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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 1 week 6 days ago

Vers un début de solution politique en Syrie ?

Tue, 02/02/2016 - 18:10

Sous l’égide de l’Organisation des Nations unies (ONU), viennent de s’ouvrir à Genève, en ce début février, des pourparlers de paix entre plusieurs composantes de la guerre qui fait rage en Syrie depuis maintenant presque cinq ans. Au vu des conditions actuelles et des rapports de forces qui prévalent, les chances de succès de ces pourparlers sont ténues. La situation en Syrie est terrible : 250 000 morts, 4 millions de personnes sur les routes de l’exil, la moitié de la population déplacée. La difficulté à trouver une solution provient de l’imbrication des niveaux politiques et militaires et, bien sûr, de l’implication contradictoire des puissances régionales et internationales qui se livrent en Syrie à une guerre par procuration.

Au niveau militaire tout d’abord, force est d’admettre que les rapports de forces sont en train de s’inverser. Alors qu’au printemps dernier les troupes restées fidèles au régime de Bachar Al-Assad semblaient en difficulté sous les coups de boutoirs des groupes djihadistes et des différentes coalitions d’opposants armés, la situation s’est inversée, notamment depuis le début de l’intervention aérienne russe à la fin du mois de septembre 2015 et la présence accrue de combattants organisés par l’Iran en soutien aux partisans du régime de Damas. Ainsi, les djihadistes de l’Etat islamique (Daech) sont visiblement sur la défensive. Non seulement ils ne parviennent plus à élargir le territoire qu’ils contrôlent, mais ils ont en outre perdu au cours des derniers mois quelques villes importantes, reprises par les milices kurdes, et semblent, par ailleurs, commencer à connaître quelques difficultés financières. Cela ne signifie néanmoins pas que cette entité terroriste est éradiquée et il ne faut pas sous-estimer ses capacités de rebond et de nuisance, en Syrie comme au niveau international. L’Armée de la conquête, principalement composée du Front Al-Nosra, filiale syrienne d’Al-Qaïda, des salafistes de Ahrar Al-Sham et de quelques autres groupes, soutenue par l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie, n’apparaît pas en meilleure situation et a vu ses capacités offensives diminuer. En ce qui concerne les autres composantes de la rébellion armée, dites modérées, force est de constater qu’aussi bien au Nord du pays (djebel Akrad et djebel Tourkman) qu’au Sud (carrefour stratégique de Cheikh Miskine), leurs défaites se succèdent et entraînent la perte de positions qu’elles contrôlaient parfois depuis de nombreux mois. Probablement la précision des frappes aériennes de l’aviation russe et le manque d’armes susceptibles de résister à ces bombardements expliquent-elles cette situation, mais les profondes divisions qui existent en leur sein est un autre paramètre non moins important. Ainsi, l’Armée syrienne libre ne fait plus illusion et s’avère aujourd’hui être plus un sigle qu’une entité combattante hiérarchisée et dotée d’une véritable chaîne de commandement.

Au niveau politique ensuite, la situation ne semble guère meilleure pour les opposants à Bachar Al-Assad. Même si ce dernier est considérablement affaibli, il continue néanmoins à contrôler le territoire de ce que l’on appelle la « Syrie utile » et son régime a finalement connu peu de défections. Bénéficiant d’un meilleur rapport de forces militaire et du soutien, à ce stade indéfectible, de la Russie et de l’Iran, ses représentants se présentent plutôt en position de force dans la négociation. Les opposants regroupés dans le Haut comité de négociations (HCN), créé au début du mois de décembre 2015, composé d’une centaine de membres, dit groupe de Riyad, parce que soutenu et sponsorisé par l’Arabie saoudite, arrive, a contrario, en position de faiblesse, puisqu’après avoir refusé de participer aux pourparlers de Genève, il a accepté d’y venir in extremis, ce qui est révélateur de ses divisions et de sa faiblesse politique. Une des principales difficultés réside dans l’interprétation du texte de compromis, pourtant adopté à l’unanimité par le Conseil de sécurité, le 18 décembre 2015. Outre la mise en œuvre d’un cessez-le-feu, cette résolution 2254 prévoit qu’au terme de six mois de pourparlers le processus doit établir « une gouvernance crédible, inclusive et non confessionnelle », veillant à la préservation des institutions étatiques et qui aura la tâche d’écrire une nouvelle Constitution. Des élections libres doivent ensuite être organisées dans les dix-huit mois, sous la supervision de l’ONU. Les tergiversations du HCN quant à sa participation à Genève sont justifiées par son exigence de voir la mise en œuvre de « mesures de confiance » humanitaires immédiates comme préalable au réel lancement des négociations : arrêt des bombardements aériens et levée du siège de certaines villes soumises à un blocus complet par les forces du régime syrien. Cette opposition risque, en effet, de perdre une partie de sa légitimité auprès de sa base en acceptant de négocier avec ceux qui continuent de bombarder et d’affamer les zones tenues par les rebelles. Mais, en réalité, c’est plus fondamentalement la question du sort du président syrien qui reste la question la plus délicate. La résolution 2254 n’en fait aucune mention, la Russie et l’Iran ayant bloqué toute référence explicite à ce propos. Au regard du HCN, Bachar Al-Assad devra quitter le pouvoir d’ici six mois au profit d’un organe de gouvernement transitoire ayant les pleins pouvoirs exécutifs (comme le prévoyait déjà la résolution dite de « Genève 1 » de juin 2012). Les partisans du régime considèrent, pour leur part, qu’un gouvernement d’union nationale devra être formé au bout de six mois et que le sort du président Assad serait tranché lors des élections prévues dans dix-huit mois. Les approches sont donc radicalement contradictoires.

Au niveau international enfin, la situation n’est guère plus simple. Chacun comprend que la Syrie est devenue un enjeu qui dépasse largement le seul sort de ses habitants. L’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie, considérant toujours que la priorité est de faire tomber le régime de Bachar Al-Assad, continuent à soutenir les insurgés, notamment ceux regroupés dans le HCN, mais n’hésitent pas à l’apporter aussi à l’Armée de la conquête, à forte composante djihadiste. En outre, la Turquie inclut un autre paramètre, en exigeant que les Kurdes du Parti de l’union démocratique (PYD), considéré comme la projection syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), ne soient pas invités à Genève, n’hésitant pas à menacer de ne pas participer aux pourparlers s’ils étaient présents. Chantage d’autant plus regrettable que les combattants de la branche armée du PYD sont les seuls, à ce jour, à avoir infligé sur le terrain, avec l’aide des Etats-Unis, des défaites à Daech. La Russie et l’Iran considèrent a contrario que la priorité absolue est d’empêcher que les différentes composantes de la rébellion ne puissent parvenir au pouvoir, des positions connues de longue date. Ce qui semble plus significatif semble être les évolutions des Etats-Unis et, dans une moindre mesure, de la France. Le moins que l’on puisse dire est que, désormais, le soutien apporté à l’insurrection non djihadiste est beaucoup plus mesuré. Comprenant que le danger principal se concentre désormais dans l’affirmation des groupes djihadistes, Washington considère que son seul objectif est l’annihilation de Daech. C’est pourquoi les pressions états-uniennes sur le HCN ont été très fortes pour qu’il se rende à Genève, même dans le contexte d’un rapport de forces défavorable.

Au total, pour ces multiples raisons, il y a peu de probabilités qu’une solution de compromis soit rapidement trouvée à Genève. Un signe fort serait néanmoins de parvenir à des « mesures de confiance » permettant quelques succès tangibles, visibles sur le terrain, et qui constitueraient autant d’appuis concrets pour, dans un second temps, aller plus loin dans les négociations et aborder le fond des questions politiques, c’est-à-dire la mise en œuvre d’un processus de transition négocié. Parmi ces mesures de confiance, celle qui apparaît prioritaire serait la mise en place d’un cessez-le-feu. Il serait illusoire de penser qu’il puisse être imposé en même temps sur la totalité du territoire syrien, parce que des groupes, principalement djihadistes, s’y opposeront. Mais il faudrait que trois ou quatre villes puissent être concernées, elles pourraient alors avoir valeur d’exemple pour d’autres.

Tant que le fil des pourparlers n’est pas rompu, l’espoir subsiste pour qu’enfin le martyr du peuple syrien cesse. Seul un compromis pourra y parvenir. Pour ce faire, il faut que chacune des parties représentées acceptent de faire un pas vers l’autre. Ce sera douloureux, mais il n’y a pas d’autre solution.

Les inégalités extrêmes : quelle réalité ?

Tue, 02/02/2016 - 16:08

Manon Aubry, responsable plaidoyer justice fiscale à Oxfam France, répond à nos question à propos du rapport d’Oxfam “Une économie au service des 1%”, dévoilé le 18 janvier :
– Selon votre rapport, 62 personnes possèdent autant que la moitié de la population mondiale. Comment en êtes-vous arrivés à cette conclusion ? Si le constat n’est pas nouveau, comment expliquez-vous que le fossé causé par ces inégalités soit aujourd’hui si important ?
– Quelles sont les mesures préconisées par Oxfam pour faire face à la crise des inégalités extrêmes ? La politique peut-elle encore quelque chose face à ce phénomène ?
– Quel bilan dressez-vous du forum économique mondial de Davos ? Le rapport d’Oxfam a-t-il été entendu et pensez-vous que l’appel à la mobilisation internationale débouchera sur des mesures contribuant à diminuer les inégalités dans le monde ?

La crise au Burundi peut-elle dériver vers un génocide ?

Tue, 12/01/2016 - 17:21

Après le signalement de nouveaux crimes ce weekend à Bujumbura, la situation sécuritaire reste préoccupante au Burundi, certains craignant même une dérive génocidaire. Quels sont les éléments de tension ?
Un rapport confidentiel présenté au Conseil de sécurité des Nations unies indique qu’il y a différents scénarios possibles, dont celui, tout à fait envisageable, d’un génocide. Nous sommes dans une situation qui s’est profondément aggravée au fil du temps. Cela remonte à la décision d’avril 2015 du président burundais Pierre Nkurunziza de se présenter aux élections présidentielles et de faire, si ce n’est un coup d’Etat constitutionnel, une manipulation constitutionnelle dans le but de briguer un troisième mandat. Il y a depuis eu une extension des mouvements d’opposition, des répressions extrêmement violentes, une tentative ratée de coup d’Etat et des attaques de bastions militaires à Bujumbura au mois de décembre, fortement réprimées. Nous sommes donc dans un engrenage.
Jusqu’à présent, le conflit n’était pas réellement ethnicisé, même s’il y avait en mémoire ce qui s’est passé entre 1993 et 2005 où il y a eu environ 300.000 morts. On était dans une situation où le jeu paraissait essentiellement politique. Or, aujourd’hui, entre cinq et sept factions armées sont à la fois présentes au Burundi et dans les deux pays voisins, la République démocratique du Congo (RDC) et le Rwanda, et sont toujours capables de mobiliser des jeunes désœuvrés. De très nombreuses armes circulent et sont disponibles. Il existe un risque réel de dérive pouvant conduire à une augmentation des assassinats et des déplacés que l’on estime déjà à plus de 200.000 personnes. Les risques que cette grave crise dérive vers un génocide sont réels.

La communauté internationale s’est-elle saisie de l’ampleur de la crise ?
La communauté internationale s’en est saisie, mais le Burundi ne représente pas un réel enjeu stratégique sur le plan international. Il ne concerne pas les problématiques liées au djihadisme, au terrorisme et à l’islamisme radical, qui préoccupent actuellement le monde occidental. C’est un petit pays enclavé qui n’est pas non plus stratégique du point de vue de ses ressources. Toutefois, la communauté internationale a en tête le génocide de 1994 au Rwanda, où sa responsabilité est grande. Elle est consciente que l’histoire ne doit pas se répéter dans le pays jumeau qu’est le Burundi.
La France a, au niveau des Nations unies, fait des propositions d’intervention. Une intervention des Nations unies est bien entendu envisageable si le scénario pré-génocidaire est retenu. Ceci étant, tous les pays membres du Conseil de sécurité n’ont pas la même position du cas burundais puisque Nkurunziza est notamment défendu par la Russie et la Chine, ce qui est susceptible d’entraîner un veto au niveau du Conseil de sécurité.
L’Union européenne se mobilise comme elle le fait d’habitude, c’est-à-dire par des sanctions, en affirmant que l’aide ne doit pas non plus nuire aux populations burundaises. Il faut en effet savoir que l’aide est fondamentale pour assurer l’équilibre budgétaire du Burundi. L’Europe n’est ainsi pas très mobilisée, si ce n’est au nom de la défense des droits de l’homme.
Quant à l’Union africaine (UA), elle a avancé des propositions d’intervention militaire qui ont été récusées par le pouvoir burundais. Il faut savoir que l’UA est un syndicat de chefs d’Etats et qu’elle peut, en vertu de ses accords constitutifs, intervenir malgré la volonté d’un pays. Mais en réalité, la plupart d’entre eux n’en ont pas envie. Pour ce faire, il faudrait une majorité des deux-tiers, ce qui semble peu probable. Beaucoup de pays dont les chefs d’Etats ont eux aussi manipulé la constitution ne souhaitent pas adopter une position forte vis-à-vis du Burundi. C’est notamment le cas de la RDC, de la Tanzanie, de l’Angola ou encore du Zimbabwe. La négociation lancée sous l’égide de l’Ouganda entre les représentants du pouvoir en place et le regroupement des différentes forces de l’opposition, eux-mêmes très divisés, a échoué. Pour l’instant, l’UA est largement défaillante.

Le Burundi accuse notamment le Rwanda d’entraîner des Burundais sur son sol et les renseignements de la RDC s’inquiètent d’infiltrations à l’Est de rebelles burundais. Quels sont les risques d’un embrasement régional ?
Les risques d’un embrasement régional sont très grands. Il s’agit d’une configuration où les différentes factions armées sont localisées en RDC, au Rwanda et en même temps au Burundi. Le recrutement de jeunes ne pouvant s’effectuer sur une base religieuse, se fera naturellement sur une base ethnique (entre hutu et tutsi). Ainsi, le problème va s’ethniciser. Il est facile de mobiliser des jeunes désœuvrés sur cette base, dès lors qu’on leur fournit des armes et qu’on les paye. Il est évident que le conflit du Burundi deviendra un conflit régional. Le président rwandais Paul Kagamé a affirmé qu’il soutiendra jusqu’au bout les tutsis. La RDC soutiendra quant à elle les mouvements hutus. Les affrontements entre milices hutus et tutsis ayant cours dans la province du Kivu depuis 1994 s’accentueront au niveau régional. Cela n’est pas réjouissant et doit être à tout prix évité. Il y a de ce point de vue une responsabilité de la part de la communauté internationale, qui doit impérativement être présente sur le dossier burundais.

Va-t-on vers une restructuration du système politique espagnol ?

