Christian Lequesne est professeur de science politique à Sciences Po Paris. Directeur du Centre de recherches internationales (CERI) de 2009 à 2014, il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage : « Ethnographie du Quai d’Orsay : les pratiques des diplomates français », aux éditions CNRS.
Est-il facile de s’immerger au sein du Quai d’Orsay ou la maison résiste-t-elle aux « intrusions extérieures » ?
Non, ce n’est pas facile, comme pour toutes les administrations diplomatiques du monde. La diplomatie est un monde discret qui entretient la prudence sur la communication de ses activités. Les diplomates craignent la fuite, la gaffe et le scandale. Personnellement, j’ai bénéficié de vraies facilités. Le ministre de l’époque, Laurent Fabius, m’a autorisé à suivre des réunions à l’administration centrale et en ambassade. J’ai donc été témoin de moments au cours desquels la diplomatie française s’effectuait concrètement. Dans mon parcours de chercheur, ce fut évidemment un moment très privilégié car vous voyez les lieux, les attitudes, la nature des échanges et vous pouvez en interpréter le sens social. Si j’ai pu le faire, c’est parce que je n’étais pas un inconnu du ministère. Mes publications, mes expériences passées dans des emplois culturels m’ont assuré une certaine « réputation ». Or, le monde de la diplomatie française y est très sensible. Si celle-ci n’est pas mauvaise (selon ses critères), il est prêt à vous faire confiance. C’est un monde qui fonctionne beaucoup à la confiance. Je l’avais d’ailleurs déjà remarqué lorsque j’occupais des postes culturels. Je pense que si j’avais été un chercheur américain souhaitant effectuer le même travail au sein du Département d’Etat, j’aurais dû me soumettre à davantage de procédures formelles, comme des demandes d’habilitation. Une chose m’a cependant manqué en tant que chercheur : l’accès à certains documents. Mais il y a des limites dans ce que vous pouvez demander et, si voulez travailler convenablement dans un monde régi par la discrétion, vous ne devez pas vous montrer maximaliste. J’ai senti très fortement que, dans la culture du Quai d’Orsay, dire des choses au chercheur ou lui permettre d’entendre est une chose ; lui communiquer de l’écrit en est une autre.
Les diplomates fabriquent-ils la politique étrangère de la France ?
Ils ne sont pas les seuls acteurs à « fabriquer » la politique étrangère. Ils contribuent à un processus à acteurs multiples. Mais les diplomates savent que la décision finale est rarement de leur ressort mais de celui des responsables politiques. De même, ils sont conscients que tous les autres ministères sont engagés dans la fabrication de la politique étrangère, comme les organisations internationales et les acteurs non gouvernementaux tels les ONG. Je pense qu’en 2017, leur réalisme les amène à ne plus prétendre vouloir incarner seuls la fabrication de la politique étrangère. La question qui revient souvent est celle de la valeur ajoutée du diplomate au sein de ce processus complexe. Une des réponses qui est fréquemment donnée est la maîtrise de la négociation qui serait un métier particulier. Il n’est jamais facile de mesurer le rôle que joue tel individu, tel service dans une décision de politique étrangère. Les reconstructions ex post des processus sont souvent trop rationnelles. L’une des difficultés du travail de recherche est que ce que l’on appelle finalement la décision est une addition de micro-décisions difficiles à retracer. Les diplomates ne savent pas toujours s’ils ont été utiles, s’ils ont pesé ou non. Parfois, ils en souffrent même. Il est clair que certains sont mieux placés pour interagir avec le politique que d’autres. Ce sont les diplomates qui travaillent au cabinet du ministre ou, mieux encore, à la cellule diplomatique de l’Élysée. Il y a souvent une prime à la carrière dans ces métiers, que je qualifierai de « politico-administratifs ». En même temps, il faut parfois entrer dans des logiques de fidélité à un camp politique ou à un président. Certains aiment l’idée de faire partie d’une écurie, d’autres pas du tout.
Vous distinguez la carte mentale de l’indépendance et du rang de celle de l’occidentalisme. Que recouvrent ces catégories ? Laquelle pèse le plus aujourd’hui ?
J’avais conscience en écrivant ce livre qu’il s’agirait de la partie qui prêterait le plus à controverse. Si j’ai pris le risque, c’est pour deux raisons.
