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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 2 weeks 4 days ago

Etats-Unis – Vietnam : un rapprochement stratégique ?

Wed, 25/05/2016 - 18:37

Les Etats-Unis ont levé les dernières restrictions à la vente d’équipements militaires au Vietnam, en place depuis 50 ans. Peut-on considérer que les relations entre les deux pays se sont pleinement normalisées ?
Il s’agit en effet d’un geste hautement symbolique qui marque le rapprochement très significatif entre les deux pays amorcé sous l’administration Bush, et accéléré sous l’administration Obama, en marge de la stratégie du pivot asiatique. D’une certaine manière, cette décision est à mettre au même niveau que le rétablissement de relations diplomatiques avec Cuba, ou l’accord avec l’Iran, et participe à la volonté de Barack Obama de redéfinir la relation avec les anciens rivaux et adversaires de Washington. Dans ces trois cas, ce sont les Etats-Unis qui ont pratiqué une politique de main tendue et, en ce sens, la levée de l’embargo des ventes d’armes vers le Vietnam est en effet le signe d’une normalisation très avancée et qui ferme une parenthèse de plus d’un demi-siècle.

Après avoir signé l’accord de libre-échange transpacifique, le Vietnam est-il en train d’abandonner ses réticences quant à un rapprochement avec Washington ou joue-t-il simplement des rivalités régionales ?
C’est plus du côté américain qu’il y a eu un changement de perception depuis quelques années. Le Vietnam voit dans le rapprochement avec les Etats-Unis un moyen de se « protéger » de son voisin chinois, avec lequel les relations sont difficiles, et symbolisées par les différends maritimes réactivés depuis le début de la décennie. Il y a donc un opportunisme dans l’amélioration de la relation avec Washington mais qui ne s’est pas accompagné de modifications profondes du régime ou de son rapport à l’extérieur. Le Vietnam ne voit plus dans les Etats-Unis une menace à sa sécurité. En revanche, Hanoï s’inquiète de la montée en puissance chinoise, et dans le même temps cherche à s’affirmer comme l’une des principales puissances de l’Asean, tant économiquement que diplomatiquement. La fermeté des autorités vietnamiennes sur les différends maritimes est ainsi révélatrice d’une volonté de ne pas rester passif face aux revendications chinoises et, en ce sens, le soutien des Etats-Unis, même important, n’est qu’un instrument de plus au service de la stratégie régionale de Hanoï.

Le renforcement de la coopération militaire entre les Etats-Unis et le Vietnam fait-il partie d’une stratégie américaine de dilution de la puissance chinoise à travers de nouvelles alliances ? L’initiative intervient-elle en réaction à l’affirmation croissante de la Chine ?
Oui, et ce n’est pas nouveau. La stratégie d’« endigagement », à savoir la combinaison d’un engagement et d’un endiguement, était déjà pratiquée il y a une décennie sous l’administration Bush. La stratégie du pivot, qui semblait au départ plus ambitieuse, n’en est que la continuité. Il s’agit plus d’une stratégie chinoise que d’une stratégie asiatique, et les pays de la région l’ont parfaitement compris, au point d’orienter dans la direction qui leur convient le nouvel engagement américain. Le Vietnam et les Philippines, les deux pays en crise diplomatique ouverte avec Pékin, ont ainsi tiré profit de cette volonté de Washington de reprendre place dans la région, associée à cette obsession chinoise. C’est donc sur le terrain militaire que cette stratégie du pivot s’est matérialisée, tandis que l’accord de libre-échange transpacifique, au départ ambitieux, aura au final un impact limité. Le constat est là : sur le terrain militaire, les Etats-Unis peuvent endiguer la montée en puissance chinoise. Mais au niveau des échanges économiques et commerciaux, la Chine s’est imposée en Asie du Sud-Est depuis des années, et les différends actuels n’y changent rien.

Centrafrique : reconstruire un Etat et réconcilier une Nation, les défis du président Touadéra

Wed, 25/05/2016 - 18:20

L’investiture du président Faustin Archange Touadéra, le 30 mars 2016, a mis fin à la Transition, commencée le 11 janvier 2013, avec les Accords de Libreville. Trois années de chaos qui lèguent aux nouvelles autorités une situation désastreuse. Les dernières fondations de l’Etat ont été quasiment détruites, l’Etat de droit a disparu avec son avatar le règne de l’impunité, l’économie et les circuits commerciaux traditionnels sont en ruine. Les affrontements interconfessionnels ont été si exacerbés qu’une quasi guerre civile s’est propagée sur tout le territoire. Chaque famille a été touchée par ce cataclysme qui a provoqué environ 3 à 4 mille morts, près de 450 000 réfugiés à l’étranger et quasiment autant dans des camps de déplacés dans le pays.

Il aura fallu près d’un an, après le déclenchement des hostilités en novembre 2012, pour que le Conseil de Sécurité de l’ONU donne mandat à la France pour intervenir avec l’Opération Sangaris. L’Union africaine réagira ensuite timidement avec la MISCA et ce n’est qu’en septembre 2014 que l’ONU mettra en place la MINUSCA. Comme en témoignent les exactions encore commises, ici et là, et le regain d’activités des ex-Séléka, le processus de reconstruction et de réconciliation sera long et semé d’embûches. Quels sont les espoirs et les craintes, en ce début de la présidence de Faustin Archange Touadéra ?

Les atouts et les réformes pour reconstruire un Etat

Le père fondateur de la République centrafricaine, Barthémy Boganda, préconisait la formation d’un Etat fédéral pour les Territoires de l’ex Afrique Equatoriale Française, car il estimait que l’indépendance de l’Oubangui-Chari serait suicidaire. Avec une superficie à peu près équivalente à celle de la France métropolitaine et de l’Outre-mer, une population d’un peu plus de 4 millions d’habitants, un budget national (350 millions d’euros) inférieur à celui de la ville de Lille, est-il possible de résoudre les problèmes sécuritaires alimentés par ses richesses minières, d’assurer le développement économique et social sur l’ensemble du territoire et de résister aux forces déstabilisatrices venues de l’extérieur ? Certes, les nouvelles autorités bénéficient d’un contexte favorable, mais cet état de grâce risque de ne pas résister longtemps devant la multitude des problèmes à résoudre.

Un pouvoir exécutif et une Assemblée nationale légitimes

La nouvelle constitution adoptée par référendum, du 13 décembre 2015, organise un système constitutionnel proche d’un régime parlementaire, avec un bicéphalisme de l’exécutif et un bicaméralisme. Les élections présidentielle et législatives, couplées pour le premier tour le 30 décembre 2015, ont connu une forte participation (73 %). En dépit de la situation de crise (destruction de l’état-civil, absence de l’Etat dans de nombreuses circonscriptions, la question des réfugiés et des déplacés, les problèmes d’organisation et l’insécurité), le processus électoral s’est déroulé sans trop de manipulations et d’irrégularités, comme ce fut si souvent le cas en Centrafrique. Il a été mené par une autorité indépendante du pouvoir exécutif, lui-même juridiquement obligé de s’effacer à la suite des élections. La Cour constitutionnelle de Transition a également été vigilante et intransigeante en annulant globalement les élections législatives du 30 décembre 2015, qui ont été reprogrammées le 14 février 2016. Une seconde annulation a été prononcée pour 10 circonscriptions électorales, repoussant leur élection au 15 mai 2016. Après l’élection de 1993, ce sera la seconde fois qu’un président de la république accède démocratiquement à la magistrature suprême.

Faustin Archange Touadéra, un président consensuel

Avant les élections du 30 décembre 2015, il y avait une petite centaine de partis politiques avec trois partis dominants mais totalement discrédités : le RDC de Désiré Bilal Kolingba, le MLPC de Martin Ziguélé et le KNK de Bozizé représenté par Bertin Béa. Les Centrafricains ont sanctionné ces trois partis politiques qui ont mené le pays là où il se trouve. A l’instar de la plupart de la trentaine de candidats à l’élection présidentielle, Faustin Archange Touadéra s’est présenté comme candidat indépendant, bien qu’il fût, durant 5 ans, le Premier ministre de Bozizé et vice-président du KNK. Que ce soit à l’Université où il a été un recteur apprécié, ou à la primature, Faustin Archange Touadéra n’a jamais été compromis par des scandales. Il a laissé une réputation d’homme modeste et intègre, mettant en avant l’intérêt national et la lutte contre la corruption.

Le président Touadéra appartient à l’ethnie Ngbaka-Mandja qui a toujours été en bons termes avec les grands groupes ethniques ayant trusté le pouvoir, depuis l’indépendance. Ancien Premier ministre du président Bozizé, il ne s’est pas opposé à Catherine Samba-Panza, la chef de l’Etat de la Transition, dont le mari fut longtemps son ministre de l’Equipement. De même, il n’a pas voulu contester l’action d’Alexandre Nguendet, président du Conseil National de Transition, dont le directeur de cabinet, Firmin Ngrebada, n’est autre que son ancien chef de cabinet à la primature et qui est désormais son directeur de cabinet, avec rang de ministre d’Etat. Autre atout non négligeable, le président Touadéra est très apprécié de la communauté musulmane et notamment des Peulh Bororos avec lesquels il a, depuis longtemps, des relations de confiance mutuelle.

Plusieurs réseaux ont conforté son image de « candidat du peuple » et de « candidat des pauvres » par opposition à son adversaire du second tour, Anicet Georges Dologuélé, présenté comme le candidat du patronat et de la finance internationale. L’excellente campagne de communication est largement due à quelques intellectuels de la diaspora de France et en particulier, à des membres de l’appareil du PS parisien dont deux sont devenus des ministres importants du Gouvernement de Mathieu Simplice Sarandji. Les réseaux de ses anciens étudiants à l’université de Bangui et des professeurs de l’ENS, dont il fut directeur, ont été des relais essentiels pour porter sa candidature. Tout en étant officiellement bigame, le président Touadéra est un adepte de l’Eglise apostolique, une des innombrables Eglises évangéliques de Centrafrique. Nul doute que le réseau des pasteurs a été également mobilisé pour l’élection présidentielle. Fort de ces différents réseaux, que n’avait pas son challenger, Anicet-Georges Dologuélé, Faustin-Archange Touadéra a pu refaire son retard du premier tour pour l’emporter avec 63 % des voix.

Une Assemblée nationale davantage indépendante

Non sans quelques problèmes entraînant de nombreuses invalidations, les législatives dans les 140 circonscriptions électorales ont vu une victoire de très nombreux candidats indépendants, montrant à quel point l’ancien échiquier politique était discrédité. Pour la première fois en Centrafrique, aucun parti politique ne domine l’Assemblée nationale. Etant donné le contexte préélectoral, il n’y aura pas de parti présidentiel omnipotent reléguant l’organe législatif à une chambre d’enregistrement. Dans ces conditions, une chance se présente pour l’Assemblée nationale de pouvoir assumer la plénitude des pouvoirs que lui confère la constitution. Même si l’élection de Karim Meckassoua à la présidence de l’Assemblée nationale a été violemment contestée, par quelques medias et personnalités, les députés ont apporté leur pierre à la réconciliation nationale en élisant un homme politique d’expérience n’appartenant pas à la communauté chrétienne. Le deuxième personnage de l’Etat n’a rien d’un courtisan. Il n’est pas à exclure que les fortes personnalités du Premier ministre et du président de l’Assemblée nationale ne mènent à des relations difficiles voire conflictuelles entre le gouvernement et le législatif.

La problématique de la restauration de l’autorité de l’Etat

Depuis de nombreuses années, l’Etat n’est plus représenté dans un bon quart du pays. Dans les autres parties du territoire, les services publics sont sans moyens et souvent abandonnés de Bangui, les obligeant à s’autofinancer.

Les autorités administratives, les magistrats, les enseignants, les forces de l’ordre, et même le droit national applicable sont ignorés par une partie de la population du pays et les quelques 900 000 citoyens n’ayant plus de domiciles fixes. Les bandes armées, souvent composées d’étrangers, contrôlent la plupart des sites miniers. En l’absence d’une chaîne pénale, les textes juridiques restent lettres mortes et les crimes et délits continuent d’être impunis. La tâche s’annonce donc considérable et l’aide de la communauté internationale ne sera pas suffisante. Le peuple centrafricain et surtout ses dirigeants doivent aussi adopter de nouveaux comportements. Cela passe notamment par la reconnaissance de la primauté de l’intérêt général sur les intérêts claniques et familiaux, la fin de la patrimonialisation du pouvoir et la réhabilitation de la fonction de contrôle de l’Etat avec notamment une Cour des comptes compétente et indépendante et une inspection générale de l’Etat dégagée des contingences politiques.

