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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
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Les hibakusha, passeurs de mémoire nucléaire

Sat, 08/08/2015 - 18:00

Chaque année, les 6 et 9 août, les villes de Hiroshima et de Nagasaki s’accaparent ces lignes publiées par Albert Camus dans Combat le 8 août 1945, soit entre les deux explosions nucléaires : « Devant les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l’humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison ». Les deux dernières phrases de ce texte resté célèbre – le premier qui s’interrogeait sur le sens à donner à la bombe atomique – ne sauraient mieux résumer la mission qui échoit désormais aux deux cités et aux témoins de leur destruction. Ceux que la bombe a épargnés, les hibakusha. Le terme japonais hibakusha, qui signifie littéralement « personnes affectées par une explosion » désigne en effet plus communément les survivants des explosions nucléaires de Hiroshima et Nagasaki. Tandis qu’on commémore le soixante-dixième anniversaire de la destruction de leurs villes, les voix désormais tremblantes des hibakusha ont plus que jamais une résonnance particulière, au service d’une mémoire nucléaire qu’il convient d’entretenir au-delà de leurs témoignages.

On relève plusieurs catégories d’hibakusha, certains étant des témoins « directs » des explosions nucléaires, qu’ils en aient ou non subi les effets, et d’autres étant des victimes « indirectes », le plus souvent nés de parents exposés aux radiations dégagées par les bombes atomiques. De manière plus précise, on dénombre même quatre catégories différentes : les personnes présentes dans un rayon de quelques kilomètres au moment des explosions de Hiroshima et de Nagasaki ; les personnes se trouvant dans un rayon de deux kilomètres de l’épicentre dans les deux semaines suivant les explosions ; les personnes exposées aux radiations ; et les bébés se trouvant dans le ventre de leur mère, celle-ci appartenant à une des autres catégories. On remarque bien ici que si la première catégorie concerne des victimes « directes », les trois autres sont plus difficiles à déterminer et à évaluer. Elles concernent également un nombre beaucoup plus important de personnes, dont les séquelles physiques, psychologiques ou sociales justifient le statut d’hibakusha. C’est ce qui explique le nombre important d’hibakusha, comptabilisé encore de nos jours à près de 190 000 personnes dans l’archipel. Dans les faits, le gouvernement japonais continue de reconnaître de nouveaux hibakusha, sur la base de documents permettant de valider ce statut.

La liste complète des hibakusha est répertoriée à Hiroshima et Nagasaki, et leur total depuis 1945 en incluant les morts et les vivants est d’environ 450 000 personnes, dont environ 65% à Hiroshima et 35% à Nagasaki. Contrairement aux idées reçues, qui se traduisirent malheureusement trop souvent par des discriminations et des exclusions, les hibakusha ne furent pas nécessairement irradiés, l’appellation regroupant comme nous l’avons vu des catégories plus larges. Ils se rejoignent cependant sur la force de leurs témoignages portant sur l’utilisation de la bombe atomique, et leur rôle de passeurs de mémoire face au droit à l’oubli.

En plus d’être les témoins de la bombe, les hibakusha racontent également les années difficiles qui suivirent les explosions nucléaires, le deuil des morts, la reconstruction de quartiers réduits à néant ou encore la difficile réinsertion sociale, évoqués précédemment, et leurs récits sont ainsi à certains égards la face cachée du miracle japonais. Leur message est paradoxalement celui de l’espoir, et de la nécessité d’éliminer les armes nucléaires. Mais les décennies passent et les hibakusha sont vieillisants, quand ils ne sont pas disparus. Et demain ? Combien seront-ils quand Hiroshima et Nagasaki célébreront le quatre-vingtième anniversaire de leur destruction ? Et quand partira le dernier hibakusha, comme est parti le dernier poilu de la Première guerre mondiale ? Derrière ces questions, c’est l’héritage dans la longue durée des témoins du feu nucléaire qui est en jeu. Pour qu’il reste inoubliable, leur témoignage doit désormais être porté par des générations plus jeunes, associant bien sûr le travail des historiens et des responsables des structures consacrées à la mémoire de Hiroshima et Nagasaki, mais aussi des artistes et de la société civile. La tentation nucléaire du Japon marque une rupture, non pas dans le risque de voir ce pays se doter de l’arme suprême, mais en ce qu’elle brise un tabou. Les enjeux du débat ont ainsi progressivement glissé vers des questions plus sécuritaires que morales, face auxquelles les hibakusha sont impuissants, et leur page de plus en plus avancée est leur plus gros handicap. Dans un avenir proche, la question du nucléaire militaire pourrait ainsi se faire, si on n’y prend garde, sans que Hiroshima et Nagasaki ne soient présentés comme autre chose que les vestiges d’un autre temps. La survie du devoir de mémoire au-delà de la disparition des hibakusha : là sera l’un des principaux défis des mouvements antinucléaires et de tous ceux qui souhaitent que leur message soit perpétué.

Hiroshima l’inévitable

Wed, 05/08/2015 - 18:23

L’utilisation de la bombe atomique à Hiroshima il y a soixante-dix ans ne fut sans doute pas nécessaire à la capitulation du Japon. Les forces japonaises étaient considérablement réduites et totalement dispersées, les capacités industrielles ne permettaient plus de produire des armes en quantité suffisante, et les diplomates japonais étaient engagés dans des pourparlers précédant la reddition. Ce constat fut à l’origine de multiples études qui critiquent depuis les années 1960 la stratégie atomique adoptée par Washington, arguant du fait qu’il aurait été possible de faire l’économie des bombardements nucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki. Les révisionnistes remettent ainsi en cause les arguments apportés par Washington pour justifier l’utilisation de la bombe, tels que la fin de la guerre, ou l’économie de vies humaines, en particulier dans les rangs des forces armées américaines. Et pourtant, malgré la validité de ces arguments, ceux-ci se contentent d’explorer la rivalité Washington-Moscou. Or, en y ajoutant des réflexions sur la politique intérieure américaine, force est de constater que la bombe atomique pouvait difficilement ne pas ne pas être utilisée à l’été 1945, ce qui fait de Hiroshima un évènement dramatique, mais à bien des égards et dans le contexte de l’époque, inévitable.

La situation politique dans laquelle se trouvait le président Harry Truman, récemment élevé à la fonction suprême suite au décès de Franklin Roosevelt, joua incontestablement un rôle important, le chef de l’Exécutif souhaitant marquer le début de sa présidence, afin de faire taire les éventuelles critiques concernant sa crédibilité, et imposer son style. Les relations entre l’Exécutif et le Congrès, qui constituent l’un des aspects les plus complexes du fonctionnement de la démocratie américaine, permettent également d’apporter de précieuses explications sur les raisons justifiant l’utilisation de l’arme nucléaire. Projet présidentiel tenu secret, la bombe atomique permettait, en étant utilisée, de justifier des dépenses pharaoniques et d’asseoir la position de la Maison Blanche par rapport au Congrès sur les questions de politique extérieure.

Les relations entre les hautes autorités militaires américaines furent également déterminantes. Les responsables de la Navy, de l’Army et de l’émergente Air Force avaient à cœur de mettre en avant leurs capacités afin de s’imposer et de bénéficier de budgets avantageux. La bombe atomique joua un rôle déterminant dans ces rivalités, et favorisa, conjointement avec le bombardement stratégique, la montée en puissance du vecteur aérien, véritable révolution stratégique.

L’utilisation de la bombe atomique a également offert aux autorités américaines la possibilité d’envisager une nouvelle manière de faire la guerre et de concevoir la relation avec les puissances rivales. L’avènement de l’arme nucléaire est considéré comme une révolution dans les affaires militaires en ce sens qu’elle élargit le déséquilibre entre les Etats la possédant et ceux n’y ayant pas accès, créant une situation d’asymétrie capacitaire qui, si elle était à l’avantage de Washington, allait également s’avérer être l’élément déterminant dans la motivation des Etats proliférants et adversaires potentiels, parmi lesquels l’Union soviétique figurait au premier rang des alliés devenus indésirables. D’une certaine manière la bombe atomique fut à la fois une arme d’anticipation de la Guerre froide, et un des éléments responsables de la course aux armements, par les avantages déterminants qu’elle offrait. C’est en ce sens que, dans les relations entre les grandes puissances, elle ouvrit indiscutablement une nouvelle ère.

A la version officielle, qui met en avant le caractère difficile de la poursuite des opérations militaires, et le sacrifice humain qu’aurait supposé une poursuite des hostilités, s’opposent donc les thèses révisionnistes, qui insistent sur le fait que le Japon était, d’une façon ou d’une autre, au bord de la capitulation, que les autorités américaines le savaient, et qu’en conséquence l’utilisation de la bombe atomique n’était pas nécessaire. En fait, si effectivement l’arme nucléaire aurait pu ne pas être utilisée, sans que cela n’ait d’incidence sur le conflit avec le Japon, les autorités américaines ne pouvaient pas prendre le risque de poursuivre la guerre, tandis que les scientifiques leur avaient apporté un moyen d’y mettre un terme. Par ailleurs, comme nous l’avons noté, de nombreux paramètres eurent pour effet de réduire la marge de manœuvre des dirigeants américains, à tel point que le choix de ne pas avoir recours à l’arme nucléaire devenait presque impossible. Ainsi, nous pouvons considérer qu’en août 1945, Washington ne pouvait pas ne pas utiliser le nouvel engin contre le Japon. Partant de ce constat, les dirigeants américains, Truman en tête, réfléchirent aux différents avantages que pouvaient leur procurer la nouvelle arme, notamment dans la confrontation avec l’Union soviétique, mais de façon plus générale dans un contexte marqué par l’émergence des Etats-Unis au rang de superpuissance. Il y eut donc un « moment nucléaire » permettant d’asseoir la puissance américaine, et de provoquer une rupture dans les relations internationales, ouvrant véritablement une nouvelle ère. Mais ce moment était inévitable, considérant que le refus de recourir à l’arme la plus puissante jamais produite aurait été accueilli de façon très négative par l’opinion publique américaine, et ses représentants politiques les plus directs, à savoir les parlementaires. Ainsi, le projet Manhattan fut détourné de ses objectifs initiaux, mais à partir du moment où la Maison Blanche avait décidé de se lancer dans l’aventure nucléaire, et dans la mesure où le projet avait abouti avant la fin des hostilités, il était difficile, voire impossible, de reculer.

La fuite en avant de Recep Tayyip Erdoğan

Mon, 03/08/2015 - 09:00

Depuis plusieurs jours, une double offensive militaire est lancée par les autorités politiques turques contre l’Organisation Etat islamique (Daech) et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Pour de multiples raisons, le pays est ainsi entré dans une nouvelle séquence politique, pleine d’incertitudes, dont il serait bien présomptueux de prétendre prévoir comment elle va se conclure. Les conséquences potentielles de la situation sont toutefois extrêmement préoccupantes.

La raison avancée par le président et le gouvernement turcs relève de la nécessité de combattre les organisations terroristes qui menaceraient la Turquie. Cette préoccupation est parfaitement légitime mais il semble alors stratégiquement bien inconséquent de lancer au même moment une offensive contre deux adversaires dont on sait que les capacités militaires sont efficientes grâce à leur expérience, leur entraînement et leur discipline. Surtout, une offensive militaire doit toujours s’articuler à des objectifs politiques clairement définis et énoncés. De ce point de vue, en dépit du fait que Daech et le PKK soient tous deux qualifiés de terroristes, la comparaison entre les deux organisations ne résiste pas à l’analyse. Leur histoire, leurs dynamiques politiques, leurs modalités d’action, leurs objectifs ne sont pas comparables et il est problématique que, sous le couvert de lutte contre le terrorisme, d’autres objectifs soient en réalité à l’œuvre. Essayons donc de décrypter les véritables enjeux.

Le fiasco de la gestion de la crise syrienne

Pour ce qui concerne Daech, l’événement qui précipite les décisions turques est l’attentat perpétré, le 20 juillet 2015, à l’encontre de jeunes militants réunis dans la ville de Suruç pour préparer l’envoi d’équipes de volontaires désirant participer à la reconstruction de la ville de Kobané, qui s’est soldé par la mort de 32 d’entre eux. En réalité, on avait déjà constaté, au cours des derniers mois, une modification de la politique de la Turquie à l’égard de Daech. Si les relations entre les autorités turques et cette dernière ont été pour le moins troubles par le passé, une forme de laissez-faire et de complaisance d’Ankara à l’égard des groupes djihadistes combattant en Syrie ayant été maintes fois soulignée, un raidissement était à l’œuvre depuis plusieurs mois. Le gouvernement d’Ankara, constatant en effet que Daech s’avérait totalement incontrôlable, a commencé à procéder à de nombreuses arrestations d’individus suspectés d’être militants ou sympathisants de l’organisation djihadiste ainsi qu’à celle, sous fortes pressions européenne et étatsunienne, de nombreux apprentis djihadistes qui tentaient de la rejoindre en passant par la Turquie. Il est aussi clair, même si les chiffres avancés à cet égard sont absolument invérifiables, que des cellules dormantes de Daech sont organisées en Turquie et trouvent un terreau fertile de recrutement parmi les presque 2 millions de réfugiés syriens qui vivent désormais dans le pays. Cette prise de distance d’Ankara s’est également manifestée par la décision, au début de l’année 2015, conjointement avec l’Arabie saoudite et le Qatar, de soutenir l’« Armée de la conquête » en lutte contre le régime de Bachar Al-Assad. « Armée de la conquête », dont l’une des principales composantes est le Front Al-Nosra, branche syrienne d’Al-Qaïda. On ne peut qu’être dubitatif quant à cette décision de soutenir une branche du djihadisme contre une autre, ce qui ne peut se comprendre que par le fiasco de la gestion turque de la crise syrienne.

Obsédée, depuis quatre ans, par son objectif de faire chuter le régime syrien, Ankara n’a en effet pas hésité à soutenir, sans grand discernement, tous les combattants rebelles et s’est brûlé les ailes. Facteur aggravant, les pronostics maintes fois formulés sur l’imminence de la chute de Bachar Al-Assad se sont avérés totalement erronés et indiquent l’incapacité de Recep Tayyip Erdoğan à saisir les réalités politiques d’un pays pourtant voisin et avec lequel il partage plus de 900 km de frontières. A cet égard, les positions turques devenaient d’autant plus intenables que chacun comprend désormais que la coalition anti-Daech dirigée par les Etats-Unis ne se fixe pas comme objectif l’élimination pure et simple du président syrien mais cherche confusément une formule de transition politique en Syrie. La position jusqu’au-boutiste turque devenait alors de plus en plus difficile à tenir, ce qui explique, aussi, qu’après des mois de refus, les autorités turques ont enfin accepté que les avions de la coalition puissent utiliser les bases militaires turques, principalement celle d’Incirlik, pour organiser les opérations de bombardement. Il y a donc une véritable évolution des positions turques à l’égard de Daech, que l’attentat de Suruç a contribué à cristalliser. D’après les observateurs, il semble néanmoins que l’intensité des bombardements turcs contre des bases de Daech soit beaucoup moins forte que ceux organisés à l’encontre des bases du PKK.

Les enjeux de la question kurde

Il est tout d’abord singulier que, sous vocable de lutte anti-terroriste, Ankara n’hésite pas à bombarder Daech en même temps que ceux qui, en Syrie, combattent cette même organisation avec la plus grande efficacité, en l’occurrence les combattants du PKK. Cela procède au mieux d’une incohérence stratégique, au pire d’un autre projet, non exprimé celui-là. Comment comprendre, en effet, que des bombardements massifs ciblent les combattants d’une organisation avec laquelle des négociations ont été initiées depuis l’automne 2012 pour tenter de parvenir à un compromis politique sur la question kurde. Ce processus, dit de résolution, était certes pour le moins fragile et semblait de facto gelé depuis des mois. Cela ne retire néanmoins pas le mérite de Recep Tayyip Erdoğan d’avoir contribué à lever un tabou sur ce dossier et d’avoir tenté de faire bouger les lignes sur ce qui constitue probablement le défi le plus important à relever pour la société turque.

