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2023-06-28T12:43:19+02:00 Olivier Kempf
Mis à jour : il y a 3 jours 10 heures

Rivalité et géopolitique

sam, 25/03/2017 - 21:49

Je tombe ce soir sur "Bibliothèque Médicis," une émission intello sur Public Sénat. Benoit Chantre nous parle de René Girard, avec qui il a écrit "Achever Clausewitz" qui, à l'époque, ne m'avait pas convaincu (voir billet même si je n'ai justement jamais fait de fiche de lecture sur l'ouvrage). D'une façon surprenante, d'ailleurs, étant à la fois clausewitzien et girardien. Et puis une illuminationm'est venue  car on y revient sur la notion de rivalité.

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Chantre rappelle tout d'abord que tout le travail de Girard vient de la littérature et de son analyse du sentiment amoureux (je n'ai plus le titre de la première oeuvre de Girard en tête). Or, celle-ci est à la source du futur désir mimétique car il est d'abord question de désir, et de désir de quelque chose qui n'est pas forcément l'autre, mais un objet (ou plus exactement, on désire tous les deux le même objet ce qui provoque la rivalité). Il y a ainsi une déviation du désir, ce qui provoque tous les quiproquos, les envies, les triangulations passionnelles classiques de la llittérature. Le plus important pour Girard n'est alors pas ces échaffaudages mais la question du désir. Le désir est à la source de la rivalité, là est le point le plus significatif. Car du coup, c'est la rivalité qui devient centrale, bien plus que son expresion. La rivlaité est source de la violence (d'où le deuxième livre, La violence et le sacré).

Mais cette rivalité est interpersonnelle, interindividuelle. Cela étant, Girard explique que cette rivalité peut s'élever au niveau de la foule, d'où sa théorie du bouc émissaire. On passe alors de l'un au multiple. A l'intérieur, toutefois, d'un cadre donné, celui d'une société constituée.

Or, la géopolitique est classiquement l'étude de la rivalité des puissances sur des territoires. J'ai toujours été frappé par la négligence des géopolitologues envers cette question de la rivalité. Elle est pour moi centrale et explique pourquoi la géopolitique n'est pas simplement affaire de géographes, mais aussi de strtaégistes : si j'avais à contribuer à al théorie géopolitique, ce serait el thème de mes recherches. Le stratégiste, en efet, analyse forcément la conflictualité. Il a conscience de la rivalité intrinsèque entre armées. Le conflit est justement un moyen de résoudre cette rivalité. Alors que le bouc émissaire permet à la commuanuté de se défouler (aux deux sens du terme, comme le remarque habilement Chantre dans l'émission de ce soir : non seulement expulser le surcroît de pression passionnelle mais aussi quitter le mécanisme de foule qui porte à l'ascension aux extrêmes), la guerre permet aux deux rivaux collectifs d'expulser leur rivalité.

La guerre devient ainsi une pulsion qui extériorise, entre deux commuanutés et non plus à l'intérieur de l'une, une rivalité qui s'exprime.

Une limite toutefois : la cause de la rivalité est chez Girard le désir. Or, on distingue classiquement trois causes de guerre : les ressources, l'honneur et la peur. La rivalité est évidente pour la première cause, mitigée pour la seconde, peu évidente pour la troisième. Il reste que la rivalité peut expliquer à la fois les guerres civiles et les guerres extérieures. Elle n'explique pas tout de ces guerres mais si elle permet d'en expliquer par un facteur commun une partie des deux, voici déjà un progrès. C'étiat la découverte de la soirée...

O. Kempf

 

Catégories: Défense

Combattants volontaires étrangers : le spectre de l'ennemi universel

jeu, 16/03/2017 - 22:58

Voici un article tiré d'une intervention donnée au Forum de Sécurité de Marrakech, de laquelle j'ai tiré un article récemment publié par le dernier opus de la RDN.

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Lors du récent Forum sur la sécurité en Afrique, tenu à Marrakech, une table ronde s’intitulait : « Combattants volontaires étrangers : le spectre de l’ennemi universel ». Le titre est l’occasion de s’interroger sur l’idée même de « Combattant volontaire étranger », qui n’est en fin de compte pas si évidente, malgré son usage courant dans les médias.

À travers l’histoire en effet, il y eut de multiples sortes de combattants volontaires étrangers : on pense bien sûr aux brigades internationales en Espagne ; éventuellement aux mercenaires de tout poil, en Afrique, à l’issue de la décolonisation ; plus récemment aux différents contractors employés par les compagnies anglo-saxonnes, ici en Irak, là en Afghanistan. Mais remontez plus loin dans l’histoire et vous observerez que pas une armée d’un grand chef militaire (Alexandre, Hannibal, César ou Napoléon) n’a été une armée seulement « nationale ». Il y a toujours eu des combattants étrangers, plus ou moins volontaires. Pourquoi, dès lors, la question prend-elle une actualité singulière ? Et surtout, pourquoi en faire le « spectre » d’un ennemi universel ? (suite ->)

 

Les combattants étrangers, caractéristiques du djihadisme

L’expression de combattant volontaire étranger prend un tour particulier si on la relie à l’objet de ce forum qui a pour thème le terrorisme et, soyons précis, du terrorisme islamique. On la comprend alors dans le contexte de l’actuel conflit se déroulant en Irak et en Syrie : on pense bien sûr à l’État Islamique (EI) mais pas seulement, puisque les différentes franchises d’Al Qaida à travers le monde recrutent elles aussi universellement, que ce soit pour les théâtres moyen-orientaux (Syrie, Yémen) ou africains (AQMI, Shebabs).

La notion d’universalité (l’ennemi universel) prend dès lors un double sens : celui de l’origine de ces combattants (ils viennent de partout : d’abord du monde musulman mais pas seulement) et celle de leur destination puisqu’ils vont partout (d’abord en Irak et en Syrie, point de fixation le plus visible, mais pas seulement).

Paradoxalement, force est de constater le sentiment mitigé que pourraient susciter les combats actuels en Irak-Syrie. Ils voient, lentement mais sûrement, les terres tenues par les djihadistes céder devant les assauts des uns et des autres, que ce soit en Irak ou en Syrie. Pour beaucoup, cela constitue bien sûr une bonne nouvelle puisque la réduction de l’État Islamique mettra terme, espère-t-on, à un mode de gouvernement particulièrement sauvage. Pour autant, on peut y voir aussi un motif d’une certaine inquiétude puisque l’on sait déjà que de nombreux cadres ou combattants ont fuit la zone des combats. Autrement dit encore, les attentats déjà connus ces derniers mois risquent de se multiplier, les ex-combattants pouvant décider d’aller rejouer ailleurs le combat qu’ils auraient perdu sur l’Euphrate.

Le risque est alors celui de l’effet mercure. Chacun connaît ce métal liquide qui, naturellement, se regroupe en masse après qu’on l’a dispersé. Car voilà aussi à quoi servait l’EI : être le foyer de fixation des terroristes djihadistes du monde entier, l’aimant de leur vindicte, le lieu d’expression de leur colère. Ils s’agglutinaient « là-bas » dans ce qui était devenu un fourneau, dense comme une boule de plomb ou plus exactement de mercure, trou noir aspirant toutes les énergies négatives. Essayez de réduire le mercure : il va éclater en une multitude de gouttelettes qui vont  s’échapper dans toutes les directions mais, peu à peu, vont se regrouper à nouveau en une masse. Réduire l’EI en Irak-Syrie, c’est donc prendre le risque de disperser les gouttelettes (puisqu’on ne pourra pas réussir à tous les neutraliser) et donc à subir, plus que jamais, des effets retour.

Car l’inquiétude est de savoir où ces gouttelettes vont se regrouper : là-bas ou ici ? chez l’autre ou chez soi ?

Le risque de la double peine

On comprend mieux le dilemme auquel sont confrontés tous les États qui s’opposent à l’État Islamique et, au-delà, au djihadistes de toutes obédiences et de sectes les plus compliquées : comment traiter ces individus qui peuvent revenir « chez eux » alors qu’ils dénient justement la nationalité au nom de laquelle nous les voyons revenir ?

D’un côté en effet, beaucoup reviennent, tout d’abord parce qu’ils n’ont plus de foyer d’adoption et que la solution la plus facile consiste à revenir auprès des leurs. Mais ce faisant, ils n’abandonnent pas pour autant les idéaux qui ont suscité leur départ. Faut-il donc les traiter selon nos propres principes (vous êtes des nationaux et vous obéissez aux lois de mon pays) ou au contraire selon les leurs (vous refusez mes lois, vous devez donc avoir un traitement particulier) ?

Le plus souvent pourtant, les États « reprennent » leurs concitoyens, d’une part parce qu’ils rejettent l’apatridie, d’autre part parce qu’ils dénient à l’État Islamique son caractère étatique. Leur crainte est alors que les « revenants » le soient en nombre assez grand pour constituer un foyer préalable à la venue d’autres djihadistes, étrangers ceux-là. Les nombres jouent ici à plein. Plus un pays a « exporté » de djihadistes, plus nombreux ceux-ci risquent de revenir, donc de constituer un abcès de fixation, notamment si le territoire du pays comporte des zones imparfaitement tenues. Dès lors, ces abcès peuvent devenir de nouveaux foyers de contestation que pourraient rejoindre des djihadistes de tout poil et de tout lieu. Il y a donc une double malédiction : plus on a exporté de djihadistes, plus on risque d’en importer et subir ainsi l’effet mercure…

Au fond, c’est parce qu’il a une prétention universelle que le djihadisme nous est radicalement étranger. S’opposant à l’universalité du moment, proposant d’ailleurs une autre universalité, celle du califat (musulmans de tous les pays, unissez-vous, les autres, convertissez-vous), il présente une altérité radicale. L’autre nous est radicalement étranger et partant, ennemi. Il est combattant parce qu’étranger. Et il est étranger par choix et par volonté.

C’est une réalité, non un spectre.

 

Olivier Kempf

Catégories: Défense

Chtchoukine, Vermeer : les expo de 2017

sam, 04/03/2017 - 20:29

L'exposition Chtchoukine à la fondation Vuitton est terminée mais elle mértie quelques mots. L'exposition Vermeer au Louvre débute et le peintre mérite à coup sûr l'attention du géopolitologue, tant il fut un des seuls à mettre des cartes dans ses cadres. 

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Disons d'emblée un mot des conditions de ces expositions, pour déplorer leur piètre qualité (vous pouvez sauter ce paragraphe grognon). Chtchoukine rencontra un tel succès qu'il fallait s'inscrire à distance. J'avais réservé pour 21h00, suis arrivé à 20h50, ne suis entré qu'à 21h30 passées. Au moins le circuit à l'intérieur du musée était-il cohérent. Du côté du Louve, j'ai rarement été confronté à quelque chose d'aussi cataclysmique. Une réservation improbable sur Internet, une file d'accès au musée incroyable, ensuite un préfiltrage où on apprend que le billet ne suffit pas, qu'il faut aller au guichet retirer une contremarque avec heure de passage (2ème file), puis on nous fait attendre, puis une fois ce sas passé on refait encore la queue... Finalement, on entre dans un espace exigu avec des tableaux mis côte à côte et tirant "profit" d'une initiative absolument géniale du muséiste, celle de mettre les données techniques de l'oeuvre et les commentaires éventuels par terre ! Quand il y a quatre rangs de personnes devant soit, qu'on n'aperçoit l'oeuvre qu'entre trois épaules en se haussant sur la pointe des pieds, c'est un trait de génie indépassable. Bref, j'ai été de mauvaise humeur tout du long. La prochaine fois, faites ça dans une cave et illuminez avec trois bougies, avec des commentaires inscrits à la suie sur les murs, cela fera "performance" et art contemporain !!!! Et surtout, le Louvre, trouvez une surface d'exposition un peu plus ample que ce manège riquiqui autour duquel on tourne sans place... Mais venons en aux oeuvres.

Chtchoukine

Chtchoukine était un riche russe qui fit une collection d'avant guerre entre la fin du XIXème siècle (début vers 1880) et la révolution bolchevique (il prit alors la fuite pour mourir à Paris en exil en 1937). Sa collection permet de voir des oeuvres tout à fait méconnues et frappe par son éventail, allant des impressionistes aux cubistes en passant par les fauves.

Tout chez lui commence par Cézanne, son maître à voir. Chaque série de sa collection part d'un Cézanne qui inspire la quête. On voit ainsi quelques très beaux Monet (les toiles montrent très bien l'évolution entre les premiers cadres, peu convaincants, et ceux de la maturité), peu de Van Gogh, des Pissaro, une longue série de Gauguin. Je confesse n'avoir jamais été inspiré par ce peintre, fasciné par des paganismes colorés mais finalement assez ternes. Les fauves sont à l'honneur, avec une incroyable succession de Matisse mais aussi des Marquet et des Derain et, bizarrement, aucun Dufy. J'ai surtout noté un incroyable "Nu, noir et or" de Matisse tout à fait étonnant.

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PIcasso est à l'honneur, au long de toutes ses périodes : bleue, rose, cubiste. Chtchoukine a réllement senti et soutenu toutes les avant-gardes picturales de son époque. On note quelques abstraits, quelques auteurs russes. Il en reste un très beau parcours qui valait le détour. Il faut maintenant aller à Moscou pour les revoir.

Vermeer et les maîtres

L'expo coorganisée par le Louvre, le musée de Dublin, la National Gallery et le Museum of Art réunit 12 toiles (un tiers de toute l'oeuvre) de Vermeer, qui travailla à partir de 1660 environ. Je réussis ainsi à voir des toiles que je n'avais jamais vues, sachant que le Mauritshuis de La Haye n'a rien prêté...Du coup, les organisateurs ont confronté les toiles de Vermeer avec celles de ses contemporains, montrant ainsi la différence de traitement et les inspirations croisées. Il en ressort la profonde originalité du Delftois.

D'abord, il traite prcinipalement des scènes d'intérieur, comme la plupart de ses contemporains, selon ce que goût de l'époque exigeait. Mais il organise ses tableaux toujours selon la même composition : un mur en face, une fenêtre (ou une source de lumière) à gauche, deux ou trois éléments de décor, un personnage en situation. On peut avoir quelques centrages sur une activité (la laitière, la dentellière) ou alors un personnage féminin surpris et tournant la tête vers nous (La lette interrompue, Jeune femme assise au virginal). Autrement dit, Vermeer ne surprend jamais par sa composition. De même, on est frappé que toujours, le mur du fond soit une vague blancheur de chaux, accueillant vaguement la lumière. L'essentiel est ailleurs. Car un Vermeer est reconnaissable au premier coup d'oeil (un seul tableau m'a trompé, on y reviendra). Notons enfin qu'il ne peint pas de portrait (seule exception à mon souvenir, La jeune fille à la perle, qui n'est pas dans l'exposition et qui donne à voir un des regards les plus troublants de l'histoire de la peinture : mais s'agit-il d'un portrait ? ou d'une expression saisie par surprise ?).

