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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 4 weeks 13 hours ago

Football, un espace médiatique et géopolitique

Mon, 15/06/2015 - 11:02

Pendant une semaine, l’actualité mondiale n’a tourné qu’autour du « Fifagate ». Le reste est passé au second plan, ce qui en dit long sur l’importance que le football occupe désormais sur la scène mondiale. Un scandale comparable, concernant une autre fédération sportive ou lié au football il y a vingt ou trente ans, n’aurait jamais occupé un tel espace médiatique. L’enquête n’en est qu’à son début et de futures révélations sont à venir. Si Sepp Blatter a décidé de démissionner de lui-même, après avoir été réélu confortablement, c’est bel et bien qu’il avait compris que sa position ne serait pas tenable pour les quatre ans qui viennent.

D’ores et déjà, on parle de la remise en cause de l’attribution des Coupes du monde 2018 et 2022 à la Russie et au Qatar. Pour le moment, il n’y a pas de preuves que ces décisions soient liées à la corruption massive. Il faut donc attendre que les rumeurs se transforment en preuves. On a appris que l’attribution des Coupes du monde 2006 et 2010 avait été entachée de fraude en faveur de l’Allemagne et de l’Afrique du Sud. En fait, cette décision d’attribuer la Coupe du monde à la Russie et au Qatar a été critiquée dès le départ dans certains cercles. Par les perdants de la compétition (l’Angleterre contre la Russie et les États-Unis contre le Qatar), mais aussi par une partie des responsables occidentaux, qui estimaient que ce choix n’était pas valide pour des raisons politiques. Ces adversaires mettaient en avant la nature des régimes politiques russe et qatari pour s’opposer à ce qu’ils organisent la Coupe du monde. Problème : ces événements ne peuvent-ils avoir lieu que dans des démocraties occidentales ? Le but de la Fifa est d’étendre le football au niveau mondial. Il y a chez certains la nostalgie d’une période où l’Occident dominait la planète comme le monde du sport. Mais, aujourd’hui, les jeux Olympiques peuvent ne pas être organisés uniquement en Europe et aux États-Unis, et la Coupe du monde en Europe et en Amérique du Sud. Il est donc logique que, dans un monde où les pays émergents se font de plus en plus entendre, l’organisation de compétitions sportives se mondialise également. Dès le départ, Poutine a critiqué une justice américaine qui a pour habitude de chercher à étendre sa juridiction au-delà de ses frontières. Après les jeux Olympiques d’hiver de Sotchi, la Coupe du monde de 2018 est un objectif stratégique important pour Poutine en termes d’image.

Le retrait de cette compétition, suite à une enquête déclenchée aux États-Unis, constituerait un nouvel épisode dans la crispation des relations entre Washington et Moscou, sur fond de différends ukrainien et syrien. Par ailleurs, il faudra probablement attendre l’élection du prochain président de la Fifa pour rouvrir le dossier. Le temps paraît court vis-à-vis de l’objectif 2018, tant le calendrier que l’importance de la Russie sur la scène mondiale semblent protéger le maintien de la compétition dans ce pays. Le Qatar s’est également placé sur un plan géopolitique. Il met en avant que certains n’avaient pas digéré le fait qu’un pays arabe puisse organiser un événement sportif mondialisé, tout en niant toute mauvaise conduite. La position du Qatar est plus fragile parce que l’objectif est plus lointain dans le temps et que le Qatar n’a pas le poids stratégique de la Russie. Le retrait de la compétition de ce pays nourrirait très certainement le sentiment d’un complot américain et/ou occidental pour humilier les nations arabes. On peut toujours contester l’attribution de la compétition à tel ou tel pays. La lui retirer après la lui avoir attribuée aurait un impact tout à fait différent et, au-delà de l’aspect sportif, un impact stratégique réel.

Ukraine, Moyen-Orient : quel est le point de vue du Royaume-Uni sur ces dossiers ?

Thu, 11/06/2015 - 11:09

Entretien avec Sir Peter Ricketts, Ambassadeur du Royaume-Uni en France :
– Quelle est la position du Royaume-Uni vis-à-vis de la Russie sur le dossier ukrainien ? Comment le Royaume-Uni envisage-t-il l’évolution des sanctions à l’encontre de Moscou ?
– Nombreux sont ceux qui parlent de la disparition du Royaume-Uni de la scène diplomatique européenne. Cela vous semble-t-il justifié par certains aspects ? Le Royaume-Uni peut-il être influent, tout en étant en retrait de la scène européenne, sur le dossier ukrainien ?
– Comment les partenaires européens peuvent-ils œuvrer ensemble pour résoudre la crise au Moyen Orient?

La Tripartite Free Trade Area : un projet d’intégration régionale pour mettre fin à la fragmentation commerciale en Afrique

Thu, 11/06/2015 - 10:57

Vingt-six pays africains ont signé le 10 juin 2015, un accord de libre-échange qui intéresse 620 millions d’habitants du Caire au Cap. Quelle est la portée de cet accord « Tripartite » ?
La Tripartite Free Trade Area (TFTA) englobera les pays membres de trois organisations régionales déjà existantes : le Marché commun d’Afrique orientale et australe (Comesa), la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC) et la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC). L’objectif est de supprimer les barrières douanières et non tarifaires. L’approche régionale est donc privilégiée comme partout dans le monde, confirmant ainsi l’échec de la démarche globale préconisée par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) depuis quinze ans.
L’accord intéresse un ensemble qui regroupe plus de 600 millions d’habitants et plus de 1 000 milliards de dollars de PIB, associant près de la moitié des pays africains. On y retrouve des économies qui par leur taille et leur potentiel peuvent jouer un rôle dynamique dans l’intégration économique, avec au Nord, l’Égypte, à l’Est, le Kenya, et au Sud, l’Afrique du Sud. Sans oublier des économies qui affichent des taux de croissance très élevés comme l’Angola, l’Éthiopie et le Mozambique, et qui attirent d’importants investissements étrangers. Seul manque au tableau le Nigeria, premier PIB d’Afrique mais qui appartient à l’espace occidental.

Les membres de la Tripartite

Qu’attendre de cet accord ?
L’objectif est de mettre fin à la fragmentation commerciale. L’idée de base qui sous-tend ce type de projet d’intégration est qu’un marché régional où la circulation des marchandises est ouverte et protégée vis-à-vis de l’extérieur par un tarif unifié est bénéfique pour tous. Sous réserve cependant qu’il y ait, au sein de l’espace concerné, concurrence, économies d’échelle et création de trafic.
L’idée n’est pas neuve en Afrique. L’intégration commerciale est inscrite à l’agenda des pays africains depuis les indépendances des années 1960. Avec jusqu’à présent des résultats modestes. Seulement 12 % environ des échanges commerciaux en Afrique ont lieu entre pays du continent, contre 55 % en Asie et 70 % en Europe. Les instruments de l’intégration ne manquent pourtant pas et l’on peut penser que si les textes étaient effectivement appliqués, certaines sous-régions constitueraient déjà de vraies zones de libre-échange. La Communauté d’Afrique de l’Est (EAC) constitue le seul exemple véritablement significatif de renforcement des échanges. Au cours de la période 2005-2015, la baisse des droits de douane en son sein a dynamisé le commerce régional et a permis aux cinq pays membres d’accélérer leur croissance. Les exportations entre le Burundi, le Kenya, l’Ouganda, le Rwanda et la Tanzanie ont triplé pour représenter 23% de leurs échanges. L’union monétaire est promise pour 2017. De son côté, du fait de sa souplesse, la SADC devrait être la plus performante des organisations régionales, avec ses douze membres ayant aboli des droits internes et s’étant engagés vers une Union douanière.
Les obstacles non tarifaires internes aux échanges restent partout nombreux : contingents, permis divers, règles d’origine, normes sanitaires et phytosanitaires, refus des conditions préférentielles. L’équivalent tarifaire de ces obstacles s’établit en moyenne à 40 %, soit un taux qui, pour la plupart des produits, est beaucoup plus élevé que les tarifs appliqués par la plupart des pays du monde. Si la Tripartite a l’ambition de réduire ces pratiques, l’accord ne permettra pas de supprimer ipso facto toutes ces entraves, et pas davantage ce que les économistes appellent pudiquement les « pratiques anormales ». Elle se mesure par exemple par les délais de transport et les coûts de franchissement des frontières.

Quelles seront les prochaines étapes ?
Il faudra attendre plusieurs mois avant que ne se concrétise véritablement la Tripartite. Le calendrier de démantèlement des barrières douanières n’a pas encore été établi et il faudra de longs délais de négociation entre experts. Pour entrer en vigueur, le traité devra être ratifié dans les deux ans par les Parlements des vingt-six pays.
Au-delà, pour engager en profondeur un processus d’intégration régionale rêvé par les pères des Indépendances, la création d’un vaste marché ne suffira pas. Il devra être accompagné par le développement de projets d’infrastructures (transport, énergie notamment) à vocation régionale et par l’adoption et l’application de règles communes allant jusqu’au transfert de souveraineté avec des structures institutionnelles de type fédéral. On en est encore loin.

Libye : les négociations en cours ont-elles une chance d’aboutir ?

Wed, 10/06/2015 - 16:02

Les représentants des deux Parlements libyens rivaux sont réunis depuis lundi 8 juin à Skhirat au Maroc pour tenter de trouver un accord politique sur la crise libyenne. Quels sont les enjeux de cet accord pour la stabilité de la Libye ? Quels sont les défis auxquels fait face le pays actuellement ?
L’enjeu de cette négociation à Skhirat au Maroc est de parvenir à un accord intérimaire qui permettrait de constituer un gouvernement d’union nationale dont la durée de vie serait d’un an, afin de stabiliser la situation, faire cesser les combats et désarmer les milices. C’est l’objectif absolu et prioritaire de l’émissaire des Nations unies pour la Libye, M. Bernardino Leon. Mardi 9 juin, ce dernier est apparu très optimiste en annonçant que sa proposition avait été bien accueillie par les deux parties, mais dans l’après-midi, des réactions à la fois des dirigeants qui gouvernent à Tripoli et de ceux qui sont à Benghazi, ont affirmé qu’un accord n’était pas encore en vue. Les négociations sont donc toujours en cours avec à l’esprit de tous les belligérants, l’urgence de la situation qui continue à se dégrader sur le terrain avec la poursuite des combats. Par ailleurs, l’implication de la communauté internationale est évidemment due à la crainte de voir l’organisation de l’État islamique (Daech) devenir le principal acteur politique de la Libye, puisque le groupe islamiste ne cesse d’étendre son influence sur le pays. C’est cette urgence absolue qu’il faut parvenir à endiguer.
Les divergences entre les deux gouvernements et les deux parlements sont aujourd’hui particulièrement exacerbées, et les contacts entre les deux camps ont été rompus depuis plusieurs mois déjà. Par conséquent, la négociation qui se déroule à Skhirat a ce double objectif à la fois de permettre la reprise d’un contact entre les différents acteurs mais surtout de parvenir à stopper les combats fratricides sur le terrain pour redonner un peu de stabilité à la Libye. Cela permettrait, par voie de conséquence, de tenter à nouveau de stabiliser la situation sécuritaire sur le flanc sud de la Méditerranée puisque c’est évidemment une des grandes inquiétudes des Européens.

