You are here

IRIS

Subscribe to IRIS feed
Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Updated: 3 weeks 2 days ago

« La France est-elle laïque ? » – 3 questions à Jean-Louis Bianco

Tue, 29/11/2016 - 15:47

Jean-Louis Bianco, Secrétaire général de l’Elysée de 1982 à 1991, puis ministre des Affaires sociales et ministre de l’Équipement, est président de l’Observatoire de la laïcité. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage La France est-elle laïque ? aux éditions de l’Atelier.

Vous écrivez que la laïcité s’est toujours voulue émancipatrice. On a pourtant l’impression d’être de plus en plus face à une laïcité d’interdiction…

Durant les trente dernières années, nous avons sans doute, collectivement, cru que la laïcité était une évidence pour tous, que sa définition ne faisait l’objet d’aucune confusion ou contestation. En réalité, en abandonnant ce travail de pédagogie et d’explicitation de la laïcité sur le terrain, nous avons effectivement laissé le champ libre dans le débat public à l’instrumentalisation de ce principe. D’outil de rassemblement, il est devenu pour certains un outil politique de stigmatisation ou d’exclusion. À l’étranger, la laïcité française est également souvent perçue comme un principe d’interdiction, alors qu’elle est d’abord un principe de liberté et doit le rester. C’est cela que j’ai voulu rappeler dans ce livre. La laïcité telle que définie juridiquement n’est pas un interdit mais un formidable outil d’émancipation nous permettant de créer du commun au-delà de nos appartenances propres.

Quelle analogie dressez-vous entre les débats de 1905, sur l’interdiction de la soutane dans l’espace public, et les débats contemporains ?

Au début du XXème siècle, le pays connaît un conflit très fort entre une France « fille aînée de l’Eglise » et une France qui se réclame de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Les processions religieuses catholiques, par ailleurs très politisées, étaient extrêmement courantes.  Lors des débats parlementaires de la loi de 1905, certaines proposent leur interdiction, comme celle du port de vêtements religieux dans la rue. Aristide Briand s’y oppose et déclare : « Le silence du projet de loi [à ce sujet] n’a pas été le résultat d’une omission mais bien au contraire d’une délibération mûrement réfléchie. Il a paru que ce serait encourir, pour un résultat plus que problématique, le reproche d’intolérance et même s’exposer à un danger plus grave encore, le ridicule, que de vouloir par une loi qui se donne pour but d’instaurer dans ce pays un régime de liberté (…) imposer (…) l’obligation de modifier la coupe de ses vêtements. » À propos de la soutane, obsession de l’époque, il répond : « La soutane une fois supprimée, [vous pouvez] être sûr que si l’Église devait y trouver son intérêt, l’ingéniosité combinée des prêtres et des tailleurs aurait tôt fait de créer un vêtement nouveau, qui ne serait plus une soutane. » Aujourd’hui, ce n’est plus le catholicisme mais l’islam qui est en cause. Mais on retrouve l’enjeu du signe religieux représenté par le vêtement. Depuis les années 1990, alors que la France continue de se séculariser, nous constatons en effet une augmentation du port de signes religieux, en particulier le voile. Les raisons de cette augmentation sont multiples. Mais nombreux sont les élus qui, aujourd’hui, proposent d’interdire le voile dans l’espace public. En réalité, en cédant aux surenchères et en transformant la laïcité en interdit subjectif, nous ne ferions que renforcer les raisons d’un repli communautaire, qu’alimenter un discours victimaire, et en conséquence les provocations et extrémismes religieux et politiques. C’est pourquoi le ministre de l’instruction publique, Jean-Baptiste Bienvenu-Martin, déclare en 1905 que l’interdiction du vêtement religieux constituerait « une rigueur inutile, susceptible d’être exploitée contre la séparation elle-même. »

Comment le discours décliniste met en cause les acquis de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ?

À travers la question de l’islam, la question sociale, la question de l’identité, se fait jour une vision de la laïcité qui est en rupture avec les trois piliers historiques – liberté, égalité, fraternité. Ce n’est plus le vieux débat entre Combes et Briand, entre une laïcité anticléricale, voire antireligieuse, et une laïcité d’apaisement. Consciemment ou inconsciemment, ce qui est en jeu, c’est une autre vision des libertés que celles qui sont garanties depuis la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Cela commence en effet par la pénétration du discours décliniste. Celui-ci offre une justification à la peur de l’islam, qui se traduit par des propositions de loi « d’interdiction » qui lui sont spécifiques et qui remettent en cause certains acquis de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Nous avons ainsi eu droit au roman-photo de l’été 2016, « l’affaire du burkini ». Les médias se sont enflammés, les maires ont multiplié les arrêtés anti-burkini, et chaque responsable politique y est allé de sa petite déclaration. Certains, y compris à gauche, n’ont pas manqué de jeter de l’huile sur le feu. Nous avons été la risée du monde entier. Comme s’il n’y avait aucun sujet plus important à débattre. Comme si les policiers n’avaient pas mieux à faire que d’épier les délinquantes, à l’instar de l’adjudant Cruchot dans le Gendarme de Saint-Tropez. Il n’y a pourtant pas de « tenue laïque ». Chacun s’habille comme il l’entend dès lors que cela ne trouble pas l’ordre public. C’est uniquement dans ce cas qu’un maire peut prendre, sous le contrôle du juge, des mesures de police. Ces dernières doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées. Il convient de soigneusement distinguer le trouble objectif à l’ordre public qui constitue une limite légale à la liberté d’aller et venir, à la liberté de conscience et de manifester sa religion, d’une perception subjective qui ne saurait en tant que telle justifier une atteinte à cette liberté. Je le répète, ceux qui pratiquent une police du vêtement provoqueront des replis communautaires contraires à l’objectif de la laïcité. Ce type d’interdictions est contraire à l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui dispose que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi », mais aussi à l’article 1er de la Constitution qui proclame que « la République respecte toutes les croyances », et à l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme qui n’autorise que des restrictions justifiées.

« Castro, une figure populaire de l’Amérique latine populaire »

Tue, 29/11/2016 - 14:42

Christophe Ventura est chercheur à l’Iris et rédacteur en chef du site Mémoire des luttes. Il est l’auteur de L’Éveil d’un continent. Géopolitique de l’Amérique latine et de la Caraïbe (éd. Armand Colin, 2014).

Comment la rue cubaine a-t-elle réagi à la nouvelle de la mort de Castro ?

La mort de Fidel Castro ne tombe pas comme une météorite sur Cuba. Le dirigeant – que personne ne nomme « Lider Maximo » sur place, contrairement aux journalistes chez nous – n’était plus aux responsabilités depuis 2008. Et déjà largement en retrait depuis sa lourde opération de 2006. À sa demande, il n’occupait plus aucune charge au sein de l’appareil d’État du fait du déclin de sa santé. En réalité, cette nouvelle était attendue. À commencer par lui. En avril dernier, lors de la clôture du congrès du Parti communiste cubain, il avait, assis au côté de son frère Raul – un geste déjà symbolique –, publiquement rappelé que le bout du chemin était désormais très proche pour lui : « Bientôt, je serai comme tout le monde. Le tour de tout le monde vient », avait-il annoncé. Il avait présenté son testament politique pour Cuba et exposé l’avenir qu’il voyait à l’idée révolutionnaire. Les Cubains savaient que cela allait arriver.

Sa mort n’en reste pas moins un événement…

Oui, qui résonne dans les profondeurs de la société cubaine, indépendamment de ce que chacun peut penser de Fidel Castro et de la révolution cubaine. Celle-ci est une bifurcation historique du pays. C’est l’accession à sa souveraineté. Il ne faut jamais oublier cela, notamment parce que Cuba est le dernier des pays latino-américains ayant acquis son indépendance par rapport à la couronne espagnole (1898)… pour se transformer, dès 1901, en protectorat des États-Unis avec l’amendement Platt – qui prévoyait un droit d’intervention de Washington dans les affaires intérieures cubaines.

Quelle est l’image qui domine à son propos, en Amérique latine ?

Il faut bien comprendre une chose : la révolution cubaine a unifié l’Amérique latine de l’après-guerre. Elle l’a même « latino-américanisée ». Cet événement tectonique a ravivé et incarné le rêve latino-américain d’indépendance et de souveraineté par rapport à la domination des puissances étrangères, notamment des États-Unis au 20e siècle. L’onde de choc de la révolution cubaine ne s’est pas arrêtée aux contours de la région, mais s’est mêlée à la vague de décolonisation des années 1960 et 1970 dans tous les pays du Sud (le tiers-monde, comme on disait à l’époque). Cuba est un petit pays qui a montré qu’on pouvait mettre en échec la première puissance mondiale et développer une politique internationale de grande puissance. Aucun pays au monde ne peut être comparé à Cuba de ce point de vue. Il est le seul qui s’est à ce point imposé au cœur du jeu des « grands » pour le perturber et influer sur l’agenda international. Parfois jusqu’au bord de la rupture, avec l’épisode de la crise des missiles de 1962.

C’est en ce sens que Castro a durablement marqué l’histoire du continent ?

Sans Fidel Castro, pas de Hugo Chavez, de Rafael Correa, de Lula, de Evo Morales, etc., au cours de la période récente. La perception latino-américaine de Fidel Castro est totalement différente de la nôtre. Cuba n’a jamais été au ban de la région, mais en son cœur. Communauté des États latino-américains et caribéens (CELAC), négociation de l’accord de paix entre le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) –finalisées juste avant son décès –, développement et maintien d’importantes relations politiques et diplomatiques avec le Mexique, etc., sont autant d’illustrations de la centralité cubaine dans la vie du sous-continent. Bref, Fidel Castro est une figure populaire de l’Amérique latine populaire.

Sa disparition va-t-elle changer quelque chose à la politique de Cuba ? En particulier, peut-elle affaiblir ou faciliter les relations avec la nouvelle administration trumpiste ?

Le gouvernement est autonome de Fidel Castro depuis son retrait. Cela fait presque dix ans qu’il s’est organisé sans lui. De ce point de vue, le décès du dirigeant ne modifie pas la feuille de route du gouvernement, notamment en ce qui concerne le dossier états-unien. Pour finaliser la normalisation avec Washington, La Havane exige la levée de l’embargo, la fin de « l’occupation illégale » du territoire de Guantanamo, des transmissions d’émissions radio et télévisées anti-cubaines émises depuis le territoire américain et du soutien de Washington à l’opposition interne. Quant à Donald Trump, c’est effectivement le vrai sujet. Que va-t-il vouloir faire avec Cuba ? Depuis son élection, son discours se radicalise vis-à-vis du processus de normalisation initié par Barack Obama et Raul Castro le 14 décembre 2014. Il menace aujourd’hui d’y mettre un terme.

Une inversion de ce processus est à craindre ?

Attendons de voir ce que fera le président Trump en fonction. Pour le moment, son discours sur Cuba entre dans une stratégie globale au travers de laquelle il alterne chaud et froid sur un ensemble de sujets. Il peut être plus radical sur Cuba pour mieux faire passer son recul sur la question migratoire mexicaine. Une fois à la Maison Blanche, il devra surtout prendre en compte le souhait majoritaire de l’opinion américaine – y compris à Miami – de voir aboutir la normalisation.

Elections en Somalie : miroir d’un processus de stabilisation en faillite

Tue, 29/11/2016 - 14:37

Depuis octobre 2016, la Somalie connaît une séquence électorale qui a débuté par l’élection des sénateurs de la Chambre haute, puis celle des députés de la « Chambre du peuple », et qui doit se conclure le 30 novembre 2016 par la désignation du nouveau président de la République fédérale de Somalie, à l’occasion d’un vote des deux chambres réunies en congrès. Contrairement aux dernières élections de 2012, qui marquaient la fin du processus de transition, les députés seront désignés par un collège électoral réunissant plus de 14000 chefs de clans tandis que les 54 sénateurs seront désignés par les instances fédérales, là où, en 2012, seuls 135 délégués avaient été autorisés à voter.

Comme nombre de commentateurs ne manqueront pas de le souligner, ces élections peuvent donc apparaître comme le signe de la reconstruction progressive du pays, en dépit de la menace sécuritaire majeure que le groupe terroriste Al-Shabaab continue de faire peser sur le pays. Les attentats à répétition commis par le groupe depuis le début de l’année 2016, leur volonté affichée de perturber des élections qu’ils estiment illégitimes ainsi que les difficultés rencontrées par les troupes de l’AMISOM [1] à faire reculer le groupe sur le terrain, semblent mettre en péril la fragile renaissance politique de la Somalie. En réalité, il serait erroné de voir dans cette situation une dynamique de progrès politique à laquelle seules les menaces sécuritaires feraient obstacle.

En effet ces élections, loin d’être le vecteur de démocratisation qu’on voudrait y voir, sont au contraire le symptôme d’une crise profonde : non pas tant la faillite d’un pays, trop souvent présenté comme le symbole d’un perpétuel chaos, que celle de la stratégie de reconstruction et de stabilisation que les organisations internationales et les acteurs extérieurs [2] expérimentent depuis plus d’une décennie en Somalie.

L’aboutissement d’un long processus de transition

Ces élections générales sont le fruit d’un long processus de reconstruction de l’Etat somalien qui a débuté avec l’adoption en 2004 d’une Charte de Transition et la création du Gouvernement fédéral de transition (TFG) en 2008. Puis la rédaction d’une « feuille de route » s’est traduite en une Charte fédérale de transition (2011). Sur cette base fut ensuite élaboré un document préparatoire à une Constitution provisoire (mai 2012), cette dernière étant finalement adoptée le 1er août 2012 et complétée en 2013 par un texte, « Vision 2016 », visant à mettre en place des élections en 2016. Aboutissement d’un laborieux processus, la Constitution provisoire sert de cadre légal à ces élections, établissant notamment que les mandats de l’actuel parlement et du président prendraient fin en 2016, et que des élections au suffrage universel direct seraient alors organisées sur le principe « un homme, une voix », en garantissant 30% de sièges réservés aux femmes.

Mais à l’heure où le suffrage universel direct a été tout bonnement abandonné et où les retards ne cessent de s’accumuler dans le calendrier électoral (puisque les votes auraient dû commencer en août et ont déjà été repoussés plusieurs fois), des lacunes voient le jour dans l’ensemble du processus. En l’absence de partis politiques, et dans la mesure où les Etats fédéraux ne sont pas encore réellement institués, ce sont toujours les logiques de clans qui prévalent pour la désignation des sénateurs. Ces logiques alimentent une concurrence très rude entre des candidats prêts à dépenser une fortune pour acheter les votes des chefs claniques, siégeant dans les collèges électoraux.

Bien qu’une commission fédérale ait été désignée afin d’encadrer le scrutin et de veiller à son bon déroulement, nul ne peut dire quelle peut être la marge d’action de ces observateurs dans la mesure où nombre de points décisifs n’ont pas été abordés dans la Constitution provisoire. L’article 91 signale par exemple que le terme du mandat présidentiel est de 4 ans, sans toutefois préciser si ce dernier peut se représenter, ni établir de limitation du nombre de mandats, tandis que l’article 90 confère au président la charge de nommer le Premier ministre sans en déterminer les modalités, laissant dans l’incertitude la question de savoir si ce dernier doit être le chef de la majorité ayant obtenu le plus de sièges au parlement ou si cette nomination est laissée à l’entière discrétion du Président.

En ne définissant pas l’étendue des pouvoirs du Président ni les conditions d’un équilibre institutionnel, la Constitution provisoire n’offre pas actuellement un cadre suffisamment solide auquel recourir en cas de litige. La campagne agressive menée par l’actuel Président, Hassan Cheikh Mohamoud, pour sa propre succession, usant de tous les moyens à sa disposition pour affaiblir et réprimer ses opposants, donne pourtant la mesure de l’âpre rapport de force pour la conquête du pouvoir, d’autant qu’aucune disposition n’a également été prévue dans l’hypothèse d’une égalité entre les candidats au second tour. Insuffisamment préparées, mal encadrées et dépourvues de clauses auxquelles se référer en cas de contestation des résultats, ces élections exposent ainsi les différentes étapes du processus à de graves tensions politiques et à une potentielle crise institutionnelle dans un Etat qui n’en est pas encore tout à fait un.