L'essentiel est ailleurs. Tout est dit. Car Vermeer ne cherche pas, comme ses pairs, à trouver des "solutions" picturales. Tout ce travail parallèle est fort intéressant mais ce n'est pas le sujet de Vermeer. Nul doute qu'il observe ce que font les autres mais l'exposition a du mal à nous convaincre qu'il est inspiré par untel ou qu'il cite celui-là. On sent chez Vermeer une démarche intérieure qui précède la peinture : celle-ci n'est que l'instrument exprimant un autre souci.

Vermeer est toujours grave. Concentré. Profond. Même dans les petites choses de la vie ou les moments volages, comme l'écriture d'une lettre. A part peut-être dans La lette interrompue où l'on décèle de l'amusement de la part  du sujet qui regarde, moqueuse, le spectateur qui l'interrompt (donnant ainsi un des premiers exemples d'inclusion du spectateur dans le tableau), à part aussi de La proposition dont le sujet est libertin, par construction (aussi est-ce une fausse gaité qui est montrée), les tableaux de Vermeer ne donnent pas à voir la gaité. Au fond, Vermeer peint l'intériorité : celle de l'écriture, du travail, de la pratique musicale, ...

Ou encore, peut-être d'abord, la réflexion scientifique. L'exposition montre ainsi le Géographe, qui se trouve habituellement à Francfort et que je vois donc pour la première fois, surtout côte à côté avec l'Astronome, bien connu car accroché au Louvre. Les deux toiles côte à côte mettent en valeur la réflexion scientifique, les deux disciplines laissant de côté le côté magique que pouvait avoir l'alchimie ou l'astrologie. Surtout, Vermeer intitule une toile "le géographe" et devient à ce titre le père pictural des géopolitologues. On note en effet qu'à plusieurs reprises, les cartes sont représentées dans ses toiles, comme par exemple dans La joueuse de luth. Rien que pour ces deux toiles, il faut aller voir l'exposition.

Est-il seulement rationnel, positiviste ? je ne le crois pas. J'ai en effet appris dans l'exposition qu'il était catholique, alors qu'il peint dans un milieu protestant, tolérant à peine le catholicisme. La dernière toile de l'exposition donne ainsi à voir une Allégorie de la foi catholique qui n'a justement aucun des traits convaincants de Vermeer : c'est d'ailleurs la seule toile que je n'ai pas identifiée venant de lui. On sent une oeuvre de commande ou, plus exactement, une oeuvre trop démonstrative et éloignée, en cela, de l'intimité habituelle que dégage le travail intérieur du maître. Mais alors ? Alors, Vermeer n'est pas un peintre propagandiste ou rhétorique, c'est un peintre du resserrement personnel. C'est un mâitre qui peint l'invisible, celui qui n'est pas visible par les yeux. Là est le génie de Vermeer.

Parmi les autres maîtres hollandais présents, j'ai surtout retenu Pieter de Hoch, qui réussit de belles variations sur des rouges orangés tout à fait convaincants. Tant qu'à être au Louvre, on montera deux étages pour aller voir les maitres de Leyde avec une belle série de Rembrandt. Dans la pièce précédente, on verra une autre belle série d'impressionnistes (rare au Louvre, ceux-ci étant habituellement à Orsay, mais il s'agit ici de la donation Lyon) avec notamment une très belle toile de Monet, Environs de Honfleur sous la neige, qui vaut largement La célèbre Pie. Ca consolera ceux qui n'ont pas vu Chtchokine

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Egea

 

Catégories: Défense

OTAN : quelle stratégie sous l'administration Trump ? (entretien radio Vatican)

ven, 24/02/2017 - 22:24

Lundi 20 février dernier, j'ai accordé un assez long entretien (4mn 40) à Radio Vatican qui m'interrogeait sur l'attitude de l'OTAN (et au-delà des Européens) vis-à-vis de l'administration Trump. J'y ai fait part de mon analyse assez sceptique.

Voici le lien http://fr.radiovaticana.va/news/2017/02/20/otan__quelle_strat%C3%A9gie_pour_ladministration_trump/1293640

Catégories: Défense

Jésus, une biographie historique (Puig i Tàrrech)

sam, 18/02/2017 - 22:52

La religion est communément comprise comme un facteur géopolitique. Constatons que cette conception a repris de la vigueur depuis l’arrivée du terrorisme islamique qui a relancé également les interrogations sur la laïcité. Bref, alors qu’il y a floraison de livres sur l’islam et l’islamisme (je vous en reparlerai un jour très prochain), il m’a semblé utile de regarder ailleurs. Voici donc une biographie historique de Jésus, homme qui a incontestablement marqué l’histoire.

En effet, comment un petit prédicateur d’une province mineure de l’Empire romain a-t-il pu transformer non seulement le cadre géopolitique qui l’entourait (si le Temple de Jérusalem est détruit dès 70 après JC, l’empire devient chrétien quelques trois siècles plus tard) mais au-delà, le reste du monde ? Surtout que l’homme en question refuse justement tout discours politique tant vis-à-vis des Romains (« ce qui est à César… ») que des autorités juives (« mon royaume n’est pas de ce monde »)… Voilà le paradoxe.

Or, il y a de multiples sources historiques sur Jésus. Si les Évangiles sont écrits longtemps après sa mort (mais les spécialistes montrent qu’ils rapportent des traditions orales plus anciennes), d’autres sources non chrétiennes en parlent (Flavius Josèphe, Tacite ou Pline, pour les plus connues). Autrement dit, Jésus n’est pas une invention ou un mythe et on dispose même de plus de sources sur lui que sur bien des empereurs romains. On peut donc le regarder comme « sujet d’histoire ». C’est l’objet de ce livre, écrit par un professeur catalan de théologie. Il s’agit d’un pavé de plus de 800 pages mais elles se laissent lire sans difficulté : ce n’est pas pour autant le dernier thriller à la mode que vous dévorez en trois nuits. Voici au fond un ouvrage sérieux, méthodique, citant ses sources, pointant les contradictions ou les paradoxes, émettant des hypothèses et des interprétations mais dûment signalées comme telles.

Les 200 premières pages dressent le contexte : la question des sources, justement, mais aussi l’environnement géographique, historique, social, économique. Jésus est un rural de Galilée, une province juive excentrée et éloignée de Jérusalem, sous la tutelle d’un roi vassal de Rome. Voici en effet décrit le personnage pendant 200 pages : son nom, les dates de son parcours, son activité publique, ses adeptes, ses contradicteurs, ses adversaires. 200 pages exposent le message, sa nouveauté par rapport à l’environnement intellectuel et mental de son temps. Les 200 dernières pages évoquent la fin, des derniers jours au procès, à la Passion et au décès. Un bref chapitre expose la résurrection : non comme un fait historique mais au moins comme un « événement » assez fondamental pour que cela change tout dans l’esprit des disciples et des adeptes. L’historien ne peut ici que constater que peu importe que la Résurrection ait eu lieu ou pas, le seul fait que beaucoup y croient immédiatement affecte l’histoire.

Toute la difficulté d’un tel livre consiste à conserver la rigueur de l’historien en évitant bien sûr la bienveillance tolérante, mais aussi un excès de doute. S’en tenir aux faits, discuter la façon dont on connaît les faits, les interpréter à la lumière des outils scientifiques à disposition des chercheurs, rendre compte de l’état actuel de la recherche, voilà ce que ce livre dense propose. Il permet d’aller au-delà de bien des choses que l’on croit savoir par son éducation religieuse quand on l’a reçue, ou par ses quelques lectures quand ce ne fut pas le cas. Autrement dit, un ouvrage de référence qui permet de bien mieux comprendre les faits, à la lumière de la raison, une raison respectueuse de sa méthode et donc de l’objet de son étude, sans verser ni dans l’hagiographie ni dans la critique hostile.

Réf  : Jésus, une biographie historique par Armand Puig i Tàrrech, Desclée de Brouwer, 2016, 837 pages, 22 €.

O. Kempf

Catégories: Défense

Interdire Telegram ? Chronique dans Conflits

sam, 11/02/2017 - 20:12

Classant mon disque dur, je me rends compte que j'ai oublié de vous signaler plein de textes. Pas sérieux, tout ça. Voici donc un texte écrit l'été dernier et paru dans la numéro 11 de Conflits, en septembre dernier... Bonne lecture. (NB : je constate également que ce billet est le 100ème rangé dans la catégorie "livres et écrits"...)

L’assassinat du père Jacques Hamel a été le fait de deux terroristes, l’un habitant en Normandie, l’autre en Savoie. Les enquêteurs se sont interrogés : comment ont-ils pu communiquer ? Ils ont tout simplement utilisé une application de messagerie privée, Telegram. Celle-ci permet d’envoyer des messages qui peuvent être automatiquement chiffrés (et non pas « cryptés », selon un américanisme maladroit). Surtout, Telegram dispose d’une option qui permet de ne pas passer par un serveur, comme les autres logiciels de messagerie. Ainsi, quand vous utilisez votre logiciel habituel, celui-ci copie automatiquement les métadonnées du message sur une de ses fermes de données, même si le message est chiffré. Dès lors, des enquêteurs peuvent, le cas échéant, demander au prestataire de leur ouvrir leurs archives (leurs fermes de données) pour examiner les échanges de la personne concernée. Au passage, constatons que ce système ne s’utilise qu’a posteriori : il y a tellement de messages circulant à travers le monde que les services de police et de renseignement ne peuvent pas tous les analyser. Dans le cas de Telegram, pas de stockage : le message n’est qu’un flux. Le logiciel dispose même d’une option qui permet l’effacement automatique à la réception.

Voici donc un outil accessible à tous qui permet de discuter en toute discrétion. Le cyberespace procure ainsi à tout un chacun un outil qui permet des conversations totalement secrètes. Donc aux terroristes aussi. Ce qui a suggéré à un député russe, en novembre dernier, après les attentats du Bataclan, d’interdire l’application. Or, Telegram a été inventé par un développeur russe, opposant à Poutine, qui voulait un moyen de communiquer hors du regard du FSB : on comprend les considérations de politique interne du député russe.

Le secret est nécessaire à beaucoup de personnes, pas seulement aux djihadistes. Tout un chacun peut avoir de très bonnes raisons d’avoir des correspondances secrètes, y compris les États. La technologie permet non seulement une augmentation faramineuse des échanges, puis des moyens techniques de surveillance de masse (pour de bonnes et de mauvaises raisons), mais aussi des contre-feux qui permettent de s’affranchir de cette surveillance, là aussi pour de bonnes et mauvaises raisons.

Vouloir interdire Telegram, c’est comme vouloir interdire les camions parce qu’un djihadiste en a utilisé un pour le carnage de Nice le 14 juillet : stupide ! Ensuite, la chose ne serait pas efficace comme le prouve l’exemple brésilien. Le Brésil avait interdit une autre application très populaire, Whatsapp. Du coup, les internautes brésiliens ont utilisé Telegram. Si on interdisait Telegram, les utilisateurs prendraient une autre application similaire, puisqu’il en existe des centaines sur le marché.

Car ce qui fait le crime, ce n’est pas réellement l’arme ou l’outil : ce n’est pas pour rien que la justice utilise la notion d’armes par destination. Ce qui fait le crime, c’est d’abord l’intention, les moyens ne viennent qu’après et ils sont extrêmement variés. La prévention consiste donc à agir non sur les moyens, même ceux du cyberespace, mais contre les intentions. C’est autrement complexe. Dans le cas présent, le cyberespace est donc neutre, utilisé aussi bien par les djihadistes que par les policiers. Il est illusoire de vouloir le limiter : la seule option consiste à réfléchir aux moyens de mieux l’utiliser.

Catégories: Défense

Guerre et rhétorique (version longue, Medium n° 50)

sam, 04/02/2017 - 20:24

Medium, la revue de médiologie de Régis Debray, m'avait demandé un article sur Guerre et rhétorique. Ils en ont publié une version (très) raccourcie dans le numéro 50 d'octobre-décembre 2016. Il me semble plus utile de vous donner la version intégrale, que je trouve (évidemment) beaucoup plus riche). Egea.

Le premier réflexe, lorsqu’on associe la question de la guerre et de la rhétorique, consiste à soulever la question de la propagande : propagande pendant le conflit, aussi bien en direction de sa propre population que celle de l’ennemi, ou après le conflit, dans les célébrations de la victoire. Ces dimensions sont évidemment précieuses à la compréhension du phénomène de la guerre. Mais il s’agit là d’instruments qui au fond accompagnent la conduite de la guerre et ne semblent pas essentielles. Or, d’un point de vue stratégique, il semble bien que la guerre vise d’abord à convaincre l’autre qu’il a perdu, donc qu’on a soi-même obtenu la victoire. La guerre est une forme extrême de dialogue, mais elle est d’abord un dialogue ou, plus exactement, une dialectique. La victoire est alors le résultat de cette discussion avant d’être destruction des forces de l’ennemi ou occupation de sa capitale ou toute autre marque habituelle de la victoire.

Ce rapport fécond entre la rhétorique et la victoire s’observe aussi bien dans la guerre traditionnelle que dans la stratégie nucléaire ou des formes plus contemporaines de conflit, la cyberguerre et le djihadisme.

 

I Rhétorique, victoire et guerre traditionnelle

Dans la guerre traditionnelle, celle où des troupes se massaient avant la rencontre pour se confronter sur le champ de bataille ou à l’occasion d’un siège, la force a toujours compté. La victoire est traditionnellement perçue en Occident comme un rapport de force où le plus puissant gagne. C’est ce que Victor Hanson a appelé le « modèle occidental de la guerre[1] » où le but recherché consiste à anéantir l’ennemi. Le courage ou la valeur peuvent certes compenser l’infériorité numérique. Ainsi, une des premières grandes batailles de l’histoire voit au défilé des Thermopyles 1000 hoplites grecs s’opposer aux 200.000 soldats de Xerxès. Certes ils sont défaits mais leur résistance permet aux cités grecques de s’organiser et de repousser les Perses (victoires de Salamine et Platées). Toutefois, la recherche de la puissance sera souvent au cœur de la pratique de la guerre. Celle-ci passe principalement par l’augmentation des effectifs mobilisés (la principale idée de « L’art de la guerre » de Machiavel est la défense de la conscription qui donne plus de soldats, plus motivés) mais aussi par la recherche d’armes nouvelles (armure du chevalier, arbalète, bouches à feu…) afin de prendre l’avantage ou encore par une meilleure organisation (la légion romaine, le système divisionnaire de Bonaparte).