Les représentants des deux parlements vous semblent-ils partager la même optique de résolution du conflit ? Quelles sont les chances d’arriver à un accord ferme et définitif ?
Bien sûr, toutes les parties prétendent être d’accord sur la nécessité de trouver un compromis. Le problème est qu’elles sont toutes deux pour le moment dans un rapport de force qui les empêchent d’aboutir à un accord. Ceux qui, dans les deux camps, ont des positions à préserver ou à défendre veulent les maintenir en l’état. Si l’on veut parvenir à un accord, il faudra pourtant que chaque camp fasse des concessions. Selon moi, cela va être assez compliqué mais possible, à condition que la communauté internationale maintienne la pression sur les différents acteurs de cette crise. Ajoutons qu’une pression régionale est également à l’œuvre aujourd’hui puisque l’Algérie, l’Egypte et l’Italie ont signé dimanche au Caire une déclaration commune pour qu’un compromis politique voit le jour et que les combats cessent. Cela étant, on est pour le moment loin du compte. Les discussions ont été engagées depuis plusieurs mois maintenant, ce qui est déjà très important. Il faut donc poursuivre les efforts qui ont été entamés en 2014 sous les auspices du Maroc, qui joue un rôle central dans ce dossier.

Alors que M. Bernardino Leon, émissaire des Nations unies pour la Libye, tente de faire pression sur les deux camps via les dispositifs onusiens, la communauté internationale semble divisée quant à la manière de gérer ce conflit. Quid du jeu de la communauté internationale sur celui-ci ?
La situation est un peu compliquée car beaucoup de partenaires de l’Union européenne (UE) considèrent que la France est en grande partie responsable de cette crise dans la mesure où elle a participé en 2011 à l’intervention en Libye avec la Grande-Bretagne, provoquant la chute de Mouammar Kadhafi et par voie de conséquence, l’instabilité chronique dans laquelle vit le pays depuis presque quatre ans. Un certain nombre de pays de l’UE ou de pays arabes – parfois même les deux – considèrent que c’est à la France de travailler à une stabilisation de la situation. Aujourd’hui, des débats ont lieu entre la nécessité de mettre l’accent sur la diplomatie ou bien d’envisager une nouvelle intervention militaire. Pour le moment, l’option militaire semble écartée, mais il n’est pas à exclure qu’elle puisse être un recours à un moment ou à un autre. Ce serait selon moi une aberration puisqu’à l’heure actuelle, on ne sait même pas contre qui il faudrait se battre. Par ailleurs, cela supposerait évidemment l’envoi de troupes au sol, ce qui a des conséquences sur le plan politique, et notamment sur les opinions publiques françaises. Parallèlement, le développement de Daech sur le territoire libyen fait régner une grande inquiétude sur les vieilles démocraties européennes. L’arrivée massive de dizaines de milliers de migrants venant d’Afghanistan, de la Corne de l’Afrique, du Soudan, d’Egypte, du Mali ou du Sahel risque de provoquer des tensions dans ces démocraties européennes qui pourraient également connaitre une sorte d’instabilité.
La situation est donc compliquée, à la fois sur le plan diplomatique, mais aussi sur le plan politique et sur le plan sécuritaire. Nous sommes aujourd’hui dans une situation où il s’agit de ne gérer que des urgences. La question est aujourd’hui de savoir si l’on parviendra à un accord diplomatique entre les différents acteurs de la crise pour tenter de résoudre plus facilement et plus durablement les deux autres aspects de ce conflit qui sont politique et sécuritaire, c’est-à-dire respectivement l’instabilité institutionnelle et la lutte contre Daech. Il faut absolument qu’avant de rejoindre Berlin pour la tenue d’une réunion internationale, M. Bernardino Leon parvienne à arracher un accord, au moins a minima.

La France et les musulmans, défi majeur de 2017 : le combat pour l’égalité n’est pas vain

Wed, 10/06/2015 - 11:00

Le rapport de la France avec ses citoyens musulmans est certainement l’un des défis les plus importants qui se dresse devant nous. Il risque, pour le meilleur ou pour le pire, d’être un enjeu majeur des élections de 2017. Il est essentiel et déterminant, tant pour les équilibres internes de la société française que pour la place de notre pays sur l’échiquier mondial.

Deux options sont sur la table. Soit on considère qu’ils sont des Français à part entière, qu’ils jouissent des mêmes droits que les autres, ce qui ne signifie pas, bien entendu, le droit d’imposer leur vision du monde à leurs concitoyens. Il ne s’agit pas d’accéder à toutes leurs demandes, il s’agit de penser qu’ils ont le droit de les exprimer librement. Ils sont enfants de la République, avec les mêmes droits et les mêmes obligations que les autres.

Soit on considère qu’ils constituent un élément externe et étranger à la République française, qu’ils sont tolérés à la seule condition de ne pas faire de vagues et de n’émettre aucunes revendications, forcément jugées antirépublicaines et dangereuses pour la société française.

Il y a des tentatives de leur assigner dans les médias des représentants désignés de l’extérieur de leur communauté, dans lesquels ils ne se reconnaissent pas et même qu’ils rejettent et on met trop souvent en avant des musulmans à même d’alimenter un discours stigmatisant sur l’islam, ce que l’on ne fait pour aucune autre communauté.

En réalité, certains leur refusent de s’organiser de façon autonome. Pourquoi leur nier le droit de décider eux-mêmes les figures dans lesquelles ils se reconnaissent ?

La radicalisation de quelques éléments est un défi à relever. C’est un problème qu’il ne faut pas occulter, mais dont les Français musulmans ne sont, collectivement, ni responsables, ni coupables.

Certains considèrent qu’il est consubstantiel à l’islam, d’autres, qu’il est le produit d’un moment historique, un processus qui peut être combattu efficacement par un dosage de réponses sécuritaires et politiques. Que l’islamophobie et la radicalisation se nourrissent mutuellement et qu’il faut les combattre simultanément.

Peut-on penser que les musulmans ont leur place en France, à la seule condition de ne pas s’exprimer par eux-mêmes, de rester à leur place, celle qui était la leur il y a quarante ans, en bas, très loin en bas, sans aucuns droits, comme des dhimmis d’une nouvelle sorte ?

C’est trop tard. Ceux qui rêvent de cela, pour des raisons diverses ne réalisent pas le changement fondamental qui s’est opéré.

Nous pouvons choisir entre une société ouverte et dynamique, attractive et apaisée ou des affrontements sans fin, un cercle vicieux où les extrémistes se nourrissent mutuellement.

Les musulmans français ni ne partiront, ni ne se courberont. Ils veulent prendre place à la table de la République. Ils ont déjà formé une classe moyenne supérieure qui accède aux responsabilités. Vouloir les exclure n’est ni possible, ni souhaitable. Et cela donne, à l’extérieur, une image dégradée de la France, aux antipodes de sa tradition d’ouverture et d’universalisme.

Les musulmans français ne sont plus majoritairement des ouvriers non qualifiés dont le principal objectif est de regagner, sans être victimes de ratonnades, leur foyer Sonacotra, comme dans les années 70. Nombre d’entre eux sont ingénieurs, professeurs, avocats, médecins, etc.

Si le plafond de verre existe encore pour les responsables politiques, préfets, généraux, chefs d’entreprise, il y a une classe moyenne supérieure dont on parle peu, ou pas, qui s’est développée. Cela doit d’ailleurs être un motif d’espoir et de mobilisation pour nos compatriotes musulmans.

Ils ont raison de dire qu’ils sont plus discriminés que le reste de leurs compatriotes français – Roms exceptés – mais ils doivent réaliser que des progrès, fort heureusement, ont eu lieu, et que le combat pour l’égalité n’est pas vain, qu’il faut au contraire le poursuivre parce qu’il paye.

L’affaiblissement de l’AKP est-il synonyme d’instabilité politique en Turquie ?

Tue, 09/06/2015 - 10:09

Le résultat du Parti de la justice et du développement (AKP) aux élections législatives du 7 juin constitue un sérieux revers pour le parti de M. Erdogan. Perdant sa majorité absolue au Parlement pour la première fois depuis 2002, il est aujourd’hui difficile d’imaginer la composition du futur exécutif. A quoi pourrait-il ressembler selon vous ?
Tout d’abord, comprenons que nous sommes désormais dans une nouvelle séquence politique en Turquie. En effet, depuis treize ans, le parti au pouvoir n’avait pas connu une seule défaite électorale. Le résultat atteint hier n’est pas à la hauteur des espoirs que le Parti de la justice et du développement (AKP) avait fondé et des objectifs que le président de la République s’était fixé, puisque son principal objectif était d’atteindre la majorité qualifiée des trois cinquièmes, pour pouvoir modifier la Constitution. M. Erdogan est loin du compte, puisqu’en plus de ne pas obtenir la majorité qualifiée, il n’a même plus la majorité absolue au sein du Parlement, ce qui constitue une nouveauté depuis qu’il a accédé au pouvoir la première fois.
Désormais se pose le problème de la composition du gouvernement. Jusqu’à présent – et c’était d’ailleurs un des arguments que M. Erdogan mettait en avant -, la majorité absolue détenue par l’AKP depuis 2002 lui avait permis de composer des exécutifs homogènes et lui avait évité de recourir à des coalitions. Il avait en ce sens beaucoup insisté ces dernières semaines, durant la campagne électorale, sur le fait qu’il avait amené la stabilité politique en Turquie, et que si, par malheur, le pays retombait dans le jeu des coalitions gouvernementales, un profond désordre s’instaurerait. Pourtant, les résultats sont là et M. Erdogan va être obligé de recourir à un système de coalition. La difficulté principale est qu’évidemment, aucun des partis politiques représentés au sein du Parlement pour cette nouvelle législature n’est spontanément disposé à entrer en coalition avec l’AKP. Ce dernier, ainsi que son principal dirigeant M. Erdogan, ont cristallisé de tels ressentiments, voire même parfois une telle colère, qu’un accord de compromis politique sera difficile à atteindre.
Une option éventuellement envisageable serait que l’AKP bénéficie d’abstentions au moment de l’investiture parlementaire du nouveau gouvernement mais que les députés qui soutiendraient, de facto, la constitution de ce gouvernement ne participent pas eux-mêmes directement à l’exercice du pouvoir gouvernemental aux côtés de l’AKP. Un soutien critique sans participation en quelque sorte. Ce serait une solution hybride, mais cette option sera en réalité bien difficile à mettre en œuvre. Une autre possibilité serait que le Parti démocratique des peuples (HDP) – parti d’extraction kurde qui n’en est plus exclusivement un puisqu’il a mordu sur d’autres pans de la société et a développé de nombreux thèmes de revendications durant la campagne électorale – accepte de participer au gouvernement sur un programme et sur un mandat extrêmement précis ne concernant que la résolution de la question kurde, bien que le HDP n’ait cessé de répéter au cours des dernières semaines que cette option n’était pas concevable. On pourrait alors peut-être imaginer qu’une telle coalition temporaire se forme, mais cela est pour l’instant tout à fait théorique et de complexes tractations vont commencer. Hypothétiquement, ce gouvernement n’aurait mandat que sur un seul point, celui de la question kurde, alors que les défis de la société turque sont évidemment multiples, tant au niveau politique qu’économique.
On est donc dans une situation politique tout à fait nouvelle et, encore une fois, les ressentiments qu’a cristallisés M. Erdogan par ses positions très polarisantes et systématiquement clivantes depuis des années, vont rendre difficile la constitution d’une coalition au sens classique du terme.