Nul ne peut, en effet, douter qu’il n’y aura pas de solution militaire à la question kurde et que seule la voie politique peut permettre de la résoudre. En réalité deux questions se posent avec force. La première renvoie à ce que les autorités turques perçoivent avec beaucoup d’inquiétude comme l’affirmation politique régionale du PKK et/ou de sa projection syrienne, le Parti d’union démocratique (PYD), qui contrôle désormais les zones kurdes autonomes dans la zone frontalière turco-syrienne. On comprend aisément que cette montée en puissance pose un problème existentiel à Ankara, qui n’hésite pas à considérer cette autonomisation des zones kurdes en Syrie comme la création d’une entité hostile à sa frontière. La deuxième nous ramène sur la scène politique intérieure et réside dans les scores électoraux réalisés par le Parti démocratique des peuples (HDP) lors des élections législatives du 7 juin dernier qui, avec la constitution d’un groupe parlementaire de 80 députés, a anéanti le projet de réforme constitutionnelle présidentialiste souhaité par Recep Tayyip Erdoğan. Il apparaît de plus en plus clair que ce dernier veut faire payer au HDP cet affront, ce qui permet de saisir l’enquête judiciaire ouverte contre Selahattin Demirtas, les bruits récurrents de levée de l’immunité parlementaire de certains députés, voire la dissolution pure et simple de ce parti. Cette éventualité, si elle venait à se concrétiser, induirait un accroissement dangereux des tensions et de la polarisation politique déjà extrême au sein du pays. En dépit de ces risques, le président turc veut visiblement désormais procéder à des élections anticipées et la guerre en cours constitue à ses yeux un incontestable moyen de reconquérir l’électorat nationaliste qui s’était éloigné de lui en juin dernier. Recep Tayyip Erdoğan veut apparaître comme le seul capable de défendre le pays agressé par de multiples ennemis et joue la stratégie de la tension. La guerre se décrypte donc en partie par des raisons de politique intérieure, ce qui est pour le moins irresponsable.

Le paramètre iranien

Enfin, dernier paramètre, la question de l’Iran, souvent sous-estimée, mais qui pourtant constitue une clé de compréhension de la crise actuelle qu’on ne peut négliger. L’accord conclu, le 14 juillet, sur le nucléaire iranien va bouleverser le jeu diplomatique et stratégique régional en rendant à l’Iran l’influence perdue au cours des dernières années. Téhéran a vocation à redevenir dans la prochaine période un partenaire majeur des grandes puissances, notamment des Etats-Unis, sur l’échiquier régional. D’où les infléchissements de la politique de la Turquie, les bombardements contre Daech, l’autorisation donnée aux Etats-Unis d’utilisation des bases aériennes du Sud-Est de la Turquie et la perspective de la création, acceptée par Washington, d’une « zone de sécurité », d’une centaine de km de longueur et d’une quarantaine de profondeur le long de la frontière syro-turque, qui devrait permettre à une partie des réfugiés syriens de se regrouper mais aussi de couper les unes des autres les zones géographiques contrôlées par le PYD. Aux yeux des autorités politiques d’Ankara, tout faire donc pour se réinsérer dans le jeu politique régional, resserrer les liens avec les Etats-Unis et ne pas se laisser distancer par Téhéran.

Une situation délétère

Ces quelques brèves remarques soulignent la complexité d’un nouveau conflit auquel la Turquie est désormais partie et qui constitue une équation à multiples inconnues. Constat des graves erreurs à répétition de la gestion de la crise syrienne, instrumentalisation d’enjeux de politique intérieure, défis constitués par la question kurde, concurrence avec l’Iran… l’ensemble constitue un cocktail explosif et infiniment préoccupant. La logique de guerre enclenchée est dangereuse car nul n’est en réalité véritablement capable de la contrôler. Il est impérativement nécessaire que les autorités politiques d’Ankara se ressaisissent et que les intérêts des citoyens turcs redeviennent la boussole des décisions du gouvernement.

« Un nouveau rêve américain » – Trois questions à Sylvain Cypel

Sat, 01/08/2015 - 11:19

Sylvain Cypel est journaliste, spécialiste des États-Unis. Il répond à mes questions à propos de son dernier ouvrage « Un nouveau rêve américain » (Ed. Autrement).

L’élément ethno-racial a-t-il pris le pas sur l’enjeu socio-économique aux États-Unis ?
Cela a été évident lors des élections présidentielles de 2012. A l’époque, les États-Unis étaient loin d’avoir surmonté les conséquences de la crise financière de 2008-2010. L’emploi n’avait pas retrouvé son niveau d’avant-crise. Beaucoup d’emplois industriels avaient été perdus. Un chômage des jeunes durable était apparu, phénomène très nouveau aux Etats-Unis, et beaucoup devaient abandonner leurs études pour éviter de se sur-endetter. Certes, le sentiment général était que l’économie s’améliorait, mais la campagne républicaine, axée sur l’échec de la politique socio-économique de Barack Obama, n’a pas eu l’impact escompté. Au contraire, Barack Obama a finalement été réélu de manière assez aisée. Et il l’a été prioritairement sur des enjeux de société. D’abord, il a fait le plein parmi ceux que l’on appelle aux Etats-Unis les « minorités ». Obama a recueilli plus de 70 % des suffrages des Américains d’origine hispanique ou asiatique, et plus de 90 % de ceux des Afro-américains. Cet élément a été déterminant. De plus, les femmes ont voté à 55 % pour lui. Les ressortissants des minorités ont rejeté massivement la logique des propositions avancées par le camp conservateur : de la réduction des aides sociales aux mesures plus répressives à l’encontre des immigrés. A l’inverse, les démocrates leurs sont apparus beaucoup plus disposés à favoriser leur intégration. Quant aux femmes, tous les sondages montrent que sur les enjeux sociétaux, comme l’accès à une assurance santé universelle, le droit à l’avortement ou la limitation des ventes d’armes, elles sont désormais bien plus progressistes que les hommes.
Aujourd’hui, les difficultés socio-économiques restent beaucoup plus graves aux États-Unis que ne le laissent croire les seules données économiques car la répartition des fruits de la croissance retrouvée sont toujours presque uniquement dévolus aux plus aisés. Les inégalités sociales continuent de s’accroitre. Mais on a vu récemment, avec la multiplication d’assassinats de jeunes noirs par la police et l’attentat contre une église noire de Charleston, combien les enjeux « raciaux » restaient prégnants dans ce pays. Il est trop tôt pour savoir quelles seront les thématiques qui domineront la campagne en vue de l’élection présidentielle de novembre 2016. Mais il est clair que si le parti républicain poursuit dans la voie qu’il a choisie depuis huit ans, il sera de nouveau aisé pour le candidat démocrate de mobiliser en sa faveur une coalition desdites « minorités ».

L’homme blanc qui se sent en danger fournit 80% des troupes du Tea Party
Le Tea Party est effectivement un regroupement massivement blanc. Et le mâle blanc en constitue l’ossature : il lui fournit près des deux-tiers de ses membres. Ce regroupement politique apparait comme une tentative de résister au phénomène le plus marquant aux États-Unis aujourd’hui : cette société se « mondialise » plus qu’aucune autre au monde, et à un rythme plus rapide que n’importe où ailleurs. Avec un million de nouveaux arrivants chaque année, presque tous issus d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique, et des populations immigrées faisant plus d’enfants que les autres Américains, le basculement est annoncé par les démographes pour 2042 : les « Blancs seulement », ceux qui ne s’identifient pas autrement lors du recensement, seront devenus minoritaires aux États-Unis. Ils ne seront plus que 43 % en 2060.
D’ores et déjà, la montée en puissance des « non-Blancs » se manifeste dans tous les domaines de la vie sociale, économique et politique. C’est ce qui effraie la partie des Blancs les plus conservateurs – surtout les hommes –  qui éprouvent le sentiment de perdre à la fois leur domination, qu’ils perçoivent implicitement comme légitime, et le mode de vie qui y correspond. C’est d’autant plus vrai qu’une part massive de ces classes moyennes blanches, longtemps privilégiées dans le système économique américain, a été emportée par la crise et voient son niveau de vie régresser depuis des années. Au lieu d’en rendre responsable le système économique du capitalisme financier, elles s’en prennent à la concurrence montante des minorités. La rage de cette part de la population est d’autant plus vive qu’elle se sent impuissante à modifier le cours des choses.

Les jeunes se détournent-ils de l’idée de l’« exceptionnalisme américain » ?
Cela semble indubitable parmi les jeunes urbains des grandes villes américaines et de leur proximité. L’« exceptionnalisme américain », c’est l’idée que les États-Unis ont par nature une mission universelle et sont destinés à diriger le monde. Républicain ou démocrate, il n’est pas un candidat en campagne électorale qui oubliera de déclarer que l’Amérique est « la plus grande nation au monde ». En même temps, Obama a mené sa politique internationale en tenant compte des limites de la puissance américaine et en s’appuyant sur le sentiment croissant aux États-Unis que le pays, contrairement à ce qui a été pensé au sortir de la Guerre froide, n’a plus les moyens de décider ni d’agir seul comme il l’entend – et surtout, que la calamiteuse guerre en Irak a démontré combien cette attitude peut lui être néfaste.
Les républicains, eux, dénoncent l’affaiblissement international de leur pays et prônent le rétablissement de la « grandeur » américaine, qu’Obama aurait ternie. Mais la réalité est qu’avec le temps, les États-Unis perdent leur primauté dans de très nombreux domaines, hormis le secteur militaire et la haute technologie. Là encore, l’Homme blanc enragé, à l’identité malheureuse et beaucoup plus prompt que les autres Etatsuniens à dénoncer un « déclin » de l’Amérique qu’il impute aux bouleversements que vit sa société, se sent de plus en plus isolé et perdu. Mais aujourd’hui la plupart des Américains éduqués qui s’ouvrent au monde – et ils sont de plus en plus nombreux, Blancs inclus – jugent que la coopération est à la fois nécessaire et préférable à la domination.

What future – in the short term – for the Six-Party Talks?

Thu, 30/07/2015 - 15:40

In June 2015, will the Six-Party Talks process be only nominally alive? Initiated in 2003 following the North Korean regime’s sudden withdrawal from the Nuclear Non-Proliferation Treaty (NPT), this collective forum comprised of representatives from China, Japan, South Korea, North Korea, Russia, and the United States has languished in a semi-vegetative state for the past six years. Yet again, the fault for this lies with Pyongyang, with its abrupt decision to quit the Six-Party Talks (SPT) in April 2009 in the aftermath of a United Nations resolution sanctioning the country for carrying out a new (illegal) ballistics testing. So far, the sixth round of this ambitious collective initiative aimed at finding a peaceful and balanced solution regarding the North Korean nuclear weapons program was the last. But a seventh could quite possibly be called for in the coming months…
The permanent unpredictability of the Democratic People’s Republic of Korea (DPRK) regime, its renewed propensity to explore the limits of (verbal) provocation (towards both the South Korean and American administrations), and the understandable reservations of several participants to the process (Washington, Seoul) regarding the seriousness and « sincerity » of the DPRK to comply with past agreements, might prolong the current paralysis, at least until the end of this year. And this despite Beijing’s constant and worthy efforts over the last few years to revive this complicated initiative.
So, in summer 2015, should we consider this collective mechanism as dormant or simply dead in the water? Or, to the contrary, as a still-relevant initiative ready to be revived?

Trying to answer this tricky question requires adopting a three-point methodology, as much to hedge our bets as to adapt to the genuine unpredictability of the North Korean stance on this specific matter. Hence, three working hypotheses have been selected to approach the « truth, » a highly volatile concept in the context of the DPRK regime.

Working hypothesis n°1 deliberately adopts a pessimistic approach with the following premise: Pyongyang has no serious intention of complying with the rules of the SPT, to honor its past commitments, or to adopt the appropriate behavior requested to restart the process. Here, the DPRK regime mainly sees the SPT framework as a tool, a leverage, or a delaying tactic in an attempt to appear “engaged” – more or less – on the international community’s radar without compromising any of its assets. In this hypothesis the North Korean regime does not want to take any steps forward to create the appropriate environment necessary for productive talks or fulfill the preconditions demanded by the other SPT participants.

Working hypothesis n°2 is more optimistic, based on the premise that for specific reasons known only to the North Korean leadership, Pyongyang is committed to readjusting its position and policies and to create a favorable environment with the five other members of the SPT. This would allow for a seventh round to take place in the short term, with Seoul and Washington responding favorably to this more constructive – and relatively unexpected – approach, with the backing of Beijing and Moscow.

Positioned somewhere in between the two above options, working hypothesis n°3 adopts a more realistic and pragmatic perspective. According to its premise, the North Korean government would eventually be interested in resurrecting – step by step – the dormant SPT process; not for the sake of pleasing Seoul, Washington, Moscow, Tokyo, or Beijing, or to present a more favorable face to the international community, but rather to keep alive a channel of communication with Washington. In this scenario, Pyongyang is attempting to portray itself – for as long and as shrewdly as possible – as the « good guy » wishing to repent. This allows the regime to extract benefits (security guaranties; humanitarian, financial, and economic assistance; energy; etc.) while buying its time to achieve a larger goal (e.g. to complete its ballistic and nuclear programs) by reducing external pressure. With this pragmatic approach, neither Washington (with presidential elections looming in November 2016) nor Seoul would feel compelled to fall into the trap by allowing the resurrection of the collective mechanism.
With Pyongyang’s habit of favoring hard-to-defend defiant posturing, one can certainly not take for granted the veracity any of these three possible premises; the DPRK may currently be working on a set of different options, be it a more radical approach (e.g. a more aggressive posture to put pressure on Washington and Seoul) or a less expectable by welcome conciliatory approach (e.g. set of confidence-building measures with Seoul, Washington, and Beijing). Time will tell.

Let us come back to our three-tier methodology and dedicate some more time to each of them to assess the merit of our approach in view of recent events in and around North Korea.

Working hypothesis N°1, the pessimistic assessment: the DPRK is not serious about creating the necessary conditions for a rebirth of the Six-Party talks and is not motivated to do so.
Looking back over information coming out of North Korea over the past few months, even if an open-minded approach is adopted, it is difficult to distinguish any significant decisions, postures, or declarations indicating a desire by Pyongyang to prepare the field for serious participation in dialogue or the negotiation process.

– The North Korean leadership remains as provocative as ever: North Korean Diplomats disrupted a UN human rights panel in New York in early May; Pyongyang threatened the United States with a nuclear attack on April 26; the North Korean regime slammed South Korean President Park’s speech on the sinking of the ROKS Cheonan in late March; North Korean media called the attack on the American ambassador in Seoul a « deserved punishment » in early March; Pyongyang said there would no longer be any chance for inter-Korean dialogue in early March; « North Korea threaten missile attack on anti-Pyongyang leaflets » (Yonhap news agency, March 2); « N. Korea says it won’t talk with ‘gangster-like’ U.S » (Yonhap, February 4); « N. Korea ridicules former S. Korean president over memoir » (Yonhap, February 4); « North Korea Tests Five Missiles » (New York Times, February 8); etc. This list – telling, but not exhaustive (!) – speaks for itself.

