Jérusalem connaît une nouvelle vague de violences. Certains vont jusqu’à parler d’une troisième Intifada. Le mot vous semble-t-il approprié ?
Le terme renvoie à l’idée de soulèvement. Ce à quoi on assiste en ce moment, ce sont plutôt des initiatives isolées. Il n’y a pas de slogan général, si ce n’est la défense de Jérusalem et de l’esplanade des mosquées. Mais ça signifie quand même quelque chose. C’est la traduction en actes violents de l’état d’exaspération et de désespoir de la jeunesse palestinienne. C’est la génération Oslo, celle qui a vécu l’échec des accords. Quand vous parlez d’actualité, c’est aussi l’anniversaire de l’assassinat d’Yitzhak Rabin. Il faut rappeler qu’il a été assassiné par un extrémiste juif qui avait pour objectif de faire échouer les accords d’Oslo…
Ces derniers mois, on a moins parlé du conflit israélo-palestinien « au profit » du djihadisme au Moyen-Orient. Quelle est l’articulation entre les deux ?
En l’état actuel, il n’y a pas de connexion, de relation. Les djihadistes n’ont pas la cause palestinienne comme revendication première, loin s’en faut ! Ils ne sont pas mus par ce conflit. Leurs principaux ennemis sont d’abord incarnés par les Chiites. Le problème, c’est que les nationalismes qui alimentent le conflit israélo-arabe connaissent une évolution religieuse. Il y a une emprise du religieux dans ce qui était à l’origine des nationalismes relativement classiques, avec libération nationale et création d’un État indépendant. Cette dérive pourrait être finalement récupérée par les djihadistes pour transformer la cause palestinienne en cause purement religieuse. Vous avez aussi une partie de la droite israélienne qui tend à plaquer une grille de lecture religieuse au conflit. Les références à la Bible sont devenues omniprésentes dans les discours politiques. On ne parle plus par exemple de Cisjordanie mais de Judée Samarie.
Le thème c’est : « l’accord impossible ». Est-ce vraiment mort ?Le problème, c’est que l’on s’interroge sur l’existence même d’une volonté de trouver un accord. La volonté est là côté Palestinien, c’est celle exprimée par l’Autorité palestinienne. C’est vraiment du côté israélien que la question se pose. Le secrétaire d’État américain John Kerry, lors de la dernière tentative de relance des négociations, a reconnu que le blocage était dû essentiellement à la rigidité de la position israélienne. Les Israéliens considèrent qu’il est possible de négocier tout en continuant la colonisation. Ce que les Palestiniens refusent.
Le limogeage mi-septembre du général Mohamed Médiène, alias Tewfik, chef du département du Renseignement et de la Sécurité (DRS), vient couronner le parachèvement du pouvoir du clan présidentiel. Après plusieurs mois de guerre de tranchée, Abdelaziz Bouteflika a saisi l’opportunité de se débarrasser de cet encombrant officier supérieur.
Dans la nuit du 16 au 17 juillet derniers, au moins trois hommes ont tenté de s’introduire dans la résidence médicalisée de Zéralda, sur le littoral à l’ouest d’Alger, où le président de la République a élu domicile depuis sa longue hospitalisation à Paris début 2014. Repérés par les membres de la garde présidentielle, qui ont fait usage de leurs armes, les assaillants se replient dans la forêt voisine. Que s’est-il passé ? Etait-ce une tentative d’attentat contre la personne du président ? Selon plusieurs sources, le rapport remis au chef de l’Etat évoque « une intrusion, sans trace de douilles ». Aussitôt, plusieurs proches de Bouteflika sont appelés à faire valoir leur droit à la retraite : le chef de la garde républicaine, le directeur général de la sécurité et de la protection présidentielle (DGSPP), qui relève directement du DRS. Enfin, le chef de la direction de la Sécurité intérieure (DSI, contre-espionnage), le général Ali Bendaoud, pourtant proche et zélé serviteur du président est remercié et mis à la retraite d’office sans explication.
Cet épisode a été peu commenté à Alger, où il est toujours difficile d’obtenir ou de vérifier des informations. Au-delà de la dimension sécuritaire, cet incident révèle les tensions et les luttes internes au sérail.
La succession en ligne de mire
Affaibli par la maladie, Bouteflika n’a pas perdu son sang-froid ni son sens aigu des rapports de force. Patiemment et progressivement, il a repris en main les principales manettes du pouvoir réel et placé des fidèles aux postes stratégiques. Dans ce jeu d’ombre, c’est la succession que le président et son entourage préparent et qu’ils veulent contrôler de bout en bout.
La chute des revenus tirés de la vente des hydrocarbures sur le marché mondial, inquiète le régime, qui craint les réactions d’une population dont la détérioration des conditions de vie ne cesse de s’accentuer.
Pour ne pas avoir envisagé de réformer le système de gouvernance qui régit l’Algérie depuis 1965, date du coup d’État de Boumédiène, Abdelaziz Bouteflika pourrait bien être confronté à un trou noir politique et social. Le contrat sur lequel fonctionne le pays depuis plusieurs décennies a été rompu. Les différentes alliances nouées pour préserver le régime et assurer la redistribution selon des critères très précis ont volé en éclat : alliance civilo-militaire, pouvoir discursif des légitimités, capacité du régime à garantir la sécurité et redistribuer la rente.
Cet équilibre ne fonctionne plus. l’Algérie est confrontée à de multiples défis qu’elle ne parvient pas à gérer et dont elle n’a pas anticipés les conséquences. Le mode de fonctionnement hérité de la guerre froide a atteint ses limites, et il ne semble pas pouvoir survivre à l’actuel chef de l’Etat. Dans ce contexte, quel peut-être l’évolution d’un pays central pour la stabilité de la région ?
Résilience ?
L’irruption au Maghreb de Daech permet au régime de réaménager l’autoritarisme et de grignoter des espaces de démocratie. Face au terrorisme, la sécurité a supplanté les débats, chacun doit se déterminer par rapport à ce facteur dont on ne veut pas faire un acteur. La diabolisation des terroristes de Daech est prétexte pour faire tomber tous ceux qui tentent de porter un projet alternatif. Plus de place pour les processus ou l’idée d’une transition par la négociation.
Rien ne permet, à ce jour, d’entrevoir une volonté de résilience du régime. Bien au contraire, la situation sécuritaire à ses frontières le renforce dans l’idée de « tenir bon », un choix plus ou moins encouragé par ses partenaires européens et américains. D’autant que les nouvelles élites économiques ou politiques font pression pour maintenir le statu quo et gagner du temps pour poursuivre leur enrichissement. Dans le cas de l’Algérie, les nouvelles alliances se tissent à l’extérieur du pays. Habile politicien, diplomate chevronné, Bouteflika comprend que la pérennité de son clan dépend en partie de sa capacité à donner des gages, notamment à la France, et des garanties quant aux intérêts de ses alliés, en échange d’une bienveillante « inattention » à la situation politique du pays. Certains à Alger n’hésitent pas à affirmer que la reprise en main de l’appareil sécuritaire a été longuement préparée durant la convalescence parisienne du président de la République. Voire en concertation avec certains cercles influents de l’appareil d’Etat français. Quoi qu’il en soit, les faits sont têtus : malgré un pouvoir renforcé et un soutien occidental sans faille, le régime est de plus en plus contesté en interne, les revendications sociales sont en hausse et les capacités financières en baisse limitent les champs d’action pour contenir la grogne.
Face à ces multiples crises et à l’autisme du pouvoir, les conséquences à court terme pourraient conduire à un affrontement à l’intérieur du sérail. Cette hypothèse ne garantit en aucun cas la stabilité de l’Algérie, au contraire, elle apporte plus de confusion et moins de légitimité à ceux qui pourraient prendre les rênes du pays sans passer par les urnes.
Comment se caractérise l’environnement sécuritaire régional en Asie ?
La première chose qu’il faut avoir en tête quand on s’interroge sur l’environnement sécuritaire du Japon, c’est le fait qu’il a face à lui un adversaire désigné : la Corée du Nord. Cette dernière dispose de moyens offensifs de grande ampleur contre le Japon puisque les missiles balistiques nord-coréens sont capables de frapper n’importe quel point de l’archipel japonais. On peut ainsi considérer que les décisions qui sont proposées aujourd’hui par le cabinet de Shinzo Abe sont en partie justifiées par cette menace sécuritaire réelle qui, bien évidemment, va de pair avec le caractère instable du régime nord-coréen et donc la possibilité dans le cas d’une escalade de voir ce régime se lancer dans une offensive.
Bien sûr, ce n’est sans doute pas en pensant essentiellement à la Corée du Nord que les milieux conservateurs ont décidé de réinterpréter cette constitution. C’est davantage le référent à la Chine qui est mis en avant ou qui permet d’alimenter cette nouvelle posture stratégique. Le Japon s’inquiète de manière presque tous azimuts de la montée en puissance chinoise. Il s’inquiète également de son déclassement économique et de sa perte d’influence dans la région, notamment face à l’Asie du sud-est où on a vu des offensives fortes de la part de la Chine au cours des deux dernières décennies. Enfin, il s’inquiète de la montée en puissance militaire chinoise. Rappelons que le 3 septembre dernier, la Chine a procédé à cette grande parade militaire dans laquelle elle fait la démonstration de sa force. Dans le même temps, les deux pays sont engagés dans un différend maritime de grande ampleur autour des îles Senkaku et Diaoyu. Nous faisons face à une période très tendue entre les deux pays qui inquiète du côté japonais et peut justifier le fait de renforcer, non seulement ses capacités de défense, mais surtout cette possibilité d’avoir recours aux forces armées de manière à défendre les forces de l’archipel mais aussi les alliés éventuels, en particulier les Etats-Unis, dans le cas d’une confrontation avec un adversaire potentiel.
Dans quelle mesure cette interprétation de la constitution est-elle significative des débats actuels sur la sécurité au Japon ?