A l’inverse, avec un score dépassant les 13% des voix, le parti pro-kurde (HDP) entre pour la première fois au Parlement et obtiendrait au moins 80 sièges. Selon vous, quelles vont être les conséquences de cette victoire ? Le « processus de résolution » avec les Kurdes sera-t-il remis en question ou au contraire renforcé ?
Tout d’abord, il ne me semble plus juste de qualifier ce parti de « pro-kurde » car, en réalité, ce Parti démocratique des peuples (HDP) a changé de tactique et a effectué sa mue politique. Même s’il a évidemment une base électorale très forte dans les zones de peuplement kurde en Turquie, notamment à l’Est et au Sud-Est du pays, il a su grâce à un changement de stratégie politique, mordre sur d’autres catégories de la population. Il a, par exemple, au cours de la campagne, beaucoup insisté sur la défense de toutes les minorités, qu’elles soient religieuses, sexuelles, etc. Le HDP a aussi beaucoup insisté sur les questions environnementales, ce qui est assez nouveau dans les problématiques politiques en Turquie. Enfin, le thème de l’égalité hommes-femmes a été un des thèmes récurrents qui s’est notamment traduit par l’investiture de 268 candidates, proportion qui le place loin devant tous les autres partis. Par conséquent, on peut considérer qu’une bonne partie de ceux et celles qui contestaient le pouvoir, à l’image de ce qui s’était cristallisé lors de la crise de Gezi à Istanbul il y a deux ans, ont voté pour ce parti qui cherche à embrasser des causes beaucoup plus diverses et multiples que la seule question kurde. On peut ainsi constater qu’une partie de la gauche radicale et/ou libérale a voté pour lui.
Evidemment, le HDP est un des grands vainqueurs de cette consultation électorale car c’est la première fois qu’en tant que parti, il dépasse le seuil des 10%. Il a conquis une représentation parlementaire jamais atteinte avec 80 députés. Il va donc être un parti charnière dans les jeux politiques et parlementaires dans les jours et les mois à venir. Ainsi, un des aspects essentiels – même si non exclusif – sera probablement la relance du « processus de résolution » de la question kurde, c’est-à-dire la tentative de parvenir à un compromis politique avec l’État, de façon à ce que les revendications politiques et culturelles des Turcs d’origine kurde puissent aboutir. On sait que ce projet était un des axes importants du HDP, et au vu des résultats très positifs qu’il a atteint en ce dimanche électoral, je pense que ce sera un de ses principaux axes de bataille. On peut donc considérer que ce très bon score du HDP constitue potentiellement un renforcement du processus de résolution, dont on a bien compris que pendant la période électorale, il avait été mis sous la table et n’était plus très actif. C’est le moment de relancer la négociation car je ne pense pas que la Turquie puisse achever son processus démocratique jusqu’au bout si cette question kurde, récurrente, n’est pas réglée.

Y a-t-il un risque de voir une instabilité politique s’installer durablement en Turquie ? Certains évoquent déjà au sein de l’AKP une possible élection anticipée…
Il y a d’ores et déjà une forme d’instabilité politique qui existe en Turquie, à mon sens, et c’est ce qu’on a pu constater lors de la crise de Gezi. Même si cette crise n’avait touché qu’une petite partie de la population turque, il n’empêche que cette mobilisation, il y a quasiment deux ans jour pour jour, avait un sens politique de première importance. Depuis lors, il y a eu une série de crises qui ont entâché la vie politique turque, notamment ce combat acharné qui a été engagée par le parti de M. Erdogan contre ce qu’il appelle la « structure parallèle », soit en réalité la lutte contre les partisans de Fethullah Gülen, ancien soutien de l’AKP. Cette bataille politique, qui s’est soldée par la mise en examen ou la mutation de centaines de magistrats et de policiers, indique que ce pays connaissait une phase d’instabilité politique, non pas au niveau gouvernemental puisque l’AKP dirigeait seul, mais d’une manière plus globale. Cette forte propension du président de la République à cliver et à polariser la vie politique n’était évidemment pas saine. Dans ce contexte, M. Erdogan aura certainement beaucoup de difficultés à entamer cette nouvelle séquence de la vie politique. Nous savons qu’il a une conception singulière de la démocratie où il considère que quand un parti est majoritaire, il n’a guère besoin de trop écouter le point de vue des partis minoritaires. Depuis maintenant quatre ou cinq ans, on observe également un glissement autoritaire préoccupant de sa part, voire un début de culte de la personne, si ce n’est de la personnalité. Tout cela est structurant de sa façon de gouverner. Il va néanmoins falloir qu’il change totalement de façon de procéder, même si cela sera infiniment compliqué, à la fois pour des raisons politiques et des raisons personnelles.
Effectivement, des dirigeants de l’AKP ont évoqué dès hier soir la possibilité d‘élections anticipées qui, pour des raisons constitutionnelles, ne pourrait cependant pas avoir lieu avant plusieurs mois. Par ailleurs, organiser de nouvelles élections serait une mauvaise manière de procéder, revenant à nier la qualité de l’expression démocratique de la volonté des citoyens turcs telle qu’elle s’est exprimée, d’autant que le résultat pourrait être le même, voire encore plus faible pour l’AKP.
Ceci étant, il ne faut pas oublier que ce parti a encore près de 41% des suffrages exprimés. Si le projet de M. Erdogan, et notamment celui portant sur une modification constitutionnelle, ne paraît plus envisageable, l’AKP reste encore d’assez loin la première force politique en Turquie.

Pots-de-vin, corruption et démission de Blatter : les leçons à tirer du scandale à la Fifa

Fri, 05/06/2015 - 09:58

Depuis l’arrestation, avant l’ouverture du congrès mondial de la FIFA, de plusieurs de ses responsables, dans un coup de filet spectaculaire, et les révélations sur la corruption qui régnait, les événements se sont précipités et ont abouti à la démission de Sepp Blatter.

Cette histoire a tenu en haleine, pendant près d’une semaine, le monde entier, et a suscité un flot de réactions rarement vues. Avec un peu de recul, quelles premières leçons peut-on en tirer ?

La première est tout simplement de réaliser l’importance que le football a prise au niveau mondial.

On a eu l’impression que, pendant une semaine, le monde s’était arrêté et que tous les autres événements étaient passés au second plan. Le « Fifagate » a fait l’objet d’une attention médiatique mondiale, équivalente à celle du déclenchement d’une guerre majeure. S’il y avait eu des révélations de corruption à la fédération internationale des sports de glace, ou de tout autre sport, cela n’aurait pas suscité un tel tsunami médiatique.

D’ailleurs, les mêmes événements concernant la FIFA, il y a 20 ou 30 ans, auraient été traités rapidement dans les journaux généralistes en pages intérieures.

Le football, et donc la FIFA qui le gère au niveau mondial, est plus visible. Cela donne à cette organisation plus de responsabilités. Or, le moins que l’on puisse dire, c’est que cet accroissement énorme de visibilité ne s’est pas accompagné d’efforts de bonne gouvernance ou de transparence.

Les citoyens sont de plus en plus informés et supportent de moins en moins la corruption, la triche. Ce n’est pas qu’il y a plus de corruption qu’auparavant, c’est qu’elle est moins admise, d’une part, et qu’elle a plus de chance d’être connue, de l’autre. Il paraît difficile désormais qu’une fraude importante concernant une organisation sous le feu des projecteurs reste cachée très longtemps. Tant mieux.

Beaucoup se sont demandés : pourquoi maintenant, alors que les rumeurs circulaient depuis longtemps ? Il y eut ici, comme ailleurs, un moment M, où on passe d’une époque à une autre. Ce qui était auparavant admis devient tout d’un coup insupportable, sans que l’on sache trop pourquoi. On est passé de ce stade à un autre.

Dans beaucoup de pays d’Europe occidentale, la corruption des responsables politiques était vue comme une sorte de calamité naturelle, contre laquelle on ne faisait pas grand-chose. Elle est aujourd’hui jugée inacceptable.

Il y eut également un moment clé où les enquêteurs américains ont eu assez d’éléments pour mettre en cause les responsables de la FIFA et ont su le rendre public de façon spectaculaire.

Y a-t-il un complot américain ? Ceux-ci se vengent-t-ils de n’avoir pas obtenu la coupe du monde de 2022 ? La théorie du complot est régulièrement évoquée. Souvent lorsqu’elle concerne les États-Unis, et encore plus les relations Etats-Unis – pays arabes.

Certes, on peut penser que les enquêteurs américains ont été plus diligents que dans d’autres cas, que jeter une pierre supplémentaire dans le jardin de Poutine, en suscitant des interrogations sur la tenue de la coupe du monde en 2018 chez lui, n’est pas pour déplaire aux autorités américaines.

Elles aimeraient également récupérer chez eux la coupe du monde de 2022, attribuée au Qatar. Si le FBI agit sur instructions des autorités étatiques, ce n’est pas le cas du procureur. Mais, celui-ci, outre qu’il fait son métier, peut également être animé d’une fibre patriotique. Cependant, les faits n’ont pas été inventés. Ce ne sont pas les États-Unis qui ont conduit certains dirigeants de la Concaf à accepter d’être corrompus.

Ces événements sont un effet d’aubaine qui a été intelligemment instrumentalisé, mais qui n’a pas été créé par les Américains. Il faut également avoir conscience que le rejet du mensonge et de la triche est très ancré aux États-Unis. Lance Armstrong ou Marion Jones, pourtant des icônes sportives et des héros nationaux américains ont été confondus et sévèrement sanctionnés pour avoir menti.

Il y eut beaucoup d’excès et ceux qui n’aiment pas le sport ou le football se sont régalés. L’amalgame « tous pourris » a été lancé sans beaucoup de réflexion.

On a vu en France la joie mauvaise des élites, qui reprochent au sport de permettre un autre type de réussite que celle des réseaux. Il y eut la corruption dans le football, mais le football en tant que tel n’est pas corrompu. Il y a plus d’argent qu’auparavant mais il y avait certainement beaucoup plus de tricheries, d’arrangements, avant. Les faits de corruption avérée ont concerné l’attribution de marchés ou éventuellement de compétitions, mais pas le résultat des compétitions.

La FIFA est-elle en danger de mort ? Non, pas si elle sait se régénérer, ce qui est tout à fait envisageable.