Tue, 12/01/2016 - 12:33

Les élections du 20 décembre 2015 ont laissé un Parlement espagnol très fragmenté. Comment analysez-vous la situation politique actuelle ? Est-ce un bouleversement sans précédent du système politique espagnol et quelle issue est envisageable ?
Il y a une apparence de rupture, créée par l’émergence de nouveaux partis politiques, Podemos et Ciudadanos. Mais le système politique reste ce qu’il est, qu’il s’agisse de la Constitution ou du système de partis, avec des formations de droite, de gauche, nationales espagnoles et nationalistes périphériques. Ce qui est nouveau, c’est la situation créée par le résultat de l’élection. Traditionnellement, il y avait à chaque élection un parti très majoritaire, donc il y avait soit l’alternance d’un parti à un autre, soit une continuité. Dans le cas de figure actuel, les électeurs ont dispersé leurs voix et le parlement s’est ainsi retrouvé très fragmenté. Il y a une nécessité pour les uns et pour les autres d’ouvrir un dialogue en vue de voir s’il est possible de constituer une majorité, ce qui s’avère extrêmement difficile compte tenu du résultat d’une part, et de l’absence d’autre part d’une culture de dialogue et de compromis pour composer des majorités entre des forces politiques différentes. Depuis le 20 décembre 2015, le jeu est ouvert. Les propositions sont sur la table, mais on ne voit pas très bien quelle pourrait être l’issue de ces éventuelles négociations avant l’ouverture des travaux parlementaires. Nous verrons le 13 janvier 2016 si, pour la composition du bureau du parlement, les députés arrivent à se mettre d’accord sur l’élection d’un président et ensuite d’un bureau représentatif de la diversité du congrès des députés.

Carles Puigdemont a été élu à la présidence de la Catalogne, qu’il promet de mener vers l’indépendance en 2017. Peut-il accélérer le processus de sécession ? Comment l’exécutif national répond-il à ce défi ?
Carles Puigdemont ne peut manifestement pas accélérer le processus de sécession car la Constitution ne le permet pas. Il paraît difficile d’aller vers une décision de ce type sans qu’il y ait une négociation avec le pouvoir central. À partir du moment où le président du parlement catalan, avec sa majorité, refuse ce type de dialogue, le gouvernement central à Madrid va saisir le tribunal constitutionnel qui va invalider toutes les décisions prises comme hors la loi, même s’il s’agit d’un hors la loi assumé par une partie de la collectivité nationale, celle des partis indépendantistes catalans, majoritaires dans leur assemblée. Ce cas de figure s’est déjà manifesté au Pays basque. Les initiateurs de ces décisions doivent donc savoir qu’ils ne pourront pas aller au bout de leur démarche, ce qui pose un certain nombre d’interrogations et de problèmes, d’autant plus qu’un rapport de force aurait pu être créé si les partisans de l’indépendance de la Catalogne disposaient d’une très large majorité, ce qui n’est pas le cas. Il faut rappeler qu’aux élections du mois de septembre 2015, le parlement catalan ayant été dissous cette dissolution avait été présentée comme étant à caractère plébiscitaire. Une majorité parlementaire, petite mais réelle, en était sortie pour les partis indépendantistes. En revanche, ces partis étaient loin du compte en termes de voix puisqu’ils n’avaient obtenu qu’un petit peu moins de 48% des votes exprimés, ce qui ne leur donne manifestement pas le poids et la légitimité suffisante pour aller au bout de leur démarche.

L’Espagne est l’un des pays les plus impactés par la crise économique en Europe. La situation est-elle en train de s’améliorer ?
La situation est en train de s’améliorer du point de vue macroéconomique. Il y a une reprise effective, avec des créations d’emplois, mais le trou dans lequel était tombée l’économie espagnole était si grand et les effets négatifs sur la population si importants que le redressement de la courbe de ces derniers mois n’est pas encore perçu par la majorité de la population, ce qui explique le vote sanction du 20 décembre 2015. Il s’agit en effet d’un vote de sanction. Le parti populaire est arrivé en tête, mais il a perdu 63 députés. L’interprétation qu’on doit donner au vote exprimé est donc sans équivoque. Les électeurs ont considéré qu’en dépit d’une reprise économique qui peut se lire statistiquement, ils n’en voient pas la couleur dans leur quotidien, y compris dans la création d’emploi. La diminution du chômage est due autant aux créations d’emplois qu’au retour des immigrés dans leur pays d’origine et à la reprise d’une immigration espagnole en direction des pays étrangers, ce qui fait nécessairement chuter le pourcentage des personnes en quête de travail.

« Mohicans » – 3 questions à Denis Robert

Mon, 11/01/2016 - 11:06

Journaliste d’investigation à Libération, écrivain, réalisateur de documentaires et spécialiste de la lutte contre la criminalité financière, Denis Robert est aussi romancier et plasticien. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage « Mohicans : connaissez-vous Charlie ? », aux éditions Julliard.

Votre livre est un hommage émouvant à Choron et Cavanna, les créateurs du Charlie Hebdo. En quoi ont-ils été novateurs, voire révolutionnaires, pour la presse ?

Ils étaient libres. Et les hommes libres capables d’écrire, de créer et de dessiner, ça ne court pas les rues.

Ils ont inventé un art qu’on dit « bête et méchant », mais qui était en réalité intelligent et gentil. Seuls les cuistres et les sots ne l’ont pas compris. Et ne le comprennent toujours pas. Ces hommes, c’était la bonté même.

Cavanna était l’ange tutélaire et inquiet de ce « bordel créatif » qu’était Hara-Kiri d’abord, Charlie Hebdo ensuite. Et Choron, une sorte de diable bienveillant. Sans Choron, cette aventure de presse n’aurait jamais existé et duré aussi longtemps. C’était lui l’éditeur, le producteur. Il allait chercher de l’argent partout pour que les dessinateurs et les chroniqueurs soient payés. Il avait également prévu le désastre à venir avec l’arrivée de Philippe Val. Il est le seul à avoir refusé le marché qu’on lui proposait. Cavanna le dit d’ailleurs avec beaucoup de désespoir: « Choron avait vu juste, on n’aurait jamais dû y aller ». Sans Cavanna, rien n’aurait été possible éditorialement. L’inventeur de la formule magique c’est lui. Mais Cavanna avait besoin de Choron pour créer et faire émerger tous ces talents.

Ça n’existe nulle part ailleurs un ange et un diable qui s’aiment autant et qui sont capables de générer une telle armée de guerriers : Reiser, Topor, Willem, Fred, Delfeil, Wolin, Fournier et tous les autres. Ces gars-là, toute l’équipe des débuts, de 1960 à 1982, étaient des guerriers magnifiques, libres, indépendants des pouvoirs, ne cherchant ni les honneurs, ni l’argent ou la postérité. On est tous leurs enfants, même ceux qui ne le savent pas encore. Ils ont tellement lutté contre la censure. Ils ont décadenassé la société française sous De Gaulle, Pompidou, Giscard. Finalement Mitterrand les a tués. Il subsiste pourtant une fibre bête et méchante. Ceux qui savent se reconnaîtront.

Et pourtant ils se sont querellés, séparés, tout en conservant une estime réciproque : comment expliquez-vous cela ?

J’ai passé du temps avec les deux. Moins avec Choron qu’avec Cavanna. Mais avoir bu des coups ou dîner avec Choron permet de sentir l’homme. Choron était l’ami de Lefred qui lui-même était mon ami. Il a fini sa vie dans la Meuse, pas très loin de chez moi, et venait souvent à Nancy. Cavanna, j’ai fait ce film avec lui, passé du temps en tête à tête à l’interroger, à l’écouter.
C’étaient des types généreux. Ils avaient conscience du temps qui leur restait sur Terre. Ils étaient revenus de presque tout : le pouvoir, l’argent, l’amour, la mort, le cancer, la politique, la connerie, Parkinson. Et ils étaient conscients de leur liberté, de leur différence, des trains qu’ils avaient manqués. Ils avaient un ego moins développé qu’on ne l’imagine. Ils s’engueulaient. Comme des frères. Mieux que des frères parce qu’ils n’avaient pas de parents en commun.

Leur brouille est directement liée à la reprise en main du titre par Philippe Val en 1992. Choron en tant que directeur de publication l’avait déposé. Mais comme il était interdit de gestion, il avait utilisé un prête-nom. Philippe Val et son avocat Richard Malka ont vite compris l’intérêt qu’il y avait à ressortir un journal sous l’étiquette Charlie Hebdo. Mais Choron résistait. Cavanna ne parvenant pas à le convaincre de rejoindre l’équipe qui se constituait autour de Val et de Cabu, a accepté l’idée de faire un procès à Choron sur la paternité du titre. On entre alors là dans une histoire tumultueuse que je raconte dans le livre. Et qui est en définitive la saga d’une spoliation et d’un détournement.

Choron va perdre ses procès, sur la base de témoignages dont on sait aujourd’hui qu’ils étaient en partie faux. Mais Cavanna va perdre à long terme son journal. Puisque Val, avec l’appui de Malka, va progressivement et habilement l’évincer de son journal. C’est très triste. Cavanna, au soir de sa vie, en était malheureux. Il me le dit face caméra : « Je me suis fait avoir, j’aurais dû écouter Choron. C’est lui qui avait raison contre tout le monde… » Ces procès ont cassé quelque chose entre eux, mais l’affection, l’amour qu’ils se portaient est, je crois, resté intact. Choron ne disait pas de mal de Cavanna. Et Cavanna non plus. Ils se sont fait avoir par des types plus malins qu’eux. Et sans talent.

Val et Malka ont usé et abusé du génie de Cavanna et de Choron et de tous les autres pour faire un journal différent qui a lentement dérivé et est devenu, selon l’aveu même de Cavanna, un mauvais canard politique, avec des petits dessins pas terribles. Ils y sont allés franco. Ils sont à l’image de l’époque. Ce sont des hommes de réseau, de pouvoir, ambitieux. Et ils ont gagné la partie. Ils la gagnent tous les jours. Les suites médiatiques et politiques de l’attentat de janvier ont été – de ce point de vue – une sorte de point d’orgue. On les a vus partout s’approprier la mémoire de Charlie. C’est sûrement ce qui m’a réveillé et décidé à écrire ce livre qui est bien autre chose que la seule narration d’une aventure de presse. Je le vis et je l’ai écrit comme un drame shakespearien. Une histoire française pleine d’amour, de colère, de passion, de fantômes et de trahisons. Je suis arrivé tard dans cette histoire avec un regard extérieur. Mais mon livre et le film existent maintenant, malgré les pressions, les tentatives nombreuses d’étouffement, les menaces de procès. Tout cela sort aux forceps. Ce qui me rend heureux c’est de voir que, loin des medias mainstream, le public, les lecteurs s’en emparent. Et que ce savoir se diffuse largement. Au grand damne des usurpateurs.

Pourquoi êtes-vous si dur avec Philippe Val et Richard Malka, qui se présentent pourtant comme les héritiers de Choron et Cavanna et les représentants de Charlie Hebdo ?

Le Charlie Hebdo de 1992 était une copie quasi conforme – quasiment la même équipe et les mêmes dessins – de La Grosse Bertha, un hebdomadaire satirique qui vendait alors environ 15 000 exemplaires par semaine. Val a changé l’étiquette, a appelé ça Charlie Hebdo et le journal s’est vendu à 150 000. Là commence l’arnaque. S’ils avaient respecté l’esprit des créateurs, cela ne poserait pas de problème. Ils ont dilapidé cet héritage, se sont enrichis sur cet héritage. Et ont détourné son sens profond. Charlie Hebdo était un journal boussole pour la gauche et l’écologie. Ils ont gardé la boussole mais ont truqué le mécanisme. Le public et les lecteurs se sont fait avoir sans rien savoir de ce qui se passait en coulisse. C’est un peu comme dans ces familles où après avoir piqué sa pension, sa maison et ses chaussettes, on cache le vieux père à l’hospice en attendant qu’il crève. Mais que surtout ça se fasse dans le silence, maintenant que tout est réglé et qu’on est en haut de l’affiche. Ben voilà, je brise ce silence. Et je ne suis pas dur. Je me trouve très gentil.

A nouveau 13 à table au 1er janvier 2016 ! Pourquoi l’Indonésie (re)-rejoint l’OPEP ?

Fri, 08/01/2016 - 14:19

Le 4 décembre 2015, dans le cadre de la 168ème réunion de l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP), les différents pays membres ont discuté des derniers développements observés sur les marchés pétroliers. Ils ont également étudié -et accepté- la demande de réintégration de l’Indonésie, pays membre de l’Organisation de 1962 à 2008 et désormais importateur de pétrole. Depuis le 1er janvier 2016, l’OPEP compte, à nouveau, un 13ème partenaire [1].

Membre de l’OPEP dès 1962, l’Indonésie a quitté l’Organisation en 2009, soit cinq ans après être devenue importatrice nette sur le marché. En 2014, elle a produit environ 0,85 million de barils de pétrole par jour (mbj) pour une consommation d’environ 1,6 mbj (BP Statistical Review, 2015). Dans ce contexte, quel peut être l’objectif de l’Indonésie à réintégrer un cartel dont le principal but est de favoriser les exportations de pétrole à un meilleur prix en exerçant, si possible, un pouvoir de marché ? A contrario, quelles peuvent être les motivations de l’OPEP à accepter le retour d’un pays désormais importateur, dont le principal objectif sera d’obtenir du pétrole à moindre coût ?

Quelles motivations pour le géant énergétique indonésien ?

Géant énergétique, le pays est le premier exportateur mondial sur le marché du charbon vapeur (il exporte près de 75 % de sa production). l’Asie représente ses principaux débouchés : Chine et Inde pour 50 % de sa production ; Japon, Corée du Sud et Taiwan pour environ 30 %. La production de charbon en Indonésie a quadruplé entre 2002 et 2012, un mouvement notamment porté par la politique du gouvernement indonésien qui en encourage la consommation, en raison notamment de son abondance et de son faible coût dans la production électrique relativement à celui des produits pétroliers utilisés (diesel, fuel).

L’Indonésie est également le 10ème producteur et le 8ème exportateur mondial sur le marché du gaz et le pays détient les deuxièmes réserves de gaz en Asie (après la Chine) et les 13ème au niveau mondial. Comme sur le marché du charbon, l’Indonésie trouve en Asie, avec le Japon et la Corée du Sud (70 % de ses exportations), ses principaux clients pour le GNL, dont elle est devenue le 4ème exportateur mondial en 2013. Toutefois, comme sur le marché du pétrole, sans investissements majeurs dans la production gazière, l’Indonésie devrait devenir importatrice nette de GNL avant 2020.

Le pays cherche, à l’heure actuelle, à substituer par les biocarburants ses importations de produits pétroliers (elle est le plus grand producteur de biodiesel en Asie) pour réduire sa dépendance énergétique.

En 2014, l’Indonésie est devenue le 24ème producteur mondial de pétrole, avec 1 % de la production mondiale. Depuis son pic enregistré en 1991, à environ 1,65 mbj, la production a été divisée par deux en raison notamment de la maturité des principaux champs pétrolifères et d’un manque d’investissement en exploration-production. Les principaux réservoirs de production (Minas et Duri), mis en exploitation respectivement en 1952 et 1955, connaissent une déplétion accélérée. De leur côté, les consommations de pétrole brut et de produits pétroliers ont enregistré une accélération marquée depuis le tournant des années 2000 (+ 40 % depuis 2000 pour le pétrole brut notamment), conduisant le pays à devenir importateur net de pétrole dès la fin de l’année 2003. Les importations de produits pétroliers ont connu une hausse de près de 6 % par an depuis 2009, contribuant également à alourdir la facture pétrolière du pays.

Dès lors, comment comprendre cette volonté de l’Indonésie de réintégrer l’OPEP ?