Pourtant, simultanément, la guerre est affaire de stratagème, dont la racine est bien proche de la stratégie. La ruse est une façon d’obtenir la victoire. Le lecteur cultivé pensera immédiatement au cheval de Troie, ou encore aux Horaces et aux Curiaces, autre exemple tiré de l’antiquité légendaire. Mais quand il se rattache à l’histoire, il pourra aussi penser à la bataille du lac Trasimène, une des plus belles embuscades des guerres puniques. Les Carthaginois se sont installés sur les hauteurs qui dominent le lac. Au matin, les Romains de Flaminius s’engagent dans la petite plaine côtière qui constitue un défilé : ce sera leur piège où ils seront lourdement défaits : Hannibal a su créer la surprise, ingrédient essentiel de la victoire. L’histoire militaire abonde de ces exemples où le génie du stratège réussit à mobiliser les différents facteurs (forces, terrain, temps, moral) pour organiser une surprise qui compense, et au-delà, un éventuel rapport de forces défavorable. Or, la surprise est d’abord chez l’ennemi : elle vise à agir de façon différente à ce qu’il attendait. La surprise, qui est un principe sinon le principe de la guerre, cherche ainsi à bousculer la représentation que se fait préalablement l’ennemi de l’engagement. La conception de l’un vient ainsi déranger la conception de l’autre : ce décalage produit –ou non- la victoire. Mais l’engagement des forces sur le terrain n’est rien sans le « plan de manœuvre » qu’a décidé le stratège. La guerre est d’abord affaire d’intelligences qui s’affrontent. Ceci justifie la définition donnée par Beaufre de la stratégie qui est, pour lui, l'art de « la dialectique des volontés employant la force pour résoudre les conflits[2] ».

C’est ce que ne voit pas Hanson : il oublie la fascination occidentale pour le brillant stratège qui réussit à obtenir des succès malgré les conditions, malgré ce que l’arithmétique dictait. Les armes ne sont finalement là que pour projeter en action la pensée d’un chef : César, Turenne, Charles XII, Maurice de Saxe, Frédéric II, Bonaparte, autant de figures héroïques qui renouvellent la première figure héroïque produite par la guerre, celle de la vertu guerrière, portée par Rodrigo Diaz de Vivar (le Cid magnifié par Corneille), Du Guesclin ou encore Bayard. La figure de l’héroïsme a changé. Il était vertueux et chevaleresque, il devient stratège et conceptuel. La force cède le pas à l’intelligence (même si longtemps, la figure du courage individuel continue à être célébrée, comme l’adjudant Péricard qui clame « Debout les morts ! » du fond de sa tranchée en passe d’être submergée, comme Guynemer, Pierre Closterman ou Bigeard). Ainsi, le modèle occidental de la guerre n’est-il pas seulement affaire de puissance ou de quantité, il est aussi affaire d’intelligence appliquée à ce dialogue violent qu’est la confrontation des armes.

En dessous de cette essence de la stratégie, la rhétorique n’a eu de cesse d’être utilisée par les stratèges. D’essence, elle devient un instrument de la guerre. Le phénomène a toujours existé, si l’on pense à la bataille de Qadesh qui oppose les Egyptiens de Ramsès aux Hittites, vers 1274 avant JC. Si le résultat de la bataille est discuté, Ramsès II fait graver sur nombre de temples la célébration de la victoire. Comme le constate Tolstoï dans Guerre et paix, peu importe ce qui s’est réellement passé, ce qui compte c’est ce qu’on en dit à l’issue. La défaite est d’abord acceptation de la défaite, elle est discours sur la bataille et son sort. On ne compte plus les arcs de triomphe élevés à la gloire des souverains vainqueurs mais la formule a pris des acceptions nouvelles. Ainsi, dans la guerre qui oppose Israël au Hezbollah en 2006, le résultat sur le terrain est mitigé ; toutefois, le Hezbollah gagne la bataille de communication, réussissant à produire les images de sa maîtrise du terrain et de sa constance au combat, au point que malgré le « brouillard de la victoire[3] », chacun (y compris à Tel-Aviv) considère que le Hezbollah a gagné, tout d’abord parce qu’il n’a pas perdu.

Toutefois, cette propagande est tournée vers les populations puisque chacun sait, depuis Clausewitz, qu’elles constituent le troisième pôle de la « remarquable trinité » des acteurs de la guerre (avec le décideur politique et le chef militaire[4]). Or, la rhétorique peut aussi être utilisée à l’intérieur de la bataille, en agissant directement sur la psychologie de l’ennemi, afin d’affaiblir son moral et donc sa résistance, afin d’obtenir son acceptation de la défaite. Ce furent la guerre psychologique ou aujourd’hui les « opérations d’information », ce furent les multiples largages de tracts sur les troupes ennemies ou les émissions de radio au cours de la guerre du Vietnam. Mais les moyens peuvent être beaucoup plus violents. La terreur est ainsi souvent utilisée pour marquer les esprits. Ainsi, à l’issue de la bataille de Bagdad en 1258, Houlaghou Khan fit massacrer tous les habitants de la ville. Tamerlan se rend célèbre pour les pyramides de crânes qu’il fit élever lors de son passage de l’Indus en 1398 (on parle de 100.000 morts). Plus récemment, les « bombardements stratégiques » conduits pendant la 1ère Guerre mondiale se signalent par leurs objectifs de terreur : Blitz sur Londres par les Allemands, bombardement de Dresde 5 ans plus tard par les Américains : dans les deux cas, sans effet. Car entre temps, on avait inventé la « résilience », cette capacité à résister aux blessures infligées par l’autre. On parlera du flegme britannique dans un cas, de l’endoctrinement allemand dans l’autre, mais force est de constater que la terreur recherchée est rarement atteinte.

 

II Rhétorique, victoire et stratégie nucléaire

Elle joue pourtant un rôle central dans la stratégie nucléaire[5]. Cette dernière est en effet incompréhensible si on oublie la terreur suscitée par les effets de l’arme. Si sur le moment, le monde ne prêta pas grande attention aux effets dévastateurs des bombardements d’Hiroshima et Nagasaki (survenus à peine plus tard que les bombardements de Dresde), si pendant quelque temps beaucoup de stratèges n’y virent qu’une super-artillerie, peu à peu les yeux se dessillèrent. Cette arme était terrifiante, l’accumulation de ces bombes menaçait non plus une partie localisée de la population mais désormais la planète entière. Personne ne pouvait échapper à une guerre nucléaire, soit directement soit indirectement, les survivants étant condamnés aux pires méfaits d’une biosphère durablement outragée. La terreur est donc l’ingrédient indispensable et préalable à toute la stratégie nucléaire. Il est d’ailleurs remarquable de noter que celle-ci s’est développée tardivement, à partir des années 1960, lorsque la parité nucléaire est établie et que l’affaire de Cuba a rendu manifeste, aux yeux de tous, qu’une guerre nucléaire était possible.

On comprend en fait qu’il n’y a pas de victoire nucléaire possible, que seule la défaite est assurée. Mais comme les armes sont là, comment les employer pour ne pas les employer ? Telle est l’équation stratégique qu’il faut résoudre, paradoxe redoutable auxquels les penseurs vont trouver une solution. L’arme nucléaire doit d’abord agir sur les esprits pour ne pas agir sur les corps. Elle instrumentalise la terreur préalable. L’efficacité de la terreur est le levier de l’efficacité de la stratégie de dissuasion. C’est parce qu’on a peur que la dissuasion fonctionne. Les anti-nucléaires qui manifestent contre l’arme et pensent appuyer leur thèse en rappelant les effets horribles de l’arme nucléaire renforcent paradoxalement l’efficacité de la dissuasion. Plus on est terrifié, plus la dissuasion fonctionne.

En effet, la stratégie nucléaire est d’abord et avant tout une rhétorique stratégique. Elle est, selon le mot de Colin Gray[6], une « suasion ». Pour dissuader, il faut persuader. La dissuasion nucléaire est stratégique mais alors que jusque-là toute stratégie finissait en emploi de l’arme pour vérifier sur le terrain la validité des conceptions, cela n’est pas le cas en stratégie nucléaire. La stratégie fonctionne si on n’emploie pas l’arme. Attention pourtant à ceux qui affirment par un raccourci fautif que « l’arme nucléaire est une arme de non-emploi ». Au contraire, elle est employée même si cet emploi ne va pas jusqu’au tir final. Car la dissuasion repose sur deux choses fondamentales : la crédibilité et la persuasion. La réunion des deux forme la dissuasion.

La crédibilité repose sur de multiples sources : elle doit être d’abord technique mais aussi morale. La crédibilité technique repose sur la certitude que l’autre maîtrise effectivement l’arme, qu’il est capable de la tirer, mais aussi de la tirer après avoir été soi-même frappé (capacité de seconde frappe destinée à empêcher une frappe préventive), qu’enfin les armes arriveront à destination. La crédibilité morale tient au soutien populaire mais aussi à la constance du dirigeant qui prendrait, le cas échéant, l’ultime décision. L’adversaire doit être assuré que si besoin était, il subirait nos foudres et que surtout, ses gains ne seraient pas à la hauteur des dégâts qu’il subirait. Ainsi, la crédibilité vise à inverser la balance coûts-avantages qui pourrait motiver la décision de l’autre. On remarque également que structurellement, l’arme nucléaire est défensive. En effet, l’utiliser en offensif résulterait immanquablement dans la dégradation de l’objectif que l’on cherche à acquérir, sans même parler des frappes de rétorsion auxquelles on s’exposerait. Remarquons enfin que la crédibilité est d’abord une affaire de perception : elle est représentation dans l’esprit de l’autre. Elle est de l’ordre du mental et elle constitue le premier échelon de cette rhétorique stratégique qu’est la dissuasion nucléaire. Elle vise à instiller chez l’autre une certitude.

La persuasion, qui constitue l’autre pilier de la dissuasion, se joue exclusivement dans les esprits. En effet, la crédibilité repose en grande partie sur des effets matériels, même si elle affecte en fin de compte les cerveaux. Dans la persuasion, tout se joue entre esprits. Nous sommes là en présence d’une dialectique pure (ce n’est pas un hasard si le général Beaufre, qui introduit ce mot de dialectique dans la stratégie, est d’abord un théoricien de la dissuasion). En effet, être crédible ne suffit pas : il faut que l’arme soit accompagnée d’un discours qui définisse son emploi. La qualité du discours renforce l’efficacité de l’arme. Au fond, l’arme nucléaire n’est pas simplement une matière fissile explosive que l’on sait envoyer à tel ou tel endroit, elle est une combinaison d’explosif et de mots. Sans les mots, pas de bombe.

Mais alors que la crédibilité veut donner des certitudes à l’adversaire, la persuasion y ajoute de l’incertitude. En effet, une stratégie trop lisible permettrait à l’adversaire de calculer exactement « jusqu’où ne pas aller trop loin[7] ». La dissuasion nucléaire s’accompagne donc non seulement de secret (ce qu’il faut cacher pour éviter toute contre-mesure technique) mais aussi d’un certain flou, savamment entretenu. Cette ambiguïté complique les spéculations de l’adversaire et devient un frein supplémentaire à son initiative. Ainsi, la doctrine française évoque simplement la notion d’intérêts vitaux, sans que ceux-ci ne soient jamais exactement définis, mais simplement suggérés.

De même, elle insiste sur la notion de franchissement de seuil : le passage au nucléaire constitue non pas simplement un saut stratégique mais surtout un saut politique. Alors que la théorie clausewitzienne parlait d’escalade de la violence, de façon continue, il faut éviter que cette continuité s’applique au nucléaire et le transforme ainsi en une super artillerie. Il devient donc nécessaire de marquer une discontinuité. Pour autant, l’entrée dans le moment nucléaire ne doit pas forcément conduire à une nouvelle escalade de la violence, nucléaire celle-ci, où la première arme lancée entraînerait mécaniquement la fin de la planète par déchainement de toute violence. Au fond, il faut à la fois pouvoir franchir le seuil mais faire en sorte qu’on puisse le franchir dans l’autre sens et revenir à la cessation des hostilités. Cette équation compliquée a poussé les Français à inventer la notion d’ultime avertissement : il s’agit d’une frappe nucléaire mais qui ne vise pas des cibles essentielles à l’ennemi. Il s’agit de lui signaler le franchissement du seuil sans que cela soit irrémédiable : Voici donc une arme nucléaire qui n’est pas forcément destinée à détruire, mais juste à marquer la détermination, à montrer que la ligne rouge des intérêts vitaux a été franchie, à  réintroduire de la certitude là où l’incertitude a échoué.

On le comprend, cette persuasion est exclusivement rhétorique (même si elle est soutenue par la crédibilité précédemment décrite). La dissuasion nucléaire est donc principalement affaire de discours même si elle est appuyée sur des armes tout à fait tangibles. Dès lors, la victoire change de nature. La victoire tient à la réussite de la rhétorique, « art de convaincre l’autre » nous dit le dictionnaire. Si j’ai convaincu l’autre, alors j’ai gagné mais paradoxalement, lui aussi. Le non-emploi est la victoire, il est une conséquence, non un présupposé. Si j’affirme que je n’emploierai pas, alors je perds car mon système ne sert à rien. Il est vrai également que la victoire change de nature. Jusqu’alors, la stratégie visait à utiliser la force pour atteindre ses objectifs positifs (honneur, ressource ou peur, selon les catégories de Thucydide). Avec la dissuasion nucléaire, on ne gagne rien, mais on empêche l’autre de gagner, ce qui est un objectif négatif (c’est au fond ce que signifie le caractère essentiellement défensif du nucléaire). On cherche au fond un pat[8] stratégique, un équilibre perpétuel. D’où cet ultime paradoxe : si j’obtiens le pat, alors j’ai gagné.

 

III Rhétorique, victoire et cyberstratégie

La cyberstratégie désigne la stratégie propre à un milieu particulier, le cyberespace, défini succinctement comme l’interconnexion des réseaux maillés. Pour simplifier, on distingue trois couches dans le cyberespace, une couche physique (l’ensemble des matériels : ordinateurs, câbles, routeurs, relais d’ondes), une couche logique (l’ensemble des codes et protocoles informatiques qui manipulent la donnée), enfin une couche sémantique[9] (composée de l’ensemble des données, informations et significations transitant par les tuyaux). De même, on observe trois catégories de cyberagressions : espionnage, sabotage et subversion. La conflictualité s’ordonne autour de ces principales dimensions.

