Geneviève Garrigos, présidente d’Amnesty International France, répond à nos questions à l’occasion de la publication du Rapport 2015/16 d’Amnesty International sur la situation des droits humains dans le monde :
– Quel bilan et quelles recommandations pour les droits humains dans le monde ?
– En quoi la crise des réfugiés et la guerre syrienne mettent-elles le système international à l’épreuve ?
– Les libertés fondamentales et l’Etat de droit sont-ils en danger dans les Etats démocratiques ?
Quels sont les fondements du progressisme social et de la popularité du « Front élargi »[1] , la coalition au pouvoir en Uruguay ? Dans quelle mesure la volonté politique et les actes de l’ancien président José Mujica prennent une dimension symbolique dans notre société de consommation ?
Le « Front élargi » est une coalition de plusieurs partis qui rassemble les sensibilités politiques les plus à gauche jusqu’aux partis de centre-gauche uruguayens, en passant par les démocrates-chrétiens et les indépendants, auxquels se rajoutent un ensemble de mouvements citoyens et d’organisations sociales. C’est une formule singulière qui lie partis politiques et forces citoyennes et qui a inspiré de nombreuses expériences au-delà de l’Uruguay. Le « Front élargi » a été conçu en 1971, peu avant que le pays ne sombre dans la dictature jusqu’aux années 1980. Avec le retour de la démocratie en 1984, il a permis à cette gauche politique et sociale de disposer d’un instrument collectif capable de dépasser ses propres divisions, de remporter les élections en 2004 puis de diriger le pays depuis maintenant 12 ans.
Le « Front élargi » a connu plusieurs mandats, dont celui de José Mujica, de 2010 à 2015, était certainement le plus emblématique. Désormais, l’actuel gouvernement mené par Tabaré Vazquez représente une ligne politique davantage située au centre-gauche libéral par rapport à ce qui était pratiqué lorsque José Mujica était au pouvoir. Le président uruguayen Tabaré Vazquez, qui avait déjà occupé cette fonction de 2005 à 2010, est engagé sur le programme de redistribution keynésien qui a été celui du Front pendant la dernière campagne présidentielle de 2014. Ce programme vise à moderniser le pays, ses infrastructures, mais aussi à répartir la richesse créée essentiellement par l’exportation de produits agricoles, principale activité du pays. La politique de redistribution a pour objectif de diminuer les inégalités et la pauvreté, mais aussi de renforcer le droit des organisations syndicales et, de manière générale, de toutes les formes de représentation de la société civile. Le gouvernement peut donc être qualifié de social-démocrate, l’Uruguay étant d’ailleurs considéré comme la plus vieille social-démocratie latino-américaine.
Cependant, si l’actuel gouvernement préserve globalement la ligne politique du Front, le contexte est foncièrement différent en Amérique latine. La crise qu’affrontent les pays latino-américains, très dépendants de leurs ressources agricoles et de leurs matières premières, alors que la demande mondiale comme les cours chutent, complexifie la situation économique et sociale par rapport aux années Mujica. Aujourd’hui, les gouvernements progressistes d’Amérique latine éprouvent de plus grandes difficultés à mener des politiques sociales, et font face à de nouvelles tensions politiques qui peuvent mener à des crises très aigues comme on le voit au Venezuela ou au Brésil. En Uruguay cependant, le système politique demeure stable, malgré la sensible modération des politiques sociales opérées par l’actuel gouvernement par rapport au précédent pouvoir.
En effet, l’ancien président José Mujica était une figure politique dont la légitimité et le symbole dépassaient les frontières uruguayennes. Il est l’une des personnalités les plus écoutées et l’un des hommes politiques les plus populaires d’Amérique latine. Il est associé à des idées fortes – une économie au service des besoins sociaux – et à des principes tels que la lutte contre la pauvreté, la réduction des inégalités sociales face à la brutalité de la finance ou encore la sobriété heureuse. Son histoire personnelle hors du commun renforce le symbole, puisque José Mujica a participé à la guérilla et fut notamment emprisonné 7 ans au fond d’un puit pour ses convictions politiques. Il est respecté pour sa droiture, sa profonde philosophie de la vie et constitue ainsi un emblème très rassembleur en Amérique latine.
Aujourd’hui, alors que la situation se dégrade et que la droite renforce son pouvoir en Amérique latine, via les récentes élections en Argentine, par le coup de force au Brésil ou dans un contexte de crise au Venezuela, la voix de José Mujica compte d’autant plus qu’il prône l’apaisement ainsi que le respect des institutions et de la démocratie. L’ancien président uruguayen a très vite pointé les difficultés et les contradictions non résolues auxquelles ont été confrontés – et sont encore confrontés – les gouvernements de gauche en Amérique latine, le sien y compris. La question du consumérisme est emblématique de ces contradictions. Le progressisme a en effet permis à des dizaines de millions de personnes de sortir de la pauvreté pour rejoindre les rangs d’une classe moyenne, plus exactement d’une classe consommatrice. Mais M. Mujica souligne que si ces populations vivent mieux, cela ne veut pas dire pour autant qu’elles souhaitent vivre autrement que ce que peut leur offrir le système et le capitalisme. José Mujica a posé cette problématique en ces termes : comment faire en sorte que la réduction de la pauvreté permette de bâtir une société différente de celle proposée par le système capitaliste, porteur, selon lui, des plus grands dangers démocratiques, sociaux mais aussi écologiques ? La question écologique est essentielle aux yeux de José Mujica, considérant que le mode de vie, de production, d’échange et de consommation à l’échelle planétaire a un prix environnemental insoutenable.
Comment analysez-vous la décision du président Tabaré Vazquez de quitter les négociations sur l’Accord de commerce sur les services (TiSA) ? Comment comprendre que, parallèlement, l’Uruguay milite pour un accord de libre-échange entre le Mercosur et l’Union européenne ?
Dans un premier temps, l’accord commercial TiSA avait les faveurs du président Tabaré Vazquez. Son ministre de l’Economie en était un fervent partisan et avait d’ailleurs annoncé, il y a quelques mois, que l’Uruguay allait le signer. Cette déclaration avait provoqué un tollé au sein de « Front élargi » et a amené le président uruguayen à soumettre la décision à une consultation interne du Front. La position du Front, opposé à l’inclusion de l’Uruguay dans l’accord de libre-échange, fut finalement suivie par M. Vazquez, au prix d’un désaveu cinglant de son ministre de l’Economie.
Le renoncement du gouvernement à poursuivre les négociations s’est donc joué sur un rapport de force au sein de la coalition au pouvoir. Tabaré Vazquez pensait en effet initialement que la crise économique qui sévit en Amérique latine réduisait les débouchés de l’économie uruguayenne, notamment au sein du Mercosur (Uruguay, Paraguay, Brésil, Argentine, Venezuela, bientôt Bolivie) et vers la Chine. Il s’agissait donc, selon lui, de renforcer les liens avec le marché européen et le marché nord-américain afin de dynamiser l’industrie agricole. Mais face au rejet du « Front élargi » et des syndicats, qui pointaient les conséquences néfastes pour l’emploi et la société uruguayenne, le président Tabaré Vazquez a renoncé à cette logique. Pour autant, le gouvernement au pouvoir maintient son rapprochement avec les puissances économiques dominantes, ce qui crée des tensions comparables à ce que l’on retrouve dans tous les gouvernements latino-américains aujourd’hui.
Les troubles politiques et économiques de ses deux grands voisins, l’Argentine et le Brésil, annoncent-ils des difficultés pour l’Uruguay et un ralentissement des mesures sociales ?
La conjoncture économique actuelle a profondément changé. L’Amérique latine est passée de plusieurs années d’expansion et de hausse des cours des matières premières à une période de ralentissement, même de contraction économique. Toute l’Amérique latine va être en récession cette année (0,6 % à l’échelle de la région), tandis que l’Amérique du Sud va connaître une récession de 1,9 % en 2016. Au Brésil est attendue une récession comprise entre 3 et 4 %, de 1% en Argentine et de 8% au Venezuela. C’est donc un basculement majeur qui pose problème à tous ces pays dépendants essentiellement de leurs exportations de ressources naturelles, à la fois dans le cadre du Mercosur (premier débouché de l’Uruguay) mais aussi sur les marchés mondiaux.
Si l’Uruguay connait jusqu’alors une situation plus favorable que ses partenaires, le ralentissement économique ne tardera pas à avoir des effets plus importants. Le pays va avoir des difficultés objectives à trouver des relais d’exportation dans la région, et en particulier vers ses principaux marchés, l’Argentine et le Brésil. La crise économique annonce de plus grands obstacles pour les politiques sociales et la mise en place de politiques de rigueur fiscale. Cette situation suscite un débat houleux au sein du « Front élargi » qui s’interroge sur son orientation politique. Les partisans d’un approfondissement du marché commun sud-américain, capable de compenser les effets des chocs économiques globaux en renforçant les exportations internes et la demande régionale, s’opposent aux défenseurs d’un rapprochement avec les Etats-Unis et l’Union européenne. Eux pensent que ces deux puissances pourraient être des relais de croissance bienvenus. Ils considèrent aussi que l’Uruguay doit se rapprocher des pays plus libéraux et libre-échangistes de l’Alliance du Pacifique (Mexique, Colombie, Pérou, Chili) et pouvoir signer des accords de libre-échange en dehors du Mercosur. Alors que l’environnement économique et la stabilité politique se dégradent, c’est un questionnement déterminant qui a lieu actuellement dans toute l’Amérique latine.
[1] Le Front élargi regroupe 27 formations politiques de gauche et de centre-gauche.
Ancienne étudiante IRIS Sup’, Sarah Zouak a coréalisé, avec Justine Devillaine, une série documentaire : « Women SenseTour in Muslim Countries » à la rencontre des femmes musulmanes qui font bouger les lignes. Elle répond à mes questions à l’occasion de la projection du premier épisode, tourné au Maroc.
Quel était votre objectif en réalisant cette série de documentaires ?
Le Women SenseTour – in Muslim Countries est une série documentaire à la rencontre de femmes que l’on n’a pas l’habitude de voir : des femmes musulmanes actrices du changement.
À la suite de mes études, j’ai entrepris un long voyage pour mettre en lumière des femmes musulmanes plurielles, bien loin des clichés habituels. Pendant 5 mois, j’ai sillonné 5 pays musulmans, très différents les uns des autres et pourtant fantasmés comme un bloc homogène, surtout quand on aborde les droits des femmes. J’ai parcouru le Maroc, la Tunisie, la Turquie, l’Iran et l’Indonésie pour aller à la rencontre de 25 femmes qui allient sereinement leur foi et leur engagement pour l’égalité et l’émancipation des femmes. Parce que oui c’est possible !
L’objectif premier est ainsi de déconstruire les préjugés sur les femmes musulmanes, constamment représentées comme des femmes soumises, oppressées et victimes mais aussi de susciter l’inspiration pour que chaque femme devienne actrice de sa propre vie. L’idée était de faire de ces femmes des sources d’inspiration pour toutes et tous.
Cette série documentaire débute par une quête personnelle, un besoin viscéral de me battre contre ce récit unique que l’on ne cesse d’entendre sur les femmes musulmanes. Diplômée d’un Master en école de commerce et d’un Master en Relations Internationales, je n’avais jamais touché une caméra avant d’entamer mon voyage. Pourtant, réaliser des documentaires et rencontrer tous ces modèles de femmes était devenu pour moi une véritable nécessité ! Un moyen puissant de me réapproprier ma narration en tant que femme musulmane, d’être enfin actrice de mon récit. Cette série documentaire est un outil pour montrer la pluralité des femmes musulmanes et mettre fin à ce silence paradoxal, où l’on ne cesse de parler des femmes musulmanes sans jamais leur donner la parole.
Vous vous considérez à la fois féministe et musulmane. Pourtant, cela reste incompatible pour beaucoup…
Pendant longtemps, j’ai moi-même eu le sentiment que mes différentes identités – française, marocaine, arabe, musulmane et féministe – étaient incompatibles, voire contradictoires. On s’est ainsi souvent étonné de me voir épanouie et bien « intégrée », comme si la religion aurait dû être un obstacle à mon émancipation. J’ai été pendant très longtemps tiraillée et complètement « schizophrène » à la recherche de modèles de femmes qui me ressemblaient !