Il convient d’abord de rappeler que ce n’est pas la première fois que les Japonais se trouvent divisés sur cette interprétation de la constitution. On peut même estimer que depuis qu’elle est entrée en vigueur après la Seconde Guerre mondiale, sous l’autorité des Etats-Unis, il y a eu de manière assez constante des oppositions entre un mouvement qualifié de pacifiste, très favorable à cette constitution pacifiste et à cet article 9 qui contraint l’emploi de la force sur les théâtres extérieurs, puis de l’autre côté des conservateurs qui eux étaient plus enclin à vouloir permettre au Japon de pouvoir se lancer dans des opérations extérieures. Il n’y a ainsi rien de nouveau. On peut même dire que les débats les plus vifs ne sont pas ceux auxquels on assiste depuis maintenant quelques semaines, avec des manifestations de grande ampleur, qui restent malgré tout inférieures à celles qu’on a pu constater dans les années soixante ou soixante-dix où il y avait des oppositions véritablement sociétales au sein du Japon. Aujourd’hui c’est moins marqué ; on le voit d’ailleurs avec les réactions à cette décision qui a été actée le 18 septembre dernier. Il n’y a pas eu d’énorme mouvement consécutif à cette décision. On a l’impression que les Japonais restent encore dans l’attente. Toutefois, on relève des différences très nettes, non seulement dans l’appréciation qui est à donner de ce rapport du Japon à son environnement sécuritaire mais aussi et surtout des interprétations différentes sur ce que le pays doit incarner comme valeurs et quel doit être le message que le pays doit faire passer à ses voisins et au reste du monde. Ce sont des vieux débats qui font référence aux crimes de l’armée impériale japonaise, à Hiroshima, à un passé qui reste très présent et qui s’invite de manière régulière dans la société japonaise mais que l’on va retrouver aujourd’hui en convergence avec un environnement sécuritaire jugé, à tort ou à raison, instable et potentiellement dangereux.
Quelles sont les réactions régionales de ce changement de la politique de défense japonaise ?
C’est la question la plus importante dans cette nouvelle décision. On relève une possibilité qui semble se confirmer déjà avec l’accueil favorable des Philippines. On semble voir deux camps qui vont progressivement se mettre en place.
D’un côté des pays se montrent inquiets de cette nouvelle posture japonaise et le font savoir en manifestant une hostilité très forte, comme la Chine ou la Corée du Sud. Du fait de leurs différends, ils s’inquiètent de cette nouvelle posture qu’ils estiment potentiellement déstabilisante pour la région. D’autres pays, parce qu’ils entretiennent une rivalité, en particulier avec la Chine, vont accueillir favorablement cette nouvelle prise de position forte de la part de Tokyo tels que les Philippines, sans doute le Viêtnam, dans une moindre mesure Taiwan, et de manière plus large l’Inde qui est engagée depuis plusieurs années dans un dialogue stratégique avec le Japon, soit tous les pays qui s’inquiètent eux aussi pour des raisons qui leurs sont propres de cette montée en puissance chinoise et voient plutôt d’un bon œil le fait que le Japon prenne des responsabilités sur cette question.
Quand on met en perspective cette dimension régionale, on se rend compte que c’est toute une donne qui peut être modifiée et on entre dans une nouvelle forme d’équilibre stratégique dans la région.
Même ceux qui en 2008 étaient raisonnablement, et donc modérément, optimistes sur la politique étrangère qu’Obama pourrait poursuivre, ont été déçus. Nous savions qu’il n’avait pas de baguette magique mais qu’il éviterait, contrairement à son prédécesseur, de provoquer des catastrophes. Il était évident qu’il ne pourrait pas facilement réparer tous les dégâts provoqués par ce dernier. On pouvait simplement espérer qu’il défendrait l’intérêt national américain avec plus de clairvoyance que son prédécesseur.
Son discours du Caire sur le Proche-Orient avait suscité des espoirs; il a été impuissant à faire avancer la cause de la paix au Proche-Orient.
Son prix Nobel de la paix a été trop anticipé. Il restera, comme éléments positifs, la réconciliation avec Cuba et l’accord nucléaire avec l’Iran. Espérons que les États-Unis signent l’accord de Paris sur le changement climatique en décembre pour améliorer ce maigre bilan. Mais, même les déçus d’Obama risquent de le regretter profondément si un Républicain venait à être élu en 2016.
Le 16 septembre, un débat opposait les onze candidats républicains et était centré sur les questions de politique étrangère. Sur la question la plus importante du moment, la crise migratoire en Europe, chacun a fait assaut de fermeté anti migrants. Nul ne s’est aventuré à dire ce que pouvaient faire les États-Unis pour contribuer positivement à cette crise. On peut concevoir que le sujet n’est pas réellement porteur d’un point de vue électoral. Ce qui est plus inquiétant c’est que l’Union européenne n’a pas été mentionnée une seule fois dans le débat, pas plus que la France.
Le fidèle allié britannique peut éprouver une certaine déception. Le Royaume-Uni n’a pas non plus été évoqué lors du débat. Donald Trump a proposé de laisser Bachar el-Assad et Daech se battre, même jusqu’au bout. Une sorte de réinvention du dual containment, qui n’offre guère de grandes perspectives. Il a également reconnu être mal à l’aise avec les « noms arabes ».
C’est par rapport à la politique à l’égard de la Russie que l’on peut le plus s’inquiéter. Poutine a été traité de gangster par Marco Rubio, qui propose d’aller à Moscou rencontrer ses principaux opposants. Une bonne manière certainement d’avoir de belles photos mais le meilleur moyen de les décrédibiliser totalement aux yeux de la population russe et de nourrir la propagande de Poutine sur le fait que ceux qui le critiquent sont des agents de l’étranger.
Carly Fiorina, qui a marqué des points en mettant en cause Trump, a des idées assez simples sur la politique étrangère. Elle pense ne pas avoir à discuter avec le président russe. C’est tout simplement oublier qu’y compris au pire de la guerre froide, il y eut des contacts entre Washington et Moscou. Elle veut, au contraire, reconstruire la sixième flotte et développer le programme de défense antimissile, et même lancer des exercices militaires « agressifs » (sic) dans les États baltes et envoyer des milliers de soldats en Allemagne. Ainsi, affirme-t-elle, Poutine recevra le message. On peut douter que l’Allemagne soit enthousiaste à l’idée de recevoir des renforts américains. Mais peut-elle pense-t-elle pouvoir agir sans consulter Berlin.
Bien sûr, l’accord nucléaire avec l’Iran a été remis en cause. Fiorina proposait même d’appeler le guide suprême pour lui demander de permettre des inspections américaines sur la plupart des installations militaires iraniennes. Nul doute que Khamenei (qui par ailleurs, petit détail, n’a jamais été en contact direct avec les responsables américains, laissant cela au Président et au gouvernement) obéisse immédiatement à cet ordre. Et que les autres pays qui ont négocié l’accord (Russie, Chine, France, Royaume-Uni, Allemagne) apprécient ce changement unilatéral et brutal.
Les candidats ont insisté sur le fait de rebâtir la force militaire américaine, et sur la nécessité de voir les États-Unis de nouveau être leaders dans le monde.
C’est simplement aberrant. L’illusion d’un monde unipolaire, que la catastrophique guerre d’Irak aurait dû définitivement faire voler en éclats, revient à une époque où elle est moins possible que jamais. Le manque de connaissance et compréhension du monde extérieur pour la plupart des candidats républicains est tout simplement hallucinant et annonciateur d’immenses dangers pour le monde et de cruelles désillusions pour Washington.
Samedi matin, c’est un tournant majeur dans la politique de défense du Japon qui a eu lieu. La Chambre des conseillers, chambre haute de la Diète (le parlement japonais) a adopté largement, par 148 voix pour et 90 contre, les deux projets de loi en matière de sécurité du gouvernement conservateur du Premier ministre japonais, Shinzo Abe.
Le parti libéral-démocrate et son allié, le Komeito, ainsi que trois petits partis de l’opposition, ont assuré une confortable majorité aux projets mûris de longue date par Shinzo Abe et ses partisans.
Ce vote met fin à un processus à la fois long – les projets de loi ont été présentés en mai et ont conduit à plus de deux cents heures de débats acharnés – et controversé puisque l’opposition a, jusqu’au bout, tenté de le bloquer. Vendredi, le principal parti d’opposition, le parti démocratique du Japon, appuyé par quatre autres formations, a soumis une motion de censure contre le gouvernement Abe mais elle a été rejetée par la Chambre des représentants, la chambre basse de la Diète.
Shinzo Abe a mis tout son poids dans la balance, convaincu que la législation japonaise doit évoluer et s’adapter à l’environnement international de plus en plus menaçant.
« Ces lois sont absolument nécessaires parce que la situation sécuritaire autour du Japon est de plus en plus grave », a-t-il déclaré jeudi. Ce petit fils de Nobusuke Kishi, Premier ministre révisionniste à la fin des années cinquante et à l’aube des années soixante, estime aussi qu’avec la nouvelle législation, le Japon redeviendra un pays « normal » pouvant jouer un rôle dans les affaires mondiales et prendre une plus grande part du fardeau dans l’alliance militaire avec les États-Unis, ce qui ne peut que réjouir ces derniers qui en font la demande depuis un demi-siècle.
Un changement historique qui inquiète
Que prévoient les projets de loi ?
L’un des d’eux modifie 10 lois existantes en matière de sécurité pour lever diverses restrictions pesant sur les Forces d’autodéfense (FAD, nom de l’armée japonaise), y compris l’interdiction de longue date implicite dans l’article 9 de la Constitution japonaise portant sur la légitimité de l’autodéfense collective.
L’autre crée une nouvelle loi permanente qui permet au Japon de déployer les FAD à l’étranger afin de fournir un soutien logistique aux opérations militaires autorisées par les Nations Unies, impliquant une force étrangère ou multinationale.