– Invitations and suggestions to adopt a more constructive policy remain largely if not totally unheard: « U.S. urges N. Korea to show denuclearization commitment » (Yonhap, April 17); « DPRK rules out dialogue with Japan » (Xinhua, April 2); « UN presses North Korea to Account for Abductions » (New York Times, March 9); « North Korea negative about six-way nuclear talks » (Yonhap, March 2); « U.S. urges N. Korea to cease threats after missile launches » (Yonhap, February 2). Here again, there are no obvious signs of any desire by Pyongyang to extract itself from diplomatic isolation.

– Recent positive examples in international diplomacy (e.g. West-Iran and Southeast Asia-Burma talks) seem to be disregarded: « N.K. fails to learn lesson from Iran nuclear deal » (Yonhap, April 22). In June 2012, Robert King, then-US envoy on North Korean human rights issues, suggested to Pyongyang to take similar steps (political and economic reforms) to those recently taken by Burma, arguing that the benefits for the Burmese regime (e.g. sanctions eased then lifted; investors flocking the country; return to the global stage) were self-evident. Three (long and agitated) years later, this sage advice has manifestly not been espoused by Pyongyang.

Working hypothesis N°2, the optimistic projection: Pyongyang is committed to readjusting its policy to create a favorable environment with the five other members of the SPT, allowing for a seventh round to take place before the end of 2015.
Consider here that despite Kim Jong-un’s rather poor, if not terrible, record since coming into power in December 2011 (and now that the three-year long period of mourning is over), Pyongyang and its current leadership feel more compelled – under parallel pressure from Beijing and Moscow – to partly give up its brinkmanship policy and try to reintegrate (after a long absence) into the club of responsible nations. In this scenario, going forward would start by convincing Washington, Seoul, and Tokyo of a genuine political will to leave the current deadlock and embark upon a more cooperative chapter.
That said, we have so far not witnessed any tangible signs from Pyongyang giving credit to this bold thesis, to say the least. We cannot not interpret the polite refusal of Kim Jong-un to attend World War II celebrations in Moscow on May 9 – despite the personal invitation of Russian President Vladimir Putin – as supportive of this theory. Nor can we consider that the recent civilian inter-Korean representatives meeting in Shenyang (China, May 5) – dedicated to preparatory talks on plans to jointly celebrate the 15th anniversary of the historic inter-Korean Summit (June 13-15, 2000, in Pyongyang) – necessarily indicates a change of strategy by the North Korean regime.
However, after eight years of permanent defiance, of verbal/frontal opposition with both the Blue House and the White House, the North Korean leadership under young Kim Jong-un may finally recognize that its hard-line posturing has not achieved as much as expected (despite two nuclear tests and a long series of ballistic missile tests, not to mention the torpedoing of the South Korean Cheonan corvette in the Yellow Sea) and that it may be time to reassess the benefits of this strategy.
This reassessment comes during a period of uncertainty regarding the identity of the next US president, his/her political party, and stance on non-proliferation issues. In the meantime, the North Korean regime could finally consider that the current Blue House policy vis-à-vis Pyongyang – no more free gifts [1] to the North but the door always open for discussion, negotiation, and reconciliation – may be worth giving a try; a position that probably finds some supporters in Beijing still working hard to keep the idea of a possible and desirable resurrection of the talks alive.

Working hypothesis N°3, the pragmatic vision: the « talks only to talk, » to buy some time until…
Based on past experience, numerous disappointments, and various unpleasant surprises when dealing with Pyongyang and its highly sophisticated nuclear policy, one cannot escape the need to consider the likelihood of a less glamorous and more realistic assessment of its probable short-term commitment vis-à-vis the sleepy SPT. The assumption here is that the least open and least democratic regime in Asia may pretend to be interested in the rebirth of this dormant, and may even go as far as to start responding favorably to the demands of the five other participants, but remains fundamentally much more motivated by the project of buying time (while extracting assistance and various benefits from the international community, a tactic Pyongyang has proven itself comfortable with) for a ‘higher’ purpose…

Excluding this scenario may present some risks. True, many governments (including major ones like Beijing, Moscow, Seoul, and possibly Tokyo) may be eager to reopen a « dialogue » with Pyongyang after such a long deadlock and its many highly tense phases. But there is a significant difference between (misguided?) eagerness and reality on the ground. Keeping the door open for genuine negotiations while excluding any step towards this action in absence of tangible commitments from Pyongyang – a policy consistently observed by the Obama administration since 2008 and President Park Geun-hye since 2012 – does not at all imply gullibly reading into any conciliations from the DPRK as a radical shift of policy or the promise of happier, easier, and rosier tomorrows.
Having achieved an Asian foreign policy (partial) success in Burma – with President Thein Sein adopting a reformist agenda – the White House under its current tenant is not willing, a year and a half before the end of his final term (-January 2017), to take the politically suicidal risk of being fooled by a regime more willing to nominally engage the powerful nation than to heed its words; a dictatorial regime that, incidentally, regularly threatens to use nuclear-armed intercontinental ballistic missiles to strike targets on US soil. Along with the relative « Burmese success, » President Obama’s foreign policy achievements include the significant betterment of bilateral relations with Tehran and Havana, an undeniably remarkable legacy that the 44th president of the United States will not want to sacrifice on the altar of the unpredictable Pyongyang.
At the same time, several members of the SPT, including Seoul and Beijing, were remarkably active in the early days of May 2015. On May 5, the South Korean Special representative for Korean Peninsula Peace and Security Affairs (Hwang Joon-kook), shortly after a meeting in Washington with his American counterpart (Ambassador Sung Kim, special representative for North Korea policy), declared: « As a result of close consultations among the five parties, there is a degree of consensus formed on conditions for the resumption of six-party talks. Based on this, we are pushing for unconditional exploratory talks [2]. » A bold and encouraging statement that did not go unnoticed in East Asia and beyond; the following day (May 6) this headline appeared in the Indian press: « S. Korea Seeks ‘New Momentum’ with China to revive N. Korea Nuclear Talks [3]. »
And if, against all odds, the SPT were in fact on the verge of an unexpected resurrection?

In light of the latest information to trickle out of the secretive corridors of power in Washington, Seoul, Beijing, or Moscow, these three opposing scenarios – and the many others not included here for reasons of brevity – lead us now to envisage a series of four short questions/answers to extend the thinking on the sometimes elusive Six-Party Talks matter. A set of provocative interrogations to get us started:

Is the resumption of the talks truly desirable?
First of all, in the event the North Korean regime follows up on the idea to join the recently much-discussed « exploratory talks » (without any preconditions), reviving this sleepy forum would entail: meeting and talking to Pyongyang, being ready to listen to (some of) its demands, and – eventually, after some (positive) steps, time, and (eventual) progress – to consider the possibility of delivering something to this reclusive state. This could be anything that could be celebrated as a great victory by the regime, and its hyperactive propaganda apparatus, to bolster domestic legitimacy; nothing that would in fine pressure the North Korean leadership to modify its policies or consider even low-level reforms.
The « exploratory talks, » if confirmed and meaningful enough to survive the year, will in any case not count on the indispensable strong American engagement. At the moment, the current US administration has not the time, the authority, nor any desire to assume the entailed risks (even with the likely prospect of another Democrat victory in the November 2016 elections) to engage in a serious deal with the North Korean regime.

Seoul: beneficiary or hostage of the SPT?
Obviously, and even if Pyongyang keeps on thinking that its first and foremost interlocutor on the nuclear and disarmament issues remains Washington, there is no state more concerned by any move – positive or dramatic – engaged by the defiant North Korean regime than Seoul. This premise remains valid under the current administration of President Park Geun-hye, whose consistently bold, balanced, and open-minded policy vis-à-vis her difficult and often abrasive northern neighbor should be commended.
Since her very first day in office in February 2013, the first female head of state in the Korean Peninsula has consistently repeated that the end of this exhausting and costly state of crisis with the North lies in dialogue, reconciliation, and a common future. In January of this year she confirmed again that she was willing to hold a summit meeting with North Korean leader Kim Jong-un without any pre-conditions. « My position is that to ease the pain of division and to accomplish peaceful unification, I am willing to meet with anyone, » President Park said. « If it is helpful, I am up for a summit meeting with the North. There is no pre-condition [4]. » A month later, she instructed her staff to prepare a « roadmap for Korean unification »; such a reunification could bring an « economic bonanza [5] » to neighboring countries as well as the two Koreas. Politically speaking, this policy is indisputably courageous, considering the very low return on investment so far and the total absence of the most elementary respect shown to her [6] by the North since she took office two years ago.

Can the international community (excluding the SPT participants) put some ‘real pressure’ on the eventual revival of the Talks?
The plain truth is that in 2015, the international community at large remains extremely weak when it comes to dealing with North Korea, the most isolated country on the planet in the 21st century. The most powerful international institutions (United Nations, IMF, World Bank) do have a certain capacity – but no real authority – to intervene in the volatile and complicated North Korean equation. Likewise, the inter-Korean dispute remains out of reach for the European Union – an otherwise influential regional institution – due to reasons of distance and geography. The fact that Pyongyang disregards the authority of such supranational entities and is much more interested in dealing face to face with Washington does not facilitate the task.
Incidentally, and to be frank, this situation is not considered a tragedy by influential capitals, in Europe as well as in the Middle East or Asia. Being involved in far-away and quasi-intractable issues usually does not bring much in the way of dividends to bold candidates.

Should we welcome the recent reconciliation between Pyongyang and Moscow?
Despite being personally invited to Moscow by President Putin to attend World War II celebrations (May 9), and after a long silence, Kim Jong-un finally declined the invitation [7]; Kim Yong-nam, president of the Presidium of the Supreme People’s Assembly of the DPRK (the ceremonial North Korean head of state), will travel to Russia to attend the ceremony on behalf of his boss. Whatever the reasons behind this not-so-unexpected volte-face by the North Korean leader, they will probably not harm the diplomatic rapport [8] Moscow and Pyongyang have managed to (re)build over the last few years (during which time relations between Pyongyang and Beijing were suffering a spectacular cooling [9]). However, the attractiveness of Russia on the world stage has been considerably reduced in the wake of its dangerous maneuvering in Crimea and in the context of the current Ukrainian crisis. For the moment, the « benefits » of this new honeymoon between North Korea and Russia – two (relatively) isolated actors – remain to be seen as far as the SPT are concerned, even if some signs suggest possible advantages [10].

*****
Despite a recent surge of track one and track two diplomacy activities mechanically generating some level of hope, no one – even in secretive Pyongyang – can take for granted the eventual resuscitation of the Six-Party Talks in the short-to-medium term. The obvious and respectable goodwill towards this dormant forum displayed by several main players (Seoul, Beijing) will inevitably be confronted by the unpredictable, pathologically-defiant, and risk-prone Pyongyang under the still partly obscure and little documented leadership of the young Kim Jong-un. Political and domestic issues impacting others (presidential elections in the USA in November 2016) will play a major role as well in the still uncertain future of this crucial initiative, while the « rest » of the international community, largely out of the picture in this « small Great game, » will patiently and powerlessly hope for a positive evolution in the strategic and volatile Northeast Asia region.

References:
[1] « Seoul spurns Pyongyang’s call for lifting sanctions, » Yonhap news agency, May 7, 2015.
[2] Yonhap, May 5.
[3] Indiaeveryday, May 6.
[4] Reuters, January 11, 2015.
[5] Korea Times, February 16, 2015.
[6] The Diplomat, April 29, 2014.
[7] New York Times, April 30, 2015.
[8] ‘’DPRK, Russia ink protocol after inter-governmental meeting’’, Xinhua, April 27, 2015. ‘’ Western Relations Frosty, Russia Warms to North Korea’’, New York Times, March 11, 2015.
[9] An easing is however observed between Pyongyang and Beijing in May 2015, as noted in the following article: ’’N. Korean official calls ties with China ‘precious treasure’’, Yonhap, May 7, 2015.
[10] ‘’Xi’s visit to deepen, celebrate China-Russia relations’’, Xinhua, May 6, 2015. One can assume that a closer Moscow-Pyongyang connection associated with a strengthening Moscow-Beijing axis (two partners of the SPT) may be in a position to deliver some positive benefits vis-à-vis North Korea.

Analyze presented by Olivier Guillard during the World Korean Forum organized in Paris in June 2015.

Canada : de l’antiterrorisme à l’islamophobie

Tue, 28/07/2015 - 16:08

Dans un rapport rendu le 8 juillet 2015, le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense canadien a établi une liste de vingt-cinq recommandations visant à « combattre la menace terroriste au Canada ». Quels que soient les éléments de langage mobilisés, le terrorisme dit « islamiste » demeure la cible prioritaire et, sous cet angle, le comité ne fait que suivre une ligne stratégique déjà ancienne, confinant à l’islamophobie.

Signé par une majorité de sénateurs conservateurs, ce rapport souligne avant tout le danger auquel seraient confrontés les citoyens canadiens, eu égard à la montée du terrorisme de type islamiste tant à l’échelle internationale qu’à l’échelon canadien, tout en alléguant, par ailleurs, l’aspect « multidimensionnel » de cette menace. Ce qui étonne, à la lecture de ce texte, c’est qu’à l’inverse d’un rapport rendu en 2014 sous la direction du ministre de la sécurité publique, il prenne systématiquement pour cible la menace « islamique fondamentaliste » (sic). Or, comme l’indique Sylvain Guertin, chef du Service des enquêtes sur la menace extrémiste de la Sûreté du Québec, lors de son audition devant le comité, les dossiers liés à la radicalisation islamiste constituent moins d’un quart des dossiers ouverts par son service, derrière ceux dédiés aux activistes d’extrême droite. Mais, de cette dernière menace, le rapport ne dit mot.

Malgré ses précautions langagières, le document peine à voiler les schèmes ethnocentristes qui le sous-tendent. Se prévalant d’être les représentants « d’une société civilisée », les rédacteurs du rapport exhortent le gouvernement canadien à « affaiblir et vaincre les forces les plus sauvages ».

De fait, sous des dehors libéraux, les sénateurs ne parviennent pas totalement à dissimuler le fond islamophobe de leur discours, particulièrement patent dans un point précis du rapport. Il s’agit d’une critique adressée à la Gendarmerie royale du Canada (GRC), en raison du soutien passager qu’elle a apporté à un texte rédigé sous la houlette de plusieurs associations musulmanes canadiennes, et auquel elle a participé : United against terrorism. Ce texte, diffusé à l’échelle internationale, a pour objectif de prévenir les risques de radicalisation afin d’empêcher ab initio que des actions terroristes puissent être entreprises. Cependant, plusieurs recommandations inscrites à la fin de ce document, qui visent à éviter tout amalgame entre religion musulmane et terrorisme soi-disant « islamiste », semblent avoir provoqué l’ire des sénateurs. Parmi elles :
– La section 5.1 : « Do not conflate religiosity with radicalization or conflate religious devotion with a propensity to commit acts of violence. »
– 5.2 : « … Avoid terms such as “Islamist terrorism”, “Islamism” and “Islamic extremism” in favor of more accurate terms such as “al-Qaeda inspired terrorism”. »
– 5.6 : « … Muslims are very diverse culturally, in religious observance and ethnicity. Do not brush them as one monolithic group and assign guilt by association. »

Ces recommandations paraissent particulièrement congrues de la part d’une communauté organisée vivant dans une démocratie libérale aux aspirations multiculturalistes. Néanmoins, les sénateurs condamnent fermement la participation de la GRC à l’élaboration de ce texte, sans pour autant fournir d’explications claires à ce sujet. Cela n’a rien d’étonnant. Comme j’ai pu le montrer dans une tribune passée, le Canada pâtit de contradictions structurelles inhérentes à son système sociopolitique, fondé de jure sur des valeurs dites universelles mais qui, dans les faits, entendent protéger un modèle « occidental » juché sur des racines culturelles judéo-chrétiennes.