D’abord, je suis très peu convaincu par les approches de politique étrangère qui ne prennent en compte que les intérêts. Ça ne tient pas la route une minute. Bien sûr qu’il y a chez tout acteur de politique étrangère une logique rationnelle qui vise à résoudre des problèmes. Mais il y a une deuxième dimension, qui se combine toujours à la première, qui est le système de croyance, une certaine représentation normative de ce que doit être une politique étrangère de la France légitime. C’est ce que j’appelle dans ce livre les cartes mentales, que j’assimile (et là c’est un risque scientifique) à des croyances collectives construites à partir de l’éducation et de la perception du débat politique. En menant mes entretiens parallèlement à mon observation directe, j’ai été frappé par une sorte de clivage entre ceux qui continuaient à avoir une carte mentale appelant à une forte indépendance de la France dans le camp occidental, à une démarcation des États-Unis (je les ai nommés les tenants de la carte mentale de l’indépendance et du rang) et ceux qui, au contraire, considéraient que la politique étrangère de la France devait s’inscrire dans la conception d’une puissance occidentale normale. Pour ces derniers, la solidarité transatlantique compte beaucoup, le respect des alliances (en particulier l’OTAN) également. J’y ajouterai la croyance dans un agenda normatif occidental fait de valeurs partagées (en particulier la défense de la démocratie libérale) et l’idée qu’il ne faut pas hésiter parfois à recourir à la force militaire pour le défendre (il y a là une proximité avec la pensée néoconservatrice). Mon sentiment est que les tenants de cette deuxième carte mentale ont gagné en pouvoir au sein du ministère depuis la présidence Sarkozy, confirmé sous Hollande. Très souvent, ils appartiennent à la filière des spécialistes de sécurité et de défense et sont agacés par le vieux paradigme gaulliste (que Mitterrand avait repris à son compte) selon lequel il faut d’abord penser différemment des États-Unis. Il serait faux de dire pour autant que la carte mentale de l’indépendance et du rang a totalement disparu, mais elle est plutôt représentée dans les générations plus anciennes. Le ‘club des vingt’, constitué autour d’anciens ministres comme Dumas et de Charrette, et de l’ancien secrétaire général du Quai d’Orsay Gutmann, incarne la résistance des « anciens », défenseurs de la carte mentale de l’indépendance et du rang, face à la montée en puissance de la carte mentale occidentaliste. La résistance ne vise d’ailleurs pas seulement leurs collègues du Quai d’Orsay mais aussi le monde politique et intellectuel qui a été séduit par la carte mentale occidentaliste depuis la fin de la guerre froide.
Cependant, une carte mentale n’explique pas tout dans la décision de politique étrangère. Je le répète : il y a toujours une autre composante qui est la rationalité liée à la résolution du problème. Jacques Chirac, par exemple, fut certainement le dernier président français à incarner la carte mentale de l’indépendance et du rang. Cela ne l’a jamais empêché de prendre des décisions proches de celles des États Unis quand sa rationalité le lui dictait. Il faut considérer que rationalité et carte mentale sont un processus de transaction. Les deux aspects comptent et on ne doit en ignorer aucun.
Donald Trump a réalisé, le 11 janvier, sa première conférence de presse. Que retenir de son intervention à dix jours de son investiture officielle ?
Cette première conférence de presse ne nous a rien appris sur la manière dont Donald Trump abordera les dossiers.
Il a orchestré une mise en scène intéressante pour les observateurs. Il reçoit chez lui, dans la Trump Tower, ce qui est une manière de dire à ses interlocuteurs que c’est à eux de s’adapter à lui, et non l’inverse. De plus, il prend place derrière le pupitre en compagnie de son avocate qui reste à proximité au cas où une question le mettrait en difficulté. Au premier plan, plusieurs piles de faux dossiers ont été placées sur son bureau, afin de donner l’impression que Donald Trump s’empare des sujets de l’agenda avec sérieux.
Lors de son intervention, Donald Trump semble sur la défensive. Ses propos sont agressifs, parfois à la limite de l’insulte. Bref, il fait du Trump. C’est lui qui mène les discussions, choisit les sujets qu’il souhaite aborder. Il critique les médias, refuse de donner la parole à un journaliste de CNN et qualifie les journalistes de cette chaîne, ainsi que les rédacteurs de Buzzfeed, de menteurs.