La Constitution provisoire, condensé des failles du processus de stabilisation

En outre, les dynamiques politiques locales se structurent toujours essentiellement autour des relations claniques, et les personnes ayant contribué au processus national de transition de ces dix dernières années sont largement discréditées par des scandales de corruption et s’affrontent autour de visions radicalement antagonistes de ce que doit être l’Etat somalien. Dans ce contexte, l’organisation d’élections sur la base d’un document présentant encore autant de lacunes est une gageure. Tous les aléas qui surviendront au cours de ce processus électoral hasardeux et peu inclusif ne pourront dès lors que fragiliser la légitimité des prochaines autorités politiques. Ces élections ne sont pour autant que le symptôme d’un malaise plus profond, celui d’une stratégie de reconstruction qui prétend établir un pouvoir sans souveraineté et à rebours des rapports de forces politiques somaliens., et dont la faiblesse profonde se cristallise directement dans la Constitution elle-même.

Cette constitution fait depuis le début l’objet d’un certain scepticisme au sein de la population, certains regrettant la faible conformité de ce texte aux prescriptions de la Charia, la loi islamique, d’autres regrettant au contraire trop de renoncements aux libertés fondamentales. Les débats autour des valeurs promues par la Constitution provisoire sont aussi l’expression de profondes divergences sur la forme politique que doit adopter la Somalie, dont la dernière expérience politique se rapprochant le plus d’un régime étatique centralisé fut la dictature de Siad Barré de 1969 à 1991. L’enjeu d’une Constitution n’est donc pas tant ici de reconstruire l’Etat somalien que de façonner entièrement un corps politique ad hoc qui s’éloignerait progressivement de la politique traditionnelle pour adopter des mécanismes plus institutionnalisés.

Á cet égard, l’instauration d’un régime de type fédéral [3] est rapidement apparue comme la formule idéale pouvant mettre fin à un modèle traditionnel d’administration politique fondé sur la réunion des clans en grandes assemblées (shir), peu compatible avec les modèles étatiques internationaux. C’est pourquoi la nature fédérale de l’Etat somalien est consacrée depuis la Charte Fédérale de Transition de 2004 [4] sans que, par ailleurs, aucun référendum populaire ou vote ne soit jamais venu sanctionner ce choix. Unanimement présentée comme la meilleure formule pour « reconstruire » l’Etat somalien, il est vrai que la solution fédérale semble en théorie favoriser un mode de répartition équitable des pouvoirs, lorsqu’à la faveur d’une dynamique de type bottom-up des régions préexistantes décident par elles-mêmes de se constituer en Etat fédéraux et de s’assembler dans une unité politique plus large.

Mais en Somalie, où le fédéralisme a été entériné avant même que les Etats membres fédéraux (Federal Member states, FMS) ne soient identifiés et constitués, il a fallu déterminer de toutes pièces ces instances fédérales, sur le seul exemple du Puntland, région semi-sécessionniste vaguement structurée, mais suffisamment autonome pour apparaitre comme un modèle possible d’Etat fédéral. On comprend aisément que, dans ces conditions, la répartition des pouvoirs entre le Gouvernement fédéral et les Etats fédéraux ne soit toujours pas fixée par la Constitution .

La Constitution somalienne s’accommode d’une évidente ambiguïté. D’un côté, des prérogatives générales du Gouvernement fédéral sont énoncées dans l’article 54 [6] . De l’autre, l’article 50 reconnaît des compétences partagées selon le principe de la subsidiarité [7], sans en préciser plus avant les modalités. L’article 54 avoue ainsi que « L’attribution des pouvoirs et des ressources sera négociée et convenue par le Gouvernement Fédéral et les Etats membres fédéraux (dans l’attente de la formation des Etats membres fédéraux) ». On peut dès lors se demander ce qu’il faut attendre des élections en cours alors qu’aucun consensus n’a encore été trouvé en amont pour établir le régime de pouvoir et déterminer les détenteurs de la puissance d’Etat. Le fait que la Constitution ne suggère à ce jour aucune résolution à ce problème crucial, prive de facto cette séquence électorale de toute réelle ambition.

Les élections : un facteur d’instabilité de plus

Produit de forces diverses et contradictoires, la Constitution somalienne apparait donc comme le consensus le plus sommaire susceptible d’être atteint. Mais alors que cette constitution inaboutie est censée permettre et organiser la mise en place d’un régime politique légitime en Somalie, l’espoir de voir ce processus déboucher sur des institutions solides et une autorité politique souveraine semble sérieusement menacé. Pour les plus optimistes, le caractère provisoire de cette Constitution nuance l’ampleur de l’échec, puisqu’à termes, lorsque le pays se sera doté d’un gouvernement, d’un parlement et d’instances fédérales légitimes, un nouveau texte constitutionnel viendra corriger les imperfections de ce premier essai. C’est donc sur la base de cette belle promesse qu’est censée se poursuivre la (re)construction de l’Etat somalien, promesse dont les élections actuelles entretiennent l’illusion.

Cette décevante séquence électorale, en plus de révéler les failles profondes du paradigme politique en train de s’installer dans le pays, contribue en réalité à éloigner encore davantage la probabilité d’un contrat social légitimant une puissance souveraine, et ce faisant, alimente durablement l’instabilité politique. Même si ces élections parviennent à se dérouler dans le calme, elles ne peuvent répondre à aucune des attentes qu’elles suscitent. Du point de vue de la stratégie globale de reconstruction du pays, elles ne servent qu’à renouveler le mandat de personnalités corrompues en entérinant un rapport de force déjà existant entre les différents clans qui les soutiennent. Elles permettent simplement à ce processus de se poursuivre sans offrir de perspectives nouvelles quant aux décisions politiques majeures qui doivent être prises pour que la Somalie devienne un Etat effectif.

D’un point de vue politique, avec moins d’0,1% de la population appelée au vote des représentants parlementaires de la « Chambre du peuple », ces élections de 2016 témoignent de l’exclusion répétée des Somaliens du processus de transition « démocratique » de leur pays. Sans assise réelle, les nouvelles autorités somaliennes auront donc encore bien des difficultés à réconcilier l’ensemble du territoire somalien. Alors qu’elles devraient être en effet une étape indispensable à un nouvel ordre politique, ces élections ne sont encore qu’une illusion de stabilité et de démocratie, incapable de produire la légitimité nationale nécessaire à l’avènement d’un Etat somalien souverain.

[1] Acronyme de la Mission de l’Union Africaine en Somalie.
[2] En particulier les Etats-unis, l’UE, L’UA et l’ONU, via son Bureau politique des Nations Unies pour la Somalie (UNPOS).
[3] Constitution provisoire, 2012, Article 1 (1): “Somalia is a federal, sovereign and democratic republic”.
[4] Charte Fédérale de Transition, 2004, Article 11 (1) : “The Transitional Federal Government of the Somali Republic shall have a decentralised system of administration based on federalism”
[5] L’Article 3 (3) indique que “The Federal Republic of Somalia is founded upon the fundamental principles of power sharing in a federal system”, sans que ces principes ne soient par la suite declinés en pratique.
[6] L’Article 54 précise que certaines competences seront exclusivement exercées par le Gouvernement fédéral: « Foreign Affairs; (B) National Defense; (C) Citizenship and Immigration; (D) Monetary Policy, which shall be within the powers and responsibilities of the federal government.”
[7] Article 50(b), “Power is given to the level of government where it is likely to be most effectively exercised”, et Article 50(f), “The responsibility for the raising of revenue shall be given to the level of government where it is likely to be most effectively exercised”

Faillite du sud-coréen Hanjin Shipping : faut-il craindre l’effet domino ?

Fri, 25/11/2016 - 17:15

La 12ème édition des Assises de l’économie de la mer qui s’est tenue à La Rochelle les 8 et 9 novembre 2016 a vu naître une grande émulation de tous les acteurs présents. Appelant de ses vœux la création d’une task force maritime pour donner à la France les moyens de devenir la puissance des mers qu’elle devrait être, Frédéric Moncany de Saint-Aignan, président du Cluster maritime français, a galvanisé le public. Pour la première fois, cet événement a reçu la visite du chef de l ’Etat. Le Président de la République, François Hollande, a en effet soutenu l’initiative, ce qui a fini de convaincre l’audience des Assises du bienfondé et de l’urgence de la proposition de M. Moncany de Saint-Aignan.

Les conférences et interventions se succèdent. Elles mettent en avant les capacités techniques « exceptionnelles » des entreprises françaises, le « professionnalisme que le monde nous envie » des marins français, de même que la « formidable » géographie de la France et de ses territoires d’outre-mer (deuxième zone économique exclusive du monde avec 11,03 millions de km2, derrière les Etats-Unis avec à peine 0,32 millions de plus). Une ombre plane cependant sur l’économie maritime mondiale, celle de la déliquescence du fret maritime.

Si les acteurs mondiaux de cette activité étaient déjà particulièrement inquiets, l’effondrement du géant sud-coréen Hanjin Shipping a eu l’effet d’une bombe. Au début du mois de septembre, devant le refus des créditeurs du septième armateur mondial de l’aider à rembourser sa dette estimée à 6.000 milliards de wons (4,79 milliards d’euros), environ 500.000 conteneurs (dont la valeur avoisinerait les 14 milliards de dollars) ont été immobilisés dans une cinquantaine de ports dans 26 pays. Les entreprises du monde entier craignent que leurs marchandises ne soient pas déposées à temps sur les étals des magasins en cette période de fêtes (Noël évidemment, mais également, Thanksgiving et le Black Friday pour ne citer que l’exemple américain). De même, au 16 septembre 2016, environ 60 navires erraient dans les mers du monde, bloquant environ 2.000 marins à leur bord. Les ports ont en effet peur que la compagnie ne soit pas en mesure de payer les frais de mouillage et de déchargement des marchandises. C’est à l’aune de ces anecdotes que l’on mesure la gravité de la crise que traverse l’armateur coréen et l’impact qu’elle peut avoir sur l’économie du monde entier.

La partie émergée de l’iceberg

On peut imputer trois grandes origines à la situation que connaît aujourd’hui l’entreprise coréenne :
– La première est directement liée à l’état de l’activité de fret en général. En effet, depuis la crise financière et bancaire de 2008, dont les effets continuent de secouer le monde, le secteur du fret maritime est en surcapacité. Alors que l’économie mondiale peine à se relever, les armateurs ont dû gérer et absorber l’arrivée d’un grand nombre de bateaux neufs entre 2007 et 2009 (commandés dans la première partie des années 2000, voire avant). Si certains secteurs parviennent à tirer leur épingle du jeu, notamment le transport de vrac solide, lié à l’appétit chinois et indien pour les ressources minérales (fer, charbon…), la plus grande partie des secteurs d’activité ont vu leurs prix s’effondrer sous la multiplication de l’offre de transport.
– La deuxième émane de l’état de l’économie mondiale. Puisque 90% des marchandises du monde sont transportées par navire, un ralentissement de la demande se ressent immédiatement chez les armateurs pour qui des conteneurs à moitié pleins (dont le coût est estimé à 20 milliards de dollars par an pour les affréteurs du monde), la surcapacité et les coûts générés par des navires à quai alourdissent le poids de la crise.
– Enfin, la troisième concerne les stratégies d’entreprise dans le monde. Afin de se prémunir contre les effets néfastes de la crise de 2008 et favoriser un développement plus décentralisé, de nombreuses entreprises ont entamé la construction d’unités de production près des marchés locaux. Ainsi, General Electrics construit les pièces détachées de ses moteurs là où on en a besoin plutôt que de les expédier depuis les Etats-Unis d’Amérique. En 2015, et pour la première fois depuis les années 1950 (si l’on exclut la récession de 2009), le PIB mondial a augmenté plus vite que le trafic de conteneurs.

Hanjin Shinpping représente un cas isolé de quasi-faillite (on ignore encore si l’Etat coréen va voler au secours de son plus grand armateur), mais a valeur de prophétie pour tous les acteurs du fret mondial qui traverse les mêmes eaux agitées.

En effet, sur les 12 plus grands armateurs du monde, 11 ont annoncé des résultats négatifs pour le deuxième trimestre de l’année 2016. Ils s’attendent, de plus, à d’autres résultats négatifs pour les prochaines périodes, et la plupart n’ont pas confiance en l’avenir. Maersk Line, leader mondial, a déjà perdu plus de 100 millions d’euros au 30 juin 2016. Selon Drewry Shipping Consultants, on peut s’attendre à une perte de 9,3 milliards d’euros sur les 159 milliards de revenus totaux pour l’économie du fret maritime.

Le modèle des chaebols en difficulté

La quasi-faillite de Hanjin Shipping est-elle une manifestation de l’incompétence des conglomérats coréens ? Pas nécessairement. Ou du moins, pas entièrement. Hanjin Shipping a dû faire face à des conditions particulièrement difficiles dans un marché d’ores et déjà extrêmement concurrentiel. Néanmoins, il subsiste des failles dans la façon dont sont gérés les chaebols, au sujet desquels on peut légitimement se poser la question de leur efficacité à gérer des entreprises, en particulier en temps de crise. Le système coréen est basé sur des transferts familiaux (ou de proximité) des très hautes responsabilités au sein des conglomérats. Choi Eun-young, dirigeante de Hanjin Shipping de 2007 à 2014, était veuve d’un membre de la famille fondatrice. Néanmoins, plusieurs experts coréens et internationaux du droit et du fret sont d’accord pour dire qu’elle n’avait ni les capacités, ni les qualifications pour se retrouver à la tête du conglomérat. Dès lors, elle a été en mesure de planter les graines qui ont conduit à la situation que connaît aujourd’hui l’entreprise, puisque l’activité du fret connaît un certain délai entre les prises de décision et leurs conséquences (en particulier lorsqu’il s’agit de commandes de navires par exemple).

Les problèmes des chaebols ne sont pas tous liés à la passation de pouvoir au sein des conglomérats. On peut notamment penser aux récents déboires de Samsung, dont la batterie du dernier modèle de téléphone prenait feu dans la poche des utilisateurs. Il semble, en effet, difficile de connecter ces dysfonctionnements directement à la structure de l’entreprise. Néanmoins, les problèmes à répétition ont créé l’indignation publique. La population demande des comptes. On peut citer, par exemple, la série de crashs d’appareils de la compagnie Korean Air dans les années 1980-1990 imputés directement par le président Kim Dae Jung à la structure hiérarchique de l’entreprise ; ou encore, le scandale ironiquement intitulé « nut-gate » au cours duquel la fille du dirigeant de Korean Air s’est permise d’humilier publiquement une hôtesse lors d’un vol de la compagnie. Celle-ci ne lui avait pas servi ses cacahuètes sur une assiette.

Hanjin Shipping est-elle too big to fail ? Rien n’est moins sûr. Située à Newark, la Cour américaine des faillites est la seule institution à protéger l’armateur de ses créditeurs, en vertu du chapitre 15 du code de faillite américain. l Le gouvernement coréen a annoncé qu’il n’avait aucune intention de sortir du pétrin le conglomérat dont les pertes s’élèves à 1,8 million d’euros par jour. Pourtant, il a l’habitude de tout mettre en œuvre pour aider les chaebols en temps de crise. Peut-être que Hanjin Shipping servira d’exemple pour apaiser les foules uniquement… Ce dont on peut être certain, c’est que l’entreprise ne s’en sortira pas indemne : faillite simple ? Vente ? Sévère restructuration ? Le temps nous le dira.

La nécessité de s’adapter

Pour ce qui est des autres armateurs, il est clair que les temps sont durs. Les experts ne s’attendent pas à régler le problème de surcapacité de sitôt et on commence à entrevoir la finitude de l’économie mondiale. Il est temps pour les acteurs de ce marché porteur de se transformer. Plusieurs pistes sont à l’étude.

On peut citer par exemple la piste écologique qui s’impose aux armateurs autant par la réglementation internationale sur les rejets de gaz à effet de serre de plus en plus contraignante que par l’urgence environnementale qui s’impose. Des investissements dans des technologies telles que les épurateurs de NOx/SOx ou encore les systèmes de lubrification de coque via des bulles d’air (exemple : le système Mals de Mitsubishi Heavy Industries) permettront in fine aux armateurs de faire des économies sur la propulsion et d’être plus compétitifs.