Pour beaucoup, être féministe et musulmane semble antinomique, et l’association de ces deux mots est encore controversée. Aussi bien par les féministes classiques – qui pensent que l’émancipation des femmes passe forcément par une mise à distance du religieux – que par certaines musulmanes qui voient le féminisme comme un concept importé de l’Occident et donc étranger à la culture musulmane.
Une troisième voie s’est pourtant ouverte pour les femmes musulmanes, comme l’indique Asma Lamrabet, l’une des femmes interviewées dans la série documentaire (Episode 1 Maroc) et directrice du CERFI (Centre d’Etudes et de Recherches Féminines en Islam) qui propose d’allier les droits universels – que chacun a le droit de revendiquer – avec un référentiel musulman, revu, relu et re-contextualisé. Il y a aujourd’hui un véritable mouvement de femmes musulmanes à travers le monde qui se réapproprient les textes sacrés et démontrent, par un argumentaire construit, que ce n’est pas l’Islam en tant que religion qui opprime les femmes, mais bel et bien la lecture qui en est faite. En tant que femme musulmane, je suis convaincue que les valeurs d’égalité et de justice sociale sont présentes dans les textes sacrés. Il faut maintenant en faire une véritable relecture, remettre en question les lectures patriarcales et produire un savoir nouveau sur l’Histoire des femmes musulmanes.
Rencontrer tous ces modèles de femmes musulmanes féministes que l’on ne m’a jamais montrés m’a permis de réaliser que je pouvais être moi-même et vivre pleinement et sereinement mes différentes identités sans laisser les autres définir qui je suis. Ces documentaires que je réalise, c’est un peu les films que j’aurais aimé voir à 12 ans : cela m’aurait permis d’éviter des années de questionnements et de doutes.
Ainsi, mon féminisme est né dans la continuité des nouvelles formes de féminismes (féminismes intersectionnels, afroféminismes …) et prend en compte les différentes oppressions dont sont victimes les femmes. En tant que femmes musulmanes, nous sommes victimes d’une double oppression qui n’est pas prise en compte dans le féminisme classique. Nous ne sommes pas seulement victimes de sexisme mais également de racisme du fait de nos origines ou de notre appartenance religieuse ! Un chiffre ? En France en 2015, plus de 80% des victimes d’agressions islamophobes sont des femmes (CCIF[1]). Je m’interroge alors beaucoup sur ces féminismes qui se veulent universels mais qui ne prennent pas en compte nos réalités et nos singularités en tant que femmes.
Mon rêve en tant que féministe est donc très simple : que les femmes ne soient plus jugées, discriminées ou violentées du fait de leur genre, origine, appartenance religieuse, orientation sexuelle ou encore de leur physique. Je rêve de vivre dans une société qui n’a pas peur de l’altérité et qui permettent à chaque femme de s’épanouir, non pas malgré ses identités, mais grâce à elles.
Comment expliquer la force des préjugés, y compris venant d’un public censé être éduqué et informé ?
Étudiante, j’ai été très étonnée d’observer que les préjugés que je mettais sur le compte de l’ignorance étaient en fait bien plus profonds que cela. On retrouve ainsi ces discours stigmatisants auprès de nombreux intellectuel(les) féministes et politiques. Nos « élites » traditionnelles restent dans un « entre soi », voire « communautarisme », puisque celui-ci manque cruellement de diversité, et leurs discours ne donnent que rarement la parole aux principales concernées. Ces élites se posent en défenseurs des valeurs de la République, mais se permettent souvent de les détourner de leur sens premier, tendant ainsi à légitimer les discriminations faites aux femmes musulmanes qui ne respecteraient pas les principes de notre société. On leur renvoie ainsi leur illégitimité à être au sein de la société française. Mais à partir de quoi ne pourrait-on pas être ce que l’on est ? La laïcité, par exemple, n’est aucunement la neutralité de tous les citoyens comme on ne cesse de l’entendre, mais, au contraire, la garantie de chacun(e) de croire ou de ne pas croire et de l’exprimer dans les limites de l’ordre public.
D’une part, ces discours sont renforcés par les médias et les politiques, qui ne cessent de renvoyer une image stéréotypée des musulmans et particulièrement des musulmanes. Je dirais même de « la » femme musulmane, car c’est toujours au singulier que l’on en parle, renforçant ainsi l’idée que les femmes musulmanes forment un bloc homogène. Nous retrouvons ainsi régulièrement le même refrain repris en boucle avec notamment une fixation sur les burqas et les voiles qui seraient le symbole même de la mise sous tutelle des femmes musulmanes. L’Islam est perçu comme la religion par excellence qui empêcherait les femmes de jouir d’un statut égal à celui des hommes. Enfin, on retrouve des discours qui se veulent libérateurs des musulmanes. Celles-ci ayant, en effet, naturellement besoin de l’aide des pays occidentaux pour s’émanciper, à croire que la femme occidentale est, quant à elle, libre et libérée de tout patriarcat et domination masculine.
D’autre part, ce discours se retrouve également chez certaines femmes, et plus précisément certaines féministes « occidentales ». On se rappellera récemment des propos désobligeants sur les femmes voilées, tenus par Laurence Rossignol, la Ministre des Droits des Femmes en France. Or, ce type de discours soulève un véritable paradoxe : en parlant au nom des musulmanes, ces femmes se positionnent dans une position de supériorité et par conséquent reproduisent un schéma de domination. La domination d’un féminisme « classique » s’ajoute ainsi à la domination patriarcale car elles privent les femmes musulmanes de leur capacité de jugement sur leur propre situation.
Il est à mon sens important aujourd’hui de comprendre :
Alors à ces personnes qui ne cessent de se cacher derrière le vivre-ensemble, l’égalité et la justice, je pose une simple question : quel modèle de société souhaitez-vous ? Une société française qui accepte seulement les personnes capables de s’intégrer et de s’assimiler quel qu’en soit le coût, ou une société qui accepte toutes les personnes avec leurs différences et multiples identités ?
Catherine Wihtol de Wenden, docteur en sciences politiques, est professeur à Sciences Po, directrice de recherche au CNRS et membre du comité d’orientation de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Elle répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ « Atlas des migrations : un équilibre mondial à inventer », aux Éditions Autrement et cartographié par Madeleine Benoit-Guyod.
Sommes-nous passés d’un monde où la difficulté n’est plus de quitter son pays mais d’entrer dans un pays qui n’est pas le sien ?
Par le passé, de nombreux régimes autoritaires – aussi bien monarchistes que communistes – ont rendu très difficile la sortie du territoire national. Les populations étaient enfermées à l’intérieur de frontières, soit parce qu’elles constituaient une ressource agricole, fiscale et militaire, comme ce fut le cas aux XVIIIe et XIXe siècles, soit parce que les élites politiques ne souhaitaient pas leur permettre de fuir massivement vers d’autres horizons, comme ce fut le cas pour les régimes communistes. En revanche, particulièrement au XIXe siècle, les frontières étaient largement ouvertes pour l’immigration de travail et de peuplement. De même en Europe, jusque dans les années 70, les politiques frontalières étaient favorables aux travailleurs internationaux.
Nous sommes donc passés d’une situation mondiale où sortir d’un territoire était difficile et entrer dans un pays étranger l’était moins à une situation inverse, depuis la chute du communisme. Les pays du sud ont multiplié les distributions de passeport, car il était dans l’intérêt de la stabilité de leurs systèmes politiques (pas toujours démocratiques) de se vider d’une partie de leur population. Parallèlement, le monde contemporain a vu les politiques d’entrée se durcir considérablement. Ainsi, si le droit de sortie s’est démocratisé, avec la possibilité facilitée d’obtenir un passeport, le droit d’entrée s’est restreint au fur et à mesure qu’un arsenal de mesures sécuritaires et anti-terroristes étaient adoptées.
Vous estimez que l’Europe pourrait faire face à la crise actuelle des réfugiés en appliquant une directive de 2001 sur la protection temporaire des réfugiés. Qu’est-ce que cela impliquerait ?
Cette directive a été mise en place en 2001, essentiellement pour répondre aux flux migratoires en provenance d’ex-Yougoslavie. Elle stipulait que tant que les réfugiés connaîtraient une situation de conflit chez eux, ils étaient autorisés à rester pour une période limitée, mais renouvelable régulièrement, dans les pays d’accueil avec, selon les cas, la possibilité de travailler. Beaucoup sont désormais rentrés chez eux, soit dans le cadre de politiques de retour mises en œuvre par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), soit de leur propre gré. Cela permettait une certaine fluidité, et une marge de manœuvre appréciable pour les migrants qui pouvaient rester dans leur pays d’accueil ou prendre le chemin du retour.
Il serait tout à fait possible d’appliquer cette politique pour la crise syrienne actuelle. Cette directive a été peu évoquée au profit d’un droit d’asile pourtant très difficile à obtenir. Les catégories individuelles de la persécution ou de la crainte fondée de persécution, définies par la Convention de Genève de 1951, sont en effet interprétées de façon restrictive depuis les années 90. Malgré l’ampleur de la crise, seuls 45% des migrants ont obtenu le statut de réfugié, selon la Convention de Genève
Les migrations sud-sud semblent moins visibles que celles nord-sud. Ne sont-elles pas pourtant en train de gagner en importance ?
Les migrations sud-sud sont surtout moins connues. Aujourd’hui, sur un total de 244 millions de migrants selon les Nations unies, on constate qu’il y a pratiquement autant de personnes qui se dirigent vers le nord que de gens qui vont vers le sud de la planète. L’essentiel des flux est évidemment compris dans les migrations sud-sud et sud-nord.
Les migrations sud-sud sont liées à plusieurs facteurs. Elles sont notamment dues à une régionalisation des migrations internationales. Aujourd’hui, il y a plus de gens qui proviennent de la même aire régionale que d’ailleurs, car de nouveaux flux ont gagné en importance : les femmes, les mineurs non accompagnés, les réfugiés ou encore les déplacés environnementaux qui n’entreprennent pas de long voyage faute de ressources ou de réseaux. Ainsi, les réfugiés choisissent en priorité un pays proche de leur terre d’origine. C’est le cas des Syriens qui pour l’essentiel sont allés en Turquie, en Jordanie et au Liban. Cela favorise le phénomène de régionalisation qui accroit les flux sud-sud. Quant aux déplacés environnementaux, ce sont pour les deux-tiers des déplacés internes, c’est-à-dire qu’ils migrent au sein même de leur pays.
Par ailleurs, des phénomènes nouveaux comme l’émergence économique de certains pays expliquent l’attractivité de pays du sud où il est plus aisé d’entrer que dans les pays du nord. Ainsi, les pays du Golfe sont la troisième destination migratoire au monde après l’Europe et les États-Unis.
Quel est le rôle du Service central de prévention de la corruption ?
Le Service central de prévention de la corruption (SCPC) a été créé par la loi n°93-122 du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques, à la suite des scandales politico-financiers ayant marqué les années 1980. Il s’agit d’une structure dirigée par un magistrat et placée auprès du ministre de la Justice, avec une composition interministérielle. Il convient de préciser d’entrée de jeu que le SCPC n’est pas un service d’enquête. Comme la loi l’indique, le SCPC est essentiellement chargé de centraliser les informations nécessaires à la détection et à la prévention des faits de corruption et des autres atteintes à la probité : trafic d’influence commis par des personnes exerçant une fonction publique ou par des particuliers, concussion, prise illégale d’intérêts, atteinte à la liberté et à l’égalité des candidats dans les marchés publics, détournements de fonds publics.
Sa création a été suivie par une véritable prise de conscience internationale sur les impacts néfastes de la corruption sur le développement, l’économie ou la politique, matérialisée par plusieurs conventions internationales comme la Convention de l’OCDE du 17 décembre 1999 [1], les Conventions pénale et civile contre la corruption du Conseil de l’Europe du 27 janvier [2] et 4 novembre 1999 [3] et enfin la Convention des Nation unies du 31 octobre 2003 [4].