Pour ce qui est du contenu de son intervention, Donald Trump a évité les sujets qui fâchent, notamment les questions éthiques. On n’apprendra rien, ou pas grand-chose, des potentiels conflits d’intérêts qui le menacent alors que Donald Trump confie son entreprise à ses fils. Rien sur l’origine de ses futures rémunérations puisqu’il renonce à toucher son salaire de président. Rien non plus sur son gendre, nommé conseiller alors qu’il est encore lié au business Trump.
En ce qui concerne ses promesses de campagne, Donald Trump reste dans l’ellipse et l’incantatoire. Le futur président évoque l’Obamacare, dit vouloir rapidement le remplacer, ce qui est impossible dans les prochains mois, et ce, alors que même les Républicains les plus farouchement opposés à la réforme de santé d’Obama estiment que son démantèlement prendra plusieurs années.
Quant au mur le long de la frontière mexicaine, Donald Trump, reste vague, tout en continuant à dire que les Mexicains le rembourseront. Comment ? En guise de réponse, il se contente d’affirmer qu’ils ne payeront sans doute pas mais qu’ils rembourseront « d’une manière ou d’une autre ».
Les journalistes présents à la conférence de presse ont interrogé Donald Trump sur les soupçons, selon lesquels, la Russie détiendrait des informations compromettantes à son sujet. Donald Trump a répondu en fustigeant les services de renseignements et les médias. Ces affaires risquent-elles de peser sur le début de mandat du futur président des Etats-Unis et d’influencer ses décisions tout comme les relations de la Maison blanche avec les services de renseignements ?
Je pense qu’il faut prendre les informations compromettantes sur Donald Trump avec beaucoup de précautions. Leur véracité est encore loin d’être prouvée. Il se pourrait qu’elles soient fausses et que l’un des nombreux ennemis que compte Donald Trump ait tenté de lui nuire. Mais le problème de ces rumeurs, c’est qu’elles sont crédibles ! Elles collent tout à fait à la réputation du personnage. Quand bien même ces révélations seraient vraies, ont-elles une importance ? Pas sûr. Du moins, pas toutes. Je ne pense pas que des révélations de comportements moralement condamnables ou scabreux comme une sextape puissent venir remettre en question sa place de président. Elle le conforterait plutôt dans son personnage qu’il campe depuis des années. Sur ce sujet, il a déjà une mauvaise réputation. Par le passé, il a été accusé d’agressions sexuelles. Selon moi, les seules révélations qui l’empêcheraient éventuellement d’exercer son mandat seraient des révélations à partir desquelles Donald Trump pourrait-être poursuivi en justice.
Dans tous les cas, les critiques proférées par Donald Trump à l’encontre des services secrets, notamment le fait qu’il estime qu’il ne peut pas leur faire confiance sont de nature à inquiéter et constituent un problème de sécurité pour les Américains et leurs alliés.
La veille de la conférence de presse du futur président, c’était au futur ex-président, de faire son discours d’adieu à Chicago. Quel message Barack Obama a-t-il voulu adresser aux Américains ? Quel est son héritage ?
On s’attendait à un discours fondé sur l’unité, l’optimisme, l’espoir. Cela a été le cas. Mais Barack Obama a également surpris en exprimant des mises en garde à l’égard de Donald Trump. Dans son discours, le futur ex-président américain exhorte ses citoyens à ne pas baisser les bras et à rester mobilisés (notamment en vue des prochaines élections). Il incite les Américains à défendre les valeurs démocratiques et la lutte contre le racisme. Il demande également aux Américains de ne pas céder aux théories du complot et à la mode des fake news. Je pense que Barack Obama a été l’auteur d’un discours plus fort et engagé qu’il ne l’aurait été si son successeur provenait du camp démocrate ou si un autre candidat républicain l’avait emporté. Il craint aussi sans doute de voir son successeur remettre en question son héritage.
Barack Obama laissera l’image d’un président au style élégant constamment à la recherche du compromis. Il aura cultivé une culture de l’entente avec ses adversaires politiques, et rarement essayé d’imposer une décision par la force. Il aura privilégié les décisions bi-partisanes, même si cela n’a pas été, loin s’en faut, toujours facile. C’est avant tout un juriste, ce qui lui a d’ailleurs valu quelques critiques – Sarah Palin le surnommait ainsi le « professeur de droit ».