L’heure est également aux rassemblements. Maersk et MSC ont déjà joint leurs forces pour créer 2M, premier groupe d’armateurs du monde. Aujourd’hui, ce sont CMA-CGM, Cosco Container Lines, Evergreen Line et Orient Overseas Container Line de créer l’Ocean Alliance. Les alliances ont plusieurs avantages : partage des routes, remplissage conjoint des conteneurs pour faire baisser les coûts de fonctionnement des super-navires (déjà moins chers au conteneur transporté) …

De plus, des initiatives innovantes se développent. L’empty container exchange, par exemple, permet l’échange d’équipement inutilisé entre armateurs, opérateurs et autres entreprises de logistique.

Ainsi, si l’innovation technique est déjà en marche depuis de nombreuses années, des innovations commerciales et managériales se développent et vont devoir continuer à se développer. Les survivants seront les plus adroits. En ce sens, l’on peut avancer que le monde du fret maritime s’apprête à connaître une évolution disruptive.

Le devenir possible des Etats-Unis et du monde face aux « trumperies »

Fri, 25/11/2016 - 10:53

Tout a été dit sur les caractéristiques de l’Américain pro-Trump. Son portrait-robot est celui d’un homme blanc, peu diplômé (2/3 des votants), habitant en zone rurale ou dans des petites villes des Etats du centre (2/3 des votants), souvent évangélistes (80% des électeurs de Trump) et frappés par la délocalisation des activités. Celle-ci rime avec perte de l’emploi et de l’assurance maladie, difficultés à rembourser les crédits immobiliers. Or la réalité est celui d’un quasi-plein emploi, avec notamment un rebond depuis 2009 face à la désindustrialisation grâce à la politique menée par l’administration Barack Obama et l’amélioration de la couverture sociale. Mais l’arrière-plan est aussi celui d’un accroissement des inégalités entre les riches et les pauvres, d’une concurrence industrielle chinoise, ainsi qu’un fort accroissement de l’immigration (elle dépasse les 13% de la population).

Le relativisme face aux déclarations électorales de la campagne fait florès dans les milieux bienpensants. Ils accusent les médias et les élites de ne pas avoir compris le « peuple » américain. Or celui-ci a tranché et l’élection est démocratique. Les Américains seraient séduits par la réussite d’un milliardaire. Les propos sont également rassurants et il faut différencier les effets d’annonce et la mise en œuvre des politiques : Donald Trump n’aura pas les mains libres ; il sera pragmatique et devra tenir compte des contre-pouvoirs. Il a d’ores et déjà fait marche arrière sur la torture et le climat.

Plusieurs éléments appellent cependant à la prudence.

En premier lieu, le recrutement des proches de l’extrême droite, des ultraconservateurs, de l’alt-right ou du Tea party, tels que Stephen Bannon, Rudy Giuliani, Newt Gingrich, James Mattis ou le général Michael Flynn, témoignent d’une ligne dure sur la sécurité, l’islam et l’immigration, même si des nominations à des postes symboliques – telle celle de Nikki Haley au poste d’ambassadeur aux Nations-Unies – veulent favoriser une image plus consensuelle. Les liens de Donald Trump sont forts avec les financiers de Wall Street, les lobbys pétroliers et militaro-industriels ainsi qu’avec certains néoconservateurs. Ses premières annonces ont ainsi porté sur son intention de dénoncer l’accord commercial transpacifique, de développer les gaz de schiste et les énergies fossiles. Et la bourse se porte bien depuis l’élection de Trump.

La personnalité de Trump conduit, par ailleurs, à s’interroger sur sa capacité à présider la première puissance du monde. La présidentielle américaine a été gagnée par un communicant hors pair. Donald Trump possède – comme d’autres politiques mais à un niveau très élevé – la plupart des caractéristiques et la personnalité de type psychopathe ou sociopathe : comportement anti-social, manque de remords et d’empathie, narcissisme, manipulation, difficulté à planifier et à prendre en compte les conséquences de ses actions, utilisation du langage et des mensonges comme d’une arme, non-respect des normes et indifférences aux codes culturels, charme magnétique auprès des foules, indifférence aux droits des minorités et des autres, etc. L’homme politique psychopathe émerge dans des terres fertiles et disposées à être manipulées par un tribun qui change les règles du jeu, troque la vérité et la sincérité par le mensonge et la manipulation. Son discours populiste joue sur la peur, la haine de l’autre, le bouc émissaire. Le « peuple » trouve ainsi un écho à ses vulnérabilités, ses humiliations et ses frustrations. Le discours permet d’exprimer le refoulé.

Egalement, la politique économique annoncée témoigne d’une absence de cohérence et de vision de long terme. La baisse des impôts combinée aux investissements publics dans les infrastructures et dans les dépenses militaires feront croître le déficit public de 25 points d’ici 2023. Cette politique conduira à une explosion des bons du Trésor, à l’inflation et à la hausse du taux d’intérêt qui auront des effets de propagation à l’échelle mondiale. Elle favorisera les catégories américaines les plus riches. Le protectionnisme annoncé, lié au contrôle de l’immigration, pèsera sur les prix et le pouvoir d’achat des catégories pauvres. La politique de Trump risque ainsi d’accroître les inégalités au sein des Etats-Unis malgré une politique de grands travaux à la Keynes ou à la Roosevelt lors du New Deal (ou à la Hjalmar Schacht, ministre de l’Economie du Troisième Reich sous Hitler). La baisse des impôts fait partie des stratégies pour attirer les investissements des firmes multinationales à la recherche de l’optimisation fiscale mais elle suppose que les autres facteurs d’attractivité soient remplis, ce qui est peu compatible avec une vision protectionniste et anti-immigration.

Le nationalisme, l’isolationnisme, l’unilatéralisme et le protectionnisme sont en phase avec son programme « America first », mais ils sont en total déphasage avec la globalisation même s’ils se retrouvent en Grande-Bretagne et dans plusieurs pays européens. On ne peut plus raisonner aujourd’hui en termes d’importations et d’exportations mais d’insertion dans les chaînes de valeur mondiales. Le monde est devenu interdépendant tout en étant asymétrique, caractérisé par des fractures sociales et territoriales.
S’en prendre au multilatéralisme en étant la première puissance du monde ne peut que renforcer les compétitions commerciales et appliquer la loi du plus fort sans règles. Elle entraînera des politiques de rétorsion. La remise en question des accords comme le Traité commercial transpacifique (TPP), et surtout l’ALENA avec le Canada et le Mexique, nuira fortement aux multinationales américaines comme Ford ou Boeing qui ont largement délocalisé au Mexique devenu leur zone de sous-traitance.
Ne pas respecter les engagements du Traité sur le climat ne peut par ailleurs qu’avoir des effets d’imitation de la part des puissances réticentes (Canada, Russie,) et des conséquences parfois dramatiques pour les populations les plus vulnérables, notamment d’Afrique. Il aura, de plus, pour effet de donner le monopole des énergies renouvelables à la Chine.
S’opposer à l’immigration pèsera à la hausse sur les salaires. S’appuyer sur les financiers de Wall Street et favoriser la dérégulation de la finance ne peut qu’accentuer les risques d’une crise systémique comme l’ont connue les Etats-Unis en 2007-2008.
Confondre ses affaires privées du trust Trump géré par ses enfants et ses affaires publiques ne peut que conduire à des conflits d’intérêts dès lors que la multinationale Trump agit en relation avec les pouvoirs politiques du monde, à commencer par la Russie de Poutine.
L’unilatéralisme et le refus d’une sécurité collective risquent de renforcer les postures nationalistes et la puissance de la Russie, et de la Chine et de rendre le monde encore plus dangereux.
Enfin, intervenir ouvertement pour que le futur ambassadeur de Grande Bretagne aux Etats-Unis soit un farouche défenseur du Brexit (Nigel Farage) est contraire aux règles diplomatiques et témoigne d’une position clairement anti-européenne.

Une des plus grandes contradictions prévisibles concerne la politique de défense. La priorité accordée à la sécurité du territoire américain est en opposition avec la montée des dépenses d’armement des puissances émergentes. Elle ne prend pas en compte les liens entre les questions internes et internationales, à commencer par les conséquences des guerres menées par les Etats-Unis (Afghanistan, Irak, Libye). Remettre en cause l’accord passé avec l’Iran ne peut que favoriser une prolifération de l’arme nucléaire au Moyen-Orient. La priorité accordée à la sécurité et à l’augmentation des dépenses militaires est plus en phase avec l’influence des néoconservateurs souhaitant un renforcement de l’intervention au Moyen Orient et en Asie (avec des hommes comme John Bolton ou Stephen Halley) qu’avec l’establishment républicain privilégiant la sécurité interne contre les attaques et prônant le retrait vis-à-vis des engagements extérieurs. Le compromis risque d’être la baisse du soutien aux opérations onusiennes de paix. En revanche, la lutte contre le terrorisme s’en prendra à ses manifestations et non à son terreau et risque d’être une guerre perdue.

Beaucoup d’inconnues demeurent. De nombreux responsables restent à désigner. Nos inquiétudes peuvent s’avérer erronées, mais le rêve américain « America first » risque de se transformer en cauchemar, non seulement pour de nombreux Américains qui ont voté Trump mais surtout pour les populations les plus vulnérables du monde. La politique est un art de compromis, de conviction, de responsabilité et de vision du futur et non de contradiction, de confusion et de réponses aux attentes court-termistes populistes. Une puissance mondiale ne se dirige pas comme une firme multinationale.

Les pays du Golfe sont-ils des alliés de la France ?

Fri, 25/11/2016 - 09:27

Georges Malbrunot est grand reporter au service étranger du Figaro. Il répond à nos questions à propos de son ouvrage co-écrit avec Christian Chesnot “Nos très chers émirs” (Michel Lafon, 2016) :
– Avec 13,3 milliards de contrats signés avec l’Arabie saoudite en 2015, la France est-elle devenue un partenaire privilégié des pays du Golfe ?
– Dans votre ouvrage, vous dénoncez les pratiques douteuses de certains politiques français à l’égard des émirs. Quelles sont ces pratiques ?
– Les pays du Golfe financent-ils le terrorisme ?
– Comment la France doit-elle repenser ses relations avec les pays du Golfe pour promouvoir business / droits de l’homme / lutte contre le terrorisme ?

Grand bond en arrière : pourquoi les prédictions d’une Chine plus démocratique à mesure qu’elle s’enrichissait se sont révélées fausses

Thu, 24/11/2016 - 15:40

Si les Etats-Unis ont longtemps pensé que le développement économique de la Chine s’accompagnerait à terme d’une transformation de l’appareil politique, la réalité d’aujourd’hui est bien différente.

Depuis Richard Nixon, les présidents américains ont soutenu l’émergence économique de la Chine, considérant que plus la Chine deviendrait riche, plus ses pratiques se rapprocheraient de celles des pays développés et plus les relations seraient facilitées. Dans quelle mesure les réalités à l’œuvre en Chine aujourd’hui contredisent-elles ce raisonnement ? Dans quels domaines peut-on constater une tendance inverse (plus répressive) ?

Les 45 dernières années, marquées sous l’établissement de relations entre la Chine et les Etats-Unis, traduisent surtout les difficultés que les dirigeants américains ont éprouvées à définir cette relation.

Quand Nixon, après Kissinger, se rend à Pékin et y rencontre Mao, son objectif est surtout politico-stratégique. Il cherche à isoler Moscou en se rapprochant de l’autre géant communiste, qui a depuis plus d’une décennie opéré une rupture radicale avec le grand frère soviétique. C’est de la realpolitik diraient certains, du cynisme à la sauce Kissinger accuseraient d’autres : la Chine est en pleine révolution culturelle, et ses « valeurs » semblent alors aux antipodes de celles de Washington. C’est avec le libéralisme des années Reagan, qui coïncident avec la mise en place des réformes de Deng Xiaoping à Pékin, que la question du développement économique de la Chine fait son apparition. Les années 1990 sont plus confuses. D’un côté, l’administration Clinton pousse à l’entrée de la Chine dans l’OMC, ce qui sera concrétisé en novembre 2001, et au développement économique chinois. De l’autre, les évènements de la place Tian Anmen en mai-juin 1989 ouvrent une période de suspicion entre les deux pays qui n’est pas encore close. Les libéraux qui ont alors le vent en poupe à Washington ont la plus grande difficulté à définir cet objet qu’est la Chine, à la fois promise au plus bel avenir économique, mais dont le système politique ne change pas. C’est aussi à partir de cette époque qu’émergent des thèses inspirées par les travaux de Samuel Huntington sur la troisième vague démocratique et les trajectoires de Taiwan ou de la Corée du Sud, posant la question de savoir si le développement économique de la Chine conduira inévitablement à une réforme profonde de ses institutions.

Vingt ans plus tard, la question reste en suspens, mais il semble cependant que la montée en puissance économique de la Chine, à laquelle l’Etat-parti est profondément associé, ne se traduise pas par une transformation de l’appareil politique, qui se contente d’une adaptation (objet de nombreux débats d’ailleurs entre plusieurs écoles de pensée) et s’inquiète de changements trop radicaux et porteurs d’incertitudes. Bref, contrairement à ce qui était, et est toujours, souhaité à Washington, la Chine évolue mais ne change pas. On constate même, depuis l’arrivée au pouvoir du tandem Xi Jinping – Li Keqiang, un renforcement de l’autorité du pouvoir central, alimenté par une campagne de lutte contre la corruption qui est aussi l’occasion d’éliminer des factions concurrentes, nourri par un sentiment de fierté nationale retrouvée, et qui se traduit par une affirmation plus décomplexée de la puissance, tournant définitivement la page des recommandations de Deng Xiaoping à faire preuve de retenue, notamment sur la scène internationale. De même, en faisant entrer la Chine à l’OMC, les Etats-Unis pensaient pouvoir la contenir, la contrôler, mais ils ont finalement fait entrer le loup dans la bergerie, et la Chine déstabilise aujourd’hui toutes les institutions internationales qualifiées par des économistes comme Joseph Stiglitz de « consensus de Washington », véritables fondements de la puissance américaine depuis 1945. Les ambitions de Xi Jinping, avec le projet One Belt, One Road, l’élargissement de l’Organisation de coopération de Shanghai avec l’adhésion de l’Inde et du Pakistan ou encore la création de la Banque asiatique d’investissements dans les infrastructures (AIIB), projets multiples sur lesquels les Etats-Unis sont totalement absents, quand ils ne se sont pas eux-mêmes exclus, ne font que confirmer cette nouvelle donne. Avec l’émergence d’un modèle chinois et le ralliement de nombreux pays à Pékin, dans les régions en développement en particulier, c’est à la constitution d’un véritable bloc à laquelle nous pourrions assister, certains observateurs n’hésitant pas à faire mention d’un « consensus de Pékin », en opposition au « consensus de Washington ». La Chine se refuse pour l’heure à un tel pronostic, et réfute le principe de l’émergence d’un consensus de Pékin. Mais la capacité d’attraction de ce pays pourrait changer la donne, et imposer de facto un véritable modèle, tant en matière de développement que de gouvernance.

On constate ainsi que la montée en puissance de la Chine, multiforme, ne s’est pas passée comme les Américains l’avaient prévu, mais c’est surtout parce qu’ils n’ont finalement rien prévu du tout. Il n’y a pas de cohérence dans la politique chinoise des Etats-Unis depuis 45 ans. Au-delà de l’opportunisme, la question de savoir pourquoi se rapprocher de la Chine n’a jamais été posée, de même que celle de savoir avec « quelle » Chine les Etats-Unis voulaient traiter. En ce sens, la relation avec la Chine ne fait qu’illustrer les hésitations, errements même, de la politique étrangère américaine, en particulier depuis la fin de la Guerre froide. Le dernier exemple en date est l’échec de la stratégie du pivot de l’administration Obama, disputée par l’opportunisme des dirigeants philippins et malaisiens, qui préfèrent céder aux sirènes des investissements chinois, et que l’administration Trump va définitivement enterrer, notamment en revenant sur l’accord de libre-échange transpacifique (TPP) que le nouveau président élu rejette avec force. A la place, Washington proposera des accords de libre-échange bilatéraux, ce qui existe déjà avec certains pays, et ce qui confirme surtout des ambitions revues à la baisse.