Entrée en 1962 dans l’OPEP, l’Indonésie a enregistré une progression marquée de son poids entre 1965 et 1981, sa part dans la production globale du cartel passant de 3,5 % à près de 7,3 %. Aujourd’hui, avec 0,85 mbj, l’Indonésie se retrouve dans le peloton de queue de la hiérarchie des producteurs du cartel, au même rang que l’Equateur (0,55 mbj), le Qatar (0,67 mbj) et la Lybie (0,4 mbj), loin derrière les poids lourds de l’Organisation, Arabie Saoudite en tête. Avec 0,2 % des réserves de pétrole mondiales et à peine 0,3 % des réserves totales de l’OPEP en 2014, et une production en baisse de 3,5 % entre 2014 et 2013, l’Indonésie ne peut espérer peser sur la politique des autres pays membres. En 20 ans, le poids de ses seules réserves dans l’organisation a été divisé par deux !

Pour l’Indonésie, le retour dans l’OPEP est synonyme d’un accès direct aux plus grands pays exportateurs mondiaux, parmi lesquels l’Arabie Saoudite qui répond à près de 26 % de ses besoins. Le Nigeria (15 %), les Emirats arabes unis (5 %), le Qatar (4 %), l’Angola (4%) complètent le paysage des principaux fournisseurs du pays en 2014. L’Indonésie pourrait ainsi assurer, au meilleur prix, une part importante de la composante pétrolière de sa sécurité énergétique. L’objectif de l’Indonésie est également d’attirer de potentiels investisseurs sur son territoire. Sa compagnie nationale, Pertamina, n’a pas encore les capacités technologiques, financières et humaines pour réinventer le modèle pétrolier indonésien. Certains pays membres de l’OPEP, au premier rang desquels l’Arabie Saoudite, pourraient ainsi faciliter la renaissance du secteur. Début novembre 2015, les deux pays annonçaient un investissement dans une unité de raffinage d’environ 300 000 barils par jour. Ce premier contrat pourrait en préfigurer d’autres, notamment dans le secteur de l’amont pétrolier que le gouvernement indonésien cherche à redynamiser depuis l’application de la loi sur les hydrocarbures particulièrement désincitative votée en 2001. Le retour de l’Indonésie au sein de l’OPEP peut ainsi constituer une nouvelle ouverture aux investissements des pays membres du cartel dans l’amont ou l’aval pétrolier en Indonésie.

Quels objectifs pour les pays membres de l’OPEP ?

La réintégration de l’Indonésie redonnerait à l’OPEP une production globale de 37,7 mbj, soit environ 42 % de la production mondiale de pétrole, contre 41 % aujourd’hui. N’étant plus un pays exportateur, l’Indonésie ne pourra concurrencer les autres pays membres sur leurs marchés traditionnels, un facteur qui permet de comprendre la faible opposition au retour de ce pays dans le cartel. Pourtant, à y regarder de près, quel peut être l’intérêt de pays comme l’Iran, le Nigeria ou le Venezuela à accepter la réintégration d’un pays souhaitant profiter du réseau OPEP pour assurer sa sécurité énergétique à moindre coût ? La réponse se trouve sûrement dans les perspectives énergétiques qu’offrent à la fois l’Indonésie et les autres pays de l’ASEAN [2] dans les années à venir.

En effet, selon l’AIE (Southeast Asia Energy Outlook, 2015), la demande d’énergie primaire des pays de l’ASEAN a enregistré une croissance de près de 50 % entre 2000 et 2013 et progresserait de près de 80 % entre 2013 et 2040. L’Indonésie, poids lourds de la zone, devrait pour sa part connaitre une croissance économique annuelle d’environ 4,9 % d’ici 2040 (FMI, 2015), une croissance de sa population d’environ 0,8 % par an (ONU, 2013) portant sa population à 311 millions d’habitants en 2040, et une hausse de son PIB par tête d’environ 4 % (contre 3,7 % pour les pays de l’ASEAN et 1,6 % pour les pays de l’OCDE). Avec un taux d’urbanisation de 67 % en 2040, contre 53 % en 2013, l’Indonésie subirait ainsi un bouleversement économique majeur qui toucherait tous les secteurs économiques et plus particulièrement son secteur énergétique. En hausse de 43 % entre 2003 et 2013, la consommation d’énergie primaire augmenterait d’environ 2,5 % l’an jusqu’en 2035, avec notamment une croissance annuelle de sa consommation de pétrole de plus de 1,1 %, à plus de 2,1 mbj en 2035.

Plus grand consommateur d’énergie de l’Asie du Sud-Est (près de 36 % de la consommation d’énergie primaire de la région), l’Indonésie pourrait également être une véritable tête de pont pour les nouveaux marchés des pays membres de l’OPEP. En effet, pour les seuls chiffres de croissance de la consommation pétrolière, la Thaïlande, avec une croissance de + 1,9 % par an jusqu’en 2035, les Philippines (+3,4%) ou la Malaisie (+1,6 %) constituent de futurs marchés potentiels pour l’ensemble des pays membres. L’ASEAN dans sa globalité devrait enregistrer une hausse marquée de sa dépendance pétrolière ! Estimée à environ 57 % en 2013, elle pourrait atteindre près de 79 % en 2040, soit un volume net d’importations de plus de 6,7 mbj de pétrole. Une véritable aubaine pour les pays de l’OPEP : réintégrer l’Indonésie, c’est peut-être aussi s’offrir une porte d’entrée vers de nouveaux marchés porteurs ! Le poids de l’Indonésie dans l’ASEAN et son besoin de leadership institutionnel sont autant d’ingrédients qui ouvrent de belles perspectives pour des relations OPEP-ASEAN.

Enfin, un dernier facteur doit être pris en compte : le rôle géostratégique de l’Indonésie dans les flux pétroliers. En effet, réinstitutionaliser sa relation avec l’Indonésie peut aussi apparaitre pour l’OPEP comme l’occasion de sécuriser l’ensemble des flux pétroliers vers l’Asie à travers le détroit de Malacca. Ce dernier, géré par l’Indonésie, la Malaisie et Singapour, relie l’Océan Indien, la mer de Chine du Sud et l’Océan Pacifique. Véritable carrefour stratégique entre le Golfe Persique et les principaux pays consommateurs d’Asie (Chine, Japon, Corée du Sud), il voit transiter environ 15,2 mbj, soit près de 30 % des flux pétroliers mondiaux.

Une nouvelle OPEP ?

Au final, le retour de l’Indonésie dans l’OPEP n’est pas un simple signal économique ou politique : c’est, pour l’Indonésie, l’assurance de l’accès à un réseau de pays exportateurs de pétrole et, pour les pays membres de l’Organisation, un pari économique sur l’avenir énergétique d’une région. Les facteurs sont diverses : économiques, géopolitiques, géostratégiques… Derrière ce retour se cache peut-être également un changement beaucoup plus structurel du cartel des pays producteurs : à terme, plus qu’une organisation de pays exportateurs, l’OPEP risque de ressembler de plus en plus à un grand forum international du pétrole, une Agence internationale de l’énergie des pays du sud en quelque sorte !

[1] L’OPEP a été créée, en septembre 1960, à Baghdâd, par l’Arabie Saoudite, l’Iran, l’Irak, le Koweït et le Venezuela. Au 1er janvier 2016, l’Organisation comptera 13 membres : les 5 membres fondateurs auxquels se sont ajoutés le Qatar (1961), l’Indonésie (1962-2005, 2016- ), la Lybie (1962), les Emirats arabes unis (1967), l’Algérie (1969), le Nigeria (1971), l’Equateur (1973-1992, 2007- ) et l’Angola (2007). Le Gabon, qui avait rejoint l’OPEP en 1975, a quitté l’Organisation en 1995.
[2] L’ASEAN (Association of South East Asian Nations), ou en français, ANASE (Association des Nations d’Asie du Sud-Est) a été créée en 1967. Elle comprend désormais 10 pays (par ordre chronologique d’adhésion) : Indonésie, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande, Brunei, Vietnam, Laos, Birmanie, Cambodge.

Les défis géopolitiques du gouvernement irakien

Fri, 08/01/2016 - 10:57

Quelle est la situation politique actuelle en Irak ? Haïdar Al-Abadi mène-t-il une politique différente de son prédécesseur Nouri Al-Maliki ?
Après la chute de Mossoul en 2014, le premier ministre Nouri Al-Maliki, autoritaire et considéré comme le responsable de la défaite, a été obligé de quitter le pouvoir. La communauté internationale attendait de voir comment Monsieur Al-Abadi, son successeur, pourrait, alors qu’il appartenait au même parti politique que son prédécesseur (le Parti islamique al-Dawa), gouverner l’Irak d’autant qu’il n’avait pas de grande expérience gouvernementale. Or, de par sa personnalité plus modérée, il a obtenu la confiance de l’ensemble de la classe politique irakienne, notamment celle des arabes sunnites, qui faisait défaut à Nouri Al-Maliki. Sur le plan politique, Al-Abadi a en effet réalisé un sans-faute en arrivant à apaiser aujourd’hui les relations entre le gouvernement de Bagdad et sa composante arabe sunnite et même au-delà, avec des tribus arabes sunnites.
Les différentes offensives lancées pour tenter de reprendre des villes occupées par Daech, comme Tikrit, au début de l’année 2015, n’étaient obtenues qu’avec l’aide des milices chiites. Aujourd’hui, la reconquête de la ville de Ramadi, facilitée par le soutien des tribus arabes sunnites, ainsi que par les forces aériennes de la coalition internationale, américaines notamment, est un succès important pour le Premier ministre. Il a démontré la capacité de l’armée irakienne à se passer des milices chiites pour reprendre une ville importante.
Al-Abadi est par ailleurs quelqu’un qui a le soutien de la communauté internationale. Il a réalisé la performance d’avoir aussi bien le soutien de l’Iran que des Etats-Unis et de la France.
Enfin, Al-Abadi dispose de deux avantages non négligeables sur son prédécesseur. Premièrement, il a le soutien de ce que l’on appelle en Irak la Marjaiya, la plus haute autorité religieuse chiite du pays. L’ayatollah Ali al-Sistani donne en effet la latitude politique nécessaire au Premier ministre pour engager un processus de changement. D’autre part, Al-Abadi a su obtenir le soutien manifeste de la rue, y compris chez les arabes sunnites, du fait de sa politique d’apaisement des tensions et de lutte contre Daech.

Les forces militaires irakiennes semblent reprendre du terrain sur Daech. Quelle est la stratégie du régime irakien dans sa lutte contre l’organisation terroriste ?
Lorsqu’Al-Abadi a pris la direction du gouvernement irakien, la mise en place d’une véritable stratégie pour corriger la faiblesse de l’armée irakienne était nécessaire. L’attaque de la ville de Mossoul en juin 2014 par Daech a illustré sa désorganisation, son sous-armement, ainsi que le manque de formation et de motivation de ses forces. La première tâche du Premier ministre a été de remettre en place une armée digne de ce nom.
Aujourd’hui, une stratégie militaire irakienne est clairement affirmée. La contre-offensive pour libérer la ville de Ramadi a été faite sans le soutien des milices chiites, ce qui a prouvé la capacité pour l’armée irakienne d’agir de manière autonome, avec l’aide aérienne de la coalition internationale, et ce même si des poches de résistance de l’Etat islamique autour de la ville sont toujours présentes.
La priorité du gouvernement irakien est désormais la ville de Falloujah, ville arabe sunnite d’environ 1 million et demi d’habitants. Ensuite, d’après les Etats-majors irakiens, l’attention sera portée vers la libération de la grande ville de Mossoul, en passant préalablement par les deux ou trois districts qui sont encore aux mains de Daech. Ainsi, la jonction sera opérée entre les combattants kurdes qui ont libéré la ville de Sanjar et la préparation aussi bien militaire que politique de la reconquête de Mossoul.
La situation militaire en Irak semble être aujourd’hui en faveur du gouvernement irakien. D’après l’Etat-major américain, Daech aurait perdu, depuis le mois de mai 2015, 30% de son territoire.

L’Irak s’est proposé en médiateur dans la crise qui oppose l’Arabie Saoudite et l’Iran. L’Irak a-t-il aujourd’hui le poids politique pour s’imposer dans ce rôle ? Quels sont ses intérêts ?
L’Irak n’a bien sûr pas encore retrouvé son poids politique d’antan où il était l’un des grands pays de la région. Il peut cependant toujours jouer un rôle important en raison de sa particularité qui est sa dominante chiite ainsi que sa proximité avec l’Iran. Il a également une forte minorité arabe sunnite au sein de laquelle l’Arabie Saoudite a une influence.
L’influence de l’Arabie Saoudite auprès des arabes sunnites a favorisé l’émergence d’Al-Qaïda en Irak et par la suite de l’Etat islamique car elle ne supportait pas la présence de l’Iran en Irak. Aujourd’hui, et il s’agit de l’une des conséquences positives de la nomination d’Al-Abadi, le pouvoir irakien mène une politique moins hostile vis-à-vis de l’Arabie Saoudite, alors que Nouri Al-Maliki accusait souvent son voisin de soutenir financièrement et militairement les djihadistes en Irak. Ce n’est plus le cas depuis que l’Etat islamique a fait de l’Arabie Saoudite un objectif à abattre. Cette situation permet à l’Irak de se présenter comme médiateur. Il va bénéficier de sa relation amicale avec l’Iran chiite.
Dans le même temps, la prise de position du gouvernement irakien tranche avec l’autorité religieuse chiite irakienne. Si l’autorité religieuse a dénoncé l’exécution du dignitaire chiite comme une provocation, le gouvernement irakien a certes regretté cette exécution mais a en même temps condamné le saccage de l’ambassade saoudienne à Téhéran. L’Irak cherche dorénavant, dans la défense de ses propres intérêts, à jouer une politique d’équilibre vis-à-vis de ses deux puissants voisins, l’Iran et l’Arabie Saoudite, afin d’empêcher que le pays devienne le cadre d’une guerre par procuration entre l’Iran et l’Arabie Saoudite. La France et les Etats-Unis comptent d’ailleurs sur l’Irak pour jouer un rôle actif dans le retour au calme.

Arabie Saoudite – Iran, « les intérêts géopolitiques instrumentalisent le religieux »

Fri, 08/01/2016 - 09:20

Pouvez-vous nous expliquer d’où vient le schisme entre les sunnites et les chiites ?
C’est initialement une querelle de succession à la mort du prophète de l’islam, Mahomet. En 632, les chiites considéraient Ali bin Abi Taleb (cousin et fils spirituel de Mahomet), comme l’héritier légitime du prophète au nom des liens du sang. Les sunnites ont choisi, eux, Abou Bakr al-Siddiq, compagnon de route de Mohamed, au nom des traditions. Il y a aussi des différences théologiques qui portent essentiellement sur la façon de faire la prière et l’organisation du clergé, très structuré chez les chiites. L’imam chiite est un descendant de la famille du Prophète, un guide de la communauté qui tire directement son autorité de Dieu. Alors que dans l’islam sunnite, majoritaire dans le monde musulman, l’imam est nommé parmi d’autres hommes, parfois autoproclamé.

