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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 1 month 2 weeks ago

Quelle légitimité pour le nouveau président du Pérou ?

Fri, 10/06/2016 - 17:08

Le candidat de centre-droit Pedro Pablo Kuczynski (PKK) n’a jamais été aussi proche d’être élu président du Pérou, mais avec très faible légitimité face à sa rivale Keiko Fujimori qui a obtenu 49, 88 % des voix. Comment expliquez-vous ces résultats et une telle fracture dans le pays ?
Pour l’heure, le résultat semble effectivement donner la victoire à Pedro Pablo Kuczynski (PKK), quatre jours après l’élection. Il a donc fallu beaucoup de temps pour arriver à déterminer le gagnant de cette élection présidentielle, l’une des plus disputée de l’histoire du Pérou. En effet, la différence sur les 17 millions de votes exprimés est seulement de 40 000 voix (0,12 %).
Pourquoi un résultat aussi serré ? Certainement parce que le vote en faveur de PKK n’était pas un vote d’adhésion mais un vote d’opposition à Keiko Fujimori. Une majorité de Péruviens a exprimé son hostilité au système Fujimori, qui comprend aussi bien la fille que le père, ancien président actuellement en prison pour violation des droits de l’Homme et de la Constitution du Pérou. Les Péruviens sont nombreux, même parmi ceux qui ne partagent pas les idées de PKK, à avoir décidé de faire barrage. La candidate arrivée en troisième position au premier tour de l’élection présidentielle, Veronika Mendoza, qui avait obtenu 19 % des suffrages et avait défendu le seul programme alternatif de centre-gauche, a ainsi appelé ses électeurs à empêcher le retour du système Fujimori et donc à voter PKK.
Cela explique la victoire surprise du candidat Kuczynski, qui était loin derrière sa rivale au premier tour – 21 % contre 38 % – et qui, 10 jours avant les élections, semblait n’avoir aucune chance d’être élu. Il y a donc eu une forte mobilisation des opposants au système Fujimori, qui avait conduit le Pérou au bord d’un conflit civil. Cependant, en raison de l’écart très faible entre les deux candidats, des recours restent possibles, exigeant le recompte d’un certain nombre de bulletins.

Quel est le programme et le positionnement international du probable nouveau président du Pérou dans un pays profondément divisé ? Alors que l’élection législative donnait parallèlement la victoire au parti de sa rivale Keiko Fujimori, PKK est-il en capacité de gouverner ?
Le Pérou est certes polarisé, mais cela est un peu moins vrai si l’on regarde la politique économique privilégiée par le nouveau président, très proche de celle défendue par sa rivale Keiko Fujimori. Le Pérou est intégré et ouvert sur le monde occidental, les Etats-Unis, le Pacifique et l’Europe. C’est l’un des pays membres de l’Alliance du Pacifique. Il participe à la Coopération économique pour l’Asie Pacifique (APEC). Il a signé des accords de libre-échange avec les Etats-Unis et l’Union européenne. Ce positionnement ne fait pas l’objet de divergence entre le président élu et la candidate malheureuse. Le consensus est réel en matière de politique économique, que ce soit à propos de l’ouverture sur les marchés internationaux ou de la poursuite de la politique minière.
Seule nuance remarquable dans ses premières déclarations en tant que candidat quasiment élu, PKK a signalé que sa priorité serait asiatique et que son premier déplacement se déroulerait en Chine. Cela est tout à fait cohérent avec la situation de l’économie péruvienne qui, ces dernières années, est devenue beaucoup plus dépendante des partenaires asiatiques, en particulier de la Chine, et beaucoup moins des Etats-Unis et de l’Europe.
Il faut toutefois remarquer que le futur président ne possède que 18 députés sur 130 au Congrès, contre 73 pour sa rivale qui a donc la majorité des sièges. La gauche, dont 20 représentants ont été élus, a annoncé qu’elle serait dans l’opposition dans la mesure où son appel à voter pour PKK était seulement motivé par le rejet de Keiko Fujimori. Au-delà de la politique économique un différend supplémentaire pourrait apparaitre à propos d’une éventuelle amnistie de l’ancien président Fujimori, actuellement en prison. Cela pourrait fait l’objet d’une demande de la part de Force Populaire, le parti fujimoriste, d’autant plus qu’il existe une querelle au sein de la famille Fujimori : le frère de Keiko Fujimori, partisan du secteur le plus radical du parti, a ainsi signalé que si sa sœur était battue, il prendrait les rênes du parti pour être candidat aux prochaines élections présidentielles, notamment pour exiger l’amnistie de son père.

Quels sont les défis que le Pérou devra relever à l’avenir ?
Le défi du Pérou est celui de tous les pays d’Amérique latine qui ont centré leur développement économique sur l’exportation de matières premières brutes, minérales, énergétiques, agricoles, etc. Le Pérou, qui a fait le pari de ne pas simplement s’orienter vers un ou deux partenaires, a mieux résisté que ses voisins équatorien, chilien et brésilien, et peut donc se targuer d’avoir un taux de développement relativement honorable.
Cependant, deux problèmes se posent au Pérou. Le défi des inégalités et la capacité de former un consensus quant au développement des activités minières qui se font souvent au détriment de zones naturelles protégées, ou dans des régions habitées par des communautés indigènes qui ne sont pas toujours consultées par les autorités. On assiste d’ailleurs depuis une dizaine d’années à des affrontements violents – certains ayant causé plusieurs dizaines de morts – entre la police et les autorités gouvernementales favorables aux exploitations minières, et les communautés indigènes qui entendent à la fois protéger leur milieu naturel et éventuellement profiter de la manne financière des ressources minières qui leur échappent pour l’essentiel.

Euro 2016 : les enjeux pour la France

Fri, 10/06/2016 - 16:24

L’Euro 2016 s’ouvre aujourd’hui. Les enjeux sont multiples et la réussite – ou l’échec – de cette compétition, que ce soit en termes sportifs ou organisationnels, aura nécessairement un impact sur le rayonnement de la France.

Le premier enjeu est d’abord sportif ; il ne faudrait pas l’oublier. L’Euro est avant tout une compétition sportive. L’équipe de France et les Français souhaitent donc que les Bleus aillent le plus loin dans la compétition, et pourquoi pas la gagner même si, bien sûr, on ne le dit pas – encore – ouvertement. Cet espoir est cependant très perceptible. On sent également un souffle nouveau dans cette équipe. Tout cela se traduit par un fort soutien populaire ; cela n’avait plus été le cas depuis longtemps. Le tournant date de la victoire spectaculaire de la France face à l’Ukraine en novembre 2013, ainsi que du bon parcours des Français au Brésil en 2014, qui ont perdu de justesse face au vainqueur de la Coupe du monde. Le nouveau sourire de cette équipe de France, qui a retrouvé un lien très fort avec les Français, fait plaisir à voir, et on ne demande qu’à ce qu’il s’élargisse.  Et à recréer des moments de joie collective qui manquent cruellement.

Le deuxième enjeu est sécuritaire. Des dispositifs draconiens sont adoptés dans un contexte de menace terroriste, qui n’est d’ailleurs pas propre à la France. Même le Brésil, dont la situation stratégique est très différente de celle de la France, va déployer un dispositif pour les Jeux olympiques (JO) de Rio qui n’est pas loin d’égaler le dispositif français à l’échelle nationale, et ce pour une seule et unique ville ! Bien entendu, des menaces spécifiques pèsent sur la France. Cette dernière a pris toutes les mesures nécessaires et possibles. Mais aujourd’hui, tout évènement sportif mondialisé attire les terroristes, dont le but premier est de communiquer, attirer les médias pour frapper les esprits. Ces grands évènements ultra-médiatisés sont donc des occasions rêvées. En même temps, on peut s’interroger sur leur place accordée dans les médias : cela ne contribue-t-il pas à créer un climat anxiogène ? Y-a-t-il des risques ? Oui. Mais il y en a également quand on prend sa voiture ou l’avion ou dès que l’on sort de chez soi. Les risques ne doivent pas nous empêcher de vivre : c’est ce que recherchent nos ennemis.

Le troisième enjeu concerne l’image de la France dans le monde. Il est important d’envoyer un message positif : oui, la France peut accueillir un évènement qui rassemble des millions de visiteurs. Sur 2,5 millions de billets, 1,5 million ont été vendus à des étrangers, qui n’ont pas annulé leur participation suite aux attentats du 13 novembre 2015. Il y a donc un enjeu touristique considérable. Évidemment, il faudra que les touristes étrangers soient bien reçus, dans des conditions dignes de ce nom.

Le quatrième enjeu interroge l’équipe de France, en tant que reflet de la société. La question de l’intégration a soulevé beaucoup de questions. La non-sélection de Benzema et de Ben Arfa a fait débat : beaucoup ont avancé que leurs origines maghrébines avaient justifié cette décision et certains ont même mis en cause personnellement le sélectionneur, Didier Deschamps, pour cela. Le mythe « black-blanc-beur » serait ainsi ruiné. Je crois qu’il faut resituer cet ensemble de questions dans un contexte plus général. Dire qu’il y a du racisme en France et que de nombreuses voix – pour des motivations racistes – se sont élevées pour que Benzema ne soit pas retenu est une réalité. Ce n’est pas pour cela que D. Deschamps, qui a prouvé tout au long de sa carrière qu’il était hermétique voire hostile au racisme, n’a pas sélectionné Benzema. Il a souhaité offrir un équilibre au sein des 23 et préparer une bonne ligne d’attaque.  Il est donc injuste de l’accuser de racisme. Les responsables politiques qui ont vivement applaudi à cela n’ont pas rendu service à l’équipe de France, pas plus que K. Benzema qui ne s’était jamais signalé auparavant dans la lutte antiraciste, contrairement à des joueurs comme Lilian Thuram lorsqu’il était en activité. Est-ce que cela vient casser l’intégration ? On voit bien que non. L’équipe de France est diverse. Il faut d’ailleurs se rappeler à propos du mythe « black-blanc-beur » que seul Zidane était parmi les « beurs ». Au sein des 22 sélectionnés de 1998, il y avait beaucoup de blancs et de blacks et un seul « beur » : Zidane. Aujourd’hui, il y a Rami, rappelé en doublant plusieurs arrières sur la ligne. Il est bien la preuve que D. Deschamps n’est pas raciste.

Le football reste un facteur d’intégration. Bien sûr, dans la mesure où nous avons des problèmes, il est attaqué, et notamment par ceux qui sont hostiles à l’intégration et au vivre ensemble car, comparé à d’autres secteurs de la vie sociale, ce sport est bien plus mélangé. Il n’y a qu’à regarder le profil de l’équipe de France et le profil des rédactions dans les médias qui parlent d’intégration pour voir qu’il y en a un qui a réussi là où l’autre a encore du chemin à parcourir. Sans parler de la vie politique française…

L’Euro 2016 constitue enfin une répétition pour la candidature de Paris aux JO de 2024. Un Euro et des conditions d’accueil réussis viendront crédibiliser et renforcer le dossier de candidature pour les héberger. Donner l’image d’un pays bloqué par les problèmes sociaux desservirait la France. Le Gouvernement et la Confédération générale du travail (CGT) espèrent chacun faire plier l’autre du fait de l’Euro. Contrairement à un match de football, il n’y aurait, en cas de blocage prolongé, que des perdants.

« L’Euro peut raviver la flamme collective »

Fri, 10/06/2016 - 15:26

Les autorités françaises déclarent qu’il n’a jamais été question d’annuler l’Euro, mais le fait même de le dire est significatif, non ?
Certains affirment que nous sommes en guerre. Or, la France va accueillir un événement sportif majeur. C’est que nous ne sommes pas tout à fait en guerre. Vous avez souffert, nous avons souffert, quantité d’autres pays aussi. Les attentats peuvent survenir partout mais ils ne doivent pas fixer le calendrier. L’Euro est une façon de dire que nous sommes un pays normal… Les deux tiers des 500 000 billets achetés l’ont été par des étrangers. Or, le comité organisateur s’attendait à un partage moitié-moitié. Les stades seront plein et les fans zones maintenues : ce sera une joie collective. La France n’est pas un pays qui a peur, en dépit de la menace terroriste. Si elle avait renoncé à l’Euro, elle pouvait aussi renoncer à sa candidature pour les Jeux olympiques de 2024 à Paris, parce que c’est un test grandeur nature. Dans un pays à l’humeur morose, un événement de ce type peut être mobilisateur et raviver une flamme collective qui nous manque pour le moment.