Il y a une dizaine d’années, le Comité International Olympique (CIO) était atteint par un scandale aussi grand. Après qu’il eut été prouvé que les Jeux olympiques de Salt Lake city avaient été obtenus suite à une corruption généralisée, le CIO s’est réformé, a modifié ses méthodes et a su regagner la confiance de l’opinion. La FIFA peut tout à fait en faire de même. C’est d’ailleurs son intérêt, comme ce fut celui du CIO. Si le public et les sponsors mettent en doute l’intégrité de ces sports, ils s’en détourneront. Le football, n’en déplaisent à ses détracteurs, n’est pas en danger.

Les désignations des pays hôtes des coupes du monde 2018 et 2022 vont-elles être remises en cause ? Nul n’en sait rien aujourd’hui. Il faudrait prouver que la corruption pour les obtenir a été déterminante.

La défense européenne : « le statu quo met en danger nos intérêts nationaux »

Fri, 05/06/2015 - 09:52

Les questions de défense seront abordées lors du Conseil européen qui se tiendra les 25 et 26 juin prochains. Depuis le traité de Lisbonne, seule une rencontre avait eu lieu en décembre 2013 sur ces questions. Comment expliquer ce manque de dynamisme ?
Il est vrai que la dernière rencontre des chefs d’État et de gouvernement consacrée principalement à ce sujet avant décembre 2013 s’était tenue en 2008. Cela est à la fois parfaitement dommageable et parfaitement légitime. Dommageable, car il est difficile de faire avancer les questions de défense sans une impulsion au plus haut niveau politique européen. La défense, domaine régalien par excellence, est marquée par les inerties, les intérêts constitués et les chasses gardées de toute nature. C’est aussi tout un tissu économique et des industries nationales. Ce sont là des choses que les ministres de la Défense eux-mêmes peuvent difficilement faire avancer au niveau européen. D’ailleurs, à la différence des ministres des Affaires étrangères, ils ne disposent pas même d’un format propre à Bruxelles. Ce ne sont pas non plus des états-majors nationaux que viendront les ruptures nécessaires. Et lorsque, comme avec la fusion BAE/EADS en 2012, c’est l’industrie qui veut créer la rupture nécessaire à la survie de l’industrie de défense européenne dans un marché de plus en plus concurrentiel, le politique l’en empêche. Il y a un paradoxe structurel à l’œuvre ici : les seuls qui puissent véritablement faire bouger les lignes sont aussi ceux qui ne sont pas disponibles pour ce faire ou n’y sont pas particulièrement enclins.
Parfaitement légitime aussi, car c’est le propre d’une démocratie qui fonctionne que de répondre aux attentes à court-terme de ses citoyens. Les chefs d’État sont comptables de ces attentes, qui sont d’ordre économique et social avant tout, a fortiori en période de crise. C’est sur la question du chômage et de la croissance qu’ils sont attendus au tournant, et qu’ils seront jugés par les urnes. On peut le regretter, comme ont tendance à le faire la plupart des commentateurs des questions de défense, qui déplorent que le sujet soit devenu périphérique, mais il y a là quelque chose de parfaitement naturel. L’ennui, c’est lorsque la gestion de ces attentes à court-terme met à mal les outils dont nous disposons pour influer sur les choses à long terme. Continuer à faire vingt-huit fois la même chose en Europe en matière de défense, c’est en fait mettre en danger nos intérêts nationaux car cela nous empêche d’investir dans les capacités modernes nécessaires. Le statu quo deviendra un problème à court terme lorsque nous n’aurons plus les moyens de maintenir des armées cohérentes au niveau national. Plus cette prise de conscience tardera, plus le prix à payer sera élevé au niveau des viviers de compétences nationaux, des sous-traitants de l’industrie de défense, du maintien en condition des armées et de la cohérence de nos outils de défense.

A l’occasion de ce Conseil européen, les questions de défense ne risquent-elles pas d’être évincées des discussions par d’autres plus immédiates, comme celles du « Grexit » ou du « Brexit » ?
Elles risquent en effet d’être réduites à la portion congrue, bousculées par les questions du
« Grexit », du « Brexit » et des crises en Méditerranée. Là encore, cela est à la fois dommage et parfaitement légitime. Que les chefs d’État et de gouvernement débattent des questions de défense leur permet de s’approprier le sujet et de s’inquiéter des enjeux qu’il pose à long terme. Cela permet de faire le suivi des progrès accomplis depuis décembre 2013, de demander des résultats : l’absence d’avancées véritables leur pose alors un problème de crédibilité.
En même temps, pour les raisons déjà citées, il est difficile d’imaginer qu’un Conseil européen puisse se dérouler sans qu’il ne soit bousculé par les questions d’actualité, et les crises qui préoccupent les citoyens, et par ricochet naturel les chefs d’État. Le sommet de décembre 2013 n’avait pas fait exception à la règle, et avait pourtant accouché d’un agenda relativement ambitieux. Au-delà de la discussion entre chefs d’État elle-même, l’important est qu’ils donnent mandat pour continuer ces travaux. C’est cette impulsion politique au plus haut niveau qui permet de faire travailler tout le monde en aval. Il est douteux cependant que cette impulsion aille au-delà de la gestion des affaires courantes. Il n’y aura pas de rupture.

Il est finalement difficile de concevoir une Europe de la défense sans véritable vision stratégique commune. A défaut de concilier les intérêts des vingt-huit États membres de l’UE, faudrait-il selon vous abandonner l’idée d’une Europe intégrée en matière de défense ?
Il faut discuter, débattre, et échanger le plus possible. Il n’y a que de cette façon que l’on pourra ébaucher une ambition et des priorités communes reposant sur des intérêts communs aux Européens. Si cette approche n’accouche que d’un chapelet d’intérêts nationaux, et ne résout à proposer que leur plus petit dénominateur commun, cela ne présente pas d’intérêt et pas de plus-value. Alors effectivement, il faut envisager une approche à plusieurs vitesses. A la condition que ceux qui ne souhaitent pas avancer ne puissent pas empêcher les autres d’avancer. Le traité de Lisbonne a donné les outils aux États pour ce faire, cela s’appelle la coopération renforcée, l’article 44, ou la coopération structurée permanente. Il suffit de les appliquer. Mais en a-t-on échangé au point de comprendre et d’accepter les ressentis et les perceptions des uns et des autres sur ce sujet, pour essayer d’avancer ensemble ? Je n’en suis pas sûr.

Rohingyas : l’inquiétude des Occidentaux face à l’immobilisme de l’Asie du Sud-Est

Thu, 04/06/2015 - 11:10

Depuis plusieurs semaines, des milliers de Rohingya et d’émigrés du Bangladesh tentent de rejoindre l’Asie du Sud-Est par bateau. Comment expliquer cette situation ? Quel est l’histoire et la situation actuelle de la population Rohingya ?
Le sort ténu de cette minorité Rohingya (musulmane de culture et d’origine bengalie ; environ un million d’individus en Birmanie) considérée comme « apatride » par une majorité de Birmans (bouddhistes) n’est guère nouveau. Ces trois dernières années, la communauté internationale, les médias occidentaux, les institutions et spécialistes [1] de la Birmanie se sont à diverses reprises penchées sur cette thématique humanitaire délicate, sans parvenir à infléchir significativement la perception des autorités birmanes, toute post-junte soient-elles depuis à présent quatre ans.
Au pays de La Dame de Yangon (Aung San Suu Kyi) et des généraux, le sort de ces « Bengali » comme les nomme sans ménagement l’homme de la rue à Yangon, Mandalay ou Sittwe ne soulève généralement pas des montagnes d’empathie, alors même que la résurgence d’un nationalisme bouddhiste militant est parallèlement de plus en plus marquée.
En revanche, les ordres de grandeur impressionnants et la dimension « industrielle » – plusieurs milliers de cas désespérés abandonnés au large des côtes birmanes, thaïlandaises et indonésiennes, sur des embarcations de fortune -, sont quant à eux plus nouveaux dans la région en ce XXIe siècle débutant, interpellant l’opinion ; au passage, bien davantage en Occident qu’en Asie…
Dans le contexte de cette Birmanie nouvelle et de retour dans le concert des nations, se profilent d’ici cinq mois des élections générales aussi cruciales qu’indécises à cette heure, les forces démocratiques (cf. Ligue Nationale pour la Démocratie – LND), l’électorat ethnique (un tiers de la population), le parti de l’ex-junte (USDP) et l’armée jouant des coudes pour conserver, résister ou étendre leurs « parts de marché » auprès des votants. Dans ce cadre particulier, la question des Rohingyas tient une place particulière où chaque parti / partie prenante au scrutin entend plaire à l’électorat. Un électorat très majoritairement birman (au sens ethnique du terme) et bouddhiste qui n’a qu’un intérêt pour le moins minime pour la situation de ces ressortissants déshérités, dont pas plus la Birmanie que le Bangladesh voisin ne se soucie vraiment, si ce n’est parce que la communauté internationale (occidentale) le leur suggère…

Une conférence régionale sur la crise des migrations clandestines en Asie du Sud-Est, réunie en urgence à Bangkok à l’initiative de la Thaïlande le vendredi 29 mai, devait permettre de trouver une solution à cette crise. Cette conférence a-t-elle permis de trouver des solutions satisfaisantes ? Largement pointée du doigt par ses voisins régionaux, quelle position la Birmanie a-t-elle choisi d’adopter ?
Dans ce forum régional « de crise », où une quinzaine de nations tentaient – péniblement… – de parler d’une seule et même voix sur ce dossier sensible et de trouver une issue rapide, calibrée et coordonnée, le doigt accusateur était principalement pointé en direction des régimes birman et bangladais, coupables d’une gestion (fort) sujette à caution, si ce n’est moralement indéfendable. Le ton est notamment monté à diverses reprises lors d’échanges tendus entre la délégation birmane, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR) et les représentants américains, aux positions et solutions diamétralement opposées.
N’aimant guère être poussés dans les cordes, à plus forte raison devant un tel parterre régional et sous les feux médiatiques internationaux, les « diplomates » birmans présents à Bangkok ont tonné leur mécontentement, estimant être à tort stigmatisés. Les représentants de Naypyidaw [2] se sont toutefois « engagés » à ce que la Birmanie s’implique désormais davantage dans la recherche d’une solution de crise acceptable pour les populations considérées…
Quant aux participants de ce forum régional élargi, sur un plan collectif, l’idée d’une prise en charge immédiate, plus humaine, concertée et mutualisée entre les pays concernés au premier chef [3] par cette tragédie, scella les débats. Une issue somme toute attendue qui a très court terme, ces prochains jours, devrait (en théorie) ramener le niveau et l’amplitude de ces drames à de moins inhumaines proportions (cf. accueil des boat-people en situation de grande précarité, prise en charge temporaire et ventilation entre les différents États).
Le 3 juin, pour faire bonne mesure et s’acquitter de cette promesse obtenue sous la contrainte (diplomatique et médiatique), les autorités birmanes acceptèrent l’accostage de plus de sept cents individus dérivant depuis des semaines en mer des Andaman et tenus jusqu’alors à bonne distance du littoral birman…
Qu’en sera-t-il dans quelques semaines, d’ici quelques mois, lorsque le regard et l’attention du concert des nations se seront reportés sur une autre scène de détresse ou sur un autre théâtre de crise…