Comment expliquez-vous que ce clivage religieux revienne au premier plan aujourd’hui au niveau régional, entre l’Arabie Saoudite et l’Iran ?
Parce que vous avez en Arabie Saoudite, pays à majorité sunnite, une minorité chiite qui est fortement présente dans la région du Sud-Est, où se trouvent les champs pétrolifères les plus importants. Cette population est très souvent traitée en citoyens de seconde zone. Pour les Saoudiens, ce n’est pas seulement un conflit géopolitique avec l’Iran, c’est donc aussi un enjeu de politique intérieure. Ils craignent que l’Iran ne se serve des communautés chiites pour accroître son influence. L’exécution de Nimr Baqer al-Nimr, qui militait uniquement par des discours et des écrits contre la discrimination que subissait la communauté chiite en Arabie Saoudite, c’était un message envoyé en direction de l’opinion publique saoudienne. Mais c’est un conflit qui perdure depuis 2003.

On attribue beaucoup les tensions entre l’Arabie Saoudite et l’Iran au prisme religieux, comment l’expliquez-vous ?
On a tendance à sur-interpréter ce schisme du VIIe siècle. Si les différences théologiques existent, elles ne permettent pas d’expliquer ni la réalité irano-saoudienne, ni les tensions communautaires au Moyen Orient. Depuis le grand tournant de l’invasion américaine en Irak en 2003, l’Iran s’impose sur la scène régionale, ce qui inquiète l’Arabie Saoudite. Le conflit irano-saoudien se joue sur cinq terrains régionaux, dans une succession de guerres par procuration : l’Irak, la Syrie et le Yémen, et dans une moindre mesure le Liban et Bahreïn. Les intérêts profanes géopolitiques, économiques, stratégiques des deux puissances régionales viennent instrumentaliser le religieux, ce qui conduit à l’émergence de politiques identitaires. Le climat n’a jamais été aussi tendu : l’identitarisme ravage la politique au Moyen Orient.

Quel rôle la guerre en Irak en 2003 a-t-elle joué dans le clivage entre l’Arabie Saoudite et l’Iran ?
La guerre de 2003 a permis à l’Iran de monter sur la scène régionale et d’étendre son pouvoir dans plusieurs capitales arabes. L’intervention américaine en 2003 a fait chuter Saddam Hussein, à la tête de l’Irak pendant près de 23 ans, alors même qu’il était issu de la minorité sunnite en Irak. La chute de Saddam Hussein a été suivie par une très rapide montée en puissance de la communauté chiite irakienne et de facto par une montée en puissance de l’Iran chiite. On a vu en 2003 sauter le verrou sunnite qui empêchait l’Iran de s’ouvrir vers la Méditerranée, car le pays s’était débarrassé de ses deux adversaires historiques : les talibans en Afghanistan et Saddam Hussein en Irak. Cela a provoqué des agitations chez les puissances monarchiques sunnites de la région, notamment l’Arabie Saoudite, le Qatar et les Emirats arabes unis.

Quel rôle les printemps arabes de 2011 ont-ils pu jouer dans les dissensions entre l’Arabie Saoudite et l’Iran ?
L’Arabie Saoudite s’est très vite retrouvée sur la défensive après les printemps arabes de 2011. Quelques jours à peine après la chute du dictateur tunisien Ben Ali, la monarchie saoudienne a débloqué près de 130 milliards de dollars pour essayer d’acheter la paix sociale, avec des programmes d’infrastructures, de logements et d’emplois pour éviter que la vague révolutionnaire ne s’étende. Les Saoudiens ont soutenu Moubarak jusqu’au bout, et ils ont écrasé la révolution au Bahreïn pour éviter que ce souffle révolutionnaire n’atteigne le Golfe. Le jeu de tous les libéraux et progressistes du monde arabe qui voulaient se servir des printemps arabes pour aller vers une plus grande démocratisation, vers une plus grande tolérance, cela a été quelque peu étouffé par l’affrontement irano-saoudien et par les efforts qu’ont fait ces pays pour tirer la couverture à eux après ce grand bouleversement de 2011.

Est-ce que le pétrole aurait un rôle à jouer dans ces rivalités géopolitiques ?
Oui, le facteur économique est important et lié au rapprochement entre les Etats-Unis et l’Iran. L’Arabie Saoudite a vu l’Amérique accéder à l’indépendance énergétique beaucoup plus rapidement que prévu grâce à la révolution du gaz de schiste et se rapprocher de son vieux rival qu’est l’Iran. Aujourd’hui, les prix du pétrole n’ont jamais été aussi bas depuis 2004 (34,23 dollars le baril) et on peut interpréter ça comme une volonté saoudienne d’éviter que l’Iran ne profite un peu trop rapidement de la manne pétrolière en cas de levée des tensions. En ce moment, les Saoudiens se lancent ainsi dans des politiques contre-productives aussi bien au Yémen qu’ailleurs sur la scène régionale pour essayer de contrer la montée en puissance de l’Iran.

Ces tensions compromettent-elles la lutte contre l’Etat islamique ?
Oui, on a le sentiment parfois que l’Etat islamique est un ennemi pour tout le monde, mais que c’est parfois l’ennemi secondaire plutôt que d’être l’ennemi prioritaire. Certains considèrent ainsi que le principal objectif doit être d’endiguer l’influence iranienne, de faire tomber le régime syrien, de prêter attention à la question kurde, etc. Cet affrontement irano-saoudien qui perdure depuis une dizaine d’années, a permis à Daech de prospérer. Après la chute de Saddam Hussein et sous le règne du très autoritaire Nouri al-Maliki, une partie des sunnites irakiens s’est sentie humiliée et a fini par se jeter dans les bras de Daech afin d’éviter l’hégémonie chiite dans la région liée à la montée en puissance iranienne. Si l’Occident souhaite régler son compte une fois pour toute à Daech, il faut apaiser cette guerre régionale entre l’Iran et l’Arabie Saoudite.

Comment l’Occident peut-il intervenir apaiser ce conflit ?
L’Occident a une marge de manœuvre assez réduite. Depuis 1945, les Etats-Unis sont les principaux protecteurs de l’Arabie Saoudite, liés par une alliance stratégique scellée par le Quincy Pact. L’Occident a eu tendance à fermer les yeux sur beaucoup de dérapages, notamment en Arabie Saoudite. Si on se montrait un peu moins tolérant envers les alliés sunnites du Golfe, cela pourrait apaiser le conflit. De la même manière, les négociations avec l’Iran ne doivent pas être perçues comme une sorte de carte blanche.

Propos recueillis par Laurine Benjebria pour le leJDD.fr

L’aggravation des inégalités : quelle réalité ?

Thu, 07/01/2016 - 17:41

L’aggravation des inégalités que nous connaissons aujourd’hui est-elle inédite dans l’histoire du monde ?
Si la question de l’aggravation des inégalités économiques est d’une actualité brûlante (on ne compte plus les rapports et études qui font état de cette concentration des richesses dans les mains de quelques-uns), c’est effectivement parce que celles-ci ont bondi en trente ans pour atteindre un niveau record dans la plupart des pays du Nord comme dans ceux du Sud (OCDE, 2015 ; Oxfam, 2015). D’une part, lorsqu’on s’intéresse à l’évolution des inégalités entre individus à l’échelle du monde, on observe un accroissement des inégalités globales à partir de 1980 et une stabilisation de celles-ci à un niveau historiquement élevé (Milanovic, 2012). D’autre part, si on observe une stabilisation des inégalités entre pays du Nord et pays du Sud depuis le début des années 1980, et une tendance à la réduction depuis les années 2000 (ibidem), celle-ci est loin d’être uniforme, mais principalement due à la croissance des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), qui totalisent plus de 41 % de la population du globe. De plus, au sein de ces pays, la forte croissance n’a pas bénéficié à tous de la même manière. Le cas de l’Inde est particulièrement illustratif de cette contradiction : si l’Inde est l’un des pays où le taux de croissance est le plus élevé au monde, il est aussi celui où le nombre de pauvres est le plus grand, quel que soit l’indicateur retenu (Jaffrelot, 2012). Malgré un taux de croissance qui avoisine les 5 % depuis 2004, l’Afrique subsaharienne reste quant à elle la seule région où le nombre de personnes extrêmement pauvres a augmenté durant les trente dernières années (Giraud, 2012).
Cette aggravation des inégalités prend la forme d’un paradoxe inacceptable à l’heure où l’humanité n’a jamais produit autant de richesses. Ainsi l’exprime parfaitement l’économiste français Jean-Marie Harribey (2013) : « Le monde n’a jamais été aussi riche de marchandises, mais chacune d’elles vaut de moins en moins. Le monde n’a jamais autant disposé de richesses produites, mais s’approche du moment où beaucoup de richesses naturelles seront épuisées ou dégradées. Le monde, enfin, compte de plus en plus de riches et aussi de plus en plus de pauvres, du moins relativement puisque les inégalités s’accroissent. Comme si la richesse accumulée par certains et concentrée en leurs mains trouvait son origine dans la dévalorisation des autres. »

Les inégalités sont-elles intrinsèquement liées au capitalisme néolibéral ? Qui sont les gagnants et les perdants de la globalisation économique ?
Les inégalités de richesses et leur accroissement ne sont nullement une conséquence imprévue ou imprévisible de ce modèle dominant. En effet, la doctrine néolibérale légitime, au moyen de divers arguments, un processus de distribution des richesses à la faveur de quelques-uns, encouragé principalement par la dérégulation, la financiarisation, la privatisation, le retrait de l’État des domaines traditionnels de la protection sociale et le détricotage des systèmes de redistribution fiscale.
De plus, le capitalisme n’a pas « toujours existé », contrairement à l’idée profondément ancrée dans l’imaginaire économiciste. L’avènement, après des siècles de préparation, de ce mode de production lors de la révolution commerciale issue des grandes découvertes des 15e et 16e siècles, son accomplissement par la révolution industrielle (1765-1845) et son développement jusqu’à sa forme actuelle ont nécessité la réunion de trois conditions matérielles majeures : une séparation des producteurs de leurs moyens de production, la constitution d’une classe sociale qui détient la propriété des moyens de production et la transformation de la force de travail en marchandise – qu’une classe distincte n’a d’autre choix que de vendre pour subsister. Au cours de son développement, on assiste à une croissance de plus en plus forte des inégalités de richesses, entrecoupée, tantôt d’une stabilisation à un niveau extrêmement élevé, tantôt d’une forte réduction de celles-ci entre 1914 et 1945 dans les pays riches, suite aux « guerres mondiales et [aux] violents chocs économiques et politiques qu’elles ont entraînés » (Piketty, 20013). En effet, comme le rappelle Michel Beaud (2010), « toute la phase d’industrialisation capitaliste se fait à travers des mouvements cycliques d’une certaine régularité : périodes de prospérité et d’euphorie freinées par une récession ou brisées par une crise ». Ces périodes de prospérité ne profitent cependant pas aux pays du Sud, victimes tour à tour de l’exploitation coloniale et de décennies d’échange inégal avec les pays du Nord et ce, trop souvent avec la complicité des gouvernements nationaux. À la fin des années 1970, le néolibéralisme entre donc en scène avec pour ambition de libérer le capital des entraves imposées par le libéralisme intégré et, ainsi, de restaurer le pouvoir de l’élite économique, ou de la classe dominante. Ce qui conduisit, par la même occasion, à la remontée des inégalités sociales au sein des États néolibéraux (Piketty, 2013), ainsi qu’à leur aggravation entre le Nord et le Sud.
In fine, Branko Milanovic s’est posé la question suivante : durant les vingt années qui séparent la chute du mur de Berlin et la crise financière de 2008, quels ont été les gagnants et les perdants à l’échelle globale d’une mondialisation, avant tout commerciale et financière, en pleine accélération ? En une courbe, cet ancien économiste en chef de la Banque mondiale montre sans fard que ce sont les très riches et la classe moyenne des pays émergents (un tiers de la population mondiale) qui ont le plus bénéficié de l’accroissement mondial des richesses pendant cette période. En revanche, les grands perdants de la mondialisation sont les 5 % les plus pauvres, qui ont vu leurs revenus stagner, ainsi que la classe moyenne des pays industrialisés, dont les revenus ont légèrement baissé.

Est dénoncée dans l’ouvrage la théorie du ruissellement – consistant à dire que la richesse des riches permettrait aux pauvres d’être moins pauvres – qui aurait justifié les inégalités jusqu’ici. En quoi est-elle erronée ?
D’une part, conjuguée à d’autres arguments majeurs de légitimation (la revendication de la liberté, l’égalité des chances…), cette théorie du ruissellement, revenue en force après les « trente glorieuses » pour justifier les inégalités galopantes et permettre l’augmentation de la régressivité fiscale, ne résiste pas aux faits et aux chiffres. Mais comme l’observe John Quiggin (2012), il s’agit peut-être de « l’idée zombie ultime, capable de remonter à la surface, peu importe combien de fois elle est tuée par l’expérience, et toujours au service des riches et puissants sorciers de la finance. En effet, aussi longtemps qu’il y aura des riches et des pauvres, ou des gens puissants et d’autres impuissants, il y aura des avocats pour expliquer qu’il est préférable pour tout le monde que les choses restent ainsi ».
D’autre part, comme Adam Smith le soulignait déjà à l’époque où le libéralisme prit son essor, différentes études viennent appuyer ce qui relève selon nous du bon sens, soit le fait qu’« aucune société ne peut prospérer et être heureuse, dans laquelle la plus grande partie des membres est pauvre et misérable » (Smith, 1776). Ainsi, les épidémiologistes britanniques Richard et Kate Pickett (2013) ont confirmé les limites de la croissance économique sur l’augmentation des niveaux du bien-être et du bonheur dans les pays riches : au-dessus d’un certain seuil, l’enrichissement n’améliore plus la qualité de la vie sociale. Par ailleurs, plusieurs études réalisées par les économistes du FMI démentent la théorie du ruissellement, que cette institution promeut elle-même depuis les années 1980 : « Si la part des revenus des 20 % les plus riches augmente, la croissance du PIB diminue effectivement à moyen terme, ce qui suggère que les bénéfices ne ruissellent pas vers le bas. En revanche, une augmentation de la part des revenus des 20 % les plus pauvres est associée à une croissance du PIB plus élevée » (Dabla-Norris et al., 2015). Précisons cependant que les remises en question opérées par le FMI quant à ses théories économiques restent largement sans effet et profondément cantonnées dans une optique de croissance.