Peut-il jouer un rôle positif pour une Europe en pleine crise existentielle ?
Il y a une fatigue de l’Europe, les gens se déplacent de moins en moins pour voter, seul un Européen sur deux a choisi ses élus pour le Parlement européen alors que celui-ci n’a jamais eu autant de pouvoirs. Et parmi cette moitié, il y a une moitié qui vote pour des partis hostiles à l’actuelle construction européenne. Mais l’Euro accueille aussi des pays qui ne sont pas membres de l’Union européenne : une ouverture rappelant que le monde est divers, qu’il n’est pas cantonné à ses frontières.

Peut-on dire que la construction du football européen précède la construction politique ?
Historiquement, c’est le cas. Les premiers contacts est-ouest ont eu lieu à travers la Coupe d’Europe des clubs champions, comme on l’appelait à l’époque. C’était une époque, dans les années 1950, où il n’y avait pas de déplacements est-ouest. La première ouverture sur l’autre a eu lieu par les compétitions sportives. Le football reste un moyen de diplomatie.

L’UEFA est d’ailleurs née trois ans avant le Traité de Rome. Un signe ?
Elle a effectivement eu un rôle de pionnier, en affirmant que le sport pouvait s’affranchir des oukases politique. Sa création fut un événement avant-coureur de l’Union à venir.

Les crises se multiplient dans la gouvernance de ce sport…
Une série de personnes ont failli et ont profité du système. Il y a davantage d’argent qui circule et ça n’a pas été accompagné d’une réforme de la gouvernance à la hauteur des sommes engagées. Il faut réformer le football mondial, c’est évident. Aucun empire ne se maintient en géostratégie sans se remettre en question. Si le football veut rester le sport numéro un, il doit tenir compte des critiques.

L’Europe demeure la plaque tournante du ballon rond. Mais d’autres puissances, comme la Chine, commencent à investir massivement dans le football…
Elle le fait parce que son président aime le football et qu’il perçoit combien c’est un élément de rayonnement pour le pays. Les Chinois ont été très amers de ne voir leur équipe nationale qualifiée que pour une seule Coupe du monde, en 2002, à l’issue de laquelle elle a été éliminée au premier tour sans avoir marqué un point. Ils ne veulent plus être ridicules et je ne serais pas étonné qu’ils soient candidats à l’organisation de la Coupe du monde 2026 ou 2030.

Le football est-il devenu un enjeu géostratégique majeur ?
C’est une perception relativement nouvelle. En 1997, avant la Coupe du monde en France, j’avais proposé à deux éditeurs de publier un livre sur le football et les relations internationales. Les deux m’avaient ri au nez en affirmant que c’était deux choses distinctes : « On sait que tu aimes le football, mais ce n’est pas la peine de faire un lien qui n’existe pas. » Plus personne aujourd’hui ne pourrait nier qu’il y a des relations entre les deux sujets.

Il y a eu une prise de conscience ?
De son impact, oui. Si le Qatar a racheté le Paris Saint-Germain, ce n’est pas par hasard, c’est aussi parce qu’ils pouvaient obtenir, pour une somme modique, le club d’une capitale emblématique. Le Qatar n’était connu que pour l’énergie. Maintenant, en France, tout le monde le connaît. Pour eux, ce fut un investissement judicieux. Et ça a toujours été le cas. Quand Peugeot investit sur Sochaux dans les années 1930, on a prétendu que le championnat était faussé. Dans les années 1970, en France, ce fut au tour des municipalités de subventionner les clubs. Jacques Médecin, maire de Nice, avait donné un gros montant à l’OGC pour rivaliser avec Marseille. Ces sommes étaient énormes pour l’époque et permettaient d’acheter l’une ou l’autre vedette. Nous sommes aujourd’hui dans une autre dimension. Cela fausse-t-il les compétitions ? Oui, car on voit que les clubs les plus riches l’emportent plus facilement et le PSG a actuellement un monopole en France. Mais ce sont des phases, tout cela, car d’autres investisseurs viendront faire concurrence. La période actuelle n’est pas aussi révolutionnaire qu’on veut bien le dire.

Que penseriez-vous d’une finale France-Belgique ?
Ce serait formidable parce que nous sommes deux pays frères, proches culturellement et sociologiquement. L’Allemagne est notre premier partenaire commercial et politique, mais en football, il n’y a pas la même proximité. Cela dit, ces trois formations sont très proches : elles sont toutes multiculturelles. Ce sont les effets de la globalisation, mais ces équipes restent de puissants vecteurs d’identité nationale. Nul ne soupçonne le Diables Rouges de ne pas représenter la Belgique, c’est d’ailleurs l’un des derniers ciments d’unité nationale, plus que la monarchie et que le système politique ou la Constitution. Cela démontre encore que l’identité nationale se nourrit de multiples origines.

Euro 2016 : les enjeux pour la France

Thu, 09/06/2016 - 17:10

Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, revient sur les enjeux de l’Euro 2016 pour la France et sur ce que révèle la polémique autour de la sélection de l’équipe de France soulevée par Karim Benzema.

L’Abkhazie tente d’attirer l’attention de la Communauté internationale

Thu, 09/06/2016 - 14:01

La Coupe du Monde de Football des Etats non-reconnus s’est tenue la semaine dernière à Soukhoumi, capitale de la région sécessionniste géorgienne d’Abkhazie. A cette occasion, les équipes de douze pays non-reconnus par la Communauté internationale se sont affrontées pendant une semaine dans cette capitale de facto aux confins de la mer Noire et aux allures de riviera soviétique déchue. L’équipe de chercheurs Caucasus Without Borders*, de retour d’une enquête de terrain, propose un état des lieux de la situation dans cette région indépendantiste de Géorgie largement russifiée et stratégique pour l’avenir des relations entre la Russie, le Sud Caucase et l’Union européenne.

Territoire caucasien de la taille d’un département français, l’Abkhazie abrite aujourd’hui une population d’environ 240 000 habitants [1]. Depuis la guerre de sécession avec la Géorgie de 1992-1993 qui a fait 10 000 morts et plus de 300 000 réfugiés dans laquelle les Abkhazes ont défendu leur “foyer national”, cette république autonome de Géorgie sous l’ère soviétique a fonctionné comme un Etat de facto indépendant. Officiellement reconnue par la Russie à l’issue de la guerre des 5 jours de 2008, elle est aujourd’hui considérée comme partie intégrante de la Géorgie par la communauté internationale, exception faite de la Russie. L’implication russe est loin de se limiter à la reconnaissance officielle d’un statut indépendant. En 2014, en raison des difficultés économiques croissantes dans la région, l’Abkhazie a signé un « partenariat d’alliance stratégique » avec le Kremlin destiné à favoriser une coordination croissante à tous les niveaux. Ce dernier a été dénoncé par Tbilissi comme une tentative d’annexion de la part de Moscou, et les experts y ont vu une réponse à l’accord d’association conclu entre la Géorgie et l’Union européenne. Ainsi, ce petit territoire au bord de la mer Noire serait-il devenu le théâtre d’un affrontement entre grandes puissances, souvent au détriment de la question de l’identité abkhaze elle-même, et dont la Géorgie se ferait les coulisses ?

Un territoire russifié

A peine passée la frontière abkhaze qui ne figure qu’en pointillés sur les cartes occidentales et géorgiennes, l’omniprésence russe dans ce territoire disputé est palpable. Les peacekeepers russes veillent conjointement avec les forces abkhazes au contrôle des postes frontières et peuplent les nombreuses bases militaires qui jalonnent le territoire. Ils occupent également l’aéroport de Soukhoumi, malgré les demandes constantes du gouvernement abkhaze pour le transformer en aéroport civil. En 2013, l’International Crisis Group [2] rapportait qu’officiellement, le personnel militaire russe stationné en Abkhazie était de plus de 3500 militaires, auxquels il fallait ajouter 1500 agents du Service fédéral de sécurité (FSB) et les gardes frontières. Entre 2009 et 2013, Moscou a ainsi consacré 465 millions de dollars pour le développement d’infrastructures essentiellement militaires en Abkhazie, notamment pour la rénovation de l’aéroport, et la mise à niveau des bases navales et des axes routiers. Cet investissement a été perçu par la Géorgie comme illustrant l’intention russe de s’installer de manière durable dans la région plutôt que de renforcer l’autonomie de l’armée abkhaze, et des évolutions plus récentes vont effectivement dans ce sens. Dans le cadre du Partenariat stratégique signé en 2014, Russes et Abkhazes se sont accordés pour la mise en place d’un groupe militaire conjoint, cet accord devant permettre aux Abkhazes d’optimiser leurs investissements, de maintenir à niveau les troupes et de moderniser les équipements qui remontent essentiellement à l’époque soviétique. En mai 2015, geste hautement symbolique, le président abkhaze de facto a nommé un général russe retraité à la tête de l’armée. Pour le conseiller des affaires militaires du président géorgien [3], rencontré fin avril à Tbilissi, la politique russe en Abkhazie a consisté en un « chaos organisé » destiné à garder ce territoire dans sa zone d’influence. La politique russe a effectivement eu pour vertu de contenir les ambitions de la Géorgie vis-à-vis de l’OTAN. A l’heure actuelle, il est peu probable que l’OTAN ou l’UE ne s’accordent sur l’intégration de la Géorgie, notamment en raison de l’attitude va-t-en-guerre des Géorgiens qui ne sont prêts à aucune concession et dont on ignore quelles seront les conséquences pour le peuple abkhaze en cas de reprise du territoire.

En Abkhazie, on parle russe dans les lieux publics, on paie en roubles, et on se divertit dans des bâtiments culturels flambant neufs nés d’investissements russes. Le russe joue encore le rôle de langue de communication inter-ethnique comme à l’époque soviétique, et le ministère de l’Économie abkhaze n’envisage toujours pas d’avoir sa propre devise comme en Transnistrie, ce malgré la chute du rouble russe. Cette russification grandissante s’est progressivement transformée en dépendance pour les Abkhazes, l’accès facilité à la nationalité russe et la délivrance subséquente d’un passeport faisant notamment de la Russie leur seule fenêtre vers l’international. Sous embargo économique de la communauté internationale depuis 1999 (date à laquelle l’Abkhazie s’est formellement autoproclamée indépendante), elle dépend aujourd’hui financièrement de son voisin russe qui a largement investi localement. Les perspectives d’exportation vers l’international demeurent un problème majeur, la Géorgie bloquant l’accès des produits abkhazes au reste du Caucase et vers la Turquie. Au centre de cette dépendance économique se trouve le tourisme avec plus de 6 millions de Russes qui visitent la région chaque année, chiffre en forte croissance pour 2016, notamment en raison de la chute du rouble mais aussi de la promotion touristique de l’Abkhazie lors des JO de Sotchi. Alors que les financements russes ont baissé consécutivement à la crise du rouble, en Abkhazie, on se félicite d’avoir tenu bon. Dans ce contexte, les Abkhazes affichent un soutien pragmatique à la Russie, qu’ils perçoivent comme un moindre mal sur le chemin de la paix et comme leur seule option pour endiguer une nouvelle guerre avec la Géorgie.

L’identité abkhaze revendiquée

Cette omniprésence russe sur le plan militaire et touristique n’empêche pas les Abkhazes de se revendiquer d’une identité propre, invoquée à l’appui de leur quête de reconnaissance internationale. Cette ambiguïté n’a pas manqué d’être saisie par les représentants géorgiens, qui nient l’existence d’une culture abkhaze spécifique et y voient le fruit d’un lavage de cerveau opéré par la Russie pour faire naître un sentiment pro-indépendantiste en Abkhazie. Et pourtant, les Abkhazes, qui se surnommaient pendant la période soviétique « Les Français du Caucase » n’aspirent qu’à une chose : qu’on les laisse exister. La langue est au cœur même de l’affirmation identitaire, la majorité de la culture abkhaze ayant été détruite pendant la période de russification intensive à l’époque soviétique. Bien que l’on parle russe dans la vie quotidienne et les lieux publics, les 62 sons qui composent l’alphabet abkhaze sont enseignés à l’école, où le géorgien est également instruit, mais comme langue étrangère… Pour illustrer ce caractère unique et spécial de l’identité abkhaze, le directeur du Centre d’études stratégiques rattaché à la présidence abkhaze, qui nous reçoit entre les portraits de Marx et Einstein, est affirmatif : les Abkhazes sont « différents et séparés de la Russie et de la Géorgie ». Leur rapport spécifique à la terre et à l’environnement est notamment invoqué pour illustrer leur attachement à ce territoire, le seul qui n’ait jamais été le leur.

