Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS et responsable du Programme Amérique latine/Caraïbe, vous donne régulièrement rendez-vous pour ses “Chroniques de l’Amérique latine”.
À l’occasion de la tournée du chancelier allemand Olaf Scholz en Amérique latine (Argentine, Chili et Brésil), et du déplacement de la ministre des Affaires étrangères française, Catherine Colonna, à Brasilia ce 8 février, il revient sur les relations entre les pays de l’Union européenne et le Brésil.
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📽️ « Sommet de la CELAC : retour de l’Amérique latine sur la scène internationale ?« .
📽️ « Discours d’investiture de Lula : des engagements et des défis »
📽️ CLM S6#6 – Christophe Ventura – « Le Brésil et l’Amérique latine face à la guerre en Ukraine« , par pascal Boniface
📄 Les notes du programme « Amérique latine/Caraïbe » de l’IRIS
📕 Pour se procurer son ouvrage « Géopolitique de l’Amérique latine« , Eyrolles (2022)
La sortie au cinéma du film Tirailleurs début janvier 2023 donne l’occasion de revenir sur quelques enjeux de la mémoire coloniale et sur certaines représentations du continent africain en France. Le film, réalisé par Mathieu Vadepied avec Omar Sy en tête d’affiche avait été présenté en avant-première au Festival de Cannes 2022, il était très attendu. À la suite d’une interview de ce dernier dans le journal Le Parisien pour sa promotion, née une polémique dont la presse et une partie de la classe politique française ont le secret. Sy fait une comparaison entre les guerres en Afrique et celle qui se déroule actuellement en Ukraine, en avançant que les Français seraient moins atteints quand ces guerres se déroulent sur le continent africain. Tombereau de réactions indignées et procès en francité.
Omar Sy, né en 1978 d’une mère mauritanienne et d’un père sénégalais, est régulièrement cité dans le classement des personnalités préférées des Français – en décembre 2022, il occupe la troisième place. Il symbolise donc bien la France pour nos concitoyens. Omar Sy est français comme son copain d’enfance avec qui il effectue une partie de sa scolarité, l’ancien footballeur Nicolas Anelka dont les parents sont eux originaires de la Martinique. Il est français comme celui qui a lancé sa carrière, l’humoriste et acteur Jamel Debbouze dont les parents viennent eux du Maroc. Les trois viennent de la même ville de banlieue parisienne, Trappes dans les Yvelines. Ils symbolisent le visage de la France des années 2020, une France dont la part coloniale est partie intégrante de son histoire. Pourtant, régulièrement, le récit de cette histoire dans l’espace public continue à provoquer polémiques et dissensus.
Le contexte contemporain de ce récit colonial s’ancre aujourd’hui dans un temps postcolonial marqué par le retentissement à l’échelle mondiale du mouvement Black Lives Matter. En France cette mémoire des violences coloniales s’est déclinée à travers la « génération Adama », du nom d’Adama Traoré, mort suite à son interpellation par la police. Omar Sy a apporté son soutien à ces deux mobilisations. Tirailleurs est une part de cet héritage. Ainsi, refuser d’interroger cette histoire des perceptions et des pratiques racistes, des institutions publiques ou de l’espace politico-médiatique, c’est finalement se priver d’outils analytiques pour penser les relations franco-africaines, en France, mais aussi sur le continent.
Un mois après sa sortie, avec près d’un million d’entrées, Tirailleurs est un vrai succès populaire. Il y a eu des projections en banlieue parisienne avec les acteurs et le réalisateur qui ont fait salle comble, dont l’une a notamment été organisée notamment par Aïssata Seck, conseillère municipale à Bondy en Seine-Saint-Denis, présidente de l’association pour la mémoire et l’histoire des Tirailleurs sénégalais et ardente défenseuse des droits des anciens combattants africains encore en vie. Ces débats, sur le film comme sur l’hallali dont a été victime Sy, sont attentivement discutés en Afrique francophone. Le film a ainsi été projeté en avant-première à Dakar, en présence d’Omar Sy, et la presse locale s’en est largement fait l’écho. Plus récemment, il a également été diffusé à Ouagadougou suscitant là aussi l’organisation de larges discussions où, si certaines critiques ont pu être adressées concernant le manque de telles ou telles séquences historiques, le film a dans l’ensemble été apprécié. Lors de la promotion du film Tirailleurs, Sy a souvent répété une phrase : « On n’a pas la même mémoire, mais on a la même histoire ». Quelle est cette histoire ?