La lutte contre les bandes armées est une priorité des nouvelles autorités. En refusant tout chantage et en rejetant leurs revendications patrimoniales, le président Touadéra est sur la bonne voie. Outre la protection des sites miniers, par la MINUSCA, il est indispensable de rapatrier, dans leurs pays respectifs, les nombreux mercenaires constituant ces gangs criminels. Dans le processus de DDRR à mettre en œuvre, le dernier « R pour Rapatriement» est le plus urgent. D’ores et déjà, le président Touadéra a pris les contacts nécessaires pour cette action prioritaire. Ayant connu plusieurs DDR infructueux, les responsables de l’exécutif et les personnalités représentant la communauté des bailleurs devront tirer les leçons des échecs passés qui furent non seulement des gouffres financiers mais aussi l’une des causes de la crise actuelle.

L’indispensable décentralisation territoriale pour la pacification du pays

Figurant en bonne place dans le programme du président Touadéra, la décentralisation territoriale est une réponse aux accusations de certains leaders sécessionnistes et une condition du développement harmonieux du pays. Trop de projets se sont arrêtés à Bangui où ils ont été captés par des colloques et séminaires alimentaires, des études peu probantes et coûteuses, des visites de terrain restés sans suite, des achats de coûteux véhicules 4X4, appelés pudiquement « matériels roulants », et autres équipements, vite disparus faute d’une comptabilité en la matière.

Une nouvelle administration territoriale autour de six à sept Régions et d’une centaine d’agglomérations communales pourrait être organisée, conformément aux principes de la décentralisation territoriale, c’est-à-dire avec la reconnaissance d’affaires d’intérêt régional, l’élection des dirigeants qui permettront de constituer le Sénat et une tutelle exercée au niveau local par des représentants de l’Etat. Cette décentralisation devrait permettre la mise en œuvre du programme des Pôles de développement régional, prévu dans le cadre du Xème FED de l’Union européenne, et de développer la coopération décentralisée. La diaspora de France se prépare déjà à participer activement à cette coopération décentralisée.

Les innovations proposées doivent aussi s’appuyer sur les progrès incessants des technologies de communication. La révolution du numérique doit permettre de résoudre des problèmes, jusqu’à maintenant, insolubles en Centrafrique. Avec le concours de spécialistes hautement qualifiés de la diaspora, les technologies modernes devraient pouvoir être utilisées dans l’administration, dans les relations avec les citoyens, la gestion financière et les contrôles de la légalité. Il va de soi que l’approvisionnement en énergie électrique devra être rapidement modernisé. La restauration de l’usine hydroélectrique de Boali, située à 80 km de la capitale, va dans ce sens, mais Bangui n’est pas la Centrafrique. L’internet est un outil du désenclavement non seulement du pays vers l’extérieur mais aussi de l’arrière-pays vers Bangui.

La réconciliation pour un développement humain durable

La restauration d’une paix durable et la reconstruction d’un Etat exigent du temps et une union nationale. Cette période de reconstruction pourrait passer par des schémas de réconciliation nationale comme l’ont connus des pays comme l’Afrique du sud, après l’apartheid et le Rwanda, après le génocide. Ce processus de réconciliation doit être accompagné d’un plan de redressement économique d’envergure, tant le chantier est immense.

Le fait religieux moteur et obstacle de la réconciliation nationale

La visite du Pape François à Bangui, les 28 et 29 novembre 2015, a été le choc psychologique qui a entamé le processus de réconciliation nationale. Bien avant cette visite, la plateforme œcuménique, composée de l’archevêque de Bangui, Mgr Dieudonné Nzapalainga, l’imam du PK5 Oumar Kobine Layama et le Pasteur Nicolas Grékoyamé Gbangou, président de l’Alliance des Eglises protestantes, avait inlassablement prôné la réconciliation nationale et l’abandon des armes. La Communauté Sant’Egidio, l’Observatoire Pharos et l’Organisation de la coopération islamique jouent également un grand rôle dans cette action qui est de nature thérapeutique. Dans cette perspective, l’USAID vient de financer sept millions $ pour un partenariat interconfessionnel, de quatre ONG américaines, pour la consolidation de la paix.

La grave crise qu’a connue l’Eglise catholique centrafricaine avec la réduction à l’état laïc de nombreux clercs centrafricains, en 2011, a conforté les adeptes des Eglises dites « du réveil » qui ont définitivement pris le dessus sur le protestantisme classique véhiculé par les pasteurs européens au XXème siècle. Ces Eglises africaines, filiales d’une « maison-mère » établie au Bénin, au Nigeria ou en RDC, ont souvent à leur tête des hauts fonctionnaires, des personnalités politiques ou des chefs traditionnels. En Centrafrique, le pouvoir temporel est lié au pouvoir spirituel. Le Président Bozizé avait donné l’exemple avec son Eglise Le christianisme céleste-nouvelle Jérusalem. La conquête du pouvoir, l’accès à la « mangeoire » et l’enrichissement personnel sont souvent les réelles motivations de ces dignitaires religieux. Le président Touadéra, nombre de ses collaborateurs ainsi que le Premier ministre sont des adeptes de ces Eglises prophétiques qui ont pris leur part dans les dernières élections. Cette influence psychologique sur les principaux dirigeants du pays et l’activisme de certains pasteurs, autoproclamés apôtres, sur de très nombreux fidèles peuvent constituer des risques pour le processus de réconciliation nationale. Le rigorisme de certains religieux est peu compatible avec l’œcuménisme qui doit être inlassablement rappelé. La consolidation de la réconciliation nationale peut difficilement être envisagée sous le prisme de ces « nouveaux prophètes ».

La justice et la repentance, deux préalables à la réconciliation

L’activation rapide de la Cour Pénale Spéciale, la mise en place d’une justice transitionnelle avec un regard sur les tribunaux populaires Gacaca rwandais, l’édiction du crime de l’indignité nationale avec toutes ses conséquences citoyennes, la mise en place de commissions de pacification avec le concours des principales religions paraissent être des passages obligés pour réunir le peuple centrafricain. L’impunité qui règne en Centrafrique est l’une des causes majeures de son non-développement et de sa mauvaise gouvernance.

La justice transitionnelle qui fait appel au droit pénal mais aussi à la science politique et à la psychologie, est indispensable pour refonder le pacte national. Les aveux permettront de reconstituer les crimes commis et de dégager les véritables responsabilités. Le traitement du passé en public et le devoir de mémoire ne sauraient être absents. Les concours d’experts, notamment de l’Institut des Hautes Etudes Judiciaires, des professionnels du droit (avocats, magistrats) seront nécessaires pour ces sessions qui s’échelonneront sur de nombreuses années.

La remise en état du système scolaire

Dans un pays où plus de 70 % de la population a moins de 20 ans, l’éducation de la jeunesse et notamment l’enseignement des valeurs humaines et de l’esprit civique constitue une autre priorité. Avant la crise, en dépit des programmes financés par les partenaires techniques et financiers, comme l’Initiative accélérée « Education pour tous » (Fast Track), de 70 millions d’euros dédiés à la formation des maîtres et la construction d’écoles pour le primaire, le système éducatif public s’est progressivement effondré avec, pour corollaire, le recul de la francophonie, la perte de vue des valeurs humaines, la montée de l’amoralisme et le développement des langues vernaculaires au détriment du sango et du français. Les enseignants sont de moins en moins qualifiés et mal rémunérés. Depuis des années, avec la progression de l’insécurité, de nombreux enseignants sont en situation d’abandon de poste. Depuis une dizaine d’années, la plupart des écoles primaires du pays ne fonctionnent que grâce aux maîtres-parents, sans véritable formation pédagogique. Depuis décembre 2012 jusqu’à maintenant, plus de la moitié des écoles et lycées publics de l’arrière-pays sont fermés. Seuls les centres religieux ont maintenu, ici et là, des îlots d’éducation dans le pays, mais leurs objectifs ne sont pas toujours compatibles avec ceux du service public. En corrélation de l’effondrement du système scolaire, les croyances traditionnelles sont de plus en plus vivaces et sont à l’origine de la progression des crimes rituels, regroupés sous l’appellation de sorcellerie. Comme l’écrivait déjà Jules Michelet : « Lorsque l’Etat est défaillant les sorcières apparaissent … ». L’influence grandissante jouée par les tradipraticiens et les gourous s’appuie sur une population de moins en moins éduquée et des élites de plus en plus crédules.

Le développement humain aussi important que les problèmes sécuritaires

En 2015, la Centrafrique figurait déjà aux derniers rangs de tous les indicateurs concernant le développement humain et la gouvernance. L’indice de développement humain du PNUD classe la RCA au 187ème rang sur 188 (0,351), tandis que l’indice Mo Ibrahim, qui mesure la gouvernance, met la RCA au 51ème rang sur 52 (24,8). La situation s’est encore détériorée. Aujourd’hui, OCHA estime qu’environ 70 % de la population est en insécurité alimentaire. UNICEF ne cesse d’alerter sur la malnutrition des enfants qui atteint des proportions d’urgence absolue. L’Agence centrafricaine pour la formation professionnelle et l’emploi (ACFPE) annonce, le 1er mai 2016, que 87 % des jeunes sont sans emploi.

Devant un tel constat, il ne faudrait pas que les nouvelles autorités soient surtout préoccupées par le DDRR et le traitement de l’insécurité. La crise alimentaire résultant de la ruine de l’économie et de l’abandon des cultures vivrières, les infrastructures sanitaires proches de leur fermeture, la question des réfugiés et des déplacés, de la cohabitation difficile entre cultivateurs chrétiens et éleveurs musulmans, le désenclavement de certaines localités, l’accessibilité à l’eau potable qui ne concerne encore qu’une infime partie de la population sont autant de secteurs à traiter, faute de quoi le processus de pacification et de réconciliation nationale risque d’être un nouveau slogan lucratif pour quelques centaines de personnes.

Conclusion

Les promesses de campagne vont vite devenir des exigences. En choisissant ses deux plus proches collaborateurs depuis de nombreuses années, comme Premier ministre et directeur de cabinet, et en reprenant comme ministres ou conseillers du Secrétariat général de la présidence une quinzaine des anciens membres de son gouvernement de 2012, le président Touadéra parie sur l’esprit d’équipe et l’efficacité dans l’action de redressement. Il ne faudrait pas que ces choix ne deviennent aussi un handicap avec une logique de fermeture et de repli sur des certitudes erronées. Le retour aux affaires des ministres et conseillers de la présidence Bozizé, même s’ils n’appartenaient pas à son clan, et la récompense donnée à une dizaine de candidats présidentiels, ayant été éliminés à l’issue du premier tour et ralliés de la dernière heure, remettra à plus tard le rajeunissement de la classe politique dont le pays a un impérieux besoin. De même, il n’est pas sûr que le slogan « la rupture avec le passé » n’ait été perçu par de nombreux Centrafricains comme une rupture avec uniquement les trois années de la Transition qui a été effectivement très mal gérée, un gouffre financier pour les pays donateurs et une catastrophe traumatisante pour l’immense majorité des Centrafricains.

Des « pseudos démocraties électives » en Afrique subsaharienne ?

Wed, 25/05/2016 - 11:17

Le chemin de la démocratie est normalement pavé de bonnes élections. De ce point de vue, la situation africaine s’améliore. Dans son histoire, l’Afrique n’a jamais eu autant de pays pourvus de systèmes politiques issus des élections multipartistes qu’en 2015 et 2016. Seule l’Erythrée, l’Etat-caserne qui pousse sa population à l’émigration, ne s’encombre pas d’élections, tandis que la Somalie n’est pas en mesure d’en organiser depuis l’effondrement du régime de Siyaad Barre en 1991. Il faut cependant se méfier d’une lecture à courte vue sur la relation démocratie/élections et mettre en exergue la diversité des situations.

Les bons élèves

Faut-il chercher la vertu politique du côté de la Côte d’Ivoire qui est parvenue en novembre 2015 à réélire sans heurts son président, Alassane Ouattara, dès le premier tour, avec plus de 80 % des suffrages, mais avec guère plus de la moitié des électeurs qui se sont rendus dans les urnes ? Ou du côté du Nigeria qui a réalisé une tranquille alternance politique avec l’élection de Muhammadu Buhari en mars 2015 ? Ces deux cas illustrent bien une tendance dans la bonne direction. L’histoire retiendra probablement aussi le Burkina Faso, dont la société civile, conduite par une jeunesse déterminée à ne pas céder sur les acquis démocratiques, est parvenue, un an après avoir chassé Blaise Compaoré qui voulait s’accorder un nouveau mandat après vingt-sept ans de pouvoir, à déjouer un coup d’État de putschistes issus du Régiment de la sécurité présidentielle (RSP) et à rétablir les institutions de la transition en charge de préparer les élections. Avec la large élection en mars 2016 de l’homme d’affaires Patrice Talon contre le Franco-Béninois, Lionel Zinsou, soutenu par le précédent chef de l’Etat, le Bénin s’inscrit parmi les quelques rares pays du continent où le principe de l’alternance peut s’installer.