Les Abkhazes qui pratiquent la religion de leurs ancêtres non-orthodoxes se font rares, pour ne pas dire inexistants. On retrouve cependant une architecture singulière qui se détache du style géorgien, et ce notamment en raison du climat plus humide de la région. La nourriture y est également différente, avec plus de fruits comme les oranges ou encore l’usage du thé, conséquence une nouvelle fois du climat. L’héritage abkhaze persiste ainsi à travers des détails singuliers, comme la pratique culturelle qui consiste à tuer un coq dans une forge à l’arrière de sa maison le 31 janvier, tradition qui a résisté à l’influence de l’église orthodoxe. Sur un plan identitaire, les Abkhazes se jugent eux-mêmes “paresseux”, un élément qui les distingue et ne semble pas les gêner. Ils entretiennent également un rapport à l’argent plus discret que les Géorgiens ou les Russes. Si celui-ci est une nécessité, ces derniers n’en font pas une priorité, ce qui a des conséquences sur le tourisme avec l’absence de casino alors même que ces derniers abondent dans toutes les stations balnéaires de l’espace post-soviétique, notamment en Géorgie. Ce fort sentiment identitaire s’accompagne d’un profond ressentiment vis-à-vis des voisins géorgiens qui le leur rendent bien en véhiculant des préjugés sur la population qui compose cette région.

Une politique de repeuplement hautement stratégique

Dans ce contexte, l’équilibre ethnique et la composition démographique du territoire sont essentiels. Alors que l’Abkhazie était majoritairement peuplée de Géorgiens au moment de l’éclatement de l’URSS (la population d’origine abkhaze ne représentant alors qu’un cinquième de la population totale), conséquence de la politique stalinienne pour mélanger les minorités ethniques antagonistes, les Abkhazes constituent aujourd’hui plus de la moitié de la population locale. Si la classe politique est presque intégralement abkhaze, la seconde moitié de la population réunit Arméniens, Géorgiens et Russes. Pour repeupler l’Abkhazie, vidée de la moitié de sa population pendant la guerre de 1992-1993 à la suite de ce que les Géorgiens ont appelé un nettoyage ethnique, le gouvernement de facto incite la diaspora à venir s’y installer.

Les autorités locales se félicitaient ainsi en mars 2014 d’avoir accueilli plus de 490 Syriens d’origine abkhaze depuis 2012 [4]. Alors qu’un « fond pour le rapatriement” avait été mis en place, les programmes pour l’intégration des Syriens sont toujours d’actualité et se multiplient sur place. En parallèle, le gouvernement de facto encourage le retour des Abkhazes résidant en Turquie et qui représentent aujourd’hui entre 750 000 et 1 million de personnes. Ces derniers sont toutefois perçus comme un obstacle pour l’ingérence russe en Abkhazie au vu de l’opposition courante des Turcs à la politique du Kremlin dans le Caucase Sud. En conséquence, le Kremlin exerce un ensemble de pressions sur Soukhoumi pour endiguer le retour des Abkhazes de Turquie, et souhaite à l’inverse stimuler le retour des Abkhazes de Syrie, autrement plus pro-russes. Le Kremlin a ainsi développé un ensemble de stratégies médiatiques en ce sens, en jouant notamment sur les noms de famille. Moscou souhaite également éviter un retour trop rapide de la diaspora abkhaze, ce qui illustre l’attitude ambiguë du Kremlin vis-à-vis de la culture abkhaze. Ce n’est pas sans rappeler les mesures de Staline pour acculturer et russifier, tout en mettant en avant la singularité des ethnies pour déstabiliser les gouvernements régionaux.

[1] Bureau des Statistiques du Gouvernement de facto, 2014
[2] International Crisis Group, “Abkhazia: The Long Road to Reconciliation”, Europe Report n°224, 10 Avril 2013
[3 ]Entretien avec M. Akia Barbaqadze à Tbilissi le 26 avril 2016
[4] Paul Rimple, “Syrian Refugees Grapple with Adapting to Life in Abkhazia”, Eurasianet.org, 26 mars 2014

*Lancé en avril 2016, le projet “Caucasus Without Borders” regroupe plusieurs experts en management des conflits, guerre hybride, droit international des conflits armés et crises migratoires qui reviennent d’un séjour de recherche en Géorgie, Arménie, Abkhazie et Haut-Karabagh. L’équipe propose un ensemble d’analyses qui portent sur les mutations dans le Caucase Sud, région singulière où s’affrontent les grandes puissances mondiales et où se concentrent un ensemble de problématiques souvent méconnues en Europe de l’Ouest et Amérique du Nord.
Michael E. Lambert est doctorant en Relations internationales à Sorbonne Université (France) et à l’Université de Tampere (Finlande), ses recherches pour l’IRSEM – Ministère de la Défense française portent sur les stratégies de mise en place du soft power et le processus de Guerre hybride dans l’espace post-soviétique.
Sophie Deyon est analyste en Relations internationales et Affaires européennes, spécialisée sur les questions migratoires et d’asile. Ancienne stagiaire à l’IRIS, elle est diplômée de la LSE, Columbia University et Paris IV Sorbonne. Après avoir travaillé à la Commission Européenne, elle a récemment exercé comme Rapporteure à la Cour Nationale du Droit d’Asile.
Sophie Clamadieu est chercheuse en Droit International Public, spécialisée sur les conflits armés. Après un double Master/LLM à l’Université d’Aix-Marseille et l’Université d’Ottawa, elle a travaillé comme stagiaire en recherche juridique pour le Tribunal spécial pour le Liban à La Haye

L’Otan a besoin de faire valoir une menace

Thu, 09/06/2016 - 12:00

Le sommet de l’Organisation du traité l’Atlantique Nord (Otan) se tiendra à Varsovie les 8 et 9 juillet, sur fond de débats sur la résurgence de la menace russe. II sera décidé de mettre en place quatre bataillons de combat de1000 soldats, aux frontières de la Russie Le secrétaire général de l’organisation, Jens Stoltenberg, se félicite que la politique russe, jugée agressive, ait poussé les Etats européens membres de l’Otan à cesser de réduire leurs budgets militaires, conformément à une demande ancienne de Washington. Les alliés européens vont au global augmenter cette année leurs dépenses militaires, même si Washington regrette de ne pas arriver aux 2% du PIB comme le demandent les directives de l’Otan.

On peut à la fois s’interroger sur la rationalité de telles décisions et pointer les contradictions de l’Otan. L’annexion de la Crimée par la Russie est certes illégale sur le plan international, mais la guerre du Kosovo de 1999 menée par l’Otan l’était également. S’il y a en effet une crispation de Moscou ne faut-il pas réfléchir à ses causes et non se contenter de se focaliser sur ses effets ? L’extension de l’Otan aux frontières de la Russie, contrairement aux engagements pris après la réunification allemande, n’y a-t-elle pas contribué ?

L’Otan est le seul exemple historique d’une alliance militaire qui a survécu à la disparition de la menace qui avait suscité sa création. La mise en place d’un système de défense antimissiles, inutile et coûteux, perçu par les Russes comme remettant en cause l’équilibre nucléaire avec les Etats Unis et longtemps justifié par une menace balistique et nucléaire iranienne peut-elle se poursuivre après la signature d’un accord nucléaire avec l’Iran ? II y a en réalité une dérive fonctionnelle de l’Otan : pour justifier son existence, elle a besoin de faire valoir une menace. Croit-on sérieusement que la Russie pourrait se lancer dans une guerre contre la Pologne ou tenter de reconquérir les Etats baltes ? Est-il vraiment nécessaire d’élargir l’Otan à un nouvel Etat membre, le Monténégro, au moment où on affirme qu’on a besoin du soutien de la Russie contre Daech ? Déployer 4000 hommes supplémentaires, présentés comme indispensables pour la défense des pays de l’Otan, ne voudrait-il pas dire que la dissuasion nucléaire ne fonctionne plus ?

Après la fin du clivage Est-Ouest, l’Otan s’est retrouvée dans la situation d’un industriel dont le produit ne trouvait plus preneur sur le marché. Elle pouvait fermer son usine, diversifier sa production ou tenter de regagner des parts de marché sur ses concurrents. L’Otan n’a pas choisi de disparaitre parallèlement à la disparition du pacte de Varsovie, elle a plutôt cherché à prendre des parts de marché à ses concurrents : l’Union de l’Europe occidentale (seul organe purement européen de défense) n’existe plus et l’OSCE n’a pas eu le développement que l’on pouvait en attendre. L’Otan a multiplié ses missions et joue les pompiers pyromanes.

Euro 2016 : quels enjeux pour la France ?

Wed, 08/06/2016 - 16:09

Que symbolise l’organisation de l’Euro 2016 pour la France ? Est-ce une opportunité économique ?
L’Euro est un évènement majeur sur le plan sportif et médiatique. C’est en effet le troisième plus grand évènement sportif au monde, après les Jeux olympiques et la Coupe du monde. La France l’accueille d’ailleurs pour la troisième fois après 1960 (1ère édition) et 1984.
Cet Euro 2016, organisé en France du 10 juin au 10 juillet, revêt une importance particulière, puisqu’il s’agira de la plus grande édition de l’Euro jamais organisée rassemblant, et c’est inédit, 24 équipes européennes, contre 16 équipes lors des tournois précédents. En d’autres termes, il y aura donc plus de matchs (51) et par conséquent une organisation plus importante à mettre en place.
Au-delà du pur aspect sportif, l’Euro est un évènement mobilisant des moyens considérables qui soulève également d’importants enjeux politiques, diplomatiques, et économiques. Concernant ce dernier point, le Centre de droit et d’économie du sport de Limoges (CDES) a publié une étude fin 2014 destinée à estimer les retombées économiques de cet évènement. Selon cette étude, les retombées économiques s’élèveraient à 1,2 milliard d’euros, l’affluence dans les stades atteindrait 2, 5 millions de supporters, et près de 7 millions de touristes, dont 1 million d’étrangers, seraient accueillis partout en France. De même, 20 000 emplois (dont 5 000 durables) doivent être créés pour l’occasion.
Toutefois, il convient de nuancer ce panorama à deux égards : d’une part, cette étude a été réalisée fin 2014, et ne tient donc pas compte de l’impact qu’ont pu avoir les attentats de novembre sur l’attractivité de l’évènement ; d’autre part, l’accueil d’un tel évènement sportif ne peut être uniquement justifié par ses retombées économiques. En revanche, et c’est cela qui sera intéressant, une étude a posteriori sera réalisée pour connaitre avec plus de précisions quel aura été l’impact réel de ce grand évènement sportif.

Quels sont les enjeux pour la France de se porter garante d’un évènement à hauts risques sécuritaires ? L’Euro 2016 peut-il aussi bien servir que desservir la candidature de Paris aux JO 2024 ?
Avec l’accueil de cet évènement, la France va devoir relever des défis de différents niveaux. D’une part, la France doit faire face à une pression sociale soutenue qui se traduit par des grèves, des manifestations et une contestation politique cristallisée notamment autour du projet de loi El Khomri. D’autre part, et cela est non négligeable, l’Etat a dû gérer une situation inattendue avec les inondations, qui ont mobilisé un certain nombre de services et de personnels.
Enfin, l’enjeu sécuritaire constitue indéniablement la priorité du gouvernement mais aussi des organisateurs. Dès la désignation de la France comme pays hôte, Jacques Lambert, président de l’Euro SAS 2016, a affirmé sa détermination pour organiser un Euro sûr. Compte tenu d’un contexte géopolitique compliqué et des attentats de novembre, qui visaient pour l’un d’entre eux le Stade de France, la sécurité s’est considérablement accrue. Il n’y a pas eu de bouleversements considérables dans les dispositifs mis en œuvre, seulement une augmentation, un durcissement des moyens sécuritaires, à tel point que le budget lié à la sécurité a été augmenté de 15 % dans certaines villes.
Il convient de ne pas oublier une autre question sécuritaire importante : celle de la gestion des hooligans, question pourtant inhérente aux grandes compétitions sportives. Le ministère de l’Intérieur abrite la Direction nationale de lutte contre le hooliganisme (DNLH) qui travaille à la fois avec ses homologues étrangers mais aussi avec les instances du football pour prévenir ces risques et les gérer.
N’oublions pas non plus que la France est actuellement sous Etat d’urgence, jusqu’au 26 juillet 2016.
L’Euro 2016 est clairement une étape importante dans la candidature de Paris à l’organisation des Jeux olympiques 2024 et il est sûr que les membres du CIO regardent avec attention les dernières préparations de cette compétition, mais aussi la capacité de la France à organiser ce type d’évènement, l’héritage qu’elle entend laisser, etc. Une compétition qui se déroule sans problème majeur sera incontestablement un point positif pour Paris dans la course olympique, sans que toutefois cela lui assure une victoire définitive.