Ces lois prévoient donc le passage d’une doctrine de sécurité fondée sur l’autodéfense individuelle à une doctrine d’autodéfense collective qui permettra au Japon de venir en aide à des pays alliés, et notamment aux États-Unis liés par un traité de sécurité avec le Japon depuis 1960. Plusieurs scénarios d’engagement sont évoqués. Ainsi, si un navire militaire américain était attaqué par une force ennemie, chinoise ou nord-coréenne par exemple, les FAD pourraient alors venir en aide à ce bâtiment en danger. Autre possibilité, si le golfe Persique se trouvait miné par une puissance ennemie, le Japon pourrait y déployer des navires pour dégager les lignes de communication, en vertu de ses besoins en approvisionnements énergétiques, notamment pétroliers. Troisième cas de figure, le Japon pourra participer à des opérations de maintien de la paix (OMP) internationales en envoyant des forces qui pourraient désormais fournir un appui logistique et éventuellement protéger des travailleurs étrangers sur place, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent. L’intervention armée pour le sauvetage d’otages japonais est également devenue possible. Lors des débats parlementaires, Shinzo Abe s’est d’ailleurs évertué à rappeler l’ampleur de la menace terroriste, soulignant qu’en janvier 2013, 10 otages japonais avaient été tués à l’usine de gaz Amenas en Algérie par un groupe terroriste islamiste.
Ces différents cas de figure envisagés marquent une rupture sensible par rapport à la politique traditionnelle du Japon, fondée sur l’interprétation de la constitution de 1946. C’est donc un tournant historique conduisant à ce que certains commentateurs considèrent comme la sortie de l’archipel de la posture pacifiste de l’après Seconde guerre mondiale.
Jusqu’à présent, les forces armées se limitaient à la seule défense de l’archipel et ses alentours en vertu d’une interprétation de la constitution permettant le droit individuel à l’autodéfense, même si des missions de soutien logistique ont pu être assurées dans les années 2000 en Irak et dans l’océan Indien pour venir en aide aux coalitions internationales dans l’ex-Mésopotamie et en Afghanistan. Dorénavant, les FAD pourront s’engager pour aider, y compris par les armes, un allié menacé. Un tel changement ne laisse pas indifférent les voisins du Japon.
Les pays voisins mécontents
La Corée du Sud considère avec méfiance l’évolution en cours de la législation en matière de défense car elle lui rappelle le militarisme passé de l’ancien « empire du Soleil levant », qui a colonisé par la force le « pays du matin calme » de 1910 à 1945 et y a commis de multiples exactions. Son voisin communiste du Nord, dirigé d’une main de fer par le régime despotique de Pyongyang, est lui plus violent dans ses diatribes aux accents nationalistes, dénonçant le retour du militarisme agressif nippon.
Son allié chinois a, lui, appelé Tokyo à de très nombreuses reprises, jouant aussi de la carte nationaliste qui permet de masquer son impéritie ou en tout cas ses insuffisances, à ne pas menacer la stabilité régionale et à se « conformer à la voie du développement pacifique » que lui-même est bien loin de respecter.
Le peuple japonais inquiet
Dans l’archipel, la population japonaise, très attachée au pacifisme constitutionnel, a exprimé son opposition, manifestant massivement par dizaines de milliers devant la Diète. Et cette opposition n’a pas fléchi malgré les tentatives de l’exécutif de la convaincre du bien-fondé de sa démarche iconoclaste. Un sondage réalisé du 12 au 13 septembre pour le quotidien Asahi Shimbun, situé à gauche de l’échiquier politique, a révélé que 54 % des répondants sont contre les projets de loi, seuls 29 % y apportant leur soutien.
Beaucoup d’électeurs craignent que les nouvelles lois ne puissent entraîner l’Archipel nippon dans une guerre impliquant les États-Unis, allié principal du Japon, alors que Tokyo est traditionnellement dépendant de la diplomatie et de la politique militaire de Washington.
Ils redoutent aussi que ce vote sans précédent ne vide la Constitution de sa substance, puisque la majorité des experts constitutionnels estiment que les nouvelles lois sont contraires à l’article 9 de ladite Constitution, qui n’autorise que le droit à l’autodéfense individuelle et prohibe même l’existence de forces armées.
Du côté de ces forces d’autodéfense, dont Shinzo Abe vient de demander une substantielle hausse du budget pour faire face aux menaces de la Chine et de la Corée du Nord, certains militaires s’inquiètent des développements récents qui les concernent au premier chef mais sont prêts à en assumer les risques. Leurs familles craignent pour leurs vies et sont consternées, voire révoltées par cette « violation » du pacifisme constitutionnel.
Pour autant, si ces inquiétudes sont légitimes, elles sont aussi excessives.
D’abord, plusieurs conditions encadrent l’usage de la force dans la nouvelle législation. Il faut que le Japon soit attaqué, ou qu’un proche allié soit menacé, et que cette attaque mette en péril la survie du Japon et pose un danger clair à la population. L’usage de la force doit également être limité au minimum nécessaire.
Il ne s’agit nullement de déployer des milliers de forces combattantes sur des terrains d’opération où les combats font rage. Il ne s’agit donc pas de revenir au militarisme d’antan mais de permettre au Japon de mieux jouer son rôle dans l’alliance avec les États-Unis et de mieux s’affirmer sur la scène internationale. Quand bien même le gouvernement nippon le voudrait, force est de constater que la population reste massivement attachée au pacifisme hérité de la défaite de 1945. Et si les forces armées sont, depuis, redevenues plus populaires que l’armée impériale honnie, il n’est nullement question de les transformer en un nouvel instrument de conquête.
Hormis une dégradation brutale et menaçante de l’environnement sécuritaire régional, on ne doit pas craindre une résurgence du militarisme nippon.
Quel a été le contenu de cette visite diplomatique ? Est-elle le marqueur de la réconciliation entre Paris et Rabat, mettant fin à la crise diplomatique intervenue en 2014 ?
Cette visite intervient clairement pour parachever la réconciliation qui était entamée déjà depuis plusieurs mois. Il s’agissait pour le président de la République, François Hollande, de marquer le coup en rendant visite à son homologue le roi Mohammed VI à Tanger. Cette visite vient conforter et réconforter ceux qui souhaitaient que cette brouille soit totalement derrière nous et permet de repartir sur des bases différentes ; les Marocains ont en effet fait savoir qu’ils souhaitaient construire une relation nouvelle sur le plan diplomatique. C’est tout à fait légitime du point de vue du Maroc parce qu’il y a de enjeux nouveaux, à la fois en termes économiques et sécuritaires. Le pays joue un rôle extrêmement important compte tenu des menaces qui pèsent aujourd’hui au Maghreb et qui concernent aussi la France.
Plusieurs entreprises françaises étaient présentes au sein de la délégation. Quels sont les enjeux économiques de cette visite pour la France ?
Les enjeux économiques sont très importants parce que pour la troisième année consécutive, la France n’est plus le premier partenaire commercial du Maroc, supplantée par l’Espagne. Il s’agit d’un élément de taille car, après l’Algérie, où la France a également été délogée par le géant chinois, premier partenaire commercial du pays depuis maintenant cinq ans, c’est au Maroc, dans l’un de ses très anciens bastions, que la France voit ses positions battues en brèche sur le plan économique et commercial.
Après l’Europe, le Maghreb est ce qui permet à la France de continuer d’être une puissance dont la voix est entendue, parfois écoutée. Si elle perd définitivement cette position au Maghreb, stratégique sur le plan économique car considéré comme son arrière-cour depuis plus d’un siècle, elle risque de se voir aussi contester sa position dans le monde et notamment son siège au Conseil de sécurité des Nations unies. La France doit chercher à établir de nouveaux partenariats économiques et commerciaux avec le Maroc pour tenter d’inverser la tendance et redevenir le premier partenaire commercial du Maroc, même si sur le plan culturel, c’est au Maroc qu’il y a le plus de centres culturels et de lycées français dans le monde. En effet, si la position de la France sur le plan économique n’est pas très bonne, elle reste de très loin la première sur le plan du rayonnement culturel et linguistique.
Quelle est la nature de la coopération entre le Maroc et la France en matière de lutte contre le terrorisme ? Pourquoi le Maroc est-il considéré comme un partenaire privilégié ?
Cette coopération est essentielle. C’est aussi l’une des raisons de la visite du président de la République au Maroc. Il fallait absolument que la coopération soit relancée. Encore une fois, l’implantation de Daech au Maghreb, notamment en Libye et en Tunisie avec les attentats commis au début de l’année 2015, est extrêmement inquiétante, non seulement pour les Etats du Maghreb mais également pour la France. Il fallait absolument que cette brouille diplomatique soit totalement dissipée pour permettre de relancer la coopération et d’avoir de la fluidité dans les échanges ainsi que dans la lutte contre le terrorisme. C’est absolument vital pour tout le monde et notamment pour la France car le Maroc est un pays allié, un partenaire stratégique depuis longtemps dans la lutte contre le terrorisme. Il permet notamment de faire passer des informations sur des groupes ou des individus qui pourraient être dangereux. La France dispose d’une bonne maîtrise de la technologie qui permet aussi au Maroc de continuer à pouvoir compter sur son allié français dans la stabilité du royaume. Il y a ainsi des intérêts bien compris de part et d’autre pour que cette lutte contre le terrorisme soit relancée mais également renforcée car la menace que fait planer Daech concerne aujourd’hui absolument tout le monde en Méditerranée occidentale ou orientale.
Le général Gilbert Diendéré, ancien chef d’état-major et bras droit de l’ancien président Blaise Compaoré en exil depuis le 31 octobre 2014, a pris la tête des putschistes issus du Régiment de la Sécurité présidentielle (RSP) qui ont renversé le 16 septembre les autorités de transition au Burkina Faso. Il a promis d’organiser « rapidement » des élections prévues à l’origine pour le 11 octobre 2015.