Dans tous ces cas, l’évolution est assurément positive. Les jeux politiques sont plus ouverts, la contestation intérieure plus militante, la surveillance extérieure plus vigilante. La violence d’État s’atténue au fur et à mesure de l’adhésion aux droits politiques et humains et à la liberté d’expression. Les manifestations de résistance sociale devenues plus fréquentes traduisent le renforcement de la société civile. Même si l’idée de citoyenneté demeure souvent embryonnaire, ces pays, auxquels il faut ajouter le Ghana et le Sénégal, laissent s’exprimer les médias sur les affaires publiques. Dans un tel contexte favorable, les acteurs non étatiques jouent un double rôle : ils élargissent les possibilités d’engagement citoyen et font pression pour tenir les gouvernements et institutions publiques responsables de leurs actes.

Des sortants qui contournent les processus électoraux

Ces résultats sont-ils révélateurs d’une tendance vers un enracinement de la démocratie partout en Afrique subsaharienne ? Certes non. D’autres pays montrent que les élections sont surtout faites pour offrir de nouvelles opportunités aux Chefs d’Etat et à leur clan pour se maintenir durablement au pouvoir et pour perpétuer les pratiques prédatrices. Douze chefs d’Etat africains sont au pouvoir depuis plus de vingt ans.

Les élections récentes dans certains pays révèlent des méthodes antidémocratiques destinées à maintenir les pouvoirs en place, dont certains furent dans le passé obtenus par la force (un forme de « blanchiment » des coups d’Etat par le scrutin). Le résultat des élections présidentielles ne faisait guère de doute au Niger (Mahamadou Issoufou réélu avec plus de 90 % des voix), au Tchad (Idriss Déby), à Djibouti (Ismaïl Omar Guelleh) et aux Comores (Azali Assoumani).

Au Congo, le président Denis Sassou-Nguesso, qui totalise trente-deux ans de pouvoir, est parvenu à réduire ses adversaires au silence, après avoir fait adopter les amendements constitutionnels (dont la suppression de la limite d’âge fixée à 70 ans pour le chef de l’Etat et la limitation du nombre de mandats à trois contre deux auparavant) nécessaires lors d’un référendum organisé à la hâte pour se maintenir, coûte que coûte, au pouvoir lors d’élections qui se sont tenues tout aussi hâtivement – avec coupure des télécommunications et d’Internet pendant quatre jours, empêchant l’opposition de communiquer sur les résultats –, en mars 2016, avec un score de 60,91 % dès le premier tour. Les dirigeants de l’opposition ne purent répondre à la fraude électorale qu’en appelant à la désobéissance civile et à la grève nationale.

En Ouganda, Yoweri Museveni a été réélu pour un cinquième mandat en février 2016 après trente ans de pouvoir. Après que la commission électorale eut annoncé qu’il avait obtenu près de 60% des voix, le gouvernement continua à harceler et à emprisonner les militants de l’opposition et à faire disparaître toute trace de fraude. Le principal candidat de l’opposition, Besigye, fut arrêté à de nombreuses reprises. Les locaux de son parti furent pris d’assaut par les forces de sécurité qui s’emparèrent des documents qui lui auraient été nécessaires pour contester les résultats du scrutin.

Reste le cas du Rwanda. Les États-Unis se sont dit « profondément déçus » par l’annonce du président Paul Kagamé de son intention de briguer un troisième mandat. Mais ce mécontentement n’aura sans doute aucune traduction en matière de sanctions. En outre, le referendum unanimiste du 18 décembre 2015 a entériné la modification de la Constitution qui raccourcit le mandat présidentiel de sept à cinq ans à compter de 2024, mais autorise Paul Kagamé à briguer deux mandats supplémentaires, ce qui prolongerait en théorie son pouvoir jusqu’en 2034 !

La technologie pour frauder

Dans la majorité des pays, les opposants, convaincus qu’il apporte plus de transparence, plaident pour le recours au vote électronique et à l’usage de la biométrie pour l’établissement des listes électorales. La désillusion est grande. Comme le note Africa Confidential dans son numéro 738 de mai 2016, la technologie peut en réalité aider les fraudeurs à occulter les tripatouillages électoraux : « En général, lorsque deux grands partis sont au coude à coude, comme ils l’étaient au Kenya en 2013 au bout de vingt-quatre heures de dépouillement, et que la commission électorale annonce brusquement une panne générale, il y a anguille sous roche ». Certains systèmes de vote électronique commercialisés en Afrique peuvent servir à manipuler les résultats du scrutin et les chiffres de la participation ainsi qu’à détruire les preuves d’éventuelles malversations. Certains régimes, comme au Congo ou en Ouganda, ferment les réseaux sociaux, coupent l’accès à Internet et aux réseaux mobiles, ou ordonnent aux opérateurs de bloquer les SMS. L’objectif est d’empêcher toute information indépendante sur le déroulement des élections et le décompte des voix.

Les pseudos démocraties

En fin de compte, quelle image de la démocratie donne l’Afrique subsaharienne à l’issue de ces élections ? On se rassure : les pouvoirs autocratiques sont en voie de disparition. Le déclin des dictatures (on pense à celle de M. Oboté, I. Amin Dada, J.-B. Bokassa, J. Mobutu, S. Touré, S. Barré, H. Habré, Ch. Taylor, S. Abacha) est réel mais il reste des despotes (O. El Bechir, I. Afeworki, R. Mugabe, Mswati III, Y. Jammeh) et des régimes avec une fâcheuse tendance dynastique (Gabon, Togo, RD Congo).

On rencontre plutôt des systèmes intermédiaires désignés par divers qualificatifs : « anocraties », « pseudo démocraties », « démocraties molles » « démocraties de faible intensité », « démocraties illibérales », « démocraties par délégation ». Elles ont la forme de la démocratie mais pas sa substance. Elles procèdent à des élections, elles ont des institutions formelles (police, armée, justice) mais faibles, et elles restent vulnérables à la mauvaise gestion des affaires publiques, aux conflits sociaux. La classe dirigeante est composite ; les coalitions entre groupes rivaux sont changeantes et la vie politique est instable. Le désenchantement de la population s’ensuit, mais sans pour autant partout, par peur de la violence qui pourrait suivre, signifier le rejet total du système. Les libertés conquises s’exercent dans un faisceau de contraintes qui fragilisent les acquis démocratiques. Le système politique fait que, même si les élections ont lieu, les citoyens sont totalement coupés des informations sur les activités de ceux qui les gouvernent.

« Quand le ventre est vide, l’urne sonne creux », dit-on avec réalisme à Kinshasa. La démocratie formelle n’a pas ipso facto annulé la marchandisation du politique dans ces États où règne encore un régime politique de type patrimonial. Dans de nombreux cas, c’est la démocratie élective qui a été adaptée à la logique du clientélisme et non l’inverse. Les positions d’autorité légalisées continuent de permettre à ceux qui les occupent d’extraire et de redistribuer des ressources. L’institutionnalisation « État de droit » est pervertie par la personnalisation du pouvoir et la stratégie d’accumulation-redistribution qui préside à chaque niveau de la hiérarchie, du sommet à la base en passant par les intermédiaires. L’État existe mais il adopte la forme d’un rhizome dont les tiges – les institutions – sont moins importantes que les racines souterraines qui plongent dans la réalité complexe des solidarités et des rivalités. Quand le contexte se révèle de cette sorte, la démocratisation ne peut progresser que si un contrôle de la circulation des richesses s’exerce et permet de limiter les prébendes en forçant les détenteurs du pouvoir à, pour reprendre une formule africaine imagée, « manger moins vite et moins seul ».
Rien n’est écrit d’avance. Des évolutions sont perceptibles sur certains indicateurs. Le Worldwide Governance Indicator (WGI) qui tente de classer les manières avec lesquelles une population est capable de jouir de ses libertés (expression, association) et d’interroger le gouvernement sur ses actes (voice and accountability) donne des résultats plutôt en hausse, particulièrement en Afrique de l’Ouest (Burkina Faso, Ghana, Liberia, Nigeria et Sénégal). Au risque de choquer, on peut admettre que les modifications de Constitution, certes à la carte (mais par référendum), sont un progrès par rapport au passé, marqué par les répétitions de coups d’Etat. Des élections mêmes truquées sont un apprentissage pour la société civile qui exercera par la suite mieux sa vigilance. D’un mauvais comportement peut naître un mieux pour le prochain scrutin, ou le suivant.

L’OTAN s’élargit à l’Est : le Monténégro en passe de devenir le 29e membre de l’Alliance

Tue, 24/05/2016 - 18:38

Sous réserve des ratifications par ses membres de l’accord signé le 19 mai, le Monténégro devrait officiellement devenir le 29e membre de l’OTAN, à peine dix ans après son indépendance. Bien qu’un contingent monténégrin participe de façon volontaire à la mission de l’OTAN en Afghanistan, l’invitation faite au petit Etat balkanique (650.000 habitants) n’a pas vraiment de rapport avec les capacités militaires d’une armée comptant au total 2000 hommes. Elle prend en revanche tout son sens du point de vue de l’OTAN à trois niveaux.

D’abord, à l’échelle du Monténégro, on s’attend à ce que cette intégration, comprise en parallèle du processus d’intégration européenne, pousse le pays à se réformer non seulement militairement mais aussi au niveau de l’Etat de droit. La petite taille du Monténégro lui permet de passer à travers les gouttes malgré des dirigeants politiques (le Premier ministre Milo Djukanovic est au pouvoir depuis 25 ans) notoirement impliqués dans des affaires très obscures.

Ensuite, on estime que l’intégration des pays des Balkans au sein de l’OTAN réduit d’autant la possibilité d’un nouveau conflit dans la région. C’est tout le sens des appels du pied de l’organisation en direction de la Serbie, qui participe au programme de partenariat pour la paix mais n’envisage pas d’intégrer l’OTAN, moins de 20 ans après avoir été la cible de ses bombardements. Bien qu’un conflit soit aujourd’hui très improbable, on regarde avec inquiétude la Croatie se réarmer sous l’égide de l’OTAN pendant que la Serbie se fournit en armements du côté de la Russie afin de maintenir un équilibre des forces.

Enfin, cette intégration permet à l’OTAN de faire savoir qu’elle est toujours active et utile, un message à peine voilé envoyé à la Russie. Dans le contexte post-Ukraine dans lequel la Russie a eu recours à la force comme en Géorgie pour geler son étranger proche, chaque camp est pris dans un dilemme de sécurité. La Russie voit tout élargissement de l’OTAN comme une menace directe d’autant plus insupportable qu’elle méconnaît les promesses qui lui avaient été faites en 1991. De son côté, les membres de l’OTAN de l’Est de l’Europe comme la Pologne, la Roumanie et les pays baltes, sont de plus en plus inquiets de l’attitude belliqueuse de Moscou. L’activation récente d’une base de lancement de missiles en Roumanie doit se comprendre dans ce contexte.

La Russie a qualifié l’intégration du Monténégro dans l’OTAN de « provocation ». Le Monténégro et la Russie entretiennent en effet des relations très étroites tant les capitaux russes ont inondé la sublime côte monténégrine. Un tiers des sociétés enregistrées au Monténégro sont détenues par des capitaux russes, en particulier dans l’immobilier et le tourisme. Toutefois, il est fort probable que la réaction russe se contente d’être verbale puisque le Monténégro ne représente pas un enjeu vital pour Moscou, ni politiquement, ni économiquement, ni géographiquement. Au surplus, son principal atout dans les Balkans n’est pas tant le Monténégro que la Serbie.

Pour finir, du côté du Monténégro, l’intégration dans l’OTAN ne va pas de soi auprès de l’opinion publique. Les partis serbes pro-russes ont mené une intense campagne à la fois contre ce rapprochement, puis pour l’organisation d’un référendum sur la question, alors que les sondages montrent une opinion très divisée. L’inamovible Premier ministre Milo Djukanovic n’entend pas céder à cette requête et considère que les élections générales d’octobre prochain feront office de référendum. A condition qu’elles soient libres et sincères, ce qui est loin d’être garanti.

Les réseaux de Poutine en France : réalités et limites

Tue, 24/05/2016 - 16:53

Deux livres viennent de paraître sur les réseaux d’influence de Poutine en France : le premier est écrit par une universitaire, Cécile Vaissié, et le second par un journaliste, Nicolas Hénin. Les deux mettent en avant les tentatives de séduction et d’influence que Moscou tente de bâtir en France mais ils sont très différents : le livre du journaliste est une enquête fouillée et sérieuse ; celui écrit par l’universitaire est un pamphlet excessif et peu rigoureux.

Cécile Vaissié argue de son statut d’universitaire pour dénier à tout autre, et surtout ceux qui ne partagent pas son point de vue, le droit de s’exprimer sur la Russie. Elle va même jusqu’à estimer que Jean-Pierre Chevènement n’aurait aucune légitimité à le faire (!). Ce livre ne respecte en rien les codes universitaires de mise en perspective, de contextualisation et de refus de l’extrapolation. Le livre de Nicolas Hénin n’est pas du même tonneau. Il ne contient pas d’erreurs, démonte les réseaux mis en place par Moscou et l’influence que Poutine peut exercer en France, notamment auprès de l’extrême droite.