Sur le fond, le bilan de Barack Obama est mitigé. Bien qu’elle mérite des améliorations (sur la question du montant des primes, par exemple), on peut tout d’abord considérer sa réforme de santé, l’Obamacare, comme une réussite. Sur le plan économique, Barack Obama aura été le président de la reprise, après la crise de 2008. Une reprise marquée par une croissance à 2% et le quasi-plein-emploi (5% de chômeurs). Cette relance s’est cependant réalisée au prix d’une précarisation des emplois et d’une augmentation des inégalités. Sur ce point Barack Obama, faute de majorité notamment, a échoué à augmenter les impôts des plus aisés, abaissés sous l’ère George W. Bush, ce qui aurait éventuellement permis une meilleure redistribution des richesses. Dans son discours, Barack Obama a exprimé ses regrets sur ce sujet.
Son bilan est également mitigé en politique étrangère. Parmi ses réussites, l’accord sur le nucléaire iranien et l’ouverture des relations diplomatiques et commerciales avec Cuba. Le dossier syrien, la dégradation des relations américano-russes, ainsi que la non-résolution du conflit israélo-palestinien resteront ses échecs les plus marquants à l’international.
Enfin, la signature de l’accord sur le climat, les progrès effectués en faveur des droits de femmes et des homosexuels sont à mettre à son crédit. De manière générale, la déception de certains s’explique par le fait que les espoirs placés en Barack Obama étaient élevés.
Avec Donald Trump, c’est un style radicalement différent de faire de la politique qui s’impose, et un rapport à la démocratie qui ne manquera pas de susciter des questionnements.
Dans une allocution de près d’une heure devant le corps diplomatique, M. Hollande est revenu ce jour sur son action diplomatique. Le point avec Pascal Boniface, directeur de l’IRIS.
Die aktuellen Hintergründe: Politischer Bericht aus den Vereinigten Staaten von Amerika Nr. 1 /2017 – 5. Januar 2017
It is with sorrow that we have been informed about the death of journalist Efstathios Efstathiadis. Known as ‘Rector of diplomatic coverage’ he acted for years as member of ELIAMEP Board of Directors and member of the Board of Trustees. His friendship and support was an honour for our Foundation while his contribution was valuable.
Est-il possible que le nouveau président ne termine pas son mandat, voire ne soit pas intronisé le 20 janvier prochain ?
En réalité, personne n’en sait rien. C’est la première fois qu’un président américain pâtit d’une telle absence de transparence, tant en termes d’éventuels conflits d’intérêts qu’en raison de son manque d’expérience de la vie politique. En outre, Trump ne peut pas s’empêcher d’être imprévisible, il cultive même cette imprévisibilité ! Ce comportement accroît les incertitudes, les doutes et les inquiétudes. Toutefois, sauf preuves incontestables, il serait fort surprenant que Trump n’aille pas jusqu’au bout de son mandat. Et plus encore qu’il ne soit pas intronisé. Il y a de multiples forces politiques et institutionnelles aux Etats-Unis qui veulent respecter le système électoral. Or, personne ne conteste la conformité et la légitimité du processus électoral qui a débouché sur son élection.
L’existence éventuelle d’une sex-tape ou les soupçons de liens entretenus entre Trump et la Russie ne suffiraient pas à déclencher une procédure de destitution ?
Encore une fois, tout cela n’est pas démontré. Une procédure de destitution ou « d’impeachment » est quelque chose de très sérieux qui, institutionnellement, ne peut être mené à la légère. Et seul le Congrès — la Chambre des représentants pour l’instruction, et le Sénat pour le jugement final — a le pouvoir de destituer un président des Etats-Unis. Et il ne peut le faire que dans trois cas très précis : la trahison, la corruption et des crimes et des délits graves. L’affaire de l’éventuelle sex-tape n’entre pas dans ces catégories. Les conflits d’intérêts qu’il pourrait y avoir entre les entreprises de Trump et, par exemple, des puissances étrangères ne sont pas prouvés. Et toute preuve sera très compliquée à apporter tant le groupe Trump, qui n’est pas coté en Bourse, reste opaque.
Et l’enquête diligentée par Barack Obama sur le rôle éventuel de Moscou dans le piratage des mails du Parti démocrate et son influence sur l’élection ?
Même si la preuve d’un tel piratage était apportée, cela remettrait en cause la fiabilité du processus électoral américain mais pas la légitimité institutionnelle de l’élection elle-même.
Trump est donc presque assuré d’aller au bout de son mandat ?