Qu’en est-il de la situation politique de la Birmanie aujourd’hui ? Constate-t-on toujours une libéralisation et une démocratisation du pays engagée depuis 2011 ?
Quoi qu’à l’évidence quelque peu grippé ou à tout le moins ralenti depuis une bonne année et demie, à l’orée de l’été 2015, le tempo de l’ouverture, des réformes et de la transition démocratique engagée au printemps 2011 demeure de mise.
Certes, ayant beaucoup investi depuis 2011 dans l’accompagnement de cette ouverture démocratique inédite – mais mise en musique par une majorité d’anciens hauts responsables militaires [4] -, la communauté internationale (occidentale principalement ; et Washington en particulier) fait la moue, mécontente des chantiers à l’avancée désormais ralentie, des calendriers et échéances plus flous et des divers retards pris. Aux félicitations a succédé une certaine déception.
Le sentiment d’avoir tout donné et trop vite, repris en boucle par les acteurs / observateurs militaro-sceptiques de la scène birmane (cf. ONG, organisations des droits de l’homme), commence à se faire entendre dans les grandes capitales. Promptes à se rendre toute affaire cessante à Naypyidaw et Yangon (entre 2011 et 2014 notamment), les responsables politiques étrangers de premier plan [5] sont dernièrement repris de volée pour leur précipitation supposée, mal récompensée selon leurs détracteurs par ce brutal coup de frein – d’aucuns en Birmanie parlent, un peu excessivement sans doute, de retour en arrière – de l’administration Thein Sein, il y a encore peu portée aux nues.
Un changement de rythme que l’on impute à la phase transitoire menant aux élections générales de novembre, ainsi qu’aux délicates – si ce n’est laborieuses – discussions de paix en cours. Ces dernières rapprochent dans une complexe alchimie de négociations/tractations/intimidations une quinzaine de groupes ethniques armés et le gouvernement, lequel ambitionne désormais d’obtenir de ses interlocuteurs ethniques parties au processus la possible signature, courant juin ou juillet, d’un hier encore très improbable accord national de cessez-le-feu (National Ceasefire Agreement : NCA).
Un événement somme toute alors historique dans ce pays d’Asie du Sud-Est, fragilisé depuis un long demi-siècle par une kyrielle de conflits domestiques violents, mais qui ne signifierait pas encore la matérialisation de la Paix avec un P majuscule ; le NCA ne constituant « que » le stade préliminaire de ce processus alambiqué.
De fait, une fois paraphé, l’accord national de cessez-le-feu autoriserait l’ouverture d’une phase deux, c’est-à-dire d’un « dialogue politique » entre le gouvernement et les minorités ethniques. Une deuxième étape cruciale et délicate, que la majorité des observateurs imaginent étirée sur plusieurs années, ce alors que des accrochages violents, des combats, perdurent encore début juin 2015 en divers points du territoire (cf. Etats Shan, Kachin et Rakhine).
En 2015, dans cet État trait d’union stratégique et jointure unique des mondes indien, sud-est asiatique et chinois, le chemin de la transition démocratique et de la concorde nationale se révèle à l’évidence tout aussi ardu que celui supposé mener à la paix.

[1] Lire notamment http://www.iris-france.org/docs/kfm_docs/docs/observatoire-strategique-asie/20140325birmanie.pdf ; http://www.iris-france.org/docs/kfm_docs/docs/observatoire-strategique-asie/2013-04-05-asie-perspectives-stratgiques-n5-deux-ans-aprs-la-fin-de-la-junte-deux-ans-avant-les-lections-gnrales-la-birmanie-au-milieu-du-gu.pdf
[2] La capitale birmane depuis 2005.
[3] Cf. les pays de départ : Bangladesh et Birmanie ; les pays de transit : Thaïlande et Indonésie ; enfin, les pays de destination : Malaisie et Australie.
[4] A l’instar du Président Thein Sein (ancien n°5 de la Junte militaire ; général) ou du Président de l’Assemblée nationale (Speaker) Thura Shwe Mann (ancien n°3 de la junte ; également général). Dans le gouvernement birman actuel, à minima les 4/5e des portefeuilles ministériels et des postes à responsabilité sont confiés à d’anciens officiers supérieurs.
[5] Tel le Président américain Barack Obama, le seul chef d’État occidental à s’être rendu à deux reprises en Birmanie en l’espace de trois ans (2012 et 2014).

Foot : le parrain 2

Wed, 03/06/2015 - 11:41

Développement durable : Une notion polysémique aux enjeux universels et citoyens

Tue, 02/06/2015 - 17:35

Pierre Jacquemot est chercheur associé à l’IRIS, président du Gret. Il répond à nos questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « Le dictionnaire du développement durable » (Sciences Humaines Éditions) :
– Qu’est-ce que le développement durable ? Pourquoi avoir choisi la forme d’un dictionnaire pour appréhender ce sujet ?
– Comment le développement durable se décline-t-il au niveau de la gouvernance mondiale et au niveau étatique ?
– A l’heure de la COP21, les États et en particulier la France ont-ils pris la mesure des enjeux climatiques ?

«En Irak, la stratégie de la coalition n’a montré aucune efficacité»

Tue, 02/06/2015 - 11:51

Les Etats membres de la coalition internationale engagée contre Daesh en Irak se sont réunis à Paris. Karim Pakzad, chercheur à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), souligne l’ambiguïté des positions de cette coalition.

Une vingtaine de ministres des Affaires étrangères, dont ceux de l’Arabie Saoudite et de la Turquie, ainsi que le Premier ministre irakien, Haïdar al-Abadi se sont réunis à Paris sous l’égide de Laurent Fabius. Quel bilan stratégique tirer de l’intervention de la coalition en Irak?

Malgré l’engagement de cette coalition, avec près de 4000 sorties aériennes de l’aviation des pays membres, malgré l’engagement de ces pays en Irak mais aussi en Syrie, malgré l’existence d’une opposition laïque, Daesh progresse, se renforce même. Le Premier ministre irakien Haider al-Abadi, également présent à Paris, a clairement dit que la stratégie de la coalition internationale avait échoué. La situation en Irak et en Syrie, avec l’avancée de Daesh, exige que la coalition internationale revoie sa stratégie. Jusqu’à présent, les bombardements systématiques et l’éviction des tribus chiites de la lutte contre Daesh n’ont montré aucune efficacité. Lors de cette conférence, les membres de cette coalition ont tenté de voir comment ils pouvaient aider le gouvernement irakien à lutter plus en avant contre Daesh.

Pourquoi se tient-elle précisément à Paris?

Il faut se rappeler que c’est justement la France qui a mis en place cette coalition, laquelle n’est pas placée sous l’égide de l’ONU. Quelque temps après la chute de Mossoul en juin 2014, prise par l’Etat islamique, et alors que le Kurdistan irakien était aussi menacé, ainsi que le sud du pays et même Bagdad, la France avait pris elle-même l’initiative d’inviter certains de ses alliés à mettre en place cette coalition internationale. Voilà pourquoi cette conférence se tient à Paris, car la France a été au centre de sa naissance et est très active sur la question irakienne.

L’Iran est le grand absent de la conférence. Pourquoi?

Le pays le plus engagé dans la lutte contre Daesh sur le terrain est l’Iran, lequel lutte aux côtés des tribus chiites et n’a pourtant pas été invité. Pourquoi? Car d’autres pays membres de cette coalition, comme l’Arabie saoudite ou les Emirats arabes unis, ne veulent absolument pas entendre parler de l’influence de l’Iran en Irak, ou même dans la région. Il semblerait que l’Arabie saoudite ait mis directement son veto pour que l’Iran ne soit pas invité à cette conférence. Or, il y a là un paradoxe car ces pays sont aussi accusés par l’Irak d’aider l’Etat islamique. Cela montre bien à quel point la situation est compliquée et combien est impuissante cette coalition qui ne prend pas tous les éléments en compte.

Vous avez mentionné l’échec de cette coalition sur le terrain en Irak. Comment l’expliquez-vous?

Les pays membres de cette coalition se trouvent dans une situation très compliquée. En raison de cela, ils n’ont pas la possibilité de mettre en place une initiative claire. Ainsi, les Américains, les Français avaient pu exiger du gouvernement irakien qu’il écarte les milices chiites qui avaient pourtant libéré Tikrit. L’ancien Premier ministre irakien Nouri Al Maliki avait alors dû limiter leur pouvoir. Pourtant ces milices chiites sont en première ligne dans la lutte contre Daesh. Après cette décision, l’armée irakienne s’est retrouvée un peu seule et l’aviation américaine n’a pas empêché Daesh d’avancer et d’attaquer la grande ville de Ramadi. Le Premier ministre a dû alors de nouveau faire appel à ces milices chiites, pourtant écartées, pour aller libérer Ramadi. Les Etats-unis, la France ont des relations tellement poussées avec les monarchies du Golfe que ces dernières imposent même leur refus de toute alliance avec ces milices chiites. Voilà au fond le noeud du problème: les alliés ne veulent pas des milices chiites mais le gouvernement irakien en a besoin. Il y a là une vraie ambiguïté de la part des alliés et une absence de stratégie claire.

Cette conférence détache-t-elle la question syrienne de la question irakienne alors que Daesh est présent dans les deux pays?

Je considère que ces deux questions sont liées et font partie du même enjeu. Là aussi, il y a ambiguïté de la part de la coalition, précisément des Américains et des Français qui veulent séparer de façon artificielle ces deux questions. Pourtant, que signifie Daesh sinon «Etat islamique en Irak et en Syrie». C’est la traduction littérale en arabe. En Syrie, on voit bien aussi qu’il y a un refus net de la part de la France et des Etats-unis de discuter avec le régime syrien qui est tenu responsable de nombreux morts. Mais il y a aussi le danger que Daesh prenne le dessus. Là aussi, il faut voir si la France va vouloir infléchir sa position sur la Syrie alors qu’elle ne veut absolument pas entendre parler de discussions avec Bachar el Assad.

Comment expliquer le succès de Daesh sur le terrain?