Histoire des « tirailleurs sénégalais »
L’histoire des tirailleurs sénégalais est une histoire au long cours[1]. Corps d’armée créé en 1857 par Napoléon III, les derniers soldats quittent l’armée française à la fin de la guerre d’Algérie un siècle plus tard. Ils furent majoritairement recrutés en Afrique de l’Ouest, et d’abord au Sénégal, d’où le terme générique « sénégalais » qui s’est imposé. Dans cette seconde moitié du XIXe siècle, dans le contexte de l’abolition progressive de l’esclavage, la majorité des premiers soldats sont d’anciens captifs rachetés à leurs maitres par les militaires français sous forme d’engagement. Ces hommes participent à la conquête coloniale durant la fin du XIXe siècle et de nouvelles recrues intègrent progressivement l’armée en fonction de l’avancée militaire dans l’intérieur du continent – c’est, à partir des années 1930, au Soudan et en Haute-Volta (soit le Mali et le Burkina Faso actuel) que les tirailleurs vont être majoritairement recrutés.
La Première Guerre fut un moment fondamental dans la mondialisation de l’Afrique de l’Ouest. Ainsi ce sont près de 200 000 soldats qui participent à la Grande Guerre sous les drapeaux français[2]. Les recrutements connurent des séquences distinctes selon les rythmes de la guerre, mais furent majoritairement marqués par des enrôlements contraints[3]. À la fin du conflit, à partir du début de l’année 1918, lors de la mission Diagne, près de 70 000 hommes furent encore incorporés. Blaise Diagne était le premier député noir du Sénégal. Élu en 1914 – au Sénégal, exception française en AOF, les ressortissants des villes de Dakar, Gorée, Rufisque et Saint-Louis envoyaient un député au Parlement français –, il avait alors été chargé par Clemenceau de procéder à un tel recrutement. Blaise Diagne croyait à une vision assimilatrice de la colonisation française. Pour lui, comme pour de nombreuses élites africaines des quatre communes, la participation des soldats devait être perçue comme un impôt de sang ouvrant la voie à des droits civiques. C’est à partir de la bataille de Verdun, début 1916, que les tirailleurs s’illustrèrent sur les champs de bataille. Pour faciliter les recrutements – l’Afrique étant pensée comme un réservoir quasiment inépuisable de soldats par certains décideurs militaires – toute une série d’avantages comme des primes, des emplois réservés ou encore un accès facilité à la citoyenneté furent promis. Mais dans les faits, à la fin de la guerre, l’administration coloniale fit tout pour préserver le statu quo et peu d’Africains bénéficièrent de ces mesures.
Le tirailleur sénégalais : un soldat inconnu ?
La fin de Tirailleurs suggère que Bakary Diallo – un des protagonistes du film – pourrait être ce soldat inconnu dont la dépouille repose sous l’Arc de Triomphe. En 1920, effectivement, huit dépouilles furent exhumées sur différents champs de bataille et, parmi elles, une fut choisie pour symboliser le sacrifice de tous les soldats de l’armée française. Si le soldat inconnu est peut-être issu d’un régiment de tirailleurs, il serait pourtant hâtif d’écrire que le tirailleur est un soldat inconnu. Au contraire, il y a toute une histoire de cette figure qui s’est inscrite dans les imaginaires français pendant l’époque coloniale, interrogeant la construction et l’épaisseur actuelle de stéréotypes raciaux.
Une des spécificités françaises fut, à la différence des autres puissances coloniales européennes, d’avoir fait venir des troupes africaines sur le vieux continent. Avant la guerre, en 1910, le Lieutenant-Colonel Mangin, il devient général en 1913, écrit le livre La Force noire qui vante les qualités intrinsèques des combattants africains. Il s’inscrivait ici dans un débat essentialisant sur, selon la terminologie de l’époque, les « races martiales ». Mais par ailleurs, dans une Europe où le racisme des opinions publiques était assez largement partagé, l’après-guerre contribua à une redéfinition des stéréotypes raciaux. Au lendemain de la guerre, les troupes coloniales occupèrent l’Ouest de l’Allemagne. Cela donna lieu à une campagne extrêmement virulente et raciste de la presse allemande. Au contraire, pour les autorités françaises les tirailleurs étaient censés personnifier la réussite de la mission civilisatrice française. En métropole la figure du tirailleur comme « grand enfant » remplaça progressivement celle du barbare sauvage et, dès 1915, la maque de chocolat Banania lançait sa célèbre campagne publicitaire représentant un soldat africain tout sourire coiffé d’une chéchia rouge. Le 14 juillet 1919, les tirailleurs défilaient sur les Champs-Élysées dans les années 1920, les autorités érigent des monuments officiels à Reims, Saint-Raphaël, Paris, mais aussi en Afrique comme à Bamako ou Dakar. En 1931, les tirailleurs étaient, pour le public parisien, parmi les « héros » de l’exposition coloniale qui se tenait à Vincennes.