Il faudrait de très fortes preuves et un mouvement politique très soutenu, au sein du Congrès, dans les médias et dans l’opinion publique pour que ce mandat n’aille pas à son terme. Dans quatre ans, Trump pourrait être encore président mais sans qu’on en sache plus en 2022 qu’aujourd’hui sur la réalité des soupçons qui pèsent sur lui. En revanche, ces quatre années pourraient se révéler très compliquées à traverser, pour les Etats-Unis et pour le monde entier. Si l’on ajoute, pour l’Europe, les incertitudes du processus du Brexit pour la Grande-Bretagne, il ne restera plus que le couple franco-allemand qui puisse agir en tant que garant des valeurs du monde occidental.
Propos recueillis pas Jannick Alimi
El deterioro de la situación económica de Arabia Saudí, así como los ajustes y reformas propuestos para hacerle frente, constituyen un nuevo contexto para la relación económica bilateral.
Le point de vue de Pascal Boniface, directeur de l’IRIS
Laurence Daziano présente sa note « Repenser notre politique commerciale »
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Quelles sont les tendances et les perspectives de l’économie mondiale pour cette année 2017 ?
Les perspectives pour 2017 restent incertaines. La croissance mondiale devrait avoisiner les 3%. Elle devrait se maintenir en Asie, se confirmer en Europe, en Amérique latine ou en Russie. Le ralentissement économique de la Chine se poursuit mais avec une croissance à 6 %, cela reste tout de même élevé. La reprise des prix des matières premières en 2016 et du pétrole à la fin de l’année devrait soutenir une certaine reprise en Afrique et au Moyen-Orient, très dépendants de leurs exportations de commodités.
Pour autant, l’existence d’incertitudes de diverses natures pourraient remettre en cause ces perspectives. Ces incertitudes résultent à la fois de tendances lourdes et de long terme et de chocs plus récents. Pour résumé, les tendances lourdes sont liées aux ruptures en cours dans le système économique : remise en cause de la mondialisation et de la libéralisation économique, transition énergétique, mutation de l’économie en général vers de nouveaux modèles (économie collaborative, uberisation…) et de l’économie chinoise en particulier. Elles obligent à repenser nos modèles et notre manière d’analyser mais aussi de vivre l’économie. Or, cela se révèle difficile et conduit à la cohabitation de l’ancien système et des anciens réflexes avec de nouveaux acteurs et de nouvelles règles. Cela crée non seulement des tensions et des incertitudes mais aussi des conflits internes, nationaux ou internationaux, économiques, politiques ou sociaux.
Parallèlement, l’économie mondiale est également confrontée à un certain nombre de chocs comme le Brexit ou l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis. De nouveaux chocs politiques en 2017 ne sont pas à exclure… Cela pèse sur la croissance. L’Europe, par exemple, fait face à de telles incertitudes. Un retour à la croissance est certes envisagé mais le doute plane quant aux modalités par lesquelles s’orchestrera le Brexit en 2017. Le doute plane également quant aux élections qui s’annoncent en France ou en Allemagne. Pour ce qui est du Brexit, les négociations aboutiront-elles sur un divorce facile et efficace, satisfaisant toutes les parties ? Toute complication risque d’être un facteur de crise pour l’Europe et son économie.
D’autres chocs peuvent également advenir. Cela pourrait-être une crise économique en Chine qui, encore récemment, a été frappée par une crise des marchés obligataires. Un choc pourrait venir des politiques économiques de certains Etats qui, au fil du temps, deviennent de plus en plus unilatérales. Nous sommes en effet dans une tendance de repli sur soi qui tend à freiner la croissance économique. Enfin, des facteurs plus géopolitiques pourraient réduire la confiance des investisseurs dans certaines régions du monde et, par conséquent, engendrer des externalités négatives sur l’économie mondiale.
Si la situation semble s’améliorer, l’économie mondiale n’est pas exempte de tout risque et de toute incertitude.
La crise de 2008 a-t-elle engendré une rupture avec la mondialisation telle qu’elle est conçue aujourd’hui ainsi qu’une rupture avec notre modèle économique au niveau mondial ?
Je parlerais plutôt de remise en cause de la mondialisation bien qu’il existe aujourd’hui une réelle rupture avec le modèle économique de consommation de masse, d’ultra-financiarisation et de gaspillage systématique.