C’est la raison pour laquelle il convient d’entendre les vingt-cinq recommandations du comité sénatorial non seulement suivant une logique sécuritaire, mais comme participant également à la construction d’un arsenal juridique au service d’une guerre culturelle, sinon civilisationnelle. Les sénateurs le suggèrent eux-mêmes : « Les Canadiens doivent faire preuve de vigilance puisque l’extrémisme violent est une menace réelle, tant pour leur vie que pour leur mode de vie. » Face aux projets, comme ceux de United against terrorism, qui ouvrent la voie à une lutte commune contre le terrorisme dans une perspective intégrative de la société, les sénateurs répondent par un discours de défiance visant la communauté musulmane. La logique suit celle du projet avorté de Charte des valeurs québécoises : le modèle multiculturaliste, en tant qu’horizon sociétal, subit les assauts de la radicalisation, non seulement des mouvances extrémistes prétendument islamistes, mais aussi des instances dirigeantes canadiennes elles-mêmes.

Le nouvel égoïsme territorial – 3 questions à Laurent Davezies

Fri, 24/07/2015 - 10:57

Laurent Davezies est professeur au CNAM. Il a travaillé, comme chercheur et expert, sur les mécanismes du développement territorial en France et dans les pays industriels ou en développement. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage « Le nouvel égoïsme territorial : le grand malaise des nations », Coéditions Seuil- La République des idées.

La prolifération étatique vous parait-elle inéluctable ?

Inéluctable, non. Nous ne sommes pas dans la tragédie antique dans laquelle des dieux capricieux nous dictent les évènements. On est dans le registre des idées et de l’action des hommes. Pour autant, beaucoup d’éléments, à certains égards rationnels, se combinent aujourd’hui pour pousser à la fragmentation des nations. Elle est du reste en cours actuellement (Belgique, Yougoslavie, Royaume Uni, Espagne, Tchécoslovaquie, sans parler des événements du Moyen Orient à l’Afrique Sub-Sahélienne…).

Face à une mondialisation qui, quand même, a réussi à sortir des centaines de millions d’individus de la pauvreté, mais qui a ébranlé le cadre des relations interterritoriales, entre les nations et en leur sein, on assiste à un mécanisme généralisé de repli sur soi. Compétition économique sauvage et généralisée -adossée à des conventions internationales qui ont, pour le moment, plus libérés qu’encadrés les échanges commerciaux- qui promeut le « chacun pour soi » ; changement technologique vers une économie de l’information qui ne peut se développer que dans les régions les plus développées ; fin du keynésianisme territorial, avec l’ouverture des frontières, qui faisait que les régions pauvres qui étaient hier aidées par les régions riches de leur pays, contribuaient par leur consommation à la croissance de ces dernières ; crise généralisée des finances publiques qui remet en cause les puissants mécanismes de solidarité redistributive inter-territoriale entre les régions au sein des nations, montée d’idées de démocratie de proximité, de gestion collective de « biens communs » locaux, de circuits courts, de monnaies locales, etc.

Bizarrement, ce sont aujourd’hui les territoires riches qui gagnent à ces bouleversements et qui sont aussi aujourd’hui les principaux moteurs de la fragmentation des nations, alors que ce sont les plus pauvres et vulnérables qui en souffrent le plus ! Les riches Flandre belge, pays basque espagnol, Catalogne, « Padanie », comme hier Slovénie et Croatie, rejetant la charge de la solidarité inter-régionale, sont – ou ont été- les moteurs de la fragmentation nationale. Plus généralement, dans le monde, la lutte pour les ressources devient le principal facteur de recomposition des nations.

Quels en seraient les dangers ?

Les dangers de cette dynamique sont nombreux. D’abord, parce qu’elle a un effet de boule de neige. N’oublions pas que les pays occidentaux restent des prescripteurs idéologiques majeurs pour le reste du monde. Donner droit de cité ici à des idées et des mouvements indépendantistes, par exemple avec le referendum écossais et peut être demain catalan, légitime partout ailleurs dans le monde de tels mouvements. On peut penser ou espérer raisonnablement qu’ici, de tels changements se feraient sans violence et dans le contrat. Rien n’est moins sûr ailleurs dans le monde (on le voit déjà avec les affaires kurdes, ouïghours ou ukrainiennes…Plus généralement, 90% des conflits actuels dans le monde sont intra-nationaux).

La fragmentation des nations pilotée par des intérêts économiques (souvent habillés de considérations identitaires) conduit à un monde plus inégal –et donc dangereux- et moins développé – par une répartition plus restreinte des fruits de la croissance et par de nouveaux obstacles aux mobilités-. Elle rend les accords internationaux plus difficiles, avec une multiplication d’acteurs égoïstes et non coopératifs, alors que les urgences, en termes de sécurité collective, d’environnement ou de lutte contre les mafias, appellent aujourd’hui à une gouvernance mondiale plus efficace. L’achat du vote de micro-États à l’ONU est à la portée de toutes les bourses, ou la corruption générale au sein de narco-États par les mafias, ne sont pas des risques, mais des réalités d’aujourd’hui qui ne demandent qu’à se répandre dans de nouveaux pays. L’Europe, par exemple, qui est la partie la plus riche et développée du monde –et la plus expérimentée sur le plan militaire !-, n’a toujours pas de politique et d’instruments de défense commune et les nouveaux petits pays qui en font partie n’ont pratiquement pas de budget de défense…
Dernier point, tous ces nouveaux petits pays, plus homogènes socialement, affranchis de la charge de la solidarité interterritoriale, constituent, par une sorte de dumping financier public, une concurrence considérée comme non déloyale vis-à-vis de grands pays à fortes disparités et solidarités internes.

Au niveau national, vous estimez que la décentralisation est devenue illisible. Pourquoi ? Comment y remédier ?

Face à ces tensions, la décentralisation, qui s’est généralisée dans le monde depuis trente ans constitue un médicament à la posologie mal maîtrisée : elle peut aussi bien contenir les mouvements autonomistes que les renforcer. Plus grave, nous n’avons aucune théorie ou doctrine politique articulée sur la question du partage du pouvoir démocratique entre plusieurs niveaux de gouvernement. Nous n’avons pas d’Aristote, de Platon, de Cicéron ou de Montesquieu de la décentralisation démocratique. Nos territoires ont été découpés par les guerres ou pour les prévenir (Clisthène avec les dèmes à Athènes ou Sieyès avec les départements en France, ont créé des entités sub-nationales sans autre principe que tactique).
La théorie économique dispose d’une doctrine, avec le « fédéralisme fiscal », qui ne prend en compte –et d’une façon abusivement abstraite- que le seul avantage du consommateur-contribuable et pas celui des nations ou des groupes sociaux (qui ne sont pas des agents économiques). Cette approche fait plus de mal que de bien dans le contexte actuel et n’est, du reste, appliquée intégralement dans aucun pays.

Les pays européens, qui constituent encore un modèle d’organisation de l’action publique, ont pourtant autant de dispositifs de décentralisation qu’il y a de pays membres, sans que ressorte le moindre principe de théorie politique explicite ou implicite. Par une sorte de vaste bricolage gaussien, les dispositifs y sont aussi différents que s’ils y avaient été établis au hasard !
Il ne s’agit donc pas de refonder les principes de l’organisation territoriale des nations, afin de contenir, tout en satisfaisant leurs aspects légitimes, les tensions régionalistes, mais de les fonder. Vaste programme…

Egypte : le cocktail explosif de la répression politique et du terrorisme

Wed, 22/07/2015 - 11:16

Deux ans après la destitution de l’ex-président Frère musulman Mohamed Morsi, comment qualifieriez-vous l’atmosphère politique égyptienne ? Que reste-t-il des manifestations et soulèvements de l’année 2011 ?
Malheureusement, il ne reste formellement pas grande chose de ces mouvements de contestation. Ce qui prévaut depuis le coup d’État organisé par l’armée en juillet 2013 contre Mohamed Morsi, seul président égyptien à avoir été élu au suffrage universel, est la répression. Celle-ci vise principalement les Frères musulmans, mais on peut considérer que toutes les forces démocratiques, tous les partis ainsi que toutes les organisations qui s’inscrivaient dans la logique du soulèvement de janvier 2011, sont également ciblées par le pouvoir. Cependant, ce sont les Frères musulmans qui paient le prix fort de cette situation puisqu’on évalue aujourd’hui environ à 1400 le nombre de morts dans les manifestations qui ont été organisées depuis le coup d’État et on estime – le chiffre est évidemment sujet à caution – entre 20 000 et 40 000 prisonniers politiques qui seraient issus principalement du mouvement des Frères musulmans. L’ex-président Mohamed Morsi a été condamné à mort par le nouveau régime, la presse est muselée et il n’y a plus aucune liberté fondamentale assurée. On constate également le retour dans les couloirs du pouvoir d’un certain nombre de caciques de l’ancien régime de l’époque Moubarak. Se sont développés une sorte d’hystérie anti-islamiste et anti-Frères musulmans, doublée d’un nationalisme égyptien exacerbé par le pouvoir. La situation est donc infiniment difficile et le bilan très préoccupant.
Le seul élément qui, à défaut de nous rendre optimiste, peut nuancer ce tableau très noir, est qu’en dépit de la répression, aucun des problèmes fondamentaux de l’Egypte n’a été réglé, notamment les problèmes sociaux. Sans oublier que l’économie égyptienne va au plus mal malgré les aides internationales, des États-Unis, et de certains États arabes du Golfe, Arabie saoudite en tête. Immanquablement, dans les semaines, les mois ou les années à venir, de nouveaux mouvements de contestation verront le jour car la vie quotidienne de l’immense majorité des Égyptiens n’est pas tenable. On peut imaginer que les révoltes de 2011, même si elles connaissent une parenthèse actuellement, ont laissé des traces et restent présentes dans la mémoire de nombreux Égyptiens qui tôt ou tard se remobiliseront. On peut conclure que la situation présente est catastrophique, tant du point de vue politique et des libertés, que du point de vue économique.

La péninsule du Sinaï connaît une forte instabilité en raison du groupe « Province du Sinaï » (anciennement Ansar Bait al-Maqdis), apparu en 2011 suite au désordre post-révolutionnaire en Egypte. Pourquoi l’Egypte a-t-elle en quelque sorte délaissé la péninsule du Sinaï depuis tant d’années ? Selon vous, la gestion, purement répressive, de ce fléau sécuritaire par les autorités ne contribue-t-elle pas à aggraver la situation ?
Premièrement, il faut savoir que le Sinaï est une zone de non-droit. C’est un territoire qui a été occupé par les Israéliens après 1967, puis rendu à l’Egypte suite aux accords de paix signés entre ces deux États en 1979. Selon ces accords israélo-égyptiens, le Sinaï devient alors une zone démilitarisée. Par conséquent, c’est une zone sur laquelle, depuis plusieurs décennies, les forces armées égyptiennes n’avaient que très peu de contrôle.
Ainsi, le Sinaï, comme toute zone de non-droit, est progressivement devenu la zone de tous les trafics, qu’ils soient humains, de marchandises, etc. Mais la situation s’est considérablement dégradée depuis une petite dizaine d’années et tout particulièrement depuis les troubles révolutionnaires du début 2011. Un certain nombre de groupes djihadistes se sont cristallisés dans cette zone, alimentés par des Égyptiens ayant fait le djihad en Afghanistan, puis en Syrie, et qui sont désormais revenus en Egypte. Ces facteurs ont abouti à la création du groupe « Province du Sinaï », qui a fait allégeance à l’État islamique en novembre 2014. En raison des méthodes utilisées par Daech telles que les exécutions sommaires, filmées et diffusées, ainsi que du défi très compliqué et préoccupant que le groupe représente pour la stabilité générale en Egypte, le pouvoir a choisi de mener une gestion strictement et purement répressive de la situation. Il est parfaitement compréhensible que la répression soit nécessaire pour combattre un groupe affilié à Daech, mais le pouvoir égyptien ne peut pas se contenter de détruire les maisons de ceux qu’il suspecte d’être des complices de Daech ou de bombarder par voie aérienne des villages ou des bourgs entiers dans le Sinaï. Cette gestion purement répressive ne donnera pas de résultats à l’avenir mais, au contraire, contribue d’ores et déjà à la radicalisation de ceux qui sont déjà très mobilisés contre le pouvoir égyptien. Par conséquent, il est nécessaire que d’autres options, politiques mais également économiques, soient mises en œuvre dans cette région, ce qui est évidemment plus facile à dire qu’à réaliser dans une zone presque entièrement désertique.
Enfin, le dernier paramètre qui semble important réside dans le fait qu’au vu de la répression très violente en cours contre les Frères musulmans, une partie des jeunes au sein de cette organisation, constatant le manque de perspectives politiques sur la scène nationale, se radicalisent et parfois même pour certains d’entre eux s’enrôlent dans le groupe « Province du Sinaï ». Un renforcement de ce groupe en termes de recrutement est donc possible et est même amplifiée par la politique uniquement répressive choisie par le pouvoir égyptien. La situation est donc, là encore, particulièrement inquiétante puisque de facto, l’armée ne veut pas aller combattre au sol. Les moyens utilisés par le pouvoir ne sont ni efficaces, ni efficients pour éradiquer ce groupe affilié à Daech.

Peut-on craindre que la présence d’un groupe affilié à l’État islamique dans une zone aussi sensible que le Sinaï ait des répercussions plus larges dans la région ?
La grande inquiétude, qui n’est d’ailleurs pas propre au cas de l’Egypte, est que Daech se soit d’ores et déjà constitué une nouvelle filiale sur le territoire égyptien. L’Egypte reste, malgré toutes ses difficultés, le plus grand pays du monde arabe et le potentiel pivot de la vie politique dans la région, même si au cours des dernières années son influence a diminué. En conséquence, l’extension d’un groupe lié à Daech, non seulement au Sinaï mais également sur le reste du territoire égyptien, serait véritablement un pas en avant vers la décomposition politique régionale.
L’autre facteur immédiat est la longue frontière qui existe entre le Sinaï et Israël. Il semble probable que Daech, tôt ou tard, organisera des attentats, des bombardements, des tirs de roquettes, etc., en direction d’Israël. Cela serait là encore un pas en avant dans la décomposition régionale puisque les Israéliens n’accepteront évidemment pas cette situation. Or, nous savons que tout est envisageable quand les Israéliens ont décidé de faire régner l’ordre quelque part, ce qui induit un élément supplémentaire de déstabilisation. Quoi qu’il en soit, il est clair que l’enjeu dépasse largement le seul cadre géopolitique égyptien.

A German Europe?

Tue, 21/07/2015 - 10:49

Reports of a profound Franco-German rift over Greece are exaggerated. The rhetorical confrontation over the third Greek bailout rather tends to hide the reality of the current situation, in which Eurozone governments are unwilling to challenge Germany’s management in-depth. While the German government is being criticised for its tough tactics and the harsh austerity measures that it is imposing upon Greece, a number of national governments are increasingly wary that Germany’s stance might publicly appear to be anti-euro, thereby hindering their own political mantra — which centres on convergence towards a particular view of the German economic model.

It is particularly important to take account of the sociological change that has occurred in France and most western-European countries over the past four decades, as public administration circles have largely tightened their hold on both politics and the corporate sector. Against this background, the quest for an idealised model has shaped the action of most European leaders, who were keen to apply indisputable recipes, dubiously deemed liberal. The notion of a single European currency has mainly emerged in France within top administrative circles, which were desperate to find a new direction for European integration — an idea that would allegedly favour stability, increase Europe’s prestige and, most importantly, spur further convergence towards Germany.