Grâce à sa place centrale, aux données collectées, le SCPC peut donner la description la plus fiable du niveau des manquements à la probité commis en France, dans les secteurs publics et privés les plus exposés. Les analyses qu’il fait de ces informations permettent au SCPC de formuler dans son rapport annuel, remis au Premier ministre et au Garde des Sceaux, des propositions de mesures tendant à l’amélioration de la prévention de la corruption.
Quels sont vos principaux partenaires ?
Le Service central de prévention de la corruption, de sa création en 1993 à 2013, a été la principale autorité française de lutte contre la corruption. Toutefois, à partir de 2013, le législateur a créé deux nouvelles autorités chargées de lutter contre la corruption : la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) [5], ainsi que le Procureur de la République financier [6].
Au niveau international, le Service central de prévention de la corruption a su développer ses actions via deux aspects :
D’une part, le service a développé ses relations bilatérales à la demande d’États qui souhaitent obtenir l’expertise et l’appui de la France pour définir une politique efficace de prévention de la corruption.
D’autre part, le Service participe activement aux travaux du Groupe d’États contre la corruption (GRECO) du Conseil de l’Europe, de l’Organisation des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), de l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE, de l’Union européenne ou encore du G20. En outre, il fait partie de l’association internationale des autorités anti-corruption (IAACA).
Votre structure est-elle identique à des services étrangers? Comment se déroule la collaboration avec eux ?
Le SCPC est une structure sui generis. Cette structure n’a pas d’équivalent dans la plupart des pays développés car sa spécificité est d’être une structure exclusivement tournée vers la prévention, ceci suite à une décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier 1993 qui a eu pour effet pratique de priver le SCPC de tout pouvoir d’enquête. En France, les enquêtes et la répression sont de la seule compétence de l’autorité judiciaire qui s’appuie, pour les enquêtes, sur des organes spécialisés, notamment l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales créé en octobre 2013.
La plupart des autorités anticorruption à travers le monde exercent tout à la fois des missions de prévention, mais surtout d’enquête et, dans certains cas, de répression.
Pourtant, force est de constater que de nombreux pays ne sont pas encore dotés de structures luttant contre la corruption, notamment dans le domaine de la prévention. En outre, il convient de noter que la création dans un État d’une entité anti-corruption peut intervenir comme une réponse ponctuelle à un problème, pouvant avoir comme conséquence de devenir une coquille vide après quelques années.
Le SCPC reçoit fréquemment des délégations étrangères composées de (ou comportant en leur sein des) membres d’autorités anticorruption étrangères. Ces dernières années, des accords bilatéraux de coopération ont été passés avec les autorités anticorruption de l’Algérie, de la Catalogne, du Cameroun, de Madagascar et de la Roumanie. Ces accords se sont traduits pour l’essentiel par la participation du SCPC à des actions de « renforcement des capacités ». Le SCPC a également travaillé, après le renversement du régime de Ben Ali, à la mise en place de l’Instance nationale tunisienne de lutte contre la corruption et la malversation (INLUCC), dans le cadre d’un programme financé par le Conseil de l’Europe. Le SCPC est, par ailleurs, membre de l’Association internationale des autorités anticorruption (IACAA).
Un chapitre de votre dernier rapport de 2014 revient notamment sur l’importance de la prévention de la corruption pour les entreprises françaises : pourriez-vous nous en dire plus ?
Compte tenu de l’importance que prend la lutte contre la corruption dans les transactions commerciales internationales, certains Etats, notamment les Etats-Unis et la Grande Bretagne, ont décidé de se doter d’une règlementation de portée extraterritoriale, et sont donc en mesure de poursuivre des entreprises françaises qui s’adonneraient à la corruption d’agents publics étrangers.
Le SCPC, dans le cadre de sa mission de prévention, a proposé aux entreprises françaises, en mars 2015, des lignes directrices pour les aider à diminuer leur exposition aux risques de corruption. En l’état actuel, ces lignes directrices ne revêtent aucun caractère contraignant mais cela devrait changer avec le projet de loi Sapin 2. Ce projet de loi prévoit en effet une obligation de mise en conformité anticorruption des entreprises de plus de 500 salariés et de plus de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires.
Comment le SCPC a-t-il fait évoluer les mentalités en France et au sein de l’administration sur ces questions de la corruption ?
Plus que sur les mentalités, le SCPC, dont l’exposition médiatique est limitée, exerce son influence sur les autorités publiques à travers son travail d’analyse et de propositions. Le Service formule ses propositions dans ses rapports annuels successifs, qui sont remis au Premier ministre et au Garde des Sceaux. Par exemple, suite aux propositions formulées par le SCPC dans son rapport 2014 (publié en juin 2015) en matière de protection des lanceurs d’alerte, le Premier ministre a demandé le 15 juillet 2015 au Vice-président du Conseil d’État de constituer un groupe d’étude sur l’alerte éthique, au sein duquel le SCPC a pu partager ses analyses et ses propositions, dont certaines ont été suivies. Les travaux de ce groupe d’étude ont débouché sur un rapport adopté par l’Assemblée plénière du Conseil d’État le 25 février 2016 et rendu public le 13 avril.
Quelles sont les évolutions majeures prévues au sein de la loi Sapin 2 ? Quel impact aura-t-elle sur l’action de SCPC ?
Le projet de loi Sapin, dont nous avons parlé plus tôt, prévoit la création de l’Agence nationale de prévention et de la détection de la corruption, venant remplacer le SCPC, placée sous la double tutelle du ministre de l’Economie et du ministre de la Justice, et qui serait chargée « de la prévention et de l’aide à la détection de la corruption », avec une organisation différente de celle de l’actuel SCPC, des pouvoirs plus étendus et des moyens sensiblement étoffés.
Toutefois, il serait imprudent de préjuger des résultats des discussions parlementaires autour de ce projet, qui doivent débuter dans le courant du mois de juin.
[1] Convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales, https://www.oecd.org/fr/daf/anti-corruption/ConvCombatBribery_FR.pdf
[2] Convention pénale contre la corruption
[3] Convention civile contre la corruption
[4] Convention des Nations Unies
[5] Cette autorité a été créée par la loi n°2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique
[6] Cette autorité a été créée par la loi du 11 octobre 2013, la loi organique du 6 décembre 2013 relative au procureur de la République financier et ainsi que celle relative à la fraude fiscale
Le vendredi 3 juin, Paris accueillera une conférence internationale afin de tenter de débloquer le processus de paix – mais peut-on encore employer ce terme ? – entre Israéliens et Palestiniens.
Le but premier de cette conférence est de préparer le terrain, sur fond de promesses d’aide financière et de garanties sécuritaires, à des négociations directes entre Palestiniens et Israéliens. Seront ainsi présents John Kerry et Sergueï Lavrov, ministres américain et russe des Affaires étrangères, Federica Mogherini, en charge de la diplomatie de l’Union européenne, Ban Ki Moon, Secrétaire général de l’Organisation des Nations unies, ainsi que les ministres des principaux pays européens et arabes. Bref, un bel aéropage. Mais la réunion de toutes ces personnalités, représentants des plus grandes puissances, risque d’aboutir à un constat supplémentaire d’impuissance.
La tenue de cette conférence donne lieu à des sentiments ambivalents. On peut se féliciter de l’initiative française, qui refuse de laisser au point mort, dans une zone d’ombre, le dossier israélo-palestinien. Certes, la guerre civile en Syrie et l’État islamique sont des défis stratégiques plus brûlants et engendrant plus de victimes. Mais, contrairement à ce qu’essaie de faire croire le Gouvernement israélien et ses soutiens, la question israélo-palestinienne reste un sujet stratégique central dont l’importance dépasse largement le cadre régional.
La diplomatie française est moins active sur ce sujet qu’elle ne le fut dans le passé. Ce changement n’est d’ailleurs pas ultérieur à l’élection de Nicolas Sarkozy, qui revendiquait haut et fort son amitié pour Israël, ou de François Hollande, qui est revenu sur son engagement électoral de reconnaître l’État de Palestine, mais date de la fin du mandat de Jacques Chirac. Presque surpris par sa propre audace de s’opposer à la guerre d’Irak de 2003, la France avait adopté un profil bas dans les relations, tant avec les États-Unis qu’avec Israël, craignant les effets de la poursuite du French bashing aux États-Unis. Être moins actif qu’auparavant sur la question palestinienne faisait partie de cette stratégie. Mais, si la France est moins militante qu’auparavant, elle reste le pays occidental le moins inactif sur le sujet.
Il reste que cette conférence a peu de chances d’aboutir. La cruelle réalité est que Benyamin Netanyahou a affirmé très ouvertement à Jean-Marc Ayrault et Manuel Valls, ministre des Affaires étrangères et Premier ministre français qui se sont rendus en Israël à deux semaines d’intervalle, qu’il s’opposait à l’initiative française. À la place, il propose des négociations directes entre Palestiniens et Israéliens. C’est un moyen de ne pas avancer, vu la disproportion des forces. Le Gouvernement israélien pense que le temps joue en sa faveur, que les Palestiniens s’habitueront à l’occupation et que la poursuite de la colonisation permet de grignoter les territoires palestiniens, rendant de fait impossible la solution à deux États. Netanyahou, à la tête du Gouvernement le plus à droite de l’Histoire Israël, dont de nombreux membres ont ouvertement affirmé qu’ils s’opposeraient à tout accord avec les Palestiniens, dit refuser tout « diktat international ».
Or, ni la France, ni la « communauté internationale », n’est prête à faire payer un quelconque prix de ce refus à Israël. Pourquoi, dès lors, changerait-il sa position intransigeante dont il ne subit aucune conséquence négative ? Netanyahou n’éprouve aucune crainte face aux autres puissances, et l’examen des évènements depuis qu’il est au pouvoir lui donne raison. Sa seule crainte provient des mouvements de l’opinion interne et notamment « Boycott Désinvestissement Sanction », qui prend de l’ampleur.
En face, les Palestiniens, qui sont politiquement et géographiquement divisés, semblent démunis et désemparés. Les Israéliens continuent, année après année, de mettre en œuvre le principe de l’ancien Premier ministre, Yitzhak Shamir, au début des années 90 : nous sommes prêts à négocier le temps nécessaire, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien à négocier.
Raül Romeva, Responsable des Affaires extérieures, des Relations institutionnelles et de la Transparence du gouvernement de Catalogne, répond à nos questions à l’occasion de sa venue à Paris :
– Comment expliquez-vous la récente vigueur de l’indépendantisme catalan ? Sur quelles nécessités se base ce souhait ?
– Le rapport de force avec les institutions espagnoles est-il favorable au mouvement indépendantiste ?
– Qu’attendez-vous des prochaines élections législatives ? Comment convaincre les électeurs de la crédibilité de votre projet ?
En sous-entendant que Didier Deschamps n’aurait pas pris dans sa sélection de 23 joueurs pour l’Euro 2016 Karim Benzema et Hatem Ben Arfa en raison de leurs origines maghrébines, Éric Cantona a créé indubitablement le buzz. Mais il a surtout desservi la cause de la lutte contre le racisme et la discrimination.
Ses accusations ne résistent pas à l’examen. Didier Deschamps a soutenu Benzema contre vents et marées après l’éclatement de l’affaire de la sextape ; cela le lui a même été reproché. Il avait maintenu sa confiance en Benzema entre l’Euro 2012 et la Coupe du monde 2014, alors que le joueur était en période de doute.
Deschamps a rappelé Ben Arfa en équipe de France cette saison. Lorsqu’il ne le fut pas lors des précédentes saisons, ce ne fut jamais ses qualités sportives qui étaient en cause mais d’éventuels problèmes de compatibilité avec ses coéquipiers. En le réintégrant en équipe de France, Deschamps a levé cette hypothèque. Le sélectionneur a également beaucoup insisté pour que Nabil Fekir choisisse l’équipe de France plutôt que la sélection algérienne. C’est uniquement à cause de sa blessure et de sa longue indisponibilité que Fekir n’est pas dans la liste. Il a par ailleurs appelé Adil Rami pour suppléer le forfait de Raphaël Varane.