Les violences qui ont eu lieu lors de ce coup d’Etat ont fait au moins trois morts et une soixantaine de blessés, des militaires qui quadrillaient la capitale, tirant pour disperser les manifestants hostiles au coup d’Etat.
Les réactions internationales ont été unanimes pour réclamer la libération du Président de transition Mathieu Kafando, du premier ministre Isaac Zida (lui-même un officier du RSP) et les ministres arrêtés lors du Conseil des ministres.
Ban Ki-moon, le secrétaire général de l’Organisation des Nations unies, a formulé sa « ferme condamnation du coup d’Etat » dans le pays et a estimé que « les responsables de ce coup d’Etat et de ses conséquences devaient rendre des comptes ». La France a adopté la même attitude, tout en indiquant que le contingent militaire français présent au Burkina Faso n’a « pas à interférer » dans les événements en cours à Ouagadougou.
Cette situation est révélatrice d’une faiblesse chronique des institutions démocratiques africaines. La transition politique née de l’insurrection exemplaire conduite il y a onze mois par la société civile avait suscité beaucoup d’espoir. Hélas, les erreurs ont été nombreuses. L’exclusion par les organes de transition d’un certain nombre de candidats du Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), l’ancien parti au pouvoir, aux législatives et à la présidentielle, dont Djibrill Bassolé, l’ancien ministre des Affaires étrangères de Blaise Compaoré, parce qu’ils avaient pris une position favorable à l’amendement constitutionnel permettant à Blaise Compaoré de briguer un nouveau mandat après 27 ans au pouvoir, a fourni un prétexte au RSP pour intervenir. Arque-boutés à cette position, les responsables de la transition se sont discrédités, quitte à aller contre la décision de la Cour de justice de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) qui a invalidé en juillet le nouveau code électoral. La saisie de plusieurs milliers de fausses cartes d’électeurs en septembre avait encore un peu plus contribué à renforcer la défiance envers la classe politique. L’annonce de la dissolution du RSP composé de 1200 hommes par son intégration dans l’armée régulière était aussi vécue comme une provocation par des soldats jusque-là choyés par le régime et largement indépendants. La prise de risques était forte. Le hasard de calendrier s’en est mêlé. Le juge d’instruction en charge de l’enquête sur l’assassinat de Thomas Sankara en 1987 venait de convoquer les avocats des parties civiles pour leur communiquer les résultats de l’autopsie du corps présumé de l’ex-président. Gilbert Diendéré est sous le feu des projecteurs pour son rôle trouble dans cet assassinat jamais élucidé. C’est lui qui en effet supervisait son arrestation qui tournera au bain de sang.
La transition a brutalement déraillé et le Burkina Faso, qui a longtemps figuré parmi les bons élèves des bailleurs de fonds internationaux se retrouve fragilisé et déchiré. On attend une attitude claire et unanime des partis en présence et de leurs candidats aux élections, à commencer par les deux principaux rivaux, Roch Kaboré et Zéphirin Diabré, qui jusqu’à présent semblaient se satisfaire de la mise à l’écart des candidats proches de Blaise Compaoré. On peut aussi compter sur la vigilance, voire sur l’activisme des associations de la société civile, notamment du célèbre groupe « le balais citoyen » pour ne pas accepter une régression institutionnelle et démocratique.
Enfin, la position et l’intervention des pays voisins dont les institutions sont les mieux assises (Ghana, Sénégal et Bénin en particulier) seront cruciales. Ce coup d’Etat pourrait menacer la stabilité de la sous-région. Plusieurs pays organisent des élections présidentielles dans les prochains mois : la Côte d’Ivoire et la Guinée en octobre, le Niger en février 2016. Et le Mali est toujours dans un état de grande vulnérabilité. Si le chaos s’installe au Burkina Faso, cela risque d’entériner les déséquilibres d’une région avec des issues politiques et sécuritaires incertaines et, au-delà, de conforter le doute sur la démocratisation en marche en Afrique subsaharienne.
Fin octobre 2014, le mouvement conduit par la jeunesse burkinabée avaient abouti au départ du « président à vie » Blaise Compaoré. À Ouagadougou, la population s’était fortement mobilisée, et l’on estimait que près de 500 000 personnes étaient descendues dans les rues de la capitale. Cette détermination avait fait plier le pouvoir, entraînant l’annulation du projet de modification de la constitution, ainsi que l’incendie du Parlement et de plusieurs bâtiments officiels dont la mairie et le siège du parti dominant à Bobo Dioulasso. Mis sous pression, le président Compaoré, au pouvoir depuis 1987, avait été obligé de démissionner.
Le 16 septembre, soit près d’un an plus tard, le régiment de sécurité présidentielle (RSP) a conduit un véritable coup de force en prenant en otage le président de transition, Michel Kafando, et le Premier ministre Isaac Zida. Dès le lendemain, le coup d’Etat était officialisé avec la dissolution des institutions et la prise du pouvoir par l’ancien chef d’Etat-major du président déchu, Gabriel Diendere. Dans la foulée, les manifestants étaient dispersés par des tirs de sommation et des affrontements qui avaient fait morts et blessés. Alors que la communauté internationale a condamné ce putsch, le couvre-feu a été instauré et les frontières du pays ont été fermées.
Mise en perspective historique
La Haute Volta, devenue Burkina Faso en 1984, avait connu, depuis l’indépendance, une alternance d’élections présidentielles et de coups d’Etat. Blaise Compaoré, jeune capitaine, avait accédé au pouvoir en 1987 après l’assassinat de Thomas Sankara. Avec ce dernier, il avait été à l’origine de la révolution de 1983. Une fois aux affaires, il instaura un régime semi-autoritaire à la tête duquel il conduit deux mandats de sept ans, puis deux de quatre ans. Pour le soutenir dans l’exercice du pouvoir et exécuter les basses besognes, il avait pu compter sur le soutien du RSP (régiment de sécurité présidentielle), une troupe d’élite constituant un véritable « Etat dans l’Etat ».
Depuis1987, la situation semblait toutefois s’être stabilisée, le Burkina Faso, « pays des hommes intègres », étant perçu comme politiquement stable et géré de manière satisfaisante du point de vue économique. Ce pays enclavé, un des plus pauvres de la planète malgré des ressources importantes en or (80% des exportations et 20% du budget) et l’exploitation du coton, présentait une croissance économique de l’ordre de 7% par an et affichait une faible inflation, ainsi qu’un déficit budgétaire et une dette extérieure réduits.
Puissance diplomatique régionale, ce petit pays avait diversifié ses partenaires et établi des liens particuliers avec Taïwan. Il jouait un rôle diplomatique majeur dans la région : il était devenu récemment une pièce importante du dispositif militaire français Barkhane et de la coopération régionale face au djihadisme. Le Burkina Faso avait fait montre jusqu’à présent d’une maturité politique par des actions citoyennes et un jeu politique qui n’était ni ethnicisé, ni lié aux référents religieux. Le régime de Blaise Compaoré s’appuyait sur un parti largement dominant, une armée républicaine (même si en 2011 avait eu lieu une mutinerie de la base contre la hiérarchie) et le rôle des anciens (les bérets rouges, des notables qui donnaient les consignes de vote). Ainsi, pouvait-on observé une combinaison de pouvoirs « traditionnels » – notamment du Mogho Naba, « roi » des Mossis -, de pouvoir militaire occulte du Régiment de sécurité présidentielle (RSP) et de pouvoir légitimé par les urnes.
L’image positive véhiculée par le Burkina Faso cachait évidemment des aspects moins présentables qui restaient présents dans les mémoires : entre autres, citons l’assassinat de Thomas Sankara en 1987, les liens de Blaise Compaoré avec Charles Taylor au Libéria et l’Unita en Angola, le contrôle du trafic d’armes et de diamant, son rôle dans la rébellion du nord de la Côte d’Ivoire, ses relations avec le leader libyen Mouammar Kadhafi ou encore la disparition du journaliste Norbert Zongho.
Blaise Compaoré était à double-face, à la fois pyromane allumant des incendies et incontournable médiateur pour les éteindre. Le « président à vie » excellait à attiser les conflits régionaux et se positionner comme acteur de leur résolution. S’il était, à l’époque de la « France-Afrique », un interlocuteur majeur de fait pour la France, il savait aussi jouer des appuis des Etats-Unis et de Taïwan. Ainsi, dans le système néo-patrimonialiste transnational de Compaoré, les ressources mobilisées dans les alliances et le contrôle de trafics divers avec les acteurs régionaux pouvaient financer le jeu politique interne.
Finalement, Blaise Compaoré avait chuté après avoir voulu modifier la constitution lui permettant de briguer un énième mandat. Il se considérait comme irremplaçable et l’oligarchie politique et les affairistes qui bénéficiaient de son pouvoir risquaient de perdre leurs prébendes [1]. Toutefois, la mobilisation de la rue et des leaders de l’opposition avaient balayé ce projet, laissant place à des affrontements violents entre manifestants et forces de l’ordre qui tiraient à balle réelles. L’annulation du vote n’avait pas pour autant arrêté les mouvements de colère.
Suite à la chute de Compaoré, un gouvernement de transition fut mis en place sous la responsabilité du président par interim Michel Kafando. Isaac Zida, un des chefs du RSP, devenait pour sa part premier ministre. Avec des élections législatives et présidentielles prévues pour le 11 octobre, la transition démocratique semblait bien engagée. Deux mesures, prises récemment ou programmées, ont cependant mis le feu aux poudres : l’impossibilité des membres du CDP ayant accepté le « coup d’Etat constitutionnel » de se présenter aux élections présidentielles et le projet de dissolution du RSP.
Le 17 septembre, le général Diendéré a finalement pris le pouvoir et les manifestations ont fait au moins 1 mort et 60 blessés. Un conseil de transition dénommé Conseil National pour la Démocratie a été mis en place. Aujourd’hui, de nombreuses incertitudes demeurent. Quelle est la position des divers corps d’armée, quelle sera la détermination des manifestants, y aura-t-il négociation ou durcissement du tout nouveau régime ?