In the aftermath of the Bretton Woods system’s collapse in the early 1970’s, European governments struggled to stabilise their exchange rates. Meanwhile, the constant game of exchange rate adjustment was felt as a humiliation by those governments that had to manage weaker currencies. Alignment with the deutschemark then began to be regarded as the ultimate goal of economic policy-making. An entire intellectual corpus emerged, which consisted in establishing the conditions for rapid monetary convergence. The economic cost of that convergence process was never properly appraised, although it would rapidly spiral out of control. Italy is a good example of that trend, as its stock of public debt surged (and nearly doubled) in the 1980’s and 1990’s while the Banca d’Italia set sky-high interest rates in order to combat inflation and stabilise the lira’s exchange rate versus the mark — pushing long-term interest rates and Italy’s debt burden upwards as a result. The break-up of the exchange rate mechanism (ERM) in 1992-93 was the result of the Bundesbank’s insistence on combating inflation upsurges, which were stemming from Germany’s reunification process, regardless of the situation in countries such as Britain, which were facing recession and could hardly afford to defend their exchange rate through interest rate hikes. That, however, did not alter the mood among most European policy circles. The Banque de France managed to stick to its strong franc policy, throwing France’s manufacturing sector onto a deflationary path that never ended [1], while the likes of Italy and Britain experienced massive depreciation. This experience, which was perceived as humiliating, would irremediably keep the United Kingdom away from joining the currency union. Meanwhile, most other European governments, notably in Italy, failed to identify the beneficial effects of the post-ERM depreciation and later welcomed the single currency as a means to preclude any new “monetary humiliation.”

In many respects, the single currency is older than it seems, as its sociological roots date back to the “snake in the tunnel” in the 1970’s. As such, the process of monetary unification has shaped two generations of political party cadres and technocrats in Western Europe. The euro’s management is often described as obscure and explosive by most commentators in other parts of the world, who are prone to believe that a trend of fierce opposition should eventually arise among Eurozone national governments over rescue programmes that are doomed to failure. This dynamic does not seem to have materialised so far, even when the likes of Alexis Tsipras have been elected by a desperate electorate. It should be remembered that the Greek Prime Minister sent what amounted to a capitulation letter to Eurozone authorities on 30th June, five days ahead of the national referendum over bailout measures. Mr Tsipras certainly never had the intention to reject a fresh austerity programme and was looking for a way to galvanise the Greek public while sticking to the Byzantine rules of the European game. His overall strategy went tragic when it led to bank closures, capital controls and an economic standstill, which will leave scars for years. Despite the current turmoil, Mr Tsipras is likely to have a bright future within the EU institutional system in the decades ahead.
On a different note, François Hollande was elected in 2012 on the pledge to renegotiate the so-called fiscal compact with Germany. At that time, the electoral promise was taken seriously although it was very unlikely to be fulfilled and the then socialist candidate made no secret that he had no personal reluctance towards austerity. More recently, the French President fiercely opposed any idea of a Grexit at a time when his approval would have been needed had Angela Merkel decided to put that solution forward. This however does not mean that the French government opposes Germany’s management of the Eurozone. Quite the contrary, the French government would like Germany to embody an even stronger leadership, but one that would be indisputably compatible with the preservation of the Eurozone, at any cost. In this respect, France’s stance is very stable, along the political line that was previously dubbed “Merkozy.” There was a palpable sense of embarrassment in France and other Eurozone countries, in recent months, when Germany appeared increasingly tired of devising a political plan to keep Greece in the euro and willing to subordinate the euro’s preservation to national political issues. Meanwhile, given the widespread unease with the German government’s tough methods, most Eurozone governments have felt the need to distance themselves from Germany, on the rhetorical front. An example of this includes the restructuring issue. No one among Europe’s politicians believes that the Greek debt could be made sustainable long-term without a massive adjustment. Germany insists on limiting restructuring to so-called reprofiling techniques (extending maturities and lowering interest payments further), and sticks to its decision to preclude any outright write-down, although that kind of relief is badly needed. While other European governments, inspired by the International Monetary Fund, are now pressing for a restructuring, they too increasingly favour a mild one, under the shape of a reprofiling. Oddly, several political leaders implied that they were contending with Germany on that issue although they were obviously in sync with the Chancellor. This contradictory mix of alignment with the German government and rhetorical bravado causes unhealthy confusion.

François Hollande pledged, in his traditional 14th of July interview, to promote the ideas of Eurozone economic governance – notably with the creation of a parliament – and fiscal convergence with Germany. Far from a confrontational approach, this leaves little doubt as to his vision for the Eurozone. Nonetheless, his commitment actually makes the situation even more difficult to grasp as a German Eurozone is not necessarily appealing to most Germans. Germany, under the leadership of Gerhard Schröder and Angela Merkel, has developed a largely national perspective on policy-making, particularly on economic matters. The Euro has undoubtedly been used by Germany in order to rebuild its massive trade surplus through wage moderation policies in the 2000’s, thus offsetting the effects of reunification a decade earlier. Meanwhile, a lasting trade surplus close to 7% of gross domestic product (GDP) is pointless, even in the eyes of the most conservative economists and policy-makers. Admittedly, when listening to Wolfgang Schäuble, one could think that German political leaders aim at achieving a Germanised Europe. Although it might sound surprising to those little accustomed to German politics, the finance Minister is actually a European federalist, and as such belongs to a minority within the German right. Mr Schäuble does have a vision for Europe — that of a currency union tightly supervised by his country according to German standards made European law. Mrs Merkel’s mindset is certainly more in line with the general public. Although the finance minister’s tough legalistic style makes him highly popular in Germany – even more so than the Chancellor – his particular kind of pro-European beliefs are shared by few in his home country, especially within his own political family.

The notion of a German leadership for Europe is at odds with post war trends, when Konrad Adenauer founded the Christian Democratic Union (CDU). A Rhineland Catholic, he successfully reached out to conservative Protestant politicians in order to create a political movement that aimed at westernising Germany for good and putting an end to his country’s “special path” (Sonderweg) [2]. While the widespread reference to the Third Reich, when judging the German government’s stance, is pointless, the implicit insistence on the part of other European governments that Germany should take the economic lead – while opting for a slightly more conciliatory style – has been derailing the historical process of European normalisation for four decades. Germany, like any other European nation, should not be expected to rule over the Eurozone but to simply manage its own economy – precisely what a majority of Germans want – in a cooperative manner. Conversely, no excessive austerity measures should have ever been imposed upon any Greek government in exchange for bailout funds. The current political status quo that consists in implementing depressionary bailout programmes while maintaining the Eurozone in its current form is noxious. European politics will have to move towards decisive choices.
[1] Since 1992, manufacturing prices have declined by 9 percent in France, while they have risen 28 percent in the UK and 11 percent in Germany. Source: European Commission, Ameco Database, Price Deflator of Gross Value Added: Manufacturing Industry, data retrieved on 17th July 2015.
[2] Sources: “Der Weg nach Westen”, Manfred Görtemaker, Spiegel Special 1/2006; “Kein Visionär oder Eiferer, sondern ‚praktisch und rheinisch‘“, Jacques Schuster, Die Welt, 2 may 2001; “CDU und Kirche: Den Katholiken geht das politische Personal aus“, Spiegel Online, 11 March 2012

Climat : L’engagement du Pape François peut-il faire la différence ?

Fri, 19/06/2015 - 17:12

François Mabille, Professeur de Sciences politiques au sein de la Faculté Libre de Droit, répond aux questions de l’IRIS pour l’Observatoire géopolitique du religieux :
– Qu’est-ce qu’une encyclique ?
– Peut-on évaluer l’impact d’un tel document sur les négociations en cours sur le changement climatique ?
– Qu’est-ce qu’entend le Pape par « écologie intégrale » ?
– Le changement de modèles, notamment économique et technologique, présuppose-t-il la constitution de contre-modèles par l’Église catholique semblable à un « catholicisme politique » ?

Soudan du Sud : un État mort-né ?

Fri, 19/06/2015 - 10:56

Le Soudan du Sud, jeune nation indépendante depuis l’année 2011, est ravagé par une guerre civile qui a débuté en décembre 2013 le menant aujourd’hui au bord de l’implosion. Quelles en sont les raisons ?
Il faut bien sûr se souvenir de l’histoire de ce pays. Le Soudan du Sud a été victime de guerres conduisant à l’indépendance qui ont duré plusieurs décennies et ont fait deux millions de morts, sans compter les déplacés, les réfugiés et les drames humains liés à ces conflits. Suite au référendum de 2011, l’indépendance du Soudan du Sud fut proclamée la même année, contre la règle de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA) reprise par l’Union africaine, imposant l’intangibilité des frontières. C’est l’armée, dirigée par Salva Kiir, qui a lutté pour l’indépendance du pays et qui a ensuite pris le pouvoir. Malgré cet état de fait, beaucoup de problèmes n’ont pas été réglés lors de l’indépendance, ce qui explique la conflictualité actuelle dans laquelle se trouve ce jeune État. Un facteur d’instabilité majeur tient au fait que le Soudan du Sud est un des pays les plus sous-développés au monde avec un niveau extrêmement faible d’infrastructures, de formations, de système de santé, et de possibilités de nourrir la population. La seule ressource – qui a d’ailleurs été un des enjeux de l’indépendance – est le pétrole qui, pour 80% du territoire soudanais, était localisé au Sud. Par ailleurs, la difficulté à construire une nouvelle nation est dûe au fait que les milices et les mouvements armés agissant pour l’indépendance ont eu beaucoup de mal à se reconvertir en partis politiques structurés. Il faut savoir que les déterminants ethniques sont très importants au Soudan du Sud et que les rivalités entre ces groupes ethno-régionaux sont grandes. Il existe des conflits ancestraux entre les Dinka que représente Salva Kiir, l’actuel président du pays, et les Nuer que représente Riek Machar, principal opposant au pouvoir. De plus, le Soudan n’a pas réglé tous ses contentieux avec le Soudan du Sud et interagit également sur ces mouvances. Le Soudan est encore présent dans certains conflits au Soudan du Sud, et réciproquement.
Il existe donc une conjonction de facteurs qui font que, malgré les accords d’Addis-Abeba de 2014, et malgré les derniers accords d’Addis-Abeba de février 2015, la montée en puissance de la conflictualité au Soudan du Sud ne diminue pas, avec un nombre de morts qui continue de croître et des drames humanitaires qui se multiplient en termes de réfugiés, de déplacés et d’insécurité alimentaire.

Selon vous, la non-résolution de ce conflit est-elle en partie imputable aux jeux des acteurs régionaux ? Quid de la position de l’Union africaine ?
Dès le départ, de très fortes oppositions entre les États africains sont apparues quant à la légitimité de l’indépendance du Soudan du Sud, dans la mesure où elle n’avait pas de raisons historiques de s’opérer, si ce n’est en raison des conflits existant entre les groupes « négro-africains » et « chrétiens » du Sud et les groupes arabes et musulmans du Nord. Les pays comme l’Égypte ou les membres de la Ligue arabe étaient contre l’indépendance du pays, alors qu’au contraire, les États-Unis et Israël, en accord avec l’Ouganda, le Rwanda, ou encore l’Éthiopie, y étaient favorables.
Par ailleurs, les enjeux pétroliers sont considérables dans ce conflit qui est aujourd’hui devenu un jeu de géopolitique pétrolière et une source de rivalités entre les pays de la région. Le pétrole produit par le Soudan – désormais seulement 20% environ des réserves – est évacué par Port-Soudan, afin d’être ensuite exporté vers la Chine notamment. Le Soudan du Sud, quant à lui, est pour l’instant obligé d’utiliser les oléoducs du Soudan pour acheminer son pétrole, faute d’infrastructures nationales. Il a donc pour projet, en relation avec le Kenya et l’Éthiopie, de construire un nouvel oléoduc qui permettrait d’évacuer son pétrole vers la Mer rouge, sans passer par le Soudan. Ceci dit, les enjeux pétroliers ne sont pour le moment que moyennement touchés par les conflits, puisque les puits de pétrole continuent malgré tout de fonctionner. Un autre point de crispation entre les pays de la région concerne les problèmes non réglés liés à la citoyenneté. Il y a en effet un grand nombre d’apatrides qui ne sont ni Soudanais, ni Soudanais du Sud, vivant actuellement dans un certain nombre de pays voisins. Cette situation engendre des problèmes de migrations et de réfugiés que les pays voisins doivent gérer par eux-mêmes. Il y a donc tout un ensemble de problèmes qui rétroagissent d’une manière évidente sur la région.
L’Union africaine cherche effectivement à faire avancer le dossier. Elle a à cet effet nommé et envoyé sur place l’ancien président malien Alpha Oumar Konaré en tant que représentant de l’Union africaine chargé d’assurer la paix. En outre, les accords d’Addis-Abeba ont été réalisés sous l’égide de l’Autorité intergouvernementale sur le développement (IGAD), groupement régional associant huit pays Est-africains. Par conséquent, l’Union africaine n’est pas totalement absente mais elle est d’une certaine manière impuissante en raison notamment des positions différentes adoptées par ses États membres sur le dossier. La communauté internationale, quant à elle, se désintéresse du conflit. Les États-Unis, qui ont œuvré pour l’indépendance du Soudan du Sud, sont très peu impliqués dans la résolution de cette crise. Le Conseil de sécurité des Nations unies a certes envoyé sur place la force de la MINUSS (Mission des Nations unies au Soudan du Sud) composée d’environ 14 000 hommes, mais ces derniers ne sont pas une force d’interposition, ils font juste en sorte qu’un minimum d’aide alimentaire puisse être acheminée dans le pays.

Toutes les tentatives de médiation menées par les instances régionales depuis le début de cette guerre ont échoué. Face à l’afflux de réfugiés et à la situation humanitaire catastrophique que connaît le pays, faudrait-il envisager une médiation internationale sur ce dossier ? Comment expliquer le manque d’intérêt de la communauté internationale ?
C’est un conflit de plus qui ne mobilise que très peu les médias et auxquelles les opinions publiques ne sont pas très sensibles. Ces dernières ont été beaucoup plus impactées par le génocide perpétré par le Soudan au Darfour, qui a fait 300 000 morts. A l’époque, de grandes mobilisations avaient vu le jour. Il me semble qu’à l’inverse, le conflit actuel au Soudan du Sud est un des drames du monde qui laisse les opinions publiques relativement indifférentes parce qu’elles n’en sont pas informées, ni sensibilisées.
A mon sens, ce sont les Etats-Unis qui sont concernés au premier chef. L’opinion publique américaine a été favorable à l’indépendance mais, aujourd’hui, aucune réaction ni de la presse, ni des partis politiques américains n’est observable.
Côté français, on peut peut-être expliquer ce manque d’intérêt par le fait que le Soudan du Sud n’est pas un pays francophone et n’a jamais fait partie de la zone d’influence de la France. Cette dernière est par ailleurs déjà engagée au Mali, en Centrafrique, et se préoccupe également de la situation des pays sahéliens. La France ne peut pas être sur tous les fronts en même temps et par conséquent, n’est pas particulièrement responsable de cette situation. L’Union européenne a selon moi sa part de responsabilités en ne mobilisant pas suffisamment les opinions publiques sur ce drame. C’est un conflit occulté, comme beaucoup de drames de l’humanité qui ne sont pas sur le devant de la scène. Paradoxalement, un attentat suicide mobilise beaucoup plus les opinions publiques qu’un génocide provoquant la mort de 300 000 êtres humains.

Quelle stratégie face à Daech ?