Lorsque l’on regarde la liste des 23 joueurs retenus, on a du mal à voir une trace de racisme chez Didier Deschamps.
Dans tous les clubs qu’il a auparavant entraînés, Didier Deschamps s’est appuyé sur des joueurs de toutes origines sans qu’il n’y ait jamais la moindre évocation d’un problème de racisme.
Lorsque Cantona déclare, « Deschamps un nom très français (…) Personne dans sa famille ne se mélangeait avec quelqu’un », il dérape gravement. Cela signifierait qu’un individu qui ne provient pas de « la diversité » ne pourrait pas se mobiliser dans la lutte contre le racisme, voire même serait un peu raciste. C’est cette affirmation qui est raciste en préjugeant la réaction des individus en fonction de leurs origines.
Je suis de ceux qui auraient souhaité voir Ben Arfa intégrer la liste des 23. Je fais partie des 65 millions de sélectionneurs en France. Il y en a un seul qui l’est réellement : c’est Didier Deschamps. Il le fait en tenant compte de multiples paramètres : l’origine ethnique des joueurs n’est pas de ceux-là. Il est certain que parmi les 65 millions de sélectionneurs qui ne voulaient pas voir Benzema et/ou Ben Arfa en équipe de France, il y a un certain nombre de racistes. Mais ce n’est pas pour leur faire plaisir que Deschamps a pris sa décision. Comment penser qu’il puisse se priver d’un talent qui augmenterait ses chances d’un meilleur parcours ? Il a démontré dans le passé que son pragmatisme n’a d’égal que sa soif de gagner.
Je suis de ceux qui admirent Cantona et regrettent qu’il n’ait pas participé à l’Euro 96 et à la Coupe du monde 98, où la France a quand même gagné sans lui. Il s’est souvent lancé dans de nobles combats. Là, il dessert la cause qu’il prétend servir.
Qu’il ait des comptes personnels à régler avec Didier Deschamps, avec l’équipe de France qu’il a souvent déclaré ne pas soutenir, ne lui permet pas d’aggraver les divisions entre Français et les tensions interethniques.
La lutte contre le racisme et les discriminations consiste à être intraitable lorsque des faits réels sont avérés et non pas à susciter des polémiques inutiles sur fond de théorie du complot.
Barack Obama est le premier président américain à se rendre à Hiroshima. Des excuses ou des regrets ayant été exclus, comment doit-on considérer la visite de Barack Obama qui cherche aussi à marquer positivement la fin de son mandat ? Cette initiative ne va-t-elle pas finalement raviver les plaies et les débats autour de l’utilisation de la bombe atomique le 6 août 1945 ?
Il a fallu attendre 1974 et la visite de Gerald Ford pour qu’un président américain en exercice se rende au Japon, et donc quatre décennies de plus pour que son successeur visite Hiroshima et son très emblématique Mémorial de la Paix. Il s’agit donc d’une visite historique, qui s’inscrit dans la volonté de Barack Obama de marquer sa dernière année à la Maison Blanche de symboles fort, de l’accord avec l’Iran à le levée de l’embargo sur les ventes d’armes au Vietnam, en passant par le rétablissement de relations diplomatiques avec Cuba. En ce sens, présenter des excuses était exclu, d’abord parce que ce serait une remise en cause de la version officielle aux Etats-Unis, et donc un soutien aux thèses révisionnistes (Obama a clairement rappelé que cette question appartient aux historiens), et ensuite parce que cela supposerait que le Japon doive de son côté présenter des excuses pour l’attaque sur Pearl Harbor et plus encore pour les crimes de guerre de l’armée impériale. Il s’agit là d’un sujet hautement sensible, et la Maison Blanche connaissait les limites de l’exercice. Pas de repentante donc, même si nous noterons que la simple présence d’Obama dans ce lieu très symbolique, son discours pacifiste, l’évocation de la « mort tombée du ciel » et des victimes innocentes sont un geste très fort.
Quels sont les enjeux de ce déplacement au-delà de son aspect symbolique ? Washington et Tokyo cherchent-ils à renforcer leurs liens stratégiques pour faire face aux ambitions chinoises en Asie ?
Il s’agit plus d’une réaffirmation que d’un renforcement, les liens étant déjà très étroits. D’ailleurs, l’un des moments les plus importants du discours d’Obama est celui qui fait référence au fait que d’anciens adversaires sont non seulement devenus des partenaires, mais aussi et surtout de proches amis. Un message clair qui illustre la relation entre les deux pays dans un climat d’inquiétude face à la montée en puissance chinoise, et qui dans le même temps illustre la doctrine Obama en matière de politique étrangère, avec une volonté de tourner des pages douloureuses pour proposer de nouveaux partenariats. Le Japon est le meilleur exemple, avec l’Allemagne dans une moindre mesure, de cette capacité de Washington à avoir transformé d’anciens ennemis en amis et alliés. Le rappeler à Hiroshima, qui reste omniprésent dans les débats mémoriels au Japon, était important.
La menace que représente l’arme nucléaire est au cœur de la visite du président américain. Où en est aujourd’hui la perspective d’un monde dénucléarisé appelé par les vœux d’Obama ? N’est-ce pas simplement de la rhétorique alors que les tensions nucléaires sont ravivées en Europe par l’installation d’un système balistique américain en Roumanie ?
Il s’agit d’un des grands chantiers, inachevés, des deux mandats de Barack Obama. Rappelons le discours de Prague de 2009, dans lequel il appelait déjà à la dénucléarisation totale, les accords avec Moscou, et le Prix Nobel de la Paix qui récompensait ses intentions (plus que ses actions). Il y a dans ce discours de Hiroshima une résonance à celui de Prague, notamment quand le président américain met l’accent sur l’inutilité de l’arme nucléaire. Ses convictions sont profondes sur ce sujet, il profite de sa dernière année au pouvoir pour le rappeler, comme pour laisser un héritage à celui ou celle qui lui succédera. Malgré cela, la réalité du désarmement nucléaire se heurte aux stratégies des grandes puissances et à un environnement sécuritaire qui ne s’y prête pas. En ce sens, les engagements de Barack Obama, aussi louables fussent-ils, resteront sans effet encore quelques années au moins.
Barthélémy Courmont récemment publié deux ouvrages sur le sujet : Le Japon de Hiroshima. L’abîme et la résilience (Vendémiaire, 2015) et Mémoires d’un champignon. Penser Hiroshima (Lemieux éditeur, 2016).
En 1954, Dwight D. Eisenhower, général et héros militaire devenu président (républicain) des États-Unis, déclarait : « Si d’aventure un parti politique tentait d’abolir le système de sécurité sociale, l’assurance chômage ou la législation du travail …, alors il disparaitrait de notre échiquier politique. Bien sûr, il y a un petit groupe de marginaux qui pensent qu’on peut faire ça… Mais ils sont négligeables et stupides »[1]. Un demi-siècle plus tard, il est frappant de s’apercevoir que ce « petit groupe de marginaux » semble être devenu la voix dominante du Parti républicain. Il convient alors de se demander si la sombre prévision d’Eisenhower va se réaliser ; si le Grand Old Party (GOP) est réellement en voie d’extinction.
Cruz, l’alternative ?
Avant que l’ascension de Trump ne l’oblige lui aussi à mettre un terme à ses ambitions présidentielles, Ted Cruz était souvent décrit comme l’alternative au populisme de Donald Trump. Les médias de masse, américains comme français, en reprenant ce message, ne faisaient que relayer un élément de langage de la campagne Cruz sans le questionner. Une simple comparaison de leur programme officiel remet en question ce statut d’ « alternative » : entre autres, les deux veulent rétablir le droit du sang, renforcer le mur et la surveillance à la frontière mexicaine, abroger l’intégralité de l’Obamacare, et protéger le droit de porter une arme (deuxième amendement de la Constitution). Cruz allait même souvent plus loin que Trump sur le plan institutionnel, réclamant systématiquement de renforcer le pouvoir des Etats pour affaiblir l’Etat fédéral. En résumé, Cruz était au mieux un corollaire de Trump, au pire un ersatz. Et pourquoi préférer la copie à l’original ?
Surtout, distiller l’idée que Cruz est l’alternative à Trump, c’est insinuer que ce dernier serait un épiphénomène, une anomalie éphémère, et que le GOP n’a rien à se reprocher, donc aucune introspection à faire. Mais il n’en est rien. Au-delà de Cruz et Trump, Ben Carson trouvait lui qu’un président américain ne pouvait pas être musulman, pendant que Jeb Bush, supposé modéré, refusait d’accueillir les réfugiés syriens non-chrétiens. Cruz, Trump, Carson et avant eux Sarah Palin : au fond, le nom importe peu. Tous témoignent d’une évolution structurelle du Parti républicain ; d’un parti qui n’est plus le parti centriste et réformateur incarné par Eisenhower, Nixon et Bush Senior – en témoignent les scores faméliques des candidats de cette mouvance aux primaires républicaines, notamment John Kasich. Dès lors, Trump est certes l’illustration paroxysmique de l’évolution du GOP au cours des trente dernières années ; mais il n’est pas apparu ex nihilo. Il s’est nourri d’un terreau fertile, un terreau préparé depuis au moins 1994 par les élus républicains les plus en vue. Et qui ne les dérangeait pas, avant qu’il ne leur échappe.
Incompétence, ignorance, diffamation : le tiercé gagnant ?
En 2012, les chercheurs spécialistes des institutions américaines, Thomas Mann et Norm Ornstein[2] rompaient avec l’habituel retenue des publications académiques en écrivant dans le Washington Post que le GOP était devenu « un cas unique d’insurrection dans la politique américaine ; idéologiquement extrême, méprisant le compromis, insensible à l’interprétation conventionnelle des faits, des preuves et de la science, il méprise la légitimité de ses opposants politiques »[3].
Une grille de lecture désabusée – voire fataliste – invoquerait la symétrie des maux : certes ce parti n’est pas reluisant, mais l’autre ne vaut probablement pas mieux. Cela ne résisterait pas à l’analyse. Il est vrai que le Parti démocrate pratique la « politics as usual », soutenant des figures familières fortement liées aux institutions du parti et qui, quand il faut obtenir un accord bipartisan, symbolisent le compromis. Ce fonctionnement peut paraître dépassé et obscur, mais là n’est pas la question. Le Parti républicain, de son côté, montre une capacité à faire émerger des figures de plus en plus démagogues, qui revendiquent précisément leur manque de compétences politiques, voire leur ignorance, comme un gage d’authenticité, et qui n’hésitent pas à user de diffamation si cela leur permet d’obtenir le pouvoir.
Le résultat de cette « antipolitique », comme la nomme David Brooks[4], se voit par exemple dans le dossier du successeur d’Antonin Scalia à la Cour Suprême : avant même que Barack Obama ne propose qui que ce soit, les sénateurs républicains avaient annoncé qu’ils refusaient ne serait-ce que d’auditionner le candidat du président, peu importe ses qualifications. Motif : 2016 est une année électorale et il convient de laisser ce choix au prochain président. Passons outre le fait que le fonctionnement de la Cour Suprême est traditionnellement jugé trop important pour être tributaire des cycles électoraux. Passons outre également que six juges ont été nommés à la Cour Suprême pendant une année de présidentielle depuis 1900 – le dernier étant le juge Kennedy, nommé par Ronald Reagan et confirmé par un Congrès démocrate en février 1988. Au bout du compte, l’obstruction républicaine sur ce dossier signifie qu’ils préfèrent que cette décision cruciale pour l’ensemble du pays soit prise par… le président Donald Trump, un ennemi déclaré des institutions de Washington. Et Mann et Ornstein de conclure : « Quand un parti s’éloigne à ce point du mainstream, il est quasi impossible pour le système politique de s’atteler de manière constructive aux défis auxquels le pays est confronté ».