A l’origine, Daesh avait pour nom «Al Qaïda en Irak». Il a été ensuite utilisé par certains pays pour créer des difficultés et déstabiliser le régime chiite irakien qui concentrait les ressentiments du monde arabe sunnite. Cette organisation a été utilisée ouvertement par certains pays comme la Turquie : la frontière turco-syrienne est devenue un point de passage pour ces combattants. Il y a aussi des donateurs financiers qui aident cette organisation. Les armes, les volontaires continuent d’affluer. Ensuite cette organisation a pris de l’ampleur et s’est installée en Syrie. Elle a mis en place un vrai plan idéologique et a voulu marquer les esprits. Pour cela, elle a utilisé des méthodes extrêmes que même Al-Qaïda en Irak n’utilisait pas, comme les décapitations, les immolations, le recrutement d’enfants. Pourtant cette organisation a suscité une certaine attirance, pour ceux qui sont idéologiquement d’accord, ceux qui sont perdus, pour les aventuriers de tous bords. C’est une phénomène qui s’observe dans le monde entier; bien sûr, d’abord dans les pays arabes, en Arabie saoudite par exemple ou en Tunisie. En Asie centrale aussi, on a constaté que 300 jeunes Tadjiks avaient rejoint les rangs de Daesh en Syrie, certains avec leur famille. Daesh est soutenu par certains pays arabes, notamment par les pays du Golfe, où plus de 80% de l’opinion publique lui est favorable. Ils voient dans Daesh la revanche des Arabes sunnites contre les Chiites et un moyen d’empêcher l’Iran d’accéder au rang de puissance centrale dans cette région, surtout avec la perspective de la signature de l’accord sur le nucléaire iranien.

Élections législatives en Turquie : les tentations autoritaires d’Erdogan affaiblissent-elles l’AKP ?

Tue, 02/06/2015 - 09:44

Le 7 juin prochain auront lieu les élections législatives en Turquie. Pour la première fois depuis treize ans, le Parti de la justice et du développement (AKP) voit sa majorité absolue être menacée. Quels sont les enjeux de ce scrutin ? Les tentations autoritaires de M. Erdogan ont-elles provoqué la désaffection de ses partisans ?
La réalité est un peu plus compliquée. Ce qui est fort probable, c’est que le Parti de la Justice et du développement (AKP) voit son score faiblir par rapport aux précédents scrutins législatifs. Il faut néanmoins rappeler que ce parti a gagné trois élections législatives successives et qu’il a systématiquement remporté depuis treize ans tous les scrutins référendaires, municipaux et présidentiels auxquels il s’est présenté. Aux avant-dernières élections législatives, l’AKP rassemblait près de 47% des suffrages exprimés et aux dernières législatives, il en obtenait près de 50. Aujourd’hui, les sondages – qu’il faut manier avec précaution – donnent une fourchette avoisinant les 40%. Il y a donc incontestablement un fléchissement. Pour autant, il ne faut selon moi pas considérer trop rapidement qu’il en est terminé du règne et de l’hégémonie de l’AKP mais plutôt chercher à expliquer cet affaiblissement.
Tout d’abord, un parti qui est au pouvoir depuis treize ans connaît mécaniquement un phénomène d’usure. Cela est valable pour la Turquie mais également pour n’importe quel autre pays. Ensuite, la Turquie connait des résultats économiques moins spectaculaires qu’il y a quatre ou huit ans. On se rappelle qu’au début de la décennie, les taux de croissance annuels du pays atteignaient 8 à 9%, ils ne sont plus aujourd’hui que de 2 à 3%. Par conséquent, le processus de redistribution qui avait permis à l’AKP de se constituer une solide base sociale et électorale a perdu en intensité. Cela étant rappelé, la situation ne peut être décrite schématiquement en noir et blanc puisque le taux de croissance du pays est toujours en progression et que l’AKP n’a pas perdu toute sa base électorale. Enfin, troisième raison, on observe depuis plusieurs années un glissement autoritaire, voire des dérapages inquiétants, de la part de l’exécutif, et notamment de celui qui fut Premier ministre pendant plus de dix ans et qui est désormais président de la République. Les manquements répétés aux droits démocratiques les plus élémentaires ont découragé ou ont éloigné une partie de l’électorat de l’AKP.
Il y a donc combinaison de multiples raisons qui permettent de comprendre cette probable réduction de la base électorale de l’AKP. Pour autant, il restera le premier parti dans la compétition électorale. Le principal enjeu de ces élections semble être l’obsession de M. Erdogan de pouvoir instaurer un régime présidentiel en Turquie. Pour ce faire, un changement constitutionnel ou une nouvelle Constitution sera nécessaire, et s’il ne peut choisir la voie du référendum, il faudra alors opter pour un vote parlementaire. Cependant, dans cette hypothèse, une modification de la Constitution nécessite d’obtenir un vote des deux tiers des députés. Cet objectif paraît à ce jour effectivement difficile à atteindre.

Samedi 30 mai, les célébrations de la conquête de Constantinople par les Ottomans ont rassemblé plusieurs centaines de milliers de partisans de l’AKP. M. Erdogan a profité de ces célébrations pour donner une allure de meeting électoral à ce rassemblement. Quelles valeurs l’AKP souhaite-il mettre en avant avec ces évènements ?
Il faut souligner deux choses. Tout d’abord, la volonté de faire coïncider les deux dates est évidente puisque la prise de Constantinople est fêtée le 29 mai, date de sa conquête par les Ottomans en 1453. Or, pour la première fois, un petit changement de date d’une journée a eu lieu, puisqu’un meeting électoral de l’AKP était prévu le 30 mai. Il y a donc clairement une manœuvre tendant à faire coïncider la commémoration d’une victoire historique avec un meeting électoral de l’AKP. Par ailleurs, le contenu même du discours d’Erdogan lors de ce meeting visait effectivement à rapprocher cette conquête de la ville de la victoire que l’AKP ne manquera pas, selon lui, de remporter dimanche prochain. Cela entre aussi en écho avec la volonté de l’AKP, depuis plusieurs années, de tenter de replacer les mesures édictées par sa politique dans un contexte de réappropriation du passé ottoman de la Turquie républicaine. Ça n’est pas une manœuvre, c’est une ligne politique. Cela traduit la volonté de relativiser l’importance de la période républicaine pour se réapproprier le passé de l’époque impériale. Conjoncturellement, dans le cadre de cette campagne, l’occasion était rêvée pour Erdogan de faire coïncider les échéances électorales et une date très importante de l’histoire de la Turquie. C’est cette référence, désormais régulière, à la période ottomane, considérée comme le glorieux passé du pays, qui a été une nouvelle fois instrumentalisée par le président de la République.

Le climat liberticide qui s’est installé depuis quelques années en Turquie inquiète l’Union européenne (UE). Certains qualifient même ces élections de « test démocratique » pour la Turquie. A l’heure où les négociations d’adhésion avec l’Union européenne marquent le pas, ces élections peuvent-elles changer les relations entre la Turquie et l’UE ?
Il est incontestable qu’un climat liberticide règne en Turquie. La façon même dont la campagne électorale est menée traduit cette situation. Le président de la République devrait normalement se situer au-dessus des partis politiques, à l’inverse il ne cesse de sillonner et de quadriller le pays depuis maintenant plusieurs semaines dans une série de meetings en faveur de l’AKP et en stigmatisant ses adversaires. En cela, il y a un véritable problème d’utilisation de la fonction présidentielle. Ensuite, il y a un cadre plus général de restrictions des libertés démocratiques élémentaires, individuelles et collectives. C’est un environnement politique assez préoccupant, d’autant, qu’à mon sens, l’État de droit en Turquie est depuis trois à quatre ans très menacé. On ne circonscrit ainsi plus très bien en Turquie la séparation des trois pouvoirs, ce qui constitue pourtant un des fondements d’une démocratie.
Evidemment, l’UE est bien fondée à dire que ces élections constituent un test, comme d’ailleurs chaque rendez-vous électoral. Il me semble que l’UE a raison de s’inquiéter des évolutions de ce climat liberticide en Turquie. Pourtant, cela ne devrait pas avoir d’incidences sur le cours des négociations entre la Turquie et l’UE, puisque ce dernier est malheureusement au point mort depuis maintenant plusieurs années. Il y a bien eu un espoir, il y a deux ans, de relance des pourparlers d’adhésion, mais sans guère de succès avéré. Depuis lors, seul le minimum vital est réalisé pour éviter d’annoncer purement et simplement la rupture des négociations. Quel que soit le résultat des élections dimanche prochain, il faut tout faire pour relancer un réel processus de négociations entre les deux parties. En effet, la décomposition des relations entre la Turquie et l’UE a justement permis à Erdogan de prendre un certain nombre de mesures liberticides. Il faut se persuader que plus l’UE fera pression sur la Turquie, plus elle réduira les dangereuses évolutions en ce sens. D’ailleurs, une partie des démocrates en Turquie demande qu’indépendamment du glissement liberticide qui existe, l’UE poursuive un dialogue exigeant avec la Turquie pour empêcher qu’Erdogan ait toute latitude et totale marge de manœuvre pour poursuivre sa dérive. Il me semble que l’Union européenne serait bien fondée à écouter attentivement ces démocrates et à suivre leur demande.

Sommet UE-Japon : nouveaux progrès dans l’approfondissement des relations économiques et sécuritaires

Mon, 01/06/2015 - 16:03

M. Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, M. Donald Tusk, président du Conseil européen, et M. Shinzo Abe, premier ministre du Japon, se sont rencontrés à Tokyo le 29 mai 2015 lors du 23e sommet annuel UE-Japon.

C’est une étape dans l’approfondissement des relations déjà anciennes.

Les relations entre l’Union européenne (UE) et le Japon se fondent sur deux grands actes :

La déclaration conjointe de 1991 sur les relations UE-Japon, qui établit les principes et objectifs communs en matière de politique, de coopération économique et de culture, et prévoit des réunions bilatérales annuelles.
Le plan d’action de 2001 (« Façonner notre avenir commun »), qui instaurait pour une durée de dix ans (jusqu’en 2011) un étroit partenariat orienté sur les résultats. Ce plan d’action poursuivait les objectifs suivants: promouvoir la paix et la sécurité; renforcer le partenariat économique et commercial; faire face aux grands enjeux mondiaux et sociétaux; unir les peuples et les cultures.

Le Japon est ainsi devenu un des dix partenaires stratégiques de l’UE.

Les relations sont plus étroites sur les plans économiques mais aussi politiques

Un commerce bilatéral important : Sur le plan économique, le Japon est le deuxième partenaire commercial de l’UE, après la Chine. L’UE et le Japon représentent ensemble plus du tiers du PIB mondial. Le Japon reste un partenaire commercial (et un investisseur) majeur pour l’UE, tandis que l’Europe représente un marché très important pour le Japon.

Après avoir enregistré une baisse significative en 2009 à la suite de la crise financière, la valeur des importations de biens de l’Union européenne en provenance du Japon s’est redressée jusqu’en 2011 puis est progressivement tombée à 54,6 milliards d’euros en 2014, niveau le plus bas enregistré sur les dix dernières années. Les exportations, qui n’ont que faiblement diminué en 2009, se sont ensuite redressées plus fortement pour culminer à 55,7 milliards d’euros en 2012, puis ont reculé légèrement au cours des années suivantes pour s’établir à 53,3 milliards d’euros en 2014. En conséquence, le déficit commercial de l’UE à l’égard du Japon, qui a toujours été supérieur à 20 milliards d’euros entre 2004 et 2011, s’est considérablement réduit au cours des trois dernières années pour atteindre le quasi-équilibre en 2014, à – 1,3 milliard d’euros.