Quelles sont les pistes politiques qui existent pour renverser la croissance des inégalités ?
S’il « n’existe aucun processus naturel et spontané permettant d’éviter que les tendances déstabilisatrices et inégalitaires l’emportent durablement » (Piketty, 2013), les inégalités extrêmes vécues aujourd’hui ne sont pas une fatalité. Elles résultent de choix politiques et sont un des plus grands échecs de la société capitaliste. L’ampleur des inégalités économiques et sociales nécessite donc de s’attaquer aux fondements mêmes du système qui les produit. Ce qui, pour l’essentiel, n’a jamais été le cas durant les dernières décennies, marquées par la recherche d’une croissance infinie.
Cependant, de nombreuses mesures, complémentaires, permettent de réguler les excès du néolibéralisme en faveur d’une répartition juste des richesses et du pouvoir entre les pays et au sein de ceux-ci : augmenter l’aide publique au développement, développer un commerce plus juste, réformer les institutions financières internationales, taxer la spéculation financière, agir sur les inégalités entre hommes et femmes, annuler les dettes publiques illégitimes, etc. En matière de justice fiscale, les organisations de la société civile présentes au dernier Forum social mondial ont exigé des gouvernements la mise en place d’un organe fiscal intergouvernemental sous les auspices des Nations unies, d’une transparence fiscale concernant les entreprises multinationales, de politiques fiscales progressives pour faire face à l’inégalité au sein des pays et de règles fiscales internationales équitables pour renforcer la redevabilité et la responsabilité des multinationales.[1]

Références
Beaud M. (2010), Histoire du capitalisme : 1500-2010, 6e édition, Paris, Points.
Dabla-Norris E., Kochhar K., Suphaphiphat N., Frantisek Ricka F. et Tsounta E. (2015), Causes and consequences of income inequality : a global perspective, IMF Staff Discussion Note, 15/13, www.imf.org.
Giraud P. (2012), « Inégalités, pauvreté, globalisation : les faits et les débats », CERISCOPE Pauvreté, http://ceriscope.sciences-po.fr/
Harribey J.-M. (2013), La richesse, la valeur et l’inestimable, Les liens qui libèrent, Paris.
Jaffrelot C. (2012), Inde, l’envers de la puissance. Inégalités et révoltes, Paris, CNRS Éditions.
Milanovic B. (2012), « Global income inequality by the numbers : in history and now », Policy research working paper, n° 6259, Groupe de recherche sur le développement, Banque mondiale.
OCDE (2015), In it together : why less inequality benefits all, Paris, OCDE.
Oxfam (2015), Insatiable richesse : toujours plus pour ceux qui ont déjà tout, rapport thématique, Oxford, Oxfam GB.
Piketty T. (2013), Le capital au XXe siècle, Paris, Seuil.
Quiggin J. (2012), Zombie economics : how dead ideas still walk among us, Princeton, Princeton University Press.
Smith A. (1776), Recherches sur la nature et les causes de richesse des nations, la traduction française date de 1881.
Wilkinson R. et Pickett K. (2013), Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, Paris/Namur, Les petits matins/Institut Veblen/Etopia.

[1] « Mettre fin aux inégalités avec la justice fiscale », déclaration des organisations de la société civile prononcée lors du Forum social mondial qui s’est déroulé à Tunis du 24 au 28 mars 2015.

« Le véritable vainqueur de la crise saoudo-iranienne est Daech »

Thu, 07/01/2016 - 16:35

Pensez-vous que l’Arabie saoudite n’a pas évalué à leur juste mesure les répercussions de la décision d’exécution du chef religieux Nimr Baqer al Nimr et qu’elle serait ainsi une erreur stratégique de sa part ?
On peut penser qu’il s’agit d’un risque calculé de la part des Saoudiens, même si leur calcul risque de s’avérer inexact. Le régime saoudien a choisi, par rapport aux menaces auxquelles il estime devoir faire face, de répondre avant tout par une politique de force. Mais comme très souvent les réponses dites sécuritaires ne permettent pas d’apporter davantage de sécurité.
Riyadh a voulu envoyer un message de force à la fois aux djihadistes, qui commettent des attentats dans le royaume, et à la minorité chiite, même si celle-ci exprime de façon pacifique ses revendications et ne remet pas en cause le régime. Au-delà — et surtout — c’est un message adressé à l’Iran dont les Saoudiens craignent la montée en puissance, surtout après la signature de l’accord nucléaire du 14 juillet 2015.
Il n’est pas certain que ces exécutions tempèrent les ardeurs des djihadistes, de la minorité chiite et rendent l’Iran plus conciliant à l’égard de l’Arabie saoudite. Malheureusement, la crise ouverte a plutôt renforcé le clan des faucons en Iran au détriment des modérés.

La recherche d’une solution politique aux conflits syrien et yéménite va-t-elle pâtir de la tension entre ces deux acteurs majeurs de la région ?
Il est évident que la recherche d’une solution politique au conflit syrien et yéménite va pâtir de cette tension. Au Yémen, chacun va vouloir nuire à l’autre par alliés interposés et probablement renforcer son aide militaire à son allié local.
Pour la Syrie, les espoirs nés de la résolution de décembre et de la conférence de Vienne s’envolent. La vaste coalition internationale contre Daech semble s’éparpiller après que la Turquie eut abattu un avion russe (jamais au cours de la guerre froide un avion soviétique n’avait été abattu par l’armée d’un pays de l’OTAN) et la crise ouverte entre Riyadh et Téhéran. Le véritable vainqueur de cette crise est d’ailleurs Daech qui voit s’éloigner le risque de la mise en place d’une véritable coalition ayant pour priorité le combat contre lui.

La décision de certains pays de rompre leurs relations diplomatiques en soutien à Riyadh n’est-elle pas, selon vous, un fait aggravant de cette crise ?
Les pays qui ont rompu leurs relations, comme le Soudan et Bahreïn, le font pour montrer leur solidarité avec l’Arabie saoudite. Dans le cas de Bahreïn, il ne faut pas oublier que 70% de la population est chiite et qu’en 2011 l’Arabie saoudite avait envoyé des troupes mater une révolte qui avait lieu dans la vague du « Printemps arabe ». Il faut également remarquer que les Émirats arabes unis n’ont pas rompu leurs relations mais les ont seulement diminuées. Une grande partie du commerce de l’Iran passe par Dubai et les Émirats en tirent un grand profit. Ils n’ont aucun intérêt au développement de la crise.

Ce n’est pas la première fois que le torchon brûle entre les deux pays. Sommes-nous de votre avis dans le même contexte géostratégique ?
Les relations entre les deux pays sont toujours compliquées parce qu’il s’agit, surtout depuis la destruction de l’Irak, des deux pays les plus importants de la région que de nombreux facteurs opposent : le clivage sunnites/chiites existe mais n’est pas le seul et il n’est pas la principale explication. Il y a avant tout une rivalité géopolitique traditionnelle entre deux pays majeurs, l’un arabe l’autre perse ; un royaume conservateur et un autre qui se veut une république révolutionnaire ; un qui était jusqu’ici l’un le meilleur allié des États-Unis et un autre le pire ennemi.
La clé réside sans doute dans la crainte de l’Arabie saoudite d’être lâchée par les Américains après la signature de l’accord sur le nucléaire iranien. Il ne faut pas oublier que dans les années 1970, Nixon et les États-Unis, avaient désigné l’Iran comme le gendarme régional de la région. Si le clivage sunnites/chiites n’est pas le facteur de crise le plus important, il y a une sorte de prophétie auto-réalisatrice et ce clivage devient de plus en plus un facteur stratégique.

Pensez-vous enfin que les appels à la désescalade lancés par des pays alliés, tant de Ryadh que de Téhéran, seront écoutés ?
On peut surtout espérer qu’il n’y aura pas d’escalade. Aucun des deux pays n’a intérêt à un affrontement militaire direct qui risquerait d’être mortel et extrêmement handicapant pour chacun d’entre eux. Le tout est de trouver une issue qui permet à chacun de sortir la tête haute de ce bras de fer et de trouver un pays qui puisse servir d’intermédiaire. Il n’est pas certain que les États-Unis puissent le faire, l’Iran n’ayant certainement pas envie de leur faire si rapidement le cadeau d’apparaître comme le parrain d’un accord dans la région. Oman, la Turquie ou la Russie pourrait jouer ce rôle.

L’Arabie Saoudite et ses ennemis chiites

Thu, 07/01/2016 - 16:13

Figure de l’islam chiite saoudien, l’ayatollah Nimr Baqer Al-Nimr a été exécuté sur décision du pouvoir à Riyad. Cette exécution a provoqué une montée de la tension (déjà forte) avec le régime iranien qui s’est conclue par une rupture des relations diplomatiques et économiques entre l’ Arabie Saoudite et l’Iran.
La guerre froide entre les deux régimes théocratiques prend une nouvelle tournure dont les conséquences devraient se vérifier sur les conflits de la région (Syrie, Yémen) où l’ Arabie Saoudite et l’Iran continuent de mener leur guerre par procuration. C’est donc à nouveau le Moyen-Orient dans son ensemble qui devrait pâtir de l’escalade de la violence- rhétorique et militaire, même indirecte- entre les deux principales puissances de la région, lancées toutes deux dans une quête de leadership à la fois politique et confessionnelle.

L’instrumentalisation des paramètres confessionnels et religieux par les deux puissances s’inscrit certes dans un contexte régional de confrontation entre deux blocs de coalitions (voir notre chronique à ce sujet), mais elle doit aussi être mise en relation avec des données de politique interne. L’accession au pouvoir en Arabie Saoudite, il y a un an, du roi Salman s’est traduite, d’une part, par la réaffirmation de l’ Arabie Saoudite sur la scène régionale, en vue d’incarner le leadership arabe et sunnite ; d’autre part, par un raidissement du régime wahhabite contre toute contestation intérieure. Considérés comme « hérétiques », les chiites forment une minorité (près de 10% de la population) perçue comme une menace pour le régime. Ainsi, en 1979, la Grande Mosquée de La Mecque avait été assiégée pendant deux semaines, en signe de protestation contre la corruption du régime, alors qu’au même moment le pouvoir faisait face à un soulèvement chiite dans la province du Hassa. Dans le contexte du « réveil des peuples arabes » de 2011, la communauté chiite s’est également mobilisée et a notamment manifesté à Qatif (à l’ouest du pays).

Au-delà de la menace interne incarnée par la minorité chiite (concentrée dans le sud-ouest du pays), l’ Arabie saoudite est obsédée par l’influence et la menace régionale que représente l’Iran depuis la Révolution islamique en 1979. Le spectre d’un « arc chiite »- allant du Liban jusqu’au nord-ouest de l’Afghanistan en passant par le sud de la Syrie et de l’Irak et remontant par l’Iran- est conforté par la montée en puissance des chiites irakiens après la chute de Saddam Hussein et du Hezbollah libanais qui incarne la résistance à Israël. C’est à cette aune qu’il convient d’interpréter l’interventionnisme de Riyad dans les crises qui ont secoué ces voisins directs : au Yémen, où il est militairement intervenu dès 2009 et 2015 contre des rébellions chiites ; à Bahreïn, où les manifestations de la majorité chiite ont été réprimées en 2011 par les forces saoudiennes alliées aux Emirats Arabes Unis; en Syrie, à travers un soutien diplomatique et financier aux insurgés contre le régime Al-Assad, émanation de la communauté chiite alaouite et allié de l’Iran.

Dans la continuité de son histoire impériale, l’Iran contemporain continue de développer une politique d’hégémonie régionale qui est perçue comme une menace directe pour l’ Arabie saoudite et les micro-monarchies sunnites de la région du Golfe : Bahreïn, le Koweït, le Qatar et les Emirats Arabes Unis. Relativement admise par les Occidentaux à l’époque du Shah, lorsque l’Iran était promu par les Etats-Unis « gendarme du Moyen-Orient » en vue de préserver l’exploitation des gisements pétrolifères de la région, toute velléité expansionniste est devenue inconcevable depuis la Révolution islamique (en 1979) et l’instauration d’une République théocratique chiite. Le régime des mollahs a opté pour une politique d’influence ou d’hégémonie politique, plutôt que l’invasion des territoires (terrestres et maritimes) convoités. Une alliance stratégique a ainsi été scellée en 1982 avec le régime syrien tenu par les chiites alaouites et les chiites libanais du Hezbollah.

En réaction, les Etats-Unis, soutenus par les monarchies sunnites du Golfe et par l’ Arabie saoudite en particulier, fragilisés par la présence de fortes minorités chiites en leur sein (communauté majoritaire à Bahreïn), ont déployé une stratégie d’encerclement et d’isolement de l’Iran. Outre l’installation et le renforcement progressif de bases militaires de l’ Arabie saoudite à l’Afghanistan, en passant par le Qatar et les Emirats Arabes Unis, ces pays arabes se sont regroupés au sein du Conseil de coopération du Golfe.

Afin de briser le « bloc sunnite », l’Iran a tenté de se faire le nouveau porte-drapeau de la « cause palestinienne », en l’« islamisant » et en la « désarabisant », tentative qui a causé des tensions diplomatiques avec Israël et s’est traduite par un soutien matériel et financier aux islamistes sunnites du Hamas (au pouvoir à Gaza). Surtout, la chute du régime de Saddam Hussein a permis à la majorité chiite de s’imposer au sein du nouvel appareil d’Etat irakien. Par une ruse de l’histoire, l’intervention américaine en 2003 a renforcé l’avènement d’un « arc chiite » (allant des Hazaras d’Afghanistan à la minorité chiite présente en Arabie Saoudite), si redouté par les régimes sunnites de la région. L’enjeu est à la fois stratégique et symbolique : entre chiites et sunnites, Arabes et Perses, c’est le « leadership islamique » qui est en jeu.

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« 48 2/3 » – 3 questions à Christian Jeanpierre

Thu, 07/01/2016 - 15:15

Christian Jeanpierre est journaliste et commentateur sportif, et suit depuis 1988 toutes les coupes du monde de football et de rugby pour TF1. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « 48 2/3 », paru aux éditions Les Arènes.

Vous rassemblez, dans votre livre, des personnes aux parcours de vie extrêmement différents. Quel est, par exemple, le rapport entre Arsène Wenger et le comte de Bouderbala ?
En écrivant le livre, j’ai souhaité rassembler des personnalités d’horizons différents – des artistes, des sportifs, des aventuriers – mais qui ont en commun d’avoir su faire de grandes choses tout en ayant traversé des épreuves.
Le Comte de Bouderbala et Arsène Wenger, comme par ailleurs Christian Califano, Kad Mérad ou encore Jean-Claude Olivier, sont tous des « artistes de la vie », de grands bosseurs qui ont su saisir leur chance et tracer leur propre destin. Ils ont des trajectoires de vie fascinantes et ont su s’imposer comme des références dans leur domaine respectif mais derrière chaque quête, chaque victoire, il y a des fêlures et de l’humain. C’est cela que j’ai voulu présenter.
Arsène Wenger a commencé sa carrière d’entraineur au Japon, à Nagoya, par huit défaites. Lorsqu’il a débarqué à Arsenal, il a dû affronter le scepticisme de la presse qui titrait alors « Arsène who ?». Il est désormais le manager d’Arsenal depuis vingt ans, avec de nombreux titres à son palmarès.
Sami Ameziane, alias le comte de Bouderbala, est né à Saint-Denis dans « la rue de la mort ». Malgré une taille d’1m78, qui lui a valu d’essuyer bien des critiques, il s’est imposé dans le championnat de basket universitaire aux Etats-Unis et a joué contre Tony Parker. C’est outre atlantique qu’il a démarré le stand-up, en anglais, lui l’enfant de Saint-Denis, avant de revenir en France et de réunir plus d’un million de spectateurs avec son spectacle.
Christian Califano a grandi avec un père en prison et a su canaliser sa rage pour devenir un des meilleurs piliers de l’histoire du rugby. Kad Mérad a claqué la porte à une carrière dans le rugby qui lui tendait les bras, pour « faire clown », au grand désarroi de son père.
Les douze personnalités que je présente ont connu des trajectoires cabossées, mais se sont tous appuyées sur le travail, une force mentale incroyable, et de profondes valeurs pour forcer leur destin.