Les enjeux du coup d’Etat
Depuis un an, le Burkina Faso était devenu un modèle de transition démocratique et de volonté populaire. Ce coup d’Etat est regardé de manière attentive par tous les pays africains où des manipulations constitutionnelles sont en cours. L’enjeu concerne la lutte entre la jeunesse africaine d’une part, bombe à retardement désireuse de changement qui veut avoir sa place dans le champ politique, social et économique, et les satrapes ou hommes en uniforme d’autre part, en connivence avec l’affairisme politique. Cette jeunesse burkinabée, qui se réfère à des héros tels que Thomas Sankara, est informée par les réseaux de communication et souhaite être un exemple vis-à-vis des « présidents à vie » africains. Elle prouve qu’en Afrique, le jeu politique et économique est devenu largement une lutte des classes d’âge.
En parallèle, le coup d’Etat du Burkina Faso est révélateur du rôle des armées dans la politique nationale. Ainsi, le général Gabriel Dienderé jouait à l’époque de Compaoré un rôle central : si le RSP a assuré les basses besognes du régime en participant à l’assassinat de Zongo ou de Sankara, il ne faut pas oublier qu’il a également été un régiment d’élite aux côtés de l’opération Serval au Mali. Les forces armées burkinabées sont donc divisées entre des unités paupérisées et des régiments d’élite suréquipés et entraînés dont le rôle est d’assurer l’ossature du pouvoir et de garantir les prérogatives des politiques. Le cœur des militaires balance donc entre le Régiment de Sécurité Présidentielle, fort de 1300 hommes bien équipés et rémunérés dont faisait partie le Premier ministre de transition, le lieutenant-colonel Zida, mais aussi les hauts gradés et la base.
A l’époque de Compaoré, l’opposition officielle restait quant à elle divisée entre les leaders de quelques 74 partis. Le Congrès du Parti pour la Démocratie et le Progrès (CDP) ainsi que ses alliés représentaient alors environ ¾ des parlementaires. Les principaux opposants qui l’avaient quitté en début d’année (Christian Kaboré, Diallo, Compaoré) avaient fondé le Mouvement du Peuple pour le Progrès (MPP). Les autres principaux opposants étaient Sankara, du parti sankariste, et Zephirin Diabré, candidat de l’Union du peuple pour le progrès (UPC). Après le départ de l’ancien président, l’armée, sous pression, avait alors facilité le retour à l’ordre institutionnel, autorisant un organe de transition dirigé par un civil dans un cadre constitutionnel et la mise en œuvre dans un délai d’un an d’élections présidentielles et parlementaires.
Pour le premier tour des présidentielles du 11 octobre, quatorze candidats étaient ainsi en lice, avec deux favoris : Zephirin Diabre et Christian Kabaré. En revanche, le CDP dénonçait les fraudes électorales, avec de fausses cartes d’électeurs et l’élimination de ses candidats. Point d’orgue de leur frustration, Eddie Kambaïga, président du CDP, avait vu sa candidature invalidée par le Conseil Constitutionnel. Ce sont ces fraudes et exclusions de la compétition qui ont été présentées par les putschistes comme les raisons de leur coup d’Etat.
A la suite des événements originaux, ce sont les rapports de force, internes au Burkina Faso mais également internationaux, qui ont changé. En octobre 2014, les instances africaines de l’Union africaine (UA) ou de la Communauté Economique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) avaient menacé de sanctions le pouvoir militaire s’il ne remettait pas le pouvoir aux civils dans les 15 jours. De la même façon, ils ont aussitôt condamné le coup d’Etat de septembre 2015. Par ailleurs, des moyens de pression existent de la part des bailleurs de fonds vis-à-vis d’un pays où l’aide représente plus de 10% du PIB. Barack Obama s’était prononcé en octobre 2014 pour que les nouvelles générations puissent accéder aux responsabilités quelles que soient les qualités des dirigeants actuellement aux commandes. Dans le même esprit, l’Union européenne avait affirmé à l’époque « son attachement au respect des dispositions constitutionnelles en vigueur ainsi qu’aux principes définis par l’UA et la CEDEAO sur les changements constitutionnels ». En toute logique, elle a immédiatement condamné le putsch du général Dienderé. Si la France, par la voix de François Hollande, avait demandé le 7 octobre 2014 à Blaise Compaoré de respecter les règles constitutionnelles, elle a tout de même participé à son exfiltration en Côte d’Ivoire. Comme ses homologues européens, le président français a ferment condamné le récent coup d’Etat. La Chine, pour sa part, reste silencieuse mais attend la rupture avec Taïwan.
Le Burkina Faso est devenu un enjeu stratégique du fait des frontières qu’il partage avec le Nord-Mali, ainsi que par la présence de forces spéciales américaines et françaises. Ouagadougou est le lieu névralgique du renseignement (opération Sabre, DGSE, renseignement militaire) dans le dispositif Barkhane. Jusqu’ici, pourtant, ce pays était resté stable et sécurisé dans un environnement menaçant. Les chancelleries et diplomates ont toujours des difficultés à anticiper les révolutions, et ont une préférence pour les hommes forts connus de leurs services, qui assurent la stabilité à court terme. Comment peuvent-ils s’adapter au nouveau contexte, concilier les objectifs de la real politik et les droits de l’homme, dans un monde hyperconnecté où les représentations et les évènements s’accélèrent avec effets de contagion transnationale ?
Le devenir du Burkina Faso est incertain. Le général Diendéré a déclaré le 17 septembre qu’il libérerait les responsables politiques « otages », qu’il mettrait en œuvre des élections inclusives et qu’il remettrait le pouvoir à des civils. Il existe des marges de manœuvre permettant des négociations avec le RSP et le CDP concernant un élargissement de la liste électorale lors d’élections retardées et une reconversion du RSP dans des activités militaires notamment de lutte contre le terrorisme.
A peine installé, le gouvernement putschiste peut difficilement tenir à défaut de financements extérieurs et de soutien auprès de la population. S’accrocher au pouvoir ne peut se terminer que par des affrontements violents dont on ne peut prévoir quel sera l’engrenage. Le printemps africain que représentait il y a un an le Burkina Faso risque de devenir un septembre noir.
[1] Sur le plan juridique, la révision de l’article 37 de la constitution, limitant à deux le nombre de mandat, était possible de deux manières. La première était un vote majoritaire de ¾ (soit 96 voix favorables) au Parlement. La seconde était un référendum. Blaise Compaoré avait discrètement organisé le vote du parlement. Arithmétiquement, son parti le Congrès pour la Démocratie et le Progrès (CDP) disposait de 70 voix sur 127 voix des parlementaires. Il était lié à des petits partis représentant 11 voix. Il avait besoin de 15 voix supplémentaires qu’il avait marchandées avec l’Alliance pour la Démocratie et la Fédération (ADF) et le Rassemblement Démocratique Africain (RDA). Le Président avait ainsi obtenu les 96 voix nécessaires.
Jean-Paul Chagnollaud, directeur de l’IReMMo répond à nos questions à propos de son ouvrage « Violence et politique au Moyen-Orient » (Presses de Sciences Po), co-écrit avec Pierre Blanc :
– Quelle est la typologie des violences que vous identifiez pour le Moyen-Orient ?
– Vous parlez de « déni politique » au Moyen-Orient. Pouvez-vous nous en dire plus ?
– Face à la situation de chaos qui règne dans une grande partie du Moyen-Orient, vous évoquez dans votre ouvrage les chemins qui auraient pû ou qui pourraient conduire à la paix. Quels sont-ils ? Ces derniers n’ont-ils jamais paru aussi éloignés ?
L’Etat islamique ne cesse de progresser en Syrie et menace des sites classés par l’Unesco, comme celui de Palmyre. La communauté internationale dispose-t-elle encore de marges de manœuvres afin de repousser efficacement ces attaques ?
Après la mise en place de la coalition internationale sous l’égide des Etats-Unis et le début des bombardements intensifs il y a plus d’un an, il faut admettre que le bilan est mitigé. L’avancée spectaculaire des milices de Daech du printemps 2014 a certes été ralentie, mais nous ne pouvons pas considérer que le mouvement a été totalement arrêté et encore moins éradiqué. Les bombardements aériens ont été incapables d’enrayer véritablement cette progression comme l’illustre la conquête du site historique de Palmyre qui est en cours de destruction par les djihadistes. Les frappes aériennes ne sont donc pas suffisantes, même si elles sont nécessaires car Daech continue de recevoir un flux de combattants étrangers assez important et surtout semble s’enraciner dans les zones qu’elle a conquises depuis quelques mois par la mise en place des attributs d’un Etat.
A deux reprises, à Kobané et à Tal Abyad, les combats terrestres menés par les milices kurdes ont été capables d’arrêter les offensives et les avancées de Daech. Cette leçon est à méditer : il semble que les bombardements aériens ne seront efficaces qu’en coordination avec des opérations terrestres. On peut alors se demander si ladite communauté internationale est disposée à envoyer des troupes au sol, avec bien sûr un mandat de l’ONU. Nous ne sommes pas dans cette situation, mais si nous voulons véritablement battre et éradiquer Daech, il faudra envisager des opérations terrestres mais ces interventions devront être coordonnées avec le gouvernement légitime d’Irak et le régime syrien.
Comment les Etats arabes voisins se positionnent-ils face à ce conflit en Syrie ?