Comment expliquer les erreurs d’interprétation de la montée de la Chine qui ont été faites dans le monde occidental ?

Tentons d’identifier quelles sont ces erreurs d’interprétation afin d’y répondre. La croissance économique chinoise a d’abord été longtemps sous-estimée, voire même niée. Dans les années 2000, les cercles économiques et les think tanks évaluaient ainsi autour de 2050 la date à laquelle le PIB chinois dépasserait celui des Etats-Unis. Puis cette date est passée à 2030, et enfin 2020, ce qui semble assez juste. Ce rétrécissement du temps, en une décennie, est étonnant. Faut-il y voir une sorte de méthode Coué, visant à minimiser la croissance chinoise en espérant que cette dernière ralentisse ? Sans doute. S’ajoute à cela une incapacité à anticiper les adaptations de la Chine à une économie mondiale en mutation, et dont elle est progressivement devenue le pivot. Au niveau diplomatique ensuite, et plus précisément l’image de Pékin dans le monde. La Chine reste assez mal perçue dans le monde occidental, mais la réalité est différente dans les pays en développement, où les investissements chinois sont très bien accueillis, et pour cause. Les pays occidentaux continuent de fantasmer sur le fait que parce qu’ils n’aiment pas la Chine et le régime chinois, le reste du monde pensera comme eux. Il est temps d’ouvrir les yeux sur le fait que la Chine est acceptée partout dans le monde comme une puissance de premier plan, qu’on s’en réjouisse ou non. Au niveau culturel également, domaine dans lequel la Chine est parvenue, à force de moyens considérables et d’une stratégie de soft power savamment construite, à se faire reconnaître comme un pôle de puissance atemporel (en mettant notamment l’accent sur le fait que les 150 dernières années ne furent qu’une parenthèse douloureuse dans une histoire plurimillénaire). Là aussi, et sous l’influence des Etats-Unis, les pays occidentaux ont tardé à prendre la mesure du sens de l’histoire, proposant une grille de lecture trop limitée, comme si la chronologie des relations internationales commençait en 1945. Au niveau politico-stratégique enfin, les Etats-Unis n’ont jamais cherché à comprendre les motivations chinoises justifiant sa montée en puissance militaire, et son affirmation de puissance dans son environnement régional, se contentant d’y voir une menace pour la stabilité et de chercher à la contrer.

Les raisons expliquant ces erreurs de jugement sont multiples. D’abord une inadaptation stratégique aux équilibres post-Guerre froide. La plupart des décideurs et des analystes américains ont été formés pendant la période de rivalité avec Moscou, et ont parfois du mal à sortir de ces schémas de pensée. Ensuite, ce que le politologue américain Christopher Fettweis a récemment qualifié dans un ouvrage éponyme et passionnant de « pathologies de la puissance », que sont la peur, l’honneur, la gloire et l’hubris, pour ne pas dire globalement l’arrogance. La politique étrangère américaine s’est, de manière étonnante, montrée assez médiocre dans sa capacité à s’adapter à un nouvel environnement international. C’est le cas au niveau sécuritaire (où sont passées les guerres que Washington remportait), mais aussi économique et diplomatique. Résultat, et la Chine n’en est qu’un exemple, Washington ne pèse plus sur la scène internationale de manière aussi décisive que dans les années 1990, quand Bill Clinton faisait mention de la « nation indispensable ». Enfin, l’incapacité à définir ce que les Etats-Unis souhaitent faire en Asie. Endigagement de Bush fils, stratégie du pivot d’Obama (portée par Hillary Clinton)… des slogans souvent vides de sens que se renvoient Républicains et Démocrates, et qui se traduisent au final par des résultats médiocres. Car la réalité est là, même si elle reste niée : les Etats-Unis ne pèsent plus sur les affaires asiatiques avec la même force qu’au début du millénaire, et la montée en puissance de la Chine en est la raison.

Reste la question, très prégnante dans les cercles stratégiques américains, du China bashing comme grille d’analyse simpliste, sorte de prêt-à-penser pour stratèges peu au fait des réalités du monde actuel (et qui devraient sortir de leurs cercles) et dirigeants politiques élus sur des programmes de politique intérieure (c’est-à-dire tous les présidents américains depuis Bush père), et n’ayant aucune connaissance des dossiers de politique étrangère (sans parler d’une absence de vision sur ces questions, à l’exception notable, mais non aboutie, de Barack Obama). Sur ce point, Républicains et Démocrates se rejoignent, et il est parfois sidérant de constater à quel point l’analyse de la Chine est réductrice, parti-pris, et surtout négative par essence dans les cercles stratégiques américains. Crainte de la montée en puissance militaire, satisfaction à peine dissimulée quand la croissance chinoise est au ralenti, incapacité à saisir la complexité de la relation entre Pékin et ses voisins… Les experts de l’Asie en général, et de la Chine en particulier, aux Etats-Unis ont une solide connaissance des dossiers, mais une interprétation qui laisse souvent pantois.

Alors que la politique chinoise des États-Unis a été relativement stable depuis 40 ans (intensification des liens, encouragement de la croissance et de la modernisation de la Chine), peut-on s’attendre à ce que les Américains, sous le mandat de Donald Trump, modifient leur approche et posent les bases d’une nouvelle relation ?

Cette « stabilité » reste discutable, si on s’arrête sur quelques évènements qui complexifièrent la relation entre les deux pays, comme les évènements de la place Tian Anmen ou le bombardement de l’ambassade de Chine à Belgrade en 1999. Mais il est certain que globalement, et en dépit d’une rivalité à peine voilée, les deux pays se sont progressivement imposés comme des partenaires, au point que certains analystes ont, de manière sans doute réductrice compte-tenu de cette rivalité maintenue, fait état d’un G2 entre Pékin et Washington.

Il est également certain que les différentes administrations américaines ont soutenu le développement de la Chine – ce qui ne les a pas empêchées de s’en inquiéter – et des réformes à Pékin – souvent ignorées par les dirigeants chinois. Disons pour simplifier et en caricaturant à peine que la définition donnée à la « modernisation » de la Chine n’est pas la même à Washington et à Pékin.

L’administration Trump apportera-t-elle son lot d’ajustements dans la politique chinoise de Washington ? Sans aucun doute, et l’annulation programmée du TPP en est la première manifestation. Mais reste à savoir quelle direction exacte sera prise, et donc s’il s’agira d’une rupture profonde, pour le meilleur comme pour le pire. Depuis quelques années, en marge de la stratégie du pivot de l’administration Obama, de nombreux experts américains se sont interrogés sur la pertinence d’un « grand bargain » (que nous traduirons par grand marchandage) avec la Chine, en vue de maintenir une présence américaine en Asie, et de garantir la stabilité de cette région, pour ne pas dire du monde. Ce marchandage part de l’idée selon laquelle la montée en puissance chinoise est désormais inexorable et que, plutôt que de chercher à la contenir inutilement, il serait préférable de s’y associer, afin de maintenir des acquis. Au passage, notons que c’est l’attitude qu’adoptent aujourd’hui d’autres acteurs internationaux vis-à-vis de la Chine, à commencer par les puissances européennes qui se sont par exemple ralliées à l’AIIB dès sa création. Dans les faits, ce marchandage suppose d’accepter le rôle accru de la Chine dans les affaires asiatiques, mais aussi de lâcher du lest sur certains dossiers sensibles, comme Taiwan (ce marchandage est ainsi présenté par certains experts comme une remise en question des accords stratégiques avec Taipei). Reste à savoir où se situerait le niveau de ce marchandage, et dans quelle mesure il ne placerait pas de facto la Chine en position de force (sans mauvais esprit, les Chinois sont passés maîtres dans l’art du marchandage, ce qui n’est pas le cas des Américains). Une approche risquée donc, et qui serait une immense victoire pour Pékin, mais que pourrait cependant privilégier l’administration Trump. A-t-elle d’autres options sur la table compte-tenu des déboires de la politique étrangère américaine et des avancées de la Chine ? Pas sûr. Entre déterminisme et réalisme défensif, la politique chinoise de Trump pourrait ainsi poser les jalons de ce grand marchandage. Sans doute une bonne nouvelle pour la stabilité et la paix, une moins bonne pour l’idée que certains se font de la politique étrangère américaine, et d’un messianisme devant nécessairement l’accompagner.

Quelle forme pourrait prendre la relation sino-américaine en vue de garantir la stabilité mondiale ? Que devraient changer ces deux pays dans leur approche pour éviter de tomber dans le « piège de Thucydide » (concept formulé par l’historien Graham Allison qui désigne l’antagonisme qui oppose la puissance établie, ici les Etats-Unis, et la puissance ascendante, ici la Chine à tel ou tel moment de l’histoire, la montée en puissance de la seconde, la crainte qu’elle suscite chez la première, et le risque de guerre qui en résulte) ?

Cette question est à mon sens au cœur des relations internationales contemporaines, et sera structurante dans les prochaines années. Le « piège de Thucydide », qui suppose qu’une transition de puissance s’accompagne nécessairement d’une situation conflictuelle, a de son côté alimenté toutes les thèses (certaines intéressantes et appuyées sur les travaux de Robert Gilpin ou de Dale Copeland, d’autres beaucoup moins) sur l’inévitabilité d’un conflit entre la Chine et les Etats-Unis. On peut cependant assez facilement objecter à cette démonstration assez simpliste qui se base le plus souvent sur une répétition discutable de l’histoire. D’une part, rien n’indique que ce passage de relais doit nécessairement engendrer un conflit. Il n’y a pas de règle en la matière, juste des exemples. De nombreuses études sérieuses se sont penchées sur la question, et en concluent que s’il existe un risque important, on ne peut parler de relation automatique et déterminée de cause à effet. D’autre part, ce n’est pas toujours à la suite de conflits que des puissances ont émergé pour devenir « première puissance mondiale », si on donne un sens économique à cette définition (que la mise en avant des PIB et le classement qui l’accompagne semble confirmer). On pourrait ainsi mentionner le cas des Etats-Unis, qui se sont imposés dans la première moitié du XXème siècle, mais sans vaincre le Royaume-Uni, alors première puissance mondiale, ce pays étant même leur principal allié dans deux conflits successifs. La guerre a affaibli Londres et renforcé Washington, c’est une certitude, mais tous deux étaient dans le même camp, celui des vainqueurs a fortiori. En suivant cette logique, on peut même considérer que c’est en gagnant une guerre que le Royaume-Uni a cédé sa place de première puissance mondiale… Ce qui remet en question la thèse de la défaite et de la victoire comme accélérateur du passage de relais d’une puissance à une autre. En clair, la guerre comme transition de puissance est une possibilité et, dans certains cas une forte probabilité, mais certainement pas une fatalité. Les chances se réduisent même dès lors qu’aucun des potentiels belligérants n’a d’intérêt manifeste à précipiter un conflit.

Plus près de nous, la Guerre froide entre les Etats-Unis et l’Union soviétique n’a pas dégénéré en conflit armé à grande échelle, et s’est malgré tout soldée par la victoire totale de l’un des deux camps. Washington n’a pas ainsi eu besoin de combattre son principal adversaire pour s’imposer comme l’unique superpuissance et marquer l’entrée dans un monde unipolaire. C’est même à partir du moment où les dirigeants soviétiques ont reconnu leur incapacité à poursuivre la rivalité que la Guerre froide s’est achevée. Dès lors que Mikhaïl Gorbatchev prit les commandes de l’Union soviétique en 1985, et une fois les réformes engagées, le renoncement au bras de fer avec les Etats-Unis et, par voie de conséquence, la reconnaissance de la « défaite », s’imposait comme une évidence pour un pays au bord de la banqueroute.

Mais que nous enseigne cette « fin » de la Guerre froide entre les Etats-Unis et l’Union soviétique si on l’applique à la relation Washington-Pékin ? D’une part, et il n’est pas inutile de le rappeler, que la Guerre froide était une perception partagée des deux côtés du rideau de fer. Or, dans le cas présent, la question de savoir si dirigeants américains et chinois sont « d’accord pour ne pas être d’accord » mérite clairement d’être posée, mais elle reste en suspens. D’autre part, la Guerre froide était, il convient également de le rappeler, un combat idéologique.

Et sur ce point, la relation Washington-Pékin ne semble pas aussi nettement opposer deux idéologies rivales que l’Est et l’Ouest pendant plus de quatre décennies. Enfin, la Guerre froide n’a pris fin que dès lors que l’un des deux belligérants – l’Union soviétique – s’est avoué vaincu. Or, dans la situation actuelle, on imagine difficilement les Etats-Unis reconnaître une défaite (d’autant que la nature de cette dernière resterait à définir) et on imagine encore moins la puissance émergeante qu’est la Chine, promise au plus bel avenir, courber l’échine comme l’a fait Moscou à la fin des années 1980. Certes, la situation est susceptible d’évoluer, et évoluera probablement dans la durée, mais dans le rapport de force actuel entre les deux pays, et la permanence de leur statut de puissances de premier plan, semble exclure le scénario d’un « aveu d’échec ».

Il reste donc à définir, ou redéfinir, ce qu’est la relation entre les Etats-Unis et la Chine, et dans quelle catégorie, si catégorie il y a, elle doit être rangée. S’agit-il d’une nouvelle forme de relation, entre deux puissances qui s’observent à distance et évitent les sujets qui fâchent, mais ne peuvent éviter de se retrouver sur de multiples dossiers ? S’agit-il d’une situation transitoire, une sorte de passage de relais qui se fait sans heurts, mais dans lequel tous les coups sont cependant permis ? S’agit-il d’une « guerre » d’un genre nouveau, dont les contours autant que les aboutissements restent imprécis ?  Sans doute un peu de tout cela à la fois. Parce qu’elle est plus complexe que toutes les relations qui ont concerné les grandes puissances par le passé, parce qu’elle est à la fois d’une grande proximité et emprunte d’une méfiance réciproque qui invite nécessairement à la prudence, à Pékin comme à Washington, parce qu’elle est parfois d’une grande violence mais évitera tant que possible de basculer en conflit armé, la relation entre les Etats-Unis et la Chine est ce que j’ai qualifié dans l’un de mes ouvrages publié en 2014 de « guerre pacifique », qui impose de nouvelles grilles de réflexion.

Quels pourraient être les grands domaines de coopération entre ces deux pays ?

Dans son célèbre Paix et guerre entre les nations, et critiquant au passage l’approche à son sens trop limitée des relations internationales offerte par les auteurs réalistes (en particulier, et déjà, par les auteurs américains), Raymond Aron distingue des systèmes dits homogènes et hétérogènes, expliquant : « j’appelle systèmes homogènes ceux dans lesquels les Etats appartiennent au même type, obéissent à la même conception du politique. J’appelle hétérogènes, au contraire, les systèmes dans lesquels les Etats sont organisés selon des principes autres et se réclament de valeurs contradictoires ». Voilà une parfaite définition d’une multipolarité dans laquelle la Chine aurait une place centrale, et voilà une définition encore plus exacte d’un système dans lequel les Etats-Unis et la Chine rivalisent, mais cohabitent et coopèrent malgré tout. C’est l’acception de l’altérité (François Jullien parlerait « d’écarts culturels ») qui est ici en jeu. Les différences entre les deux pays sont en effet innombrables, et portent sur tous les sujets, ce qui impose une grande prudence dans la manière avec laquelle nous devons appréhender et tenter de décrypter la relation Chine – Etats-Unis. C’est avec le souci de mettre en avant ces systèmes hétérogènes, qui permettent de mieux comprendre les décalages fréquents entre la posture et les stratégies de Washington et celles de Pékin, que les deux pays seront en mesure de coopérer sur la scène internationale, et d’imposer une multipolarité polyphone, c’est-à-dire définie par des acteurs aux sensibilités très différentes, mais pas nécessairement ennemis. A partir de ce constat, les domaines de coopération sont multiples, je dirais même sans limite, à condition qu’ils s’établissent dans un climat de confiance et de respect mutuel. Les Américains doivent accepter la nouvelle réalité d’une Chine superpuissance, et les Chinois doivent de leur côté lutter contre la tentation de l’arrogance, pathologie qui gangrène souvent les puissances ascendantes et qui se sentent pousser des ailes. Si les dirigeants américains et chinois font preuve de sagesse et parviennent à surmonter ces écueils, tout en restant à l’écoute des autres acteurs et en assumant leurs responsabilités, la coopération peut être très productive.