Thu, 18/06/2015 - 17:23

Retour 70 ans en arrière. En 1945, les démocraties occidentales venaient à bout du péril nazi au bout de six ans de guerre et d’une succession d’erreurs qui avaient laissé Hitler étendre son emprise sur l’Europe depuis son arrivée au pouvoir en 1933 et les scandaleux accords de Munich qui lui avaient abandonné la Tchécoslovaquie en lui ouvrant la voie de toute l’Europe orientale. Et, comme chacun sait, ces mêmes démocraties occidentales n’auraient certainement pas gagné la guerre sans une alliance conclue avec l’Union soviétique de Staline après la rupture du pacte germano-soviétique, autre erreur dont celui-ci n’avait pas perçu la menace lorsqu’il l’avait conclu. Cette alliance de raison et de convergence d’intérêts s’est donc imposée avec Staline malgré ce précédent et nonobstant le fait que son régime ait eu à son passif un nombre de morts et de déportés largement susceptible de rivaliser avec les nazis. Toutefois, une différence de taille pouvait distinguer les régimes nazi et stalinien aux yeux des occidentaux : contrairement au premier, le second ne menaçait pas directement la sécurité de l’Occident au-delà de sa zone d’influence. Justement, l’obtention de cette zone d’influence en cas de victoire fut la condition posée par Staline pour prêter main forte aux alliés. Et, comme chacun sait, ceux-ci y ont souscrit lors du partage du monde acté à Yalta.

Face à la capacité d’extension de l’organisation de l’État islamique (Daech), peut-on ignorer les rapports de force sur le terrain ?

Aujourd’hui, en 2015, la situation dans le monde arabo-musulman avec l’émergence de Daech et l’extension inquiétante de la zone tombée sous sa domination en Irak et en Syrie, d’une part, et en Libye, d’autre part, ainsi que sa capacité à susciter des ralliements ailleurs comme avec Boko Haram au Nigéria, pose aux puissances occidentales et aux États arabes ou musulmans hostiles à Daech une question quasi-similaire : une victoire est-elle possible sans une large alliance et sans la fin des guerres fratricides entre arabes et musulmans sunnites et chiites hostiles au groupe djihadiste, nonobstant les nombreuses erreurs commises par les uns et les autres et le prix à payer pour acter les ralliements à une telle alliance ? Alors que Daech gagne du terrain partout, la réponse est sans doute négative.

D’ailleurs, l’existence simultanée de plusieurs zones de conflit dominées par Daech vient rappeler que, contrairement à l’Allemagne hitlérienne, l’organisation de l’État islamique tire une part de sa force du fait que son idéologie ne prenne pas ses racines dans un territoire identifié à une nation appelée à dominer le monde, mais bien dans une idéologie transnationale susceptible de susciter des ralliements de partout, où le djihadisme sunnite peut avoir prise. En face, les composantes d’une éventuelle coalition anti-Daech ne peuvent être que ceux qui le combattent déjà dans les zones disputées ou qui auraient la capacité et l’intention de le faire. Autrement dit, au Proche-Orient, l’Iran et ses alliés essentiellement chiites, parmi lesquels figurent, outre l’Irak, le régime de Bachar el-Assad en Syrie, le Hezbollah libanais, le Hamas palestinien, bien qu’inscrit dans la mouvance islamiste sunnite des Frères musulmans, et les nouveaux maîtres du Yémen, les Houtis chiites alliés à l’ancien dictateur sunnite déchu Ali Abdallah Saleh, que l’Arabie saoudite et ses alliés sunnites essaient de déloger du pouvoir. En Libye, Daech a face à lui une multitude de factions obéissant le plus souvent à des regroupements tribaux, comprenant à la fois des nostalgiques du régime de Kadhafi et d’autres l’ayant fait tomber, parmi lesquels figurent des groupes islamistes de diverses obédiences allant de factions proches des Tunisiens d’Ennahdha à des salafistes a priori non-djihadistes, avec deux gouvernements rivaux incapables de s’entendre. Dans les deux cas, l’impossible unification des forces anti-Daech est aussi urgente qu’indispensable.

Au Proche-Orient, l’Iran chiite allié incontournable faute de puissance sunnite ?

Pour ce qui est du conflit en Irak et en Syrie d’abord, la question posée est donc bien celle de l’inclusion dans une telle alliance de la seule vraie puissance militaire du Proche-Orient, en dehors d’Israël, à savoir l’Iran chiite et ses alliés, malgré ce qu’est le régime des Mollah et les crimes imputables à celui d’Assad, quitte à envisager d’en juger ses responsables ultérieurement. Force est de constater que le recul d’Assad sur le terrain n’a quasiment bénéficié qu’à l’organisation de l’État islamique ou à des factions comme le Front al-Nosra, lié à Al-Qaïda, qui ne sera donc jamais un allié fiable, malgré le soutien qui lui serait apporté par l’Arabie saoudite ou le Qatar qui, une fois encore, joueraient avec le feu sans être rappelés à l’ordre par leurs soutiens occidentaux. Des Occidentaux qui continuent de jouer la carte saoudienne dans le conflit yéménite contre les Houtis soutenus par l’Iran, en tentant peut-être un nouveau pari hasardeux consistant à introniser l’Arabie saoudite comme chef de file du camp sunnite, notamment grâce à l’aval du nouvel homme fort de l’Égypte, le Général Sissi, parvenu au pouvoir en évinçant les Frères musulmans avec l’appui des Saoudiens et de leur parti-relai salafiste Al-Nour. Mais un tel pari pourrait être rapidement voué à l’échec en raison de l’incapacité prévisible de l’armée saoudienne et de ses alliés d’engager une intervention au sol face aux Houtis au-delà des bombardements aériens actuels, une réticence trahissant peut être un réel aveu de faiblesse de cette coalition et, a fortiori, son incapacité à mener une guerre plus large face à Daech ?

Est-ce à dire qu’il n’y aurait pas aujourd’hui de puissance militaire sunnite de taille au Proche-Orient depuis la chute du régime de Saddam Hussein, en dehors peut-être de la Turquie, mais dont le jeu trouble du gouvernement envers Daech ne permet pas d’envisager d’y voir un allié sûr, d’autant plus que les islamistes y ont gagné les récentes élections et pourrait gouverner avec l’extrême-droite ? En effet, il n’y a guère de doutes sur ce dernier point, vu la suspicion manifestée par le gouvernement turc à l’égard du soutien des Occidentaux aux Kurdes combattant l’organisation djihadiste et sa volonté de favoriser la chute du régime d’Assad à n’importe quel prix. Quant aux Saoudiens, ils n’ont pas été en mesure de rallier à leur cause les deux puissances militaires sunnites que sont le Pakistan, dont le Parlement a refusé d’engager son armée au sein de la coalition anti-Houtis, et l’Égypte qui, malgré la puissance militaire qui lui est reconnue et la proximité du Général Sissi avec l’Arabie saoudite, n’apparaît aucunement prête à s’engager dans une guerre dans la péninsule arabique ou au Proche-Orient, dans le cas où elle aurait à se prémunir d’une éventuelle extension du conflit libyen à son territoire.

Enfin, ce constat en appelle un autre : l’Iran chiite est aujourd’hui la seule puissance militaire digne de ce nom du Proche-Orient susceptible de tenir tête, avec ses alliés, à Daech. Ceci d’autant plus que, quel que soit le dessein de l’Iran, les chiites apparaissent aujourd’hui comme des alliés sûrs face aux djihadistes, même si la marginalisation des sunnites en Irak après la chute de Saddam Hussein et en Syrie par la dynastie Assad, représente l’erreur majeure des régimes alliés de l’Iran que celui-ci n’a pas cherché à stopper, et dont Daech a su tirer bénéfice en ralliant à lui nombre d’anciens officiers bâasistes sunnites victimes de l’épuration et autant de stratèges militaires, ainsi que des tribus ou des citoyens sunnites s’estimant lésés par le nouveau pouvoir chiite. A ce jour, le gouvernement irakien tente de rattraper l’erreur continue de ses prédécesseurs et de rallier les tribus sunnites dans sa lutte contre Daech, indépendamment de l’hypothèse d’une inclusion ou non de l’Iran dans une éventuelle coalition.

Un Yalta proche-oriental en contrepartie du soutien de l’Iran ?

La première erreur à réparer par l’Iran et ses alliés chiites serait donc évidemment de faire cesser la marginalisation des sunnites, et de leur donner des gages solides pour l’avenir à ce propos, afin que ce conflit ne continue pas de dégénérer en une guerre entre chiites et sunnites au lieu d’opposer Daech à ses adversaires, aussi divers soient-ils.
Mais dans l’hypothèse où la mise à l’écart de l’Iran cesserait en vue de son inclusion dans une large alliance anti-Daech, comme pourrait peut-être le laisser supposer le récent assouplissement de l’attitude des États-Unis sur le dossier du nucléaire iranien, quelles seraient les conditions de l’Iran à ce ralliement ? Sans doute la reconnaissance d’une zone d’influence sur la sphère chiite incluant l’Irak, vu comme l’extension arabe de la sphère iranienne, la Syrie, en fonction de ce que les alaouites et leurs alliés parviendraient à garder, un partage du pouvoir favorable au Hezbollah au Liban et aux Houtis au Yémen, avec le Hamas palestinien qui, tout en étant d’obédience islamiste sunnite, reste pour l’Iran un moyen de pression sur Israël et combat à Gaza les groupes liés à Al-Qaïda ou à Daech.

Mais l’hypothèse d’une inclusion de l’Iran dans une coalition contre le groupe djihadiste, même si elle venait à s’imposer en raison de son caractère incontournable, serait évidemment très mal vue par l’Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie et Israël, notamment. A charge pour les Occidentaux d’obtenir des gages de l’allié potentiel iranien en faveur de ces États opposés à une telle alliance, afin de faire taire leurs réticences face à l’objectif majeur de combattre Daech. Une sorte de Yalta proche-oriental pourrait alors s’imposer en assurant à chacun de trouver la garantie de sa propre sécurité et de sa zone d’influence strictement limitée par rapport à celles de ses voisins. L’Iran ne pourrait donc obtenir à la fois sa zone d’influence sur la sphère chiite, tout en continuant d’être vu comme une menace par les États sunnites voisins ou par Israël. Cela supposerait donc d’abord un accord global sauvegardant les intérêts mutuels des chiites et des sunnites à travers une règle de partage du pouvoir empêchant la marginalisation des uns ou des autres, ainsi que des minorités. Concernant Israël, des solutions seraient à trouver sur le nucléaire iranien et la question palestinienne, pour lesquelles une double influence américaine et iranienne pourrait être susceptible de faire évoluer les positions d’Israël et du Hamas, tout en confortant celle du Fatah, affaibli par l’enlisement des négociations avec Israël.

En Libye, première urgence : éviter l’extension du conflit et contenir l’influence de Daech ?

L’évolution de la situation de la Syrie et de l’Irak pourrait laisser craindre le pire pour la Libye, qui est peut-être déjà atteint, mais aussi pour le reste de l’Afrique du Nord si le conflit venait à s’étendre aux États voisins, même si la Libye reste entourée des trois puissances militaires régionales majeures que sont l’Algérie à l’ouest, l’Égypte à l’est et le Tchad au sud. Les voisins les plus vulnérables seraient alors certainement la nouvelle démocratie qu’est la Tunisie à l’ouest, dont les faibles moyens militaires posent la question de sa capacité à se défendre en cas de pénétration massive du groupe djihadiste sur son territoire, ainsi que le Niger au sud, qui fait face au même problème. Dans ces conditions, l’Algérie, l’Égypte et le Tchad ont un rôle majeur à jouer en vue d’éviter toute extension du conflit, sachant que leur propre sécurité serait directement menacée dans le cas où Daech déciderait de se constituer des bases-arrières sur les territoires des maillons-faibles que sont, militairement parlant, la Tunisie et le Niger. Des tentatives en ce sens ont déjà été observées à travers les attentats perpétrés dans certaines zones de ces pays, qui pourraient être destinés à ouvrir la voie à des opérations de plus grande envergure, à terme, profitant de l’extrême difficulté de contrôler un territoire désertique.

Il est toutefois vrai qu’à ce jour l’organisation de l’État islamique a déjà fort à faire pour défendre ses positions en Libye avant de penser à s’attaquer à d’autres territoires, à moins de pouvoir compter sur le ralliement de groupes locaux comme Boko Haram. Mais, si Daech venait à prendre le dessus en Libye, rien ne l’empêcherait plus de ne pas passer à l’étape suivante, en donnant le signal du réveil de cellules dormantes sur d’autres territoires et en envisageant d’attaquer ceux-ci s’ils sont trop faiblement défendus. Dans ces conditions, face à une éventuelle attaque de Daech contre les deux États frontaliers de la Libye les plus vulnérables que sont la Tunisie et le Niger, un ferme engagement des trois puissances régionales à ne pas rester inertes serait indispensable, sachant que leur propre sécurité serait en jeu à court terme. L’organisation djihadiste pourrait ainsi d’autant plus difficilement envisager de passer à l’action contre les États voisins face à la perspective de se trouver pris en tenaille entre les armées algérienne à l’ouest, égyptienne à l’est et tchadienne au sud et accuser ainsi de lourdes pertes sans pouvoir progresser sur le terrain. Evidemment, cette stratégie d’encerclement géographique de Daech en vue d’éviter tout débordement du conflit au-delà de la Libye, devrait aussi impliquer, dans la mesure du possible, son isolement en termes de ravitaillement supplémentaire en armes, en pétrole et en vivres, par terre, mer et air, tout en sachant qu’il dispose déjà de réserves considérables sur le territoire libyen lui-même.

Quant aux puissances occidentales, si leur soutien aux États de la région et aux factions armées combattants les djihadistes peut être déterminant, peu d’entre eux envisagent sérieusement une intervention directe, autant en raison du risque d’enlisement sur le terrain que face à celui de voir une telle action perçue par certains comme une ingérence étrangère et une tentative d’invasion, en favorisant le ralliement de certaines tribus et factions armées à Daech, aux antipodes de l’objectif poursuivi.

L’hypothétique alliance libyenne anti-Daech, même assortie de garanties de partage du pouvoir ?

Evoquer une solution politique et une alliance anti-Daech en Libye suppose de tenir compte, à la fois, des rivalités tribales et politiques qui traversent ce pays et qui l’ont mené au chaos depuis la chute de Kadhafi. La difficulté de constituer une telle alliance a encore été confirmée avec le récent échec des négociations sous l’égide de l’ONU, s’il venait à perdurer, en vue du rapprochement des deux gouvernements que connaît actuellement la Libye : celui de Tobrouk, ville située à l’extrême est du pays, le seul reconnu par la communauté internationale et composé de non-islamistes et d’ancien soutiens du régime déchu de Kadhafi, et celui de Tripoli, la capitale à proximité de la frontière tunisienne, composé d’une coalition de milices se réclamant de la Révolution de 2011 combattant aujourd’hui Daech, mais dominé par les factions islamistes, dont celles proches des Frères musulmans et des Tunisiens d’Ennahdha, mais aussi des salafistes.

Or, aujourd’hui, dans le contexte libyen, tout rapprochement de ce genre sera conditionné par des garanties à apporter aux différentes factions armées et groupes tribaux en vue d’éviter la marginalisation des uns ou des autres en cas de reconquête du pouvoir, sur l’ensemble du territoire ou une partie de celui-ci, voire dans l’hypothèse d’une partition en différentes entités correspondant aux territoires tribaux qu’on ne peut écarter. Mais concernant les interlocuteurs actuels que sont les gouvernements de Tobrouk et de Tripoli, la question de la représentativité réelle des différents groupes les composant se pose également, afin de pouvoir évaluer leur véritable poids dans une négociation de ce type et leur capacité d’influence sur les groupes tribaux qu’ils sont censés représenter. Des garanties de non-marginalisation à l’égard de l’ensemble des factions en présence impliqueraient ainsi, non seulement le partage du pouvoir politique, mais sans doute aussi un accès équitable entre les territoires au produit de la rente pétrolière inégalement répartie sur l’ensemble du pays. Une solution de ce type apparaît en tout cas comme l’autre urgence majeure de la situation.

