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Sabre au clair, Emmanuel Macron a déboulé sur la scène européenne en juin en exigeant de rendre plus difficile le détachement de travailleurs dans l’Union. Le nouveau président de la République a ainsi voulu marquer d’emblée que l’Europe était aussi un espace qui « protège », comme il l’a promis durant sa campagne. Le problème est qu’il a pris tous ses partenaires de cours alors même qu’ils se préparaient à adopter, de façon tout à fait inespérée, une révision de la directive de 1996 organisant le travail détaché afin de mettre fin aux abus. Résultat : les pays d’Europe centrale et orientale, qui ont le plus à perdre dans cette réforme, se sont braqués. En exigeant plus, Macron a pris le risque d’obtenir moins, c’est-à-dire de faire échouer la révision proposée par la Commission Juncker et d’en rester au texte de 1996 largement obsolète. La tournée qu’il a entamée mercredi à Salzbourg, en rencontrant les Premiers ministres autrichien, tchèque et slovaque et qui s’est poursuivi en Roumanie puis en Bulgarie, vise à réparer les pots cassés et à essayer de bâtir une majorité.
Emmanuel Macron joue gros dans cette affaire, car le sujet est, en France, emblématique de l’absence d’Europe sociale. Le travailleur détaché est l’enfant illégitime du fameux « plombier polonais » et de la « concurrence libre et non faussée » qui, en 2005, ont convaincu une bonne partie de la gauche de voter non au traité constitutionnel européen. L’Union est accusée d’organiser la concurrence de tous contre tous au profit des entreprises et au détriment des travailleurs. Aujourd’hui, rares sont les politiques qui osent encore défendre le détachement des travailleurs. A raison ? Décryptage d’un sujet que Gilles Savary, ancien député socialiste, qualifie de « figure imposée par l’air du temps et subtilement anti-européen ».
1/ La directive organise-t-elle le dumping social ?
Le détachement des travailleurs est l’un des aspects de la libre prestation des services au sein de l’Union, l’une des quatre libertés fondamentales instituées par les traités (avec la libre circulation des personnes, des marchandises et des capitaux). Il doit être distingué de l’établissement pour une longue durée d’un ressortissant européen pour y exercer sa profession : dans ce cas, il dépendra entièrement du droit du pays d’accueil, la seule question qui se pose étant celle de la reconnaissance des diplômes et des qualifications acquis à l’étranger. Dans le cas de la libre prestation de services, il s’agit de fournir un service transfrontalier, ce qui nécessite parfois (si le service n’est pas dématérialisé, ce qui est de plus en plus souvent le cas) l’envoie temporaire d’un professionnel pour accomplir une mission déterminée : par exemple, un informaticien employé par une entreprise espagnole qui installe un système informatique en Slovénie, un ingénieur nucléaire français qui construit une centrale nucléaire en Finlande, une entreprise de BTP portugaise qui bâtit un pont ou une maison en France.
La logique, pour ces missions qui ne dépassent pas en moyenne 4 mois (33 jours pour les détachements à partir de la France, de la Belgique ou du Luxembourg, 230 jours pour ceux d’Estonie, de Hongrie ou d’Irlande), est que le salarié reste rattaché au droit de son pays d’origine (salaire, sécurité sociale, retraite, droit du travail) puisqu’il n’y a pas établissement, sauf à soumettre à deux systèmes juridiques différents (et donc à un cumul de charges) le travailleur et l’entreprise, ce qui exclu dans tous les pays du monde. Le problème est que le principe du pays d’origine risque de déséquilibrer le marché du travail local au profit de pays à bas coût de main-d’œuvre. C’est pourquoi l’Union a adopté en décembre 1996, dix ans après l’élargissement à l’Espagne et au Portugal, une directive limitant la liberté de prestation de services en soumettant les prestataires de services à certains aspects de la législation locale, quelle que soit la durée de la mission : salaire minimal, durée du travail, congés payés, égalité homme-femme, santé, sécurité, hygiène. En clair, il s’agissait non pas d’organiser le dumping social, mais de le limiter. Magnifique contresens politique donc !