Comment comprendre que le football ait atteint une telle importance sur la scène mondiale et une telle ampleur dans le monde économique ?
Pour comprendre cette dynamique, il est nécessaire d’opérer un petit retour en arrière. Au départ, le sport se pratiquait en amateur et ne concernait donc qu’un nombre restreint de personnes, ainsi que des rémunérations faibles, quand rémunérations il y avait. Or, avec l’essor du sport et la montée en puissance de fédérations sportives, avec l’arrivée de sponsors, des droits télé et de la médiatisation des évènements sportifs, le monde sportif s’est lancé dans une sorte de course en avant. Si l’on dépasse le seul cadre du football, le marché de l’économie du sport génère environ 2 % du PIB mondial, soit 1 200 milliards d’euros . En d’autres termes, d’un loisir, le sport s’est transformé en une véritable multinationale qui brasse désormais des montants phénoménaux.

Fusion-acquisition dans le secteur agricole : vers une plus grande instabilité alimentaire ?

Wed, 08/06/2016 - 10:33

Le secteur de l’agroalimentaire et de l’industrie pharmaceutique et chimique connait une dynamique de fusion–acquisition particulièrement forte actuellement. Quels sont les enjeux d’une telle concentration dans le domaine de l’agriculture ?
Deux précisions pour commencer. Le secteur agricole n’échappe pas à la mondialisation, à la globalisation des échanges et à la concentration des opérateurs qui cherchent à se regrouper pour être plus forts et plus équipés pour précisément jouer sur un terrain à dimension planétaire. Ensuite, je tiens à souligner la différence entre l’agro-alimentaire et le pharmaceutique. Si les deux secteurs sont essentiels pour la vie humaine, le premier est totalement dépendant de la géographie, du climat et de la bonne fluidité des opérations tout au long d’une chaîne alimentaire qui s’étire dans l’espace et dans le temps. Dans le cas de l’industrie pharmaceutique et chimique, il est possible d’augmenter les productions en investissant davantage et en accroissant les cadences de travail. En agriculture, les capitaux et les hommes sont nécessaires, mais ne perdons jamais de vue la très grande spécificité du secteur agricole : il reste climato-dépendant. Il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton pour faire progresser les productions, ni en quantité, ni en qualité. Les produits du sol viennent aussi du ciel !
Maintenant, de quoi parlons-nous ici ? Des dynamiques dans le secteur particulier de l’agrochimie, qui appartient à la fois au monde des affaires et de l’industrie, mais aussi à celui de l’agriculture au sens large, c’est-à-dire qu’il est lié à la vie de centaines de millions d’agriculteurs dans le monde. Depuis 2014, l’agrochimie cherche à s’adapter d’un côté à un contexte international de plus en plus concurrentiel et de l’autre à un marché marqué par une baisse significative des prix des matières premières. Comme la logique de ces groupes agro-chimiques est capitalistique, la rentabilité rapide des investissements et la croissance des revenus dominent dans les stratégies de ces acteurs. Pour contrer une situation défavorable, ils se rapprochent et cherchent à fusionner pour ne pas s’affaiblir séparément. En somme, rien de bien nouveau sous le soleil de l’économie libérale ! Sauf qu’ici, les quelques multinationales agro-chimiques détiennent des positions dominantes qui déstabilisent parfois, pour ne pas dire très souvent, les conditions dans lesquelles doivent évoluer les petits agriculteurs de la planète. Ces derniers sont près de deux milliards tout de même. Socio-démographiquement, cela pèse donc d’un poids conséquent. Economiquement, ils ne sont cependant pas gagnants de cette hyper-concentration dans le secteur agro-chimique. Ressources naturelles, mécanismes de fixation des prix, opportunités de marché, matériel agricole, utilisation des données informatiques (big data), et bien entendu intrants et semences…les géants de l’agrochimie contrôlent pas mal de choses ! Ils définissent les règles et limitent dans de nombreux pays le droit des agriculteurs. S’il convient de ne surtout pas les diaboliser, car ils apportent aussi des solutions et des moyens pour la mise en œuvre d’itinéraires agricoles plus performants et plus résistants face aux aléas météorologiques, il convient de s’interroger sur les risques d’une trop grande concentration dans le secteur de l’agrochimie.

Concrètement, quelles sont les fusions-acquisitions en cours ?
Elles concernent les six premières entreprises agro-chimiques mondiales, à savoir par ordre décroissant de puissance économique Syngenta (Suisse), Bayer (Allemagne), BASF (Allemagne), Dow, Monsanto et Dupont (Etats-Unis). Leurs chiffres d’affaires se comptent en milliards de dollars. Ce ne sont pas des petites entreprises, ce sont de véritables multinationales comportant des dizaines de filiales spécialisées et opérant aux quatre coins du globe. Généralement, les opinions publiques, notamment en Europe, ne connaissent que la firme américaine Monsanto, et ignorent la composante agricole des deux groupes allemands que sont Bayer et BASF. Il faut ici mentionner que sur le seul créneau des semences et des biotechnologies, c’est d’ailleurs Monsanto qui domine le monde, et de très loin, suivie de Dupont. En France, le groupe Limagrain, basé en Auvergne, spécialisé dans les semences de grandes cultures, possède également une taille internationale et réalise des performances économiques notables, souvent méconnues. C’est pourtant le premier boulanger industriel français avec la marque Brossard. A la différence des multinationales citées plus tôt, il faut insister sur le fait que Limagrain est un groupe coopératif agricole, créé et dirigé par des agriculteurs. Son actionnariat est donc constitué d’agriculteurs adhérents de la coopérative.
Ces dernières années, Syngenta a privilégié ses investissements et ses recherches sur le créneau de la chimie, tandis que Monsanto lui le faisait sur les semences et les biotechnologies. Dans le contexte global décrit précédemment, une offre de rachat de Syngenta par Monsanto avait été formulée en mai 2015, sans résultat, suivie d’une seconde en juin, qui sera encore rejetée. En novembre, c’est au tour de ChemChina (China National Chemical) de se déclarer motivé par le rachat de la firme suisse. Syngenta annoncera en février 2016 qu’elle est rachetée par ChemChina pour 40 milliards d’euros environ, après l’accord du conseil d’administration du groupe helvétique. Cela dit, l’opération reste dans l’attention de l’approbation de la Commission des offres publiques d’acquisition (OPA) et la période de l’offre vient le 24 mai dernier d’être prolongée jusqu’au 18 juillet 2016.

En quoi ce rachat de Syngenta par Chemchina traduit-il un activisme croissant de la Chine ?
Il importe de noter que ChemChina est un conglomérat dirigé par un membre du Parti communiste et qui est présent dans des branches d’activités diversifiées : la chimie, les fertilisants, le raffinage de produits pétroliers ou encore les pneumatiques. En 2006, ChemChina avait fait l’acquisition d’une filiale du groupe français Rhône-Poulenc spécialisé dans la nutrition animale, puis, en 2010, était devenu actionnaire majoritaire de Makhteshim Agan Industries, une société israélienne de pesticides. Le groupe se développe donc à l’international, tout comme l’entreprise chinoise Cofco le fait dans le négoce des matières premières et des céréales et que de multiples investisseurs de Chine s’activent aux quatre coins du monde pour louer ou acheter des terres agricoles. Si l’Australie, l’Afrique et le Canada sont dans le viseur, l’actualité récente a révélé que des opérations étaient en cours en France, pays dont les terres céréalières sont parmi les meilleures de la planète. Comme la Chine doit construire sa sécurité alimentaire en sortant de plus en plus de son territoire, de tels mouvements, soit d’acquisition dans l’agrochimie, soit dans le commerce ou alors dans l’achat foncier, devraient voir leur fréquence augmenter. Il est certain que si l’accord entre Syngenta et ChemChina était entériné, c’est un fleuron de l’économie suisse et une entreprise majeure du continent européen qui passerait sous contrôle de la Chine.

Monsanto a-t-il perdu la bataille ? Quelles sont les retombées de telles fusions dans l’agrochimie ?
En coulisses, Monsanto semble s’activer pour contrer cette OPA (le Congrès américain évalue l’impact de ce rachat sur sa sûreté nationale car certains produits chimiques seraient concernés par les dispositifs anti-terroristes). Mais le groupe américain traverse une période difficile. Ses résultats économiques sont en baisse, un plan de restructuration de ses activités est lancé, provoquant une suppression de nombreux emplois et de plusieurs sites. Le méga-deal entre Syngenta et ChemChina s’explique-t-il aussi par la volonté de la firme helvétique de ne pas s’associer à Monsanto dont la réputation est controversée ? Toujours est-il que le secteur est en pleine ébullition. Ce sont en effet désormais les deux géants allemands, BASF et Bayer, qui se lancent dans un scénario de rachat de Monsanto. Cette dernière a refusé le 24 mai dernier l’offre de Bayer mais les discussions sont loin d’être terminées. A cela s’ajoute la fusion entérinée en décembre 2015 entre Dow et Dupont, qui désormais pèse un poids colossal. Plus de 100 000 salariés, une valeur de 130 milliards de dollars en bourse, un chiffre d’affaire de 90 milliards de dollars : voilà quelques chiffres pour se rendre compte de la puissance de DowDupont. Néanmoins, une fusion entre Monsanto et Bayer assurerait une puissance encore supérieure à celle-ci. Surtout, si ces fusions venaient toutes par se concrétiser, elles consacreraient une hyper-domination de trois méga-firmes de l’agro-chimie (Syngenta-ChemChina ; DowDupont ; Bayer-Monsanto) sur un secteur agricole déjà caractérisé par des rapports entre dominants et dominés, qui sont anciens et rarement équitables. Toutes ces dynamiques concourent à rappeler, pour ceux qui l’ignorent, que l’agriculture, et donc la sécurité alimentaire, sont bien présents dans les enjeux stratégiques locaux, nationaux et internationaux. Le monde agricole appartient pleinement à ce siècle qui ne sera pas uniquement celui de l’immatériel et du tertiaire.

Les batailles de Falloujah et de Raqqa : le début de la fin pour Daech ?

Tue, 07/06/2016 - 18:29

Deux ans après sa conquête par Daech, la ville irakienne de Falloujah vit une guerre d’usure pour sa reconquête par les forces irakiennes. Pourquoi la reprise de cette ville est-elle si longue et compliquée ? En quoi est-elle symbolique ?
La reprise de la ville de Falloujah est longue et compliquée en raison de deux facteurs principaux. D’une part, un facteur qui tient à la composition de la coalition impliquée dans la reconquête de la ville, qui comprend à la fois l’armée irakienne, des milices chiites, les moyens aériens des Etats-Unis ainsi que leurs forces spéciales sur le terrain. C’est un attelage quelque peu hétéroclite qu’il est délicat de synchroniser. De plus, la présence des milices chiites pose particulièrement problème car il faut s’assurer qu’elles ne se livrent pas à des exactions.
D’autre part, en face, l’Etat islamique utilise tous ses moyens tactiques, notamment en prenant la population comme bouclier humain. L’organisation terroriste multiplie également les procédés tactiques de défense en milieu urbain, c’est-à-dire piéger l’ensemble des infrastructures, des tunnels et des bâtiments, ce qui rend la progression des forces de libération extrêmement difficile et impose la prudence.
Concernant la dimension symbolique, Falloujah avait faite l’objet de violents combats en 2004 entre les forces américaines et les tribus repliées dans la ville. C’est donc un symbole de résistance pour le monde sunnite. Pour l’Etat islamique, défendre Falloujah revient à se porter en défenseur du monde sunnite face aux étrangers que sont les Américains.

La pression militaire s’accentue également en Syrie, notamment pour libérer Raqqa et Alep. Quelles sont les forces en présence ? Y a-t-il un jeu de rivalité entre-elles ?
À l’Ouest, l’armée syrienne, appuyée par la Russie et des milices chiites, avance en direction de Raqqa, mais également d’Alep. Il ne faut pas sous-estimer l’importance stratégique d’Alep dont la reconquête constitue l’objectif premier de la coalition russe. Il s’agissait pour les forces gouvernementales syriennes et pour la Russie de fermer la frontière au nord, de couper les canaux d’alimentation de l’Etat islamique via la Turquie afin d’affaiblir substantiellement en ravitaillement et en munition l’organisation terroriste.
De l’autre côté, il y a les Forces démocratiques syriennes constituées majoritairement de Kurdes, mais aussi de rebelles arabes appuyés par les Américains selon les schémas tactiques traditionnels : frappes aériennes, avions, drones et présence de forces spéciales au sol pour guider les bombardements et conseiller l’Etat-major de la coalition.
On peut observer une sorte de « course de vitesse » entre les forces présentes pour savoir lesquelles seront les premières à rentrer dans Raqqa. Ce jour arrivera certainement mais dans plusieurs semaines, sinon des mois. Il n’y a pas non plus forcément de coordination entre les Russes et les Américains, les deux grands manipulateurs des coalitions au sol. La Russie avait certes proposé un tel rapprochement, mais les Américains avaient refusé l’initiative car leur objectif est de marquer le symbole de la libération de Raqqa. C’est en ce sens que selon moi, la ville de Raqqa est davantage symbolique que Falloujah.