Des relations politiques en expansion

Sur le plan politique, la coopération UE-Japon englobe un dialogue étroit et soutenu sur un grand nombre de questions ayant trait à la politique étrangère et de sécurité : le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Asie centrale, mais aussi le terrorisme, la non-prolifération des armements, la réforme des Nations unies, les droits de l’homme, la sécurité de l’approvisionnement énergétique et le changement climatique.

Chacune des parties apporte sa coopération active à la région géographique de l’autre. Par exemple, le Japon montre son intérêt et son implication pour la région des Balkans occidentaux, tandis que l’UE, qui a tout intérêt politiquement et économiquement à ce que l’Asie connaisse un développement paisible, soutient activement les efforts internationaux en faveur de la paix et de la stabilité dans la péninsule coréenne.

La coopération ne se limite pas qu’à la tenue de sommets annuels, parmi les autres rencontres figurent des rencontres ministérielles, des consultations à haut niveau entre fonctionnaires et des dialogues et forums divers…

La coopération sécuritaire est d’ailleurs plus avancée avec certains États européens, notamment avec le Royaume-Uni et la France, deux États avec lesquels le Japon entretient des liens de défense assez étroits, portant par exemple sur la coopération en matière d’armements et d’industrie de défense.

C’est donc sur le fond de relations déjà avancées que s’est tenu le 23e sommet bilatéral.

Les thèmes du sommet sont multiples et protéiformes

Le sommet a abordé des questions très diverses, comme le montre le communiqué final.

Le sujet dominant est économique avec l’objectif de parvenir à un accord de libre-échange assez rapidement.
C’est en 2011 que le Japon et l’UE se sont mis d’accord pour travailler sur un « nouveau cadre pour leurs relations bilatérales » et pour explorer la faisabilité d’un tel accord. Les négociations ont été officiellement lancées en mars 2013.

« L’UE et le Japon négocient actuellement un accord de partenariat stratégique et un accord de partenariat économique (APE)/accord de libre-échange (ALE) de portée historique, qui renforceront leur coopération et contribueront à leur prospérité commune. Le président Juncker a souligné la nécessité de supprimer les entraves aux échanges et à l’investissement : ‘Je suis convaincu de la nécessité de conclure l’accord de libre-échange avec le Japon dans les meilleurs délais, si possible d’ici la fin de l’année, sinon, durant les premiers mois de 2016. La rapidité compte, mais le fond et la qualité comptent davantage encore. », indique le communiqué à l’issue du sommet du 29 mai.

L’objectif est de libéraliser le commerce des biens, services et investissements et également d’éliminer les barrières non-tarifaires (normes). Dix « rounds » de négociations ont déjà eu lieu et le prochain round doit avoir lieu en juillet à Bruxelles.

Dans le cadre de ce sommet, l’UE et le Japon ont aussi uni leurs forces en concluant un accord sur une nouvelle norme 5G, afin de faire face aux besoins croissants d’accès internet sans fil et de compléter les efforts entrepris pour créer un marché unique numérique en Europe. Cet accord permettra de définir une approche commune et des normes pour la 5G. Parallèlement, l’UE et le Japon ont aussi décidé d’approfondir leur coopération en matière de recherche et d’innovation (R&I).

Les deux partenaires vont en outre mettre sur pied un mécanisme de financement conjoint qui facilitera le financement de projets communs de R&I et permettra une collaboration plus étroite sur de grands dossiers tels que celui de la science ouverte. L’UE a également signé un accord visant à stimuler les échanges scientifiques entre son Centre européen de recherche et la Société japonaise pour la promotion de la science.

Discussions élargies sur la sécurité

Mais les discussions et échanges de vues ont aussi porté sur des questions de sécurité de portée mondiale et régionale. Les deux partenaires sont déterminés à y apporter une « réponse commune ».

Tout en soulignant que le commerce et l’investissement demeurent « une ancre » dans les relations bilatérales, Donald Tusk, président du Conseil européen a en effet déclaré que les deux pays vont également renforcer la coopération sur la sécurité, indique le Japan Times.

Cette coopération porte sur des questions globales comme la lutte contre le terrorisme ou la piraterie internationale, ou encore le désarmement et la non-prolifération nucléaires. Elle porte aussi sur les questions régionales en Asie ou en Afrique par exemple.

Comme l’indique la déclaration conjointe du sommet, « Nous nous félicitons de l’élargissement de la coopération UE-Japon et le partenariat dans le domaine de la paix et de la sécurité, y compris la coopération de gestion de crise. L’UE salue et soutient les efforts du Japon dans la promotion et le maintien de la sécurité mondiale énoncés dans la politique de « Contribution proactive à la paix » fondée sur le principe de la coopération internationale. Nous avons examiné la coopération fructueuse au cours de la dernière année entre le Japon et l’UE sur les missions visant à améliorer la sécurité au Niger et au Mali ainsi que les efforts en ce qui concerne la République démocratique du Congo. Nous nous sommes engagés à explorer davantage la coopération en Ukraine et en Somalie comme prochaine étape. Un séminaire conjoint du personnel militaire et gouvernemental s’est tenu en 2015 à Tokyo et a fait le bilan de ce développement positif que nous construisons ensemble, a contribué à approfondir la compréhension mutuelle sur nos politiques de sécurité respectives et a exploré de futures possibilités de coopération. La coopération continuera avec de telles consultations et nous nous félicitons de la prochaine consultation entre le ministère de la Défense du Japon et l’UE cette année. Nous avons également discuté de la possibilité de la participation future du Japon à des missions PSDC (Politique de sécurité et de défense commune, c’est-à-dire de l’Europe de la défense), en gardant à l’esprit les mesures nécessaires à cette fin et l’expertise spécifique que le Japon a à offrir dans ce domaine. »

Sur les questions régionales qui intéressent particulièrement Tokyo, notamment les différends territoriaux portant sur des îlots de mer de Chine, la coopération est aussi manifeste.

Les deux partenaires indiquent que : « Nous continuons à observer la situation dans la mer de Chine orientale et du Sud et sommes préoccupés par toute action unilatérale qui changent le statu quo et augmente les tensions. Nous soutenons la mise en œuvre pleine et effective de la Déclaration de 2002 sur la conduite des parties dans la mer de Chine du Sud et la conclusion rapide des négociations visant à établir un code de conduite efficace dans la mer de Chine méridionale. Nous soulignons le rôle constructif de mesures de confiance concrètes, telles que l’établissement de liens directs de communication en cas de crise et les mécanismes de gestion de crise à cet égard. »

Donald Tusk, président du Conseil européen, s’était exprimé clairement en condamnant la politique expansionniste chinoise peu avant le sommet de Tokyo en ce qui concerne ces dernières activités de la Chine dans la mer de Chine du Sud. « Quand il s’agit des soi-disant activités de construction sur la mer, il sera beaucoup plus difficile à résoudre les problèmes. » Il faisait référence à la politique chinoise de bétonnage d’îles et de récifs dans l’archipel des Spratleys qui sont pourtant revendiqués par de nombreux États, dont le Vietnam et les Philippines.

L’UE ne peut donc que se féliciter de la volonté de Pékin et Tokyo d’instaurer un mécanisme bilatéral en cas de crise. « La Chine et le Japon espèrent signer un mémorandum de compréhension sur le mécanisme de liaison pour les crises maritimes et aériennes. Le chef d’état-major adjoint de l’Armée populaire chinoise, Sun Jianguo, et le directeur général du Bureau de la politique défensive du ministère japonais de la Défense, Tokuchi Hideshi, ont exprimé ce vœu au cours d’un entretien tenu en marge du Dialogue de Shangri-La, réunion consacrée à la défense et à la sécurité de la région Asie-Pacifique. », rapporte l’agence Xinhua.

Il y a donc clairement une convergence croissante de vues, d’intérêts et de politiques entre l’UE et le Japon, partenaires stratégiques croissants, qui servent aussi à éviter d’être écartés des grandes questions stratégiques internationales ou régionales. Ce que résume avec justesse le géographe et diplomate Michel Foucher dans le dernier rapport de la Fondation Schuman sur l’Europe 2015 : « Vue de Tokyo, au-delà des enjeux commerciaux, technologique et financiers, l’Union devrait servir à éviter la formation d’un quasi-duopole Washington-Pékin sur les questions stratégiques. Il s’agit donc d’associer Bruxelles sur les principes de gestion des tensions sino-japonaises, notamment ceux relatifs au droit international de la mer [1] ».

[1] Michel Foucher, « L’Union européenne dans le monde, qui commence à ses portes », p95, in Rapport Schuman sur l’Europe. L’état de l’Union 2015, Fondation Robert Schuman, 2015

Tensions russo-canadiennes sur fond de crise ukrainienne : quelles perspectives politiques et militaires pour l’Arctique ?

Fri, 29/05/2015 - 15:57

La dernière réunion du Conseil de l’Arctique à Iqaluit, du 24 au 25 avril 2015, a vu le Canada céder aux États-Unis la présidence du Conseil et a principalement porté sur l’enjeu du réchauffement climatique, dont Washington entend faire une des grandes priorités de son mandat. Les tensions sous-jacentes à cet événement entre les pays membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et la Russie sont l’autre grande actualité de la réunion, marquée par le refus du ministre russe des Affaires étrangères d’y participer suite aux propos du ministre canadien de l’Environnement et du Conseil de l’Arctique, Leona Aglukkaq, qui déclarait le 23 avril vouloir délivrer un « message ferme » à la Russie à propos de « ses agressions contre l’Ukraine » [1]. Un mois avant, le 16 mars, la Russie menait en Arctique des manœuvres militaires de grande ampleur impliquant, selon le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, 38.000 soldats, 110 avions, 40 navires de surfaces et 15 sous-marins de guerre [2]. Le même jour, le ministre canadien de la Défense, Jason Kenney, en visite au Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (NORAD) expliquait alors que le Canada comptait accroître sa présence dans la région, mentionnant l’entrée en service prochaine de cinq navires de patrouille arctiques. Dans le contexte de la crise ukrainienne, l’Arctique est ainsi redevenu une zone de tension et l’espace d’expression des rivalités russo-canadiennes. Parmi les huit pays riverains de la zone arctique, cinq sont membres de l’OTAN (États-Unis, Canada, Norvège, Danemark et Islande). Cette surreprésentation de l’Alliance atlantique dans la région alimente le sentiment d’encerclement russe et la perception de l’Arctique comme extension d’un espace de confrontation russo-occidental en pleine crise depuis les premiers mois de la révolution ukrainienne.

Ces tensions exacerbent les rivalités territoriales russo-canadiennes, contribuent à une remise en cause de la coopération multilatérale au sein du Conseil de l’Arctique et, plus que jamais, posent la question d’une militarisation durable de la région.