Les Etats arabes ne sont pas unanimes : la Ligue des Etats arabes a majoritairement exclu le régime de Bachar el-Assad de son enceinte mais sans unanimité. Les Etats arabes favorables à la chute du régime syrien sont majoritaires mais l’Irak ou l’Algérie, par exemple, sont contre toute intervention extérieure car ils considèrent que le régime de Bachar el-Assad reste un rempart face aux groupes djihadistes (l’Irak est évidemment concerné par Daech au premier chef et l’Algérie entretient le souvenir de la lutte de l’Etat contre les groupes islamistes pendant la guerre civile). Il est commun de considérer que les Etats sunnites, par définition, soutiennent les combattants rebelles syriens mais la réalité est plus nuancée et les facteurs confessionnels ne sont probablement pas le moteur principal du conflit. Il me semble que le facteur politique est l’élément central de cette crise et les facteurs religieux ne sont qu’un des paramètres parmi ceux qui permettent de comprendre les évolutions de cette situation. Comprenons donc que la crise syrienne est instrumentalisée par des puissances régionales pour asseoir et renforcer leur puissance.
Le président syrien Bachar el-Assad est affaibli mais toujours au pouvoir. La coalition anti-Daech doit-elle s’appuyer sur son régime ?
Le terme « s’appuyer » n’est pas le mieux adapté, mais la question du rapport au régime se pose depuis plusieurs années : toutes les assertions formulées à de multiples reprises sur la chute imminente du régime de Bachar el-Assad se sont avérées erronées. Le président syrien, même très affaibli, est toujours présent. Il est nécessaire pour un certain nombre d’Etats, dont la France qui était très engagée dans la volonté de destruction du régime syrien, de revoir leur position. Cet infléchissement incontestable s’est illustré lors de la conférence de presse du président François Hollande du 7 septembre, lorsqu’il a expliqué que l’aviation française avait pour ordre de mener des missions d’observations qui seraient peut-être le prélude de missions de bombardements en Syrie contre Daech. Pas franchi le 14 septembre lorsque le même président a annoncé que la France participerait désormais aux bombardements en Syrie, ce qu’elle s’était refusée de faire jusqu’alors. Malgré des critiques légitimes contre le régime de Bachar el-Assad, il faut comprendre, d’un point de vue réaliste, que si ce régime est partie au problème de la Syrie, il est également partie de la solution. Il est tout à fait désagréable d’être obligé de négocier avec des éléments de son régime mais il n’y aura pas d’autre solution.
De plus, s’il y a des bombardements contre les positions de Daech en Syrie, ils doivent se réaliser en coordination avec le régime syrien qui est d’ores et déjà prévenu lors de ces opérations menées depuis un an. Il serait hypocrite de ne pas reconnaitre ce régime, même si l’idée n’est certes pas attractive. Il me semble, dans tous les cas, qu’il n’y aura pas en Syrie de solution efficiente sur les plans humanitaire et matériel sans une solution politique
Est-ce que le danger principal est le maintien d’éléments du régime de Bachar el-Assad ou bien de voir Daech arriver à Damas ? Il me semble que le choix est clair : il faut tout faire pour éviter que Daech ne parvienne à ses fins. Il est donc nécessaire d’intégrer, de façon appropriée des éléments du régime syrien dans le jeu des négociations. Pour cela, il faudra s’appuyer sur deux puissances importantes et influentes : l’Iran et la Russie. Ces deux Etats sont absolument incontournables dans une future conférence internationale destinée à mettre en œuvre une sortie politique de la crise. Cependant, le départ de Bachar el-Assad ne doit pas être la condition préalable de cette négociation, car cette question ne se posera qu’à l’issue du processus et de la formulation d’un compromis.
Tous ceux qui persistent à mettre le départ de Bachar el-Assad comme condition préalable se refusent en réalité à une solution politique. Pour certains Etats, il faudra procéder à des révisions douloureuses comme c’est le cas pour la France qui n’a cessé de répéter qu’il fallait détruire le régime et qui s’aperçoit aujourd’hui qu’il est nécessaire de changer de perspective et de logiciel si elle veut être efficace et peser un tant soit peu sur la situation.
Qu’est-ce qui vous frappe le plus, dans l’actualité russe ?
Comme souvent en Russie, le mois d’août aura été tout sauf calme. Ce que je retiens de l’actualité ? Au plan économique, le nouvel affaissement du rouble, consécutif au décrochage des cours du pétrole. La monnaie russe est passée, en quelques semaines, d’environ 58 roubles pour un euro à un peu plus de 80, avant de revenir aux alentours de 75. C’est presque autant qu’à la mi-décembre 2014. Paradoxalement, il n’y a pas eu de panique cette fois-ci, sans doute parce que les Russes ont intégré que de tels niveaux étaient désormais possibles, voire normaux. Cela indique aussi que le soulagement éprouvé par les décideurs russes au printemps, après la remontée des cours du pétrole à 65 dollars, était prématuré.
La Russie ne s’effondre pas – contrairement à l’Ukraine – mais il n’y aura pas de rebond rapide et spectaculaire comme en 2010. Facteur aggravant – le pays entre dans un nouveau cycle électoral, avec un décalage de 18 mois entre les législatives et la présidentielle. La priorité ne sera donc pas aux réformes structurelles mais à la stabilité. Et il y a un risque réel de voir la Russie perdre encore trois ans.
Au plan politique, c’est le départ de Vladimir Iakounine de la présidence de la Compagnie des chemins de fer russes (RJD) qui me paraît l’événement le plus significatif. C’est le premier « oligarque d’État » de premier plan à être remercié. Et Moscou bruisse de rumeurs quant à de nouveaux départs à la tête d’autres compagnies publiques, voire du service des douanes, lui aussi dirigé par un autre ami de 30 ans du président [Andreï Belianinov, ndlr]. Dans le même temps, il y a cette séance de gymnastique réunissant Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev, qui est une fort inattendue « sortie de placard » pour le Premier ministre. Cela signifie qu’il n’y aura pas de remaniement avant la fin 2016 et que le Premier ministre va recouvrer certaines marges de manœuvre, surtout en ce qui concerne le budget et la gestion des groupes publics.
À quel point les échanges commerciaux franco-russes sont-ils influencés par l’actualité ?
Les échanges commerciaux franco-russes sont en baisse, résultat des sanctions et contre-mesures russes (cela vaut surtout pour les secteurs de la Défense, de l’Énergie et de l’agroalimentaire) et, particulièrement, de la dépréciation du rouble, qui aboutit mécaniquement à une contraction du volume des importations russes. Je relève cependant des signaux encourageants : les premiers chiffres de la Banque centrale de Russie indiquent que la France a maintenu son niveau d’investissements en 2014 (environ 2 milliards d’euros, soit près de 10 % des IDE en Russie l’an dernier), alors que le total des investissements étrangers en Russie était divisé par trois. Aucun groupe français n’a quitté la Russie, et certains – comme Auchan – ont annoncé d’importants projets en régions. Naturellement, il serait souhaitable que les sanctions sectorielles ne soient pas prolongées au-delà de janvier 2016 et que les autorités russes envoient des signaux positifs aux investisseurs.
L’affaire des Mistral mettra-t-elle en danger les investisseurs français en Russie ? Quelles sont les conclusions que les deux pays pourraient en tirer ?
Il me semble que Paris et Moscou ont tout fait pour « sanctuariser » ce dossier, pour que la non-livraison des Mistral ne plombe pas la relation bilatérale dans son ensemble. Tout le monde se dit satisfait de l’issue des négociations, dont acte. Cela n’empêchera pas les uns et les autres de considérer que certains sont plus perdants que d’autres. À l’évidence, les coopérations dans les domaines sensibles (aéronautique, espace, armement) avec la Russie, qui distinguaient la France de ses partenaires européens, seront plus difficiles à court et moyen termes. Je pense néanmoins que l’essentiel sera préservé. Les complémentarités industrielles sont trop évidentes entre industriels de nos deux pays, et les crispations politiques que l’on observe actuellement de part et d’autres passeront.
Quelles sont vos prévisions concernant la situation dans le Donbass ?
La situation dans le Donbass est loin d’être satisfaisante, même si elle est moins dangereuse qu’en août 2014 ou à la mi-février 2015. Les accords de Minsk-2, sans surprise, donnent lieu à des interprétations divergentes à Kiev, Donetsk et Moscou.
La relation des autorités de Kiev aux accords de Minsk-2 est ambivalente. Ces documents reflètent un rapport de force militaire sur le terrain défavorable à l’Ukraine. Plusieurs points (autonomie de fait du Donbass, création d’une milice populaire, etc.) sont difficilement acceptables par l’opinion publique et la classe politique ukrainiennes, qui se sont radicalisées et dont les réactions sont souvent déconnectées de la réalité. De façon assez classique, le président ukrainien Petro Porochenko a une lecture sélective des accords de Minsk-2 et met en avant ce qui l’arrange (comme le contrôle de la frontière avec la Russie). Le président ukrainien refuse systématiquement tout dialogue avec les républiques autoproclamées de Donetsk et Lougansk, préférant une approche unilatérale. On peut le comprendre, mais les accords de Minsk-2 incluent la formule po soglasovaniju storon, qui implique une concertation et donc des contacts.
La principale préoccupation de Porochenko est de conserver le soutien politique et financier des Occidentaux. Il lui importe donc de ne pas apparaître comme celui qui enterrera les accords de Minsk-2. De ce point de vue, les récents événements devant la Rada sont problématiques. Certes, ils font apparaître Porochenko comme un modéré et donnent des arguments au président ukrainien, qui explique régulièrement à ses interlocuteurs européens et américains que la décentralisation est mal acceptée dans son pays. Mais si jamais il échouait à faire entériner ce texte crucial à la majorité des 2/3 à la Rada, la Russie pourrait, à bon droit, faire valoir que Kiev a fait dérailler le processus de paix. Et on peut également penser que le très fragile consensus sur les sanctions sectorielles de l’UE contre la Russie ferait long feu.