Quel est l’état des forces de l’Etat islamique en Irak et en Syrie ? Peut-on considérer que l’organisation islamique est en difficulté, voire en recul ?
L’Etat islamique a perdu 40 % de son territoire. C’est un point important mais en réalité, il faut surtout estimer comment son aura, son effet d’entrainement et son modèle politique ont été affectés par ses défaites militaires. Il est clair que la perte de territoire constitue un échec significatif pour l’Etat islamique qui s’était donné pour objectif en juin 2014, selon les termes de Abou Bakr al-Baghdadi, de conquérir Shâm (Irak-Syrie) et sa capitale, Damas, première capitale de l’Empire du Califat. L’organisation terroriste n’y est pas parvenue.
Mais l’Etat islamique continue de recevoir des allégeances partout dans le monde. La véritable question est de savoir, qui relèvera le flambeau et quand ? À mon sens, l’Etat islamique n’est que l’une des manifestations les plus réussies d’un mal beaucoup plus répandu, que l’on peut définir comme la volonté d’assurer une conquête politique appuyée sur des arguments religieux. En juin 2014, celui qui se fait appeler Calife Ibrahim (Abou Bakr al-Baghdadi) avait clairement énoncé plusieurs objectifs : Shâm, la reconquête de l’ensemble du territoire sur lequel régnaient les premiers califes, et conquérir l’Europe. Le cœur du problème stratégique est là, le reste, cruel et sanglant, relève du domaine tactique, celui de la suite de batailles perdues ou gagnées qui est le quotidien de toute guerre.

Les Fils de Princes : de la Chine capitaliste à la Chine démocratique ?

Tue, 07/06/2016 - 16:38

Jean-Luc Domenach est chercheur à Sciences Po, directeur de recherche émérite au CERI. Il répond à nos questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « Les fils de Princes. Une génération au pouvoir en Chine » (Fayard, 2016) :
– En quoi les “Fils de Princes” ont-ils façonné la Chine capitaliste ?
– Un renouveau politique est-il possible en Chine ?
– Quels sont les rêves et les ambitions de l’élite chinoise ?

Etats-Unis : Primaire longue, unité difficile ?

Tue, 07/06/2016 - 10:41

La saison des Primaires touche à son terme dans la course à l’investiture présidentielle. Il ne reste que quelques Etats à consulter (dont le plus peuplé, et donc le plus important en termes de délégués : la Californie) et tout sera bouclé d’ici la mi-juin, date des derniers votes. Si Donald Trump s’est autoproclamé candidat des Républicains suite au retrait de tous ses rivaux, et a commencé à engager un processus d’unité du parti derrière sa candidature, la course n’est pas encore officiellement terminée, puisqu’il lui faudra confirmer son succès à l’occasion de la convention républicaine. Difficile cependant d’imaginer comment le scénario d’une non-investiture de Trump serait possible.

Côté démocrate, les doutes sur la candidature d’Hillary Clinton sont également levés depuis longtemps, en dépit du maintien dans la course de Bernie Sanders jusqu’à la fin de Primaires que l’ancienne First lady n’imaginait sans doute pas aussi longues et difficiles. Ce qui était au départ perçu comme une marche triomphale à travers les Etats de l’Union s’est transformé en une bataille acharnée contre un candidat que personne n’aurait vu en mesure de faire durer ainsi le suspense. On note ainsi que dans les deux partis, le choix du candidat fut un exercice long et difficile, au point d’oublier que nous n’en sommes même pas à mi-chemin de la route qui mènera à l’investiture de celle ou celui qui remplacera Barack Obama en janvier prochain.

Dans les deux camps, la lutte fut surtout âpre, en particulier côté républicain, invitant de nombreux observateurs à s’inquiéter des risques de dispersement, et donc de difficulté pour le candidat choisi à réunir le parti autour de son nom. Il s’agit d’un avis sur lequel nous pouvons porter un autre jugement, et dont l’histoire récente américaine nous offre par ailleurs un excellent contre-exemple. En 2008, le sénateur John McCain sortit très rapidement vainqueur des primaires républicaines, et entra en campagne dès février face à son opposant démocrate. Mais il lui fallut attendre les dernières semaines des primaires du parti de l’âne pour connaître le nom de son adversaire. La lutte opposant Barack Obama à (déjà) Hillary Clinton fut en effet longue, parfois violente, au point qu’on pouvait alors imaginer que le candidat républicain partait avec une belle avance. S’ajoutait à cela le profil atypique de Barack Obama, candidat peu connu avant de se lancer dans les primaires, et suscitant encore le rejet au sein d’un électorat et d’un establishement qui voyaient dans Madame Clinton un refuge (rappelons qu’une immense majorité des super délégués porta initialement son choix sur Clinton, et non Obama). Il s’agissait au total d’une majorité des électeurs démocrates, certes d’une courte tête, puisqu’Hillary Clinton remporta au final plus de voix que Barack Obama (avec une avance de 300 000 voix à échelle nationale), qui dut ainsi sa victoire à la répartition des délégués (2277 contre 2015). La primaire démocrate de 2008 fut ainsi plus serrée que les deux primaires de 2016. On connait la suite, Obama fut élu face à McCain en novembre.

S’il ne saurait être érigé en règle, cet exemple semble démontrer à lui-seul que l’argument selon lequel de longues primaires rendent plus difficile l’unité du parti autour du candidat désigné lors de la convention n’est pas valable. On le voit déjà côté républicain, avec les ralliements derrière Trump, certes sans grand enthousiasme, de tous ceux qui veulent faire barrage au retour des Clinton à la Maison-Blanche. Et côté démocrate, Madame Clinton a changé de ton au cours des dernières semaines, en dépassant les primaires pour se présenter comme la candidate déjà désignée de son parti, refusant même un énième débat avec Sanders et portant ses attaques sur le candidat républicain. Là aussi, on imagine difficilement les soutiens du très progressiste Sanders choisir Trump au détriment de Clinton, même s’ils ne sont ni enthousiasmés par l’ancienne First Lady, ni convaincus par la capacité de jugement de l’ancienne Secrétaire d’Etat.

En 2008, la longue primaire démocrate avait eu un effet positif pour le parti de l’âne, qui avait occupé l’espace médiatique et politique, tandis que McCain était dans l’attente de savoir sur qui il pouvait porter ses attaques. Il fut ainsi écarté des débats pendant de longues semaines au détriment de Clinton et Obama. Sa victoire précoce et l’unité assez facile de son parti autour de sa candidature ne lui apportèrent ainsi non seulement pas le moindre avantage, mais détournèrent en plus les regards qui se portèrent sur une primaire passionnée et à bien des égards passionnante. McCain aurait-il été plus en mesure de rivaliser si la primaire républicaine avait été plus longue ? Seuls des romanciers pourraient tenter d’y répondre. Mais il est en revanche certain que la lutte acharnée que se livrèrent Clinton et Obama fut utile à ce dernier, qui profita d’une couverture médiatique exceptionnelle de janvier à novembre 2008, soit pendant tout le processus électoral.

Donald Trump et Hillary Clinton ont parfaitement conscience qu’une fois la séquence des primaires terminée, c’est une autre campagne qui commence, encore plus dure, encore plus violente, mais avec le Graal au bout. Mais à l’inverse de la situation de 2008, ils sont aujourd’hui l’un et l’autre dans une situation assez semblable, et sont ainsi parvenus à occuper l’espace médiatique sans pause depuis janvier. De bons calculs donc, mais sur lesquels aucun des deux candidats n’a pris l’avantage sur l’autre. Un partout, la balle au centre, la partie ne fait vraiment que commencer.

BRIC : la fin d’un acronyme ?

Mon, 06/06/2016 - 18:14

Depuis l’invention de l’acronyme BRIC, en 2001, par l’économiste Jim O’Neill, pour désigner cet ensemble de pays émergents à fort potentiel de croissance, que de chemin parcouru pour le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine… Ces pays pesaient environ 21,5 % du PIB mondial en 2014 (PIB courant en dollars), contre moins de 8 % en 2000. Durant les années 2000, leur dynamique a permis de soutenir la croissance mondiale et d’instaurer une recomposition de la division internationale des échanges. Les BRIC ont progressivement remplacé les anciennes locomotives économiques (Etats-Unis, Japon, Europe) en s’offrant même, de prime abord, un « certain » partage sectoriel international : au Brésil et à la Russie un pouvoir de marché sur les matières premières énergétiques, minérales et alimentaires, à la Chine une spécialisation marquée dans le secteur manufacturier et industriel et, enfin, à l’Inde une affirmation de son poids dans le secteur des services.

Figure 1 : Taux de croissance du PIB

Source : FMI

La gestion de la crise des subprimes a renforcé cette croyance puisqu’excepté la Russie en 2009, les BRIC ont conservé de forts taux de croissance dans un environnement économique pourtant déprimé. Ensemble, ils ont ainsi contribué à environ 1/3 de la croissance mondiale entre 2000 et 2010 (en dollars constants [1]) et ont largement porté la dynamique économique internationale sur la période 2010-2013. Pourtant, à la lumière de récents événements (décélération marquée en Chine, récession au Brésil et en Russie), une double interrogation s’impose : le processus de développement économique des BRIC n’est-il pas en train de connaitre un point de rupture ? Les BRIC peuvent-ils survivre au ralentissement économique observé en Chine ?

Quelle unicité des BRIC ?

Concentrant près de 40 % de la population mondiale, les BRIC sont tous, sans exception, de grands pays qui se sont appuyés sur un Etat bâtisseur et un secteur public proéminent pour impulser leur développement. Aucun (excepté la Russie au début des années 2000) n’a d’ailleurs particulièrement suivi les recommandations économiques des institutions financières internationales (Fonds monétaire international, Banque mondiale) en matière de croissance économique et de développement… Tous ont bénéficié d’une politique marquée d’investissements directs étrangers (IDE) : leur part dans les flux mondiaux d’IDE est ainsi passée de 6 % en 2000 à 12 % en 2005, pour atteindre plus de 20 % des flux totaux en 2014. Ils sont également tous membres de l’Organisation mondiale du commerce (le Brésil et l’Inde depuis 1995, la Chine en 2001 et la Russie en 2012) et ont ainsi profité de la libéralisation des échanges internationaux pour s’insérer dans le village mondial. Certains – on pense notamment à la Chine – se sont aidés de politiques commerciales agressives et ambitieuses, notamment en matière de politique de change et de politiques fiscales pour stimuler les IDE sur leur territoire. D’un point de vue démographique, deux membres des BRIC (la Chine et le Brésil) ont bénéficié d’une fenêtre d’opportunité [3] sur la dernière décennie et l’Inde devrait commencer à toucher son dividende démographique dans les années qui viennent. L’âge médian de la population du Brésil, de la Chine et de l’Inde était ainsi respectivement de 29 ans, 35 ans et 26 ans en 2010, contre 44 ans pour l’Allemagne et 45 ans pour le Japon.

La situation démographique montre pourtant, à elle seule, combien les BRIC restent hétérogènes et ne peuvent être analysés comme une seule et même entité. En effet, si la Chine est appelée à rejoindre prochainement la Russie dans le groupe des pays en futur déclin démographique, le Brésil fermera, lui, sa fenêtre d’opportunité d’ici 2025, tandis que l’Inde bénéficiera encore plusieurs décennies d’une population jeune, favorable à son développement économique [3]. D’un point de vue purement économique, l’hétérogénéité des BRIC n’est plus à démontrer tant le développement économique est en partie fonction des histoires propres à chacun : part de l’investissement dans le PIB, taux d’épargne, dotations factorielles, positionnement sectoriel, stock d’IDE, dette des acteurs économiques… Reste une certitude : derrière des taux de croissance supérieurs à la moyenne mondiale durant les années 2000, ces pays ont clairement affiché une volonté commune (et concurrente) de devenir des puissances globales !