Une fuite en avant devenue incontrôlable
Et pourtant, sur la plupart des sujets épineux, le Parti républicain continue de refuser de même considérer des compromis avec l’opposition. Dans un discours particulièrement crû, Barack Obama a bien illustré cette antipolitique républicaine : « Comment peut-on être choqué ? [Trump], souvenez-vous, était convaincu que j’étais né au Kenya – il ne voulait pas lâcher le morceau. Et ce même establishment républicain, il ne disait rien. Tant que c’était dirigé contre moi, ça leur allait. Ils le trouvaient sympa et voulaient tous son soutien »[5]. Il est vrai que Paul Ryan a aujourd’hui beau jeu de dénoncer Trump, mais pas la rhétorique du Tea Party, qui lui a ouvert la voie ; John McCain méprise Trump mais avait choisi comme colistière en 2008 Sarah Palin, qui s’était distinguée par son ignorance et qui soutient vigoureusement… Donald Trump ; enfin, Mitt Romney a certes dénoncé la misogynie de Trump mais avait, en 2012, chaleureusement accueilli son soutien et loué sa compréhension « extraordinaire » de l’économie. Incapable de choisir entre ses pires instincts et ses principes traditionnels, le GOP a lui-même créé les conditions du succès de Trump pendant plus d’une décennie. En lançant le message qu’on peut dire tout et son contraire sans se préoccuper des faits, qu’on peut simplement nier les preuves scientifiques, que le compromis est une trahison, le Parti républicain a joué avec le feu. Dans cette optique, l’opposant politique n’est pas simplement en désaccord avec nous et ne souhaite pas simplement adopter une approche différente ; il devient un ennemi qui conduit le pays à la crise et à sa perte.
Dès lors, ce n’est qu’une question de temps avant que quelqu’un de plus diffamatoire, plus outrancier et plus incivique émerge. Là encore, Barack Obama a des mots forts : « Quand vous faites fi des réalités, des faits, de la civilité en avançant vos arguments, vous vous retrouvez avec des candidats qui sont prêts à dire n’importe quoi … Et quand vous dites non à toutes mes propositions ou celles des démocrates, alors vous n’avez d’autre choix que de devenir déraisonnable… Dans ce cas, vous ne devriez pas être surpris que votre parti n’ait finalement rien à proposer » (ibid.).
Une nouvelle norme qui appelle un renouveau intellectuel
Le dilemme est de taille pour nombre de républicains modérés : soit soutenir un candidat qu’ils rejettent, sur le fond comme sur la forme, pour que leur parti ait une chance en novembre ; soit acter leur opposition à l’évolution populiste du GOP et ainsi risquer sa division. En somme, ils doivent choisir entre leur parti et leurs convictions. Ou décider qui ils détestent le plus : Donald Trump ou (probablement) Hillary Clinton. Le malaise est palpable dans les rangs républicains. Certains recourent à leur inventivité rhétorique, comme la sénatrice Kelly Ayotte, qui a affirmé qu’elle soutiendrait (« support ») M. Trump mais qu’elle ne l’appuierait pas (« endorse »)[6]. D’autres sont moins ambigus, comme Tony Fratto, porte-parole adjoint de la Maison Blanche sous George W. Bush, qui a twitté : « Jamais jamais jamais jamais jamais, sous aucunes circonstances, tant que je respirerai, jamais Trump »[7]. D’autres, enfin, ne savent tout simplement pas quoi faire.
Pour autant, ce rejet ne donne pas lieu à une introspection. La plupart des républicains qui abhorrent Trump vont chercher la cause de leurs malheurs en dehors du GOP. Loin d’interroger les pratiques de leur parti depuis les années 1990, ils accusent invariablement Barack Obama. Le seul moyen de sortir de cette crise identitaire par le haut serait tout simplement d’attendre le départ de ce dernier. Ce à quoi l’intéressé répond : « En vérité, ce qu’ils veulent vraiment dire, c’est que leur réaction à ma personne a été délirante et a maintenant pris des proportions démesurées. C’est complétement différent. Je n’ai pas causé la réaction. Leur réaction est une chose dont ils doivent assumer la responsabilité » (ibid.). Autrement dit, ils confondent cause et conséquence. Il est en effet difficile d’argumenter que les maux populistes républicains disparaîtront le jour où Barack Obama quittera la Maison Blanche. Ces maux sont là pour durer. Peu importe qu’ils soient incarnés par Trump, Cruz, Carson, Palin ou autre ; ils sont la nouvelle norme du parti. Le GOP doit l’admettre pour se renouveler intellectuellement et proposer autre chose que de l’opposition systématique – qui plus est, outrancière. Mais il doit aussi reconnaître que le problème est au moins partiellement interne. Et ce n’est pas en confondant cause et conséquence qu’ils vont le résoudre.
En 1788, au cœur d’une époque théorisant et exaltant les principes républicains, Alexander Hamilton écrivait courageusement dans le Fédéraliste n°71 : « Que les opinions du peuple, quand elles sont raisonnées et mûries, dirigent la conduite de ceux auxquels il confie ses affaires, c’est ce qui résulte de l’établissement d’une constitution républicaine ; mais les principes républicains n’exigent point qu’on se laisse emporter au moindre vent des passions populaires, ni qu’on se hâte d’obéir à toutes les impulsions momentanées que la multitude peut recevoir par la main artificieuse des hommes qui flattent ses préjugés pour trahir ses intérêts. Le peuple ne veut, le plus ordinairement, qu’arriver au bien public, ceci est vrai ; mais il se trompe souvent en le cherchant ». En fin de compte, l’histoire récente du GOP illustre les conséquences du populisme irréfléchi, brillamment exposées il y a plus de deux siècles par ce Père fondateur des États-Unis./
[1] Cité dans Jacob S. Hacker and Paul Pierson, “Making America Great Again”, Foreign Affairs, mai/juin 2016
[2] Ce dernier travaille pourtant pour le conservateur American Enterprise Institute
[3]Thomas Mann et Norman Ornstein, « Let’s just say it: The Republicans are the problem », The Washington Post, 27 avril 2012
[4] David Brooks, « The Governing Cancer of Our Time », The New York Times, 26 février 2016
[5] Cité dans Niraj Chokshi, « President Obama’s brutal assessment of the rise of Donald Trump », The Washington Post, 12 mars 2016
[6] P. Healy, J. Martin et M. Haberman, « With Donald Trump in Charge, Republicans Have a Day of Reckoning », The New York Times, 4 mai 2016
[7] Tara Golshan, « These key Republican figures say they are voting for Hillary Clinton instead of Donald Trump », Vox, 4 mai 2016
Ancien élève de l’école nationale d’administration (promotion benjamin franklin), Alexandre Andorra est adjoint de direction à la banque de France. Il est diplômé d’HEC paris et du département de sciences politiques de la freie université Berlin. Spécialiste des Etats-Unis, il étudie également la façon dont les évolutions économiques et financières interagissent pour influencer les relations internationales. Il a coécrit avec Thomas Snégaroff, professeur à Sciences Po paris, géopolitique des Etats-Unis d’Amérique, à paraitre en juin 2016 aux Presses Universitaires de France.
Ses travaux et publications sont le fruit de ses recherches personnelles et se font en son nom propre, non en celui de la Banque de France ou pour le compte de celle-ci.
Les Etats-Unis ont levé les dernières restrictions à la vente d’équipements militaires au Vietnam, en place depuis 50 ans. Peut-on considérer que les relations entre les deux pays se sont pleinement normalisées ?
Il s’agit en effet d’un geste hautement symbolique qui marque le rapprochement très significatif entre les deux pays amorcé sous l’administration Bush, et accéléré sous l’administration Obama, en marge de la stratégie du pivot asiatique. D’une certaine manière, cette décision est à mettre au même niveau que le rétablissement de relations diplomatiques avec Cuba, ou l’accord avec l’Iran, et participe à la volonté de Barack Obama de redéfinir la relation avec les anciens rivaux et adversaires de Washington. Dans ces trois cas, ce sont les Etats-Unis qui ont pratiqué une politique de main tendue et, en ce sens, la levée de l’embargo des ventes d’armes vers le Vietnam est en effet le signe d’une normalisation très avancée et qui ferme une parenthèse de plus d’un demi-siècle.
Après avoir signé l’accord de libre-échange transpacifique, le Vietnam est-il en train d’abandonner ses réticences quant à un rapprochement avec Washington ou joue-t-il simplement des rivalités régionales ?
C’est plus du côté américain qu’il y a eu un changement de perception depuis quelques années. Le Vietnam voit dans le rapprochement avec les Etats-Unis un moyen de se « protéger » de son voisin chinois, avec lequel les relations sont difficiles, et symbolisées par les différends maritimes réactivés depuis le début de la décennie. Il y a donc un opportunisme dans l’amélioration de la relation avec Washington mais qui ne s’est pas accompagné de modifications profondes du régime ou de son rapport à l’extérieur. Le Vietnam ne voit plus dans les Etats-Unis une menace à sa sécurité. En revanche, Hanoï s’inquiète de la montée en puissance chinoise, et dans le même temps cherche à s’affirmer comme l’une des principales puissances de l’Asean, tant économiquement que diplomatiquement. La fermeté des autorités vietnamiennes sur les différends maritimes est ainsi révélatrice d’une volonté de ne pas rester passif face aux revendications chinoises et, en ce sens, le soutien des Etats-Unis, même important, n’est qu’un instrument de plus au service de la stratégie régionale de Hanoï.
Le renforcement de la coopération militaire entre les Etats-Unis et le Vietnam fait-il partie d’une stratégie américaine de dilution de la puissance chinoise à travers de nouvelles alliances ? L’initiative intervient-elle en réaction à l’affirmation croissante de la Chine ?
Oui, et ce n’est pas nouveau. La stratégie d’« endigagement », à savoir la combinaison d’un engagement et d’un endiguement, était déjà pratiquée il y a une décennie sous l’administration Bush. La stratégie du pivot, qui semblait au départ plus ambitieuse, n’en est que la continuité. Il s’agit plus d’une stratégie chinoise que d’une stratégie asiatique, et les pays de la région l’ont parfaitement compris, au point d’orienter dans la direction qui leur convient le nouvel engagement américain. Le Vietnam et les Philippines, les deux pays en crise diplomatique ouverte avec Pékin, ont ainsi tiré profit de cette volonté de Washington de reprendre place dans la région, associée à cette obsession chinoise. C’est donc sur le terrain militaire que cette stratégie du pivot s’est matérialisée, tandis que l’accord de libre-échange transpacifique, au départ ambitieux, aura au final un impact limité. Le constat est là : sur le terrain militaire, les Etats-Unis peuvent endiguer la montée en puissance chinoise. Mais au niveau des échanges économiques et commerciaux, la Chine s’est imposée en Asie du Sud-Est depuis des années, et les différends actuels n’y changent rien.
L’investiture du président Faustin Archange Touadéra, le 30 mars 2016, a mis fin à la Transition, commencée le 11 janvier 2013, avec les Accords de Libreville. Trois années de chaos qui lèguent aux nouvelles autorités une situation désastreuse. Les dernières fondations de l’Etat ont été quasiment détruites, l’Etat de droit a disparu avec son avatar le règne de l’impunité, l’économie et les circuits commerciaux traditionnels sont en ruine. Les affrontements interconfessionnels ont été si exacerbés qu’une quasi guerre civile s’est propagée sur tout le territoire. Chaque famille a été touchée par ce cataclysme qui a provoqué environ 3 à 4 mille morts, près de 450 000 réfugiés à l’étranger et quasiment autant dans des camps de déplacés dans le pays.
Il aura fallu près d’un an, après le déclenchement des hostilités en novembre 2012, pour que le Conseil de Sécurité de l’ONU donne mandat à la France pour intervenir avec l’Opération Sangaris. L’Union africaine réagira ensuite timidement avec la MISCA et ce n’est qu’en septembre 2014 que l’ONU mettra en place la MINUSCA. Comme en témoignent les exactions encore commises, ici et là, et le regain d’activités des ex-Séléka, le processus de reconstruction et de réconciliation sera long et semé d’embûches. Quels sont les espoirs et les craintes, en ce début de la présidence de Faustin Archange Touadéra ?
