache le vieux père à l’hospice en attendant qu’il crève. Mais que surtout ça se fasse dans le silence, maintenant que tout est réglé et qu’on est en haut de l’affiche. Ben voilà, je brise ce silence. Et je ne suis pas dur. Je me trouve très gentil.