« Le blé fait grandir la taille de la France sur un planisphère »

Thu, 18/06/2015 - 10:58

Le pays compte parmi les grands greniers à grains du monde depuis les années 1970. Son blé peut être un instrument de choc pour sa diplomatie économique, estime l’auteur de « Géopolitique du blé », à paraître le 1er juillet chez Armand Colin.

Avec le blé, quel pouvoir a la France, premier producteur européen et troisième exportateur mondial ?

Le blé, c’est le pétrole doré de la France ! Elle exporte un produit vital et elle est présente structurellement sur le marché mondial. Jusque dans les années 1950, elle importait du blé. Aujourd’hui, non seulement elle satisfait à ses propres besoins, mais elle exporte. Il faut prendre conscience que le « club » des pays producteurs et exportateurs de blé est particulièrement restreint : ils sont bien moins de vingt, alors que les pays dépendants des marchés internationaux sont très nombreux. Le blé fait grandir la taille de la France sur un planisphère, il est un excellent ambassadeur. Cela peut lui permettre de rester influente, dans un secteur où elle est attendue. Or ce produit consommé quotidiennement est parfois oublié de l’analyse stratégique dans le pays et dans la diplomatie économique.

Comment expliquez-vous cet oubli ?

La France a des tabous que les autres grands producteurs n’ont pas. On ne parle pas suffisamment de la France agricole qui marche, qui exporte, alors que depuis trente à quarante ans, le blé français réalise des performances commerciales. Il faut revaloriser ce secteur, le décloisonner. Cela signifie aussi sortir des cercles habituels. Actuellement, dans la diplomatie économique, l’agriculture et ses filières n’a pas une place suffisante. Il y a une aberration à vendre le kit made in France en mettant en avant le Rafale, le TGV, et pas un grain de blé. Puisqu’on fait appel aux forces vives de la nation, il y a un reclassement stratégique à faire des questions agricoles, par le Quai d’Orsay aussi !

La place de la France dans le marché mondial du blé est-elle menacée ?

Dans les pays arabes – l’Algérie et le Maroc sont nos premiers clients -, on s’inquiète que la France puisse un jour arrêter d’exporter. En outre, la concurrence continue à s’aiguiser : les pays de la mer Noire et les Etats-Unis vendent de plus en plus au bassin méditerranéen. Mais les exigences changent chez les acheteurs, leur cahier des charges évolue et il faut adapter la production française. Il ne faut surtout pas s’endormir. Je suis frappé de voir qu’il reste si difficile en France de parler de l’agriculture, hormis sous le prisme de l’environnement. Or, ce n’est pas l’unique pilier de la politique agricole. Le développement durable doit s’appuyer sur les piliers social et économique.

Géopolitique du blé : un produit vital pour la sécurité mondiale

Wed, 17/06/2015 - 11:14

Sébastien Abis est administrateur au Secrétariat général du CIHEAM, chercheur associé à l’IRIS. Il répond à nos questions alors qu’il présentera son ouvrage “ Géopolitique du blé, un produit vital pour la sécurité mondiale” dans le cadre du colloque “Le blé, enjeux géopolitiques et diplomatie économique” organisé par l’IRIS et l’AGPB le jeudi 18 juin 2015 :
– Le colloque organisé par l’IRIS le jeudi 18 juin sera l’occasion de discuter des enjeux géopolitiques du blé. Quels sont-ils ? Dans quelle mesure cette céréale est-elle déterminante pour la sécurité mondiale ?
– Vous consacrez une partie de votre ouvrage à la « géohistoire d’un grain au cœur du pouvoir ». En quoi le blé a-t-il contribué à l’histoire du monde ?
– Dans quelle mesure les matières premières agricoles, et notamment le blé, sont-elles révélatrices des tensions et des compétitions entre les États ?

Participation de Omar el-Béchir au Sommet de l’UA en Afrique du Sud : le dilemme entre le droit et la realpolitik

Tue, 16/06/2015 - 15:20

Le président du Soudan, Omar el-Béchir, a quitté lundi 15 juin l’Afrique du Sud vers le Soudan, ignorant une décision de la Haute Cour de Pretoria ordonnant son arrestation à la demande de la Cour pénale internationale (CPI). La demande d’arrestation formulée par la CPI à l’encontre du président du Soudan avait également été présentée aux autorités sud-africaines le 26 mai 2015. Celles-ci avaient néanmoins choisi d’inviter Omar el-Béchir et avaient publié un décret garantissant l’immunité des chefs d’État présents au vingt-cinquième sommet de l’Union africaine (UA).

Rappelons que le président du Soudan est poursuivi par la CPI pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité en 2009 et génocide en 2010 au Darfour ayant conduit à plus de 300 000 morts. Jusqu’à présent, il ne s’était déplacé que dans les pays africains non membres de la CPI ou ne respectant pas ses décisions. Lors de la Coupe du monde de football de 2010 en Afrique du Sud, il ne s’était pas déplacé, craignant d’être arrêté. Ce déplacement et cette invitation cherchent à narguer la CPI et à montrer la solidarité des chefs d’État africains entre eux. L’invitation d’Omar el-Béchir en Afrique du Sud, à l’occasion de la réunion de l’Union africaine définie souvent comme un syndicat de chefs d’État africains, a été émise par le gouvernement sud-africain pour signifier notamment son attachement à l’UA, sa défiance vis-à-vis de la CPI et affirmer sa position d’une Afrique aux Africains.

Cet imbroglio juridique, diplomatique et géopolitique est révélateur du dilemme entre le droit et la realpolitik, tant sur le plan interne à l’Afrique du Sud que sur les relations entre la justice internationale et les autorités politiques africaines.

Sur le plan juridique, la condamnation pour crimes de guerre, contre l’humanité ou génocide suppose de la part des États membres une coopération. La CPI, créée en 1998 et opérationnelle depuis 2002, comprend 123 États (sur 193 membres des Nations unies) et 33 États africains sur 54. Elle n’a pas les moyens d’arrêter ceux qui ont été condamnés et son action suppose une coopération de la part des États membres. Le décret pris par le gouvernement sud-africain d’accorder une immunité au président du Soudan n’est pas juridiquement valable. Aux yeux de la CPI, ce déplacement nargue la justice internationale. Les crimes contre l’humanité et les génocides sont imprescriptibles et la CPI est une instance juridictionnelle internationale dont les décisions l’emportent sur les droits nationaux. L’Afrique du Sud est un État de droit caractérisé par l’indépendance de la justice, le respect de la Constitution et le respect de ses engagements auprès de la justice internationale – en tant que signataire du Traité de Rome ayant institué la CPI -, l’importance de la société civile, malgré certaines dérives depuis l’arrivée au pouvoir de Jacob Zuma.

Sur le plan politique, le Congrès national africain (ANC) – parti dominant au pouvoir – ainsi que les autorités politiques, à commencer par le président Jacob Zuma, veulent montrer leur indépendance vis-à-vis de la CPI, affirmer leur appartenance à l’Union africaine et leur solidarité avec les autres responsables africains. De nombreux chefs d’État ne reconnaissent pas en effet la légitimité de la CPI considérant qu’elle condamne prioritairement des Africains. Le président en exercice de l’UA, Robert Mugabe, a sur ce point une position très ferme. Jusqu’à présent, la CPI n’a pas condamné de présidents en exercice. C’est l’Afrique du Sud et l’Union africaine qui avaient invité Omar el-Béchir et c’est le gouvernement sud-africain qui voulait assurer l’immunité des chefs d’État.

Les enjeux géopolitiques sont également importants. Bien que les puissances occidentales soient hostiles à Omar el-Béchir et que les États-Unis (qui n’ont pas adhéré à la CPI) aient appuyé fortement l’indépendance du Soudan du Sud – jeune pays aujourd’hui en guerre – Omar el-Béchir, âgé de 71 ans, vient d’être réélu chef d’État avec plus de 94% des voix. Il est, malgré les dérives et le maintien du conflit au Darfour, plutôt un élément de stabilisation dans une région touchée par le maintien du conflit au Darfour, les affrontements avec le Soudan du Sud et les risques de montée de mouvements djihadistes. Certaines puissances voient en lui, aujourd’hui, un moindre mal.

Omar el-Béchir a quitté l’Afrique du Sud, allant à l’encontre du droit national et international. La realpolitik l’emporte donc sur le droit. Ce déni de justice a un double impact : il détériore l’image de la nation arc-en-ciel mais aussi celle de la CPI.

Sommet UE-Celac : un multilatéralisme mis à mal au profit de relations bilatérales

Tue, 16/06/2015 - 09:52

Le deuxième sommet Union européenne (UE) – Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes (Celac) a eu lieu les 10 et 11 juin 2015. Les avis sont divergents quant au succès de ce sommet et aux engagements pris par les deux entités. Qu’en est-il ?
On peut difficilement être déçu par ce genre de sommet puisqu’en règle générale, il ne s’y passe pas grand-chose. Il y a effectivement eu un certain nombre de thèmes qui ont été évoqués et qui sont plutôt consensuels, à l’instar des déclarations non contraignantes sur la nécessité de lutter contre le changement climatique. L’Union européenne s’est également engagée à aider les pays latino-américains à combattre la rouille du café et les sous-équipements sanitaires dans les zones péri-urbaines. Sur les dossiers politiques, un soutien européen aux négociations entre la Colombie et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et la normalisation des relations entre les États-Unis et Cuba ont été évoqués. Néanmoins, ce type de grands rendez-vous internationaux comme le G7, le G8 ou encore le G20 débouche rarement sur de grandes avancées concrètes. De plus, on remarque que tous les chefs d’État européens ont assisté à ce sommet, alors que du côté latino-américain, quatorze chefs d’États s’étaient fait représenter par des ministres, voire des ambassadeurs, et une délégation n’a même pas envoyé de représentant. Par exemple, n’étaient pas présents les présidents de Cuba, de la République dominicaine, du Salvador, du Guatemala, du Nicaragua, de l’Uruguay, du Venezuela, ainsi que la présidente de l’Argentine.
Cela est assez révélateur des rapports nouveaux qui existent depuis quelques années entre les Européens et les Latino-américains. Au mois de décembre 2014, l’Espagne en avait déjà fait l’expérience puisqu’à l’occasion d’une conférence ibéro-américaine, de très nombreux chefs d’État latino-américains n’avaient pas fait le déplacement.

En tant que premier partenaire commercial de l’Amérique latine, l’UE a-t-elle les moyens de faire face à la concurrence des pays asiatiques et notamment celle de la Chine ? Selon vous, a-t-elle l’ambition de rester un partenaire de premier ordre ?
Tout cela est très relatif. La Chine représente un État, un gouvernement, alors que l’Union européenne désigne un ensemble de vingt-huit États qui sont plutôt en situation de concurrence en matière commerciale ou d’investissements, que ce soit en Amérique latine ou ailleurs. Il est d’ailleurs intéressant de noter que ce sommet a donné l’occasion à plusieurs chefs d’État latino-américains de visiter un certain nombre de pays européens et de négocier des accords bilatéraux très concrets. A titre d’exemple, le président mexicain Enrique Peña Nieto, pays latino-américain membre du G20, a profité du sommet de Bruxelles pour faire un détour par Berlin. A cette occasion, il a mis en place avec l’Allemagne une grande commission bilatérale qui traitera, au sein de groupes de travail particuliers, de questions aussi importantes que le commerce, l’économie, les investissements, la culture, la formation notamment professionnelle, ou encore la défense de l’environnement. Il s’est également rendu en Italie. La présidente du Chili, quant à elle, a fait un détour par Paris pour signer des accords bilatéraux avec la France, tout comme le président du Costa Rica. Le président du Paraguay en a fait de même avec le gouvernement espagnol. Par conséquent, on se rend compte que pour les pays latino-américains, ces sommets européens sont finalement l’occasion de nouer des liens commerciaux en bilatéral avec leurs homologues du vieux continent. Mais la situation la plus paradoxale est celle de la présidente de l’Argentine, Cristina Fernández de Kirchner, qui était en Europe lors du sommet sans toutefois y participer. Elle s’est arrêtée à Rome pour signer des accords et pour rendre visite au Pape.
Le constat que l’on peut dresser est que ces rencontres entre l’Union européenne et l’Amérique latine sont en quelque sorte traités par les Latino-américains comme les prises de fonction présidentielle en Amérique latine. C’est pour eux une occasion de rencontrer leurs homologues et à cet égard, l’UE fait plutôt office d’espace d’accueil permettant à divers contacts bilatéraux de se concrétiser. Malgré tout, il y a eu pour la Colombie et pour le Pérou une évolution intéressante au cours de ce sommet. Ces deux pays ont négocié de leur côté, indépendamment de leurs homologues latino-américains, la possibilité de faire entrer leurs ressortissants sur le territoire des pays membres des accords de Schengen sans visa.

L’UE souhaite moderniser ses relations avec Cuba et les deux parties souhaitent trouver un accord sur ce point avant la fin de l’année 2015. Sur quoi portent les négociations ? Ont-elles une chance d’aboutir ?
Les Européens auraient souhaité parler du Venezuela pour émettre un communiqué signalant la nécessité pour ce pays d’être plus respectueux des libertés et de la démocratie. Sur ce point, les Latino-américains ont fait bloc. Ils se sont opposés à ce souhait européen de montrer du doigt le Venezuela. Le communiqué final du sommet va même en sens inverse de ce que souhaitait l’UE. Il prend note de la position des dirigeants latino-américains telle qu’elle a été exprimée dans une série de communiqués depuis le début de l’année, condamnant systématiquement les ingérences extérieures dans les affaires du Venezuela.
Par ailleurs, les Européens, comme le souhaitaient les pays latino-américains, se sont félicités du rapprochement entre les États-Unis et Cuba depuis le 17 décembre dernier. Ils ont à cette occasion rappelé le souhait pour l’UE de revenir sur le conditionnement de la coopération entre l’UE et La Havane, liée depuis 1996 à une évolution de Cuba en matière de droits et de libertés. Des négociations sont actuellement en cours sur ce sujet avec les autorités cubaines.
Pour le reste, la position des Européens reste inchangée. La quasi-totalité des pays européens ont déjà des relations bilatérales tout à fait normales avec Cuba depuis plusieurs années, y compris l’Espagne qui avait été en 1996 à l’origine de ce conditionnement de la coopération européenne avec l’île. Malgré cette initiative, Madrid avait continué à être le premier investisseur européen à Cuba et à entretenir des relations normales avec la Havane. Ces règles de conditionnement de la coopération européenne sont actuellement en cours de réactualisation afin d’adopter, en tant qu’entité, la même démarche et position que les États-Unis. Il faut donc bien distinguer ce qui est bilatéral de ce qui est du ressort de la coopération européenne, cette dernière étant relativement secondaire dans cet ensemble.