Les atouts et les réformes pour reconstruire un Etat
Le père fondateur de la République centrafricaine, Barthémy Boganda, préconisait la formation d’un Etat fédéral pour les Territoires de l’ex Afrique Equatoriale Française, car il estimait que l’indépendance de l’Oubangui-Chari serait suicidaire. Avec une superficie à peu près équivalente à celle de la France métropolitaine et de l’Outre-mer, une population d’un peu plus de 4 millions d’habitants, un budget national (350 millions d’euros) inférieur à celui de la ville de Lille, est-il possible de résoudre les problèmes sécuritaires alimentés par ses richesses minières, d’assurer le développement économique et social sur l’ensemble du territoire et de résister aux forces déstabilisatrices venues de l’extérieur ? Certes, les nouvelles autorités bénéficient d’un contexte favorable, mais cet état de grâce risque de ne pas résister longtemps devant la multitude des problèmes à résoudre.
Un pouvoir exécutif et une Assemblée nationale légitimes
La nouvelle constitution adoptée par référendum, du 13 décembre 2015, organise un système constitutionnel proche d’un régime parlementaire, avec un bicéphalisme de l’exécutif et un bicaméralisme. Les élections présidentielle et législatives, couplées pour le premier tour le 30 décembre 2015, ont connu une forte participation (73 %). En dépit de la situation de crise (destruction de l’état-civil, absence de l’Etat dans de nombreuses circonscriptions, la question des réfugiés et des déplacés, les problèmes d’organisation et l’insécurité), le processus électoral s’est déroulé sans trop de manipulations et d’irrégularités, comme ce fut si souvent le cas en Centrafrique. Il a été mené par une autorité indépendante du pouvoir exécutif, lui-même juridiquement obligé de s’effacer à la suite des élections. La Cour constitutionnelle de Transition a également été vigilante et intransigeante en annulant globalement les élections législatives du 30 décembre 2015, qui ont été reprogrammées le 14 février 2016. Une seconde annulation a été prononcée pour 10 circonscriptions électorales, repoussant leur élection au 15 mai 2016. Après l’élection de 1993, ce sera la seconde fois qu’un président de la république accède démocratiquement à la magistrature suprême.
Faustin Archange Touadéra, un président consensuel
Avant les élections du 30 décembre 2015, il y avait une petite centaine de partis politiques avec trois partis dominants mais totalement discrédités : le RDC de Désiré Bilal Kolingba, le MLPC de Martin Ziguélé et le KNK de Bozizé représenté par Bertin Béa. Les Centrafricains ont sanctionné ces trois partis politiques qui ont mené le pays là où il se trouve. A l’instar de la plupart de la trentaine de candidats à l’élection présidentielle, Faustin Archange Touadéra s’est présenté comme candidat indépendant, bien qu’il fût, durant 5 ans, le Premier ministre de Bozizé et vice-président du KNK. Que ce soit à l’Université où il a été un recteur apprécié, ou à la primature, Faustin Archange Touadéra n’a jamais été compromis par des scandales. Il a laissé une réputation d’homme modeste et intègre, mettant en avant l’intérêt national et la lutte contre la corruption.
Le président Touadéra appartient à l’ethnie Ngbaka-Mandja qui a toujours été en bons termes avec les grands groupes ethniques ayant trusté le pouvoir, depuis l’indépendance. Ancien Premier ministre du président Bozizé, il ne s’est pas opposé à Catherine Samba-Panza, la chef de l’Etat de la Transition, dont le mari fut longtemps son ministre de l’Equipement. De même, il n’a pas voulu contester l’action d’Alexandre Nguendet, président du Conseil National de Transition, dont le directeur de cabinet, Firmin Ngrebada, n’est autre que son ancien chef de cabinet à la primature et qui est désormais son directeur de cabinet, avec rang de ministre d’Etat. Autre atout non négligeable, le président Touadéra est très apprécié de la communauté musulmane et notamment des Peulh Bororos avec lesquels il a, depuis longtemps, des relations de confiance mutuelle.
Plusieurs réseaux ont conforté son image de « candidat du peuple » et de « candidat des pauvres » par opposition à son adversaire du second tour, Anicet Georges Dologuélé, présenté comme le candidat du patronat et de la finance internationale. L’excellente campagne de communication est largement due à quelques intellectuels de la diaspora de France et en particulier, à des membres de l’appareil du PS parisien dont deux sont devenus des ministres importants du Gouvernement de Mathieu Simplice Sarandji. Les réseaux de ses anciens étudiants à l’université de Bangui et des professeurs de l’ENS, dont il fut directeur, ont été des relais essentiels pour porter sa candidature. Tout en étant officiellement bigame, le président Touadéra est un adepte de l’Eglise apostolique, une des innombrables Eglises évangéliques de Centrafrique. Nul doute que le réseau des pasteurs a été également mobilisé pour l’élection présidentielle. Fort de ces différents réseaux, que n’avait pas son challenger, Anicet-Georges Dologuélé, Faustin-Archange Touadéra a pu refaire son retard du premier tour pour l’emporter avec 63 % des voix.
Une Assemblée nationale davantage indépendante
Non sans quelques problèmes entraînant de nombreuses invalidations, les législatives dans les 140 circonscriptions électorales ont vu une victoire de très nombreux candidats indépendants, montrant à quel point l’ancien échiquier politique était discrédité. Pour la première fois en Centrafrique, aucun parti politique ne domine l’Assemblée nationale. Etant donné le contexte préélectoral, il n’y aura pas de parti présidentiel omnipotent reléguant l’organe législatif à une chambre d’enregistrement. Dans ces conditions, une chance se présente pour l’Assemblée nationale de pouvoir assumer la plénitude des pouvoirs que lui confère la constitution. Même si l’élection de Karim Meckassoua à la présidence de l’Assemblée nationale a été violemment contestée, par quelques medias et personnalités, les députés ont apporté leur pierre à la réconciliation nationale en élisant un homme politique d’expérience n’appartenant pas à la communauté chrétienne. Le deuxième personnage de l’Etat n’a rien d’un courtisan. Il n’est pas à exclure que les fortes personnalités du Premier ministre et du président de l’Assemblée nationale ne mènent à des relations difficiles voire conflictuelles entre le gouvernement et le législatif.
La problématique de la restauration de l’autorité de l’Etat
Depuis de nombreuses années, l’Etat n’est plus représenté dans un bon quart du pays. Dans les autres parties du territoire, les services publics sont sans moyens et souvent abandonnés de Bangui, les obligeant à s’autofinancer.
Les autorités administratives, les magistrats, les enseignants, les forces de l’ordre, et même le droit national applicable sont ignorés par une partie de la population du pays et les quelques 900 000 citoyens n’ayant plus de domiciles fixes. Les bandes armées, souvent composées d’étrangers, contrôlent la plupart des sites miniers. En l’absence d’une chaîne pénale, les textes juridiques restent lettres mortes et les crimes et délits continuent d’être impunis. La tâche s’annonce donc considérable et l’aide de la communauté internationale ne sera pas suffisante. Le peuple centrafricain et surtout ses dirigeants doivent aussi adopter de nouveaux comportements. Cela passe notamment par la reconnaissance de la primauté de l’intérêt général sur les intérêts claniques et familiaux, la fin de la patrimonialisation du pouvoir et la réhabilitation de la fonction de contrôle de l’Etat avec notamment une Cour des comptes compétente et indépendante et une inspection générale de l’Etat dégagée des contingences politiques.
La lutte contre les bandes armées est une priorité des nouvelles autorités. En refusant tout chantage et en rejetant leurs revendications patrimoniales, le président Touadéra est sur la bonne voie. Outre la protection des sites miniers, par la MINUSCA, il est indispensable de rapatrier, dans leurs pays respectifs, les nombreux mercenaires constituant ces gangs criminels. Dans le processus de DDRR à mettre en œuvre, le dernier « R pour Rapatriement» est le plus urgent. D’ores et déjà, le président Touadéra a pris les contacts nécessaires pour cette action prioritaire. Ayant connu plusieurs DDR infructueux, les responsables de l’exécutif et les personnalités représentant la communauté des bailleurs devront tirer les leçons des échecs passés qui furent non seulement des gouffres financiers mais aussi l’une des causes de la crise actuelle.
L’indispensable décentralisation territoriale pour la pacification du pays
Figurant en bonne place dans le programme du président Touadéra, la décentralisation territoriale est une réponse aux accusations de certains leaders sécessionnistes et une condition du développement harmonieux du pays. Trop de projets se sont arrêtés à Bangui où ils ont été captés par des colloques et séminaires alimentaires, des études peu probantes et coûteuses, des visites de terrain restés sans suite, des achats de coûteux véhicules 4X4, appelés pudiquement « matériels roulants », et autres équipements, vite disparus faute d’une comptabilité en la matière.
Une nouvelle administration territoriale autour de six à sept Régions et d’une centaine d’agglomérations communales pourrait être organisée, conformément aux principes de la décentralisation territoriale, c’est-à-dire avec la reconnaissance d’affaires d’intérêt régional, l’élection des dirigeants qui permettront de constituer le Sénat et une tutelle exercée au niveau local par des représentants de l’Etat. Cette décentralisation devrait permettre la mise en œuvre du programme des Pôles de développement régional, prévu dans le cadre du Xème FED de l’Union européenne, et de développer la coopération décentralisée. La diaspora de France se prépare déjà à participer activement à cette coopération décentralisée.
Les innovations proposées doivent aussi s’appuyer sur les progrès incessants des technologies de communication. La révolution du numérique doit permettre de résoudre des problèmes, jusqu’à maintenant, insolubles en Centrafrique. Avec le concours de spécialistes hautement qualifiés de la diaspora, les technologies modernes devraient pouvoir être utilisées dans l’administration, dans les relations avec les citoyens, la gestion financière et les contrôles de la légalité. Il va de soi que l’approvisionnement en énergie électrique devra être rapidement modernisé. La restauration de l’usine hydroélectrique de Boali, située à 80 km de la capitale, va dans ce sens, mais Bangui n’est pas la Centrafrique. L’internet est un outil du désenclavement non seulement du pays vers l’extérieur mais aussi de l’arrière-pays vers Bangui.
La réconciliation pour un développement humain durable
La restauration d’une paix durable et la reconstruction d’un Etat exigent du temps et une union nationale. Cette période de reconstruction pourrait passer par des schémas de réconciliation nationale comme l’ont connus des pays comme l’Afrique du sud, après l’apartheid et le Rwanda, après le génocide. Ce processus de réconciliation doit être accompagné d’un plan de redressement économique d’envergure, tant le chantier est immense.
Le fait religieux moteur et obstacle de la réconciliation nationale
La visite du Pape François à Bangui, les 28 et 29 novembre 2015, a été le choc psychologique qui a entamé le processus de réconciliation nationale. Bien avant cette visite, la plateforme œcuménique, composée de l’archevêque de Bangui, Mgr Dieudonné Nzapalainga, l’imam du PK5 Oumar Kobine Layama et le Pasteur Nicolas Grékoyamé Gbangou, président de l’Alliance des Eglises protestantes, avait inlassablement prôné la réconciliation nationale et l’abandon des armes. La Communauté Sant’Egidio, l’Observatoire Pharos et l’Organisation de la coopération islamique jouent également un grand rôle dans cette action qui est de nature thérapeutique. Dans cette perspective, l’USAID vient de financer sept millions $ pour un partenariat interconfessionnel, de quatre ONG américaines, pour la consolidation de la paix.