Au-delà de cette instrumentalisation des pouvoirs publics, certains anciens combattants devinrent après la guerre des personnalités publiques. Citons Bakary Diallo – le nom que prend Omar Sy dans Tirailleurs même si curieusement peu de commentateurs du film ont fait ce rapprochement – qui écrit en 1926 un ouvrage Force-bonté, véritable ode à la France. Si l’on a longtemps cru que cet ouvrage n’avait pu être écrit par ce berger peul, tant il ruisselait d’un sentimentalisme presque obséquieux pour la mère patrie, des recherches récentes semblent avoir démontré le contraire, notamment en restituant Diallo comme un poète dans son environnement initial du Fouta Toro[4]. Autre personnage, en miroir de Diallo, Lamine Senghor, qui n’est pas représenté dans le film, qui s’engagea politiquement, d’abord au Parti communiste français avec lequel il participa au Congrès de La ligue contre l’impérialisme en 1927 à Bruxelles. Puis Senghor créa le Comité de défense de la race nègre, premier parti panafricaniste dans l’espace francophone, en 1927, année où il décède d’une tuberculose qu’il avait contractée sur les champs de bataille suite à des gazages massifs notamment pendant la bataille de Verdun. Ainsi, dans les années 1920 et 1930 le tirailleur n’était plus cette figure monolithique objet des imaginaires occidentaux, mais devint un personnage qui investissait un champ politique franco-africain en pleine constitution.
Les tirailleurs et la Seconde Guerre mondiale
Les tirailleurs prirent part aussi à la Seconde Guerre mondiale, d’abord à la défaite française en 1940 puis à la victoire notamment au sein de la 9e division infanterie coloniale, unité clé du débarquement de Provence à l’été 1944. Comme a pu l’écrire un historien, « la France libre fut Africaine »[5]. Après la guerre, alors que l’armée française procédait à de nombreuses transformations – recrutements basés sur le volontariat et non sur une conscription subie, formations d’officiers – de nombreux Africains furent incorporés, cette fois dans des unités mixtes, et sont envoyés en Indochine puis en Algérie. Au moment des indépendances ce sont les tirailleurs issus de chaque territoire qui constituèrent les ossatures des armées nationales. Si en métropole leurs souvenirs s’estompent, ce ne fut pas le cas partout en Afrique ni même pour les héritiers africains de cette histoire vivant en France.
Il en est ainsi du massacre de Thiaroye évoqué dans une tribune par le journaliste Daniel Schneidermann après qu’Omar Sy l’eut mentionné à plusieurs reprises sur différents plateaux télé lors de la promotion de Tirailleurs – et sur lequel nous avons eu à travailler pour notre thèse[6]. Thiaroye est ce massacre commis par l’armée française le 1er décembre 1944 contre des tirailleurs revenus d’Europe et qui avaient eu le seul tort de réclamer leurs rappels de soldes de captivités ainsi que diverses primes. Ce drame, dont le bilan se chiffre probablement à plusieurs centaines de morts, s’est durablement inscrit dans la mémoire collective sénégalaise. En 2014, le président Hollande après une allocution au cimetière de Thiaroye décida de remettre les archives que la France possède sur ce drame. À ce jour, l’emplacement où furent inhumés les corps des victimes reste inconnu et plusieurs voix se sont récemment élevées, en France et en Afrique de l’Ouest, pour l’organisation de fouilles sur des lieux où furent peut-être creusées des fosses communes.
En 2013, le président Hollande disait pour justifier l’opération Serval, en se référant aux sacrifices des tirailleurs maliens pour les deux guerres mondiales, que la France venait payer son dû au Mali. On peut sourire de cette assertion quand on sait que la majorité des recrutements furent des recrutements contraints. On peut aussi en prendre acte. Quelques jours avant de quitter le palais de l’Élysée, en avril 2017, ce même président Hollande naturalisait 28 anciens combattants résidant en France, souvent dans des foyers en région parisienne. Quelques jours après la sortie de Tirailleurs, en janvier 2023, on apprenait que le minimum vieillesse était enfin accordé aux vétérans africains de l’armée française sans avoir l’obligation de résider au moins six mois en France. La mesure concernerait une quarantaine de personnes. Le processus avait été le même sous Jacques Chirac il y a plus de quinze ans, en 2006, à la sortie du film d’Indigènes où le président avait acté la fin de la cristallisation des pensions – au moment des indépendances, à travers la loi de finances 1959, les diverses pensions d’anciens combattants des ressortissants d’Outre-mer furent gelées et jamais réévaluées contrairement à leurs frères d’armes français.