Bilan de la COP 22 : action ou échec ?

Thu, 24/11/2016 - 11:10

La COP 22 a-t-elle débouché sur des avancées et des mesures concrètes en termes de lutte contre le réchauffement climatique ? Quel bilan peut-on en dresser ? A-t-elle été un succès pour le Maroc ?

Annoncé comme une COP de l’action après celle de Paris, Marrakech n’a pas été à la hauteur des attentes. Peu de décisions ont été prises, si ce n’est la fixation de l’agenda des années à venir. 2018 sera une année cruciale car les objectifs de réductions d’émissions de gaz à effet de serre (GES) pourraient être revus à la hausse par les pays développés. Certains pays comme l’Allemagne ont ainsi annoncé leur plan pour 2050 (réduction des émissions de 80 à 95% par rapport à 1990). Une plateforme des stratégies 2050 a d’ailleurs été créée. Côté financement, si la dotation de l’enveloppe de 100 milliards progresse, les discussions sur les modalités d’utilisation des fonds demeurent difficiles. Les Etats ne sont pas toujours d’accord sur les priorités à donner à l’atténuation, ce que demandent les pays développés, ou à l’adaptation, exigence des pays en développement qui, pour la plupart, affrontent déjà les conséquences des changements climatiques.
L’initiative AAA (Adaptation pour l’agriculture africaine), portée par le Maroc, a aussi été critiquée par certaines ONG (Rabat, premier producteur de phosphate est en effet suspecté de vouloir capter une partie des fonds en promouvant le recours aux engrais phosphatés). Le principal problème reste l’absence de discussion sur l’écart à combler entre les contributions nationales proposées et les efforts restant à faire pour atteindre les objectifs de limitation à 2°C – voire l’hypothétique limite de 1,5 – inscrits dans l’Accord de Paris. Le PNUE rappelait dans un rapport publié juste avant la conférence que celles-ci nous plaçaient pour l’heure sur une trajectoire d’augmentation de la température de 2,9 à 3,4°C d’ici la fin du siècle. C’est insuffisant.

Onze Etats ont profité de la COP 22 pour ratifier l’Accord de Paris, ce qui porte le nombre de ratifications à 110 en plus de celle de l’Union européenne. D’autres pays, notamment la Russie, se font attendre. Quels sont ces pays réticents à une ratification et pour quelles raisons ? Existent-ils des leviers pour les inciter à passer à l’acte ?

Le fait que l’Accord de Paris entre en vigueur quelques jours avant l’ouverture de la COP22 constitue une bonne nouvelle, et une première mais cela est bien loin de résoudre l’ensemble des problèmes.
Si la Russie ne ratifie pas, c’est parce qu’elle préfère voir venir et qu’elle n’a pas encore de contrepartie suffisamment intéressante. Rappelons que sa ratification du Protocole de Kyoto, nécessaire à son entrée en vigueur après le désistement américain, avait été obtenu contre son adhésion à l’OMC et à la condition que l’année 1990 constitue la date de référence pour l’effort de réduction (l’économie et l’Union soviétique s’étant effondrées l’année suivante, cela permettait à Moscou d’atteindre ses objectifs dès la signature). L’Accord de Paris étant entré en vigueur, il n’y a pas lieu de se presser pour la Russie qui souhaite prendre son temps pour évaluer l’impact de l’Accord de Paris – guère populaire au sein des entreprises – en Russie, dont l’économie reste largement dépendante des exportations de pétrole et de gaz. Le gouvernement souhaite ainsi élaborer une stratégie de développement bas carbone avant de ratifier le texte et peut-être voir les sanctions internationales maintenues à son encontre s’assouplir…

L’annonce de la victoire de Trump aux élections présidentielles américaines a eu cours pendant la COP22. A-t-elle impacté son bon déroulement ? Concrètement, un climato-sceptique à la tête des Etats-Unis peut-il remettre en cause les engagements du pays pris en faveur du climat ?

La victoire de Trump a surpris tout le monde, y compris le secrétariat de la Convention climat. Cela a eu un impact sur l’ambiance de la COP22 et aurait pu être un facteur de démobilisation, mais finalement, les Etats ont plutôt fait bloc pour ne pas totalement briser l’élan de l’année dernière. Ban Ki-Moon s’était montré rassurant à la tribune, les faits semblent lui donner raison puisque que le futur président américain a annoncé qu’il restait ouvert sur cette question, déclarant, au New York Times le 22 novembre, qu’il pensait qu’un lien existait entre les activités humaines et le changement climatique. Interrogé sur la sortie de l’Accord de Paris, il n’a répondu ni par l’affirmative ni par la négative, arguant qu’il « suivait la question de très près ». La nomination du climato-sceptique Myron Ebell à la tête de l’Agence pour la protection de l’environnement n’est toutefois guère encourageante. Ce « revirement » pose surtout deux questions distinctes : d’abord celle de la capacité des candidats, dits populistes, à respecter les engagements pris devant leurs électeurs et ensuite celle du poids et de la manière dont peut s’exercer la contrainte internationale. Malgré le fait que l’Accord de Paris ne soit quasiment pas contraignant, y participer demeure important. L’idée est que la contrainte est exercée par le groupe ; tout Etat qui cherche à s’y soustraire prend le risque de s’opposer à ses partenaires, de détruire le texte et de rompre la confiance engendrée jusque-là. C’est une lourde responsabilité. C’est aussi la preuve qu’il est très délicat – voire impossible – d’établir des pronostics sur le comportement de Donald Trump et sur les mesures qu’il choisira d’appliquer ou non, sur les postures qu’il prendra. Une nouvelle leçon pour les sondeurs et prévisionnistes…

Preventing criminal risks linked to the sports betting market (update on the Precrimbet programme)

Wed, 23/11/2016 - 11:49

What are the results of the Precrimbet research phase, which just ended?

The goal of this research phase was to analyse the nature and extent of criminal risks linked to the sports betting market and underline the responsibilities of betting operators, regulators and law enforcement with regards to risk management and mitigation. The objective was also to identify and promote good practices and existing solutions which have already been implemented at national and international levels.

We used different sources of information. The first one is a series of interviews conducted in various countries such as France, Italy, Belgium, Estonia, Greece and Singapore. We also sent questionnaires to a number of regulators and betting operators who informed us about their regulations and policies, as well as their opinions on sensitive matters.

An important lesson is that the subject of criminal risks in sports betting has become a critical issue. Many public authorities expressed their concern. We are not only talking about match fixing, which is already being addressed within the EU, but about money laundering, criminal infiltration within the betting industry, illegal betting or cybercrime. We see that high divergences exist between the evolution of criminal behaviour in general, expanding through globalisation and the Internet, and the capacities of law-enforcement against contemporary crimes. In this sense, national situations are very diverse. Some countries have more knowledge and expertise, especially on subjects such as cybercrime or money laundering, than others.

The betting sector is vulnerable because it is highly liquid (around 500 billion euros bet each year worldwide), has a strong virtual dimension, and is transnational. Many operators are based offshore, and around 70-80% of the bets are placed by consumers from jurisdictions where the concerned betting operators do not have an authorization to accept the bets. That represents a major problem because it means that many potential criminal risks are not rightly monitored and addressed by national regulators.

We conducted a risk assessment of betting market at the EU level and we set a number of priorities. One of the most important risks today regards the potential criminal infiltration of the betting industry, as revealed in 2015 through a major case involving Italian mafia and Maltese-based websites. Controlling betting operators allows criminal networks to easyly launder money and raise profits making through the provision of illegal betting, especially if these betting networks combine retail and online activity. The risk-based approach must be adapted to each national context, depending notably on the level of organized crime infiltration and the size of the illegal betting market.

During the research phase, Dr Ingo Fiedler conducted a “mystery benchmarking” of 19 betting operators in order to check if they respect national legislations of several countries such as Belgium, Italy Germany, France and Spain. It proved that most of the tested operators were indeed compliant and law-abiding. It further shows that fighting illegal betting bears results.

At last, we propose 14 recommendations to the national and to the European level which regards mostly public authorities. Those recommendations are ambitious and level the challenges of the fight against this modern criminal threat. We naturally promote the existing tools at national levels, but also international instruments, such as the Convention of the Council of Europe on the manipulation of sports competitions or the implementation of the 4th EU Anti-Money Laundering Directive.

The first Precrimbet seminar took place last week in France. What were the objectives of this event?

The first Precrimbet seminar took place at the premises of the French betting regulator, the “Autorité de régulation des jeux en ligne” (ARJEL), which demonstrated a real interest in hosting it. The participants were the representatives of the entities that compose the French national platform against match fixing, built in anticipation of the entry into force of the Council of Europe Convention.
The French betting regulation (2010) is rather restrictive. In particular, ARJEL issues a list of authorized competitions (in cooperation with sport organisations), pay-out rates are limited and a strong emphasis is put on the fight against illegal betting (retail betting is controlled by a monopolistic operator, FDJ). In terms of control, ARJEL implements a quite unique technical system which gives it the possibility to control all the betting transactions placed online on the licensed operators. This frontal system can automatically detect suspicious sports events.

During this seminar, we presented to the participants the Precrimbet preliminary results, which were confirmed by law-enforcement.
We also gained information from ARJEL on their specific risk-management approach, and how it is shared within the national platform.

A specific session dwelled upon the exchange of information and cooperation. The goal was to analyse how an information or an alert linked to match-fixing is managed by the platform. At last, we had a session on the implementation of the anti-money laundering directive, as some provisions of this implementation are still under discussion.

What next for the Precrimbet programme? What are your priorities?

In total, 12 seminars will be organized among EU Member states. The seminars agendas and official dates will be updated on the Precrimbet programme webpage on the IRIS website. Greece (15 of December) and UK (24 of January) are the two next countries we will visit, and they will again be organised in collaboration with the national betting regulators.

The subject of criminal risks linked to betting is as critical as it is new for the public authorities of many States, that’s surely why we had a positive response from the betting regulators we contacted and to whom we proposed to organize those events. The current priorities for the Precrimbet programme is to adapt our research findings to national needs, because each country has a different vision, different available tools and experiences in addressing this type of criminal risks.

Also, the goals are to disseminate knowledge and expertise and good practices. Many States are currently building their national platform against match fixing, as required by the Convention of the Council of Europe, even though this Convention has not entered into force yet.

The objective of the national seminars is moreover to test our preliminary findings and collect additional information regarding the national frameworks and experiences. In June 2017, two months after having organized the last seminar, we will publish a comprehensive White book which will be sent to all relevant national and international authorities in the EU. It will draw all the conclusions of our research and seminar phases. The publication will also be an opportunity to present our work to the European Commission, which funds our program. The EU commission is in a strong position to favour transnational cooperation, exchange of information and assist Member States in their apprehension of the criminal risks.

More about PreCrimBet Programme.

« Du sexisme dans le sport » – 3 questions à Béatrice Barbusse

Wed, 23/11/2016 - 11:46

Noblesse de calendrier aurait dit Léo Ferré. Alors que je venais de lire le matin dans l’avion qui me ramenait de Beyrouth le livre de Béatrice Barbusse, Du sexisme dans le sport, paru aux éditions Anamosa, l’après-midi, Nathalie Boy de la Tour était élue présidente de la Ligue de football professionnel (LFP). Béatrice Barbusse, ancienne sportive de haut niveau, est sociologue et maître de conférences à l’université Paris-Est Créteil. Elle a été la seule femme à présider en France un club professionnel masculin d’handball tous sports collectifs confondus, l’US Ivry Handball, de 2008 à 2012. Elle préside le Conseil d’administration du centre national pour le développement du sport.

Vous préconisez le développement d’une « conscience de genre » – à l’instar d’une conscience de classe – pour lutter contre les discriminations. Pouvez-vous expliquer ?

Pour lutter contre les discriminations, il faut dans un premier temps que les groupes discriminés soient conscients d’appartenir à un tel groupe social. Autrement dit, à l’instar de la conscience de classe, il faut que les membres appartenant au genre féminin aient conscience de constituer un « genre en soi » mais aussi un « genre pour soi ». Ici, le genre féminin existe bien objectivement en tant que catégorie sociale discriminée. Il existe de nombreux indicateurs pour le démontrer. En l’occurrence, les statistiques avancées dans le livre et dans de nombreux rapports montrent bien que dans le sport la place des femmes est marginale. Nous faisons ainsi face à un « genre en soi ». Mais pour que le genre constitue une catégorie non pas seulement objective mais aussi subjective, il faut que les femmes aient conscience d’appartenir à une catégorie à part et en particulier discriminée. Il faut qu’elles aient le sentiment de faire partie d’un « genre pour soi ».

Cette conscience de genre est indispensable afin de lutter contre les discriminations pour plusieurs raisons. La première est qu’une femme qui a tout à fait conscience d’appartenir à un genre discriminé saura davantage faire preuve de réflexivité à l’égard de son propre comportement qu’une femme qui a juste conscience d’être une femme. Dès lors, celle qui a cette conscience peut éviter de reproduire des comportements qui favorisent sa propre infériorisation et celle de toute la gent féminine. De l’autre côté, celle qui la nie en adoptant le comportement classique de la selfmade woman (« J’y suis bien arrivée, moi ! ») accepte au fond de fait la situation inégalitaire et s’y adapte tant bien que mal sans jamais la remettre en cause. Alors que, et c’est la deuxième raison, lorsque l’on est consciente d’appartenir à une catégorie discriminée, infériorisée, on a plus de chance de se mobiliser pour lutter contre et donc de se rebeller. Voilà pourquoi la conscience de genre est si importante. Sans son développement, le sexisme dans le sport a encore de beaux jours hélas. Pour dire les choses plus simplement, si les femmes de sport, et les sportives en premier, n’ont pas pleinement conscience d’appartenir à une classe discriminée, alors elles ont toutes les chances d’y rester.

Le plafond de verre en matière de sport est-il en train d’être remis en cause ou paraît-il toujours solide ?

Le plafond de verre se fissure de plus en plus ces dernières années. On le voit bien dans le football avec l’arrivée à des fonctions inimaginables encore il y a quelques années de Corinne Diacre à Clermont, de Nathalie Iannetta à l’UEFA et de Nathalie Boy de la Tour à la tête de la Ligue de football professionnel (LFP) ou de Stéphanie Frappart à l’arbitrage. Mais il reste encore solide. Les fissures qui apparaissent ne sont pas suffisamment importantes pour que le plafond s’écroule totalement. Il faudra encore du temps pour que les choses s’équilibrent réellement.

Il faudra surtout continuer à mesurer les évolutions, à les scruter, et surtout à les provoquer. À cet égard, il est intéressant de suivre en ce moment les résultats des élections fédérales pour voir si les fédérations respectent la loi du 4 août 2014 ou si elles vont plus loin. Et oui pourquoi pas ? Prenons le cas d’une fédération où la proportion des femmes licenciées est inférieure à 25% : elle n’a donc pas l’obligation d’avoir 40% de femmes au moins à son conseil d’administration. Pour autant, elle peut volontairement aller au-delà de la stricte proportionnalité et aller vers les 40%. C’est comparable avec la responsabilité sociale des entreprises. Elle les oblige à respecter les règles et les minima imposés par le droit du travail et le droit social mais rien ne les empêche de les dépasser. Hélas, la quasi-totalité des fédérations n’iront pas au-delà de ce que la loi leur impose, ce qui démontre bien que le sexisme ne disparaitra pas tout seul…

Y-a-t-il des sports plus rétifs que d’autres à l’égalité homme/femme ?