Dans le dossier ukrainien, on assiste, en réalité, à un jeu à fronts renversés. Sans l’assumer publiquement, Kiev a tiré un trait sur le Donbass, considéré comme un corps cancéreux dont il faut se protéger. C’est la logique du blocus imposé à ces territoires. Donetsk et Lougansk sont tacitement considérées comme irrécupérables. La majorité des élites politiques, économiques et médiatiques à Kiev a fait le choix de la « petite Ukraine ». Contrairement à ce qui est répété, l’intégrité territoriale n’est plus une priorité si elle doit se traduire pour Kiev par un financement de la reconstruction du Donbass et une inclusion dans le champ politique national des représentants de Lougansk et Donetsk.
Dans ce contexte, il me semble que la Russie n’a pas intérêt à un gel du conflit (en tout cas, pas tant que le volet politique de Minsk-2 n’est pas appliqué). Et, naturellement, elle souhaite « diluer » la « petite Ukraine » avec des éléments pro-russes du Donbass. Elle dispose cependant de leviers d’influence limités. Le pari que fait le Kremlin est celui du délitement du pouvoir actuel et de l’effondrement économique de l’Ukraine, scénarios qui sont tout sauf aberrants. Celui d’une lassitude de la population ukrainienne, que les réalités ramèneraient sur le chemin du réalisme, et donc du pragmatisme dans les relations avec Moscou. C’est ce à quoi on commence à assister en Géorgie. En d’autres termes, la Russie ne considère pas que l’Ukraine est perdue. Les perspectives d’entrée de cette dernière dans l’UE et l’OTAN dans un avenir prévisible sont nulles.
La France et l’Allemagne, quant à elles, cherchent à sauver Minsk-2, malgré la mauvaise volonté des uns et des autres. Ces deux pays comprennent bien que le scénario alternatif est non celui d’un conflit gelé, mais celui d’une reprise des combats à grande échelle, avec – probablement – des livraisons d’armes américaines et une intervention militaire directe de la Russie, au moins jusqu’au Dniepr. En réalité, tout le monde aurait à perdre à cette éventualité : l’Ukraine, qui disparaîtrait en tant qu’État, et la Russie, qui serait frappée de nouvelles sanctions sans commune mesure avec celles actuellement en vigueur.
Aujourd’hui, le dossier crucial – outre le cessez-le-feu – est celui des élections dans le Donbass [des élections locales ukrainiennes auront lieu le 25 octobre, ndlr]. Quelles forces politiques pourront y participer ? On comprend bien que les partis siégeant à la Rada à Kiev, qui soutiennent « l’opération antiterroriste », n’ont aucune chance d’y être représentés. Quid du parti communiste ukrainien, qui réalisait de bons scores dans le Donbass mais ne peut se présenter sous cette étiquette en Ukraine du fait de l’adoption des lois « mémorielles » ? On voit aussi que les leaders actuels à Donetsk et à Louganskne souhaitent pas le retour des anciens du Parti des Régions [de l’ex-président ukrainien Ianoukovitch, ndlr]. Rien n’est simple, donc, d’autant que personne n’y met de bonne volonté. Les diplomates de l’OSCE, et notamment le Français Pierre Morel, qui anime le sous-groupe politique à Minsk, ont d’autant plus de mérite.
L’Allemagne rétablit le contrôle à ses frontières. Comment expliquer cette volte-face d’Angela Merkel ? Est-ce une faute politique ?
C’est une réponse un peu d’urgence par rapport à un afflux qui a été sous-estimé. L’accueil chaleureux, les déclarations d’ouverture d’Angela Merkel la semaine dernière sont venues accroître encore le nombre de réfugiés qui veulent aller en Allemagne. On peut penser que les dirigeants allemands n’ont pas anticipé que l’Allemagne serait la destination majeure – si ce n’est quasi unique – de tous ceux qui ont fui les zones de guerre. On peut aussi penser que cette mesure a été prise en fonction de la réunion des ministres ce lundi pour faire pression, puisque les pays européens sont divisés et les nouveaux membres de l’Est sont les plus réticents, pour ne pas dire hostiles, à l’accueil de migrants.
L’Allemagne, la Slovaquie, l’Autriche, la Hongrie… rétablissent les contrôles aux frontières. Faut-il réformer Schengen ?
Il y a une divergence politique de ces pays qui refusent l’accueil de migrants, mais qui ont adhéré à l’Union européenne, à un système de valeurs. Et là, ils prennent une position qui n’est pas conforme aux textes qu’ils ont adoptés lorsqu’ils sont entrés dans l’Union européenne.
Il faut faire face à un flux de migrants beaucoup plus important que prévu. La difficulté est de voir que l’on a des accords. Jean-Claude Juncker parle de pénaliser financièrement les pays qui n’accepteraient pas leurs quotas. On peut penser qu’on était sorti de la crise de l’euro et que l’on rentre dans une crise d’un type nouveau, avec d’ailleurs une Allemagne qui a abandonné le rôle du méchant pour prendre celui du gentil. Mais du coup des pays qui ne s’étaient pas trop signalés, vont apparaître un peu comme étant réactionnaires, à la traîne. Cela fait déjà assez longtemps que les pays de l’Union européenne ont des problèmes avec la Hongrie, qui foule aux pieds de nombreux principes européens. Là c’est encore plus patent avec cette crise qui sert de révélateurs aux divisions européennes.
Des mesures ont été annoncées contre les passeurs, pour un contrôle renforcé des frontières extérieures. Seront-elles suffisantes ?
Non, ça peut avoir un effet mais pas suffisant. C’est à la source que le problème doit être réglé. Tant qu’il y aura une guerre civile en Irak et en Syrie, les gens continueront de partir de chez eux. Le problème à la source ne peut pas être réglé dans l’urgence, or c’est dans l’urgence que nous devons faire face à un afflux de réfugiés. Il faut donc gérer cet accueil mais de nombreux pays sont sous la pression de partis xénophobes, de partis anti-musulmans. D’ailleurs cette crise pose aussi la question du rapport à l’islam. On peut penser que si ces milliers de migrants venaient d’Ukraine ou de Russie suite à un conflit, cela poserait moins de problèmes. Les problèmes s’enchaînent : l’hostilité aux musulmans envenime le débat sur les migrants. C’est à fois un débat sur les flux migratoires mais aussi sur la relation d’une fraction des opinions européennes avec l’islam.
Philippe Douste-Blazy a lancé un appel pour lutter contre l’extrême pauvreté. Est-ce la solution ?
Ceux qui n’ont rien du tout ne partent pas parce qu’ils n’ont pas les moyens de payer le passage. Ceux qui partent ont déjà un petit pécule, ce ne sont pas les plus pauvres qui partent. Ceux qui ont 1 ou 2 dollars par jour, ils ne partent pas. S’il y a effectivement beaucoup de ce que l’on appelle les réfugiés économiques, on voit bien que ceux qui fuient l’Érythrée, la Syrie, l’Irak ne le font pas pour des raisons économiques. Souvent ils appartiennent aux classes moyennes supérieures ou aux classes moyennes, ils avaient une activité.
La France, patrie des droits de l’Homme, en fait-elle assez ? A-t-elle un message à porter ?
Disons qu’on s’est fait griller la politesse en termes d’accueil et de générosité par l’Allemagne, qui maintenant revient sur ses pas. On peut quand même penser qu’il y a un discours commun, une politique commune entre l’Allemagne et la France. Mais le taux de chômage et l’avenir démographique ne sont pas les mêmes. L’Allemagne est en déficit démographique ; c’est pour cela qu’elle s’est montrée plus ouverte à l’accueil des migrants dont elle a besoin à très courte échéance en termes de force de travail et démographique.
Cette vague migratoire que connaît l’Europe va durer mais peut-elle prendre fin ?
C’est aussi l’autre face de la mondialisation. Ces migrants savent ce qui se passe en Allemagne, en France. Si l’Europe n’est plus attractive apparemment pour nombre de ses citoyens, elle le reste énormément pour ceux qui sont en dehors des frontières européennes. C’est un peu le paradoxe de l’Europe.
On voit aussi que ces migrants se débrouillent avec des téléphones portables, avec les moyens de la mondialisation pour se déplacer, pour s’informer, pour se donner les bons tuyaux.
Au-delà se dressent deux défis plus importants. Si on ne trouve pas un accord à la conférence COP21 de décembre sur le réchauffement climatique, on risque d’avoir des flux de migrants climatiques qui seront sans commune mesure avec ce que l’on connaît.
Personne ne part de chez lui par plaisir et c’est toujours un choix douloureux de quitter son pays. Il faut faire attention aux circonstances politiques et climatiques si on veut que la crise que l’on connaît aujourd’hui ne soit pas une crise mineure par rapport à celle qu’on pourrait connaître à l’avenir si l’on ne prend pas des mesures de prévention.
La Syrie est le théâtre d’une confrontation multidimensionnelle: confessionnelle, certes, mais surtout géopolitique, opposant des puissances locales, régionales et internationales aux intérêts antagonistes. Si l’intensification de l’intervention de forces occidentales -américaines, françaises et britanniques- en Syrie est désormais acquise, un flou saisissant demeure au sujet des raisons, des modalités et des objectifs précis d’une telle entreprise. Une ambiguité qui tend à affaiblir la crédibilité et l’efficacité de cette stratégie.
François Hollande a annoncé des vols de reconnaissance aérienne -par drones ou avions de combat?- avant de reconnaître la nécessité d’étendre les frappes contre Daech au territoire syrien (initialement cantonnées au territoire irakien depuis septembre 2014). Un pas qu’avait déjà franchi Barak Obama, malgré le doute légitime sur la légalité internationale d’une telle décision. Si juridiquement, les situations irakienne et syrienne sont en effet différentes (Bagdad a donné son accord à l’intervention militaire occidentale, contrairement à Damas), cette ingérence française conforte le nouveau statut de la France comme allié privilégié des Etats-Unis.