Pour autant, la remise en cause du système actuel ne date pas de 2008. En 1971 déjà, dans le rapport « Halte à la croissance », les experts expliquaient pourquoi ce modèle de développement n’était pas tenable. En 1987, c’est le rapport Bruntland qui dresse un constat similaire puis les altermondialistes qui font capoter une conférence de l’OMC à Seattle en 1999 et qui donnent naissance aux forums sociaux mondiaux…
Depuis 40 ans, les critiques se multiplient, le modèle est contesté. La crise de 2008 marque cependant un tournant car elle correspond à une prise de conscience de masse et parce qu’elle pousse au plus loin les excès du système, légitimant sa remise en cause auprès d’un large public. Une majorité de personne se questionne alors sur notre modèle et réalise que même s’il crée beaucoup de richesses, il peut aussi détruire par une prise de risque excessive : des individus sont expulsés de chez eux, d’autres se retrouvent au chômage parce que certains ont joué au poker menteur avec leur argent ou leur force de travail. On se rend également compte que le système, malgré toutes les richesses qu’il crée, n’est pas en mesure de les redistribuer de manière juste, que les inégalités se sont creusées insidieusement, mettant certains individus dans des situations d’une précarité extrême quand d’autres ne savent que faire de leur argent… La crise de 2008 symbolise de ce point de vue tous les excès du capitalisme, la matérialisation de la cupidité de certains, payée au prix fort par les plus fragiles et par ceux qui n’avaient pas forcément pris de risques.
La contestation devient alors politique et parfois extrême et dangereuse. Elle est celle du grand public qui se scandalise, partout dans le monde, des phénomènes qui, par le passé, suscitaient presque l’indifférence. C’est par exemple le cas de la corruption. Dans les années 1970, les pots-de-vin étaient déductibles des impôts et considérés comme banals. C’est impensable aujourd’hui ! Les exemples du Brésil et de la Corée du Sud constituent une rupture puisque des soupçons de corruption ont conduit à la chute de leur présidente respective.
En ce sens, la crise de 2008 a vraiment fait bouger les lignes. Aujourd’hui, l’économie mondiale manque encore de règles communes et d’une gouvernance mondiale afin de réguler et de matérialiser cette prise de conscience. Pour l’instant, chaque pays applique ses propres règles, ce qui amplifie également l’impression de repli sur soi. On assiste à une sorte de fragmentation de la mondialisation. Traduit-elle une rupture, un retour en arrière, ou une évolution logique ? Si l’on ne peut pas y répondre aujourd’hui car nous sommes encore face à des tendances, la question mérite d’être posée.
La Réserve fédérale américaine (FED) a décidé en décembre, une hausse du taux directeur américain. Que signifie cette décision ? Par cette mesure, la FED a-t-elle essayé d’anticiper les politiques économiques du futur président américain Donald Trump ?
Officiellement, les mesures prises par la FED ne sont pas présentées comme une conséquence à l’élection de Donald Trump mais une décision logique par rapport à la confirmation, en cette fin d’année 2016, que les résultats économiques de la croissance ou de l’emploi étaient plutôt bons. Cela faisait plusieurs mois que la FED annonçait, puis reportait, l’augmentation des taux. Le report de septembre a surpris nombre d’observateurs, il a été justifié par le fait que l’économie américaine semblait avoir une croissance moins ferme que ce qu’il avait été supposé début 2016.
En effet, avec 4,6% de chômeurs, on peut considérer que les Etats-Unis sont en situation de plein-emploi. Ce chiffre reste cependant discutable tant la précarité est importante aux Etats-Unis pour les employés les moins qualifiés. Certaines personnes ont, certes, accès au marché du travail mais elles doivent cumuler deux voire trois emplois pour joindre les deux bouts. Pour autant, le chômage est très faible.
L’augmentation des taux, le mois dernier, était donc une décision légitime car, en période de plein-emploi, le risque d’inflation est plus fort. Une croissance à 3%, comme c’est le cas aux Etats-Unis, crée des emplois. Mais puisque le pays est en situation de plein-emploi, la main d’œuvre est plus difficile à trouver, d’autant plus lorsque le pays en question ferme ses frontières à l’immigration. Face à une offre d’emploi abondante, les salariés sont en mesure d’obtenir des meilleurs salaires, ce qui est une bonne chose surtout aux Etats-Unis où les inégalités sont criantes. Pour autant, les rigidités à la hausse dans certains secteurs peuvent créer des pénuries de main-d’œuvre donc une offre réduite et entraîner une augmentation des prix.