Dans les sports dits « masculins », c’est-à-dire ceux où le nombre de licenciés masculins est très élevé, il est plus difficile de faire accepter l’égalité homme/femme, mais en même temps c’est au sein de ces sports que les évolutions seront de fait plus significatives. On le voit aujourd’hui avec la boxe et le football. Certes, les mentalités sont peut-être plus rétives en raison de la prégnance d’une culture patriarcale, mais lorsqu’il y a un volontarisme politique affiché et assumé comme dans le football français, les évolutions sont bien là. Lorsque des boxeuses comme Estelle Mossely ou Sarah Ourahmoune réalisent des performances sportives – comme aux derniers Jeux olympiques (JO) de Rio – cela réveille les consciences et peut accélérer les évolutions.

En sens inverse, dans les sports où les femmes sont davantage pratiquantes, comme le handball, le basket, l’équitation, elles n’atteignent pas pour autant des postes de responsabilité (entraineur, arbitre, dirigeant). Comme me le faisait remarquer le professeur Pierre Parlebas la semaine dernière lors de mon intervention au laboratoire de recherche de Paris V, le sport en général (et en particulier les sports olympiques) est sexiste, alors que la plupart des pratiques corporelles notamment des jeux sportifs traditionnels ne le sont pas…

Le duel Fillon/Juppé sur les questions internationales

Wed, 23/11/2016 - 10:27

Le point de vue Pascal Boniface, directeur de l’IRIS.

La politique arabe de François Hollande

Tue, 22/11/2016 - 16:05

François Hollande connaissait mal le monde arabe à son arrivée à l’Élysée et assumait un tropisme affiché envers Israël [1]. L’ironie du sort fit coïncider son élection avec l’avènement de plusieurs bouleversements majeurs : les printemps arabes, la guerre en Syrie et l’essor fulgurant de Daech.

En 2012, le candidat Hollande avait promis un désengagement des troupes françaises d’Afghanistan et semblait s’inscrire sur une ligne de rupture par rapport à l’interventionnisme armé de son prédécesseur. Cette ligne de campagne faisait écho à l’image désirée et entretenue d’un socialisme pacifique et non-interventionniste. La réalité fut tout autre.

François Hollande s’inscrivit pleinement dans la lignée de François Mitterrand ou de Guy Mollet. De son prédécesseur socialiste à l’Élysée, il semble avoir gardé un pragmatisme réaliste éloigné de tout idéologie. Il hérita également du côté interventionniste du président du Conseil de la IVème République. En 1956, le dirigeant de la SFIO avait projeté l’armée française en Egypte contre la nationalisation du canal de Suez. La propagation du nationalisme nassérien à d’autres pays arabes faisait à l’époque très peur à Guy Mollet qui lança également une politique de répression sans précédent en Algérie. François Hollande repris à son compte cette realpolitik si présente dans la pratique du pouvoir socialiste de la seconde moitié du XXème siècle.

Il est indéniable que François Hollande se forgea, consciemment ou non, un statut de chef de guerre. Dans cette évolution, il est difficile de savoir quelle est la part liée à cet héritage socialiste, celle induite par ce contexte géopolitique particulièrement instable et celle due à l’influence des courants néoconservateurs actuellement actifs au sein de l’appareil d’Etat.

En effet, il semble qu’il y eut durant ce quinquennat une certaine prégnance des mouvements néoconservateurs au sein de l’Élysée, du ministère des Affaires étrangères ou de celui de la Défense.

Le général Benoît Puga, chef d’Etat-major particulier du président, catholique traditionaliste de droite, inspirateur de la politique de Nicolas Sarkozy, n’avait aucune raison d’être maintenu à ce poste à l’arrivée des socialistes à l’Élysée. Il fut pourtant jusqu’au 6 juillet 2016, date de son remplacement par l’amiral Bernard Rogel, un conseiller très écouté et omniprésent dans toutes les négociations menées par le président en matière d’opérations extérieures.

De même, Jacques Audibert, souvent présenté comme néo-conservateur et qui fut d’abord directeur des affaires politiques au quai d’Orsay puis conseiller diplomatique du président de la République, joua un rôle prépondérant dans l’intransigeance française sur le dossier du nucléaire iranien. Certains parlaient alors de l’influence des « faucons » du quai d’Orsay.

De son côté, Jean-Yves Le Drian, accompagné d’un directeur de cabinet – Cédric Lewandowski – également catalogué comme « faucon », assuma totalement les guerres décomplexées de l’armée française.

Pour autant, contrairement à ce qu’avancent de nombreuses critiques, François Hollande ne poursuivit pas le tournant atlantiste opéré par Nicolas Sarkozy. De par ses nombreuses opérations extérieures unilatérales et ses positionnements souvent en porte-à-faux envers les Etats-Unis, François Hollande fit siens les concepts gaullo-mitterrandistes d’indépendance, de souveraineté et de « grandeur » de la France.

Néanmoins, une certaine homogénéité semble faire défaut au bilan de la politique arabe de François Hollande. Jean-Paul Chagnollaud souligne ce manque de cohérence globale qui viendrait du fait qu’elle ne fut pas pensée dans les mêmes ministères selon les zones géographiques où elle s’appliquait : Laurent Fabius aux Affaires étrangères déterminant prioritairement le positionnement de la France en Iran, en Syrie, en Israël et en Palestine alors que la politique française dans la péninsule arabique ou sur le continent africain était d’abord décidée par Jean-Yves Le Drian à la Défense [2].

Un point commun notable relia tout de même ces deux ministères lors de ce quinquennat : la priorité donnée au commerce extérieur. Sous la présidence de François Hollande, la diplomatie fut perçue comme un outil au service du commerce extérieur français. En 2014, le quai d’Orsay se para officiellement du titre de ministère des Affaires étrangères et du développement international et ouvrit une Direction des entreprises et de l’économie internationale. Les chiffres du commerce extérieur devinrent un des baromètres de l’efficacité du ministère et la diplomatie économique une priorité affichée.

De son côté, le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian se présenta lui-même comme « le ministre de l’export d’armement » [3]. Il mit en place à l’hôtel de Brienne un comité d’exportation de défense afin d’harmoniser les positions stratégiques du gouvernement et la vision commerciale des industriels. Accouplée à de nombreux déplacements ministériels à l’étranger, cette méthode se révéla très efficace et aboutit à une explosion des ventes de matériel militaire dans les pays arabes (Rafales au Qatar et en Egypte, Mistral en Egypte, hélicoptères au Koweït…).

Au-delà de ses grandes lignes transversales – à l’heure où la campagne présidentielle de 2017 est déjà lancée – faisons donc un bilan détaillé du positionnement français dans le monde arabe sur ces quatre dernières années.

Un équilibre difficile à trouver en Afrique du Nord

Les relations conflictuelles latentes entre l’Algérie et le Maroc à propos du Sahara occidental n’ont jamais facilité le travail de la diplomatie française dans cette région.

Dans un souci d’équilibre et malgré quelques incidents diplomatiques souvent indépendants du pouvoir politique, le gouvernement socialiste tenta à tout prix de maintenir des relations cordiales avec ces deux partenaires historiques. Il fut difficile de déceler dans la politique de François Hollande une volonté d’avantager l’un par rapport à l’autre. Il semble au contraire que tout fut mis en œuvre pour ne froisser personne et maintenir un Etat d’équilibre au sein de ce triangle diplomatique instable.

Concernant la Tunisie, de nombreuses voix plaidèrent pour l’établissement d’un plan Marshall suite à la chute de Ben Ali. Pourtant, c’est seulement en janvier 2016 que François Hollande annonça un soutien financier d’1 milliard d’euros pour aider Tunis à sortir de la crise économique et sécuritaire dans laquelle elle se trouvait. En effet, depuis le printemps arabe de 2011, les avancées démocratiques n’ont toujours pas été suivies du décollage économique tant attendu par la population. De plus, le pays est aujourd’hui la cible régulière des terroristes de Daech. D’aucuns, comme Hervé Morin, estiment que François Hollande a sous-estimé cette menace qui pourrait aujourd’hui faire imploser la seule transition démocratique des printemps arabes [4].

De même, la France n’a entrepris que peu d’initiatives pour essayer de rétablir un Etat de droit en Libye. C’est pourtant suite à l’intervention militaire franco-anglaise qui aboutit à la mort de Mouammar Kadhafi que ce pays s’effondra dans une guerre civile.

En Egypte, lors de l’été 2013, Laurent Fabius demanda la libération du président Mohamed Morsi qui venait d’être renversé et il condamna la répression contre les Frères musulmans. Pourtant la diplomatie française comprit qu’elle avait plus d’intérêt à supporter Abdel Fattah al-Sissi arrivé officiellement à la tête de l’Etat en mai 2014 qu’à défendre les Frères musulmans pourtant démocratiquement élus. Le maréchal fut perçu comme un allié de poids dans la lutte contre le terrorisme et l’expansion des mouvements islamistes radicaux.

Dans un contexte de désengagement des Etats-Unis, les diplomates du quai d’Orsay perçurent les opportunités que pouvaient apporter ce rapprochement. Grâce à l’aide saoudienne, l’Egypte devint ainsi un partenaire économique de premier ordre achetant à la France pas moins de 24 rafales, une frégate ainsi que les deux mistrals non vendus à la Russie.

Pourtant, l’affichage répété du président François Hollande auprès du maréchal al-Sissi pourrait mettre la France en porte-à-faux face au soulèvement possible d’une population subissant une dictature terrible. La realpolitik est affaire de finesse et tous ces critères ne doivent pas être sous-estimés dans l’entretien des relations bilatérales françaises.

Dans la poudrière du croissant fertile

Dès son arrivée au pouvoir, le gouvernement socialiste reprit à son compte le positionnement intransigeant du gouvernement précédent envers le régime syrien. Le quai d’Orsay coupa tout lien diplomatique avec la Syrie, mais ceci sans approfondir ses relations avec la Russie ou l’Iran, seuls pays qui auraient pu peser sur un départ éventuel de Bachar el-Assad.

Les raisons stratégiques de ce positionnement furent multiples : d’une part, isoler l’Iran en faisant tomber son principal allié dans la région, d’autre part, contenter des alliés sunnites dont la France s’était grandement rapprochée.

Dès le printemps 2013, la France fournit à l’Armée syrienne libre une aide matérielle discrète. Cette dernière était alors la principale opposition au pouvoir en place et fut perçue comme la digne représentante des mouvements démocratiques issus du printemps arabe.

Au fur et à mesure que le conflit avançait, la diplomatie française se durcit et commença à se positionner éthiquement. Les termes de « punition », de « responsabilité » ou de « morale » furent fréquemment employés. Paris mit alors en avant l’utilisation d’armes chimiques pour justifier la nécessité de frappes aériennes sur Damas. Pour David Revault d’Allonnes reprenant les termes de François Hollande, cette intervention militaire en Syrie devint au fil du temps « presque une question d’honneur pour la France, sa diplomatie et son armée » [5].

L’opération aurait dû avoir lieu entre le 30 août et le 2 septembre 2013. Elle avait été limitée au tir de 16 missiles Scalp dans la région de Damas et, contrairement à ses engagements de campagne, François Hollande avait décidé de ne pas consulter le Parlement afin de profiter de l’effet de surprise des frappes.

La décision d’Obama de ne pas intervenir aux côtés de la France fut prise seulement 30 à 40 minutes avant le décollage des avions français. François Hollande se retrouva du jour au lendemain complètement esseulé. Politiquement, la France ne pouvait plus se permettre d’intervenir unilatéralement en Syrie, mais il lui était également difficile de s’aligner sur Barack Obama sans paraître comme une puissance aux ordres de Washington. Ainsi, le quai d’Orsay n’eut pas d’autres choix que de maintenir un discours extrémiste pour se démarquer clairement de celui des Etats-Unis. Le gouvernement français estime que ce fut le tournant manqué de la guerre en Syrie qui permit à la fois le renforcement du régime et de Daech qui accueillit de nombreux rebelles déçus.

C’est finalement contre Daech, que le 19 septembre 2014, François Hollande lança une campagne aérienne « Chammal » au sein de la coalition arabo-occidentale. D’aucuns, comme Pascal Boniface, pensent que la pression de la société civile est la raison première de l’intervention française supplantant les intérêts stratégiques et économiques [6]. D’autres spécialistes estiment que cette opération est d’abord le signe de l’influence néo-conservatrice du quai d’Orsay.

La France décida donc d’intervenir militairement en Irak mais – contrairement aux Etats-Unis – refusa dans un premier temps de frapper la Syrie. La logique du ministère des Affaires étrangères était alors celle du « ni Daech, ni Assad ». Parallèlement à cette campagne aérienne, une aide matérielle et humaine fut dispensée aux Kurdes en tant que composante terrestre de la lutte contre l’organisation terroriste.

Un an plus tard, l’afflux de plus en plus important de migrants vers l’Europe et la progression territoriale de Daech en Syrie poussèrent finalement le président à intervenir dans ce pays. Afin de justifier cette nouvelle opération, Jean-Yves Le Drian invoqua la légitime défense mentionnée par l’article 51 de la Charte des Nations unies et le fait que des combattants étrangers étaient formés en Syrie pour venir frapper le territoire français.

Cette évolution fut un tournant majeur de la politique de François Hollande qui décréta dès lors que la lutte contre Daech devenait son objectif numéro un, devant la chute du régime alaouite. Paris fut contraint de délaisser sa position jusqu’au-boutiste envers Damas pour pouvoir agir efficacement contre l’organisation du calife autoproclamé Abou Bakr al-Baghdadi.

L’électrochoc du 13 novembre 2015 confirma cette évolution du positionnement français. Ce qui fut une politique d’endiguement de Daech devint une politique d’extermination : « Il ne s’agit donc pas de contenir, mais de détruire cette organisation » annonça ainsi François Hollande devant le Parlement réuni en Congrès le 16 novembre 2015 [7].

Pourtant, malgré cette rhétorique extrêmement agressive, la France ne mena une campagne aérienne qu’en demi-teinte, correspondant à moins de 10 % des frappes de la coalition. Cet interventionnisme sporadique et modéré pose question. Bruno Le Maire, soulignait juste après les attentats que « 10 mois [avaient été] perdus » et réclamait l’envoi de troupes au sol [8]. Selon le général Jean-Bernard Pinatel, les frappes françaises – n’étant pas en appui d’une attaque terrestre – ne furent que peu efficaces et auraient absolument nécessité une coordination avec les troupes syriennes ou les forces spéciales russes [9].

Plus qu’une nécessité stratégique, il semble que ces frappes contre Daech furent d’abord un impératif politique et moral.

Des liens étroits avec les monarchies sunnites de la péninsule arabique

Le rapprochement entre l’Arabie saoudite et la France s’intensifia dès août 2013 lorsque les Etats-Unis – malgré l’influence de Riyad – refusèrent de bombarder la Syrie suite à la découverte de l’utilisation d’armes chimiques par le régime de Bachar el-Assad. L’Arabie saoudite, perdant confiance envers son proche allié américain, trouva dans la position intransigeante de la France un appui de poids pour contester le renouveau iranien sur la scène internationale. Laurent Fabius se rendit pas moins de trois fois à Riyad et le 5 mai 2015, François Hollande fut le premier chef d’Etat occidental à participer à un sommet du Conseil de coopération du Golfe.

Ce rapprochement permit ainsi à Paris d’entrevoir de nouvelles opportunités commerciales. En contrepartie, depuis 2012, la politique élyséenne s’est toujours adaptée à celle de Riyad. La France soutint la coalition menée par l’Arabie saoudite au Yémen et ceci malgré les nombreuses atteintes au droit international humanitaire. Ce positionnement émana directement de l’Élysée qui aurait donné l’ordre à la Direction du renseignement militaire et à la Direction générale de la sécurité extérieure de soutenir à tout prix l’offensive de Riyad. François Hollande craignait un effondrement des institutions Etatiques et un renforcement des groupes djihadistes au Yémen. Ces derniers auraient pu potentiellement contrôler le détroit stratégique de Bab-el-Mandeb qui mène au canal de Suez.