On peut néanmoins s’interroger, non sur la pertinence du sujet, mais sur l’importance qui lui en est donnée. Nicolas Hénin reconnaît lui-même que, malgré tous leurs relais, les réseaux russes ont leurs limites. Il admet que, malgré les investissements réalisés par la Russie en France, Moscou n’est pas parvenue à mettre à profit la conjonction extrêmement profitable du duo Sarkozy/Fillon à la tête de l’exécutif.

La Russie, comme d’autres pays avec du retard, s’est également mis au soft power. C’est une réalité indéniable, et plutôt une nouveauté. Il est donc normal de s’y intéresser mais il faut également la relativiser, eu égard au poids sans commune mesure des autres puissances qui exercent une influence beaucoup plus forte sur les élites politiques médiatiques françaises.

Entre le russia bashing et la soumission au Kremlin, ces deux livres oublient également qu’il peut y avoir des politiques ou experts qui estiment qu’il convient de prendre en compte le poids de la Russie par réalisme, si on veut parvenir à un résultat. Prôner une confrontation directe avec elle ne leur paraît pas toujours judicieux, la France pouvant avoir intérêt, pour sa propre politique étrangère, d’établir des partenariats au coup par coup avec elle. Cela n’en fait n’en fait ni des stipendiés de Poutine ni des idiots utiles.

En France, ces responsables politiques et/ou experts, qui plaident pour la levée des sanctions imposées à la Russie et pour un rapprochement avec Moscou, ne forment pas un camp unique. Si, en effet, il peut y avoir quelques agents d’influence, ils sont en réalité peu nombreux et leur influence est plutôt fluette. Leur crédibilité faible et leur rhétorique excessive ne leur permettent pas de réellement peser sur le débat public. On les voit venir de loin et les services français les surveillent de près. À l’inverse, ceux qui prônent la confrontation avec Moscou ont également des inspirations diverses. Le poids et le rôle des milieux néoconservateurs et/ou atlantistes ne peuvent être niés.

Les médias sont majoritairement anti-Poutine et les sondages d’opinion montrent un rejet assez fort de sa personnalité, ce qui prouve la limite des politiques d’influence en faveur de la Russie. Critiquer Poutine en France n’a jamais constitué un motif de sanction ou de pénalités professionnelles. Il n’en va pas de même de tous les pays étrangers.

Ce que ces deux livres ne font pas c’est se placer dans une perspective plus large en interrogeant la réelle influence des lobbys prorusses, en matière de politique étrangère. Dans le domaine stratégique, les cercles d’influence atlantistes, à travers leurs financements, la reconnaissance qu’ils accordent, les tremplins qu’ils peuvent constituer, les stimulants – aussi bien moraux que matériels – qu’ils peuvent accorder, sont sans commune mesure avec ce que peut faire le Kremlin.

HÉNIN (Nicolas), La France russe, Fayard, 2016, 322 pp.
VAISSIÉ (Cécile), Les réseaux du Kremlin en France, Les petits matins, 2016, 390 pp.

La France peut-elle relancer le processus de paix israélo-palestinien ?

Tue, 24/05/2016 - 11:28

 » La France est un des États qui, sur le dossier israélo-palestinien, a encore des titres à faire valoir, une continuité dans l’histoire, des positions qui jusqu’à une période récente étaient assez équilibrées, s’inscrivaient systématiquement dans le code du droit international. Je pense que l’on peut se prévaloir d’une ancienneté de participation aux résolutions de ce type de dossier. La question est de savoir si le gouvernement actuel, qui porte ce projet, aura suffisamment de courage. Je n’en suis pas persuadé.

Les dernières séquences, notamment celle du ministre des affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault, qui s’est confondu quasiment en excuses parce que Benyamin Netanyahou avait fait un froncement de sourcils, sont assez déplorables. Il n’y a pas à s’excuser à propos de la résolution de l’Unesco. Il n’y a rien d’anti-israélien dans cette résolution, rien de répréhensible dans le code du droit international. Je suis choqué que François Hollande lui-même dise que ce vote est fâcheux. Parce qu’on dit qu’il s’agit des territoires occupés ? Oui, de fait ce sont des territoires occupés.

Si c’est là notre attitude, alors non, on n’aboutira pas à un quelconque résultat. Nous n’aurons aucun moyen pour tenter de faire avancer ce dossier. Si on porte un dossier aussi compliqué, il faut faire preuve de fermeté, de courage, de résolution. Je ne suis pas sûr que le gouvernement actuel ait ces trois qualités.

La France, bien qu’elle soit aujourd’hui une puissance moyenne, a encore, ou devrait encore avoir une forme de singularité dans les relations internationales et sa parole peut encore porter si elle fait preuve de courage. Quelles que soient les pressions israéliennes – et dans les 48 heures à venir, elles seront nombreuses sur Manuel Valls – son rôle est de dire : on continue, on monte la conférence début juin. Après on verra, à l’automne, à partir des paramètres mis noir sur blanc à la conférence du 3 juin. On passera alors à la phase suivante, en invitant les Israéliens et les Palestiniens et en continuant sur une ligne intransigeante de l’application du droit international.

En termes de timing, avec l’élection présidentielle aux États-Unis, on peut estimer que l’initiative française – une idée de Laurent Fabius –, n’est peut-être pas très appropriée. Mais on peut renverser l’argument et considérer que, puisque c’est la dernière ligne droite de Barack Obama, on peut escompter un soutien de sa part.

Ce dernier n’a plus rien à perdre. Il avait fait de belles promesses lors de sa première élection en 2008, il n’a rien fait ensuite. Il a capitulé devant ­l’Aipac (lobby américain pro-Israël, NDLR) pr aux États-Unis. Il s’est fait maltraiter par le gouvernement israélien. Jusqu’en janvier, date de sa passation de pouvoir, le président américain, s’il en a la volonté et le courage, est en mesure de s’émanciper de ces pressions et de s’impliquer davantage. »

Propos recueillis par Agnès Rotivel

Japon. Les étés de la discorde : une manifestation anti-gouvernementale à mettre en perspective

Tue, 24/05/2016 - 10:13

Été 1918. Le Japon est en pleine activité économique du fait de la Première Guerre mondiale. Tandis que les nouveaux riches se multiplient, le peuple subit l’inflation et a du mal à se nourrir. La hausse des prix du riz, accentué par la décision du cabinet de Masatake Terauchi d’envoyer des troupes en Sibérie, met le feu aux poudres. La révolte est déclenchée par les ménagères du département de Toyama, qui s’en prennent aux forces de l’ordre et attaquent les vendeurs de riz et autres hommes fortunés. Les troubles se propagent bientôt dans tout le pays. Près de 2 % de la population y participe. Le cabinet censure la presse, qui agiterait les masses avec sa couverture des « émeutes du riz ». Après Osaka, c’est à Tokyo que les manifestants se rassemblent contre l’envoi des forces armées en Sibérie et contre la cherté du riz, appelant le pouvoir politique à prendre ses responsabilités. Le Premier ministre Terauchi n’a d’autre choix que de décider d’une démission collective.

Été 1960. Le pays est dirigé par les conservateurs depuis cinq ans. Le Parti libéral démocrate au pouvoir, créé en 1955, s’oppose au Parti socialiste, représentant les forces progressistes. Le point culminant de leur désaccord se matérialise sur le traité de sécurité : la droite veut le renégocier ; la gauche l’abolir. Le projet de loi, soutenu par le gouvernement de Nobusuke Kishi, incarnation d’un passé militariste et d’une droite dure, suscite une vive opposition. Comme Masatake Terauchi, il souhaite museler la presse avec un projet de lois, qui ne verra toutefois jamais le jour. « C’est la pire tyrannie depuis Jinmu ! », indique une banderole le 6 juin. Autrement dit, du jamais vu depuis la fondation du Japon. Les confrontations avec les nationalistes et les forces de l’ordre, usant de gaz lacrymogène et de canons à eau, sont violentes. Les manifestants sont réprimés à coup de matraque. Les journalistes à l’antenne ne sont pas épargnés. Le 15 juin, une étudiante de 22 ans de l’université de Tokyo y perd même la vie. Là encore, les femmes, accompagnées de leurs enfants, sont nombreuses à défendre les principes de la paix et de la démocratie. La présence de 330 000 manifestants autour de la Diète dans la nuit du 18 au 19 juin est vaine : le traité est ratifié à minuit. En revanche, le Premier ministre Kishi, très impopulaire, y laisse ses plumes : son gouvernement démissionne collectivement.

Été 2015. Shinzo Abe, qui n’est autre que le petit-fils de Nobusuke Kishi, est de retour aux manettes depuis presque trois ans. Nouveau mouvement antigouvernemental massif. La protestation s’organise cette fois autour de la réinterprétation de l’article 9 de la Constitution. Les manifestations atteignent un sommet le 30 août, dans tout le pays : d’après les organisateurs, ils sont 120 000 à Tokyo, 25 000 à Osaka. De nombreuses personnes âgées, qui ont vécu la guerre, sont présentes. Les femmes aussi répondent une nouvelle fois à l’appel. Le 4 juillet a été créée l’Association des mères contre le projet de lois sur la sécurité (ou Mothers against war) avec pour slogan : « Ne faites pas tuer les enfants ! » Le 16 septembre, l’Association des conseillères en colère, comme l’indique le bandeau rose qui ceint leur tête, fait entrer les voix de la manifestation dans le Parlement. Le texte sur la sécurité et la défense nationale, validé par la Chambre des députés le 16 juillet, est finalement adopté comme loi par le Sénat, en plénière, dans la nuit du 18 au 19 septembre. Désormais, le Japon pourrait user de sa force armée, en cas de vote favorable au Parlement, si un pays allié subit une attaque, si la nation est mise en péril ou si les droits des citoyens nippons sont menacés.

Face à ce mouvement et même si une modeste majorité de Japonais sont contre cette législation au lendemain de l’adoption (51-58 % contre, 30-33 % pour selon les sondages de trois principaux quotidiens nippons), Abe n’envisage pas la démission, contrairement à Terauchi et Kishi. Le premier ne trouvait pas de solution de sortie de crise ; le second déplaisait largement au peuple. Or, à la différence de son grand-père, la cote de popularité de Shinzo Abe, comme celle de son parti, n’est pas si mauvaise : elle est en tout cas bien meilleure que celle des chefs de l’opposition. Son gouvernement remonte même dans certains sondages en septembre : selon la NHK, 43 % des Japonais sont satisfaits de son action, redevenant majoritaires. Ils étaient 41 % en juillet, quand le nombre de mécontents était devenu plus important pour la première fois depuis la reprise de fonction de Shinzo Abe en 2012. Si le sujet a sensibilisé l’opinion, attachée à la paix, les préoccupations semblent être ailleurs. Les principes d’un recours à l’autodéfense collective était connus lorsqu’Abe a été confirmé à son poste en décembre 2014 : son parti a largement remporté les législatives anticipées, certes marquées par un taux de participation très bas (52,66 %), cinq mois après la décision du Conseil des ministres de modifier l’interprétation de l’article 9. C’est que l’action du Premier ministre en direction de l’économie, de la sécurité sociale et de l’éducation des enfants rendrait certains sujets sensibles presque insignifiants – nucléaire civil compris. Si ses fléchettes sécuritaires sont prises pour cible, les flèches Abenomics (dénomination de sa politique économique) font pour l’instant mouche.

Russie : vers une levée des sanctions ?

Mon, 23/05/2016 - 17:10

Où en est l’économie russe, deux ans après l’adoption des sanctions occidentales ?
Elle résiste mieux que ne l’avaient prévu la plupart des observateurs. L’horizon d’une sortie de crise est désormais visible, sans doute dès le 2e semestre 2016. Certes, le choc est rude. Le PIB a reculé de 3,7 % l’an dernier. Il devrait encore se contracter cette année, dans une fourchette située entre 0,5% et 1%. Les salaires réels de la population ont connu leur plus importante baisse de ces 15 dernières années (-9,5%), tandis que l’inflation s’élevait à 12,9%. Le rouble a quant à lui vu sa valeur pratiquement divisée par deux depuis l’été 2014. Pour autant, l’économie russe n’est pas « en lambeaux », comme l’a imprudemment affirmé Barack Obama, ni au bord du gouffre comme on l’écrit souvent en Occident. Le pays est peu endetté (moins de 20% du PIB), ses réserves de changes remontent, son économie s’adapte rapidement à des cours du pétrole durablement bas. Car c’est bien la chute des prix des matières premières qui est à l’origine de la récession actuelle. Les sanctions occidentales sont un facteur aggravant qui se sont ajoutées à une conjoncture dégradée avant la crise ukrainienne. Aujourd’hui, le défi qui se pose à la Russie n’est ni plus ni moins que d’inventer un nouveau modèle de développement. Le risque principal pour ce pays n’est pas la faillite mais une trajectoire économique durablement médiocre qui ne lui permettrait pas de poursuivre sa modernisation. Des débats très vifs ont actuellement lieu à Moscou entre les économistes libéraux rassemblés autour de l’ancien ministre des Finances, Alexeï Koudrine, revenu au premier plan, et les partisans d’une politique de relance. Ce sera le sujet d’une réunion cruciale qui aura lieu au Kremlin en présence de Vladimir Poutine le 25 mai.