La grave crise qu’a connue l’Eglise catholique centrafricaine avec la réduction à l’état laïc de nombreux clercs centrafricains, en 2011, a conforté les adeptes des Eglises dites « du réveil » qui ont définitivement pris le dessus sur le protestantisme classique véhiculé par les pasteurs européens au XXème siècle. Ces Eglises africaines, filiales d’une « maison-mère » établie au Bénin, au Nigeria ou en RDC, ont souvent à leur tête des hauts fonctionnaires, des personnalités politiques ou des chefs traditionnels. En Centrafrique, le pouvoir temporel est lié au pouvoir spirituel. Le Président Bozizé avait donné l’exemple avec son Eglise Le christianisme céleste-nouvelle Jérusalem. La conquête du pouvoir, l’accès à la « mangeoire » et l’enrichissement personnel sont souvent les réelles motivations de ces dignitaires religieux. Le président Touadéra, nombre de ses collaborateurs ainsi que le Premier ministre sont des adeptes de ces Eglises prophétiques qui ont pris leur part dans les dernières élections. Cette influence psychologique sur les principaux dirigeants du pays et l’activisme de certains pasteurs, autoproclamés apôtres, sur de très nombreux fidèles peuvent constituer des risques pour le processus de réconciliation nationale. Le rigorisme de certains religieux est peu compatible avec l’œcuménisme qui doit être inlassablement rappelé. La consolidation de la réconciliation nationale peut difficilement être envisagée sous le prisme de ces « nouveaux prophètes ».
La justice et la repentance, deux préalables à la réconciliation
L’activation rapide de la Cour Pénale Spéciale, la mise en place d’une justice transitionnelle avec un regard sur les tribunaux populaires Gacaca rwandais, l’édiction du crime de l’indignité nationale avec toutes ses conséquences citoyennes, la mise en place de commissions de pacification avec le concours des principales religions paraissent être des passages obligés pour réunir le peuple centrafricain. L’impunité qui règne en Centrafrique est l’une des causes majeures de son non-développement et de sa mauvaise gouvernance.
La justice transitionnelle qui fait appel au droit pénal mais aussi à la science politique et à la psychologie, est indispensable pour refonder le pacte national. Les aveux permettront de reconstituer les crimes commis et de dégager les véritables responsabilités. Le traitement du passé en public et le devoir de mémoire ne sauraient être absents. Les concours d’experts, notamment de l’Institut des Hautes Etudes Judiciaires, des professionnels du droit (avocats, magistrats) seront nécessaires pour ces sessions qui s’échelonneront sur de nombreuses années.
La remise en état du système scolaire
Dans un pays où plus de 70 % de la population a moins de 20 ans, l’éducation de la jeunesse et notamment l’enseignement des valeurs humaines et de l’esprit civique constitue une autre priorité. Avant la crise, en dépit des programmes financés par les partenaires techniques et financiers, comme l’Initiative accélérée « Education pour tous » (Fast Track), de 70 millions d’euros dédiés à la formation des maîtres et la construction d’écoles pour le primaire, le système éducatif public s’est progressivement effondré avec, pour corollaire, le recul de la francophonie, la perte de vue des valeurs humaines, la montée de l’amoralisme et le développement des langues vernaculaires au détriment du sango et du français. Les enseignants sont de moins en moins qualifiés et mal rémunérés. Depuis des années, avec la progression de l’insécurité, de nombreux enseignants sont en situation d’abandon de poste. Depuis une dizaine d’années, la plupart des écoles primaires du pays ne fonctionnent que grâce aux maîtres-parents, sans véritable formation pédagogique. Depuis décembre 2012 jusqu’à maintenant, plus de la moitié des écoles et lycées publics de l’arrière-pays sont fermés. Seuls les centres religieux ont maintenu, ici et là, des îlots d’éducation dans le pays, mais leurs objectifs ne sont pas toujours compatibles avec ceux du service public. En corrélation de l’effondrement du système scolaire, les croyances traditionnelles sont de plus en plus vivaces et sont à l’origine de la progression des crimes rituels, regroupés sous l’appellation de sorcellerie. Comme l’écrivait déjà Jules Michelet : « Lorsque l’Etat est défaillant les sorcières apparaissent … ». L’influence grandissante jouée par les tradipraticiens et les gourous s’appuie sur une population de moins en moins éduquée et des élites de plus en plus crédules.
Le développement humain aussi important que les problèmes sécuritaires
En 2015, la Centrafrique figurait déjà aux derniers rangs de tous les indicateurs concernant le développement humain et la gouvernance. L’indice de développement humain du PNUD classe la RCA au 187ème rang sur 188 (0,351), tandis que l’indice Mo Ibrahim, qui mesure la gouvernance, met la RCA au 51ème rang sur 52 (24,8). La situation s’est encore détériorée. Aujourd’hui, OCHA estime qu’environ 70 % de la population est en insécurité alimentaire. UNICEF ne cesse d’alerter sur la malnutrition des enfants qui atteint des proportions d’urgence absolue. L’Agence centrafricaine pour la formation professionnelle et l’emploi (ACFPE) annonce, le 1er mai 2016, que 87 % des jeunes sont sans emploi.
Devant un tel constat, il ne faudrait pas que les nouvelles autorités soient surtout préoccupées par le DDRR et le traitement de l’insécurité. La crise alimentaire résultant de la ruine de l’économie et de l’abandon des cultures vivrières, les infrastructures sanitaires proches de leur fermeture, la question des réfugiés et des déplacés, de la cohabitation difficile entre cultivateurs chrétiens et éleveurs musulmans, le désenclavement de certaines localités, l’accessibilité à l’eau potable qui ne concerne encore qu’une infime partie de la population sont autant de secteurs à traiter, faute de quoi le processus de pacification et de réconciliation nationale risque d’être un nouveau slogan lucratif pour quelques centaines de personnes.
Conclusion
Les promesses de campagne vont vite devenir des exigences. En choisissant ses deux plus proches collaborateurs depuis de nombreuses années, comme Premier ministre et directeur de cabinet, et en reprenant comme ministres ou conseillers du Secrétariat général de la présidence une quinzaine des anciens membres de son gouvernement de 2012, le président Touadéra parie sur l’esprit d’équipe et l’efficacité dans l’action de redressement. Il ne faudrait pas que ces choix ne deviennent aussi un handicap avec une logique de fermeture et de repli sur des certitudes erronées. Le retour aux affaires des ministres et conseillers de la présidence Bozizé, même s’ils n’appartenaient pas à son clan, et la récompense donnée à une dizaine de candidats présidentiels, ayant été éliminés à l’issue du premier tour et ralliés de la dernière heure, remettra à plus tard le rajeunissement de la classe politique dont le pays a un impérieux besoin. De même, il n’est pas sûr que le slogan « la rupture avec le passé » n’ait été perçu par de nombreux Centrafricains comme une rupture avec uniquement les trois années de la Transition qui a été effectivement très mal gérée, un gouffre financier pour les pays donateurs et une catastrophe traumatisante pour l’immense majorité des Centrafricains.
Le chemin de la démocratie est normalement pavé de bonnes élections. De ce point de vue, la situation africaine s’améliore. Dans son histoire, l’Afrique n’a jamais eu autant de pays pourvus de systèmes politiques issus des élections multipartistes qu’en 2015 et 2016. Seule l’Erythrée, l’Etat-caserne qui pousse sa population à l’émigration, ne s’encombre pas d’élections, tandis que la Somalie n’est pas en mesure d’en organiser depuis l’effondrement du régime de Siyaad Barre en 1991. Il faut cependant se méfier d’une lecture à courte vue sur la relation démocratie/élections et mettre en exergue la diversité des situations.
Les bons élèves
Faut-il chercher la vertu politique du côté de la Côte d’Ivoire qui est parvenue en novembre 2015 à réélire sans heurts son président, Alassane Ouattara, dès le premier tour, avec plus de 80 % des suffrages, mais avec guère plus de la moitié des électeurs qui se sont rendus dans les urnes ? Ou du côté du Nigeria qui a réalisé une tranquille alternance politique avec l’élection de Muhammadu Buhari en mars 2015 ? Ces deux cas illustrent bien une tendance dans la bonne direction. L’histoire retiendra probablement aussi le Burkina Faso, dont la société civile, conduite par une jeunesse déterminée à ne pas céder sur les acquis démocratiques, est parvenue, un an après avoir chassé Blaise Compaoré qui voulait s’accorder un nouveau mandat après vingt-sept ans de pouvoir, à déjouer un coup d’État de putschistes issus du Régiment de la sécurité présidentielle (RSP) et à rétablir les institutions de la transition en charge de préparer les élections. Avec la large élection en mars 2016 de l’homme d’affaires Patrice Talon contre le Franco-Béninois, Lionel Zinsou, soutenu par le précédent chef de l’Etat, le Bénin s’inscrit parmi les quelques rares pays du continent où le principe de l’alternance peut s’installer.
Dans tous ces cas, l’évolution est assurément positive. Les jeux politiques sont plus ouverts, la contestation intérieure plus militante, la surveillance extérieure plus vigilante. La violence d’État s’atténue au fur et à mesure de l’adhésion aux droits politiques et humains et à la liberté d’expression. Les manifestations de résistance sociale devenues plus fréquentes traduisent le renforcement de la société civile. Même si l’idée de citoyenneté demeure souvent embryonnaire, ces pays, auxquels il faut ajouter le Ghana et le Sénégal, laissent s’exprimer les médias sur les affaires publiques. Dans un tel contexte favorable, les acteurs non étatiques jouent un double rôle : ils élargissent les possibilités d’engagement citoyen et font pression pour tenir les gouvernements et institutions publiques responsables de leurs actes.
Des sortants qui contournent les processus électoraux
Ces résultats sont-ils révélateurs d’une tendance vers un enracinement de la démocratie partout en Afrique subsaharienne ? Certes non. D’autres pays montrent que les élections sont surtout faites pour offrir de nouvelles opportunités aux Chefs d’Etat et à leur clan pour se maintenir durablement au pouvoir et pour perpétuer les pratiques prédatrices. Douze chefs d’Etat africains sont au pouvoir depuis plus de vingt ans.
Les élections récentes dans certains pays révèlent des méthodes antidémocratiques destinées à maintenir les pouvoirs en place, dont certains furent dans le passé obtenus par la force (un forme de « blanchiment » des coups d’Etat par le scrutin). Le résultat des élections présidentielles ne faisait guère de doute au Niger (Mahamadou Issoufou réélu avec plus de 90 % des voix), au Tchad (Idriss Déby), à Djibouti (Ismaïl Omar Guelleh) et aux Comores (Azali Assoumani).
Au Congo, le président Denis Sassou-Nguesso, qui totalise trente-deux ans de pouvoir, est parvenu à réduire ses adversaires au silence, après avoir fait adopter les amendements constitutionnels (dont la suppression de la limite d’âge fixée à 70 ans pour le chef de l’Etat et la limitation du nombre de mandats à trois contre deux auparavant) nécessaires lors d’un référendum organisé à la hâte pour se maintenir, coûte que coûte, au pouvoir lors d’élections qui se sont tenues tout aussi hâtivement – avec coupure des télécommunications et d’Internet pendant quatre jours, empêchant l’opposition de communiquer sur les résultats –, en mars 2016, avec un score de 60,91 % dès le premier tour. Les dirigeants de l’opposition ne purent répondre à la fraude électorale qu’en appelant à la désobéissance civile et à la grève nationale.
En Ouganda, Yoweri Museveni a été réélu pour un cinquième mandat en février 2016 après trente ans de pouvoir. Après que la commission électorale eut annoncé qu’il avait obtenu près de 60% des voix, le gouvernement continua à harceler et à emprisonner les militants de l’opposition et à faire disparaître toute trace de fraude. Le principal candidat de l’opposition, Besigye, fut arrêté à de nombreuses reprises. Les locaux de son parti furent pris d’assaut par les forces de sécurité qui s’emparèrent des documents qui lui auraient été nécessaires pour contester les résultats du scrutin.
Reste le cas du Rwanda. Les États-Unis se sont dit « profondément déçus » par l’annonce du président Paul Kagamé de son intention de briguer un troisième mandat. Mais ce mécontentement n’aura sans doute aucune traduction en matière de sanctions. En outre, le referendum unanimiste du 18 décembre 2015 a entériné la modification de la Constitution qui raccourcit le mandat présidentiel de sept à cinq ans à compter de 2024, mais autorise Paul Kagamé à briguer deux mandats supplémentaires, ce qui prolongerait en théorie son pouvoir jusqu’en 2034 !