La FED a conscience du risque d’inflation. Elle a sans doute également réalisé que ce risque a pris de l’ampleur avec l’élection de Donald Trump, dont l’administration nourrit le projet d’entreprendre des grands travaux comme des constructions d’autoroutes, qui nécessiteront plus de main d’œuvre et augmenteront ainsi le risque inflationniste. D’autre part, ce plan va accroître les dépenses publiques dans un contexte où l’administration Trump prévoit des baisses d’impôts. Avec une baisse des recettes de l’Etat, celui-ci ne sera pas en mesure de financer lui-même le projet. Pour financer les travaux, l’Etat sera, par conséquent, contraint de souscrire à l’emprunt et à s’endetter, alors que les Etats-Unis accusent déjà d’un déficit extérieur lourd.
Par ailleurs, la question est aussi politique. Madame Yellen, l’actuelle présidente de la FED, termine son mandat en 2018 et a peu de chances d’être reconduite. Or, il est probable qu’elle estime que le programme économique de Monsieur Trump est risqué de par l’endettement qu’il va créer, les risques d’inflation qui y sont liés et surtout la dérégulation de la finance qui est annoncée… Soit une situation qui ne va pas sans rappeler, si elle se matérialisait, la situation financière ayant précédé la crise financière aux Etats-Unis. Le resserrement de la politique monétaire pourrait être une tentative pour réduire les marges de manœuvre du nouveau président !
Ponencia de Emilio Lamo de Espinosa, presidente del Real Instituto Elcano, en el Gaidar Forum (12 de enero de 2017, Moscú).
Bernard Carayon est maire de Lavaur et conseiller régional d’Occitanie. Avocat, maître de conférences à Sciences Po Paris, président de la Fondation Prometheus et ancien député du Tarn (1993, 2002 et 2007), il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage : « Écrits et paroles d’un homme libre », aux éditions Privat.
Vous êtes un des rares pionniers de l’intelligence économique en France. Comment jugez-vous l’état actuel de notre dispositif ?
Rappelons le contexte dans lequel celle-ci est née en France. En 1994, alors qu’Internet commence à se développer, le Commissariat général au Plan confie à Henri Martre une réflexion sur ce sujet. Dans son rapport, il présente l’intelligence économique comme une méthode de veille et d’influence au service des seules entreprises. En 2003, le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, me nomme parlementaire en mission pour actualiser ce rapport. Il m’apparaît très vite, à travers les quatre-cents auditions auxquelles je procède, que la France est en « guerre économique ». L’expression est encore taboue. Je conçois une politique publique pour y faire face à travers quatre missions : protéger nos entreprises ; les accompagner sur les marchés internationaux ; peser sur les organisations internationales qui élaborent des normes techniques ou juridiques ; former les jeunes. Je développe la notion d’« entreprise nationale » à une époque où, sous l’empire d’une vulgate libérale, on considère encore que les entreprises n’ont pas de patrie ; j’y définis aussi les caractéristiques des entreprises « stratégiques », qui ne génèrent pas simplement de la richesse et des emplois, mais grâce auxquelles un pays accroît sa capacité de puissance et d’influence. Bref, je réintroduis le politique dans l’économie à travers une grille de lecture réaliste de l’affrontement des puissances et des entreprises. Parmi la quarantaine de propositions au gouvernement, plusieurs sont retenues, à l’instar du Fonds stratégique d’investissement, doté par Nicolas Sarkozy de vingt milliards d’euros.
Mais les pouvoirs publics, aussi bien d’ailleurs sous la droite que sous la gauche, n’ont fait de l’intelligence économique qu’une politique administrative de « chef de bureau », alors qu’elle constitue une politique publique nouvelle, comme l’ont été, en leur temps, les politiques de la ville, du logement ou de l’environnement. Ce n’est pas à la hauteur des enjeux qui devraient nous conduire à une diplomatie réaliste, en particulier avec nos « amis » américains, mais aussi avec les institutions européennes, notamment sur les politiques de la concurrence et de l’industrie : la politique communautaire qui prohibe sans discernement les concentrations, les aides publiques et l’allocation prioritaire des marchés publics aux petites et moyennes entreprises est une politique iréniste, et fait de notre continent le seul espace économique au monde qui soit aussi ouvert et offert aux appétits des prédateurs financiers. La volonté politique a donc fait défaut, excepté lors de la crise financière de 2008, lorsque Sarkozy a imposé avec les Britanniques un plan massif de consolidation des banques en violation totale des traités.