Contraintes communes versus dynamiques différenciées

Aujourd’hui, les BRICS peuvent-ils être toujours considérés comme les relais de croissance des pays développés ? Un à un, ils « déçoivent » : la Chine a enregistré une croissance annuelle de 6,9 % pour l’année 2015, la plus faible depuis près de 25 ans ! Ce ralentissement s’est conjugué à une volatilité accrue de ses marchés financiers (effondrement boursier durant l’été 2015 et l’hiver 2016). De leur côté, le Brésil (-3,8 %) et la Russie (-3,7 %) s’enfoncent dans la récession et les récents développements observés sur les marchés pétroliers tout comme les évènements institutionnels et politiques n’invitent pas à l’optimisme à court et moyen terme. Seule l’Inde (7,3 %) affiche un dynamisme supérieur à l’ensemble de ses partenaires d’acronyme. Les BRIC sont ainsi soumis à deux types de transition : le premier, lié à un environnement international marqué par l’effondrement des prix du pétrole et, plus généralement, des matières premières, dans un contexte de ralentissement mondial et chinois ; le second, interne, lié aux dynamiques nationales.

Les échanges intra-Bric sont assez symptomatiques des divergences économiques actuelles : dominés à plus de 70 % par la Chine, ces échanges ont connu une profonde transformation suite au ralentissement chinois et au contexte international, avec une détérioration des termes de l’échange, notamment pour les deux producteurs de matières premières que sont le Brésil et la Russie. Ce mouvement a été renforcé par la dynamique de reprimarisation de ces deux économies observée durant la dernière décennie. En effet, l’ogre chinois sur les marchés de matières premières a, certes, permis une explosion du volume et de la valeur des matières premières exportées par le Brésil et la Russie, contribuant ainsi à leur dynamique de croissance, mais il a surtout restreint le potentiel de diversification de ces économies. Le Brésil lutte ainsi toujours contre le retour d’un syndrome hollandais et la Russie n’a pu accomplir sa mue industrielle. Pays encore introverti, l’Inde a moins bénéficié de l’effet d’entrainement de la Chine sur le commerce international et sur les marchés mondiaux durant les années 2000 ; elle ne subit donc pas à l’heure actuelle les vents contraires chinois mais pâtit néanmoins d’un manque de politique industrielle volontariste. Les BRIC souffrent également, sur le plan domestique, pour bon nombre d’entre eux, d’une montée des inégalités et d’un déficit latent de gouvernance institutionnelle. Sur ce dernier point, l’indice de gouvernance mondiale [4] de la Banque mondiale est très instructif. Sur la seule dimension « Contrôle de la corruption », les BRIC apparaissent encore loin des standards moyens internationaux, la Russie étant même très éloignée des autres pays.

Figure 2 : PIB par tête pour différents pays

Source : FMI, calculs de l’auteur

Sortir de la trappe des pays à revenu intermédiaire

Le concept de trappe des pays à revenu intermédiaire [5] est également important à étudier pour comprendre l’évolution économique future des BRIC et plus particulièrement de la Chine. Cette notion rappelle la difficulté rencontrée par de nombreux pays pour dépasser un revenu par tête estimé à 12 735 $ pour l’année 2015 et se hisser parmi les pays dits « à revenu élevé » (supérieur à ce seuil) dans leur processus de développement économique. Si l’Inde appartient à la classe des pays à revenu intermédiaire inférieur, le Brésil et la Chine font partis des pays à revenu intermédiaire supérieur. Avec un revenu par tête d’environ 25 000 $ en 2015, la Russie appartient, elle, déjà à la classe des pays à revenu élevé.

Une étude conduite en 2013 par le Fonds monétaire international (FMI) et le Development Research of the State Council en Chine est particulièrement explicite à ce sujet : sur les 101 pays analysés qui se situaient, en 1960, dans la tranche des pays à revenu intermédiaire, seuls 13 [6] étaient passés dans la tranche des pays à haut revenu en 2008. Depuis les années 1960, la plupart des pays d’Amérique latine n’ont pu, par exemple, s’en extirper. A contrario, l’Asie est particulièrement porteuse d’enseignement puisque Hong Kong, Taiwan, le Japon et la Corée du Sud (Figure 2) sont sortis de cette trappe, portés par un modèle de développement propre et intégré (le modèle des oies sauvages). Le questionnement actuel sur la trappe des pays à revenu intermédiaire concerne bien évidemment la Chine. En effet, son processus de transition économique actuelle vise à rééquilibrer la croissance en passant d’une économie basée sur les exportations de produits manufacturés à une économie de services fondée sur l’innovation pour in fine augmenter le revenu moyen par habitant. Mais sortir de la trappe des pays à revenu intermédiaire suppose de surmonter de nombreux défis : désindustrialiser l’Ouest de son territoire et industrialiser l’Est, réduire les inégalités régionales et de revenu, améliorer la productivité, gérer au mieux le dégonflement des bulles spéculatives immobilière et boursière observées depuis quelques années …

Dans ce contexte, la question de la poursuite ou de l’approfondissement du ralentissement chinois est fondamentale. Les travaux d’Angus Maddison ont permis d’observer historiquement une forte décélération du taux de croissance des économies atteignant environ 11 000 $ par tête, notamment dans les principaux pays asiatiques (Japon, Corée du Sud, Hong Kong, Singapour et Taiwan). Et la Chine ne fait pas exception. Toutefois, il est intéressant d’observer que le ralentissement chinois est intervenu plus tôt que celui du Japon, de Taiwan ou de la Corée du sud par exemple. En effet, le Japon a atteint le seuil de 11 000 $ par tête dans les années 1970 alors que son PIB par tête représentait plus de 70 % de celui des Etats-Unis. La Corée l’a dépassé alors que son PIB par tête représentait environ 45 % du PIB par tête américain. Pour la Chine, ce chiffre est d’environ 23,5 %, ce qui permet, aux plus optimistes et aux adeptes de déterminisme économique d’envisager un atterrissage de la croissance chinoise moins douloureux pour le pays.

En définitive, quel que soit le niveau de croissance de la Chine dans les années à venir, la probabilité d’une poursuite de la divergence des BRIC est forte tant les problématiques domestiques risquent de peser sur leur développement. Gageons que les économistes trouveront de nouveaux acronymes pour identifier les différents ilots de croissance mondiale…

Plutôt que de chercher des acronymes, invitons-les à chercher des convergences géopolitiques ou stratégiques qui influencent plus structurellement la conduite du monde.

 

[1] Ce chiffre atteint 50 % s’il est mesuré en PIB PPA.
[2] Selon l’ONU, une fenêtre d’opportunité démographique peut être observée quand la proportion d’enfants de 0 à 14 ans est inférieure à 30 % de la population et la proportion de séniors (+ de 65 ans) est inférieure à 15 % de la population.
[3] Selon l’ONU, l’âge médian en 2030 sera de 32 ans en Inde, 35 ans au Brésil, 43 ans en Chine, 44 ans en Russie, 49 ans en Allemagne et 52 ans au Japon.
[4] World Governance Indicators (WGIs).
[5] Différentes définitions existent : selon la Banque mondiale sont considérés comme pays à revenu intermédiaire, les pays ayant un revenu par tête compris entre 4 126 $ et 12 735 $. Certains universitaires considèrent la borne 11 000 $ – 17 000 $ comme plus pertinente pour étudier cette question.
[6] Corée du Sud, Espagne, Guinée Equatoriale, Grèce, Hong-Kong, Irlande, Israël, Japon, Maurice, Porto-Rico, Portugal, Singapour et Taiwan.

Sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai : des perspectives prometteuses pour l’institution ?

Fri, 03/06/2016 - 12:36

L’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) tiendra un nouveau sommet les 23 et 24 juin à Tachkent, en Ouzbékistan. Quels sont les enjeux de cette réunion, et notamment de la future adhésion de l’Inde et du Pakistan ?
L’OCS fêtera ses quinze ans d’existence à l’occasion de ce Sommet (les premières discussions remontent à 1996), qui sera également marqué par son premier réel élargissement. Si plusieurs pays sont devenus membres observateurs (l’Iran, la Mongolie ou encore le Belarus), et d’autres comme la Turquie simples partenaires de discussion, l’adhésion annoncée de l’Inde et du Pakistan marque un tournant notable, à la fois dans la trajectoire de cette organisation, mais aussi des deux pays concernés qui semblent chercher un forum sur lequel s’appuyer pour sortir d’une logique de confrontation. L’OCS passera ainsi à huit membres, parmi lesquels on note surtout la présence de la Chine, de la Russie, et donc prochainement de l’Inde, soit les trois BRICS asiatiques. S’il ne s’agissait jusqu’à présent que d’un dialogue sino-russe incluant les pays d’Asie centrale, ce sera désormais une organisation de poids à échelle asiatique.

Comment construire une cohérence politique autour de « l’Esprit de Shanghai » malgré la diversité et les divergences des membres de l’institution ? La ceinture économique de la Route de la Soie peut-elle être un point d’appui de coordination et de cohésion des politiques économiques et sécuritaires ?
Il convient d’abord de rappeler que les objectifs de l’OCS sont de conforter la stabilité régionale et de renforcer la coopération politique, mais aussi économique et commerciale, entre les Etats membres. En ce sens, l’Esprit de Shanghai est plus proche de celui qui anime l’Asean en Asie du Sud-est que des organisations occidentales comme l’OTAN ou l’Union européenne, en ce qu’il est construit autour du consensus et d’une approche très pragmatique et non articulée autour de valeurs (UE) ou d’objectifs communs (OTAN). Dans le contexte actuel, l’économie est au cœur de la coopération entre les Etats membres, la sécurité et la stabilité étant surtout vues comme des impératifs permettant de renforcer la croissance. C’est la logique qui anime des pays comme l’Inde et le Pakistan, qui ne souhaitent pas être exclus d’une dynamique régionale, et même continentale, et qui finalement fonde la cohérence politique.

Après l’Inde et la Pakistan, quels nouveaux élargissements peut-on envisager pour l’OCS ? Cette dynamique traduit-elle le changement de l’équilibre des forces sur la scène internationale ? L’OCS a-t-elle les moyens de faire contrepoids aux institutions occidentales ?
Avec l’entrée de l’Inde et du Pakistan, c’est vers le Sud que se tourne l’OCS. Le Sri Lanka et le Cambodge sont déjà partenaires de discussion, en plus de pays du Caucase, mais c’est du côté de l’Asean que les élargissements futurs pourraient être relevés, les différents pays de la zone étant déjà très liés économiquement à la Chine, et dans une moindre mesure à l’Inde. Comme l’OCS est clairement plus économique que militaire aujourd’hui, cette dynamique n’est pas à exclure, et l’organisation s’oriente ainsi vers une dimension continentale, là où elle était limitée à un dialogue bilatéral et cantonnée à ses origines. Le Japon et les Etats-Unis se sont vus refuser le statut de membre observateur, ce qui traduit la volonté de créer une force susceptible de rivaliser avec les institutions occidentales. Le siège de l’OCS, situé à Pékin, illustre le poids central de la Chine dans cette organisation. Quant aux moyens, disons que l’OCS a compris l’inutilité, pour le moment du moins, de chercher à concurrencer l’OTAN (alors qu’elle en était présentée comme le rival potentiel il y a quinze ans), et c’est justement en se focalisant sur les échanges économiques et commerciaux qu’elle renforce son influence. Avec l’entrée d’un pays comme l’Inde, l’organisation s’impose comme une force sur laquelle il faudra désormais compter sur la scène internationale.

Quelles stratégies russes et chinoises en Asie centrale ?

Fri, 03/06/2016 - 11:05

La Russie, leader incontesté en Asie centrale jusqu’à ces dernières années, est désormais supplantée peu à peu par la Chine, qui bénéficie désormais de la première place dans les échanges économiques et obtient l’approbation des autorités centre-asiatiques. Celles-ci perçoivent l’intervention de ces puissances voisines comme une occasion pour favoriser leur développement économique. Elles gagnent de plus en plus en indépendance et sont désormais à même de s’extraire de l’influence extérieure et de mettre en concurrence les Etats voisins en choisissant leurs partenaires selon leurs intérêts. Les stratégies russes et chinoises en Asie centrale, fondamentalement différentes, suivent un même objectif : avoir une mainmise sur l’Asie centrale.
L’influence russe en Asie centrale est en perte de vitesse, alors que la Chine, qui emploie une toute autre stratégie, parvient à s’implanter rapidement dans la région malgré la faiblesse de ses liens historiques avec celle-ci.