La dimension rhétorique intervient à deux niveaux : l’un autour de la notion de cyberconflictualité, l’autre à l’intérieur de celle-ci. Dans le premier, les puissances s’attachent à tenir un discours autour de leur posture cyberstratégique. Elles rejoignent ici ce qu’on a observé dans le cas de la stratégie nucléaire : le discours cyberstratégique vise à impressionner l’adversaire éventuel afin de l’inciter à modérer ses actions. Les Etats-Unis sont les plus avancés dans cette posture puisqu’ils n’ont eu de cesse de mettre en scène leur doctrine cyberstratégique, que ce soit par la publicité donnée à leur organisation (Cybercommand, NSA), leur doctrine (les documents américains de doctrine cyberstratégique se succèdent) ou même la revendication d’actions effectuées et qui viennent crédibiliser à la fois leur puissance et leur volonté de l’exercer : on retrouve là les éléments constitutifs de la stratégie nucléaire. Ainsi, d’un point de vue doctrinal, les Américains ne cessent de faire valoir qu’une quelconque cyberagression entraînera une riposte, dans l’ordre cyber ou dans l’ordre conventionnel, selon la gravité de l’attaque. Il s’agit là d’un discours dissuasif classique. De même, ils démentent très mollement avoir été à l’origine de Stuxnet, le ver qui avait entravé le fonctionnement normal de la centrale nucléaire de recherche de Natanz, en Iran. Enfin viennent-ils récemment d’affirmer qu’ils utilisent le cyberespace dans leur lutte contre l’Etat Islamique, en Irak et Syrie.

Les autres puissances ne sont pas en reste, quoique à des degrés moindres. Ainsi, la France affirme-t-elle agir dans le cyberespace, principalement en défensive mais aussi, le cas échéant, en offensive. Toutefois, Paris n’a jamais revendiqué[10] une quelconque action offensive dans le cyberespace. La Chine affiche une posture défensive, se déclarant victime d’agressions, ne reconnaissant jamais avoir lancé des opérations agressives, malgré les accusations récurrentes à son encontre. Toutefois, elle affirme de plus en plus vouloir maîtriser les actions dans ce nouveau milieu, comme en témoigne son récent Livre Blanc. La Russie a une attitude similaire. Mais il existe une grande différence avec le nucléaire : celui-ci n’est pas déclenché et la rhétorique fait tout, quand dans le cas du cyberespace, la mise en œuvre des cyberarmes est permanente et universelle : tout le monde agresse tout le monde dans le cyberespace, de façon plus ou moins claire et ouverte. Le cyberespace est un espace d’emploi.

C’est pourquoi, à côté de ces discours sur le cyberespace, la dimension rhétorique s’affiche également à l’intérieur de la cyberconflictualité. En effet, les analystes notent une caractéristique essentielle du cyberespace : l’opacité. Alors que la plupart des journalistes évoquent le cyberespace comme un milieu ouvert où il n’y a plus de vie privée, ils oublient que les spécialistes peuvent facilement s’y cacher et masquer leurs actions, qui par conséquent sont très nombreuses. Il s’ensuit que l’attribution des actions est extrêmement difficile : elle est souvent le résultat de conjecture. Il n’y a quasiment jamais de preuves techniques absolument convaincantes de la responsabilité de tel ou tel. Dès lors, désigner l’auteur d’une quelconque action devient un enjeu rhétorique.

Si on prend l’exemple de l’affaire Sony Picture en 2014, la désignation a joué un rôle essentiel. Sony Picture est une société de cinéma qui se fait pirater un très gros volume de données, peu à peu rendues publiques. L’attaque est revendiquée de façon floue et très rapidement, beaucoup de commentateurs émettent l’hypothèse qu’il s’agit d’une agression nord-coréenne. En effet, Sony Picture venait de tourner un film satirique caricaturant le leader nord-coréen. Le mobile de l’agression aurait donc été de punir Sony Picture mais aussi d’empêcher la diffusion du film. Les choses en étaient là lorsque Barack Obama affirma, en décembre, que l’auteur était bien la Corée du Nord. Il se fondait pour cela sur l’identification d’adresses IP (Internet protocol) qui auraient été identifiées dans le pays. La « preuve » ne convainquit pas les spécialistes (rien de plus facile que de camoufler une origine en rebondissant sur une adresse IP à l’autre bout de la terre) mais l’essentiel n’était pas là : en se saisissant de l’affaire, en accusant ouvertement Pyongyang, une affaire somme toute privée et commerciale devenait publique et géopolitique. L’accusation prenait le pas sur le vol de données proprement dit. Constatons que dans l’affaire, la Corée du nord était le perdant. Qu’elle ait orchestré l’attaque ou non, d’une part tout le monde connaissait le film que le public regarda malgré sa piètre qualité ; d’autre part elle était désignée à la vindicte générale et ses dénégations n’y firent rien.

La rhétorique est donc un élément important de la cyberconflictualité. Dans le cas d’espionnage, il s’agit surtout de demeurer discret : au fond, la révélation d’une affaire de cyberespionnage (son entrée donc dans le champ public, donc celui de la rhétorique) est la marque d’un échec : l’opération qui était couverte devient ouverte et les auteurs doivent alors déployer des stratégies de dénégation, difficiles à mettre en œuvre. Dans le cas du sabotage, celui-ci peut être discret (de façon que la victime s’en rende compte le plus tard possible) ou patent. Dans ce dernier cas, il s’agit en fait d’appuyer une manœuvre de subversion.

La cyberagression technique devient alors le support d’une cyberagression sémantique. Les exemples sont très nombreux car dans ces cas-là, on cherche le plus souvent la publicité maximale. Par exemple, de nombreuses agressions par déni de service (DDOS) visent à empêcher le fonctionnement régulier d’un site afin d’appuyer une revendication. C’est une des armes favorites de nombreux activistes dans le monde, comme par exemple les Anonymous. De même, révéler des données secrètes que l’on a obtenues par espionnage ou par recel permettent de mettre en difficulté la cible, comme dans le cas de Wikileaks ou de l’affaire Snowden. Plus l’affaire atteint le grand public, plus le résultat apparaît comme victorieux pour ceux qui ont lancé l’agression. Ainsi, lors de l’affaire TV5 Monde, intervenue deux mois après les attentats de janvier 2015, le « cybercalifat » a-t-il parfaitement atteint sa cible. Peu importe que TV5 monde ait recommencé à émettre quelques heures après l’agression, le plus important a été la tempête médiatique autour de l’affaire. Dans ces différents cas, les réactions de la victime paraissent toujours décalées et inefficaces. Le fait d’avoir été victime montre tout d’abord une position de faiblesse, d’autant que même si l’attaque est revendiquée, l’inattribution technique empêche de lancer des actions de rétorsion contre l’agresseur.

Au fond, la cyberconflictualité est partagée entre son opacité et sa publicité. Une grande partie se déroule de manière cachée, donc hors de toute rhétorique quand une autre partie, très visible, entre tout à fait dans le champ rhétorique. Dans un cas, la victoire appartient à celui qui se tait ; dans l’autre, à celui qui prend la parole.

 

IV Rhétorique, victoire et lutte jihadiste

Beaucoup d’analystes ont montré le lien entre la propagande et le djihadisme. Il constitue une idéologie qui utilise le terrorisme comme un mode d’action, avec de plus de très grandes compétences en matière d’utilisation des nouveaux moyens de communication : diffusion de clips vidéo de qualité professionnelle, utilisant tous les codes modernes de la jeunesse mondialisée et abreuvée aux séries hollywoodiennes, pratique massive des réseaux sociaux, messages orchestrés dans de nombreuses langues afin d’atteindre une audience toujours plus large. De ce point de vue, le djihadisme est étonnamment moderne et il n’a que peu à voir avec le « retour en arrière » que les éditorialistes dénoncent malencontreusement.

Il y a une autre confusion régulièrement faite à propos du djihadisme : celle qui consiste à le comprendre comme un terrorisme classique, assimilable à celui que les sociétés occidentales ont connu depuis la fin du XIXe siècle. Selon cette approche, l’acte violent vise à impressionner les populations de façon à instiller la terreur, donc à les fragiliser politiquement, donc à rendre possible un changement de pouvoir révolutionnaire (soit d’ordre politique, comme les mouvements anarchistes ou d‘extrême gauche, soit d’ordre nationaliste, comme la plupart des mouvements de libération nationale et de décolonisation). Le critère de succès est donc aisé à identifier : y a-t-il changement de régime ?

Or, telle ne semble pas être la logique à l’œuvre dans le terrorisme djihadiste. La dimension rhétorique peut en effet s’assimiler au terrorisme « classique », en revanche le critère de succès est bien différent.

Similaire est en effet la visée propagandiste. L’acte terroriste vise bien à faire passer un message. Toute la difficulté réside dans l’interprétation de ce message. Si tous les communiqués djihadistes signalent bien que l’action se place dans la perspective du combat, selon l’inspiration idéologique de l’islam radical, cela n’est pas tout. Il faut du moins distinguer les attentats qui se déroulent en terre d’Islam (une grande majorité) et ceux qui ont lieu en Occident. Pour les premiers, la logique de déstructuration sociale joue à plein. Pour les seconds, il s’agit d’autre chose.

Comme le montre Jacques Baud[11], une des premières motivations de ces attentats consiste à dissuader l’Occident d’intervenir en terre d’Islam. Ces attaques ne sont pas des initiatives mais des ripostes aux actions occidentales. C’était vrai des attentats du 11 septembre 2001, destinés à ce que les Américains se retirent de la terre des lieux saints de l’islam ; c’est également vrai des attentats plus récents en France, en Belgique mais aussi aux Etats-Unis. Or, systématiquement, les Occidentaux ont répondu à l’inverse, augmentant leur engagement (et donc la probabilité de riposte djihadiste). Une seule fois l’attentat djihadiste a obtenu son effet, lors des attentats de Madrid en 2004, au prix cependant d’une confusion du pouvoir politique qui a inconsidérément accusé l’ETA et a perdu les élections qui suivaient. Constatons que plus récemment, l’Italie et l’Allemagne qui sont très mesurées dans leur participation à la coalition contre l’Etat Islamique, n’ont pas connu, à ce jour, d’attentat majeur.

Ainsi, l’interprétation occidentale des attentats djihadistes est-elle probablement fallacieuse. Tout d’abord parce que très peu lisent jusqu’au bout les communiqués les revendiquant et quand ils le font, les prennent au sérieux. En effet, l’attentat terroriste semble tellement « hors de logique » qu’on a du mal à lui attribuer une signification. Le décalage rhétorique est immense et induit une incompréhension stratégique évidente. Dès lors, le cycle action-réaction (pour faire simple, attentat -bombardement) est sans fin : il ne s’agit pas d’une dialectique où les deux acteurs utilisent la même grammaire mais de deux discours parallèles qui ne se rencontrent pas. L’impasse est telle qu’aucun ne peut « gagner » : pas plus les terroristes que les Occidentaux.

Toutefois, ceux-ci ont la prétention d’annihiler les djihadistes, selon l’approche stratégique traditionnelle. A défaut de convaincre l’ennemi, détruisons-le ! C’est là encore une erreur de perception car selon la logique djihadiste, la mort n’est pas un échec ! Ici, petit djihad et grand djihad se rejoignent. On sait en effet que grand djihad est d’abord spirituel, quand le petit djihad serait sa version terrestre et éventuellement combattante. Pourtant, tous deux ont en commun de considérer que le djihad est d’abord un effort sur soi. Peu importe le résultat, ce qui compte est d’avoir été jusqu’au bout de la démarche.

Jacques Baud l’explique : « Alors qu’en Occident, la victoire est associée à la destruction de l‘adversaire, dans l’islam elle est associée à la détermination à ne pas abandonner le combat. Nul ne peut vaincre un adversaire plus fort que lui, mais il est de son devoir de tenter de le faire. Ainsi, dans le Grand Djihad comme dans le Petit Djihad, la notion de victoire est analogue : c’est essentiellement une victoire sur soi-même » (p. 271). « Aujourd’hui, avec le concept de terrorisme individuel, la démonstration d’une détermination par la violence constitue un objectif, plus que son résultat effectif » (p. 273). Dès lors, un attentat suicide compte plus pour le simple fait d’avoir été que pour son résultat : la logique est ici totalement différente de la conception occidentale, qui accepte le sacrifice au combat, pourvu qu’il soit « utile » et apporte le succès. Rien de tel chez les djihadistes. Ce qui compte, c’est de montrer à la communauté qu’on a été capable d’aller jusqu’au bout de soi, c’est devenir un exemple et un héros, peu importe finalement l’efficacité tactique de l’action[12].

Cette démarche explique la fascination morbide de bien des terroristes. En fuite, les frères Kouachi reviennent vers Paris parce qu’ils n’ont pas de plan d’évasion et qu’ils recherchent la mort. Mohamed Coulibaly s’enferme dans l’hypercacher en sachant que la mort est au bout de l’action : il la recherche, au contraire, car c’est elle (et la revendication associée) qui donnent du sens à son acte. Lors des attentats de Paris, Salah Abdeslam est celui qui a échoué puisqu’il ne se fait pas exploser. Au fond, la victoire pour chacun consiste à être reconnu par ses « frères ». La rhétorique est dirigée d’abord à l’endroit de la communauté plutôt que contre la société que l’on frappe. La mort est le signe de l’exemplarité, celle du « martyre » qui élève son auteur au rang de héros. Aussi est-il absurde de voir les équipes policières occidentales envoyer des « négociateurs ». La chose est inutile, non parce que ce sont des sauvages mais parce que c’est profondément inutile, au regard de la logique du djihadiste qui a décidé de passer à l’action.

 

Conclusion

La victoire apparaît donc le résultat d’un processus mental, le terme d’une rhétorique : il s’agit d’abord de convaincre l’autre. La force physique n’est qu’un des éléments de cette conviction. La fortune des armes signe une ordalie, c’est-à-dire un jugement qui vient sanctionner l’affrontement et créer un nouvel état de droit, reconnu par les deux parties. Pas de victoire sans rhétorique, même implicite. Encore faut-il que les deux parties s’accordent sur les termes du débat autant que sur les formes du combat. Elles ont besoin d’un vocabulaire partagé nécessaire à une conclusion commune. Une des plus grandes difficultés a lieu finalement quand les deux adversaires ne parlent pas le même langage. Là réside la véritable asymétrie, bien plus que dans celle des procédés de combat, comme cela a été abondement répété depuis quinze ans. Car la guerre est d’abord un affrontement des significations : Gagne celui dont le discours est le plus fort.