Essayez-vous de réhabiliter les sportifs de haut niveau dans ces portraits ? La presse parle-t-elle plus des dérives de certains que de l’exemplarité de beaucoup ?
Je ne pense pas que les sportifs de haut niveau aient besoin d’être réhabilités. Je pense au contraire que, dans l’ensemble, ils jouissent d’une très bonne image auprès du grand public. Il y en a bien quelques-uns qui concentrent les critiques mais c’est propre à tous les milieux, et va souvent de pair avec la notoriété.
Les sportifs devraient avoir un comportement exemplaire sur et en dehors des terrains et on ne fait pas preuve à leur égard de la même mansuétude qu’envers des personnalités d’autres domaines. Tout ça prend parfois des proportions démesurées dans notre « siècle de l’image » et le moindre petit dérapage, qui serait passé inaperçu il y a vingt ans, tourne aujourd’hui en boucle sur internet et les chaines télévisuelles.
Malek Boukerchi, coureur de l’extrême et conteur, un type fabuleux que je vous invite vraiment à découvrir dans le livre, reprend souvent, lors de ses nombreuses conférences, une citation de Gandhi qui disait : « le problème de nos sociétés actuelles, ce ne sont pas les mauvaises actions mais le silence des bonnes actions. »

Existe-t-il une recette pour rester les pieds sur terre lorsqu’on est devenu un personnage public ?
Il faudrait la demander à Arsène Wenger, à Kad Mérad ou encore à Lionel Messi. Je n’ai pas la prétention de penser être en mesure de donner des leçons mais eux auraient sans doute beaucoup à vous dire sur le sujet, comme on peut s’en rendre compte dans les chapitres qui leur sont consacrés dans le livre. Lorsque j’ai reçu Lionel Messi à Téléfoot pour lui remettre son premier Ballon d’Or, en 2009, j’ai eu l’impression de passer la journée avec un jeune cadet, tant il avait su rester simple et humble.
Je pense qu’ils ont su s’appuyer sur de profondes valeurs transmises par le giron familial au cours de leur éducation, comme sur des principes de vie fondamentaux.
J’ai plaisir à constater que, comme le dit le dicton, « qui se ressemble s’assemble ». Par exemple, lorsque je rassemble les personnes de cet ouvrage dans la vie réelle et que je les laisse entre elles quelques temps, je m’aperçois qu’elles s’entendent très bien.

La mer : quels enjeux stratégiques ?

Tue, 22/12/2015 - 16:08

Cyrille P. Coutansais est directeur du Centre de recherches du Centre d’études stratégiques de la Marine. Il répond à nos questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage “La terre est bleue – Atlas de la mer au XXIe siècle” (Les arènes), qu’il a dirigé :
– Vous dites dans votre ouvrage que l’aventure du XXIe siècle sera maritime. Pouvez-vous nous en dire plus ?
– En quoi l’ouverture sur la mer est-elle une condition de la puissance économique ?
– En quoi la mer est-elle une condition de la puissance militaire ?

Les Tigres dans le collimateur de l’État chinois

Tue, 22/12/2015 - 10:52

La mort dans des conditions obscures en prison de Xu Ming, qui fut l’un des hommes les plus riches de Chine et un proche de Bo Xilai, relance les interrogations sur les conditions dans lesquelles ce dernier fut jugé en 2013, et plus globalement sur la lutte contre la corruption menée par l’Etat-parti depuis trois ans. De fait, à peine arrivé au pouvoir, Xi Jinping s’est emparé du problème de la corruption, notamment à l’occasion de son discours prononcé à Pékin le 16 novembre 2012 dans lequel il note qu’il y a « de nombreux problèmes urgents qui doivent être résolus, notamment la corruption, la distance marquée avec le peuple, le formalisme et le bureaucratisme chez certains responsables du Parti ». En se plaçant au cœur de la lutte contre la corruption, l’État-parti répond aux attentes de l’opinion publique, mais s’assure dans le même temps le contrôle des informations pouvant filtrer sur les cas de corruption décelés, ce qui lui donne ainsi l’opportunité d’être au cœur du système tout en dénonçant dans le même temps ses dérives. Il prend aussi le risque, en créant des clivages en son sein, d’un effet boule de neige aux conséquences incertaines. Car si les méthodes sont empruntées aux vieilles générations de dirigeants, les conditions ne sont plus les mêmes.

Le limogeage de Bo Xilai et son procès fortement médiatisé a rappelé qu’aucune voix dissonante – au niveau décisionnel – ne saurait être tolérée. La raison de cette fermeté est simple : l’élite communiste chinoise est obsédée par l’idée de décadence. Un Etat fort, une police et une armée fortes permettront, croit-on en haut lieu, d’échapper au déclin. Ni Xi Jinping, ni Liu Yuan (fils de Liu Shaoqi), tous deux très nationalistes et engagés contre la corruption ne sont insensibles au spectre du déclin. Si la population semble plutôt indifférente à ce projet, elle ne manifeste pas moins son adhésion, de manière passive ou parfois exacerbée comme les thèses nationalistes que défendent, depuis plusieurs années, un certain nombre d’idéologues, comme Wang Xiaodong ou Zhang Wenmu.

Faut-il cependant voir dans la lutte contre la corruption initiée par Xi Jinping simplement un moyen de re-crédibiliser l’Etat-parti, ou une opportunité de régler des comptes avec des rivaux encombrants ? Sans doute les deux à la fois. La lutte contre la corruption permet, pour Xi Jinping, de maintenir un pouvoir légitimé, et par voie de conséquence plus fort. L’impératif est donc de rétablir la confiance.

Derrière cette lutte contre la corruption, qui pourrait n’être qu’un alibi à la manière du mouvement des « Cent fleurs » et la « révolution culturelle de Mao », se cache la question de savoir si le pouvoir ne cherche pas surtout à éliminer des personnalités encombrantes. Si Xi Jinping a insisté sur le fait qu’il n’épargnerait « ni les tigres, ni les mouches », force est de constater que ce sont surtout les « Tigres », à savoir les personnalités les plus en vue – et potentiellement les plus encombrantes – qui semblent le plus faire les frais du renforcement des dispositifs de lutte contre la corruption. Bo Xilai, nous l’avons vu, mais aussi les proches – on parle de plus de 300 personnes tout de même – de Zhou Yongkang, en sont les exemples les plus significatifs. Cette campagne anticorruption touche également les responsables de l’Armée populaire de libération – devenue à la faveur de ses augmentations capacitaires une rente de situation pour certains de ses membres – comme les généraux Guo Boxiong et Xu Caihou, et dans leur sillage plusieurs dizaines d’officiers supérieurs. Sans doute les accusations de corruption sont-elles justifiées, mais en éliminant ces cadres, ce sont aussi et peut-être surtout des rivaux réels ou potentiels que Xi Jinping met à genoux, avec la complicité supposée de ses prédécesseurs Jiang Zemin et Hu Jintao, et de l’ancien Premier ministre Wen Jiabao, dont la fortune est avérée mais qui ne semblent pas inquiétés. Difficile pour ces raisons de ne pas voir dans le ciblage de certains « Tigres » une opportunité de faire le vide au sein de l’appareil politique.

Ces purges s’accompagnent aussi de restrictions visant à une reprise en main idéologique contre ceux qui contestent la prévalence du Parti. Dès le printemps 2013, le Parti définissait les qige bu yao jiang ou « sept sujets » dont l’évocation publique est strictement interdite. Il s’agit des droits de l’homme, des erreurs historiques du Parti, des tensions dans la société civile, du droit des citoyens, de l’indépendance de la justice, des privilèges de la nomenklatura et de la liberté de la presse. La corruption revêt ici une autre acception : c’est celle des idées, empruntées à l’Occident notamment, et qui pourraient déstabiliser la légitimité du Parti. Sont particulièrement visées les universités ainsi que l’Académie des Sciences Sociales mais aussi la presse et les réseaux sociaux, la littérature, les Tibétains, les Ouïghours, les dissidents, les ONG, les livres.

De la même manière, et qu’elle que soit sa motivation, la lutte contre les « Tigres » accentue clivages et divergences au sein des élites politiques dont il est difficile d’évaluer les conséquences dans la durée. Une chose est certaine : cette chasse s’est non seulement intensifiée en Chine mais aussi à l’extérieur de ses frontières. Des arrestations de caciques, comme celles évoquées plus haut, n’ont cessé depuis que Xi Jinping est à la tête de l’Etat. Surtout, le Président chinois a rendu un hommage appuyé à Qiao Shi lors de ses obsèques, le 19 juin 2015. En Chine, les symboles parlent souvent bien plus que les mots. Qiao Shi était l’incarnation même des contradictions auxquelles le régime est confronté, écartelé entre la démocratie, l’État de droit et l’obéissance absolue au Parti. Sa très riche trajectoire politique est un révélateur des tensions qui opposent aujourd’hui encore les hauts dirigeants au sommet du Parti. Proche du réformateur Hu Yaobang – à qui il dut sa promotion à la tête des services secrets en 1985 – rival de Jiang Zemin qui bénéficia à ses propres dépens d’un soutien sans faille de Deng Xiaoping au lendemain de Tiananmen, il n’en fut pas moins de 1993 à 1998 le numéro 3 du régime et le très influent Directeur de l’Ecole Centrale du Parti.

Qiao Shi sut encore faire parler de lui dans le contexte de déchirements que connaissait le Parti, et qui devait coûter la destitution du maire de Chongqing, candidat à la magistrature suprême, Bo Xilai. En 2012, en effet, Qiao Shi publia un livre – « De la démocratie et des lois » (tan minzhu yu fazhi) – où il en appelait à la construction d’un appareil juridique indépendant et d’une démocratie. Et alors que Jiang Zemin plaidait pour la clémence en faveur de Bo Xilai, Qiao Shi était l’un de ceux qui prônaient un châtiment exemplaire. La brutalité des purges mises en œuvre par Xi Jinping, suivent, en cela, les exhortations de son mentor Qiao Shi. Elles ont déclenché une avalanche de rumeurs sur les effets délétères de la campagne anti-corruption. Ainsi, la mort de l’ancien procureur Man Ming-an, numéro 2 de la Conférence Consultative du Peuple Chinois de Hefei (province de l’Anhui) retrouvé pendu à son domicile, le 28 juillet 2015, montre l’extraordinaire complexité d’une campagne qui, bien loin d’être achevée, rencontrerait en réalité ses premières véritables résistances. La disparition tragique de Man Ming-an – principal acteur judiciaire du procès de Gu Kalai, ancienne épouse de Bo Xilai condamnée à mort avec sursis pour le meurtre du consultant anglais Neil Heywood en 2012 – montre, sans doute, que les dégâts causés par ces purges à l’intérieur du système n’en sont qu’à leurs débuts.

Une Russie forte mais isolée

Mon, 21/12/2015 - 17:30

En cette fin d’année 2015, la situation de la Russie sur le plan stratégique n’est pas aussi bonne que le prétendent ses dirigeants, mais est loin d’être aussi mauvaise que le proclament ses adversaires.

En intervenant militairement en Syrie, la Russie s’est remise au centre du jeu stratégique au Proche-Orient. Poutine affiche une image de détermination qui s’oppose à la supposée procrastination d’Obama. Il a réussi à montrer que, dans la région, rien ne pouvait se faire sans la Russie et encore moins contre elle, qu’elle devait faire partie de la solution, sinon le problème resterait entier. Mais les Russes ne sont pas liés structurellement à Bachar Al-Assad, contrairement aux Iraniens. Ils veulent simplement que leurs intérêts soient préservés, éviter que la Syrie devienne un nouvel Irak ou une nouvelle Libye et mettre un coup d’arrêt aux théories du « changement de régime », menées par les Occidentaux.

Pour la Russie, l’Ukraine est bien plus importante que la Syrie. Les Russes ont gagné la Crimée mais ont perdu l’Ukraine, qui est devenue le pays le plus hostile à la Russie pour au moins une génération. La politique ukrainienne s’oriente désormais sur une base antirusse. Moscou se console en voyant l’écroulement du pays, dont le PIB s’est contracté de 12 et de 8 % ces deux dernières années. Et les Russes aiment faire une comparaison entre le patriotisme de leur leadership et le fait que la classe politique ukrainienne est avant tout constituée d’oligarques. Si les Ukrainiens souffrent des déstabilisations russes, ils sont encore plus victimes de l’incurie de leurs propres dirigeants. Les Russes disent vouloir mettre en place les accords de Minsk II, reconnaissent une influence sur les séparatistes mais pas un contrôle total. Selon eux, Kiev fait plus pour les séparatistes à l’Est de l’Ukraine que Moscou en arrêtant de payer les pensions et en coupant les approvisionnements.

La politique de rapprochement avec les Occidentaux a échoué et a pris fin pour Moscou. Cela vient, selon eux, de l’incapacité des États-Unis à reconnaître la Russie comme un partenaire et du fait de la considérer toujours comme le vaincu de la guerre froide. L’élite russe peut être sensible au discours sur les droits de l’homme et la démocratie mais il ne peut pas accepter un leadership américain. Néanmoins, Washington demeure la préoccupation majeure pour Moscou, et, fut-elle négative, la relation russo-américaine est vue comme la relation bilatérale la plus importante. La Russie a également échoué à recréer un nouvel espace russe sur les décombres de l’espace soviétique. La Russie n’est pas au centre d’une nouvelle alliance ; elle est relativement isolée.

La Russie voudrait que soit reconnu un monde polycentrique où elle joue un rôle important. La Chine est un recours, dans la mesure où il est possible de commercer avec elle en échappant aux sanctions, mais les Russes ont conscience que les Chinois ne la placent pas non plus sur un pied d’égalité.

Moscou entretient de bonnes relations avec Israël, étant admirative de sa liberté de manœuvre dans la région. De son côté, Israël ne reproche pas à la Russie ses liens avec l’Iran ou avec le Hezbollah. L’Afrique et l’Amérique latine sont des préoccupations lointaines pour Moscou, les Russes ayant peu de choses à proposer et peu de choses à demander aux pays de ces deux continents.
Les Russes déplorent surtout la distance prise entre la Russie et l’Europe occidentale et notamment que les Européens se soient alignés sur les Américains, concernant les sanctions. Celles-ci leur paraissent être un régime d’un autre temps, bien qu’ils en souffrent moins que de la chute des cours du pétrole. La politique étrangère de Poutine contribue autant à sa popularité en Russie qu’à son impopularité dans le monde occidental.

Les pays européens – dont la France – souffrent également des sanctions qu’elles ont choisies de suivre. Ce système peut-il fonctionner et permettre de dégager une solution ? Les dirigeants ukrainiens n’ont-ils pas une large part de responsabilité ? Sur quelle conception des relations internationales ce système de sanctions repose-t-il ? Pourquoi n’a-t-on pas pris de sanctions à l’encontre des États-Unis après la guerre d’Irak, aux conséquences bien plus tragiques que l’annexion de la Crimée ?

La France a su maintenir une relation avec la Russie, ce qui a permis de parvenir aux accords de Minsk. Il faut aller plus loin, en prenant la tête d’un mouvement conduisant à la fin des sanctions, qui la pénalise également. Nous ne ramènerons pas ainsi Moscou dans le « droit chemin ». Nous risquons à terme de perdre durablement des positions solidement acquises. Nous n’avons rien à perdre à nous opposer plus frontalement sur ce point avec les Américains. Au contraire, ils se préoccuperont plus de nous, ni nous assumions publiquement, plus ouvertement, notre différence d’approche conforme à notre ADN stratégique et à nos intérêts.