La longue domination russe en Asie centrale, d’abord sous l’Empire tsariste puis sous l’Union soviétique, laisse derrière elle un héritage considérable dans la région. Celui-ci est à double tranchant : s’il permet à Moscou d’avoir une grande influence dans les pays centre-asiatiques, ces Etats souhaitent s’émanciper de toute emprise de la Russie. Cette dernière, suite à l’implosion de l’URSS en 1991, a négligé ses relations avec l’Asie centrale pendant plusieurs années, avant de regagner de l’intérêt pour cette zone. Ce n’est que pendant la seconde moitié des années 1990 que la Russie commence à reprendre le contrôle de la région qui constitue alors une menace sécuritaire liée à la montée de l’extrémisme radical et du trafic de drogues.

Ce retour de la Russie dans la région depuis la fin des années 1990 se traduit notamment par la construction de plusieurs organisations : par exemple, la Russie accentue le rôle de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), qui promeut un rapprochement des armées des Etats signataires, ou celui de l’Union économique eurasiatique (UEE), qui a pour vocation la formation d’un marché commun.
La Russie entretient également ses liens avec les élites politiques locales, ce qui lui permet de garder un certain contrôle politique sur la région en apparaissant comme un allié attractif. En effet, la plupart des ministres actuels et proches du pouvoir sont d’anciens apparatchiks, c’est-à-dire d’anciens militants communistes de l’URSS [1]. Par exemple, lorsque les pays occidentaux ont réagi en désapprouvant la répression d’Andijan de mai 2005 par les autorités ouzbèkes, Moscou a servi de « parapluie diplomatique » à Islam Karimov et à son gouvernement. En revanche, Moscou entretient toujours des relations d’assujettissement avec l’Asie centrale : contrôle politique, manipulation des médias, diplomatie militaire, dépendance énergétique, sur fond de menace d’intervention militaire.
La Russie conserve toujours une grande influence politique sur la région : elle est capable d’influencer certaines décisions et possède des moyens de pression comme le contrôle du passage entre le Tadjikistan et l’Afghanistan, frontière qu’elle protège. Economiquement, elle occupe une place très importante et domine certains marchés, par exemple celui des télécommunications avec des opérateurs tels que Beeline ou Megaline. La Russie reste un acteur économique prépondérant en Asie centrale, en particulier dans le domaine des ressources minérales, de l’industrie lourde et des infrastructures.
Cependant, Moscou n’a plus une relation exclusive avec les Etats centre-asiatiques. Par exemple, les interventions de l’Iran, de l’Occident et surtout de la Chine concurrencent fortement le monopole de Gazprom, Lukoïl et de Rosneft dans la région.

La Russie conserve donc une logique de dépendance et une approche tournée vers le Hard power envers une zone avec laquelle elle avait une certaine porosité, et qui lui est désormais hostile.

La présence de la Chine en Asie centrale est, quant à elle, récente, et est traditionnellement présentée, dans la mémoire collective des populations d’Asie centrale, comme l’ennemi historique des peuples des steppes et comme un obstacle à l’expansion de l’Islam vers l’Est. La Chine parvient tout de même à s’introduire et à se développer dans cette région, malgré son image noircie par la propagande russe. La sécurité et le développement sont les principaux axes qui guident la politique chinoise vis-à-vis de l’Asie centrale.

Dès l’indépendance des républiques centre-asiatiques, la Chine voit en ces nouveaux Etats une source d’instabilité pouvant se propager et atteindre le Xinjiang, région qui joue un rôle hautement stratégique pour Pékin (les réserves de pétrole, de gaz naturel et de charbon représentent respectivement 30%, 24% et 40% des réserves du pays), et très proche géographiquement et culturellement des pays et populations d’Asie centrale.
Parallèlement, la Chine doit diversifier ses voies d’approvisionnement, sa consommation d’énergie étant amenée à croître significativement. L’Asie centrale, située à proximité, est riche en ressources naturelles. Des explorations sont toujours en cours, notamment sur le site « North Goturdepe » sur les bords de la Mer Caspienne. Les ressources de cette partie du Turkménistan sont estimées à 12 millions de tonnes de pétrole et 6,5 milliards m3 de gaz.
L’Asie centrale est également un nouveau marché potentiel pour écouler ses produits de consommation – de faible qualité – et ainsi alimenter sa croissance.
Ces éléments incitent donc la Chine à intervenir au Xinjiang et en Asie centrale conjointement : développer le Xinjiang – et notamment les infrastructures – permet au pays d’accéder à l’Asie centrale, et, par ailleurs, développer l’Asie centrale économiquement permet d’avoir des répercussions positives sur le développement économique du Xinjiang, tout en apaisant la région d’un point de vue sécuritaire. La Chine cherche ainsi à faire naître un cercle vertueux entre sécurité et développement économique, à la fois au Xinjiang et en Asie centrale, afin que les deux zones se tirent mutuellement vers le haut.

La Chine mène ainsi en Asie centrale d’importants projets d’infrastructures. Par exemple, elle a contribué au financement d’une grande partie des infrastructures gazières turkmènes, comprenant un investissement de 4 milliards de dollars pour le développement industriel de la région de Bagtyyarlyk, et une assistance dans le financement pour la construction des quatre pipelines pour le transport du gaz.
La Chine intervient massivement dans le secteur de l’énergie en investissant en particulier dans le domaine des hydrocarbures. Par exemple, en ce qui concerne le gaz, la Chine signe d’importants contrats en Asie centrale, en particulier depuis quelques années, avec le Turkménistan, dont elle importe du gaz depuis fin 2009. En 2008, un nouveau contrat d’approvisionnement a été signé, passant d’un volume de 40 G-m3 de gaz par an jusqu’en 2015, à 65 G-m3 par an de 2015 à 2020.

Le président Xi Jinping a annoncé son ambitieux projet de « Nouvelle Route de la Soie », lors d’une visite au Kazakhstan en septembre 2013 : la Chine se propose de participer au financement de la construction de jonctions en développant des infrastructures telles que les chemins de fer, les réseaux d’autoroutes, les routes aériennes, les gazoducs et oléoducs qui ont pour objectif la densification des liaisons entre les différents pays situés le long de cette route de la soie.
La Chine développe également une stratégie de soft power en lançant un programme sur dix ans pour accueillir dix mille étudiants et professeurs des Instituts Confucius dans les pays de l’Organisation de Coopération de Shanghai (dont font partie les Etats d’Asie centrale). Ces programmes ont des répercussions très positives étant donné que les jeunes centre-asiatiques sont de plus en plus nombreux à apprendre le mandarin et à partir étudier dans les universités chinoises. Par cette diplomatie proactive, la Chine gagne l’adhésion des autorités et des populations centre-asiatiques, ce qui lui permet de lever les principaux obstacles qu’elle rencontre pour mener à bien ses projets dans la région.

L’entrée de la Chine en Asie centrale est donc un succès : en moins de vingt ans, elle est devenue un partenaire fidèle des pays centre-asiatiques, elle a su faire de l’Organisation de Coopération de Shanghai, dont elle est le principal moteur, une institution appréciée de ses Etats membres, et est devenue un acteur économique incontournable dans le secteur commercial, des hydrocarbures et des infrastructures. En 2000, la part de la Russie dans les échanges commerciaux de la zone CCA [2] était la plus importante (25%), mais a fortement diminué pour atteindre le niveau de 15% en 2012. Cette diminution est au bénéfice de la Chine, qui ne représentait que 3% du commerce total des CCA en 2000 contre près d’un quart en 2012 [3].

Ainsi, la Chine est parvenue à s’imposer dans la région en proposant une coopération économique aux républiques centre-asiatiques, sensibles aux problématiques de développement économique. Le rapport de force entre la Chine et la Russie, puissances aux stratégies différenciées, s’établit donc en fonction de leur capacité à utiliser leurs atouts, mais aussi à se positionner par rapport à la puissance rivale. Chacune a un avantage sur l’autre : la Russie possède celui de ses liens historiques avec l’Asie centrale, à l’inverse de la Chine qui bénéficie de la volonté des Etats d’Asie centrale de s’émanciper de l’emprise de Moscou.

 

[1] LARUELLE Marlène, PEYROUSE Sébastien, « China as a neighbor: Central Asian Perspectives and Strategies», Central Asia-Caucasus Institute Silk Road Studies Program, 2009.
[2] CCA : Caucase et Asie centrale
[3] IMF Direction of Trade Stratistics

Législatives espagnoles du 26 juin 2016 : Châteaux électoraux vénézuéliens outre Pyrénées ?

Fri, 03/06/2016 - 10:24

La campagne législative espagnole du 26 juin 2016 s’est délocalisée de façon déconcertante au Venezuela. L’Espagne est, selon la formule consacrée par l’usage, la madre patria. Et les Latino-Américains seraient donc ses enfants. La « mère patrie » a donc des affinités électives avec les peuples d’outre-Atlantique. Elle y a aussi des intérêts. Au Venezuela, l’assureur Mapfre, la banque BBVA, la Telefónica, les hôtels Melia, tentent de survivre à un Bolivar (la monnaie locale) dévalué par appartements (trois types de changes coexistent en effet). Les nationaux espagnols expatriés dans les terres de Bolívar seraient au nombre de 200 000. Mais enfin, de là à faire du Venezuela, l’enjeu ou l’un des enjeux centraux de la consultation législative espagnole du 26 juin, il y a plus qu’un écart géographique qui interpelle la raison politique.

L’Espagne a été un modèle de transition démocratique pour les pays sud-américains dans les années 1980. Mais pas au Venezuela qui n’a pas connu de dictature militaire de type argentin ou chilien. Paradoxe supplémentaire, l’Espagne est depuis plus de six mois en état d’aboulie institutionnelle. La consultation législative du 20 décembre 2015 a révélé l’usure du système fabriqué à la sortie de la dictature franquiste. Au point de contraindre à la dissolution d’un parlement à peine élu. Les Ibériques sont donc à nouveau invités à mettre un bulletin dans l’urne le 26 juin prochain. Le choix est ouvert, beaucoup plus que par le passé. À droite ou au centre droit on trouve le Parti Populaire et Ciudadanos. À gauche ou au centre gauche, les socialistes (le PSOE) et la coalition formée par Podemos et la Gauche unie. En Catalogne et au Pays Basque les électeurs ont un éventail d’options plus large, avec diverses formations d’inspiration nationaliste et/ou indépendantiste.

L’enjeu de ces législatives, pourrait-on penser, porte sur l’avenir de l’Espagne. Comment sortir d’une longue crise économique qui a fait exploser le chômage ? Comment arbitrer entre demandes sociales insatisfaites et exigences européennes d’austérité budgétaire ? Comment réhabiliter maires, députés et sénateurs qui aux quatre coins de la peau de taureau ont été compromis dans des affaires que la morale condamne ? Quel contrat territorial imaginer et proposer pour tenir compte des poussées nationalistes catalanes et basques ? Pourtant à la lecture des évènements courants, tels que relatés dans les gazettes, l’enjeu de la campagne ne serait, ni à Madrid, ni à Barcelone, ni à Vitoria, mais quelque part en Amérique du sud, et plus précisément à Caracas.

Les socialistes, le PSOE, ont initié ce déplacement de campagne électorale avec deux anciens présidents du gouvernement qui ont débarqué sur les côtes vénézuéliennes. Felipe Gonzalez, le plus ancien dans la fonction, le premier, entre les 8 et 10 juin 2015, est allé sur place. Pour apporter un soutien solidaire aux partis politiques de l’opposition la plus radicale, dont les responsables ont été condamnés à de lourdes peines de prison. José Luis Rodriguez Zapatero a quelque temps plus tard, le 16 mai 2016, prolongé cette affinité vénézuélienne. Avec un agenda différent. Il a en effet essayé de jouer les bons offices en rencontrant toutes les parties pour les inciter à trouver une sortie de crise, juste et pacifique. Albert Rivera, fringant leader du parti, qualifié communément d’émergent, Ciudadanos (Citoyens), arrivé bon dernier, a le 25 mai 2016, repris le flambeau là où l’avait laissé Felipe Gonzalez. Il est donc allé porter aide et assistance unilatérale, aux opposants du gouvernement de Nicolas Maduro. Le Parti Populaire interdit de séjour à Caracas s’est vengé en accordant la nationalité espagnole à une demi-douzaine d’opposants. Mariano Rajoy s’est fendu d’une tribune vengeresse dans le quotidien, El Pais, et a rappelé à Madrid, « en consultation » comme on dit quand il y a de l’eau dans le gaz, l’ambassadeur espagnol. Podemos aurait pu aller à Caracas. Mais il ne l’a pas voulu. Longtemps silencieux, en raison d’amitiés politiques datant de l’époque de Hugo Chávez, qui lui ont été reprochées par les autres partis politiques, Podemos a été en mai 2016 contraint de sortir du bois. Pour condamner, sans condamner, tout en condamnant les autorités de Caracas. Podemos a en effet reproché à Nicolas Maduro de suivre les traces de Mariano Rajoy, en « parlant des autres pays pour éviter de parler du sien ».