 

[1] V. Hanson, Le Modèle occidental de la guerre : La bataille d'infanterie dans la Grèce classique, Les belles lettres, 1990.

[2] A. Beaufre, Introduction à  la stratégie, Fayard Poche pluriel, 2012 (1ère édition 1963).

[3] B. Dax, Le flou de la victoire au service du Hezbollah en 2006, Revue Défense Nationale, janvier 2014.

[4] C. von Clausewitz, « Le premier de ces trois aspects intéresse particulièrement le peuple, le second le commandant et son armée, et le troisième relève plutôt du gouvernement » in De la guerre, trad. Denise Naville, éd. de Minuit, 1955, et éd. 10-18, 1965, p. 65).

[5] O. Kempf, La sphère stratégique nucléaire, Revue Défense Nationale, été 2015.

[6] C. Gray, La guerre au XXIe siècle, Economica, 2008.

[7] J. Cocteau : « le tact dans l’audace c’est savoir jusqu’où ne pas aller trop loin », Le coq et l’arlequin, Ed de la Sirène, 1918.

[8] Aux échecs, le pat signale une partie qui se termine par la non victoire des deux joueurs qui obtiennent « le nul ».

[9] Voir O. Kempf, Introduction à la cyberstratégie, Economica, 2015 (2ème édition) et, pour l’action dans la couche sémantique, FB Huyghe, O. Kempf, N. Mazzucchi, Gagner le cyberconflit, Economica, 2015.

[10] Seulement suggéré, cf. l’audition de l’amiral Coustillère (officier général cyberdéfense) devant l’Assemblée Nationale le 28 juin 2016 : « nous faisons désormais partie des trois nations occidentales dotées de telles capacités [offensives] et avec la volonté de s’en servir – de fait nous sommes en guerre contre Daech notamment ».

[11] J. Baud, Terrorisme, mensonges politiques et stratégies fatales de l’Occident, Le Rocher, 2016, notamment pp. 266-273.

[12] “And there is no victory except from allah”, in Al Risalah, octobre 2015, pp. 23-27

Catégories: Défense

US et OTAN, US et cyber : deux articles pour le HS de Conflits

dim, 29/01/2017 - 19:00

Je m'aperçois que je ne vous avais pas signalé deux articles parus dans la dernier Hors-série de Conflits, paru en septembre et dédié aux Etats-Unis. L'un sur les Etats-Unis et l'OTAN, l'autre sur US et cyber. Je les reproduis ci-dessous. Bonne lecture. egea.

Pour les Etats-Unis, l’OTAN est-elle encore utile ?

Vu de France, l’Alliance est une machine qui sert d’abord aux Américains. Or, la perception de nos voisins est bien différente : pour eux, c’est plutôt une machine qui sert aux Européens, car elle leur procure une défense fournie par Washington, ce qui leur permet de faire de très sérieuses économies sur leur budget de défense. C’est bien d’ailleurs ce que pensent les Américains depuis des années, trouvant que les Européens n’en font pas assez.

Hier. Il y a en fait une défiance assez ancienne des Américains envers l’Alliance. Sans remonter aux débats sur le « partage du fardeau » datant des années 1960, l’après-guerre froide a très vite montré des différences d’approche entre les deux rives de l’Atlantique. Ainsi, la crise du Kosovo fut vécue aux États-Unis comme la démonstration de l’inefficacité opérationnelle de l’Alliance. Ceci explique largement la posture de « transformation » prônée par Donald Rumsfeld qui affirmait « c’est la mission qui fait la coalition » : on ne pouvait pas marquer plus de distance envers l’Alliance. C’est d’ailleurs ce qui explique que la seule fois où l’article 5 fut déclaré (il s’agit de la clause de défense collective du traité), ce fut le 12 septembre 2001, à l’initiative des Européens qui convainquirent des Américains qui n’étaient pas demandeurs.

La défiance demeura puisque les Américains lancèrent seuls une opération en Afghanistan puis laissèrent l’ONU mettre en place la FIAS (Force Internationale d’Assistance et de Sécurité) à l’hiver 2001. Ce n'est que 2 ans plus tard que la FIAS passa sous commandement de l’OTAN. Longtemps d’ailleurs, elle servit de parapluie diplomatique à une coalition, l’essentiel étant assuré par les forces américaines. Au maximum du dispositif, sur les 140.000 hommes de la FIAS, 100.000 étaient américains. Mais ils n’appréciaient pas les nombreux « caveats » (restrictions d’emploi) des troupes européennes qu’ils jugeaient donc inutiles. Au fond, l’OTAN ne redora pas son blason auprès des responsables américains au cours de l’affaire afghane.

Obama. Aussi, dès la présidence Bush, on entendit les ministres de la défense reprocher aux Européens de ne pas être sérieux : d’une part ils ne dépensaient pas assez, d’autre part ils n’étaient pas assez efficaces. Au fond, la présidence Obama a poursuivi cette ligne, pour deux raisons. La première est la défiance foncière du président envers l’outil militaire. Surtout, longtemps, il a considéré que l’Europe n’était ni un problème, ni une solution. Du coup, il n’a fait aucun effort à son endroit et a plutôt négligé l’OTAN, laissant ses secrétaires d’État morigéner lesdits Européens. Finalement l’OTAN ne s‘est à leurs yeux montrée récemment utile qu’à l’occasion d’un seul objectif important, celui de la défense anti-missile, décidée au sommet de Lisbonne en 2010 et assidûment poursuivie depuis. Pour Obama, la priorité est d’abord à l’Asie. Pour lui, le retour russe n’est pas vraiment menaçant.

Telle est la ligne à Washington, qui pourra surprendre ceux qui écoutaient le SACEUR, l’ineffable général Breedlove, qui ne cessait de grossir le danger russe, avertissant d’une possible conquête de l’Ukraine ou de la saisie du rivage entier de la mer Noire jusqu’à Odessa et la Transnistrie. Mais ici, il faut voir que par fonction, le SACEUR est « dual hatted » (double casquette) et qu’il honore aussi la fonction de commandant des troupes américaines en Europe (USEUCOM). En tant que tel, il est un commandant opérationnel dont le budget dépend du Congrès et qui obéit directement au président. Autant de facteurs qui l’incitent à une lutte politique pour les ressources, surtout à un moment où les budgets de défense sont contraints (même aux États-Unis) et où la priorité est donnée à l’Asie : grossir la menace sur a zone de responsabilité est un bon moyen d’acquérir de l’importance et de la visibilité, donc de maintenir les ressources. Bref, il faut distinguer entre ce que disent les Américains en Europe et ce qui est décidé réellement à Washington.

Concrètement, la priorité n’est pas donnée à la Russie. La Chine est perçue comme le premier compétiteur stratégique, tandis que malgré la volonté de se désengager du Moyen-Orient, les affaires sur place ont plus d’effet aux États-Unis que ce qui se passe en Ukraine. Les attentats djihadistes intervenus ces derniers mois (Boston, San Bernardino, Orlando) contribuent de facto à importer la question moyen-orientale au centre de la politique américaine, sujet d’autant plus sensible que le pays est en pleine campagne électorale, que Mme Clinton a été secrétaire d’État (avec une controverse sur son rôle lors de l’assassinat de l’ambassadeur américain à Benghazi) et que Donald Trump a adopté une ligne très dure à l’encontre des musulmans.

Une réassurance minimale ou un retour d’attention envers l’OTAN ? Dès lors, la multiplication des crises en Europe et l’insistance des alliés (Pologne, États Baltes, Roumanie) ont forcé l’Amérique à donner quelques gages de « réassurance ». Ainsi, le président Obama a annoncé l’envoi d’une brigade supplémentaire en Europe pour satisfaire les besoins de réassurance des alliés est-Européens (mais elle n’est pas dans le cadre OTAN). S’il faut contenter les Européens, ce n’est pas que la Russie inquiète car malgré ses efforts de modernisation, elle reste bien loin en termes de budgets et de performance technologique. Par ailleurs, la Russie se révèle un partenaire finalement utile pour gérer la crise syrienne, malgré les frictions (en train de s’accroître, à l’heure de la rédaction de cet article). Tel est le calcul de l’actuel président qui pensait laisser à Hillary Clinton le soin de mener une politique beaucoup plus interventionniste : on parle même de V. Nuland comme Secrétaire d’État, elle qui fut l’égérie des néo-conservateurs et très opposée aux Russes.

Las ! cette belle mécanique d’indifférence bute sur plusieurs obstacles. En Europe, le Brexit tout comme les profondes crises qui touchent l’UE et ses membres (crise de l’euro, migrations, populisme, djihadisme) font que l’Europe redevient un problème. Aux États-Unis, le candidat républicain a jeté un pavé dans la mare en allant encore plus loin que le président Obama, qui se contentait d’une négligence discrète : pour Donald Trump, « l’OTAN est obsolète » et il mettra les Européens au pied du mur : « NATO was done at a time you had the Soviet Union, which obviously was larger – much larger than Russia is today. I’m not saying Russia is not a threat. But we have other threats ». Ainsi, il suggère d’insister plus encore sur le partage du fardeau, ce qui consiste à la fois à menacer de désengager et à pousser les Européens à faire plus pour leur défense.

Cette posture ferme a suscité une campagne de réaction de la part de l’établissement. Les experts et les politiques se sont succédé pour réaffirmer l’importance de l’OTAN et la nécessité de l’alliance avec les Européens. Puis le sujet a un peu disparu. Le sommet de l’OTAN n’a pas profondément infléchi cette ligne puisque les alliés ont décidé de confirmer leur cohésion de défense (donc, la réassurance envers les Européens de l’est). Les États-Unis ont poussé quelques dossiers concrets (défense antimissile) mais rien n’a fondamentalement changé. Tout dépendra en fait du prochain président. Une Hillary Clinton sera plus interventionniste. Cela ne signifie pas forcément plus d’opérations militaires, encore moins plus d’efforts envers l’OTAN, mais on devrait avoir une certaine continuité avec la politique globale des États-Unis. Un Donald Trump sera certainement beaucoup plus tranchant et voudra forcer les Européens à faire plus. Les débats devraient alors s’ouvrir.

Le nouvel élu entrera en fonction début 2017. On peut donc prévoir une réunion de haut sommet avant l’été (par exemple avec l’inauguration du nouveau siège ?) afin de préciser les nouvelles orientations à la relation euro-atlantique, notamment dans son canal privilégié, l’Alliance. 

 

 

Les États-Unis et le cyberespace

Le cyberespace constitue pour les États-Unis une ressource essentielle de leur puissance renouvelée. Il est en effet fréquent d’évoquer un déclin américain dont les échecs militaires seraient le signe, de l’Irak à l’Afghanistan. Ainsi s’expliquerait le désengagement américain qu’aurait conduit Barack Obama et que reprendrait, d’une certaine façon, Donald Trump. C’est pourtant ignorer que l’interventionnisme américain a pris d’autres formes (des frappes de drones à un impérialisme juridique[1]) et surtout que les États-Unis ont investi les nouveaux moyens de la puissance : espace sidéral, nouvelles technologies et surtout cyberespace. Ce dernier constitue en effet un des moyens essentiels de la nouvelle puissance américaine, celle qui vise à maintenir une domination géopolitique du monde au XXIe siècle. Cette cyberstratégie intégrale s’observe dans quatre champs principaux, piliers d’une puissance déjà projetée dans le futur : la technologie, l’économie, la défense et le renseignement. Est-il alors possible de rivaliser avec le cyberempire ?

 

I Les États-Unis ont créé le cyberespace

Nul besoin de rappeler le goût américain pour la technologie, toujours perçue comme la solution aux problèmes du moment. Avec le cyberespace, la technologie présente un avantage supplémentaire, celui de créer un espace universellement partagé et sous contrôle américain. L’informatique puis le cyberespace furent largement créés par les Américains, même si les historiens notent la présence d’Européens au lancement de l’aventure. Une définition très simple du cyberespace le désigne comme le maillage de l’informatique en réseau. Si les premiers projets sont lancés dès les années 1960, si Z. Brezinski pressent très tôt le pouvoir de ce qu’il nommait la technétronique[2], le véritable décollage du cyberespace date des années 1990 avec la révolution Internet.

Au web 1.0 succèdent le web 2.0, puis les très grands acteurs (la bande de GAFA : Google, Amazon, Facebook, Apple), le cloud, le big data. Cette irruption en est encore à ses débuts puisque déjà les nouvelles vagues arrivent : internet des objets, ordinateur quantique, intelligence artificielle, robotique généralisée, convergence homme-machine, pour celles qui sont déjà anticipées. La très grande majorité de ces initiatives naissent sur le sol américain, avec des acteurs américains ou sous le contrôle, technique ou juridique, d’organisations américaines. Ainsi, les organes de régulation de l’Internet sont situés sur le sol américain, les principales organisations de serveur racine également, tandis que la plupart de la population mondiale utilise majoritairement des sites américains, à l’exception de quelques zones (la Chine, partiellement la Russie, l’Arménie…). Chaque requête que vous effectuez sur Google est, pour des raisons techniques, recopiée sur un serveur distant. Il y a donc une très grande probabilité que ce serveur soit sur le territoire des États-Unis ou transite par celui-ci (90% des communications Internet mondiales passent par les câbles transatlantiques). Autrement dit, quasiment toutes vos données peuvent tomber sous le coup de la loi américaine (ce qui relativise grandement les notions de « cloud souverain » ou de « fermes de données localisées »). Ainsi, l’architecture technique du cyberespace, qu’elle soit matérielle ou logicielle, donne aux États-Unis une position de quasi-monopole.

II Une nouvelle économie qui va de pair avec la mondialisation

Il y a des liens forts entre la mondialisation et l’émergence du cyberespace : ce n’est pas un hasard s’ils interviennent simultanément. Cette corrélation temporelle révèle une part de causalité. La mondialisation est un peu due à la dérégulation, beaucoup aux moyens techniques permis par ce qu’on désignait, à l’époque, de nouvelles technologies de l’information et de la communication. Elle permet bien sûr des transactions commerciales et financières mais aussi la gestion des marchandises (pas de mondialisation sans conteneur 20 pieds, eux même gérés exclusivement par ordinateur), les mouvements des êtres humains (gestion des voyages) et évidemment l’explosion des échanges culturels.