Germany’s Energy Shake-Up and Russia-Turkey Tensions

Mon, 21/12/2015 - 09:49

The future of Russia-Turkey relations is being played out in Berlin nearly as much as in Moscow and Ankara. The downing of a Russian military aircraft by Turkey near the Turkish-Syrian border has undoubtedly added a new dimension to the deterioration of relations between Russia and Turkey and further undermined their common projects. Beyond this dramatic event, however, the two nations’ common interests have also been affected, for quite some time now, by major developments in Europe’s energy supply. For a decade, Russia has sought to develop export routes bypassing Ukraine, where 80 percent of Russian gas exports to Europe transited, compared to less than half in recent years. Russia’s European projects, as diverse as they are, have revolved around this key objective. Subsequently, it is of particular importance to make the link between the fate of the southern route, centred on Russo-Turkish pipeline projects, and the plans to develop the northern European route, that of the Nord Stream pipeline.

When Nord Stream was put forward by Vladimir Putin and Gerhardt Schröder—who shortly thereafter became Chairman of the operating consortium—it represented a turning point in the intra-European energy balance. Germany, the largest buyer of Russian natural gas, gained access, from 2012 onwards, to a direct flow of 55 billion cubic metres (bcm) of natural gas per year, from Russia through the Baltic Sea, thus bypassing the territories of its central European neighbours (see map in appendix 1). As this route has consolidated Russia’s role in EU gas imports, it has also made Germany all the more immune to disruption risks in Central and Eastern Europe. Although Central European countries are experiencing a high level of economic integration with Germany, Berlin guards against the possible impact of the strained relations between these countries and Russia on its gas imports. Consequently, the project known as Nord Stream 2, which consists in doubling the gas pipeline (therefore reaching a total capacity of 110 bcm while Germany consumed no more than 91 bcm in 2013) has implications far beyond the mere issue of the country’s gas imports.

Like Nord Stream, South Stream and Turkish Stream were intended by Russia to bypass Ukraine. South Stream was planned to run through the Black Sea—notably through Turkish territorial waters— to Bulgaria, while Turkish stream was planned to cross the Black Sea to reach Turkish Thrace (see map in appendix 2). Both options were also designed to compete with the rival European idea of a “Southern Corridor” (from Azerbaijan’s Caspian Sea coast to southern Europe through Turkey), and to secure new export routes to both southern Europe and Turkey. Meanwhile, Turkish Stream’s fate was all the more impacted by the competition from Nord Stream 2, since Germany, which has huge storage capacity, began to contemplate the idea of becoming a major gas hub for the rest of Europe, beyond merely securing its own consumption. The reasons leading to the cancellation or suspension of a major pipeline project are always complex. However, the link between the strengthening of the northern route and the suspension of the southern route cannot be ignored, even more so in a context where Russia tends to lengthily weigh competing options before making any final decision. Italy’s fierce opposition to Nord Stream 2 is yet another indication that the southern route as a whole is endangered by the northern one. Furthermore, as the negotiation of gas deals with China has further shown, Russia not only weighs export options at European level, but also increasingly, on the larger Eurasian scale.

Prior to Turkish Stream’s suspension, Russia’s intermediate step to lower the pipeline’s capacity from 63 bcm to no more than 32 bcm, despite its relative disappointment with China, signalled, as early as October, a genuine lack of interest in the Turkish option. Diplomatic relations between Russia and Turkey began to sour well before the Russian military aircraft was shot down. Meanwhile this trend did not halt the development, until recently, of ambitious projects, even in the nuclear sector. From the very beginning of the Syrian civil war, the two countries took diametrically opposed stances towards the Assad regime. However, cooperation on the Turkish Stream project began in 2014, despite already palpable tension. Their willingness to put the lid on their disagreement over Syria has recently reached a limit, but there is no indication so far that the acute diplomatic tensions that came to the fore during the second half of 2015 are the root cause of Turkish Stream’s suspension. Importantly, the idea of this pipeline had emerged in a context of severe tensions between Russia and the European Union over the Ukraine crisis. Conversely, the warming of relations between Russia and Germany, throughout 2015, seems to have been decisive in Russia’s disengagement from the Turkish route.

While Nord Stream 2 faces fierce opposition from most Central and Eastern European countries, Germany appears just as determined to carry out its plan. Germany’s political leaders strive, without great trouble so far, to neutralise the European Commission, which has agreed to deem Nord Stream 2 a “commercial project”[1] and to dismiss political objections. Hence, a specifically Russo-German partnership is emerging, as Germany partly overlooks the issue of gas supply diversification, a quest the Commission was supposed to spearhead. The Ukraine crisis, by raising awareness of the risks facing energy flows, could thus have, quite paradoxically, accelerated the rapprochement between Germany and Russia, against the background of the latter’s fascination for the former’s economic model. In the case of France, the appeasement with Russia was primarily motivated by the reassessment of the situation in Syria. As is often the case, Germany’s approach centres more on economic and energy issues. Germany currently pursues a bilateral strategy aimed not only at securing its imports of Russian gas, but also at developing its role as an energy hub, despite the collapse in commodity prices. If Nord Stream 2 eventually materialised, despite the significant opposition it is faced with, it would allow Germany to re-export more natural gas and, by charging transit fees to its European neighbours, reduce its national energy burden. This is precisely the strategy Turkey intended to pursue by means of an entente with Russia.

Appendix 1 : Nord Stream

Source : Gazprom

Appendix 2 : Turkish Stream

Source : Gazprom (15/12/15)

[1]« The first thing to say is that Nord Stream 2 remains a commercial project. And of course, it will be for commercial parties to decide which infrastructure is viable for them », Commissioner Arias Cañete at the European Parliament Plenary: opening and concluding remarks, Strasbourg, 7 octobre 2015.

Bouleversement énergétique allemand et tensions russo-turques

Mon, 21/12/2015 - 05:03

L’avenir des relations russo-turques se joue presque autant à Berlin qu’à Moscou et Ankara. La dégradation des relations entre la Russie et la Turquie a indubitablement pris une nouvelle ampleur lorsqu’un avion militaire russe a été abattu par la Turquie à la frontière syro-turque. Toutefois, au-delà de cet évènement particulièrement marquant, les intérêts communs, qui avaient conduit les deux pays à élaborer d’importants projets, sont affectés, depuis un certain temps déjà, par les évolutions importantes de l’approvisionnement énergétique européen. Depuis dix ans, la Russie cherche à développer des routes de contournement de l’Ukraine, pays par lequel transitait alors 80% des exportations de gaz russe vers l’Europe, contre moins de la moitié actuellement. Ses principaux projets de gazoducs vers l’Europe, aussi divers soient-ils, se sont articulés autour de cet objectif stratégique. En ce sens, il est important de relier le sort de la route sud, centrée sur les projets russo-turcs, aux projets de développement de la route nord, celle du gazoduc Nord Stream.

La construction de Nord Stream, décidée par Vladimir Poutine et Gerhardt Schröder (qui prendra, peu après, la tête du consortium gestionnaire) avait constitué un tournant majeur dans l’équilibre intra-européen quant à la question de l’approvisionnement en gaz russe. En effet, l’Allemagne, premier importateur de gaz russe, peut, depuis 2012, s’approvisionner à hauteur de 55 milliards de mètre cube (Gm3) de gaz par an, directement depuis la Russie par la mer Baltique, sans que ce gaz ne transite par les territoires de ses voisins d’Europe centrale (voir la carte No 1 en annexe). Si cette option consolide l’importance du gaz russe dans l’approvisionnement européen, elle accroît d’autant l’indépendance de l’Allemagne vis-à-vis de ses voisins. Bien que ceux-ci connaissent un important degré d’intégration économique avec l’Allemagne, Berlin se prémunie ainsi contre les effets des relations souvent tendues de ces pays avec la Russie. Le projet de doublement du gazoduc, sous le nom de Nord Stream 2, (portant donc à 110 Gm3 la capacité totale alors que l’Allemagne a consommé 91 Gm3 de gaz en 2013) dépasse de loin, par ses implications, la seule question de l’approvisionnement allemand.

Tout comme Nord Stream, South Stream puis Turkish Stream devaient offrir une route de contournement de l’Ukraine. South Stream devait traverser la Mer noire (notamment par les eaux territoriales turques) vers la Bulgarie. Quant à Turkish Stream, il devait traverser la Mer noire vers la Thrace turque (voir la carte No 2 en annexe). Ces deux options visaient à concurrencer le projet européen de « Corridor Sud » (de la côte azérie de la Caspienne vers l’Europe du Sud, en passant par la Turquie) et à accroître les flux vers l’Europe du Sud et la Turquie. Toutefois, l’éventualité de Turkish Stream a été d’autant plus affectée par la « concurrence » de Nord Stream 2 que l’Allemagne, qui a une capacité de stockage considérable, commençait à envisager, au-delà de son propre approvisionnement, un rôle de hub gazier pour le reste de l’Europe. Les raisons qui mènent à l’annulation ou à la suspension d’un important projet de pipeline sont toujours complexes. Néanmoins, le lien entre le renforcement de la route nord et le délaissement de la route sud ne peut être ignoré, dans un contexte où la Russie met en concurrence les diverses options d’exportation de gaz. L’opposition résolue de l’Italie à Nord Stream 2 est une indication supplémentaire de la menace que la route nord fait peser sur la route sud. De plus, comme les négociations sino-russes l’ont montré, la Russie ne mesure pas seulement les avantages relatifs de ses options d’exportation à l’échelle européenne, mais désormais et de plus en plus à l’échelle de l’Eurasie.

Avant même la suspension de Turkish Stream, la décision d’abaisser la capacité du gazoduc de 63 à seulement 32 Gm3 par an, malgré les déconvenues relatives de la Russie dans ses négociations avec la Chine, annonçait, dès le début du mois d’octobre, un véritable désintérêt pour l’option turque. Les relations entre la Russie et la Turquie ont certes commencé à se détériorer bien avant que l’avion militaire russe ne soit abattu, mais cela n’avait pas empêché le développement de projets particulièrement ambitieux, jusque dans le domaine nucléaire. Dès le début de la guerre civile syrienne, les deux pays ont affiché des positions diamétralement opposées à l’égard du régime Assad. La coopération sur le projet Turkish Stream est donc née, en 2014, dans un contexte de tensions déjà importantes, et qui ont certes été crescendo. La volonté commune de dépasser le différend sur la question syrienne a atteint ses limites, mais rien n’indique pour autant que les vives tensions russo-turques de l’automne 2015 constituent la cause profonde de la suspension de Turkish Stream. Il convient de noter que l’idée de ce gazoduc avait été mise en avant dans le contexte des tensions entre la Russie et l’Union européenne sur la question ukrainienne. A l’inverse, le réchauffement des relations entre la Russie et l’Allemagne, au cours de l’année 2015, semble avoir été déterminant dans le désengagement russe vis-à-vis de la route énergétique turque.

Alors que Nord Stream 2 rencontre une opposition résolue de la part de la plupart des pays d’Europe centrale et orientale, l’Allemagne apparait tout aussi résolue à concrétiser ce projet. Le gouvernement allemand neutralise, sans grande peine pour l’instant, la Commission européenne, qui consent à considérer Nord Stream 2 comme un projet avant tout commercial [1] et à ainsi rejeter les arguments politiques de ses détracteurs. Se dessine ainsi une entente spécifiquement russo-allemande, émancipée de la question de la diversification de l’approvisionnement énergétique européen, thème qui devait être le fer de lance de la Commission. La crise ukrainienne, en exacerbant la conscience des risques qui pèsent sur le transit des flux énergétiques, pourrait finalement avoir, de façon certes paradoxale, accéléré le rapprochement entre l’Allemagne et la Russie, pays où le modèle économique allemand est contemplé avec fascination. Dans le cas de la France, l’apaisement avec la Russie a principalement été motivé par la réévaluation de la question syrienne. Comme souvent, l’approche allemande se déploie davantage sur le plan économique et énergétique. Il s’agit d’une stratégie bilatérale non seulement de sécurisation de son approvisionnement en gaz russe, mais aussi de développement d’un rôle de hub, malgré l’effondrement des prix des matières premières. Si le projet Nord Stream 2 finit par se concrétiser, malgré l’opposition importante à laquelle il fait face, cela permettra ainsi à l’Allemagne de réexporter davantage et ainsi, par la perception de frais de transit auprès de ses voisins européens, de réduire d’autant son fardeau énergétique national. C’est précisément la stratégie que la Turquie avait l’ambition de mettre en œuvre en s’entendant avec la Russie.

Annexe 1 : Nord Stream

Source : Gazprom

Annexe 2 : Turkish Stream

Source : Gazprom (15/12/15

[1]« The first thing to say is that Nord Stream 2 remains a commercial project. And of course, it will be for commercial parties to decide which infrastructure is viable for them », Commissioner Arias Cañete at the European Parliament Plenary: opening and concluding remarks, Strasbourg, 7 octobre 2015.

Le Yémen peut-il sortir de la crise ?

Fri, 18/12/2015 - 15:59

Quel est l’état des lieux de la situation générale au Yémen ? Où en est la situation militaire et quelles sont les forces en présence ?
C’est le chaos qui prévaut. Tout d’abord, d’un point de vue militaire, aucune des forces en présence n’a pu s’imposer à l’autre. Les forces houthistes ont, à partir de 2014, commencé à conquérir une large partie du territoire yéménite, notamment par la prise de la capitale Sanaa au mois de septembre, puis ont continué leur avancée en direction du sud et notamment de la deuxième ville du Yémen, Aden. On se rappelle également que le 26 mars 2015, les Saoudiens, à la tête d’une soi-disant coalition de neuf pays, ont décidé d’une intervention militaire pour stopper cette expansion des houthistes. Les rapports de force militaires se sont légèrement modifiés puisque les houthistes ont été obligés de quitter la ville d’Aden et d’une partie du sud du Yémen. Néanmoins, l’opération militaire menée par les Saoudiens – principalement sous forme aérienne et en faible partie avec des forces terrestres- n’a pas été couronnée de succès. Depuis la fin de l’été 2015, les fronts sont à peu près équilibrés. La coalition militaire dirigée par les Saoudiens n’a pas réussi à reconquérir la totalité du territoire conquis par les houthistes et le gouvernement dirigé par le président yéménite en titre, Abd Rabbo Mansour Hadi, n’a pas réussi à revenir s’installer à Aden.
Par ailleurs, trop rarement dénoncée, la situation humanitaire dans ce pays, le plus pauvre du monde arabe, est désastreuse. Le travail des ONG y est très difficile – le 26 octobre, un hôpital géré par Médecins sans frontières a notamment été frappé par un raid de la coalition à Saada -, et on estime à 60% la part de la population qui aurait besoin de l’aide humanitaire.
Cette intervention militaire saoudienne, qui a permis de repousser les houthistes de la partie la plus méridionale du pays, a en contrepartie permis l’expansion d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) et l’apparition de Daech. Il est difficile de cerner la réalité des rapports de force qui prévaut entre ces deux organisations. AQPA dispose d’une base tribale et territoriale, et nous savons qu’une partie d’Aden se trouve sous son contrôle. La ville d’Al-Mukalla, contrôlée depuis longtemps par AQPA n’a été touchée à aucun moment par les bombardements saoudiens. La volonté des Saoudiens de concentrer toutes leurs opérations militaires contre les houthistes a ainsi préservé de facto les forces djihadistes qui, profitant du vide politique et militaire, se sont étendues. C’est aussi l’un des aspects du bilan désastreux de cette intervention militaire saoudienne.