Pourquoi, selon vous, « l’affaire Snowden » a-t-elle été utile ?
Les révélations d’Edward Snowden illustrent la schizophrénie américaine. D’un côté, les États-Unis expriment un attachement dogmatique à la protection des libertés et du libre-échange ; de l’autre, leur culture privilégie les intérêts nationaux en totale violation de ces principes et avec une parfaite hypocrisie. L’ampleur de leur dispositif que j’avais dénoncé, dans l’indifférence des médias et les sarcasmes des « élites », en particulier l’espionnage des dirigeants du monde occidental, des patrons des grands groupes industriels, révèle bien le visage réel de la « démocratie américaine ». « La plus grande ruse du diable », écrit Baudelaire, « est de faire croire qu’il n’existe pas » … Mais le « diable » a été découvert ! Je ne souhaite bien entendu pas « diaboliser » les institutions et le peuple américains, mais souligner qu’il maîtrise aujourd’hui deux armes essentielles de la guerre économique : le droit et les technologies de l’information. Le premier, dont on mesure, à travers son extraterritorialité, sa puissance à s’imposer au monde entier par le racket auquel se livre la justice américaine sur les entreprises européennes : près de trente-cinq milliards de dollars de sanctions ont frappé les concurrents des entreprises américaines ! Quant aux secondes, elles traduisent l’hégémonie américaine à la fois dans le contenu et les contenants.
Homme de droite et catholique revendiqué, vous rendez deux hommages étonnants à Jean Jaurès et à la pratique du ramadan…
Étonnants pour ceux qui ne me connaissent guère ! Jaurès, c’est l’enfant de mon pays ! Enfant, j’ai parcouru les mêmes paysages que le tribun tarnais, et la bibliothèque familiale était largement pourvue en ouvrages du grand homme. Mes grands-parents n’avaient pas voté pour lui parce qu’il était, pour une génération, l’homme des illusions de la paix quand le patriotisme commandait la revanche par la guerre. Mais j’aime Jaurès et son humanité, parce qu’il n’était ni l’homme d’une seule idée ni d’un seul livre. Il aimait les humbles, les écoutait, leur parlait, les défendait, et c’est ainsi que je conçois la politique. Comme lui, j’aime l’écriture, le livre et l’art oratoire. À la différence des hommes politiques de notre temps, il savait écrire et parler quand nos contemporains ont démontré qu’ils savaient à peine compter. J’aime la gauche républicaine et patriote qu’il incarnait ; pas une gauche « creuse à la Noah » qui aime l’argent et les futilités. Mystique et non matérialiste, il était aussi très éloigné d’une gauche cathophobe. Il a eu malheureusement dans sa vie deux zones d’ombre : l’antisémitisme et le colonialisme. Je lui ai consacré un ouvrage[1] où je livre son vrai visage, très éloigné de l’idole encaustiqué du PS.
Le ramadan ? Je crois qu’une droite qui occupait les avant-postes du débat sur la burqa doit pouvoir exercer de la même manière son sens critique lorsque les pratiques musulmanes semblent enrichissantes. Et c’est l’un de mes fils, bon expert de la finance islamique, qui me l’a fait comprendre. La pratique fervente du ramadan chez des millions de nos compatriotes est l’occasion de rappeler l’un des apports fondamentaux des religions à notre civilisation : la nécessité d’ériger des remparts au culte de la « jouissance sans entraves », à la nouvelle religion du corps. Le jeûne et l’abstinence constituent des pauses et des moments de réflexion profitables.
Être Français, c’est être héritier des Francs, des hommes libres. Je déplore que la parole soit cadenassée dans notre pays et que la justice soit l’arbitre des opinions. La liberté de ton doit être partagée par tous, et nul texte, fût-il sacré, ne doit résister à la pensée critique, selon notre tradition intellectuelle gréco-latine !
[1] « Comment la gauche a kidnappé Jaurès », éditions Privat, mai 2014.
Les auditeurs de la 2e session nationale « Enjeux et stratégies maritimes » se sont rendus à Bruxelles, les 6 et 7 janvier 2017, ...