Si l’on ne peut que se réjouir de cette évolution pour les concernés, il y a aussi quelque chose de problématique à voir cet opportunisme des présidents français, rattrapés qu’ils sont par une actualité internationale ou culturelle, s’intéresser ainsi à l’histoire coloniale dont ils sont pourtant, quelque part, les dépositaires. Ces annonces à grand bruit ne doivent pas faire oublier les situations vécues par une majorité d’anciens combattants en Afrique et qui sont, pour eux et leurs proches, porteuses de ressentiment à l’égard de l’ancienne métropole. En Afrique de l’Ouest, il reste ainsi des milliers d’anciens combattants, principalement des guerres de décolonisation et qui pour beaucoup se plaignent des tracasseries des administrations françaises sur place quant à leurs droits.
Ces débats sur le sort des anciens combattants africains de l’armée française circulent aujourd’hui à une échelle internationale. Les enjeux de perception du passé, portés par une multitude d’histoires individuelles, mis en scène dans des œuvres artistiques ou revendiquées politiquement, forment ce que l’on nomme la mémoire collective. Cette mémoire se confronte à des politiques publiques, qu’elles soient mémorielles, diplomatiques, ou autres – et qui sont aussi une part de cette mémoire collective. Les polémiques stériles sur les déclarations d’Omar Sy suite à la promotion de Tirailleurs stigmatisent toute une partie de la jeunesse issue de l’immigration coloniale, comme elles abîment les rapports franco-africains sur le continent même. Alimentées par des dispositifs médiatiques qui cherchent le « buzz », il s’agit de prendre la mesure du tort que ces polémiques causent.
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[1] Pour une histoire générale des tirailleurs sénégalais, voir Echenberg, Myron, Les tirailleurs sénégalais en Afrique occidentale française (1857-1960). Paris, Karthala, 2009 et Guyon, Anthony. Les tirailleurs sénégalais: de l’indigène au soldat, de 1857 à nos jours. Paris, Perrin, 2022.
[2] Pour une étude plus détaillée sur la Première Guerre mondiale, voir Lunn, Joe, L’odyssée des combattants sénégalais, 1914-1918, Paris, L’Harmattan, 2015 et Michel, Marc. Les Africains et la Grande Guerre : l’appel à l’Afrique (1914-1918), Paris, Karthala, 2003.
[3] Voir notamment le film d’Ousmane Sembène, Emitaï, Paris, Médiathèque des trois mondes, 2003 [1971]
[4] Voir le beau film réalisé par Frank Guillemain et Mélanie Bourlet, Bakary Diallo, mémoires peules. Paris, CNRS images, 2015.
[5] Jennings, Éric La France libre fut africaine, Paris, Perrin, 2014.
[6] Mourre, Martin, Thiaroye 1944. Histoire et mémoire d’un massacre colonial. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017. Voir aussi le documentaire réalisé par François-Xavier Destors et Marie Thomas-Penette, Thiaroye 44.
Peu avant les fêtes, Volodymyr Zelensky a été reçu triomphalement à Washington. Rien de plus normal vu l’agression illégale au regard du droit international dont est victime l’Ukraine et le réel courage de son président.
Mais derrière les hourras de façade, une partie importante des élus américains, n’incluant pas seulement des républicains, commence à se poser des questions sur la stratégie du président Biden en Ukraine et à être un peu agacée par la posture jusqu’au-boutiste de l’homme au tee-shirt kaki qui n’a pas su faire l’effort de se vêtir autrement pour intervenir devant le Congrès.
Il est vrai que le chef d’État ukrainien semble de plus en plus s’enfermer dans le rôle qu’il s’est créé au début de la guerre, celui d’un nouveau Churchill droit dans ses bottes et visionnaire – alors que quelques jours avant l’offensive russe, il demandait encore assez abruptement à Joe Biden de cesser d’alerter le monde d’une possible attaque russe en laquelle il ne croyait pas.
La situation de Zelensky est très différente de celle de Winston Churchill en 1940. Malgré de très grandes difficultés, le Premier ministre anglais savait alors qu’il pouvait compter sur les immenses ressources de l’Empire britannique et il avait compris que la guerre pouvait connaître une autre issue que celle d’une victoire de l’Allemagne nazie.