La décision de frapper les forces djihadistes sur ses bases syriennes prend acte, avec réalisme, de l’ancrage territorial de Daech (qui contrôle de fait près de la moitié du territoire syrien et le tiers de l’Irak), mais aussi de l’imbrication transnationale des conflits qui déchirent les deux pays du Levant. Ce constat est prolongé par l’identification d’un nouvel « intérêt à agir » pour la France. L’onde de choc des guerres qui redessinent cet « Orient lointain » revêt une force politique, symbolique et humaine nouvelle, allant bien au-delà des frontières de la région et des Etats voisins (Turquie, Liban, Jordanie).
En atteste la dimension exceptionnelle prise par la « crise migratoire » et l’exode massif des réfugiés syriens et irakiens en Europe: l’Europe, en général, et la France, en particulier, se retrouvent directement confrontées aux conséquences sécuritaires (« lutter contre le djihadisme en Syrie c’est lutter contre la menace terroriste en France ») et humaines (« lutter contre le djihadisme en Syrie c’est stopper en amont l’une des principales sources du flux de de réfugiés ») de conflits dans lesquels ils ont une part de responsabilité non négligeable.
Reste que si l’hypothèse d’une intervention militaire au sol de forces occidentales demeure exclue, il est illusoire de pouvoir stopper à court terme l’hémorragie de réfugiés irako-syriens, grâce à des frappes aériennes censées affaiblir Daech… Celles-ci ne garantissent en rien l’éradication de l’organisation djihadiste. Pis, frapper uniquement Daech, n’est-ce pas renforcer mécaniquement Bachar al-Assad, dont François Hollande a récemment appelé à la « neutralisation »?
De plus, la principale source de la dynamique djihadiste n’est pas d’ordre militaire mais politique: Daech répond à une demande ou du moins comble un vide, car les communautés sunnites se sentent exclues du pouvoir central irakien et syrien « confisqué » par les chiites. Non seulement l’organisation djihadiste a établi un ordre juridique, administratif et politique sur les territoires qu’elle contrôle, mais cette autorité tente d’incarner un « pouvoir sunnite ».
Il faut donc briser les ressorts du « soutien populaire » dont peut se targuer Daech en permettant aux sunnites de réintégrer le système politique en Irak et en Syrie. Cette dernière condition suppose que Bachar al-Assad quitte le pouvoir à Damas. Hypothèse rendue difficile par l’incapacité de prolonger l’effort militaire par l’ouverture d’un front diplomatique basé sur des négociations qui incluent les puissances régionales et internationales parties prenantes, y compris la Russie, l’Iran et les Monarchies du Golfe.
Ainsi, à elle seule, la décision d’extension des frappes aériennes n’ouvre nulle perspective stratégique et politique en vue de sortir la région du chaos dans lequel elle est plongée.
L’actualité renvoie une image mortifère d’une mer légendaire : la Méditerranée. C’est dans cet espace maritime que se joue en partie la tragédie humaine provoquée par les guerres syrienne, irakienne, etc. Si la crise migratoire transforme la Méditerranée en une sorte de « cimetière maritime », sa vocation historique consiste moins à jouer une fonction de frontière macabre que de relier les peuples de ses diverses rives. En cela, l’actualité a le mérite d’interroger le sens et la place de la Méditerranée dans un monde globalisé, où les frontières sont plus ancrées dans les consciences, les imaginaires et les représentations de chacun que dans la réalité matérielle.
Si l’expression de « mer Méditerranée » ne date que du XVIe siècle, son étymologie – qui vient du latin « mare mediterraneum », qui signifie « la mer au milieu des terres » – souligne d’emblée la centralité de l’espace maritime au sein d’un espace plus vaste. La Méditerranée est cet ensemble constitué d’un « noyau dur maritime », une mer, prolongée de territoires terrestres. Toutefois, la Méditerranée ne se résume pas à sa « physiologie ». La Méditerranée est à la fois une réalité géophysique et le produit d’une construction intellectuelle, d’un système de représentations et de symboles diffusés en particulier par les vagues successives de migrations et autres diasporas. Ainsi, la « Grande bleue »- métaphore en référence à la mer Méditerranée- correspond à la « Mer blanche » pour les Arabes et les Turcs Ottomans…
La Méditerranée a toujours fait l’objet de représentations opposées : celle, « unifiante », d’un ensemble civilisationnel et interdépendant facilitant la circulation des marchandises, des hommes et des idées ; celle, au contraire, dichotomique voire conflictuelle, d’une mer matérialisant une ligne de démarcation entre Nord et Sud, entre Europe et Afrique, entre pays développés et pays en voie de développement, entre mondes chrétien et musulman, etc. L’actualité fait rejaillir ces représentations contradictoiresd’une mer Méditerranée calme, apaisante, théâtre pourtant de tragédies humaines quotidiennes ; un ensemble homogène, mais qui s’inscrit pourtant dans une aire marquée par des fractures et conflits de diverse nature.
La vision unitaire ou unifiée de la Méditerranée s’oppose à la conception d’un ensemble éclaté, fragmenté et contrasté caractérisé par des fractures, des disparités et antagonismes (surtout sur son versant occidental) de diverse nature (historique, démographique, culturelle, politique et socioéconomique). Cette réalité n’infirme pas l’idée d’unicité de la Méditerranée. Certes, il est vrai que la Méditerranée n’est pas un bloc monolithique, ni sur le plan géographique, ni sur celui politique ou économique. La fragmentation de la Méditerranée ne neutralise pas les interdépendances et interactions. Penser la Méditerranée exige de concevoir cet espace comme une interface capable de mettre en relation des Hommes qui le peuplent. Pas plus qu’hier, la Méditerranée ne saurait être aujourd’hui un mur maritime ou terrestre. En dépit des innombrables fractures qui traversent la région, des voies d’échanges continuent d’exister et de se développer. C’est pourquoi, la Méditerranée n’est pas une réalité statique, mais un espace dynamique, en constante évolution.
Il convient de se méfier de la notion d’identité tant celle-ci recouvre des significations variées et des logiques contradictoires. Evoquée dans de nombreux champs sémantiques, l’identité renvoie aussi bien au spécifique qu’à l’identique, au semblable qu’au dissemblable, à la différence qu’à la ressemblance. La notion d’« identité(s) méditerranéenne(s) » consacre cette tension, au sens où elle présume conjointement l’existence d’une identité propre et l’appartenance à une identité commune. Si la Méditerranée fait partie intégrante des identités nationales des Etats riverains, l’identité méditerranéenne commune ne se substitue pas à ces dernières. Posée à l’espace méditerranéen, la question identitaire évoque des représentations contradictoires du monde méditerranéen : l’une invoque le rapprochement, le métissage, le brassage des différences susceptible de dépasser les grandes oppositions et la polarisation persistante d’imaginaires différenciés ; l’autre, la séparation et la fragmentation en blocs antagonistes. Cette dernière vision l’emporte aujourd’hui, entretenue par la force et le succès du discours sur le « choc des civilisations », « dans lequel la Méditerranée serait le théâtre privilégié, le cadre spatial et temporel d’une double construction de « méga-identités » imaginaires : un bloc « occidental » défini comme judéo-chrétien et un bloc arabo-musulman ou « oriental » (G. Corm, 2009). Cette représentation a une portée géopolitique : la montée d’idéologies identitaristes alimente les mécanismes des « tensions identitaires », qui entravent les- modestes- entreprises de rapprochement politco-institutionnel intra-méditerranéen… Cette représentation conflictuelle affecte aussi toute renaissance de la conscience méditerranéenne, qui contribuerait à reconsidérer le regard des Européens sur les réfugiés et autres migrants…
C’est un recueil d’articles de Bertrand Badie, paru dans La Croix, que publient les éditions Salvator, précédé d’une substantielle introduction inédite. Ces textes sont classés en trois parties : « Le coût de l’ignorance », « La diversité des violences mondiales » et « La pauvreté des solutions ».
Vous estimez que face aux transformations du monde, notre savoir est périmé. Pouvez-vous développer ?
Il ne faut pas oublier que notre science des relations internationales a été pour l’essentiel forgée au fil de la guerre froide, alors que la mondialisation ne faisait que poindre à l’horizon et que le banal rapport de puissance entre les deux blocs semblait résumer à lui seul la vie internationale. Les acteurs politiques qui sont actuellement au pouvoir ont été formés à cette école. Pourtant, avec l’approfondissement de la mondialisation, les choses ont bien changé et on est passé du temps de la puissance à une nouvelle séquence où le facteur humain et social l’emporte désormais. Nos dirigeants n’ont pas vu venir ce nouveau monde : d’où leur désarroi devant des crises comme celles issues de la migration ou des flux de réfugiés. Il importe donc de concevoir une nouvelle science de l’international qui place le social – et la souffrance- en son centre.
La violence identitaire vous parait-elle la plus dangereuse ?
D’un certain point de vue, oui, car rien n’est prévu pour la réguler et même la contenir. En outre, elle véhicule l’affect et l’imaginaire, là où la violence militaire est beaucoup plus maîtrisable et relève davantage des « monstres froids ». Mais j’ajouterai une idée supplémentaire : la violence identitaire devient de plus en plus le langage du désespoir, de la contestation face aux puissances avec lesquelles on ne peut plus rivaliser, l’arme du faible : elle est donc totale et non plus instrumentale, et irréductible à la négociation.
La diplomatie vous parait-elle en panne ?
Elle l’a été très longtemps, au moins depuis 1989 et la fin de la bipolarité, lorsque les puissances occidentales ont considéré que, n’ayant plus de rivaux à leur hauteur, elles pouvaient substituer la force et la punition à la négociation…On excluait, on sanctionnait, on refusait de parler : bref, tout ce que la diplomatie réprouve. On dévoyait même celle-ci pour en faire un instrument de pénétration économique, ce qui ne relève pas de ses compétences…Avec la négociation réussie sur le nucléaire iranien, il semble qu’on soit quelque peu retourné vers la diplomatie, ce qui est salutaire et à mettre au crédit de la clairvoyance de Barack Obama.