La technologie pour frauder
Dans la majorité des pays, les opposants, convaincus qu’il apporte plus de transparence, plaident pour le recours au vote électronique et à l’usage de la biométrie pour l’établissement des listes électorales. La désillusion est grande. Comme le note Africa Confidential dans son numéro 738 de mai 2016, la technologie peut en réalité aider les fraudeurs à occulter les tripatouillages électoraux : « En général, lorsque deux grands partis sont au coude à coude, comme ils l’étaient au Kenya en 2013 au bout de vingt-quatre heures de dépouillement, et que la commission électorale annonce brusquement une panne générale, il y a anguille sous roche ». Certains systèmes de vote électronique commercialisés en Afrique peuvent servir à manipuler les résultats du scrutin et les chiffres de la participation ainsi qu’à détruire les preuves d’éventuelles malversations. Certains régimes, comme au Congo ou en Ouganda, ferment les réseaux sociaux, coupent l’accès à Internet et aux réseaux mobiles, ou ordonnent aux opérateurs de bloquer les SMS. L’objectif est d’empêcher toute information indépendante sur le déroulement des élections et le décompte des voix.
Les pseudos démocraties
En fin de compte, quelle image de la démocratie donne l’Afrique subsaharienne à l’issue de ces élections ? On se rassure : les pouvoirs autocratiques sont en voie de disparition. Le déclin des dictatures (on pense à celle de M. Oboté, I. Amin Dada, J.-B. Bokassa, J. Mobutu, S. Touré, S. Barré, H. Habré, Ch. Taylor, S. Abacha) est réel mais il reste des despotes (O. El Bechir, I. Afeworki, R. Mugabe, Mswati III, Y. Jammeh) et des régimes avec une fâcheuse tendance dynastique (Gabon, Togo, RD Congo).
On rencontre plutôt des systèmes intermédiaires désignés par divers qualificatifs : « anocraties », « pseudo démocraties », « démocraties molles » « démocraties de faible intensité », « démocraties illibérales », « démocraties par délégation ». Elles ont la forme de la démocratie mais pas sa substance. Elles procèdent à des élections, elles ont des institutions formelles (police, armée, justice) mais faibles, et elles restent vulnérables à la mauvaise gestion des affaires publiques, aux conflits sociaux. La classe dirigeante est composite ; les coalitions entre groupes rivaux sont changeantes et la vie politique est instable. Le désenchantement de la population s’ensuit, mais sans pour autant partout, par peur de la violence qui pourrait suivre, signifier le rejet total du système. Les libertés conquises s’exercent dans un faisceau de contraintes qui fragilisent les acquis démocratiques. Le système politique fait que, même si les élections ont lieu, les citoyens sont totalement coupés des informations sur les activités de ceux qui les gouvernent.
« Quand le ventre est vide, l’urne sonne creux », dit-on avec réalisme à Kinshasa. La démocratie formelle n’a pas ipso facto annulé la marchandisation du politique dans ces États où règne encore un régime politique de type patrimonial. Dans de nombreux cas, c’est la démocratie élective qui a été adaptée à la logique du clientélisme et non l’inverse. Les positions d’autorité légalisées continuent de permettre à ceux qui les occupent d’extraire et de redistribuer des ressources. L’institutionnalisation « État de droit » est pervertie par la personnalisation du pouvoir et la stratégie d’accumulation-redistribution qui préside à chaque niveau de la hiérarchie, du sommet à la base en passant par les intermédiaires. L’État existe mais il adopte la forme d’un rhizome dont les tiges – les institutions – sont moins importantes que les racines souterraines qui plongent dans la réalité complexe des solidarités et des rivalités. Quand le contexte se révèle de cette sorte, la démocratisation ne peut progresser que si un contrôle de la circulation des richesses s’exerce et permet de limiter les prébendes en forçant les détenteurs du pouvoir à, pour reprendre une formule africaine imagée, « manger moins vite et moins seul ».
Rien n’est écrit d’avance. Des évolutions sont perceptibles sur certains indicateurs. Le Worldwide Governance Indicator (WGI) qui tente de classer les manières avec lesquelles une population est capable de jouir de ses libertés (expression, association) et d’interroger le gouvernement sur ses actes (voice and accountability) donne des résultats plutôt en hausse, particulièrement en Afrique de l’Ouest (Burkina Faso, Ghana, Liberia, Nigeria et Sénégal). Au risque de choquer, on peut admettre que les modifications de Constitution, certes à la carte (mais par référendum), sont un progrès par rapport au passé, marqué par les répétitions de coups d’Etat. Des élections mêmes truquées sont un apprentissage pour la société civile qui exercera par la suite mieux sa vigilance. D’un mauvais comportement peut naître un mieux pour le prochain scrutin, ou le suivant.
Sous réserve des ratifications par ses membres de l’accord signé le 19 mai, le Monténégro devrait officiellement devenir le 29e membre de l’OTAN, à peine dix ans après son indépendance. Bien qu’un contingent monténégrin participe de façon volontaire à la mission de l’OTAN en Afghanistan, l’invitation faite au petit Etat balkanique (650.000 habitants) n’a pas vraiment de rapport avec les capacités militaires d’une armée comptant au total 2000 hommes. Elle prend en revanche tout son sens du point de vue de l’OTAN à trois niveaux.
D’abord, à l’échelle du Monténégro, on s’attend à ce que cette intégration, comprise en parallèle du processus d’intégration européenne, pousse le pays à se réformer non seulement militairement mais aussi au niveau de l’Etat de droit. La petite taille du Monténégro lui permet de passer à travers les gouttes malgré des dirigeants politiques (le Premier ministre Milo Djukanovic est au pouvoir depuis 25 ans) notoirement impliqués dans des affaires très obscures.
Ensuite, on estime que l’intégration des pays des Balkans au sein de l’OTAN réduit d’autant la possibilité d’un nouveau conflit dans la région. C’est tout le sens des appels du pied de l’organisation en direction de la Serbie, qui participe au programme de partenariat pour la paix mais n’envisage pas d’intégrer l’OTAN, moins de 20 ans après avoir été la cible de ses bombardements. Bien qu’un conflit soit aujourd’hui très improbable, on regarde avec inquiétude la Croatie se réarmer sous l’égide de l’OTAN pendant que la Serbie se fournit en armements du côté de la Russie afin de maintenir un équilibre des forces.
Enfin, cette intégration permet à l’OTAN de faire savoir qu’elle est toujours active et utile, un message à peine voilé envoyé à la Russie. Dans le contexte post-Ukraine dans lequel la Russie a eu recours à la force comme en Géorgie pour geler son étranger proche, chaque camp est pris dans un dilemme de sécurité. La Russie voit tout élargissement de l’OTAN comme une menace directe d’autant plus insupportable qu’elle méconnaît les promesses qui lui avaient été faites en 1991. De son côté, les membres de l’OTAN de l’Est de l’Europe comme la Pologne, la Roumanie et les pays baltes, sont de plus en plus inquiets de l’attitude belliqueuse de Moscou. L’activation récente d’une base de lancement de missiles en Roumanie doit se comprendre dans ce contexte.
La Russie a qualifié l’intégration du Monténégro dans l’OTAN de « provocation ». Le Monténégro et la Russie entretiennent en effet des relations très étroites tant les capitaux russes ont inondé la sublime côte monténégrine. Un tiers des sociétés enregistrées au Monténégro sont détenues par des capitaux russes, en particulier dans l’immobilier et le tourisme. Toutefois, il est fort probable que la réaction russe se contente d’être verbale puisque le Monténégro ne représente pas un enjeu vital pour Moscou, ni politiquement, ni économiquement, ni géographiquement. Au surplus, son principal atout dans les Balkans n’est pas tant le Monténégro que la Serbie.
Pour finir, du côté du Monténégro, l’intégration dans l’OTAN ne va pas de soi auprès de l’opinion publique. Les partis serbes pro-russes ont mené une intense campagne à la fois contre ce rapprochement, puis pour l’organisation d’un référendum sur la question, alors que les sondages montrent une opinion très divisée. L’inamovible Premier ministre Milo Djukanovic n’entend pas céder à cette requête et considère que les élections générales d’octobre prochain feront office de référendum. A condition qu’elles soient libres et sincères, ce qui est loin d’être garanti.
Deux livres viennent de paraître sur les réseaux d’influence de Poutine en France : le premier est écrit par une universitaire, Cécile Vaissié, et le second par un journaliste, Nicolas Hénin. Les deux mettent en avant les tentatives de séduction et d’influence que Moscou tente de bâtir en France mais ils sont très différents : le livre du journaliste est une enquête fouillée et sérieuse ; celui écrit par l’universitaire est un pamphlet excessif et peu rigoureux.
Cécile Vaissié argue de son statut d’universitaire pour dénier à tout autre, et surtout ceux qui ne partagent pas son point de vue, le droit de s’exprimer sur la Russie. Elle va même jusqu’à estimer que Jean-Pierre Chevènement n’aurait aucune légitimité à le faire (!). Ce livre ne respecte en rien les codes universitaires de mise en perspective, de contextualisation et de refus de l’extrapolation. Le livre de Nicolas Hénin n’est pas du même tonneau. Il ne contient pas d’erreurs, démonte les réseaux mis en place par Moscou et l’influence que Poutine peut exercer en France, notamment auprès de l’extrême droite.
On peut néanmoins s’interroger, non sur la pertinence du sujet, mais sur l’importance qui lui en est donnée. Nicolas Hénin reconnaît lui-même que, malgré tous leurs relais, les réseaux russes ont leurs limites. Il admet que, malgré les investissements réalisés par la Russie en France, Moscou n’est pas parvenue à mettre à profit la conjonction extrêmement profitable du duo Sarkozy/Fillon à la tête de l’exécutif.
La Russie, comme d’autres pays avec du retard, s’est également mis au soft power. C’est une réalité indéniable, et plutôt une nouveauté. Il est donc normal de s’y intéresser mais il faut également la relativiser, eu égard au poids sans commune mesure des autres puissances qui exercent une influence beaucoup plus forte sur les élites politiques médiatiques françaises.
Entre le russia bashing et la soumission au Kremlin, ces deux livres oublient également qu’il peut y avoir des politiques ou experts qui estiment qu’il convient de prendre en compte le poids de la Russie par réalisme, si on veut parvenir à un résultat. Prôner une confrontation directe avec elle ne leur paraît pas toujours judicieux, la France pouvant avoir intérêt, pour sa propre politique étrangère, d’établir des partenariats au coup par coup avec elle. Cela n’en fait n’en fait ni des stipendiés de Poutine ni des idiots utiles.
En France, ces responsables politiques et/ou experts, qui plaident pour la levée des sanctions imposées à la Russie et pour un rapprochement avec Moscou, ne forment pas un camp unique. Si, en effet, il peut y avoir quelques agents d’influence, ils sont en réalité peu nombreux et leur influence est plutôt fluette. Leur crédibilité faible et leur rhétorique excessive ne leur permettent pas de réellement peser sur le débat public. On les voit venir de loin et les services français les surveillent de près. À l’inverse, ceux qui prônent la confrontation avec Moscou ont également des inspirations diverses. Le poids et le rôle des milieux néoconservateurs et/ou atlantistes ne peuvent être niés.
Les médias sont majoritairement anti-Poutine et les sondages d’opinion montrent un rejet assez fort de sa personnalité, ce qui prouve la limite des politiques d’influence en faveur de la Russie. Critiquer Poutine en France n’a jamais constitué un motif de sanction ou de pénalités professionnelles. Il n’en va pas de même de tous les pays étrangers.
Ce que ces deux livres ne font pas c’est se placer dans une perspective plus large en interrogeant la réelle influence des lobbys prorusses, en matière de politique étrangère. Dans le domaine stratégique, les cercles d’influence atlantistes, à travers leurs financements, la reconnaissance qu’ils accordent, les tremplins qu’ils peuvent constituer, les stimulants – aussi bien moraux que matériels – qu’ils peuvent accorder, sont sans commune mesure avec ce que peut faire le Kremlin.
HÉNIN (Nicolas), La France russe, Fayard, 2016, 322 pp.
VAISSIÉ (Cécile), Les réseaux du Kremlin en France, Les petits matins, 2016, 390 pp.