Dans le cas de la guerre en Ukraine, il est évident – à moins d’un événement totalement inattendu sur le front où bien d’un improbable coup d’État à Moscou – que Kiev ne pourra pas remporter une victoire pleine et définitive. Jamais l’Ukraine, du moins à court terme, ne reprendra la Crimée, ni probablement l’ensemble des territoires de l’Est.
C’est pourquoi le président Zelensky devrait cesser de tenir des propos tels que « Nous ne traiterons jamais avec Poutine » ou, comme il y a encore quelques jours, « nous ne pardonnerons jamais ».
La realpolitik existe, malheureusement. Et malgré un combat juste et courageux, Kiev devrait le comprendre et se dire prête après ses récents succès sur le terrain à négocier sur des bases réalistes. Sinon, l’Ukraine pourrait continuer à perdre des soutiens autant à Washington qu’auprès de l’opinion américaine et apprendre à ses dépens lors de la prochaine offensive russe que l’aide occidentale à ses limites.
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Essayiste et chercheur associé à l’IRIS, Romuald Sciora vit aux États-Unis. Auteur de plusieurs ouvrages sur les Nations unies, il a récemment publié avec Anne-Cécile Robert du Monde diplomatique « Qui veut la mort de l’ONU ? » (Eyrolles, nov. 2018). Ses deux derniers essais, «Pauvre John ! L’Amérique du Covid-19 vue par un insider » et « Femme vaillante, Michaëlle Jean en Francophonie », sont respectivement parus chez Max Milo en 2020 et aux Éditions du CIDIHCA en 2021.
Nouveau format ! Dans la « semaine internationale », Pascal Boniface revient chaque vendredi sur les évènements qui ont marqué l’actualité internationale de la semaine. Au programme cette semaine : les dernières évolutions de la guerre en Ukraine et les déconvenues militaires russes ; l’investiture de Lula au Brésil ; la situation en Israël après la mise en place du nouveau gouvernement Netanyahou ; la Chine après la politique 0-Covid.
Le 28 décembre dernier, les ministres turc et syrien de la Défense se sont entretenus lors d’une réunion à Moscou avec leur homologue russe, une première rencontre officielle à ce niveau entre Ankara et Damas depuis le début de la guerre en Syrie. Comment ont évolué les relations entre les deux pays depuis ? Pourrait-elle être le prélude à une normalisation des relations entre la Turquie et la Syrie ? Le point avec Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS.
Mercredi 28 décembre, les ministres turc et syrien de la Défense se sont rencontrés en présence de leur homologue russe, pour les premiers pourparlers officiels de haut niveau entre Ankara et Damas depuis la rupture diplomatique entre les deux pays en 2012. Quelle est la genèse de cette rupture diplomatique ?
Il faut tout d’abord préciser que cette rencontre entre les ministres de la Défense turc et syrien sous l’égide du ministre russe de la Défense, marque la poursuite, l’approfondissement et l’officialisation au plus haut niveau de prises de contacts, de pourparlers et de négociations qui existent depuis près de trois ans entre les responsables des services de renseignement turcs et syriens. Hakan Fidan, le responsable des services de renseignement turcs, le MIT, s’est rendu à plusieurs reprises à Damas et, visiblement, son homologue est lui-même venu à Ankara. Cette rencontre du 28 décembre marque une nouvelle étape incontestablement importante puisqu’il y avait eu rupture des relations entre les deux pays au début du processus révolutionnaire en Syrie, en 2011.
Dans la période précédant cette rupture, à partir de 2004-2005, les relations entre la Turquie et la Syrie s’étaient considérablement fluidifiées avec de nombreuses visites réciproques accompagnées de multiples accords économiques et politiques. Ce rapprochement entre Ankara et Damas a même culminé avec la tenue d’un conseil des ministres commun. Au début du mouvement de contestation qui s’est cristallisé en Syrie, à partir du début de l’année 2011, les autorités turques ont dans un premier temps tenté d’infléchir les positions de Bachar el-Assad avec de nombreuses navettes entre Ankara et Damas. Des ministres turcs se sont ainsi rendus à Damas pour tenter de convaincre Bachar el-Assad de limiter la répression et de procéder à des réformes exigées par le mouvement de contestation. À chaque fois, Bachar el-Assad faisait de grandes promesses. Mais sitôt ces émissaires repartis en Turquie, le dirigeant syrien continuait son œuvre de répression de plus en plus violente, si bien que les responsables turcs ont radicalement modifié leur approche.