Pourtant, l’Arabie saoudite est souvent montrée du doigt quant à l’essor de ces mêmes courants djihadistes. En effet, pour Riyad, le financement international d’un islamisme sunnite rigoureux – souvent décrit comme l’antichambre du djihadisme – fut toujours un moyen de contrer l’éternel rival iranien, première puissance chiite. De la même façon, le Qatar participa au financement d’Al-Qaïda au Maghreb islamique, du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest, du Front al-Nosra en Syrie ou des Frères musulmans en Egypte. Toutes ces organisations sont considérées, à différents degrés et selon les pays, comme des organisations terroristes.

Il fut ainsi souvent fait critique à François Hollande de vouloir combattre Daech tout en soutenant des monarchies du golfe perçues comme le symbole d’un salafisme prosélyte. Néanmoins, ces financements étrangers sont à relativiser, ils ne représentent aujourd’hui pas plus de 5 % des fonds de Daech et sont issus principalement de fortunes privées.

Brigitte Curmi, chercheuse au Centre d’analyse de prévention et de stratégie du ministère des Affaires étrangères, écrivit dans une note interne au ministère que la « vision rétrograde de l’islam [n’était] pas sans rapport avec l’explosion actuelle du terrorisme djihadiste » et que c’est justement pour cette raison qu’il fallait « saisir l’occasion de la menace de Daech pour entamer [avec l’Arabie Saoudite] un dialogue exigeant et discret sur la parenté entre wahhabisme et extrémisme »10.

La politique arabe de la France en creux

La politique arabe de la France ne se limite pas aux seuls pays de la Ligue arabe. En l’occurrence, l’étude des relations bilatérales de Paris avec ces trois pays que sont l’Iran, Israël et la Turquie est primordiale pour comprendre et avoir une vue d’ensemble de la politique française au Moyen-Orient.

Le livre blanc de 2013 parlait sans équivoque de « la menace de l’Iran » [11]. Ainsi, Laurent Fabius fut le représentant d’une ligne dure se battant à tout prix pour que l’ancienne Perse n’accède pas à l’arme nucléaire. Lors des négociations entre Téhéran et le P5+1, la diplomatie française se détacha clairement de Washington pour défendre un accord robuste ou le compromis n’avait que peu de place. Cette intransigeance, souvent perçue comme un excès de zèle, permit néanmoins de signer un accord bien plus sûr qu’il ne l’aurait été si la France s’était alignée sur Washington.

Ainsi, la politique arabe de François Hollande fut clairement déséquilibrée en faveur des puissances sunnites. L’Arabie saoudite – en tant que pays le plus riche de la région – et l’Egypte – en tant que nation la plus peuplée – furent considérés par le quai d’Orsay comme les acteurs primordiaux de cet espace. À l’inverse, la République iranienne chiite et perse ne fut pas perçue comme puissance stabilisatrice au sein d’un Moyen-Orient peuplé majoritairement de sunnites.

Cependant, une fois l’accord du 14 juillet 2015 sur le nucléaire iranien signé, Laurent Fabius se rendit rapidement en Iran le 29 du même mois pour relancer des relations diplomatiques et économiques sereines avec Téhéran. François Hollande invita ensuite Hassan Rohani pour une visite officielle à Paris dès janvier 2016. D’ailleurs, les relations diplomatiques ayant reprises sur de bonnes bases avec Téhéran, la France pourrait jouer un rôle d’intermédiaire primordial entre les monarchies sunnites et la république chiite.

L’Iran, pays de 77 millions d’habitants, reste une puissance régionale incontestable. Elle est également un marché énorme prêt à s’ouvrir aux investisseurs dont la France veut absolument faire partie. De plus, aujourd’hui, ce sont les gardiens de la révolution iranienne qui luttent sur le terrain contre Daech. Riyad n’a pour l’instant aucune volonté d’intervenir au sol en Irak et en Syrie alors que ses hommes sont déployés à la frontière yéménite. L’Arabie saoudite déploya 15 avions en Irak contre une centaine au Yémen. Les priorités saoudiennes sont claires : l’Iran est une menace plus importante que Daech et Riyad veut absolument prouver à son rival sa détermination.

Au centre de ce monde arabe en pleine ébullition, le conflit israélo-palestinien porte toujours une charge symbolique extrêmement élevée. Ainsi, toute politique arabe est en soi une politique israélienne en creux et inversement.

Fin 2012, lors du vote pour la reconnaissance de la Palestine comme Etat observateur à l’ONU, les intentions de la France restèrent floues pendant un long moment. Ce n’est qu’au dernier moment que François Hollande, tout juste arrivé à l’Élysée, décida de voter pour. Ce sentiment d’hésitation donna l’impression que le nouveau locataire de l’Élysée n’avait pas de positionnement clair et arrêté sur le conflit israélo-palestinien.

De même, l’orientation politique du gouvernement lors de la guerre de Gaza en 2014 fut pour le moins fluctuante. Le chef de l’Etat opta pour des propos résolument atlantistes en exprimant la solidarité de la France à Israël lors des premiers tirs de roquettes sur l’Etat hébreux. Pourtant, au fur et à mesure que le conflit avançait, le discours de Paris évolua vers une condamnation de plus en plus sévère des ripostes israéliennes.

Presque un an plus tard, les initiatives menées par Washington se trouvant dans l’impasse, Laurent Fabius essaya de relancer un nouveau cycle de négociations avec un nombre élargi de participants. Devant les réticences d’Israël et des Etats-Unis, il affirma même que, faute de bonne volonté de part et d’autre, la France se verrait dans l’obligation de reconnaître l’Etat palestinien. Cette déclaration faite en janvier 2016 est pourtant à relativiser. En effet, Laurent Fabius savait qu’il partirait bientôt du quai d’Orsay pour présider le Conseil constitutionnel et qu’il n’aurait pas à porter les conséquences de ces propos. Jean-Marc Ayrault, son successeur, annonça d’ailleurs rapidement que cette option n’était plus d’actualité.

La diplomatie française, de par tous ces positionnements, ne donna pas l’impression d’avoir une vision stratégique claire pour Israël et les Territoires palestiniens. D’ailleurs, le conflit israélo-palestinien sembla devenir secondaire par rapport à la menace que fit peser Daech sur l’ensemble de la région.

D’ailleurs, l’une des conséquences de l’essor du groupe terroriste fut également de replacer Ankara au centre de la scène géostratégique régionale. La Turquie, interface entre le Moyen-Orient et l’Europe, est une des puissances du pourtour méditerranéen. À ce titre, bien que sa population soit majoritairement d’origine turque et non arabe, elle pèse directement sur la politique arabe française.

Un des objectifs du gouvernement français fut donc d’apaiser les tensions avec la Turquie. Pourtant, en 2015, le déplacement de François Hollande à Erevan pour les cérémonies du centenaire du génocide arménien ne facilita pas les relations diplomatiques entre Ankara et Paris. Il en fut de même lorsqu’en janvier 2016 le président relança le processus pour la création d’une loi pénalisant la négation de ce génocide.

Parallèlement, la politique de Recep Tayyip Erdogan glissa de plus en plus vers l’autoritarisme et l’imprévisibilité. L’homme fort du pays, tour à tour Premier ministre et président, joua du statut de territoire de transit de la Turquie concernant les flux financiers, matériels et humains de Daech pour imposer ses choix politiques aux pays européens. Il put ainsi relancer les discussions sur le processus d’adhésion à l’Union européenne en contrepartie d’une aide dans la gestion des migrants en partance pour l’Europe.

La diplomatie française se retrouva coincée entre la volonté de ne pas trop s’afficher aux côtés d’un régime de plus en plus autoritaire et la nécessité de collaborer avec ce pays clés dans la lutte contre Daech.

L’influence de la politique arabe de la France sur la menace terroriste

Les liens entre la France et les pays arabes sous la mandature de François Hollande restèrent donc intenses et nombreux. De manière générale, si l’on fait exception de la Syrie, la France est encore un pays écouté et respecté par les chancelleries du monde arabe.

Pourtant, ces bonnes relations diplomatiques dénotent avec l’effondrement de l’image de la France au sein des populations de ces pays. Le discours de Dominique de Villepin au Conseil de sécurité de l’ONU en 2003 contre une intervention militaire en Irak fut rapidement oublié. Depuis, le statut de la France dans les sociétés arabes est passée de celui « d’avocat du monde musulman » à celui de « pays islamophobe » [12].

Cette évolution survint bien avant la présidence de François Hollande. Néanmoins, de nombreux facteurs, directement liés ou non à sa politique, continuèrent à alimenter ces critiques envers la France. Ce fut, pêle-mêle, les interventions militaires dans les pays arabes, le recul de l’Élysée sur la reconnaissance de la Palestine, les caricatures répétées du prophète ou la pénalisation du boycott des produits israéliens. Ces événements, bien que disparates, participèrent tous à ce ressentiment des populations civiles arabes envers la France.

Le pays des Lumières, de par ce qu’il représente dans l’imaginaire collectif universel était déjà une cible symbolique de choix pour les mouvements djihadistes. Mais tous ces événements vinrent encore se superposer au mythe de la France des droits de l’homme et facilitèrent ce discours djihadiste hostile à l’hexagone.

C’est justement sur ce point du terrorisme djihadiste que le bilan de François Hollande est peut-être le plus négatif. En effet, les différentes opérations militaires extérieures n’ont jamais été en mesure de stopper les attentats, que ce soit en Afrique du Nord, en Afrique subsaharienne, au Moyen-Orient ou en France. De plus, d’un point de vue national, un lien direct de cause à effet s’instaura insidieusement entre le terrorisme et la population française d’origine arabe. François Hollande fut incapable de restaurer un climat serein autour du sujet de l’identité nationale. Aujourd’hui, au sein de l’arène médiatique et politique, la question de l’islam de France semble être la seule pertinente dans la lutte contre le terrorisme. À l’inverse, les soubassements géopolitiques du terrorisme ont été évincés du débat public et ne semblent plus pouvoir apporter de solution au problème des attentats sur le territoire français.

Il est intéressant de noter ce glissement dans la perception du terrorisme par la société française, et plus particulièrement par sa classe politique. La lutte contre le terrorisme djihadiste fut en premier lieu surtout perçue comme une question de défense et de relation internationales. Pourtant, plus les attentats se multiplièrent et plus cette problématique se déplaça sur le terrain de la sécurité intérieure. Les solutions présentées par la classe politique furent de plus en plus orientées vers des réformes issues de la place Beauvau plutôt que du quai d’Orsay ou de l’hôtel de Brienne. Ce glissement n’est pas anodin. La sécurité à court terme de la population française dépend bien du ministre de l’Intérieur, mais l’éradication du terrorisme djihadiste est d’abord une question de politique étrangère nécessitant du temps. Il est impossible de lutter efficacement le terrorisme sur le territoire français en se focalisant uniquement sur des thématiques nationales. La violence islamiste est avant tout la conséquence des « séismes géopolitiques que représentent la période coloniale et l’ingérence des forces occidentales dans le monde musulman » [13].

En ce sens, il semble que la différenciation des multiples courants islamiques ne fut pas assez pris en considération par l’Etat français. C’est pourtant un facteur de premier ordre dans la lutte contre le terrorisme. Il est indispensable de distinguer les djihadistes à proprement dit, les courants salafistes ou l’islamisme modéré jouant le jeu de la démocratie et de la non-violence.

François Hollande soutint par exemple le parti islamiste modéré Ennhada en Tunisie, mais abandonna les Frères musulmans égyptiens. Il choisit ouvertement le camp du maréchal al-Sissi contre ces derniers pourtant démocratiquement élus. On peut dès lors se demander si ce choix ne fut pas le meilleur moyen d’augmenter le nombre de candidats au djihad en Egypte, alors même que la motivation première de François Hollande était de stabiliser la région contre la menace terroriste. De même, un appui plus prononcé au gouvernement islamiste modéré en Tunisie aurait pu être un message fort pour contrer la propagande djihadiste et le concept de guerre de civilisation.

De la même façon, il semble que le soutien nécessaire de Paris à certains pays arabes empêtrés dans des crises internes graves fut sous-estimé par François Hollande. Ce fut le cas en Tunisie, au Liban ou en Libye, trois pays en situation délicate où l’aide française diplomatique, financière ou technique ne fut pas à la hauteur des enjeux. Il apparaît pourtant évident que l’aggravation de ces multiples foyers de tension dans le monde arabe fait le jeu des groupes terroristes djihadistes.

Il est cependant difficile de critiquer vertement la politique arabe de François Hollande dans un contexte aussi trouble que celui des printemps arabes, de la guerre civile en Syrie et de l’essor de Daech. Dans un environnement aussi instable, il peut paraître difficile d’avoir une vision sur le long terme permettant une politique cohérente.

Néanmoins, comme le précise Didier Billion s’exprimant sur les discours de François Hollande lors des traditionnelles semaines des ambassadeurs, ceux-ci manquent « singulièrement de priorités et [constituent] en réalité plus une suite d’observations et de remarques générales sur l’Etat du monde qu’une véritable feuille de route pour les diplomates français » [14]. Or, la tenue d’une ligne claire et convaincante dans un cadre si instable que le monde arabe d’aujourd’hui est d’autant plus difficile que les choix politiques stratégiques n’ont pas été décidés en amont.

Dans moins d’un an, il est peu probable que le nouveau président ne suive une politique arabe plus lisible. Néanmoins, quel qu’il soit, sa priorité restera la lutte contre le terrorisme djihadiste. Cette dernière pourrait justement être l’occasion d’initier une vraie Politique de sécurité et de défense commune en Europe. Il sera également intéressant de voir si cette lutte contre le terrorisme deviendra un vecteur de collaboration ou une source de tension entre la France et les différents pays arabes.

[1] Dalle Ignace, « Les relations entre la France et le monde arabe », Confluences Méditerranée, 2016/1, n°96.
[2] Chagnollaud Jean-Paul, « Une politique à l’épreuve de ses contradictions », Confluences Méditerranée, 2016/1, n°96, p.9-12.
[3] Revault d’Allonnes David, op.cit., p.128.
[4] Morin Hervé, in La Tribune, « Hervé Morin : « Il faut un plan Marshall pour la Tunisie et le Maghreb ! » », le 11 juillet 2015.
[5] Hollande François, cité in Revault d’Allonnes David, Les guerres du Président, Seuil, Paris, 2015, p. 62.
[6] Boniface Pascal, Conférence d’IRIS Sup’, le 23 novembre 2015.
[7] Hollande François, Discours du président de la République devant le Parlement réuni en Congrès, le 16 novembre 2015.
[8] « Après les attentats à Paris, Sarkozy marque sa différence avec Hollande », in Les Échos, le 15 novembre 2015.
[9] Pinatel Jean-Bernard, in Atlantico, « Les bombardements français en Syrie obtiennent-ils des résultats autres que symboliques ? », le 21 novembre 2015.
[10] Curmi Brigitte, cité in Jauvert Vincent, op.cit., p.289.
[11] Ministère de la Défense, Livre blanc Défense et sécurité nationale – 2013.
[12] Boniface Pascal, « Comment et pourquoi l’image de la France s’est dégradée dans le monde musulman entre 2003 et maintenant ? », Conférence de l’IRIS, le 17 décembre 2015.
[13] Nabli Béligh, Géopolitique de la Méditerranée, Armand Colin, Paris, 2015, p.195.
[14] Billion Didier, « France – Turquie : entre tensions et normalisations… », Confluences Méditerranée, 2016/1, n°96, p.71-83.

« On nous impose une identité majoritaire, blanche et chrétienne »

Tue, 22/11/2016 - 15:04

Depuis quelques mois, et surtout depuis les attentats de 2015, on n’a que le mot « République » à la bouche. Que révèle, selon vous, cette obsession de la République ?

Cela révèle l’absence de réponse aux problèmes actuels. Plutôt que de se lancer dans des discours complexes, les politiques optent pour une réponse a priori facile et consensuelle. Dès lors, le discours « républicain » tente de combler un double déficit en termes d’offre et de résultats politiques.