Une rivalité historique aiguisée par le conflit ukrainien

Si les différends territoriaux russo-canadiens dans l’Arctique ne sont pas récents, leur instrumentalisation dans le contexte des tensions russo-occidentales sur fond de crise ukrainienne les a placés au centre de l’actualité. L’importance stratégique prépondérante de l’Arctique, espace de manœuvre de la dissuasion nucléaire sous-marine russe, en fait un théâtre privilégié pour exercer d’éventuelles pressions contre la Russie. Devant ce risque, le choix de Moscou de réaffirmer sa présence militaire par l’envoi de plusieurs navires en août et septembre 2014 a été perçu comme une provocation par le Premier ministre canadien, Stephen Harper. A l’occasion de manœuvres militaires au large de l’île de Baffin destinées à réaffirmer la souveraineté canadienne en Arctique, ce dernier a appelé à la vigilance : « En Europe, nous voyons les ambitions impériales de Vladimir Poutine, qui semble déterminé à ce qu’il n’y ait pas de paix pour les voisins de la Russie », a-t-il déclaré, « et puisque la Russie est aussi un voisin du Canada, nous ne devons pas non plus faire preuve d’aveuglement » [3].

A cette dimension militaire s’ajoute le potentiel énergétique de l’Arctique : plus de 90 milliards de barils de pétrole, près de 50.000 milliards de m3 de gaz naturel ainsi que des quantités importantes d’hydrates de gaz naturel qui seraient situés au-delà du cercle polaire selon l’USGS (Agence géologique américaine), soit 10% des réserves de pétrole et 30% des réserves non découvertes de gaz dans le monde. La Russie a été la première à tirer profit de ce potentiel considérable. Entrée en production en 2013, la plate-forme pétrolière de Prirazlomnoye a extrait, en 2014, l’équivalent de 2,2 millions de barils pour le compte de Gazprom. Cependant, et malgré leur savoir-faire dans le forage en conditions extrêmes, les compagnies russes restent tributaires des technologies occidentales pour la production de pétrole en Arctique. Rosneft a ainsi conclu des accords avec Statoil, BP, ENI et ExxonMobil, interrompus en même temps que les projets d’exploitation des ressources arctiques par les sanctions prises contre la Russie dans le cadre de la crise ukrainienne.

L’importance stratégique de la région alimente, avec une intensité renouvelée depuis 2007 et a fortiori depuis 2013, les différends territoriaux opposant la Russie et le Canada qui revendiquent tous deux la souveraineté de la dorsale océanique de Lomonossov, considérée par les deux parties comme une extension de leur propre plateau continental. Durant l’été 2007, un bathyscaphe a planté le drapeau russe au niveau du Pôle Nord, à 4200 mètres de profondeur, acte de revendication symbolique auquel Ottawa a répondu par la commande en 2008, réitérée en 2013, d’enquêtes scientifiques et de campagnes de cartographie visant à déterminer que la dorsale est bien une extension du territoire canadien.

Cette situation de rivalité entre les deux principaux acteurs de la région a conduit à une remise en cause progressive de la coopération arctique, ainsi qu’à l’affaissement de la relation bilatérale russo-canadienne. Les huit pays riverains de l’Arctique collaborent au sein du Conseil de l’Arctique afin de réguler le trafic maritime, l’exploitation des ressources naturelles et d’assurer la protection de l’environnement. Le Canada, qui préside cette instance depuis mai 2013, a boycotté une réunion tenue à Moscou en avril 2014, en représailles à l’annexion de la Crimée survenue un mois plus tôt. Ottawa, qui a mis fin à toute coopération militaire avec la Russie, a également activement milité pour son exclusion du G8. Enfin, le gouvernement canadien a annoncé, le 14 avril 2015, l’envoi d’une mission de formation de 200 soldats en Ukraine qui seront déployés jusqu’au 31 mars 2017. Soucieux d’affirmer sa souveraineté en Arctique et de réprouver l’attitude russe durant la crise ukrainienne, le Canada multiplie les pressions auxquelles Moscou répond par une présence militaire accrue en Arctique.

Vers une militarisation durable de l’Arctique ?

Le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, a affirmé le 25 février 2015 que « la Russie n’écarte pas la possibilité de protéger ses intérêts nationaux en Arctique avec des moyens militaires ». Cette déclaration officialise un mouvement amorcé depuis deux ans : l’exacerbation des tensions territoriales motive une militarisation croissante de la région, nouvel espace de confrontation russo-occidental dont la fonte des glaces facilite l’accès par voie maritime.

Cette rivalité s’exprime d’abord dans les airs. En février 2015, la direction du renseignement militaire canadien s’est inquiétée de la présence éventuelle de drones espionnant le territoire arctique canadien pour le compte de Moscou [4]. Ce dernier rapport d’Ottawa est loin d’être une accusation isolée puisqu’en l’espace de onze mois, les pays membres de l’OTAN, ainsi que la Finlande et la Suède, ont recensé cinquante incidents aériens impliquant des avions militaires russes. S’ils se contentent, la plupart du temps, de frôler la frontière du pays concerné, la tension reste forte et se propage au-delà de l’Europe de l’Est et du Nord ; durant l’été 2014, le passage d’un bombardier russe Tu-95 à proximité de son espace aérien a fait décoller d’urgence les chasseurs du Canada [5].

Ces incidents s’inscrivent dans le contexte d’une militarisation croissante de l’Arctique. Justifiant cette décision par la nécessité de surveiller la route maritime du Nord, Vladimir Poutine a ordonné en septembre 2013 la réouverture d’une base abandonnée depuis 1993, située dans l’archipel des îles de Nouvelle-Sibérie, assurant une présence permanente aux forces armées russes dans l’Est de l’Arctique. Dressant un parallèle avec l’Ukraine durant une visite à Montréal en mai 2014, Hillary Clinton a dénoncé cette initiative et appelé le Canada à la vigilance. A son tour, le Premier ministre Stephen Harper a fait part de sa détermination à défendre la souveraineté nationale et à accroître la présence canadienne dans la région. Mais le volontarisme du gouvernement masque mal les difficultés inhérentes au maintien d’une force canadienne permanente en Arctique : le Grand Nord américain, archipélagique, ne dispose pas de continuité territoriale avec le continent et affiche des conditions de température sévères, y compris à des latitudes relativement basses. Rédigé en 2008, le Canada First Defense Strategy prévoyait l’envoi de soldats en Arctique. Depuis lors, l’armée canadienne s’efforce d’acquérir une culture qu’elle ne possède pas – même au plus fort de la guerre froide, le dispositif militaire d’Ottawa était particulièrement restreint au Nord du 60e parallèle. Actuellement, la présence militaire canadienne en Arctique s’articule autour de 250 hommes répartis sur quatre points d’appuis appelés Northern Operational Hubs, auxquels s’ajoutent des Rangers issus des premiers peuples de l’Arctique (Inuits, Indiens, Métis), sélectionnés pour leur connaissance du Grand Nord, financés et équipés par Ottawa, et qui constituent le premier échelon d’intervention canadien dans la région.

A cette présence terrestre s’ajoute une mobilisation navale accrue. La fonte de la banquise renforce l’intérêt accordé au passage du Nord-Ouest, canadien, et à la route maritime du Nord, russe, voués à jouer un rôle croissant dans les échanges internationaux comme au niveau militaire. L’envoi par Moscou de plusieurs bâtiments de guerre durant l’été 2014 et notamment, en septembre, d’un groupe naval de la Flotte du Nord composé du destroyer Admiral Levchenko, de deux bâtiments amphibies et de plusieurs bâtiments de soutien, témoigne du sursaut de mobilisation russe dans un océan arctique devenu théâtre d’opérations. Des sous-marins nucléaires russes ont participé à des exercices dans les eaux internationales situées sous le pôle Nord au début du mois de février 2015. Surtout, les manœuvres de mars 2015 sont parmi les plus importantes depuis la fin de la guerre froide et constituent une mobilisation militaire sans précédent dans la région Arctique. Les tensions en Europe orientale amènent la Russie à faire valoir sa puissance militaire face à un rival canadien, membre de l’OTAN, qu’elle sait moins bien doté. Ces récentes manœuvres ont soulevé des interrogations quant aux capacités de riposte d’Ottawa qui a décidé d’un vaste programme de modernisation de ses forces navales, destiné à renforcer les capacités de déploiement de la marine canadienne en Arctique. Le dernier contrat en date a vu le gouvernement canadien passer commande, le 23 janvier 2015, de six patrouilleurs conçus pour évoluer en zone polaire pour un coût total équivalent à 2,45 milliards d’euros [6].

La fonte des glaces transforme progressivement la zone arctique en espace de guerre potentiel. Dans ce contexte, la crise ukrainienne a agi comme un déclencheur, provoquant un sursaut de la présence militaire russe et des ambitions de défense canadiennes. Les tensions récentes s’appuient sur des tendances structurelles : le réchauffement climatique facilite la navigation dans l’océan Arctique et l’exploitation de ses ressources en hydrocarbures, met en exergue l’intérêt stratégique de la région, et par là ravive le conflit territorial portant sur la dorsale de Lomonossov. Une sortie de crise en Ukraine ne saurait influer sur les causes de ce différend mais un réchauffement des relations russo-occidentales permettrait certainement son règlement dans un contexte pacifique de maintien de la coopération en Arctique. La relation bilatérale russo-canadienne reste tributaire de la relation entre Moscou et l’Alliance atlantique, dont l’évolution décidera d’une pacification ou d’une militarisation durable de l’Arctique.

[1] Bastien Duhamel, « Le Canada confie la présidence du conseil de l’Arctique aux Etats-Unis: retour sur deux ans de mandat », 45eNord.ca, 24 avril 2015.
[2] Laurent Lagneau, « La Russie a lancé d’importantes manœuvres militaires dans l’Arctique », Opex360, 17 mars 2015.
[3] « Arctique : le Canada doit être prêt à répondre à d’éventuelles incursions de Moscou, dit harper », Le Huffington Post, 26 octobre 2014.
[4] « L’armée canadienne s’inquiète de possibles drones espions dans l’Arctique », Le Huffington Post, 10 février 2015.
[5] Jacques Deveaux, « Canadiens et Russes réaffirment leurs droits sur l’Arctique », Francetv info, 29 août 2014.
[6] « NPEA : les nouveaux patrouilleurs arctiques canadiens », Mer et Marine, 3 février 2015.

Conflits en mer de Chine méridionale : la particularité des tensions entre le Vietnam et la Chine

Fri, 29/05/2015 - 15:09

Éric Mottet est Professeur à l’Université du Québec à Montréal, directeur adjoint du Centre québécois d’Etudes géopolitiques (CQEG). Il répond à nos questions à l’occasion de son intervention au colloque « Nouvelles tensions en mer de Chine méridionale » organisé par l’IRIS et la Fondation Gabriel Péri le 19 mai 2015 à Paris :
– Quels sont les arguments du Vietnam pour revendiquer sa légitimité territoriale sur les îles situées en mer de Chine méridionale ?
– Quelles ont été les évolutions en mer de Chine méridionale depuis 2012 ?
– Quels sont les pays qui revendiquent leur souveraineté sur ces îles ? Comment expliquer l’antagonisme particulier qui existe entre la Chine et le Vietnam

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