Au cours de l’été 2011, la Turquie a opéré un virage dans son approche du conflit syrien, et n’a dès lors plus cherché à convaincre le président syrien, considérant toutes tentatives vaines, mais a soutenu l’opposition syrienne qui commençait à s’organiser et à se structurer. La première réunion publique d’importance de cette opposition, fut le congrès fondateur du Conseil national syrien, organisé à Istanbul en octobre 2011. À partir de ce moment, la Turquie a rompu ses liens avec les autorités syriennes et a mis tout en œuvre pour tenter de faire chuter le régime de Bachar el-Assad. Erdogan ne cessait de répéter que le régime du président syrien n’en avait plus que pour quelques semaines à résister, ce que deux ministres français des Affaires étrangères successifs – en l’occurrence Alain Juppé et Laurent Fabius – avaient déclaré sensiblement dans les mêmes termes. Bachar el-Assad est toujours au pouvoir en ce début d’année 2023 et on peut considérer qu’il a gagné la guerre même s’il n’a bien sûr pas remporté la bataille de la paix.
À partir de 2016, considérant que les principaux États qui étaient mobilisés contre le régime de Bachar el-Assad, notamment la France, les États-Unis, le Royaume-Uni, commençaient à comprendre que la guerre serait gagnée par Bachar el-Assad et que la Turquie était la seule à continuer à vouloir la chute de ce dernier et à soutenir activement les différentes oppositions – en ayant même eu quelque complaisance à l’égard de certains groupes djihadistes – les dirigeants turcs, craignant de s’isoler, ont de nouveau changé de cap. L’autre facteur déterminant pour Ankara était la zone autonome tenue par les groupes nationalistes kurdes qui contrôlaient une région importante du nord de la Syrie, nommée le Rojava. L’autonomie de cette zone inquiétait beaucoup les responsables turcs puisqu’elle était susceptible, considéraient-ils, de faire germer des idées dangereuses aux Kurdes de Turquie. La priorité est donc donnée à la lutte contre les positions tenues par les groupes nationalistes kurdes de Syrie, dont la proximité avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) était avérée, et non plus à la lutte pour abattre Bachar el-Assad. En ce sens, l’intégration de la Turquie au sein du groupe d’Astana en compagnie de la Russie et de l’Iran au début de l’année 2017 donnait un nouveau poids à la Turquie pour agir sur les scénarios de sortie de guerre en Syrie.
La réunion des ministres de la Défense turc et syrien est incontestablement la dernière étape en date de ces différents évolutions et revirements. Elle peut être porteuse de rapprochement encore plus important entre les deux pays.
Selon un communiqué turc, les pourparlers ont porté sur la lutte contre le terrorisme. Alors qu’Ankara menace de lancer une offensive terrestre contre des groupes kurdes syriens, quelles pourraient être les conséquences de cette rencontre sur la situation des Kurdes en Syrie ?
C’est une très mauvaise nouvelle pour les organisations nationalistes kurdes, mais aussi pour toutes les oppositions en général. La qualification de « terrorisme » utilisée par les autorités turques comme par les autorités syriennes – même si derrière ce vocable elles ne mettent pas toujours les mêmes éléments – fait en l’occurrence référence aux Forces démocratiques syriennes (FDS). Cet ennemi commun regroupe l’essentiel de l’opposition armée – du moins de ce qu’il en reste – non-djihadiste. Les FDS sont structurées, organisées et dirigées par les milices du Parti de l’union démocratique (PYD) qui est en réalité la branche syrienne du PKK. Elles contrôlent une partie du Nord-Est syrien, dont de nombreux champs de pétrole, et sont aidées financièrement et logistiquement par les États-Unis, mais aussi un certain nombre de puissances occidentales, dont la France.
Il est envisageable, même si ce ne sont à l’heure actuelle que des supputations, qu’il puisse il y avoir des opérations militaires coordonnées entre Turcs et Syriens dans cette région. Les Syriens souhaitent récupérer le contrôle de la totalité de leur territoire et ainsi mettre un terme à l’autonomie du Rojava. Pour l’État turc, l’obsession, qui est présentée comme quasiment existentielle, est d’éradiquer tout ce qui peut ressembler de près ou de loin au PKK. Or il est indéniable que les FDS et le PYG sont liés au PKK. Nous sommes encore loin d’une action conjointe turco-syrienne, mais c’est une hypothèse qu’on ne peut exclure puisque les FDS incarnent l’ennemi commun. Rappelons cependant qu’il existe une certaine forme de duplicité de la part du régime syrien qui tout en condamnant l’existence de cette zone autonome, continue à entretenir des liens avec le PKK. Ces liens ont été établis à l’époque où, durant de nombreuses années, son chef, Abdullah Öcalan, a résidé à Damas avant de se faire expulser en 1998 puis a été arrêté par les services de renseignement turcs à Nairobi en février 1999.