2/ Le détachement des travailleurs est-il adapté à l’Union à 28 ?
La directive de 1996 a été adoptée à une époque où l’Union ne comptait que quinze pays et où l’écart du salaire minimal allait de un à trois. Personne n’a pensé aux effets de l’élargissement de 2004-2007 : si une période transitoire de sept ans maximum a été prévue (en dépit de l’opposition britannique qui ne l’a pas appliqué et qui s’en mort les doigts depuis le Brexit…) pour la libre circulation des travailleurs, rien de tel n’a été organisé pour le détachement des travailleurs. Or, une adaptation aurait été nécessaire, le différentiel de salaire et de cotisations sociales entre l’est et l’ouest européen étant de 1 à 10… L’explosion du travail détaché de l’Est vers l’Ouest n’a donc été une surprise que par manque de réflexion. Ainsi, le nombre de travailleurs détachés est passé de 600 000 en 2007 à 1,9 million en 2014 (dont 431 000 membres d’équipe de vol ou de cabine), certains de ces travailleurs étant payés jusqu’à 50 % de moins que les locaux. En France, ils sont passés de 26 000 à 286 000 en 2015. Des chiffres en trompe l’oeil puisqu’ils ne représentent en fait que 0,9 % de l’emploi salarié (0,4 % en équivalent temps plein). Mais ils ont déstabilisé certains secteurs comme l’agriculture ou l’abattage.
Le problème posé par le détachement des travailleurs a été accru par l’accroissement massif des fraudes : sur le salaire minimal, l’entreprise détachante retenant sur la paie de ses salariés le logement et le transport, non déclaration du détachement (200 000 personnes estimées en France), sociétés boîtes aux lettres basées dans un pays à bas coût de main-d’œuvre, agences d’intérim ne fournissant pas d’autres services que du personnel soi-disant détaché (de 949 en 2004 à 33 060 en 2012 en France), etc.
3/ Faut-il interdire le détachement des travailleurs ?
Si la moitié des détachements provient des pays à bas salaire vers des pays à haut salaire (vers l’Allemagne, la France, la Belgique et l’Autriche, principalement), il ne faut pas oublier que les anciens pays membres envoient aussi leurs salariés à l’étranger : ainsi, juste derrière la Pologne, on trouve l’Allemagne et la France. Interdire le détachement impliquerait non seulement de sortir de l’Union (la libre prestation de services est un principe fondamental du traité de Rome), mais aussi de l’OMC, puisqu’il faudrait fermer les frontières aux services. L’effet sur l’activité serait terrible, puisque les services, qui représentent environ 80 % du PIB européen et de l’emploi, sont le principal moteur de croissance : « c’est l’une des pierres angulaires de nos économies », rappelle Élisabeth Morin-Chartier, eurodéputée LR. La question n’est donc pas d’actualité.
4/ Faut-il réformer la directive de 1996 ?
La Commission, par nature, est opposée à tout ce qui entrave les libertés prévues par le traité de Rome. Elle a donc longtemps estimé qu’il fallait au contraire faciliter la libre prestation de service : c’était notamment le but de la directive de 2006 dite Bolkestein qui ne concernait pas le droit du travail, mais la reconnaissance des qualifications des travailleurs voulant se rendre dans un autre pays et qui se heurtaient à un maquis administratif rendant leurs missions impossibles. Finalement, la Commission Barroso a fait un petit geste en proposant d’accroitre la lutte contre la fraude dans la directive « d’exécution » de 2014 qualifiée par l’Assemblée nationale de « cataplasme sur une jambe de bois »… Face au refus de la Grande-Bretagne et des pays de l’Est, aucune Agence européenne de contrôle du travail mobile n’a été mise en place, le texte européen se contentant de recommander une meilleure coopération administrative entre les Etats afin de débusquer les fraudes. Lassée, la France a décidé de durci unilatéralement la répression des fraudes par la loi Savary de juillet 2014, ce qui a eu pour effet de faire bondir le nombre de travailleurs détachés déclarés (+25 %).