Cela introduit un changement de paradigme économique. La mondialisation n’est pas simplement une concurrence économique élargie à la planète, c’est désormais un nouveau capitalisme qui s’affranchit des règles grâce au cyber. Celui-ci devient désormais le lieu d’une nouvelle conflictualité économique où tous les coups sont permis. Uber ou airB&B créent de nouveaux modèles économiques qui mettent à bas les anciens opérateurs notamment en s’affranchissant des règles locales : la position économique acquise doit devenir si importante que les procès longs et coûteux devront permettre une transaction laissant place à la nouvelle réalité économique (too big to fail). Sait-on ainsi que l’essentiel du capital d’Uber est destiné à payer non de la publicité ou des innovations technologiques mais des bataillons d’avocats sur chacun des territoires où la société s’implante ? Les grands opérateurs économiques utilisent également le cyberespace pour construire des modes complexes d’évasion fiscale afin de ne pas payer d’impôts, ce qui affaiblit d’autant les États.

De même, les nouveaux acteurs investissent des secteurs à très forte intensité capitalistique. Il s’agit de prendre de gros risques industriels, avec énormément de capitaux et pour une durée de long terme afin de contourner les acteurs existants. Ainsi s’expliquent les paris fous des fusées : deux sociétés privées, Blue Origine (détenue par Jeff Bezos, propriétaire d’Amazon) et Space X (Elon Musk, le propriétaire de Paypal), s’affrontent pour construire de nouveaux modèles économiques qui mettent à mal les structures existantes, notamment Arianespace. Ainsi en est-il de Tesla, lancée là-encore par Elon Musk, marque de voiture électrique et luxueuse, sortie de rien et qui agite l’actualité, tandis que Google expérimente depuis de longues années la « voiture sans chauffeur ». L’abondance du capital disponible aux États-Unis rend possibles de telles expériences, très coûteuses, très risquées mais très rémunératrices en cas de succès, puisqu’elles obtiendraient alors un avantage comparatif déterminant qui tuerait quasiment les acteurs établis. Il ne s’agit pas simplement d’un processus d’innovation comme nous en avons l’habitude, mais d’un processus de disruption qui vise à annihiler le marché existant pour un créer un autre à sa main.

Ces processus visent au fond à établir des dominations économiques complètes, en jouant au besoin sur les normes ou la corruption. Le cyberespace est un élément essentiel de cette stratégie économique totale, celle des États-Unis.

III Les États-Unis et la cyberdéfense

En 1993, deux auteurs américains annonçaient : « cyberwar is coming ». Cela fait donc près de 25 ans que les Américains travaillent sur ce champ. De l’infoguerre à la guerre réseaucentrée, les théories se sont succédé. Mais le plus important n’était pas là, mais dans le développement de capacités toujours plus importantes. Ainsi, la National Security Agency (NSA) compte-t-elle 36.000 agents auxquels il faut ajouter environ 64.000 sous-traitants, soit une force de 100.000 hommes, pour un budget qui approche les 30 milliards de dollars. Edward Snowden[3] a révélé l’étendue de l’activité de l’agence qui espionne tout, sous prétexte de lutte antiterroriste, alors que l’on sait qu’au maximum un seul attentat a été déjoué par elle. En fait, même si cela est peu connu, la NSA sert beaucoup (principalement ?) à l’espionnage économique afin de favoriser les entreprises américaines.

Elle a certes joué en appui à des opérations plus géopolitiques voire militaires. Ainsi, elle a fabriqué le ver Stuxnet (en collaboration avec les Israéliens) qui visait une usine iranienne de recherche nucléaire, afin de ralentir son programme. Elle a mis en place un gigantesque système d’espionnage (la « galaxie Flame ») sur l’ensemble du Moyen-Orient, notamment l’Iran mais aussi toutes les factions locales en Irak, Syrie, Liban, … Un responsable américain a ainsi récemment fait savoir que les États-Unis menaient une « cyberguerre » dans la lutte contre l’EI, même si l’on savait déjà que la NSA avait aidé le général Petraeus au cours de la campagne d’Irak.

Le cyberespace est considéré par les Américains comme un nouveau « milieu de la guerre », tout comme les autres milieux (terre, mer, air, espace sidéral). Leur doctrine est claire et constamment réaffirmée : ils veulent y jouer le premier rôle, n’hésiteront pas à se défendre et à riposter, ils utiliseront des « armes offensives » (comme Stuxnet) et n’écartent pas l’idée qu’une agression cyber sérieuse pourra enclencher une riposte non cyber, c’est-à-dire avec des armes conventionnelles. On retrouve ici la culture stratégique américaine, toujours gourmande de suprématie, de bombardements massifs, d’écrasement de l’ennemi : tant pis si ces catégories s’appliquent difficilement au cyberespace puisqu’à la différence des canons, on ne se foudroie pas à coups d’électrons, il faut bien observer une militarisation structurelle de l’approche américaine du cyberespace.

IV Des rivaux ?

Face à une telle volonté et une telle domination, est-il possible de rivaliser ? ou tout simplement de préserver une certaine indépendance ? Certains s’en donnent les moyens. Tout d’abord la Chine, mais aussi la Russie voire l’Inde, qui toutes ont saisi l’ampleur de l’ambition et donc de la menace. Les deux premiers mettent ainsi en œuvre des stratégies complètes d’autonomie cyber, à la fois technique, physique et logicielle, mais aussi économiques. Il ne s’agit pas de dire que ce sont des enfants de chœur ni qu’ils ne se situent pas parmi les premiers acteurs d’une certaine cybercriminalité (espionnage économique et hacking), simplement que cela fait aussi partie d’une stratégie destinée à prévenir la pression américaine, pas des plus tendres non plus.

Au fond, la grande question touche l’Occident et particulièrement l’Europe. Si le Royaume-Uni a très tôt choisi une alliance très intime avec Washington, Paris et Berlin semblent plus gênés. D’une façon générale, les Européens ne perçoivent pas l’affirmation très dure des intérêts américains et demeurent façonnés par l’idée d’une communauté occidentale. Cela rend les démarches indépendantes dans le cyberespace difficiles à conduire puisqu’il faut collaborer juste assez pour progresser sans devoir révéler trop de choses, ce qui entraverait l’autonomie. Israël y réussit sans trop de difficultés, Paris s’y essaye. Pour beaucoup d’autres, on est plus proche de la vassalisation que du maintien de la souveraineté.

Pour conclure

Le cyberespace est donc pour les États-Unis un formidable outil qui répond parfaitement à leurs aspirations : il est à la fois technologique et universel et permet d’agir dans les deux dimensions privilégiées de la puissance, l’économie et le militaire. On aurait pu ajouter la dimension culturelle en rappelant que soft power et smart power sont des inventions américaines et utilisent abondamment le cyber pour se diffuser. Tout ceci permet une stratégie intégrale qui vise à assoir (ou rétablir) une domination américaine sur le monde à venir. Beaucoup pensent que le moment de l’hyperpuissance est fini, à l’aune de quelques échecs en Afghanistan ou en Irak. Mais outre que semer le chaos dans des régions éloignées n’est pas forcément un échec au regard de la grande stratégie américaine, c’est surtout oublier que malgré les apparences, les États-Unis sont déjà passés à autre chose : ils ont l’ambition de façonner le monde du XXIe siècle selon leurs règles. Le dessein peut paraître illusoire, il est pourtant poursuivi avec détermination.

 

[1] O. Kempf, L’indirection de la guerre ou le retour de la guerre limitée, Politique Etrangère, 2015/4 (Hiver).

[2] Z. Brzezinski, La révolution technétronique, Clamann-Lévy, 1971.

[3] Q. Michaud, L’affaire Snowden, une rupture stratégique, Economica, 2014.

 

 

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Trump, les États-Unis et l’Europe

dim, 08/01/2017 - 22:48

CI-joint, ma dernière chronique dans Conflits, le numéro 12, qui vient de paraître... Bonne lecture.

Source

L’élection de Donald Trump n’a pas seulement surpris les élites européennes, elle les a sidérées. Mais au-delà de la remise en cause de l‘établissement politique, cette nouvelle a sonné comme la remise en cause d’un monde que l’Europe croyait, malgré tous ses discours, globalement stable. En effet, elle se pensait depuis la Deuxième guerre mondiale comme appartenant à l’Occident, conjointement avec les États-Unis. Cette perception avait traversé la fin de la guerre froide et perdurait. Les bouleversements récents (crise de l’euro, crise migratoire, crise ukrainienne, guerres moyen-orientales) ne l’avaient pas psychologiquement affectée : au fond, les dirigeants européens pensaient que toujours, l’Amérique serait là. Ce n’est donc pas simplement une affaire d’argent : augmenter les budgets de défense au-delà de 2% ne suffira peut-être pas à satisfaire le nouveau POTUS.

D’une certaine façon, Trump remet en cause cette certitude et déstabilise beaucoup plus le système. Il va en effet plus loin que G. W. Bush et B. Obama qui depuis quinze ans, déjà, demandent aux Européens de dépenser plus en matière de défense. Obama parlait même de « passagers clandestins, accusation à peine entendue. Avec Trump, chacun se dit désormais que les négociations vont être plus dures et que l’acquis ne l’est pas indéfiniment. Son élection affecte donc profondément les psychologies politiques.

Toutefois, Trump repoussera d’autres habitudes européennes. Il partage en effet avec de nombreux leaders contemporains un néo-réalisme qui leur fait agir dans le monde à la seule aune des intérêts nationaux. Ce sera particulièrement vrai avec V. Poutine, avec qui le nouvel élu négociera, durement (car parler de son alliance avec lui relève de la caricature) mais sans s’embarrasser de beaucoup de contraintes : autrement dit, la préservation d’un ordre international ne sera pas un objectif majeur des négociations, juste un argument au cours de celles-ci. Là encore, cela risque de froisser des principes qui sont au fondement de la posture géopolitique de l’Europe. Celle-ci, depuis des années, promeut un multilatéralisme dont elle se veut l’avant-garde éclairée. Le porte-à-faux avec l’attitude probable du futur gouvernement américain sera de ce fait très prononcé.

Dernière remise en cause, dans le droit fil des précédentes, celle touchant à la mondialisation. Trump a été élu sur un programme « anti-globaliste » grâce à un électorat qui ne croit plus aux promesses faites depuis trente ans. Or, de larges pans de l’électorat européen pensent de même. Les dirigeants européens sont donc confrontés à une opposition sur deux fronts, à l’extérieur contre le nouveau président, à l’intérieur à l’endroit de leurs populations sceptiques.

L’élection de Trump marque donc l’heure de la grande remise en cause européenne, bien plus peut-être que les crises que celle-ci connaît depuis cinq ans.

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Introduction à la cyberstratégie (fiche de lecture)

lun, 02/01/2017 - 22:06

La revue en ligne de sicences sociales spécialisées sur les questions de défense et de sécurité, Res Militaris, a publié, dans son numéro d'été (vol 6, n°2, été-automne 2016) une fiche de lecture à mon Introduction à la cyberstratégie (et de sa deuxième édition). Je la reproduis ci-dessous. Elle est écrite par Pauline Deschaux-Dutard, maître de conférence à l'université de Grenoble.

Dans nos sociétés en réseau, le cyberespace en son acception la plus large est devenu ces dernières années un enjeu critique, au point que nombre d’experts y voient le cinquième espace de conflictualité, y compris de conflictualité militaire. Les attaques cybernétiques à l’encontre de l’Estonie en 2007 et de la Géorgie en 2008, de même que le scandale Wikileaks plus récemment, démontrent combien le cyberespace pénètre l’ensemble de nos univers sociaux aujourd’hui.

Sa dimension stratégique fait l’objet d’une littérature internationale croissante, où la part des publications francophones reste en léger retrait par rapport à la production anglophone.

Au sein de cette littérature, la cyberstratégie constitue encore dans le paysage français une niche dominée par quelques auteurs, dont Olivier Kempf est sans doute le plus emblématique.

Cette position de niche s’explique par l’histoire du champ : le débat autour du cyberespace et de ses dimensions sécuritaires a d’abord pour l’essentiel porté sur les questions liées à la cybercriminalité, avant de s’élargir au thème de la cybersécurité puis, à partir du milieu des années 2000 seulement, aux questions de cyberguerre et de cyberstratégie (1).

Ces dernières font l’objet de blogs spécialisés, pour la plupart fédérés dans le cadre d’une expérience collaborative entre 2009 et 2014, l’Alliance géostratégique, webzine de référence utilisant l’outil de prédilection des chercheurs travaillant sur le cyberespace et les défis qu’il soulève en matière de sécurité et de défense : l’outil Internet (2).

L’ouvrage présenté ici s’insère ainsi dans une littérature française encore restreinte (3) reposant sur la production de quelques spécialistes - clefs du cyberespace en sciences sociales (notamment Daniel Ventre, Bertrand Boyer, François Huyghe et l’auteur lui-même), même si de plus en plus de chercheurs sont amenés à s’intéresser, au moins de façon transversale, au cyberespace dans le cadre de leurs recherches en droit international, relations internationales et science politique. (4)

Si l’ouvrage d’Olivier Kempf, docteur en science politique, chercheur associé à l’IRIS et directeur de publication de La Vigie, se présente comme une Introduction, il va en  réalité au-delà de ce projet d’introduire à la cyberstratégie. Cette édition est en fait la réédition d’un premier ouvrage publié en 2012 sous le même titre dans la collection “Cyberstratégie” des éditions Economica. Elle ajoute à la première version trois chapitres consacrés respectivement à un court historique de la cyberguerre (chapitre 7), aux cyberconflits étatiques (chapitre 8) et au cas de la cyberstratégie en France (chapitre 12).

L’enjeu du livre est d’entrée clairement exprimé par son auteur : donner des bases solides pour comprendre comment le cyberespace constitue un espace stratégique et quel type de stratégie y semble le plus adapté. À cette fin, Olivier Kempf propose d’abord une définition du cyberespace : espace technique, humain et social, “où des acteurs de tous types agissent, dialoguent mais aussi se confrontent ” (p.6).

Il tire de cette définition les éléments de base de toute pensée stratégique : outre un espace, des acteurs et des motifs de conflit, en s’appuyant sur la définition de Beaufre selon laquelle la stratégie constitue “l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre les conflits ” (ibid.). Dès lors, pour l’auteur, “la cyberstratégie constitue ainsi la partie de la stratégie propre au cyberespace, considéré comme un milieu conflictuel où s’opposent différents acteurs (États, groupes, individus)” (p.7). Une fois posés ces éléments de définition, l’ouvrage analyse les caractéristiques du cyberespace dans un chapitre introductif où le profane découvre qu’il est loin de se limiter au seul Internet. Le cyberespace se compose en effet de trois couches : matérielle (réseaux de communication et infrastructures leur permettant de fonctionner), logique et informationnelle.