Que faut-il attendre des élections législatives prévues en septembre ?
Ce scrutin marquera le début d’un cycle électoral majeur : 18 mois après le renouvellement de la Douma d’Etat aura lieu la présidentielle, à laquelle Vladimir Poutine devrait logiquement concourir dans l’optique d’un 4e mandat. Le parlement dispose de prérogatives limitées en Russie. Les élections de septembre ne changeront donc pas fondamentalement la donne politique. Elles ne seront néanmoins pas inintéressantes. Echaudé par les manifestations de l’hiver 2012, le Kremlin veut organiser un scrutin plus « présentable » dont la légitimité ne sera pas contestée. La nomination d’Ella Pamfilova, une figure respectée y compris dans les milieux hostiles au pouvoir, s’inscrit dans cette logique. Mais ces ouvertures et cette approche plus politique ne concernent pas l’opposition extra-parlementaire : cette dernière reste sous pression maximale comme le montrent les mésaventures d’Alexeï Navalny et Mikhaïl Kassianov (au demeurant incapables de s’entendre). Un nouveau gouvernement sera vraisemblablement formé à l’automne et ses priorités donneront le ton du – très probable – 4e mandate de Vladimir Poutine. Pour ma part, j’attends une impulsion réformatrice en économie mais des évolutions plus limitées au plan politique. Sauf peut-être si le contexte international, en particulier avec les Occidentaux, venait à se détendre quelque peu.

Le Conseil européen doit débattre, en juin, de la prorogation des sanctions sectorielles contre la Russie qui arrivent à échéance le 31 juillet. Les jeux sont-ils faits ?
Effectivement, les sanctions seront sûrement reconduites, mais probablement pour la dernière fois.. Les divisions au sein de l’Union européenne (UE), visibles depuis de longs mois mais jusqu’ici surmontées au nom de l’unité (soutenue par quelques coups de téléphone comminatoires de Berlin et de Washington quand elle paraît menacée), s’expriment désormais ouvertement. Schématiquement, je dirais qu’il y a, au sein de l’UE, quatre groupes de pays. Les partisans d’un renforcement des sanctions : les Polonais et les Baltes, mais aussi la Suède et le Royaume-Uni sont sur cette ligne. Ceux qui, à l’inverse, souhaitent avancer rapidement vers une normalisation des relations avec Moscou : c’est le cas de l’Italie, de la Grèce, de l’Autriche et, dans une moindre mesure, de la Slovaquie et de la République tchèque (on voit, au passage, que le clivage « vieille Europe »/ « Nouvelle Europe » mis en avant lors de la guerre d’Irak en 2003 n’est plus pertinent : les pays de l’ancien empire austro-hongrois ne soutiennent que très modérément l’Ukraine post-Maïdan). Il y a ensuite les « indifférents », ceux pour qui – pour des raisons géographiques – le dossier ukrainien paraît lointain (Portugal, Irlande, etc.) et qui généralement s’alignent sur la Commission. Enfin, il y a l’Allemagne et la France. De la position des deux co-parrains du processus de Minsk dépendra dans une large mesure la position européenne. Visiblement, les lignes bougent dans les deux capitales et les débats au sujet des sanctions évoluent. A ce stade, une levée pure et simple n’est pas envisageable ; mais une certaine exaspération apparaît à Paris et à Berlin quant aux blocages du processus dus à la partie ukrainienne. L’analyse qui est faite est que les responsabilités sont partagées entre Moscou et Kiev. Le constat n’est pas nouveau mais les choses sont désormais dites publiquement, y compris par le chef de la diplomatie française Jean-Marc Ayrault. Dans ces conditions, une levée partielle fin 2016 est tout à fait possible.

Sommet humanitaire mondial : quels enjeux en période de crise ?

Fri, 20/05/2016 - 15:08

Michel Maietta, directeur de recherche à l’IRIS et directeur Analyse et stratégie d’ACF international, répond à nos questions à l’occasion de sa participation au Sommet humanitaire mondial qui se tient à Istanbul les 23 et 24 mai 2016 :
– En quoi consiste l’Inter Agency Analyst Network, l’initiative que vous présenterez au Sommet humanitaire mondial ?
– Quels sont les enjeux de ce Sommet ?
– Pourquoi l’ONG Médecins sans frontières a-t-elle décidé de boycotter le Sommet humanitaire mondial ?

Quel état des lieux diplomatique en Iran ?

Fri, 20/05/2016 - 12:26

Vous revenez d’un séjour de plusieurs jours en Iran. À travers vos rencontres et vos conférences, quel climat social et politique avez-vous ressenti ? Les frictions entre les tendances réformatrices et conservatrices au sommet du pouvoir sont-elles aussi vives au sein de la société iranienne ?
J’ai effectivement séjourné en Iran, sur invitation de l’Iran-Eurica (Iranian Institute for European & American Studies), pour donner trois conférences au siège de l’Eurica, à l’Université de Téhéran et au Centre d’études stratégique de la présidence de la République à Téhéran. Les thématiques abordées portaient sur les conflits régionaux, la Syrie notamment, et sur les relations entre la France et l’Iran dans le conflit syrien. Mon dernier voyage en Iran remontant à plus de 10 ans, j’ai été particulièrement frappé par les changements visibles aussi bien à Téhéran que dans les villes que j’ai visitées. La capitale iranienne n’a cessé de grandir : les grattes ciels, les parcs, les jardins et la nouvelle autoroute ont fait de Téhéran une véritable mégapole, un développement d’autant plus impressionnant qu’il s’est produit sous embargo.
Mais ce qui m’a certainement le plus frappé, c’est de trouver une société plus ouverte, libérée même car, selon un haut dirigeant iranien, « la société s’est imposée au pouvoir politique ». Les jeunes, nombreux dans les restaurants et les coffee shops du Nord de la ville, ressemblent aux jeunes des quartiers branchés européens, le voile islamique étant seulement là pour respecter symboliquement l’ordre légal.
Je pense que l’Iran traverse une période de grande importance avec beaucoup d’espoirs et d’inquiétudes mélangés. Les dernières élections législatives et l’élection du Conseil des experts, qui a compétence pour choisir un nouveau Guide en cas de décès ou d’incapacité de l’actuelle autorité suprême, ont redistribué les cartes. Si le réformateur Mohammad Khatami a su promouvoir des notions telles que la démocratie, la société civile et le dialogue entre les civilisations, il n’avait pas l’habilité politique du président Hassan Rohani, un conservateur modéré longtemps proche du Guide, qui a réussi à façonner une grande alliance entre les réformateurs, les centristes et les conservateurs modérés. La défaite cuisante des proches du Guide à Téhéran et l’élimination des figures les plus dures du régime ont affaibli le Guide qui, de plus en plus, sort de son rôle d’arbitre suprême et prend position sur des sujets mineurs.
La rivalité entre les réformateurs et les conservateurs n’a pas pour autant disparu. L’élection du nouveau président du Parlement sera un enjeu important en la matière. M. Aref, chef de file des réformateurs, ancien vice-président de M. Khatami, mais aussi leader de la coalition « Espoir » qui a gagné la totalité des sièges de Téhéran, est bien placé pour être élu au poste de président du Parlement. Cependant, certains de mes interlocuteurs pensent que le président Rohani pourrait pencher en faveur de l’ancien président du Parlement Ali Laridjani, rallié au camp présideniel. La prochaine élection présidentielle ayant lieu dans un an, la cohésion de l’actuelle coalition sera déterminante pour la réélection du président Rohani, populaire à l’heure actuelle.

Alors que la France défend des positions « presque totalement alignées » sur l’Arabie saoudite, pour reprendre les termes du ministre des Affaires étrangères saoudien, les désaccords diplomatiques entre l’Iran et la France, notamment à propos de la Syrie, sont-ils insurmontables ? Y a-t-il des discussions sur un éventuel rapprochement des lignes politiques ?
L’agitation actuelle de l’Arabie saoudite est considérée en Iran comme une tentative de maintenir la région dans l’instabilité afin de modifier la position désormais stratégique des Etats-Unis. Il s’agit en effet de se tourner davantage vers l’Asie et l’Océanie plutôt que de se concentrer sur le Moyen-Orient où plus aucun pays ne peut menacer la sécurité d’Israël et où les besoins en pétrole provenant d’Arabie saoudite ne sont plus aussi importants qu’auparavant. Curieusement, les officiels iraniens, rencontrés à l’occasion de ma visite, cultivent l’espoir que la France joue un rôle de modérateur de la politique de l’Arabie saoudite, longtemps favorable à divers mouvements djihadistes.
Les Iraniens pensent que la France a plus de points communs avec l’Iran qu’avec l’Arabie saoudite en Syrie. Désormais, l’Iran et la France ont un ennemi commun : le terrorisme alimenté par l’Etat islamique et Al-Nosra (affilié à Al-Qaïda) et, au-delà, le djihadisme soutenu par différents milieux en Arabie saoudite. Si les Iraniens ne sont pas prêts à lâcher Bachar al-Assad – et se félicitent de ne pas l’avoir fait, sans quoi la Syrie et la Libye seraient aujourd’hui gouvernées par Daesh m’a affirmé un haut responsable iranien -, ils ne rejettent pas une élection libre sous la surveillance de l’ONU dans les zones tenues aussi bien par le régime que par l’opposition et dans les camps de réfugiés des pays voisins. C’est une position importante et je ne vois pas comment ceux qui sont pour une solution politique la refuseraient. Mais les Iraniens n’accepteraient pas que Bachar al-Assad soit exclu d’avance de se représenter, comme d’autres, à cette élection libre.

Quels sont les freins qui empêchent encore le décollage économique de l’Iran ? Comment les autorités iraniennes comptent-elles faire coïncider développement militaire, sanctions américaines et développement économique ?
Les Iraniens, l’homme de la rue aussi bien que les responsables politiques, ne sont pas satisfaits des lenteurs de la mise en œuvre du Barjam (l’accord global sur le programme nucléaire iranien). Les conservateurs, le Guide en tête, critiquent notamment « la duplicité » de l’administration américaine et la frilosité des milieux économiques européens. La réunion entre John Kerry et les dirigeants des principales banques européennes pour les assurer que leurs activités en Iran ne seraient plus sanctionnées par Washington, a été considérée par les Iranien comme un manque d’indépendance des milieux économiques européens vis-à-vis des Etats-Unis. Ils ne comprennent pas cette apparente frilosité car l’accord sur le nucléaire a été l’objet d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU qui, en même temps, a rendu caduque les anciennes résolutions qui instauraient des sanctions à l’encontre de l’Iran.
Au contraire, le camp présidentiel défend les acquis du Barjam et souligne le chemin parcouru. Plusieurs milliards d’avoirs iraniens ont déjà été débloqués et les sociétés étrangères rivalisent pour avoir une part de l’immense marché iranien. Des dirigeants européens et surtout asiatiques se succèdent en Iran et désormais, il n’est pas aisé de trouver une chambre d’hôtel à Téhéran. Des groupes de touristes européens, français en particulier, sont visibles aussi bien à Téhéran que dans les villes touristiques iraniennes d’une richesse inestimable.
Si les conservateurs américains ont trouvé un autre cheval de bataille contre l’Iran, à savoir son programme de développement de missiles balistiques, ce dernier n’est pas contraire à l’accord sur le nucléaire selon John Kerry lui-même. Il est donc hors de question que l’Iran cède sur ce point. Finalement, mis à part les Etats-Unis qui n’ont pas encore levé leurs sanctions unilatérales, rien n’empêche l’Iran de diversifier leurs achats d’armements pour ne plus dépendre de la Russie sur ce point.

Germany vs. the ECB: an Inconvenient Debate?

Thu, 28/04/2016 - 10:30

The campaign that a number of German officials have mounted against the European Central Bank’s expansionary policy reflects the overwhelming political difficulties facing the eurozone. Meanwhile, many political leaders, particularly in France, desperately hope that the central bank could make up for their declining ability to handle the economy. In the eyes of struggling governments, the institution embodies a much-needed symbol of activism and mastery, amid growing fears that the European Union as a whole is progressively disintegrating. Most European politicians thus defend the ECB’s independence in the face of Germany’s criticism for reasons that actually have little to do with the monetarist creed that underpins the institution.

Their vocal support illustrates not only their commitment to the eurozone’s only stimulus tool but also their reluctance to engage in a direct debate with their German counterparts about the political management of the euro. The ECB has prevented the currency union from falling apart. Meanwhile it has allowed national governments to hide their deep-rooted inability to find a mutually-acceptable solution to the ills of the eurozone, of which mass unemployment and an ailing banking sector are the most urgent symptoms. The ongoing row is weakening this economic status quo even further.