Tout le monde est républicain mais il existe des visions conflictuelles de la République et de la Nation…

La notion de « République » revêt divers sens : elle renvoie à la fois à la chose publique (Res publica) et à l’Etat, à une forme de gouvernement (opposée à la monarchie) et à un système de valeurs. Le débat actuel porte essentiellement sur sa dimension axiologique : les responsables politiques invoquent les valeurs républicaines comme si elles allaient de soi. Or la crise actuelle est une crise de valeurs communes. Il suffit d’interroger la devise de la République.
•Quel est le sens de « la liberté » au moment l’état d’urgence devient un « état normal » ?
•Que signifie « l’égalité » dans une société d’inégalités sociales et territoriales ?
•Que signifie « la fraternité » dans une société où l’individualisme prime et dans laquelle la solidarité avec les réfugiés se manifeste a minima.
•Que signifie la « laïcité », lorsque ce principe fondamental défini par la Loi libérale de 1905 est détourné de son sens profond pour être instrumentalisé ?

D’un côté, on aurait cet idéal républicain comme projet porté par la devise « liberté/égalité/fraternité », de l’autre certains ne se considèrent comme membres de la République alors qu’ils sont français. Est-ce un problème de transmission de ces valeurs, notamment à l’école ?

L’école française, » institution reine » de la République est devenue une machine d’ « autoreproduction sociale », une machine à creuser les inégalités (voir les rapports successifs de l’OCDE). Soit exactement le contraire de sa vocation première dans l’idéal républicain.

Le cœur de la défiance se situe dans cette promesse de mobilité sociale de moins en moins tenue. Difficile, dans ces conditions, de croire encore dans la méritocratie républicaine. Surtout que dans une société, qui une fois sortie de l’école, l’héritage (ou le capital économique, social et culturel) continue de primer sur le travail.

Vous pointez une autre question : les enjeux de la vie de la cité sont appréhendés sous l’angle de l’identité. En quoi est-ce un problème ?

Dans le monde politique comme médiatique, on souligne les identités des uns et des autres. D’une part, il s’agit d’une grille de lecture anti-républicaine puisque la République ne reconnaît pas les origines. D’autre part, cette vison tend à se substituer à une grille de lecture sociale, par classes sociales.

On assiste à une « identitarisation » de la société française qui renvoie à une vision communautariste de la société que l’on est censé combattre. Ce discours est porté par des intellectuels et éditorialistes comme Alain Finkelkraut ou Elisabeth Lévy mais aussi par nombre de responsables politiques, nationaux et locaux, de droite comme de gauche.

Une dérive que l’on constate y compris de la part des agents de l’Etat comme l’atteste la dernière « alerte enlèvement » lancée dans la soirée du mardi 18 octobre, dans laquelle le ravisseur présumé (le père d’un bébé recherché) a été décrit – avant que la formulation ne soit rectifiée par les services du ministère de la Justice – comme un individu de «race noire».

Durant l’été dernier, dans l’affaire de la « rixe de Sisco », le procureur de la République de Bastia a présenté les protagonistes comme étant d’un côté des « villageois » et de l’autre une « famille maghrébine ».

Comment la République qui se voulait porteuse des idées de progrès ou d’émancipation est devenue identitaire ?

Cette dérive identitaire n’est pas propre à la droite ou à l’extrême droite. Une partie de la gauche adopte cette grille de lecture identitaire, à travers la « laïcité de combat ». La Laïcité est un principe juridique de séparation de l’Etat et des religions (nul ne doit s’immiscer dans les affaires de l’autre), qui garanti notamment la neutralité religieuse de l’Etat (c’est-à-dire de ses agents) et la liberté de conscience (croire ou ne pas croire). Cette conception a été consacrée par la grande loi de 1905.

Or, on constate à gauche l’affirmation et le développement d’une conception plus intrusive de la laïcité : la neutralité religieuse devrait également s’imposer aux individus dans l’espace public. Un discours qui rejoint, in fine, une construction discursive née à l’extrême droite et qui fait de l’arabo-musulman (même citoyen Français) un ennemi intime de la France, et aujourd’hui celui de la République laïque.

La question de l’identité ne doit donc pas être posée ?

La question de l’identité de doit pas être tabou dès qu’il s’agit de définir les valeurs communes d’une nation.
Mais, aujourd’hui, le débat n’a rien de constructif puisqu’il revient à imposer une identité majoritaire, blanche et chrétienne pour aller vite, à l’ensemble des Français.

C’est la « tyrannie de la majorité » pour paraphraser Alexis de Tocqueville. La République est « une et indivisible », mais la société française est multiculturelle, il n’y a pas forcément de contradiction dès lors que l’on accepte l’idée de citoyens aux identités multiples mais qui s’identifient tous à des valeurs et lois communes.

Les vagues d’immigration ont changé le visage de la France mais il semble difficile de reconnaître cette société multiculturelle.

On est dans une situation de déni de la société multiculturelle. Le phénomène est aujourd’hui décrié alors que, dans les années 80, on le valorisait.

On confond la reconnaissance d’un phénomène social avec la doctrine multiculturaliste qui n’est pas dans notre tradition républicaine.

Pour moi, la cause de ce déni tient au refoulé colonial. L’affaire du burkini montre très bien qu’en France, pour un certain nombre de personnes, il faut se vêtir dans l’espace public suivant des normes sociales non définies par la loi de la république, mais par une vision déformée de l’ordre public et de la laïcité. Il a fallu attendre la décision du Conseil d’Etat pour que l’Etat de droit soit rétabli; mais la bataille idéologique, elle, continue…

Comment articuler une société de plus en plus multiculturelle et une République « une et indivisible » qui ne reconnaît pas d’appartenance particulière ?

Tout d’abord, en étant honnête historiquement. C’est une offense à l’histoire nationale de vouloir la résumer à « nos ancêtres les Gaulois ». Notre histoire nationale est plus riche et complexe. De même que l’histoire de la République. Elle est l’héritière des Lumières et de la révolution de 1789. Mais elle a aussi développé un discours racialiste et colonialiste. ce n’est dans l’intérêt de personne de taire cet héritage complexe.

Lorsque François Hollande place son quinquennat sous les hospices de Jules Ferry, il revendique l’héritage du bâtisseur de l’école publique mais il semble ignorer que Jules Ferry est aussi celui qui a prôné la colonisation et la mission civilisatrice de la France au nom des valeurs de la République.

Ensuite, comme je l’ai déjà dit, il faut donner du sens au valeurs de la République. C’est un projet à réaliser, non un acquis.

« Sauver l’Europe » – 3 questions à Hubert Védrine

Fri, 18/11/2016 - 11:08

Dans son ouvrage « Sauver l’Europe : le plan Védrine », paru aux éditions Liana Lévi, Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002, explicite les ressorts de la crise de confiance dans l’Union européenne (UE) et développe des propositions pour la surmonter.

Faut-il « plus d’Europe » pour répondre à l’actuelle crise ?

Au contraire ! Ou, en tout cas, pas avant d’avoir convaincu les peuples, et parmi eux les sceptiques, les déçus, les allergiques (les vrais anti-européens ne changeront pas) du caractère bénéfique de soutenir un projet européen repensé. Nous n’y arriverons que si les élites européistes, si longtemps arrogantes et méprisantes, font une « pause » pour prendre le temps de les écouter, admettent que les peuples ont le droit de vouloir préserver leurs identités, de conserver une certaine souveraineté, d’avoir une meilleure sécurité, et que c’est parce qu’il n’y a pas eu de réponse raisonnable à ces demandes, notamment de la part de la gauche, qu’ils se tournent vers les extrêmes. Si l’Europe cesse de « réglementer à outrance » (Junker), de se mêler de tout et de rien, qu’une nette subsidiarité lui est imposée, alors là, oui, plus d’Europe dans certains domaines (et d’abord un Schengen viable et efficace) redeviendra justifié.

La souveraineté est sous le feu des critiques. N’est-ce pas paradoxal d’un point de vue démocratique ?

C’est le « souverainisme » plus que la souveraineté qui est présenté comme une honte et un repoussoir et c’est en effet injustifié : pour les gens normaux, la conquête par les peuples d’une certaine souveraineté sur leur propre destin a été une immense avancée démocratique. Le désir de garder une certaine souveraineté, même exercée en commun par les Européens, est légitime. Même si le « souverainisme » prend parfois des formes extrêmes et absurdes, une condamnation dégoutée n’est pas la bonne réponse…J’espère que l’on commence à comprendre, après plusieurs résultats électoraux-chocs, jusqu’où peuvent aller des peuples furieux.

Vous distinguez les anti-européens des « eurosceptiques » que vous requalifiez de « dubitatifs ». Pouvez-vous développer ?

Les médias, surtout ceux qui travaillent au contact de la Commission de Bruxelles, appellent en bloc « eurosceptiques », sur un ton réprobateur, tous ceux qui ne sont pas des européistes convaincus ou des partisans inconditionnels de la méthode communautaire. C’est un amalgame contestable.

En réalité, il faut distinguer les vrais « anti » (anti euro, anti UE) des autres : le Front national et l’extrême gauche sont anti-européens, pas eurosceptiques. Il ne faut pas les confondre avec les simples sceptiques, les déçus (on avait promis une Europe sociale, elle n’est pas là), les allergiques à la réglementation « à outrance ». À mon avis, tous, à part les vrais antieuropéens idéologiques, peuvent être convaincus de soutenir à nouveau le projet européen s’il est reconcentré sur l’essentiel (subsidiarité, que l’UE cesse de se mêler de tout). D’où le « plan » que je développe dans mon livre. Pause pour écouter les peuples, conférence refondatrice et de subsidiarité, referendum de re-légitimation. Le « système » européen doit se réformer, ou être réformé.

Y-a-t-il un conseiller pour sauver le président Trump ?

Thu, 17/11/2016 - 18:17

Dirigeants et experts, encore sonnés par la victoire de Donald Trump aux élections présidentielles américaines, tentent de se rassurer comme ils peuvent : on ne change pas du jour au lendemain de politique étrangère ! Il n’agira pas seul et le pragmatisme de son entourage devrait finir par l’emporter.

Qui prendra en charge le département d’État ? On parle de Newt Gingrich ou John Bolton. Ça promet ! Ces derniers feraient passer Dick Cheney ou Donald Rumsfeld pour des multilatéralistes adorateurs de l’ONU. Si ce type de nomination est confirmé, il y aurait un écart béant entre l’interventionnisme agressif qu’ils représentent et la volonté de se désengager des affaires mondiales prônée par Trump. Bref, on est dans le brouillard le plus complet.

Dans une interview accordée au journal Le Monde, datée du 16 novembre 2016, le général Michael Flynn ne vient pas le dissiper. Bien au contraire. Présenté comme l’un des principaux conseillers de politique étrangère du candidat Trump, on s’inquiète à l’idée de le voir prendre des responsabilités. Il a dirigé le renseignement militaire de 2012 à 2014 et est cité comme pouvant occuper le poste de Secrétaire à la Défense, Conseiller pour la sécurité nationale ou directeur de la Central intelligence agency. Il y a de quoi être inquiet. Sans s’embarrasser de fioritures, il déclare : « Nous avons un problème majeur que personne ne reconnaîtra à cause du politiquement correct : c’est l’islam. Cette religion est un problème. Je ne parle pas du monde musulman mais de l’islam. Le monde arabe doit venir à bout de l’idéologie politique qu’il appelle islam. » Question : « Vous voulez dire l’islamisme ? » Réponse : « Oui. Islamisme. Étudiez Mahomet ! On comprend comment tout cela a commencé. Au cours de ce siècle il faudra en sortir. Ça prendra du temps, des décennies peut-être. Autrement, on aura des conflits perpétuels. »

Belle confusion entre islam, islamisme, musulman, djihadisme. Car si on comprend bien le général Flynn, tant que le monde musulman croira en Mahomet, il y aura des problèmes. Il faut attendre qu’il le renie pour que la paix survienne. Ce n’est pas pour tout de suite ! À partir du moment où le monde musulman ne croira plus à l’islam, tout ira bien. On est abasourdi ! Et cela est dit très tranquillement par quelqu’un qui a exercé de lourdes responsabilités et qui s’apprête à en prendre de plus importantes encore. Dans la même veine, on ne comprend pas très bien ce qu’il préconise pour la Syrie. Tout en reprochant à Barack Obama de ne pas être intervenu en Syrie, après que la « ligne rouge » d’utilisation des armes chimiques fut franchie par Bachar Al-Assad, il reconnaît que les interventions en Afghanistan, Irak et Libye sont un désastre. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il faille renoncer à renverser les dictateurs brutaux qui martyrisent leur population ou des groupes comme l’État islamique. Pour dire après qu’il est possible de jouer la carte de régime stable même s’ils sont dictatoriaux. On nage en eaux troubles.

À ce stade, ce n’est plus un programme géopolitique, c’est la course du lièvre à travers les champs, des zigzags ultra rapides. Au secours ! Leslie Nielsen, reviens ! Ils sont devenus fous !

La prudence reste de mise dans la course à l’organisation des Jeux 2024

Thu, 17/11/2016 - 11:25

Alors que les sondages désignaient quasi unanimement Hillary Clinton comme la nouvelle chef de l’État et première Présidente américaine, Donald Trump s’est finalement imposé, à la faveur de précieuses victoires dans les Swing States. Evènement national au retentissement international, cette élection aura-t-elle des conséquences sur une autre campagne, celle de la désignation de la ville hôte pour les Jeux olympiques d’été en 2024 ?

Après le retrait officiel de la candidature de Rome, suite à la promesse électorale de sa maire Cinq Etoiles, Viriginia Raggi, l’élection du candidat républicain apporte un rebondissement supplémentaire à la course pour l’organisation des Jeux de 2024. Faut-il pour autant considérer que cette élection met hors de course Los Angeles ? Rien n’est moins sûr.

Espérer que les sorties du nouveau président américain sur les femmes, les musulmans, les Mexicains le discréditerait et disqualifierait par conséquent Los Angeles 2024 reviendrait à oublier les leçons de la défaite d’Hillary Clinton. S’il est évident que le maire démocrate de Los Angeles, Eric Gancetti, voit d’un très mauvais œil l’élection de Donald Trump, et que la candidature californienne pouvait espérer un succès d’Hillary Clinton, force est de constater que le projet de Los Angeles est extrêmement ambitieux, bénéficie a priori d’un large soutien populaire (88% des personnes interrogées en février 2016[1]) – même si les sondages sont évidemment à relativiser –, peut s’appuyer sur des alliés commerciaux de choix[2].

Or, ce sont précisément ces arguments-là qui comptent aux yeux du CIO. N’oublions pas que le CIO vote pour un projet, une ambition et non pour un Président. Les récentes désignations (Pékin 2008, Sotchi 2014, Pékin 2022) tendent à prouver le peu d’attention que l’organe olympique peut accorder aux situations politiques des pays candidats. En outre, le comité Los Angeles 2024 a réaffirmé que la candidature se poursuivrait quel que soit le résultat des urnes. Donc acte. La prestation du comité de candidature de Los Angeles cette semaine à Doha, devant l’Association des Comités nationaux olympiques (ANOC) tend à illustrer parfaitement la solidité du projet américain, avec ou sans l’intervention de son futur Président.

Toutefois, l’absence de ligne directrice dans la politique intérieure comme internationale de Donald Trump pourra toutefois poser quelques problèmes au CIO, qui recherche plutôt des gages de sécurité. L’imprévisibilité qu’il considère comme sa carte maîtresse dans les prochains mois est pourtant exécrée par l’organe olympique, qui cherche au contraire à retrouver calme et stabilité en cette période de trouble pour la gouvernance mondiale du sport.

En conséquence, ne poussons pas de « cocoricos » trop hâtifs en considérant l’élection comme jouée d’avance. Comme toujours, le souvenir des précédentes candidatures doit nous rappeler que la campagne dure jusqu’au dernier vote et que rien n’est jamais acquis.

Paris, si elle veut l’emporter, doit continuer sur sa trajectoire ascendante, sans se préoccuper des rebondissements politiques environnants, y compris dans son propre pays, surtout compte tenu des échéances électorales prochaines. C’est donc peut-être ici que doit s’exprimer l’apolitisme du sport.

 

[1] « Los Angeles Olympic bid receives wide public support in new poll », Los Angeles Times, 23 février 2016, http://www.latimes.com/sports/olympics/la-sp-la-2024-olympic-bid-public-support-poll-20160223-story.html
[2] Citons Edison International, Walt Disney Company, Snapchat

Pages