Alors que de nombreux pays de la région ont normalisé leur relation avec Damas cette rencontre pourrait-elle être le prélude à une normalisation des relations entre la Turquie et la Syrie ?
Cette rencontre possède une forte charge symbolique et pourrait constituer un rapprochement effectif. Par ailleurs, il a été déclaré il y a quelques jours que la prochaine réunion de haut niveau pourrait se tenir entre les ministres des Affaires étrangères turc et syrien dans un pays tiers. Elle fait suite à nombre de contacts évoqués plus haut, mais aussi à des déclarations d’Erdogan qui avait affirmé en novembre dernier que le ressentiment n’avait pas sa place en politique et qu’il ne trouvait pas inenvisageable qu’il puisse lui-même rencontrer Bachar el-Assad. Le ministre des Affaires étrangères, Mevlüt Cavusoglus, avait aussi laissé entendre, de façon un peu confuse, qu’une normalisation n’était pas impossible, ce qui avait fait polémique en Turquie. Quelle que soit l’exactitude de sa déclaration, il y a indéniablement au niveau des plus hautes instances de l’appareil d’État turc, une volonté de rapprochement à court terme.
Certes, il existe des intérêts communs entre les deux pays, notamment à l’égard du combat jugé nécessaire par Ankara contre les FDS déjà évoquées. Néanmoins, malgré les pourparlers et les rencontres désormais de haut niveau, Damas considère la Turquie comme une puissance occupante, un constat exact du point de vue du droit international. Depuis le déclenchement de la guerre en Syrie, il y a eu 6 interventions militaires turques dans le nord de la Syrie et la Turquie y a installé des bases militaires pour tenter de juguler les forces kurdes.
Le deuxième contentieux entre Damas et la Turquie se situe au Nord-Ouest de la Syrie, dans la province d’Idlib, où se trouve concentrée l’opposition islamiste et djihadiste restante, même si elle demeure très affaiblie. Or, la région d’Idlib est contrôlée par Ankara qui possède encore des liens étroits avec ces groupes. Sur ce dossier Damas montre également son mécontentement.
Le troisième différend, qui n’est pas des moindres, est la question des réfugiés. On dénombre 3 700 000 réfugiés syriens en Turquie et Erdogan a déclaré à plusieurs reprises qu’il voulait les reconduire en Syrie. C’est ce qui justifie selon lui les opérations militaires. Le président turc souhaite en effet établir une bande de sécurité d’une trentaine de kilomètres de profondeur le long de la frontière turco-syrienne qui s’étend sur 928 kilomètres. Ces déclarations sont avant tout rhétoriques puisqu’une très large partie de ces réfugiés ne désirent guère retourner dans leur pays d’origine. Par ailleurs, la plupart de ces réfugiés sont en effet des sunnites et le dirigeant syrien, toujours obsédé par les équilibres communautaires qui touchent son pays – les déséquilibres communautaires en l’occurrence – ne tient pas non plus à ce retour. Il s’agit d’un enjeu considérable, d’autant que la Turquie entre en pleine campagne électorale et que la question des réfugiés en devient un des enjeux. L’opposition souhaite que ces réfugiés soient renvoyés dans les meilleurs délais et Erdogan doit tenir compte du ressentiment d’une partie de l’opinion publique à l’encontre de ces derniers, notamment depuis que la crise économique a éclaté en Turquie.
Finalement, même si ces contacts de niveau ministériel désormais marquent une convergence et une volonté de rapprochement voire peut-être d’accords de normalisation dans le court ou le moyen terme, il y a néanmoins persistance de nombreux sujets de divergences qui sont d’une importance considérable tant à l’égard de la caractérisation de force occupante par Damas à l’égard de la Turquie, que la situation d’Idlib ou enfin que la question des réfugiés.
Depuis plus d’un an, la péninsule coréenne connait un fort regain de tensions. Alors que le dirigeant nord-coréen a annoncé le 2 janvier l’augmentation exponentielle de l’arsenal nucléaire de son pays, le président de la Corée du Sud, Yoon Seok-yeol, a évoqué son souhait de voir « la préparation, le partage d’informations, les exercices et les entraînements » concernant la dissuasion nucléaire menés conjointement par Séoul et Washington. Quel est l’état actuel de la coopération militaire entre la Corée du Sud et les États-Unis ? Comment Pyongyang perçoit-il ces exercices ? Vont-ils entrainer un regain des tensions entre les deux pays de la péninsule ? Le point avec Barthélémy Courmont, directeur de recherche à l’IRIS, en charge du Programme Asie-Pacifique.