The political impasse notably stems from the opposing kinds of populism that pressure national governments. Even anti-immigration right-wing populism varies greatly from one country to another when it comes to economic issues. Although the Alternative for Germany (AfD) and France’s National Front (FN) share a common hostility towards the single currency, their different economic leanings illustrate the ongoing divergence. The AfD displays a fiscally conservative and relatively pro-market stance while the FN advocates a statist approach, which rests on a French version of Keynesianism. The FN, quite paradoxically, expressed more support for Alexis Tsipras when he became Greece’s prime minister in January 2015 than for the AfD after its recent electoral gains. More generally, while German politicians face a backlash from their ageing population against low interest rates, bailout programmes, and the euro’s debasement, the French public, on the contrary, tends to ask for additional stimulus measures to tackle mass unemployment. In a striking illustration of this dynamic, Germany’s finance minister Wolfgang Schäuble did not hesitate to blame the AfD’s rise on Mario Draghi.

The ECB’s president finds himself in a particularly difficult situation. Aware that the eurozone’s integrity still rests on his shoulders, he nervously invokes his mandate, which merely centres on a 2 percent target for inflation. He thus tries, in the face of outspoken criticism, to justify his ultra-accommodative policy stance as a means to tackle lasting deflationary trends. His political acumen combined with a personal leaning towards monetary activism (of the new-Keynesian type) leads him to adopt a complex approach. While he has followed the steps that the Federal Reserve took years earlier to avoid a 1930s-style depression, he has to cope with a specifically European context of ideological divide along national lines.

Rather than deliberately orientating the ECB’s monetary tools towards specific economic goals, he constantly has to retreat behind the theatrics of monetarism to justify his action. Germany’s monetarism belongs to the strictly conservative type however. Ordoliberalismus cherishes the central bank’s independence just as any other variant of monetarism does, but it conceives of price stability as a merely anti-inflationary doctrine and rejects any kind of deliberate monetary intervention in the economy. Draghi rightly argues that his price stability mandate includes the fight against deflation as well, but this point falls on deaf ears in Germany, all the more so when negative rates are hurting the country’s network of regional banks, life insurance companies, and retirees alike.

Mario Draghi has demonstrated an impressive ability to circumvent the eurozone’s monetary orthodoxy. His monetary programmes have prevented the currency union from falling apart, at a time when capital markets were testing peripheral government bonds in a debilitating way. His monetary remedy has made it possible to manipulate financial markets in a very efficient manner, which has led to the suppression of peripheral bond yields and to the euro’s depreciation. To a more limited extent, it has helped to relax credit conditions across the eurozone and to stabilise bank lending to a portion of the corporate sector after a prolonged contraction. Yet it does little either to alleviate the economic plight of SMEs—which account for 93 percent of Europe’s corporations and provide two thirds of jobs—or to guarantee the euro’s long-term sustainability.

The ECB’s president himself recognises that monetary policy alone cannot solve the eurozone’s array of economic issues. Meanwhile, he keeps proclaiming the monetarist creed according to which the central bank can (and must) lift inflation by means of an ever larger monetary stimulus, until it reaches the 2 percent target. Most Ordoliberals deem this interpretation highly illegitimate and the central bank’s independence to be a rhetorical trick in this particular case. While the ECB’s policy does little to spur national economies, these critics stress the risk of financial and property bubbles, in Germany and elsewhere. Jens Weidmann, the Bundesbank’s president, has felt the need to back Draghi’s independence in the face of these mounting attacks. He displayed a more moderate stance than in the past, which might facilitate his European career and increase his odds for the ECB’s presidency in 2019. Although most ECB watchers understandably view him as an arch-hawk, he nevertheless began as early as 2014 to signal a shift to a somewhat more amenable approach to non-conventional monetary interventions.

Mario Draghi’s exasperation is all the more understandable since he made every effort to allay German fears in the first few years of his tenure. By publicly rebuffing German complaints, he however further undermines the much-needed political debate about the euro’s management in general. In peace time, few institutions, when faced with fierce criticism, can afford to cite their legal right to do whatever they deem appropriate and to point at their critics’ inconsistencies in place of a more convincing argument. As the eurozone’s architects have precisely shaped the ECB according to the Bundesbank’s core principles, of which independence is a mainstay, the current situation seems quite paradoxical. Irony nevertheless remains a poor substitute for debate and presently impedes the search for a more comprehensive solution to Europe’s lasting woes, both economic and political.

Wolfgang Schäuble is spearheading the ongoing campaign against the ECB’s asset purchases and negative interest rates in an acrimonious fashion. While he strives to limit the AfD’s political gains and to support his country’s financial system, he has done little in recent years to gain approval for his inflexible approach outside the borders of Germany. His harsh negotiating techniques and his disregard for ailing economies have undermined Europe’s political debate since the euro crisis erupted. Schäuble’s own shortcomings do not prove his adversaries necessarily right on all counts however; nor do they deprive him from the right to voice his concern if he judges the central bank’s non-conventional policy to be particularly harmful. Central banks should undoubtedly enjoy a great deal of independence in order to work out a reasonable monetary policy, away from the tremors inherent to the political arena. Yet independence does not mean self-righteousness.

Political debate should be allowed to tackle the most sensitive economic and monetary issues. The debate on the euro’s management, like any debate, requires at least two consistent sides to succeed, however. While German officials miss no opportunity to defend their country’s economic interests, a more worrying political pattern has emerged in the eurozone’s other large economies. In France in particular, as bureaucratic circles took on unprecedented political importance over the past decades, most leaders have regarded the single currency as a means to shirk their economic responsibilities. While the euro crisis threatened this ill-advised approach, Mario Draghi’s activism has unexpectedly provided them with a fresh opportunity to back away from the search of a realistic solution to the eurozone’s ills and to indulge instead in elusive ideals such as the so-called ‘transfer union.’ This status quo has just proved unsustainable.

Allemagne contre BCE : un débat gênant ?

Thu, 28/04/2016 - 10:27

La campagne qu’un certain nombre de responsables allemands ont lancée contre la politique expansionniste de la Banque centrale européenne (BCE) illustre les difficultés politiques qui accablent la zone euro. Dans le même temps, de nombreux dirigeants politiques, notamment en France, en sont réduits à attendre de la Banque centrale que son activisme compense leur perte de maîtrise économique. Aux yeux des gouvernements en difficulté, la BCE incarne désormais un symbole indispensable de volontarisme et d’expertise économique, alors que les craintes d’une désintégration progressive de l’Union européenne vont croissantes. La plupart des responsables politiques européens défendent ainsi l’indépendance de la BCE face aux critiques allemandes pour des raisons qui ont en réalité peu à voir avec le credo monétariste qui sous-tend l’institution.

Leur soutien affirmé illustre non seulement leur souhait de maintenir le seul outil de relance de la zone euro, mais aussi leur réticence à s’engager dans un débat ouvert avec leurs homologues allemands sur la gestion politique de l’euro. La BCE a empêché l’union monétaire d’éclater. Dans le même temps, elle a également permis aux gouvernements nationaux de masquer leur incapacité à trouver une solution mutuellement acceptable aux problèmes de l’euro, dont le chômage de masse et l’instabilité bancaire sont les problèmes les plus urgents. Les conflits en cours indiquent de façon peu surprenante que ce fragile statu quo se fissure irrémédiablement.

L’impasse politique actuelle résulte notamment des types opposés de populisme qui acculent les gouvernements nationaux. Même le populisme de droite anti-immigration varie considérablement d’un pays à l’autre, en particulier sur les questions économiques. Bien que l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) et le Front national partagent une hostilité commune envers la monnaie unique, leurs positionnements économiques illustrent en fait la divergence en cours. L’AfD affiche une position économique ouvertement libérale, tandis que le FN préconise une approche bien plus étatiste et keynésienne. De façon certes paradoxale, le FN a montré plus de sympathie pour Alexis Tsipras lors de son élection en Grèce en janvier 2015 que pour l’AfD après ses récents succès électoraux. Plus généralement, tandis que les responsables politiques allemands font face à la révolte de leur population vieillissante contre les faibles taux d’intérêt, les programmes d’aide européens et la dévalorisation de l’euro, la population française tend, au contraire, à réclamer des mesures de relance supplémentaires dans un contexte de chômage de masse. Offrant un exemple frappant de cet imbroglio européen, le ministre allemand des finances Wolfgang Schäuble n’a pas hésité à imputer la montée de l’AfD à Mario Draghi.

Le président de la BCE se trouve dans une situation particulièrement compliquée. Conscient que l’intégrité de la zone euro repose encore sur ses épaules, il invoque nerveusement son mandat, centré sur une cible d’inflation à 2%. Ce faisant, il tente de justifier sa politique expansionniste au nom de la lutte contre les tendances déflationnistes, face aux critiques de nombreux allemands. Son sens politique couplé à un penchant personnel pour l’activisme monétaire (du type new-Keynesian) l’amène à adopter une approche complexe. Alors qu’il a suivi le chemin tracé par la Réserve fédérale dès 2008 pour éviter une dépression comme celle des années 1930, il doit faire face à un contexte spécifiquement européen de fracture idéologique suivant des lignes nationales.
Plutôt que d’orienter délibérément les outils monétaires de la BCE vers des objectifs économiques spécifiques, il doit constamment s’adonner à une sorte de théâtralité monétariste pour justifier son action. Le monétarisme allemand est du type strictement conservateur cependant. L’ordolibéralisme est attaché à l’indépendance de la Banque centrale tout comme n’importe quelle autre variante du monétarisme, mais il conçoit la stabilité des prix dans le cadre d’une doctrine purement anti-inflationniste et rejette toute forme d’intervention monétaire délibérée dans les affaires économiques. Draghi a beau rappeler que son mandat de stabilité des prix inclut également la lutte contre la déflation, son argument se heurte à un mur en Allemagne, d’autant plus que les taux négatifs mettent à mal le réseau de banques régionales, les compagnies d’assurance et les retraités.

Mario Draghi a démontré une capacité impressionnante à contourner l’orthodoxie monétaire de la zone euro. Ses programmes d’intervention monétaire ont empêché un éclatement désordonné de l’union monétaire alors que les gouvernements étaient tétanisés par l’assaut des marchés contre leurs titres de dette. Sa potion monétaire permet de manipuler les marchés financiers de façon très efficace, notamment d’écraser les taux d’intérêts des pays dits périphériques et de déprécier l’euro. Dans une moindre mesure, elle a permis de détendre les conditions de crédit de la zone euro et de stabiliser une partie des prêts bancaires après une contraction prolongée. Pourtant elle ne permet pas de véritablement soulager les PME, qui représentent 93 % des entreprises et fournissent les deux tiers des emplois européens, ou pour garantir la viabilité de l’euro à long terme.

Le président de la BCE reconnaît lui-même que la politique monétaire ne peut à elle seule sauver l’économie de la zone euro. Dans le même temps, il continue à proclamer le credo monétariste selon lequel la Banque centrale peut (et doit) s’engager dans une relance monétaire aux dimensions sans cesse croissantes, jusqu’à ce que l’inflation atteigne sa cible de 2%. La plupart des ordolibéraux jugent cette interprétation du mandat de la BCE hautement illégitime et estime que l’indépendance de la Banque centrale relève de la pure astuce rhétorique dans ce cas particulier. Alors que la politique de la BCE ne permet guère de véritablement stimuler les économies nationales, ses détracteurs soulignent les risques de bulles financières et immobilières qu’elle induit, en Allemagne et ailleurs. Dans ce contexte tendu, Jens Weidmann, président de la Bundesbank, a ressenti le besoin de soutenir l’indépendance de Mario Draghi face aux attaques de ses compatriotes. Il a ainsi affiché une position plus modérée que dans le passé ; ce qui pourrait faciliter sa carrière dans les sphères européennes et accroître ses chances d’accéder à la présidence de la BCE en 2019. Bien que la plupart des observateurs de la BCE le voient naturellement comme un faucon conservateur, il a néanmoins envoyé dès 2014 des signaux indiquant sa transition vers une approche relativement plus favorable aux politiques monétaires non conventionnelles.

L’exaspération de Mario Draghi est d’autant plus compréhensible qu’il a fait tout son possible pour apaiser les craintes allemandes au cours des premières années de son mandat. En rabrouant publiquement ses détracteurs allemands, il a toutefois écarté la possibilité d’un débat politique sur la gestion de l’euro, pourtant indispensable. En temps de paix, peu d’institutions peuvent se permettre, face à des critiques emportées, d’invoquer le droit de faire tout ce qu’elles jugent approprié et de se défausser en dénonçant les incohérences de leurs adversaires. Comme les architectes de la zone euro ont précisément façonné la BCE selon les principes fondamentaux de la Bundesbank, dont l’indépendance est un pilier, la situation actuelle semble tout à fait paradoxale. Néanmoins, l’ironie reste un piètre substitut au débat et fait actuellement obstacle à la recherche d’une solution durable aux problèmes européens, tant économiques que politiques.
Wolfgang Schäuble mène sans réserve la campagne en cours contre les achats d’actifs et les taux d’intérêt négatifs de la BCE. Alors qu’il s’efforce de limiter les avancées électorales de l’AfD et de soutenir le système financier de son pays, il s’est peu soucié ces dernières années de vendre son approche inflexible au-delà des frontières allemandes. Ses méthodes de négociation brutales et son mépris contreproductif pour les économies en difficulté ont sapé le débat politique européen depuis le début de la crise de l’euro. Les défaillances de W. Schäuble ne donnent pas raison à ses adversaires sur tous les points cependant. Elles ne le privent pas non plus du droit d’exprimer son inquiétude s’il estime que la politique non conventionnelle de la BCE est particulièrement néfaste. Les banques centrales devraient jouir, à n’en pas douter, d’une très grande indépendance afin d’élaborer une politique monétaire raisonnable, loin des soubresauts inhérents à l’arène politique. Pour autant indépendance ne signifie pas impunité.