La Commission présidée par Jean-Claude Juncker a changé son fusil d’épaule, consciente que le travail détaché, même quantitativement limité, est devenu un abcès de fixation sur lequel les démagogues font leur beurre : elle a donc proposé en mars 2016 une vraie réforme de la directive de 1996 afin de mieux l’encadrer. En particulier, en limitant la mission à l’étranger à 24 mois (période au terme de laquelle l’étranger est soumis à la sécurité sociale du pays d’accueil en vertu d’une directive de 2004 sur la coordination des régimes de sécurité sociale entrée en vigueur en 2010 et actuellement en cours de révision). En outre, le salarié ne devra plus seulement être payé au salaire minimal, mais bénéficier de la même « rémunération » que son équivalent local, ce qui inclut l’ancienneté ou les primes. Enfin, outre une meilleure coordination de la lutte contre la fraude, le détachement d’intérim tombe dans l’établissement pur et simple, c’est-à-dire à la soumission totale au droit du pays d’accueil, afin de lutter contre le prêt de main-d’œuvre illicite.
Cette proposition est loin de faire l’unanimité : dix pays d’Europe de l’Est plus le Danemark ont tenté de bloquer la proposition de directive en brandissant un « carton jaune » en estimant qu’elle violait le principe de subsidiarité, bref relevait de l’échelon local. L’exécutif européen l’a rejeté. En juin dernier, en dépit d’une forte réserve de la Pologne et de la Hongrie qui estime que l’exportation de leurs travailleurs est une juste contrepartie à l’omniprésence des entreprises européennes sur leur territoire, une majorité qualifiée d’États membres semblait enfin atteignable. De même, au Parlement européen, les deux rapporteures, la Française Élisabeth Morin-Chartier et la Néerlandaise Agnes Jongerius (socialiste), étaient quasiment sûres d’obtenir une majorité sur ce texte. C’est le moment qu’a choisi la France pour tout faire capoter et exiger que le détachement soit limité à 12 mois sur une période de 24 mois, ce qui risquerait au passage de nuire aux intérêts des détachés français, un renforcement de la lutte contre la fraude via les sociétés boite aux lettres ou encore l’inclusion dans le texte du cabotage routier consécutif à un transport international (et ce dès le premier jour et non le cinquième comme l’envisage la Commission qui prépare un texte séparé sur le sujet). Résultat : tous les travaux sont suspendus.
5/ Emmanuel Macron peut-il obtenir ce qu’il veut ?
Lors du conseil européen des chefs d’État et de gouvernement de juin dernier, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie et la République tchèque ont dit, lors d’une rencontre informelle, son fait à Emmanuel Macron. « Je me demande où Emmanuel Macron va trouver une majorité à la fois au Conseil des ministres et au Parlement européen, alors que les pays de l’Est étaient déjà réticents à la limite des 24 mois », s’interroge Élisabeth Morin-Chartier. Pour l’instant, il peut compter sur le soutien de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Belgique et du Luxembourg, ce qui est très peu. « Il peut négocier bilatéralement, mais s’il fait ça pour chaque texte, il ne va pas s’en sortir », estime Charles de Marcilly, chercheur à la Fondation Robert Schuman. C’est l’un des problèmes majeurs du président de la République dont le parti « En marche » n’appartient à aucune des grandes familles politiques européennes (conservateurs, socialistes, libéraux). « Il y a urgence à conclure : la présidence estonienne du Conseil des ministres est prête à conclure sur la proposition de la Commission. À partir de janvier, c’est au tour de la Bulgarie qui, elle, ne veut rien entendre », met en garde Élisabeth Morin-Chartier.
N.B.: version longue de l’article paru dans Libération du 24 août.