Cette échappée vénézuélienne des principaux partis politiques espagnols, en pleine campagne électorale, a surpris les observateurs extérieurs, et peut-être les électeurs. Elle est en tous le cas assumé par les acteurs partisans en compétition. Reste à savoir si l’intentionnalité vénézuélienne est gratuite, et bien qu’animée par des convictions divergentes, fondée sur la volonté altruiste d’aider un peuple ami ? Ou plus si affinité, pour un pays « frère » selon la formule de Mariano Rajoy. Que dire ? Sinon bien sûr que géographiquement, l’Espagne est loin du Venezuela. Mais après tout dans le monde global d’aujourd’hui Caracas est à une touche d’ordinateur de Madrid. Et le cœur et la tradition, on l’a vu, effacent les distances. L’Espagne pour ces raisons-là, comme pour d’autres, économiques, commerciales, culturelles, d’influence en un mot, a vocation à maintenir un lien fort avec les pays latino-américains. Quelle que soit la majorité au pouvoir à Madrid. Quelle que soit la famille politique.

Encore faudrait-il que les Espagnols s’entendent de façon minimale sur un dénominateur national commun. Ce qui n’est plus aujourd’hui le cas. La crise économique, le regain d’intolérance mutuelle, ont rompu les consensus, territoriaux et institutionnels, si difficilement construits au sortir de la dictature. Chaque famille politique se replie sur des valeurs de pureté idéologique, voire d’authenticité infranationale en Catalogne. Cette mésentente collective, cette tribalisation de la politique, ont trouvé dans les querelles vénézuéliennes une sorte de reflet sans doute fortuit, mais induisant en tentation polémique.

Parti émergent, Podemos a des sympathies bolivariennes. Tout comme d’ailleurs la Gauche unie qui les exprime beaucoup plus directement. Inversement le Parti Populaire et Ciudadanos, au Venezuela, comme en Espagne font de la surenchère anti-Podemos, au nom des libertés. Quant au PSOE, il est quelque part prisonnier des affinités de ses anciens premiers ministres. L’un Felipe Gonzalez navigue de concert sur ce dossier avec le PP et Ciudadanos. L’autre, José Luis Rodriguez Zapatero, a choisi de jouer les médiateurs.

La campagne espagnole incertaine a radicalisé et validé ce champ de bataille lointain. Le Parti Populaire a le 28 avril 2016 à la veille de sa dissolution demandée au Congrès des députés de se prononcer sur la crise vénézuélienne. Les députés du PP, de Ciudadanos, du PSOE, du PNV, de Democracia i Llibertat ont approuvé un projet demandant au gouvernement espagnol de faire des démarches permettant la libération des opposants incarcérés. La Gauche républicaine catalane (ERC), Bildu, et la Gauche unie ont voté contre. Podemos s’est abstenu. Le 27 mai 2016 faisant monter la tension d’un cran le président de gouvernement intérimaire, Mariano Rajoy, a inscrit la situation vénézuélienne, à l’ordre du jour du Conseil de sécurité nationale.

Bien que membre du parti Populaire, le ministre espagnol des affaires étrangères, José Manuel Garcia-Margallo, les yeux rivés sur l’intérêt supérieur de l’Espagne, a signalé son inquiétude, face à cette dérive électorale transnationale. Tout déplacement espagnol à Caracas est le bienvenu, a-t-il déclaré, s’il contribue à faire baisser les tensions. À l’autre bout du champ partisan espagnol, Pablo Iglesias, chef de Podemos, il est vrai sous le feu de critiques croisées du PP, de Ciudadanos, de la presse, au sujet des penchants supposés, idéologiques et financiers, de Podemos à l’égard du régime de Nicolas Maduro, a approuvé le ministre. « Monsieur Maragallo a raison », a-t-il déclaré. « À un mois des élections comment comprendre que des candidats à la présidence du gouvernement estiment que parler de l’Espagne est une question secondaire ».

« Women SenseTour in Muslim Countries »- 3 questions à Justine Devillaine

Fri, 03/06/2016 - 09:19

Ancienne étudiante IRIS Sup’, Justine Devillaine a coréalisé, avec Sarah Zouak, une série documentaire : « Women SenseTour in Muslim Countries » à la rencontre des femmes musulmanes qui font bouger les lignes. Elle répond à mes questions à l’occasion de la projection du premier épisode, tourné au Maroc.

Vous vous décrivez comme non musulmane et même non croyante. Qu’est-ce qui vous a conduit à participer à cette série de documentaires ?

Je me définis effectivement comme une « athée convaincue ». Néanmoins, ma contribution au Women SenseTour – in Muslim Countries (WST) est bien moins liée à mes (non) croyances, qu’à mon engagement contre les discriminations, et plus spécifiquement contre les discriminations de genre.

J’ai construit mon féminisme comme beaucoup de jeunes femmes : sans m’en rendre compte. J’ai été témoin de certaines situations, j’en ai vécu d’autres, puis j’ai découvert la sociologie et j’ai lu sur le sujet. C’est quand je suis allée travailler en tant que professeure de Français pendant trois mois au Maroc que j’ai réalisé le décalage entre le discours que j’entendais sur les femmes musulmanes en France et la réalité. J’avais d’ailleurs moi-même beaucoup de préjugés dont je ne soupçonnais pas l’existence jusqu’alors.

A partir de là, je me suis intéressée plus particulièrement aux femmes dans le monde arabe et à leurs histoires. J’ai écrit un mémoire sur les femmes dans les révolutions arabes. Puis j’ai rencontré Sarah Zouak, la fondatrice du WST pendant notre année de Master 2 à l’Iris Sup’. Alors que nous travaillions sur notre projet d’étude dans le même groupe, elle montait en parallèle le WST. J’ai tout de suite trouvé l’idée très intéressante et même nécessaire, et quand elle a eu besoin d’une personne pour l’accompagner en Indonésie et en Iran, je me suis proposée, et je n’ai plus quitté le projet.

Je suis féministe, c’est-à-dire que j’estime que toutes les femmes devraient avoir le droit de choisir les armes de leur émancipation. A cet égard, il est important de comprendre qu’en France, aujourd’hui, les femmes musulmanes sont mises dans une position particulièrement vulnérable : elles sont jugées de tous côtés, notamment par des personnes qui se définissent comme féministes, elles sont discriminées à l’école mais aussi sur le marché de l’emploi, et sont aussi souvent victimes d’agressions. C’est ainsi que, pour faire changer les choses, j’ai choisi ce beau projet qu’est le WST, fondé et porté par une jeune femme directement concernée.

Comment expliquer la force des préjugés qui font de la femme musulmane une femme soumise ?

Il m’est toujours difficile de comprendre comment certaines personnes peuvent penser que des femmes, du fait d’une partie de leur identité – ici leurs croyances religieuses – sont « naturellement » soumises. D’une part, c’est partir du principe que les femmes musulmanes constituent un bloc homogène, ce qui n’a pas de sens : elles sont définies par d’autres choses que leur religion, à savoir leur nationalité, leur classe sociale ou encore leur orientation sexuelle. D’autre part, dans tous les pays sans exception, les femmes vivent dans des systèmes patriarcaux, dans lesquels elles ne sont pas considérées comme égales aux hommes. Pourquoi cataloguer spécifiquement les femmes musulmanes comme « soumises » ?

Dans un premier temps, on peut parler de l’interprétation patriarcale des textes sacrés, qui place effectivement la femme comme inférieure à l’homme, ce qui est l’un des arguments principaux des non musulmans pour justifier ce stéréotype des musulmanes soumises. Il semblerait pourtant pertinent de confronter cela à la réalité, dans laquelle les musulmanes, comme toutes les femmes, travaillent, vont à l’école, sont femmes au foyer si elles le désirent et prennent des décisions pour et par elles-mêmes. En outre, depuis des années, des femmes mènent un véritable travail de relecture des textes dans une perspective féministe, pour montrer la présence de l’égalité femmes-hommes dans le Coran. Parmi elles, Asma Lamrabet, l’une des héroïnes de l’épisode #1 Maroc de notre série documentaire.

La vision occidentale de la femme musulmane soumise prend ses racines dans notre Histoire. Les Français ont ainsi justifié la colonisation du Maghreb, dont l’une des raisons officielles était d’aller civiliser ces populations incapables de traiter leurs femmes sur un pied d’égalité – comme si c’était le cas en France. Le corps des femmes, comme lors de tout conflit, a été instrumentalisé et utilisé à des fins politiques. Cela a donné lieu à de nombreuses humiliations pour les femmes, lors notamment de ces tristement célèbres scènes de dévoilement public en Algérie. On invoque encore aujourd’hui le stéréotype de la femme musulmane soumise pour des raisons politiques, afin d’insister sur le caractère rétrograde de l’Islam (car quoi de plus rétrograde que les inégalités femmes-hommes ?) On sait bien que les plus grands racistes adorent se découvrir une fibre féministe quand cela les arrange, comme on a pu le voir avec les événements de Cologne il y a quelques mois.

La force et la permanence de ce stéréotype sont aussi, et surtout, garanties par les médias, qui parlent sans cesse des femmes musulmanes, selon deux modèles très précis : soit pour nous parler d’une femme soumise, victime de violences, battue par son mari, son père ou son frère ; soit pour nous parler d’une femme émancipée qui a complètement rejeté ses origines ou l’Islam. Bien sûr, ces femmes existent, mais le problème réside dans le fait de nous montrer uniquement ces poncifs-là alors que les musulmanes, comme toutes les femmes, sont plurielles. Il faut arrêter de parler sans cesse des femmes musulmanes sans jamais leur donner la parole.

Ces préjugés vous paraissent-ils plus fort en France que dans les autres pays occidentaux ?

Aujourd’hui, il est difficile de faire abstraction de « l’obsession française » envers les femmes musulmanes : on voit constamment sur les devantures des kiosques des unes parlant de la menace qu’est l’Islam, accompagnées de femmes voilées pour illustrer ce danger, femmes qui sont discriminées à l’école, sur le marché de l’emploi et même dans leurs loisirs. De même, nos représentant(e)s politiques se permettent les pires phrases contre leurs concitoyennes, avec notamment des comparaisons entre le port du voile et l’esclavage, ou encore plus récemment entre le hijab et le brassard nazi. Cette avalanche permanente de violences est vraiment choquante.

À cet égard, il est facile de croire que la France est le pire pays occidental quant aux préjugés et violences concernant les femmes musulmanes. Le rapport du réseau européen contre le racisme, ENAR, intitulé Muslim Women, Forgotten Women? Understanding the gender dimension of islamophobia (disponible en ligne) tend toutefois à nuancer cette idée. Basée sur des recherches en Belgique, au Danemark, en France, en Allemagne, en Italie, aux Pays-Bas, en Suède et au Royaume-Uni, l’étude montre que dans l’ensemble de ces pays, les femmes musulmanes sont discriminées, en particulier sur le marché du travail et sur leurs lieux de travail, où elles sont victimes d’une triple « peine » : sur base du genre, de l’origine ethnique et de la religion. « Les discriminations à l’emploi sont souvent liées aux perceptions d’‘Islamité’, et surtout aux vêtements des femmes musulmanes. Par exemple, au Royaume-Uni, 12,5% de femmes pakistanaises doivent répondre à des questions sur le mariage et les aspirations familiales lors d’entretiens d’embauche, alors que 3,3% de femmes blanches reçoivent de telles questions »[1]. L’étude montre également que les musulmanes sont plus susceptibles d’être victimes de crimes et discours de haine que les hommes musulmans, surtout si elles portent le voile. En France, plus de 80% des victimes d’agressions islamophobes sont des femmes et aux Pays-Bas, le chiffre est de plus de 90%.

Les pays européens n’ont pas tous la même histoire avec les musulmanes : on trouvera plutôt des personnes d’origine turque en Allemagne et plutôt d’origine pakistanaise au Royaume-Uni, par exemple. Les situations varient selon les pays occidentaux, avec plus de violences en France, au Royaume-Uni ou encore aux États-Unis, mais restent globalement similaires dans leurs logiques. La montée de l’islamophobie et des violences et discriminations envers les femmes musulmanes est, malheureusement, générale.

[1] ENAR, «Forgotten Women : The impact of Islamophobia on Muslim women », disponible sur http://www.enar-eu.org/Forgotten-Women-the-impact-of-Islamophobia-on-Muslim-women

 

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