Le débat politique doit pouvoir se pencher sur les questions économiques et monétaires les plus sensibles. Le débat sur la gestion de l’euro, comme n’importe quel débat, nécessite néanmoins la participation d’au moins deux parties responsables. Alors que les responsables allemands ne manquent pas une occasion de défendre les intérêts économiques de leur pays, une tendance politique plus inquiétante est apparue dans d’autres grands pays de la zone euro. En France en particulier, alors que les cercles bureaucratiques prenaient une importance politique sans précédent au cours des dernières décennies, la plupart des dirigeants ont considéré la monnaie unique comme un moyen de se dérober à leurs responsabilités économiques. Alors que la crise de l’euro menaçait cette approche peu judicieuse, l’activisme de Mario Draghi leur a inopinément permis de se défausser de nouveau et de se complaire dans l’invocation d’une chimérique « union de transferts ». Ce statu quo s’est avéré intenable.

Les négociations sur le TTIP peuvent-elles échouer ?

Wed, 27/04/2016 - 15:36

En quoi la visite de Barack Obama à Hanovre, en Allemagne, est-elle stratégique ? Quels sont les enjeux de la rencontre entre le président américain, la chancelière allemande Angela Merkel, et les dirigeants italiens, britanniques et français ?

C’est d’abord la visite de Barack Obama à Londres qui était stratégique, car le Brexit affaiblirait très sensiblement la Grande Bretagne et l’Union européenne. La visite à Hanovre, et notamment la rencontre avec les dirigeants de l’Allemagne, de la France, de l’Italie et de la Grande Bretagne, était stratégique pour deux autres raisons.

Le président américain veut que l’Europe se consolide et reste, ou du moins devienne, unie et forte sur des questions essentielles telles que l’Ukraine, la Russie, la Méditerranée, la crise des réfugiés, y compris vis-à-vis de la Turquie. Une Europe faible et désintégrée est une source de grande préoccupation pour les Etats-Unis. L’Amérique du Nord n’a pas de meilleur allié que les pays européens. Il est intéressant de constater qu’il n’y avait aucun représentant de l’Union européenne à Hanovre. Cela suggère que Barack Obama considère que le pouvoir de décision et de mise en œuvre politique reste très largement dans les mains des Etats Nations.

Au-delà de la question du Brexit et de la solidarité européenne, l’importance géostratégique de la visite de Barack Obama à Hanovre était aussi dans la démonstration que la diplomatie et l’engagement doivent prévaloir sur le militarisme – qui pourrait être défendu par Hillary Clinton – ou le désengagement – soit l’isolationnisme et le protectionnisme célébrés par Donald Trump.

Alors qu’un nouveau cycle de négociation sur le marché transatlantique (TTIP) s’ouvrait lundi, les divergences entre les parties au traité se sont accentuées. Les négociations peuvent-elles échouer comme l’a averti le ministre de l’Economie allemand ? Pour quelles raisons ?

Nous sommes face à plusieurs problématiques différentes.
Du côté américain, les Démocrates sont ordinairement partisans du TTIP car ce traité permettrait d’imposer les normes européennes, réputées plus prudentes, aux Etats-Unis. Quant au Parti républicain, il est généralement plus favorable à l’ouverture du commerce international, bien que Donald Trump ne représente pas ce type de républicains. Le TTIP, qu’il faudrait d’ailleurs dénommer marché commun transatlantique, est à 90 % une harmonisation des normes et non pas seulement la baisse des barrières et des tarifs douaniers.

Comprenant cela, l’échec des négociations, souligné par le ministre de l’Economie allemand Sigmar Gabriel, reste une possibilité notamment car les systèmes européens et américains sont très différents. La société américaine est particulièrement litigieuse, concurrentielle plutôt que consensuelle, fondée sur une organisation politique qui laisse beaucoup de pouvoirs aux Etats. Par exemple, le dumping fiscal, décrié en Europe, est une pratique journalière aux Etats-Unis : le Maryland et la Pennsylvanie peuvent se concurrencer pour donner le meilleur bagage fiscal aux investisseurs. L’échec pourrait donc venir de l’incapacité des négociateurs à se mettre d’accord. Cette problématique s’exprime particulièrement dans les processus de ratification de l’accord transatlantique. Le TTIP, une fois négocié, devra être ratifié par tous les membres de l’Union européennes, et donc par 28 institutions différentes contre seulement une, le Sénat, côté Etats-Unis. Pourtant, ce ne sont absolument pas des négociations entre l’Allemagne et les Etats-Unis ou entre la France et les Etats-Unis. On peut se demander ainsi d’où vient la frilosité française et pourquoi François Hollande a-t-il demandé à ce que le TTIP ne soit pas sur la table des négociations à Hanovre ? La prudence française vient d’une part d’une forte suspicion à l’égard des marchés financiers, et plus généralement à l’égard de tout ce qui n’est pas encadré par l’Etat, et d’autre part du calendrier politique.

Deux autres données doivent entrer en considération : la peur de la domination américaine et la peur d’un système trop libéral. La peur d’une domination du système américain s’illustre notamment dans la possibilité, discutée dans le cadre des négociations, pour des entreprises multinationales de porter plainte contre un Etat. Quant à la domination d’un système libéral, elle est d’autant plus forte que l’Europe préserve une certaine forme de protection. Un sondage récent montrait qu’environ deux tiers des Américains estimaient qu’il fallait poursuivre ses objectifs personnels dans la vie plutôt que de s’occuper des gens dans le besoin, des résultats que l’on retrouvait dans des proportions inverses lorsqu’on interrogeait plusieurs pays européens. C’est un point très important, car dans la relation transatlantique, l’une des responsabilités fondamentales et continues est de reconnaître les différences entre les Européens et les Américains. C’est cette donnée qui a été problématique lors de l’invasion de l’Irak. Les Américains, plus que les Européens peut-être, ont tendance à exalter nos valeurs communes, en évoquant par exemple les soldats ayant combattu côte à côte. Mais il faut aussi reconnaître les valeurs que nous ne partageons pas, parce que c’est de là que peuvent venir les difficultés.

À propos de la gauche européenne, qui se cherche un peu partout excepté peut-être en Angleterre, elle devient quelque peu hystérique à ce sujet et dénonce un accord négocié dans le secret. Or, la complexité du TTIP impose de le négocier dans le secret car les concessions que chacun est amené à faire ne peuvent être débattues publiquement. En réalité, le Parlement européen publie sur son site internet des mises à jour sur la progression des négociations. Il faudrait donc attendre l’accord final. L’Europe représente 500 millions de consommateurs et de citoyens, et les Etats Unis 330 millions. Les Européens qui protestent contre le TTIP devraient se rendre compte que l’Europe pèse très lourd dans les négociations. Puisque ce sont les Américains qui veulent que le TTIP réussisse, les Européens ont beaucoup de forces de leur côté.

Barack Obama s’est engagé à faire progresser les négociations sur le TTIP. Pourquoi une telle implication de la partie américaine ? Quelles sont les motivations géostratégiques des Etats-Unis dans la signature du TTIP ?

Il y a tout d’abord la question des calendriers politique. Le président américain quittera ses fonctions le 20 janvier 2017, et il estime, à mon sens, qu’il y a probablement moins de chances de conclure ce traité après son départ. D’une part, Donald Trump est prêt à utiliser l’arme tarifaire et des barrières douanières, ou du moins l’a-t-il dit, même si c’est le Congrès qui devrait mettre en œuvre de telles réglementations. Mais un responsable de la Maison Blanche qui veut promouvoir une telle politique, et qui a un soutien populaire, peut tout de même influer sur le cours des événements. D’autre part, Hillary Clinton, en partie sous pression de Bernie Sanders, a expliqué qu’elle n’était plus favorable au traité transpacifique (TPP). Nous avons donc deux candidats à la présidence des Etats-Unis qui défendent une position critique à l’égard d’un traité de libre-échange. Il est clair que le Sénat, et d’ailleurs Barack Obama l’a confirmé, ne pourra ratifier le TTIP d’ici le 20 janvier faute de temps même si les négociations sont terminées. Mais il faut aussi comprendre que le United State Trade Representative (USTR), une cellule située en face de la Maison Blanche, rapporte directement au président et est désigné par lui. L’USTR et son équipe pourraient donc changer à partir du 20 janvier, et normalement, ces nominations aux Etats-Unis prennent jusqu’à un an. Ainsi, si les négociations n’aboutissent pas avant le départ d’Obama, il peut y avoir une très longue trêve.

Deuxième grande raison : le calendrier électoral en Europe. François Hollande est d’ores et déjà dans une mentalité de campagne. Plus on approche des élections française et allemande, moins il sera possible de faire avancer les négociations. Dans cette configuration, la trêve viendrait du côté européen dans la mesure où rien – ou très peu – ne sera décidé dans les 6 mois précédent ou suivant les élections présidentielles.

L’intérêt du TTIP pour les Etats-Unis tient notamment au fait que l’Organisation mondiale du commerce ne fonctionne plus depuis la mort du Cycle de Doha. Historiquement, les Etats-Unis ont toujours considéré que l’ouverture au commerce international était bénéfique pour tout le monde, et cette mentalité perdure. Dès le début de la République américaine, les Etats-Unis ont tenté de conclure des traités de libre-échange. Monsieur Albert Gallatin, ancien secrétaire au Trésor qui est devenu ambassadeur des Etats-Unis en France après avoir négocié la fin de la guerre de 1812, dont j’ai écrit la biographie, avait parmi ses missions la négociation d’un traité de libre-échange avec les Pays-Bas, et aussi plus tard avec la Grande Bretagne.

Quant à la motivation géostratégique américaine, il s’agit de créer le plus rapidement possible des normes internationales fixées par l’Europe et les Etats-Unis, pour que ces normes ne soient pas déterminées par la Chine. Les Chinois ont un commerce international très important côté Pacifique, mais pour autant, le traité transpacifique n’inclut pas la Chine. De même que les Russes peuvent déclarer que l’OTAN est un exercice d’encerclement militaire et stratégique de la Russie, la Chine pourrait concevoir le TTP, voire le TTIP, comme un containment du marché chinois.

L’avion furtif X-2, future arme high-tech japonaise de dissuasion ?

Wed, 27/04/2016 - 11:18

Le démonstrateur technologique X-2 japonais « Shinshin » – précédemment nommé ADT-X (Advanced technology demonstrator) – a effectué son premier vol le 22 avril. Ce biréacteur expérimental de 13 tonnes mesure 14,2 m de long et a une envergure de 9,1 m, soit des dimensions légèrement inférieures à celles du F-35, souligne Air & Cosmos. Il est majoritairement construit en fibre de carbone. L’X-2 est motorisé par deux XF5-1 d’IHI Corporation. « Le premier vol d’essai est un succès », a indiqué le groupe Mitsubishi Heavy Industries (MHI), qui conçoit l’appareil et qui le codéveloppe avec les services de l’Etat. Ube Industries a fourni les matériaux absorbant les ondes radar, NEC et Toshiba, le système de communication. Le développement a débuté en 2009 et quelques 220 entreprises japonaises sont impliquées dans ce programme mené par l’Agence d’acquisition, de technologies et de logistique du ministère de la Défense. Le budget cumulé avoisine désormais les 40 milliards de yens (320 millions d’euros au cours actuel).

Cet appareil, le premier engin furtif made in Japan est encore à l’état de prototype, mais il est destiné ultérieurement à équiper les « forces d’autodéfense aériennes » (FAD aérienne, l’armée de l’air japonaise). Il vise à venir compléter une flotte de 42 F-35 A d’origine américaine, commandée par la FAD aérienne japonaise à l’horizon 2025-2030, en remplaçant les actuels F-2, développés en partenariat avec les Etats-Unis. Seuls les Etats-Unis, la Russie et la Chine ont été communément reconnus pour avoir mis au point et testé avec succès des avions furtifs. Selon Popular Science, il est prévu que vers 2017-2018, la force aérienne chinoise aura son premier escadron de chasseur furtif opérationnel J-20, actuellement à l’essai.