Suivent deux parties consacrées, l’une aux facteurs stratégiques (chapitres 2 à 6), l’autre aux dispositifs stratégiques (chapitres 7 à 12). La première, relativement descriptive et parfois touffue, détaille tout d’abord ce qui constitue la spécificité stratégique du cyberespace : ses lieux (chapitre 2), les représentations dont il est l’objet (chapitre 3), ses spécificités en tant que théâtre de conflit (chapitre 4), ses temporalités (chapitre 5), et les acteurs multiples qui le peuplent, du citoyen aux États, en passant par les groupes cyberterroristes (chapitre 6).

Plus analytique, la seconde partie précise les moyens stratégiques à déployer dans le cyberespace, en partant d’une brève histoire de la cyberguerre et des cyberconflits récents entre États (chapitres 7 et 8). Sont ensuite présentées les attitudes et postures stratégiques, avec notamment (au chapitre 10) un intéressant parallèle avec la dissuasion nucléaire. Cette seconde partie se termine par un état des lieux de la cyberstratégie en France, qui conclut que le cyberespace est au cœur des problématiques de souveraineté.

Le livre se clôt par une conclusion synthétique et des annexes qui viennent pertinemment illustrer le propos. Au terme de la lecture de cette Introduction à la cyberstratégie, le lecteur retiendra que le cyberespace constitue une espace stratégique complexe, à la fois autonome et imbriqué dans les autres espaces stratégiques, ce qui appelle les stratégies d’aujourd’hui et plus encore de demain à faire preuve d’inventivité dans la mesure où les modèles antérieurs ne peuvent au mieux que partiellement s’appliquer à lui. Cela est d’autant plus vrai qu’une des règle principales de la cyberstratégie doit composer avec le principe d’inattribution : il est aujourd’hui très difficile, voire souvent impossible, de désigner clairement l’auteur d’une cyberattaque ou d’une cyberagression, contrairement au cas d’une attaque armée conventionnelle ou d’une frappe nucléaire.

Pour Olivier Kempf, le domaine ne peut donc être appréhendé qu’au travers de nouveaux paradigmes stratégiques et la cyberstratégie ne saurait importer directement les concepts développés en matière de stratégie classique, qu’ils soient liés à la guerre conventionnelle, révolutionnaire ou nucléaire. La lecture de cet ouvrage est d’un grand intérêt et retient l’attention, même si certains passages denses auraient mérité d’être plus rendus intelligibles pour le profane (notamment dans les chapitres consacrés aux caractéristiques du cyberespace). Elle est également indispensable pour saisir les nombreux défis non seulement stratégiques, mais plus largement sociétaux, que soulève l’espace cybernétique. En outre, le lecteur y trouvera une somme complète, bien informée, lui permettant de s’armer conceptuellement en vue de creuser plus avant tel ou tel aspect de la cyberstratégie.

L’ouvrage peut également être perçu comme un outil d’aide à la décision pour les acteurs en charge de questions stratégiques au sein de l’appareil d’État. Le cyberespace constitue en effet un défi politique autant que militaire puisqu’il fait intervenir une pluralité d’acteurs situés à des niveaux multiples, ce qui caractérise une notion pourtant absente de l’ouvrage : celle de gouvernance. Mais comme l’auteur l’indique dans sa conclusion, ce livre n’est “qu’une introduction à une discipline en pleine expansion ”, qui appellera à n’en pas douter au dialogue avec d’autres concepts de science sociale, et d’autres démarches méthodologiques, comme une sociologie fine des acteurs de la cyberstratégie.

Delphine Deschaux-Dutard

Maître de conférences en science politique,

Université Grenoble Alpes

1 Cf. notamment Olivier Kempf, « Cyberstratégie à la française », Revue Internationale et Stratégique, 2012/3, pp. 121-129.

2 Cf. son site: www.alliancegeostrategique.org.

3 On indiquera ,parmi les ouvrages français les plus pertinents traitant de cyberstratégie, les ouvrages suivants : Stéphane Dossé & Olivier Kempf (ss. dir.),“Stratégies dans le cyberespace”, Cahiers Alliance géostratégique, n°2, septembre 2011; Bertrand Boyer, Cyberstratégie, l’art de la guerre numérique, Paris, Editions Nuvis, 2012 ; Daniel Ventre, Cyberespace et acteurs du cyberconflit, Paris, Lavoisier, 2011 et du même auteur, Cyberattaque et cyberdéfense, Paris, Lavoisier, 2011;Stéphane Dossé, Olivier Kempf & Christian Malis, Le Cyberespace. Nouveau domaine de la pensée stratégique, Paris, Economica, 2013.

4 Cf . notamment, en droit international public , les travaux récents de Karine Bannelier-Christakis

 

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Cyberespace (Gibson)

ven, 30/12/2016 - 13:21

Ai lu le Neuromancien, de William Gibson, l'inventeur du cyberespace. Si le livre n'est finalement pas convaincant (trop compliqué à mon goût, pas assez envolé, on s'y perd constamment :bref, peu de plaisir de lecture), on retiendra cette définition du cyberespace, p. 64 de l'édition J'ai lu :

Source

"Le cyberespace. Une hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions d'opérateurs, dans tous les pays, par des gosses auxquels on enseigne des concepts mathématiques... Une représentation graphique de données extrautes des mémoires de tous les ordinateurs du système humain. Une compleité impensable. Des traits de lumière disposés dans le non-espace e l'esprit, des amas et des contellations de données. Comme les llumières de villes, dans le lointain..."

C'est écrit en 1984 ! Visionnaire, incontestablement. Une forme de "data viz" et en même temps, une sorte de drogue hallucinatoire. A la fois représentation et système complexe de données.

O. Kempf

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Le plus grand roi de la terre et ses deux enfants

mar, 27/12/2016 - 10:52

Ce conte a été publié sur Echoradar, dans le cadre de la série "Contes stratégiques". Toute ressemblance avec des personnages réels n'est pas fortuite.

Il était une fois le plus grand royaume de la terre. Son roi, un homme élégant et plein de charme, un prince charmant en quelque sorte, son roi devait partir après huit ans de règne. Il avait été élevé dans les îles, à l’ouest du royaume, et son règne avait été marqué par son rêve des terres au-delà de l’océan, là où le soleil se couche.

C’était aussi un roi pacifique. Il avait refusé de poursuivre les guerres que son prédécesseur avait engagées au levant et s’était efforcé d’y mettre fin, retirant ses armées, disant à ses généraux plein de bravoure qu’il y a plus grande gloire à faire la paix qu’à poursuivre les horions. Mais il était roi et devait défendre les intérêts du royaume. Aussi tenta-t-il de parlementer, envoyant force légats à travers les contrées…

Il gardait cependant des armes pour peser sur les esprits à distance. Ainsi, une grande partie du peuple des fées tournoyait en permanence dans les cieux et observait les actions des hommes, jusqu’à leurs pensées les plus secrètes. Elles lui rapportaient les mauvaises intentions des méchants et le roi, alors, lançait des sorts à travers les nuées pour les frapper. S’il ne faisait plus la guerre de façon visible, il demeurait un roi calculateur et espion, il continuait à tuer ses ennemis et à aider un peu ses alliés.

On le surnomma donc le Pacifique et l’assemblée des druides, dans la forêt des Carnutes, lui offrit même la serpe d’or de la paix.

Le règne du Pacifique avait duré huit ans : il devait partir car il était souffrant. Mais avant de partir, il fallut choisir son héritier. Or, il avait deux enfants, une fille et un garçon.

La fille était la plus intelligente : éduquée, calculatrice, parfois sournoise, travailleuse, elle possédait en apparence toutes les qualités pour succéder à son père. Si elle l’avait autrefois chahutée, elle était vite rentrée dans le rang au point de le seconder dans les affaires du royaume. Il faut dire qu’elle avait été elle-même mariée à un autre roi qui avait depuis disparu. Fille de roi, femme de roi, elle voulait désormais être reine par elle-même et non par les charges que son illustre famille lui avait apportées. Au fond, elle était très orgueilleuse. Trop, peut-être, par rapport à son habileté.

En effet, elle maîtrisait les rouages de la Cour qu’elle pratiquait depuis tant d’années. Il n’était pas un prince, pas un grand, pas un duc, il n’était pas un chambellan ou secrétaire du roi qu’elle ne connût, jusqu’au dernier écuyer. Toute la Cour bruissait d’elle. Elle avait noué tant d’intrigues et rendu tant de services que chacun à la Cour l’attendait et même, l’espérait. Héritière, elle était la Princesse, elle serait reine, naturellement, évidemment !

Mais le roi avait aussi un fils. Il était vulgaire, il faut bien en convenir. Lui n’avait pas voulu frayer à la Cour. Il avait profité des richesses de son père pour s’amuser et même faire des affaires privées, à la différence du Fils Prodigue. La Princesse aussi s’était enrichie mais on ne le disait pas trop fort, elle avait fait cela dans les formes. Le prince, lui qu’on surnommait le Tempétueux, n’avait pas eu ces façons. Lui aussi héritier, il s’était comporté comme un nouveau riche, ce qui est incontestablement une faute de goût et qui, bien sûr, déplaisait à la Cour mais aussi à son père.

Ce n’était pourtant pas là son moindre défaut ! On le disait bien menteur mais là, il faut bien admettre que la Princesse aussi pouvait duper son monde. Non, ce qui était pire, c’est qu’il avait été amuseur, suivant pendant quelques années le chariot d’une troupe de saltimbanques avec qui il montait sur les planches pour amuser le public. Son rôle n’était pas celui de Simplet ou d’Auguste, les clowns dont on a l’habitude : dans la pièce comique qu’il jouait, il composait un juge tranchant et terrible qui désignait les victimes ridicules sous les sarcasmes des rieurs. Car il avait de l’esprit, le Tempétueux, malgré sa grossièreté apparente. Il avait en outre deux qualités que la plupart des observateurs n’avaient pas décelées.

D’abord, il avait rencontré beaucoup de gens à l’occasion de ses tournées. Faire rire les gens est en effet un bon moyen de connaître l’âme des peuples et par ses réparties et ses bouffonneries persifleuses, il avait cerné les attentes secrètes du peuple du royaume, ce peuple que la Cour ignorait. Et puis surtout, il avait beaucoup d’intuition. Voici une qualité qui ne s’acquiert pas, l’école ou l’expérience n’y peuvent pas grand-chose. C’était un don qu’il avait reçu des fées, à son berceau. Si la Princesse avait reçu le sens de l’intrigue, lui était doté de l’intuition, qualité la plus sensible qu’il cachait soigneusement sous ses atours grossiers.

Le Pacifique était bien ennuyé. Lequel de ses deux enfants allait-il choisir pour lui succéder sur le trône ?

Naturellement, son cœur penchait pour la Princesse qui lui était fidèle. Elle l’avait servi avec dévouement, elle était appréciée à la Cour, tout le poussait à la choisir. Il semblait pourtant ignorer que la Princesse, si aimable par devant, avait au fond l’ambition d’une autre politique. Reine elle serait, mais elle montrerait de plus qu’elle était l’égale des hommes ! Elle serait inflexible et s’il fallait pour cela recourir à la guerre, elle n’hésiterait pas. Bien sûr, elle ne le disait pas tout haut, elle restait tout miel devant le roi son père. Mais quand elle se retirait dans son cabinet, les ambitieux impatients soufflaient les braises de son rêve de gloire et la pressaient de battre la générale.

Le roi, dans le même temps, se méfiait du Tempétueux son fils. Il était si imprévisible si provocateur, à coup sûr il lui serait infidèle : par mégarde, sans doute, il ferait une faute et entraînerait le pays dans la guerre. Pourtant, le Tempétueux était plus subtil que ça. Il avait en effet saisi que le peuple ne voulait plus de ces expéditions à travers le monde. Si donc le Tempétueux fulminait, c’était plus pour impressionner l’adversaire que pour aller jusqu’à se battre. Au fond, le Tempétueux était bien plus paisible et proche du Pacifique qu’on ne le croyait à première vue. Mais le roi, comme tout le monde, voyait la furie et ne soupçonnait pas la dissimilation de son fils.

Le roi ne savait trop quoi faire. Ses forces déclinaient, cependant et le terme approchait. Il décida alors de demander conseil à ses États réunis. Au fond de lui-même, il se disait que les gens étaient raisonnables et que les puissants de la Cour, qui avaient tous les relais dans le royaume, sauraient inciter leurs clients à désigner le bon candidat, ou plutôt la bonne candidate.

Les oracles et les devins qui lisaient les nuées opinaient en ce sens. On mobilisa quelques sorciers pour qu’ils jettent des sorts. Les hérauts lurent des proclamations sur les places publiques. Quasiment tous les troubadours chantèrent des poèmes de louange en l’honneur de la Princesse. La Cour était heureuse car les présages étaient bons : la Princesse serait reine, c’était sûr.

Mais le Tempétueux ne se laissa pas impressionner, car ce n’était pas dans son caractère. Il parla simplement aux gens simples, ravis de retrouver l’amuseur qu’ils connaissaient. Mais cette fois il ne se moquait pas des justiciables, il se gaussait de la Cour. Il prit un malin plaisir à franchir toutes les barrières. La Cour énonçait-elle une règle d’étiquette ? joyeusement, il la transgressait sous les hourras des rieurs. Les crieurs annonçaient-ils les messages du palais avec le style ampoulé et respectable qui convient ? Lui parlait crûment et simplement à tout le peuple dont il saisissait les espoirs.

La consultation vint et ce fut une grande surprise : les États avaient désigné le Tempétueux !

La Princesse partit en exil et on n’entendit plus jamais parler d’elle. Le roi était fort déçu. Pourtant, il ne se rendait pas compte que la fidèle infidèle avait perdu quand l’infidèle fidèle avait triomphé. Son fils continuerait son œuvre, à sa façon bien sûr.

La morale de ce conte est qu’il faut se méfier des apparences. Celui qu’on décriait se révélera peut-être le héros de l’histoire. Comme disait l’autre, la pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle… Tout est possible à l’Histoire, il ne faut jurer de rien. Et surtout, se méfier de la Cour…

O. Kempf

Catégories: Défense

Wallonie, Europe, CETA soeur

sam, 29/10/2016 - 15:04

Le refus par le parlement wallon du traité CETA a occupé l'espace médiatique. Les européistes nous ont expliqué que "c'était une faillite de l'Europe", confondant comme d'habitude Europe et Union Européenne. L'affaire a révélé bien des choses qui vont au-delà de cette sotte simplification selon laquelle "l'ultra minorité wallone" s'opposait à "l'immense majorité européenne". Mais en matière de propagande, la simplification est le b-a-ba de la rhétorique.