Le blé, un produit stratégique pour la France et son influence dans le monde

Mon, 15/06/2015 - 17:22

Le texte qui suit n’est que pure-fiction… Gardons toutefois en tête les réalités suivantes pour que sa lecture prenne une tonalité géopolitiquement plus profonde : la France est le 5e pays producteur et le 3e exportateur en blé de la planète. Près de 10% de la superficie métropolitaine française est couverte en blé. Environ 500 000 emplois directs et indirects sont générés en France par la filière céréalière. En 2014, l’exportation de céréales s’est élevée à 9,5 milliards d’euros, le blé étant la céréale phare de cette France agricole performante dans la mondialisation. Un hectare de blé sur cinq cultivé en France se retrouve consommé par les populations du Sud de la Méditerranée, qui captent deux-tiers des exportations françaises de blé en dehors de l’UE. Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, la France avait besoin de l’étranger pour couvrir ses besoins en blé. Depuis le dernier tiers du XXe siècle, la France n’a pas de pétrole mais elle a du blé. Dans un contexte alimentaire en évolution rapide depuis le début du XXIe siècle, le blé constitue un atout majeur pour la compétitivité économique et l’influence stratégique de la France dans le monde.

18 juin 2020. A Paris, les Champs-Elysées sont recouverts de blé. Le temps d’une journée, le produit phare de l’agriculture française est célébré. La date est symbolique. Cela fait cinq ans qu’un « appel du blé » a été lancé pour positionner cette céréale au cœur de la diplomatie économique de la France. C’est aussi le trentième anniversaire de la même manifestation tenue le 24 juin 1990, date d’une « Grande Moisson » qui avait pris possession de l’une des avenues les plus célèbres du monde. De l’Arc de Triomphe à la Concorde, les épis de blé tapissent les sols sur près de 2 kilomètres et 70 mètres de large. Il s’agit à la fois de valoriser le secteur auprès de l’opinion publique et de promouvoir le rôle essentiel du blé pour l’économie nationale mais également l’influence du pays à travers la planète, notamment en direction des pays francophones.

En 2020, plus que jamais, le blé contribue à rééquilibrer la balance commerciale nationale, encore déficitaire mais dont les corrections restent effectuées grâce aux performances à l’exportation de certains produits où la France reste compétitive. C’est notamment le cas de l’agro-alimentaire et des céréales. Si ce tableau ne fait que confirmer des réalités connues et observées depuis le début du siècle, la vraie différence tient au fait que le discours politique et diplomatique a évolué. Le blé fait partie intégrante des éléments de langage des décideurs français, quand bien même ils ne sont pas affairés aux questions agricoles. Reclassé parmi les atouts majeurs de la Nation, le blé représente cette matière première bien vivante du territoire français, procurant de l’emploi et générant des revenus. Surtout, pour les diplomates et tous ceux qui travaillent à l’expression de la puissance française dans le monde, le blé est devenu l’un des meilleurs arguments pour illustrer ce que le pays peut faire, depuis les terres de l’Hexagone, pour concrètement contribuer à la stabilité et au développement dans le monde. Les grains produits en France partent pour désormais deux-tiers d’entre eux en direction de l’étranger. C’est une évolution forte par rapport à la situation qui prévalait encore au milieu de la décennie 2010, quand une tonne sur deux récoltée se retrouvait mise sur les marchés internationaux. Alors que la production française s’est améliorée quantitativement, avec la barre des 40 Mt franchie pour la première fois en 2019, elle s’est aussi bonifiée en termes qualitatifs. Les producteurs ont continué à améliorer leurs pratiques, inscrivant leurs activités dans les sillons d’un développement durable où la sécurité humaine est essentielle, comme cela a été défini dans le cadre de l’agenda post-2015 et de la feuille de route climatique établie à Paris lors de la COP21 tenue en décembre 2015. Plus responsable encore sur le plan environnemental, le producteur français s’est également attelé à faire progresser la qualité de ses blés. Davantage protéinés, ils correspondent aux attentes des consommateurs des pays acheteurs, qui reconnaissent les efforts menés depuis plusieurs années pour que l’origine française en blé cultive sa compétitivité. Il faut dire que cette montée en gamme sur le plan qualitatif fut rendue nécessaire face aux concurrences renforcées des origines russes et roumaines, de plus en plus présentes sur les marchés des rives Sud et Est du bassin méditerranéen. Et c’est bien là que la géopolitique du blé connaît sa sismicité la plus soutenue.

Les autorités françaises, en étroite association avec les producteurs et les nombreux acteurs de la filière blé dans le pays, ont organisé cette journée du 18 juin 2020 pour une raison stratégique : de fortes secousses alimentaires ont déstabilisé la planète entre le printemps et l’automne 2019. Plusieurs gouvernements sont tombés dans des Etats où la demande en blé n’est couverte intégralement que grâce aux approvisionnements extérieurs. Or la tonne de blé s’est nettement renchérie en 2019, conséquence d’une campagne mondiale très défavorable et d’une combinaison d’événements géopolitiques ayant impacté lourdement le cours des céréales. La sécheresse historique aux Etats-Unis, à l’été 2018, est venue plomber la production de blé chez celui qui reste l’un des principaux greniers traditionnels du globe. Déjà fragilisée par la primauté donnée au maïs, le blé américain chute à 40 Mt pour la récolte de cette campagne 2018-2019. La conséquence pour les marchés mondiaux est immédiate : seuls 20 Mt seront exportées depuis les Etats-Unis, soit 40% de moins que la moyenne enregistrée lors des campagnes précédentes. La nervosité des cours du blé s’accentue à l’été 2018 quand il apparaît que la récolte autour de la mer Noire s’annonce mauvaise. Les problèmes politiques en Ukraine persistent depuis 2014, obérant le développement agricole du pays, dont une partie des terres à céréales est ravagée par des conflits militaires locaux entre les forces d’un régime affaibli à Kiev et des rebelles à l’Est revendiquant le rattachement à la Russie. Celle-ci plonge toutefois dans l’inconnue stratégique la plus totale à l’automne 2018. Son président perd le pouvoir et c’est tout le système politique russe qui tente de se recomposer face à cet événement soudain. La population saisit cette vacance de gouvernance pour muscler ses revendications. Les rues de Moscou sont pleines de manifestants, tandis que les campagnes connaissent une année creuse. Les plaines russes ont en effet subi une période de chaleur excessivement longue lors de l’été 2018. Quelques mois plus tard, il apparaît que la production en blé, comme celle des Etats-Unis, est historiquement basse. Avec 25 Mt, la récolte est à la fois catastrophique pour l’économie russe mais également terrible pour les équilibres du marché mondial. A peine 5 Mt de blé russe sortiront des ports de la mer Noire…La tonne de blé atteint 400 dollars le 16 mars 2019 à la bourse de Chicago. Le prix du blé reste supérieur à 300 euros en « rendu Rouen » pendant plus de cinq mois cette année-là. A l’été 2019, les guerres dans la péninsule arabique sont telles que le passage des navires par le canal de Suez est impossible. Sa fermeture pour plusieurs semaines perturbe le commerce mondial et certains flux céréaliers dans la région. Le hub céréalier de Damiette, au nord de l’Egypte, à peine inauguré en 2018, est presque vide. Le coût du fret maritime part à la hausse, sans oublier un baril de pétrole situé à 200 dollars quand l’Arabie saoudite perd le contrôle de la moitié de son territoire en septembre 2019. Le Royaume, pour sauver la face et tenter d’endiguer les menaces, achète 10 Mt de blé sur les marchés, malgré le prix. Puisant dans leurs immenses réserves financières, les autorités saoudiennes redistribuent du blé aux populations moyen-orientales qui lui sont fidèles (ou qu’il faut conquérir) à bas coût, mais surtout sous la forme d’une aide alimentaire déguisée.

A l’instar de l’épisode de 2007-2008, la crise alimentaire mondiale de 2019 est la conséquence d’une combinaison de facteurs. L’inflation du prix de plusieurs matières premières agricoles n’est pas uniquement le résultat de récoltes moins bonnes. Elle est aussi liée à de mauvaises nouvelles géopolitiques. L’inconnue russe, le chaos moyen-oriental, sans oublier les désordres socio-politiques en Afrique de l’Ouest, inquiètent les marchés et les contaminent. Les signaux pour l’économie mondiale sont mauvais. Les échanges de blé se tendent : malgré une production record de 765 Mt en 2018-2019, la demande dépasse l’offre. Comme au cours des deux précédentes campagnes. Les événements de 2018 et 2019 viennent pressuriser des marchés déjà particulièrement vulnérables. La facture à l’importation pour les Etats dépendants en blé explose. Certains n’ont pas les moyens de la régler. En Afrique du Nord, cela fait dix ans que les systèmes politiques sont bousculés par des aspirations sociales de plus en plus fortes. Le pain fait défaut dans de nombreux foyers en 2019. Il est si cher que son accès est difficile pour les populations vulnérables. Les subventions alimentaires en Egypte ont été réduites, tout comme au Maroc et en Tunisie, ce qui fait beaucoup hésiter l’Algérie à faire de même. Le renchérissement du pétrole lui offre un ballon d’oxygène sociopolitique à la différence de ses voisins. Mais l’Algérie achète en 2019 beaucoup de blé pour tenter d’éteindre les étincelles qui se multiplient dans une bande sahélo-saharienne en pleine ébullition. La pauvreté, les guerres et les insécurités s’y multiplient depuis des années. Cela nuit à la stabilité nord-africaine et pèse fortement sur le développement de toute l’Afrique de l’Ouest.

Dans ce contexte, la France a pris des décisions courageuses en 2019. Elle a mis en place un système inédit de diplomatie alimentaire, en synergie complète avec les producteurs de blé et les opérateurs de la filière, y compris de la logistique et du négoce. Le blé d’origine France sera patriotique et stratégique. Il est vendu 220 euros la tonne lors de la campagne 2019-2020, quel que soit le cours sur les marchés et la volatilité des prix. Ce tarif unique et stable est pratiqué en direction des pays partenaires traditionnels de la France qui sont les premiers débouchés du blé français à l’export. Les Etats de l’Afrique du Nord et de l’Afrique de l’Ouest sont ainsi concernés, mais Paris n’oublie pas certaines destinations du Proche-Orient. La contrepartie diplomatique est simple : que ces pays achètent du blé français dans des quantités bien déterminées au cours des cinq prochaines campagnes et dans une fourchette de prix qui sera obligatoirement entre 200 et 240 euros la tonne, tarifs jugés suffisamment rémunérateurs pour l’agriculteur et relativement accessibles pour les acheteurs. Cette contractualisation quinquennal rassure tout le monde, producteurs de blé en France comme consommateurs dans les pays importateurs. Les opérateurs des marchés sont mobilisés pour se situer dans cet exercice. La puissance publique s’appuie sur les forces vives de la Nation. A travers une telle démarche de diplomatie économique avec le blé, les autorités françaises contribuent à atténuer les risques d’instabilités géopolitiques dans les régions voisines africaines. Si l’acte n’est pas compatible avec les règles commerciales de l’OMC et de l’UE, il est tout de même autorisé à titre expérimental pour répondre à une situation de crise. Le processus séduira Bruxelles qui décide de mener une réflexion approfondie pour qu’un tel dispositif soit appliqué à l’échelle européenne à partir de 2025, dans le cadre de la nouvelle PAC qui sera davantage géostratégique et articulée avec les politiques de coopération renforcée établies avec les pays du voisinage de l’UE.

Le 18 juin 2020, le Président de la République française termine son discours à la Concorde en rappelant que le blé fait non seulement partie de l’histoire profonde du pays mais qu’il est surtout un produit vital pour la sécurité mondiale. Il appelle les concitoyens à être fiers que la France soit dotée d’un tel atout, contribuant à l’alimentation de base de la population nationale et à l’équilibre des marchés internationaux où la croissance des besoins alimentaires s’affiche comme l’un des principaux moteurs. Le Président français conclut en regardant l’horizon de ces Champs Élysées recouverts de blé : il y voit au loin la défense des intérêts de la France et, au milieu, le triomphe de son modèle diplomatique. Rayonner avec ses atouts dans la mondialisation et savoir être une puissance juste dans son action : tel est le cap fixé pour le développement économique et la politique extérieure de la France.

 

Sébastien Abis présentera son ouvrage “ Géopolitique du blé, un produit vital pour la sécurité mondiale” dans le cadre du colloque “Le blé, enjeux géopolitiques et diplomatie économique” organisé par l’IRIS et l’AGPB le jeudi 18 juin 2015.

Un militant propalestinien arrêté par le Raid après un canular : ce procédé est effrayant

Mon, 15/06/2015 - 11:45

Un responsable d’une association juive chez lequel les forces de sécurité débarquent en nombre et de façon violente, défoncent sa porte, le molestent et l’embarquent de force, cela rappelle de mauvais souvenirs.

C’est ce qui est arrivé, le 9 juin, à Pierre Stambul, vice-président de l’Union juive française pour la paix (UJFP). Mais apparemment, cela a peu ému les médias et le milieu politique. Silence radio.

Le 9 juin au matin, à 1h30, le Raid a en effet débarqué à son domicile et a utilisé le protocole pour neutralisation de terroriste retranché et armé. Du très lourd pour un paisible citoyen.

Pierre Stambul serait-il la nouvelle victime du dénommé Ulcan ? C’est une hypothèse envisagée. Cette intervention faisait suite à un appel téléphonique reçu par la police, informant que la femme de Pierre Stambul venait d’être tuée. Ulcan a utilisé ce procédé de nombreuses fois. Pierre Haski en a été victime. Plus grave encore, à force d’harcèlements de ce type, le père du journaliste Benoit Le Corre est mort de crise cardiaque.

Israël et la France entretiennent d’excellentes relations, malgré la présence massive de l’extrême-droite au sein du gouvernement israélien et le désaccord majeur sur le conflit israélo-palestinien. On pourrait ainsi penser que la justice française pourrait facilement obtenir des autorités israéliennes l’extradition de ce criminel, ou du moins qu’il cesse ses actions. Que nenni !

Cette intervention pose plusieurs questions : même en cas d’assassinat, l’intervention du Raid se justifie-t-elle ? Pourquoi avoir emmené Pierre Stambul, alors que sa femme était à ses côtés et manifestement vivante ? Pourquoi, par la suite, avoir mené une garde à vue de plus de sept heures? Comment se fait-il que les policiers ne connaissaient pas l’identité de ce militant pacifiste ?

Ceci est en fait un acte clairement antisémite, car c’est bien parce que Pierre Stambul est juif qu’on s’est attaque à lui. Ou plutôt, c’est parce que Stambul est juif et qu’il est critique de la politique du gouvernement israélien, ce qui pour des gens est inadmissible, et nourrit sa haine dévastatrice.

Si un autre responsable communautaire avait subi un tel désagrément (le mot est faible) de la police, sans doute aurait-il été reçu au plus haut niveau, et les médias auraient fait leur une de cet événement. Là, peu d’échos, juste les réseaux sociaux qui en ont rendu compte. Un juif qui est critique à l’égard de Netanyahou serait-il moins défendable ? L’accusation d’antisémitisme serait-elle recevable que pour les juifs qui défendent le gouvernement Netanyahou et serait-elle irrecevable pour ceux qui le critiquent ?

Pourquoi, alors que responsables et médias se plaignent, à juste titre, de l’assimilation entre juifs français et israéliens, n’évoque-t-on jamais l’action de l’UJFP (Union juive française pour la paix), qui justement montre la diversité de la communauté juive française et casse, par ses actions, cet amalgame dangereux ?

Le lendemain, c’est toujours en pleine nuit au domicile de Jean-Claude Lefort, député honoraire et ancien président de l’Association France Palestine Solidarité, que les forces de l’ordre débarquent pour des motifs identiques. Lui n’a eu droit qu’à la BAC mais, heureusement, il n’était pas chez lui. Ce sont les voisins qui ont été dérangés.

Le climat est de plus en plus pestilentiel. On ne peut pas admettre que ceux qui, en raison de convictions universalistes, et quelles que soient leurs origines, puissent être soumis à de telles attaques.

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