En quoi consistent ces exercices nucléaires conjoints ? Quel est l’état actuel de la coopération militaire entre la Corée du Sud et les États-Unis ?
Les deux pays sont unis depuis 1953, quelques semaines après la fin de la guerre de Corée, par une alliance militaire qui suppose une assistance mutuelle. Elle fêtera donc ses soixante-dix ans cette année. En vertu de cette alliance réaffirmée à plusieurs reprises à Washington et à Séoul, près de 30 000 soldats américains sont stationnés en Corée du Sud, une présence à échelle de celle en Allemagne ou au Japon, mais à la différence qu’il ne s’agit pas ici d’un pays vaincu par les États-Unis. De même, si la guerre reprend, les forces sud-coréennes passent sous commandement américain, et s’il était question que ce rapport s’inverse en 2022, il n’en est encore rien. Les deux pays conduisent par ailleurs des exercices militaires conjoints depuis 2009. Entre 1958 et 1991, des armes nucléaires américaines furent stationnées en Corée du Sud, atteignant près de 1000 ogives à la fin des années 1960. Mais sous la présidence de George H. W. Bush, ces armes furent démantelées et il n’y a plus, officiellement du moins, d’armes nucléaires américaines stationnées en permanence dans la péninsule coréenne depuis plus de trente ans. En annonçant des exercices conjoints incluant des capacités nucléaires, le président sud-coréen Yoon Seok-yeol brise un tabou dans un contexte de regain de tensions avec Pyongyang.
Quelle(s) réaction(s) le discours de Yoon Seok-yeol a-t-il provoqué chez son homologue nord-coréen ?
Les tensions sont très fortes depuis l’élection de Yoon, en mars dernier, et les annonces successives de son cabinet, qui rompt avec son prédécesseur. Pendant cinq ans – surtout les deux premières années de son mandat – Moon Jae-In s’était efforcé d’établir un climat de confiance entre les deux pays. Mais l’arrivée au pouvoir de son successeur marque un tournant conservateur que cette annonce ne fait que renforcer. Pyongyang voit dans ces exercices une menace, et va s’en servir pour légitimer un peu plus ses activités proliférantes et son discours agressif. Comme ce fut déjà le cas sous la présidence de Lee Myung-bak (2007-2012), les conservateurs sud-coréens font malgré eux le jeu de la Corée du Nord. Au passage, il est presque étonnant de constater cet alignement total sur Washington à l’heure où la Corée du Sud affiche ses capacités mais aussi ses ambitions, notamment relevées dans une habile stratégie indopacifique qui met en avant l’indépendance et le refus d’entrer dans une logique de blocs. Avec cette annonce, Yoon se positionne presque à contre-courant de ce que la Corée du Sud peut, et doit, faire.
Ces exercices militaires conjoints pourraient-ils entrainer un regain des tensions entre les deux pays de la péninsule ?
Indiscutablement. Il faut y ajouter le problème lié à la prolifération. Selon plusieurs études, une grande partie de la population sud-coréenne serait aujourd’hui favorable à ce que ce pays se dote de l’arme nucléaire, afin d’assurer sa protection face aux manœuvres de Pyongyang. Ce serait évidemment une violation du Traité de non-prolifération (TNP), mais au-delà, un risque sécuritaire dépassant très largement la péninsule, et pouvant provoquer une véritable escalade dans la région. On imagine ainsi difficilement Tokyo et Pékin rester les bras croisés. La sécurité de la Corée du Sud est une nécessité, et l’alliance avec les États-Unis en est la pierre angulaire. Mais il y a dans l’annonce de ces exercices incluant des capacités nucléaires une provocation aussi inutile que dangereuse.
Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS et responsable du Programme Amérique latine/Caraïbe, vous donne régulièrement rendez-vous pour ses “Chroniques de l’Amérique latine”.
Élu pour la troisième fois président du Brésil, Luiz Inacio Lula da Silva a été officiellement investi ce 1er janvier 2023. Christophe Ventura revient sur son discours prononcé à Brasilia, mêlant engagements et défis.
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📄 Les notes du programme « Amérique latine/Caraïbe » de l’IRIS : https://www.iris-france.org/programmes/amerique-latine-caraibe/
Conflit en Ukraine, situation sanitaire et sociale en Chine, soulèvement en Iran, crise environnementale, fracture « West vs the Rest », sans oublier les nombreux conflits autres qui secouent la planète… Que peut-on attendre de l’année 2023 d’un point de vue géopolitique ?
L’analyse de Pascal Boniface.
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