À la lumière du pacifisme constitutionnel du Japon, la décision de Tokyo de créer un prototype furtif peut sembler étonnante. Pourtant, la création du X-2 peut être le signe que le Japon sait de quel côté le vent souffle, souligne à juste titre le Christian Science Monitor. En 2015, la FAD aérienne du Japon avait dû effectuer 571 décollages en urgence pour répondre aux incursions chinoises dans son espace aérien, une augmentation de 23 % sur l’année précédente (464 incursions). Le Japon est également préoccupé par l’augmentation de l’activité chinoise dans le Sud de la mer de Chine et en mer de Chine orientale. Le Japon, les États-Unis et d’autres pays asiatiques riverains sont préoccupés par la construction d’îles artificielles chinoises et l’activisme militaire de Pékin, y compris le déploiement de missiles en mer de Chine méridionale. Et le Japon doit aussi administrer son propre conflit territorial avec la Chine, sur les îles Senkaku / Diaoyu en mer de Chine orientale, qui fait monter de façon similaire les tensions entre les deux pays.

Au regard de ces multiples facteurs de tensions, la création japonaise du prototype X-2 pourrait correspondre à un processus de dissuasion vis-à-vis de la Chine, car ce prototype d’appareil de combat a été construit pour aider le Japon à tester comment créer un futur modèle de combat furtif. Tokyo avait essayé d’acheter des F-22 Raptors américains aux capacités furtives les plus avancées mais le Congrès américain a interdit l’exportation de la technologie du F-22. Or, la flotte actuelle de la force aérienne d’auto-défense du Japon comprend 190 avions de combat vieillissants F-15J. Dans ce contexte, le Japon estime qu’il doit impérativement moderniser sa force aérienne pour pouvoir être capable de contrer, à l’avenir, les menaces chinoises.
Le gouvernement japonais décidera au cours de l’année fiscale 2018 s’il développera son avion, en faisant uniquement appel aux industries locales ou avec l’aide de partenaires étrangers. Il pourrait être question de ventes à l’exportation, car le marché japonais est trop étroit pour absorber les coûts de production devenus prohibitifs.

L’échec tout récent du Japon concernant l’appel d’offres du renouvellement des sous-marins australiens, un marché colossal de 34 milliards de dollars, qui a été attribué mardi 26 avril à l’entreprise française DCNS, et sur lequel Tokyo avait fondé de grands espoirs à l’export, pourrait néanmoins stimuler les ambitions nippones et les reporter sur d’autres projets d’avenir comme le X-2.

« Pourquoi perd-on la guerre ? » – Trois questions à Gérard Chaliand

Tue, 26/04/2016 - 10:59

Stratégiste, géopoliticien, Gérard Chaliand est un observateur engagé des conflits irréguliers sur quatre continents. Il répond à mes question à l’occasion de la parution de « Pourquoi perd-on la guerre ? Un nouvel art occidental », aux éditions Odile Jacob.

En forte infériorité numérique, les Occidentaux ont néanmoins gagné la guerre durant la colonisation et, en supériorité technologique et numérique, ils les ont toutes perdues dans la période récente. Comment expliquer ce paradoxe ?

Ce paradoxe apparent s’explique historiquement. Au XIXe siècle, la Révolution industrielle permet un bond en avant des Européens, qui est incompréhensible pour les sociétés afro-asiatiques, d’autant plus que celle-ci est préparée par le mouvement des idées depuis le XVIIIe siècle. Les sociétés asiatiques, bien que plus avancées, sont subjuguées par l’irruption brutale de l’Europe, origine du véritable choc de civilisations de l’époque contemporaine. Celles-ci tendent à se réfugier comme recours dans le religieux (comme les musulmans) ou la morale (comme les confucéens), mais elles sont divisées, sans cohésion nationale (cette idée nouvelle étant inconnue) et, du point de vue militaire, sans sanctuaire et sans soutien extérieur, deux facteurs indispensables dans le cadre des guérillas.

Par la suite, les élites urbaines qui parlent peu ou prou la langue du colonisateur ou de l’adversaire, cherchent à imiter les institutions de celui-ci (parti, parlement, constitution, république, révolution jeune turque 1908, république chinoise 1910). En vain. Il faudra s’emparer de l’idée nationale et la retourner contre les Européens. Ce processus a lieu entre la Première et la Seconde Guerre mondiale, notamment « grâce » aux défaites infligées par les Japonais en 1942-43 en Asie aux Européens et à l’idéologie marxiste-léniniste très mobilisatrice. Ce processus avait été entamé en Chine par Mao qui transforme la guérilla en véritable guerre révolutionnaire dont le but est de s’emparer du pouvoir à travers la mobilisation des populations par les cadres, via la persuasion et/ou la coercition. Cet exemple est suivi par les Vietnamiens et l’aide extérieure est souvent fournie par l’Union soviétique.

En réalité, le prestige des Européens est perdu lors des occupations japonaises et l’esprit du temps se modifie de façon décisive. Le racisme ne peut plus être défendu (défaite de l’Allemagne hitlérienne), le droit à l’auto-détermination est accordé (1948), le colonialisme des Européens est condamné (les Américains y sont hostiles) et les luttes de libérations se multiplient. La France, pour sa part, livre en Indochine et en Algérie des combats retardateurs.

Les troupes coloniales étaient immergées dans la population locale. Les troupes actuelles sont « bunkerisées ». Est-ce la raison de ce changement ?

Bien sûr, les troupes coloniales étaient immergées dans les pays dominés. Les officiers – comme les troupes – restaient présents des années et connaissaient le terrain et les coutumes locales, sinon les cultures.
Aujourd’hui, la rotation des troupes est « au mieux » d’une année depuis la guerre du Vietnam, souvent moins pour les forces spéciales ,avec pour souci premier de ne pas avoir de pertes, ce qui tend à créer une mentalité de « bunker ». En dehors des opérations « coup de poing » on est plus gibier que chasseur. Et il faut noter que l’asymétrie la plus importante est non pas dans les armes ou la technologie mais dans l’idéologie. C’est l’Autre qui est intensément motivé.

Faut-il, dès lors, éviter toute intervention militaire occidentale sur des théâtres extérieurs ?

Les modifications dans les rapports démographiques dont nous n’avons pas encore pleinement pris conscience ; jouent leur rôle dans le paradoxal « zéro mort ». Il ne faut pas intervenir à tort et à travers sans connaissance du milieu concerné et sans une perspective politique destinée à créer une solution favorable justifiant l’investissement militaire.

À cet égard, la guerre d’Irak (2003), qui était une guerre de choix destinée à remodeler le « Grand Moyen-Orient », s’est révélée un fiasco, dû aux erreurs des néo-conservateurs qui s’imaginaient être omnipotents. « L’État islamique » est en grande partie le résultat de cette guerre de choix à laquelle étaient opposés bien des secteurs de l’establishment, notamment au Département d’État.

Que dire du désastre du conflit libyen dont les dégâts collatéraux dans la zone sahélo-saharienne sont essentiellement à la charge de la France ? Un engagement militaire est en principe destiné à déboucher sur une paix favorable.

Le marché des sous-marins en Australie : une victoire technologique et diplomatique pour DCNS et pour la France

Tue, 26/04/2016 - 10:43

Le moins que l’on puisse dire est que le marché des sous-marins en Australie a été gagné de haute lutte par l’entreprise française DCNS face aux Japonais de Mitsubishi Heavy Industries et Kawasaki Heavy Industries et à l’entreprise allemande ThyssenKrupp Marine Systems (TKMS). Les Français ne partaient pourtant pas favori.

Sur le plan diplomatique, les Japonais avaient une longueur d’avance. Ce sont des riverains du Pacifique et le gain du marché par le Japon aurait permis de renforcer l’alliance trilatérale entre l’Australie, le Japon et les Etats-Unis pour faire face à la Chine. C’était la solution privilégiée du précédent gouvernement australien présidé par Tony Abbott et les Japonais ont espéré jusqu’à la fin de l’année 2014 que l’Australie opte pour des sous-marins japonais sans même qu’un appel d’offre ne soit lancé. Si ce pays a en effet libéralisé sa politique d’exportation le 1er avril 2014, il aurait éprouvé les plus grandes difficultés à transférer les technologies nécessaires à la fabrication des bateaux dans les chantiers d’Adélaïde. De plus, l’Australie a sans doute craint qu’un choix pour le Japon n’indispose trop fortement la Chine qui devient le partenaire commercial incontournable de la région, y compris en Australie.

Les Allemands pouvaient compter pour leur part sur un atout majeur : TKMS est le plus grand fabricant mondial de sous-marins conventionnels. Mais les Australiens avaient besoin d’un sous-marin qui ait une allonge plus grande que ceux fabriqués jusqu’alors par TKMS afin de pouvoir croiser jusqu’en Asie du Nord-Est. Sur le plan diplomatique, le choix allemand n’était certes pas susceptible d’effrayer la Chine, mais l’Australie avait besoin de plus qu’un fabricant de bateau, il voulait un partenaire stratégique qui ait des intérêts dans la région ce qui est le cas de la France avec notre présence en Nouvelle Calédonie et dans les Iles du Pacifique. La France conserve en effet de ce fait, même en quantité réduite, des moyens militaires dans la région.

Enfin dans cette équation australienne, il y avait également un quatrième pays qui comptait dans la décision : les Etats-Unis. Rien ne pouvait certainement se faire sans leur aval tant l’équipement en sous-marins de l’Australie joue un rôle dans l’équilibre militaire de la région. Cette implication américaine dans le choix du sous-marin japonais était symbolisée de deux manières. D’une part le système de combat qui devait équiper le sous-marin australien était nécessairement américain pour cause d’interopérabilité avec les forces américaines dans le Pacifique. D’autre part les Australiens avaient été jusqu’à nommer un ancien secrétaire d’Etat à la marine américain à la tête du panel d’experts qui avait été désigné pour évaluer les offres remises par les trois concurrents en novembre 2015. Pour cause d’alliance stratégique, on a d’ailleurs cru longtemps que les Japonais auraient gain de cause avec l’appui des Américains.
De ce fait il faut considérer le choix non seulement comme une victoire technologique et industrielle mais aussi comme une victoire diplomatique.

Sur le plan technologique et industriel, DCNS présentait tout d’abord la garantie de pouvoir développer le type de sous-marins que souhaitaient les Australiens. Celui-ci, plus gros que les sous-marins conventionnels fabriqués habituellement par DCNS, sera dérivé du sous-marin d’attaque fabriqué à l’heure actuelle pour la marine française. La différence majeure viendra du fait que le sous-marin australien aura une propulsion classique diesel/électrique et non une propulsion nucléaire comme le Barracuda français.

En second lieu, DCNS est habitué désormais à gérer des contrats importants de ventes de sous-marins comprenant la fabrication sur place et des transferts de technologie. C’est le cas des ventes de sous-marins Scorpène à l’Inde en 2005 et au Brésil en 2009. Or la question des emplois créés en Australie a pris une importance grandissante avec le temps. Le plan de charge en chute libre du chantier local ASC devait se traduire par des suppressions d’emplois dans la région d’Adélaïde, dans le Sud de l’Australie. Cette question était devenue un enjeu de campagne électorale en Australie avant les élections anticipée au mois de juillet de cette année et il était important pour le Premier ministre Malcolm Turnbull de communiquer rapidement et de manière positive sur ce sujet. C’est ce facteur qui a d’ailleurs desservi les Japonais dans la dernière ligne droite. Ces derniers avaient fait l’objet d’une campagne de presse très négative de la part des élus locaux du Sud de l’Australie et de la presse australienne, les Japonais ayant annoncé à l’origine qu’ils fabriqueraient les sous-marins destinés à l’Australie au Japon. Sur ce plan, DCNS a donc pu donner toute garantie quant à sa capacité à travailler avec les entreprises australiennes qui seront impliquées dans la fabrication du sous-marin.

Enfin, c’est une victoire diplomatique pour la France. Pour ce type de contrat très important il est en effet impossible de l’emporter sans une implication diplomatique forte. Le Premier ministre japonais Shinzo Abe et la chancelière allemande Angela Merkel l’ont d’ailleurs fait mais sans succès. La France a peut-être su profiter d’une relative discrétion à ce niveau, préférant agir sans grande déclaration médiatique, en s’appuyant sur son bon positionnement diplomatique. La France est un acteur stratégique de la région, contrairement à l’Allemagne, mais elle n’est pas marquée aussi fortement que le Japon dans son opposition à la Chine ce qui pouvait rassurer les Australiens. La France a également sans doute profité de la bonne relation stratégique qui s’est nouée avec les Etats-Unis ces dernières années. Car si la décision ne se prenait pas à Washington, les Américains pouvaient en revanche certainement s’opposer à un choix qui n’aurait pas conduit à un renforcement de l’alliance stratégique dans la région.

Les conséquences de de contrat sont multiples. Tout d’abord, il va se traduire par un nombre important d’emplois en France : 4000 pour les six prochaines années selon DCNS. En second lieu, le phénomène the winner take all pourrait s’imposer. La concurrence est féroce sur le marché de l’exportation des sous-marins et la perte du contrat australien est une mauvaise nouvelle pour l’entreprise allemande TKMS. Ce choix peut donc être aussi l’occasion de relancer un processus de consolidation de l’industrie navale militaire européenne qui s’imposera de toute manière avec le temps.

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