Où en sont les pourparlers interyéménites organisés par l’ONU en Suisse ? Que peut-on en attendre ?
Il est pour l’instant trop tôt pour le dire. Le fait qu’il puisse y avoir un début de négociations sous l’égide de l’ONU est positif. Il y a actuellement très peu d’informations ce qui est, dans ce genre de situation, plutôt bon signe : moins on dispose d’informations, plus les délégations peuvent travailler sereinement, sans pression des médias et des forces extérieures.
La situation est infiniment compliquée. Comme souligné précédemment, aucune des parties en présence n’a réussi à s’imposer militairement. La possibilité de parvenir à un compromis est difficile. Il y a eu déjà plusieurs tentatives de mise en œuvre de négociations, qui se sont toutes soldées par des échecs. Il faut souhaiter que ce ne sera pas le cas pour celle qui est en cours depuis maintenant plusieurs jours.
La résolution 2116 du Conseil de sécurité constitue la base des discussions entre les différentes parties. Chacun a une interprétation singulière de cette résolution, qui intime l’ordre aux houthistes de se retirer des zones qu’ils avaient conquises. Cela a été partiellement fait. Si on leur demande par ailleurs de remettre l’armement lourd qu’ils ont acquis, cela me semble être un leurre car il s’agit pour eux d’une garantie de survie. Les houthistes avancent le fait que s’ils accédaient pleinement à ces deux exigences, cela permettrait un appel d’air pour l’expansion des djihadistes, ce à quoi ils se refusent.
A ce stade, il est donc impossible de savoir si ces pourparlers accéderont à un quelconque résultat. Il faudrait premièrement parvenir à un cessez-le-feu digne de ce nom, ce qui n’est pas le cas, même si l’intensité des combats est moindre en comparaison avec la situation d’il y a quelques mois. Il faudrait ensuite parvenir à ce que le blocus sur le terrain à l’égard des organisations humanitaires soit levé pour qu’enfin ces dernières puissent se déployer dans le pays. Cela ne résoudra pas les problèmes politiques et militaires mais cela permettrait de secourir des dizaines de milliers de personnes qui en ont un besoin vital.

En quoi cette crise est-elle révélatrice des rapports de force régionaux ?
Cette tragique guerre du Yémen exprime la volonté des Saoudiens de s’imposer comme le principal leader dans le monde arabe et notamment dans la péninsule. Constatant le chaos politique en Syrie et la difficulté du président Sissi à redresser l’Egypte, le stabiliser et le réintégrer dans le jeu régional – Le Caire et Damas ayant été pendant longtemps deux forces stabilisatrices régionales -, les Saoudiens considèrent que c’est à eux que revient la responsabilité de stabiliser la région.. Cette guerre du Yémen, à travers la coalition montée par les Saoudiens – bien que les forces composées par Bahreïn, le Koweït ou le Qatar ne soient pas très opérationnelle sur le terrain yéménite – est l’une des expressions de cette volonté d’instaurer un leadership dans le monde arabe au vu du vide politique qui est issu du mouvement de contestation, de l’onde de choc politique qui traverse la région depuis maintenant près de cinq ans.
Le deuxième aspect concerne le bras de fer avec les Iraniens. Depuis l’accord signé au mois de juillet dernier sur le nucléaire, les Iraniens n’ont de cesse de se réinsérer dans le jeu régional et international. On comprend que les Saoudiens voyaient depuis longtemps, avec inquiétude, la perspective de cet accord et donc de réinsertion de l’Iran, non pas d’ailleurs pour des raisons religieuses mais pour des raisons de rapports de force politiques et économiques. Le Yémen en est une des expressions de ce bras de fer entre Ryad et Téhéran Cela ne signifie pas pour autant que les houthistes soient inféodés à l’Iran, argument pourtant répété en boucle comme une vérité indiscutable. Bien sûr, des liens existent entre l’Iran et les houthistes, mais croire que ces derniers sont soumis à Téhéran est une erreur de perspective. Il n’empêche que, même si le conflit confessionnel n’est pas structurant, il s’agit d’un paramètre non négligeable pour comprendre les évolutions des rapports de force dans la région. Les houthistes sont chiites, ce qui est incontestablement un aspect du problème. L’Arabie saoudite ferme-t-elle les yeux sur l’expansion des troupes djihadistes sunnites pour tenter de ramener les houthistes dans leur réduit du Nord-Ouest du Yémen ? Ce serait un jeu très dangereux.
Ce conflit yéménite est ainsi l’expression des rapports de forces en train de se refonder et il est impossible, pour l’heure, de savoir quel en sera le dénouement. Cela va prendre plusieurs années et le Yémen en est malheureusement un laboratoire dont le peuple yéménite paye le prix fort.

Venezuela, l’incertitude

Fri, 18/12/2015 - 14:10

Les élections législatives vénézuéliennes ont vu la nette victoire de la coalition de droite. Le pays entre en cohabitation. Que peut-il se passer ? Entretien avec Christophe Ventura, chercheur-associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).
Selon vous, quelles sont les raisons de ce revers sévère du parti chaviste ?
La chute vertigineuse du cours du baril de brut a eu une grande incidence sur la détérioration de l’économie du pays et la vie quotidienne des Vénézuéliens. Le pétrole, c’est la moitié des ressources de l’État. Quand son cours baisse de 60 % depuis 2010, comme c’est le cas, les ressources de l’État diminuent dans la même proportion. De plus, le contrôle du change a créé un marché noir hyperspéculatif sur la monnaie qui nourrit une forte inflation et une importante corruption, par exemple la contrebande organisée sur nombre de produits dont le pétrole. Le gouvernement a dénoncé cette forme de « guerre économique » et considère qu’elle est organisée à dessein pour le fragiliser et le déstabiliser. Le gouvernement essuie donc un vote sanction dans un climat de mécontentement général. Cependant, il faut observer que la droite, qui gagne avec plus de 56 % des voix, progresse peu en nombre de voix par rapport à la présidentielle de 2013. Ce qui la fait gagner, c’est la forte abstention de l’électorat chaviste dont les voix ne sont pas allées aux candidats du Parti socialiste unifié du Venezuela (PSUV). Parmi les autres raisons, il faut souligner l’insécurité non enrayée. Son développement est entre autres lié à celui du trafic de stupéfiants qui s’est en partie détourné de la Colombie pour passer par le Venezuela afin de trouver des débouchés caribéens, vers l’Europe notamment.

Est-ce que cette victoire de la droite, qui va contraindre le président Nicolás Maduro Moros à une cohabitation, représente un risque de crise politique grave ?
La coalition de droite a gagné 112 sièges sur 167. Elle dispose de la majorité qualifiée des deux tiers qui lui permet d’engager des réformes constitutionnelles. La chambre peut mener une guérilla très efficace dans un régime de type présidentialiste. Le gouvernement ne dépend pas de l’Assemblée mais celle-ci vote le budget et les lois fiscales et contrôle les dépenses de l’État. Ses pouvoirs sont très étendus, et on peut facilement se trouver dans une situation d’ingouvernabilité. Reste à savoir si la droite qui arrive sera agressive et revancharde. C’est une coalition qui va des socio-libéraux à la droite dure. Elle a construit son unité sur l’antichavisme. Quelles solutions proposent-elles à la pénurie de biens de nécessité dans tout le pays ? Maintiendrat-elle les programmes sociaux ? Et que vont faire les chavistes ? Le gouvernement et le président Maduro ont déclaré que, dans le cadre des pouvoirs que leur confère la Constitution, ils défendraient bec et ongles les lois sociales. On est donc a priori dans un schéma de confrontation, dans un pays très polarisé. Pour autant, le chavisme est une réalité sociologique forte, très bien implantée, qui rassemble un socle de 35 à 40 % de la population et qui est très organisée dans un maillage territorial et communautaire. L’évolution du rapport des forces est incertain.

Est-ce qu’on assiste à un reflux de la gauche en Amérique latine ? Il y a d’abord eu l’Argentine ; maintenant, le Venezuela ; au Brésil, la situation de Dilma Rousseff est fragile.
Il y a incontestablement un reflux de l’hégémonie des forces de gauche en Amérique latine ; mais, d’une part, chaque pays est dans une situation différente et d’autre part, on ne peut pas parler d’effondrement. La droite n’est pas plébiscitée. Au Brésil, par exemple, on est plutôt face à un pourrissement du système politique qui n’épargne personne. L’Argentine, elle, est en situation de cohabitation (mais inverse par rapport au Venezuela ; le président est de droite, le parlement kirchnériste). Ce qui est remarquable, c’est la vivacité démocratique de ces pays. Les élections se tiennent d’une façon exemplaire. Au Venezuela, la participation est de 75 %. On est loin du temps des dictatures. Dans cette partie du monde, même si la vie politique est très polarisée, il y a une stabilité démocratique effective.

 

Propos recueillis par Christine Pedotti

Des législatives espagnoles entre anciens et modernes

Fri, 18/12/2015 - 13:55

35.510.952 électeurs espagnols renouvellent leur parlement dimanche 20 décembre 2015. Cette votation opposerait « anciens » et « modernes », jeunes et vieux, de façon inédite selon les gazettes. Partis historiques et formations inexistantes en 211, date de la dernière consultation, se disputeraient en effet les premières places.

Que s’est-il donc passé depuis les législatives passées ? L’enjeu est-il bien celui-là? Celui d’une querelle générationnelle? Une querelle qui valoriserait les derniers arrivés sur le marché électoral ?

Plus d’une dizaine de listes disputent les 350 sièges de députés, et 208 de sénateurs. Jusque-là rien de bien nouveau. Six partis d’ambition nationale, à droite le Parti Populaire, au centre UPyD et Ciudadanos, plus à gauche le PSOE et IU, (la Gauche unie), ailleurs Podemos, sont en concurrence sur tout le territoire. Dans la plupart des régions, appelées en Espagne « Communautés autonomes », Aragon, Baléares, Canaries, Galice, Navarre, Pays basque, Valence, diverses formations, plus ou moins nationalistes et régionalistes, sollicitent le vote local. Comme d’habitude semble-t-il. Avec pourtant une différence cette fois-ci. Les sondages de semaines en semaines annoncent la fin d’une époque, celle du bipartisme, de la domination alternée des socialistes du PSOE et de la droite populaire du PP.

Depuis le rétablissement de la démocratie en effet, en 1978, d’une consultation à l’autre les électeurs ont envoyé des majorités claires, à défaut d’être parfois bien assises, au Congrès des députés et au Sénat. Tout se jouait initialement à deux, entre l’UCD, parti de centre-droit et le PSOE, dans les tous débuts. Assez rapidement, à partir de 1982, ont alterné aux sommets de l’Etat les socialistes et le Parti Populaire. Cette époque-là, serait, à supposer que les enquêtes se vérifient dimanche 20 décembre 2015, entrée en phase terminale. Les deux grands partis nationaux, le PP, au centre-droit et au centre gauche, le PSOE disparaitraient des périphéries basque et catalane, leurs électeurs absorbés par les nationalistes basques de Bildu et du PNV et leurs homologues catalans d’ERC (Gauche républicaine catalane) et de DL (démocratie et liberté). Ailleurs PP et PSOE seraient bousculés par deux formations qualifiées d’émergentes, par défaut. Podemos et Ciudadanos, en effet sont des ludions électoraux. A peine créés, ils seraient crédités chacun, de 17 à 19% des intentions de vote.

Tout nouveau, tout beau ? Peut-être. Les têtes de liste de Podemos et Ciudadanos, de fait sont plus jeunes que celles des historiques. L’explication est malgré tout un peu courte. Après tout les socialistes ont relevé le défi en désignant en 2014 pour mener ce combat un jeune homme, Pedro Sanchez, qui a aussi peu de cheveux blancs que ses rivaux de Podemos, Pablo Iglesias, et de Ciudadanos, Albert Rivera. Alors s’agirait-il d’autre chose.

Y aurait-il des listes et des candidats en prise avec la modernité des temps qui courent et d’autres en retard d’une guerre électorale? Côté style, le jugement n’est pas évident. Tous les candidats ont laissé la cravate au vestiaire, y compris celui du PP. Cet effacement n’est pas systématique. Seul Pablo Iglesias et ses collègues cultivent les clichés vestimentaires de la jeunesse d’aujourd’hui, quel que soit le lieu. Ses principaux rivaux, émergents ou non, adaptent leur tenue en revanche aux circonstances sociales.

Le recours aux touits, à internet, à la mise en scène du combat politique est universel. Le PSOE y avait eu recours le premier en 2004 avec José Luis Rodriguez Zapatero. Tous communiquent selon les normes de la société du spectacle, politique ou commercial d’aujourd’hui. Tous se sont fabriqué des mots d’ordre mémorisables, à défaut de donner du sens.

De toute évidence l’émergence n’est pas ou n’est pas seulement une affaire de génération, de cravate, ou d’emballage « marketing ». Il reste alors à comprendre le moteur du changement qui s’annonce. Sans doute faut-il alors rappeler les tremblements qui ébranlent la maison Espagne depuis quelques années. Le coup de poing asséné par un jeune homme au président sortant du gouvernement, tête de liste du PP, le 16 décembre, a quelque part rétabli la dure réalité des temps actuels. Depuis 2008 les Espagnols ont été contraints d’affronter une série de revers économiques et sociaux. En dépit d’une légère reprise ces derniers mois, le chômage est au plus haut, 22%. Et ce malgré le retour au pays de dizaines de milliers d’immigrés, et du départ de milliers de jeunes diplômés à l’étranger. La jeunesse, la jeunesse formée quitte l’Espagne. Ils auraient été plus de 50.000 de janvier à octobre 2015.

Bill Clinton en 1992 avait signalé à ses collaborateurs la vérité première des dynamiques politiques. On se rappelle sa boutade marxisante, « c’est l’économie, imbécile! ». La montée en charge des nouvelles forces politiques espagnoles doit peut-être un peu à l’âge et au style de leurs candidats. Mais elle doit sans doute beaucoup plus « à l’économie », au désir de changement qui travaille au corps, les chômeurs, les endettés de l’immobilier, les victimes de la flexibilisation et de la précarisation du travail. En Catalogne la droite locale leur a montré du doigt un bouc-émissaire, Madrid. L’indépendance serait la solution au malheur social catalan. Ailleurs les électeurs reclassent leurs options alternatives, en fonction de leurs idées. Les rupturistes de droite votent Ciudadanos. Les déçus du PSOE penchent pour Podemos.

Ce vote sanction devrait ouvrir une nouvelle étape de la vie démocratique espagnole. Non pas que les programmes des uns et des autres soient véritablement novateurs et alternatifs. Dans une tribune libre, publiée dans le quotidien madrilène, « El Pais », un sociologue, Ignacio Urquizu, signalait les paradoxes de la consultation du 20 décembre présentée comme un combat entre le vieux et le neuf. Certes écrit-il la « nouvelle politique » a sans doute quelque chose à voir avec la communication, la jeunesse et le style compacté. Mais elle devrait aussi ne pas oublier de rénover les « contenus et les projets politiques ». Et là, de toute évidence le changement est en déficit créatif. Or le 21 décembre, faute de majorité claire, l’Espagne des partis politiques va se trouver dans l’obligation d’inventer une culture de pactes à périmètre variable. Sur quelle base ? Et avec quel dénominateur ?

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