Source

Tout d'abord, le refus de Paul Magentte, président du parlement Wallon, a démontré l'ineptie des réformes institutionnelles promues par les Flamands depuis trois décennies. Ils y voyaient le moyen de reprendre la main face à des Wallons dominants, voici que ceux-ci ont profité du nouvel équilibre institutionnel pour défendre leur point de vue. Tel est pris qui croyait prendre !

Au-delà, signalons que cela fait plus d'un an que la Wallonie signale ses réticences, demande des aménagements et n'obtient des institutions bruxelloises (les européennes, pas les belges, mais aussi les belges, enfin vous m'avez compris) qu'un silence méprisant. Oh ! surprise , des fonctionnaires européens pourraient ne pas considérer les Parlements avec souci ?

D'où l'argument, par exemple chanté par l'inénnarable A. Le Parmentier du Monde (vous savez, le tabloid français histérique), que 3 millions de Wallons n'allainet pas imposer leur loi à 500 millions d'Européens. Conception bizarre de la démocratie car elle suggère que les 497 autres sont tout à fait d'accoord avec le CETA. Or, il se trouve que celui-ci suscite bien des résistances à travers l'Europe, en Allemagne, au Danemark, en France même, en Roumanie, etc... De plus, nous suivons ici une "procédure mixte" qui signifie que le traité doit être validé par les 38 ou 40 parlements compétents. Pourquoi 40 : parce que suivant l'organisation institutionnelle de l'Europe mais aussi des Etats membres, les Parlements des Etats fédérés à l'intérieur des Etats membres ont aussi le droit de se prononcer, ce qui est le cas de la Wallonie.

Enfin, La Wallonie n'est que le premier des 38 ou 40 parlements à se prononcer : ballot, non, de dire que le premier est anti démocratique quand il en reste 39 à se prononcer ? Rien ne dit en effet qu'un ou plusieurs autres ne se prononceront pas contre.

Triomphalement toutefois, les institutions euroépennes, à force de négociations avec les Wallons, ont trouvé un moyen de sortir de ce blocage en accordant des exemptions. M. Tusk nous explique qu'il va donc pouvoir signer dimanche avec le CanadienTrudeau. Le seul problème, c'est que cette signature prend effet le temps que les 37 ou 39 parlements restants ratifient le traité, ce qui prend des années. Autrement dit, on applique dès maintenant, pour la ratification on verra plus tard.

Je pourrais continuer ce ton grinçant. La chose est toutefois un peu plus grave. D'une part, constatons que la procédure "mixte" suivie est le signe d'un changement d'époque. On ne délègue plus n'importe quoi à la Commission et aux négociateurs européens, ce qui signifie que les Parlements nationaux (et régionaux dans certains cas) contrôlent le travail. Cela affaiblit les institutions européennes (singulièrement le Parlement européen) mais est finalement conforme à l'état de l'opinion. D'autre part, cela révèle que l'idéologie globaliste a de plus en plus de peine à s'imposer. Voici au fond ce que signifie la "vague populiste" que beaucoup dénoncent comme krypto-fasciste, mais qui  signifie surtout que le grand moment idéologique "néo-libéral" débuté il y a trente-cinq ans touche à sa fin.

L'affaire wallone n'est que le révélateur de ce nouveau mouvement de fond. Les fonctionnaires bruxellois devront s'y faire.

O. Kempf

Catégories: Défense

Quelques pensées (écrites) sur l'OTAN

dim, 23/10/2016 - 19:36

A l'occasion du sommet de Varsovie, j'ai publié deux articles sur l'OTAN.

L'un est paru dans la Revue Défense Nationale et traite précisément des leçons à tirer de ce sommet, plus plat que certains commentaires ditrhyrambiques que j'ai lus ou entendus parfois (genre "c'est le sommet le plus important depuis la guerre froide" : restons sérieux !), mais pas aussi anodin qu'il a pu paraître à l'observateur lointain. Surtout, alors que beaucoup nous chantaient (nous chantent encore) un retour à la guerre froide, les choses sont bien plus nuancées.

"Varsovie, un sommet finalement mesuré" in RDN, octobre 2016 sur les "Enjeux transatlantiques" (Sommaire).

Par ailleurs, sur un thème approchant, j'ai écrit avec Frédéric Goût un article sur "Comment l'OTAN pense la guerre aujourd'hui ?". L'analyse est un peu plus spécialisée et théorique, mais intéressera les stratégistes. C'est paru dans "Inflexions" dans son dossier de septembre (n°33) qui porte sur "l'Europe contre la guerre". Comme le lien vous donne accès au pdf du doc, j'ai mis l'article ci-dessous.

Avec ça, vous avez tout ce qu'il faut pour comprendre l'essentiel de l'actualité alliée. O. Kempf

Comment l'OTAN pense la guerre aujourd'hui  ?

Créée en 1949 dans le but de dissuader toute agression des pays d’Europe occidentale par le bloc soviétique, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) aurait dû logiquement disparaître après la chute du mur de Berlin et la fin de la menace exercée par le Pacte de Varsovie. Or, non seulement elle s’est maintenue, mais elle s’est élargie. Surtout, elle s’est adaptée au contexte international, ce qui l’a poussée à mener des opérations militaires sans rapport direct avec sa mission première. Très loin des scénarios initialement envisagés, elle s’est trouvée dans la situation de devoir répliquer à l’agression subie par les États-Unis sur leur sol, du fait de terroristes moyen-orientaux, par l’envoi d’un corps expéditionnaire en Asie.

Aujourd’hui, l’OTAN semble à nouveau se recentrer sur sa vocation initiale : la défense territoriale de l’Europe. C’est du reste la mission essentielle que lui reconnaît l’ensemble de ses membres, jusque et y compris au moyen d’armes nucléaires. Grâce à l’engagement des États-Unis, qui pour l’instant ne s’est jamais démentie, personne ne doute de la capacité de l’Alliance à assurer la protection du territoire européen ni de la valeur dissuasive de son article 5[1]. Cependant, les débats de fond se poursuivent malgré la difficulté d’atteindre un consensus à vingt-huit.

Ainsi, l’OTAN continue de faire évoluer son cadre conceptuel. De ce point de vue, si l’adaptation de ses missions face à la menace russe s’est révélée tâche aisée de façon à ce qu’elle demeure dissuasive, sa capacité à relever les nouveaux défis du Sud semble plus complexe.

Le cadre conceptuel

Le cadre conceptuel de l’OTAN s’organise autour du concept stratégique, de la planification de défense et de certaines études prospectives.

L’Alliance définit les conditions politiques et militaires de son action au travers d’un document stratégique dénommé « concept ». Les quatre premiers concepts, élaborés pendant la guerre froide (1950, 1952, 1957, 1962) étaient classifiés, mais ceux qui ont suivi le tournant de 1990 ont été rendus publics. Après ceux de 1991 et de 1999, le dernier date de 2010 et a été adopté au sommet de Lisbonne[2].

De plus, depuis le sommet de Prague en 2002 et la création du Commandement allié pour la transformation (ACT) en 2003, l’OTAN a profondément remanié son processus de planification de défense[3] et complété l’élaboration du concept par un processus cyclique quadri-annuel, plus connu sous son acronyme anglais de NDPP (NATO Defence Planning Process), dont le but est de traduire le niveau d’ambition militaire de l’Alliance en une programmation détaillée d’acquisition des capacités.

L’une des plus importantes étapes de ce processus est la directive politique qui consiste, dans la foulée du concept, à répondre à la question cruciale : qu’est-ce que l’Alliance veut être capable de faire militairement ? Elle a été réactualisée en 2014, dans le prolongement du sommet de Newport. Il s’agit d’un document classifié.

Vient ensuite la phase de détermination des capacités, dans une approche top-down (Quelles sont nos ambitions ? Quels sont les moyens nécessaires pour satisfaire ces ambitions ?) qui se conclue par une phase de répartition entre les vingt-huit alliés de façon à déterminer les efforts que chacun s’engage à consentir afin de contribuer à la réalisation des missions définies dans le concept.

Enfin, sous l’impulsion du dernier commandant suprême pour la transformation de l’Alliance (SACT), le général Jean-Paul Paloméros, l’OTAN a jugé utile de compléter ce processus sophistiqué par deux nouveaux types de documents. Le premier est le Strategic Foresight Analysis, dont la première publication date d’octobre 2013[4] et qui a déjà été mis à jour une première fois en novembre 2015[5]. Il s’agit d’éclairer l’élaboration du concept par une analyse pluridisciplinaire des tendances globales. C’est ce que nous faisons en France au travers des « horizons stratégiques » élaborés par la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS)[6]. Le second est le Framework for Future Alliance Operations élaboré en août 2015[7], qui s’efforce de déduire des évolutions globales anticipées les conséquencesd militaires que celles-ci recèlent afin, là encore, d’éclairer la définition du prochain concept stratégique ou sa mise à jour. Ce document est une sorte d’analyse approfondie.

Cependant, entre le document cadre qu’est le concept et le processus capacitaire qu’est le NDPP, il manquait un document intermédiaire, que l’on pourrait désigner par une stratégie militaire déclinant les ambitions de stratégie générale énoncées par le concept. Aussi les chefs d’états-majors des armées (CEMA) réunis en comité militaire ont adopté en 2015 un tel document. Il est important car il définit quatre missions-type : dissuader, contenir, protéger, projeter. Toutes quatre peuvent répondre aux différentes menaces et défis du moment, à l’Est comme au Sud, tout en traduisant les trois missions majeures du concept, qui seront détaillées plus en avant. Le lecteur français notera la correspondance avec quatre des cinq fonctions stratégiques du Livre blanc à quelques précisions près : il s’agit de contenir et non de prévenir, tandis que la dissuasion s’entend comme n’étant pas seulement nucléaire mais aussi conventionnelle. La fonction « connaissance anticipation » n’apparaît pas dans cette stratégie militaire.

La facile adaptation des missions principales à la menace russe

Le texte du dernier concept de l’OTAN, adopté au sommet de Lisbonne en 2010, est court (trente-huit articles) et assigne trois missions principales (core tasks) à l’Alliance : la « défense collective », la « gestion de crise » et la « sécurité coopérative ». La première décrit la mission qui date des origines et qui prévoit notamment la mise en œuvre de l’article 5 du traité. La deuxième répondait à l’expérience des deux décennies post-guerre froide, avec des opérations extérieures dans les Balkans dans les années 1990 et en Afghanistan dans les années 2000. Enfin, la troisième encadre les relations de coopération avec les partenaires[8] ou avec les institutions internationales, principalement l’Union européenne (UE), mais aussi l’Organisation des Nations Unies (ONU), l’Union africaine (UA) ou la Ligue arabe.

Pendant la préparation du sommet de Galles d’août 2014, les Alliés se sont posé des questions existentielles. Certes, le retrait d’Afghanistan mettait fin au « moment expéditionnaire », débuté vingt ans plus tôt dans les Balkans. Mais quel cap donner désormais à l’Alliance ? Comment intégrer les menées russes en Ukraine, qui se sont traduites par la remise en cause par la violence des frontières héritées de la guerre froide ? Sans aucun doute, l’OTAN devait retrouver son rôle premier de protection du territoire européen. La question était de savoir si l’on pouvait continuer à s’accommoder du concept de 2010 ou s’il convenait d’en réécrire un nouveau. Il est vrai que certains articles, en particulier les 33 et 34, ont mal vieilli. À l’heure où la défiance règne entre la Russie et les Occidentaux, continuer à évoquer un « véritable partenariat stratégique entre l’OTAN et la Russie », « solide et constructif », est inacceptable pour certains. Néanmoins, les Alliés ont décidé de ne pas modifier le concept alors que le prochain sommet, prévu en juillet 2016 à Varsovie, aurait pu leur en fournir l’occasion.

Ainsi l’Alliance revient-elle à ses fondamentaux, à savoir la défense collective, prenant un certain nombre de mesures de réassurance, notamment à destination des pays d’Europe centrale et orientale. Pour ce faire, elle a adopté un Plan d’action réactivité (Readiness Action Plan, RAP) qui passe par le « triplement des effectifs de la Force de réaction de l’OTAN (NATO Response Force, NRF), la création d’une force opérationnelle interarmées à très haut niveau de préparation (Very High Readiness Joint Task Force, VJTF) capable de se déployer très rapidement, et le renforcement des forces navales permanentes ». De même, sur le plan logistique, « pour faciliter la réactivité et le déploiement rapide des forces, les six premières unités d’intégration des forces OTAN (NATO Force Integration Units, NFIU) – qui sont des QG de petite taille – ont été activées en Europe centrale et orientale. Deux autres NFIU seront mises en place en Hongrie et en Slovaquie. Des QG pour le corps multinational Nord-Est à Szczecin (Pologne) et la division multinationale Sud-Est à Bucarest (Roumanie) seront créés, de même qu’un QG permanent de groupement de soutien logistique interarmées ». Enfin, l’Alliance a repris un vaste programme d’entraînement, avec notamment l’exercice Trident Juncture 2015 qui a engagé trente-cinq mille hommes, soixante navires et cent quarante avions.

Outre ces décisions, un certain nombre de débats sur des questions stratégiques ont eu lieu au sein de l’Alliance. Le premier porte sur la question du nucléaire. En effet, les Alliés ont observé que Vladimir Poutine n’avait pas hésité à agiter la menace de l’emploi d’armes nucléaires au moment de l’affaire ukrainienne, soit en médiatisant des exercices nucléaires, soit par le truchement de déclarations ambiguës rappelant la puissance russe en la matière. De même, chacun s’est aperçu de la remontée en puissance capacitaire opérée par les Russes en matière de dissuasion depuis quinze ans. Ces travaux demeurent confinés à des cercles restreints : ils devraient néanmoins alerter les stratèges français sur le retour de la question nucléaire en Europe, chose trop souvent négligée par rapport à la menace djihadiste.

Un autre débat, lui aussi issu des opérations menées par la Russie en Ukraine, est celui de la « guerre hybride[9] ». En effet, l’utilisation cordonnée de forces spéciales sous uniforme non identifiable ‒ les célèbres « petits hommes verts » ‒, de moyens de propagande voire de guerre économique, ainsi que les manœuvres dans le cyberespace ont ouvert un nouveau chapitre dans l’art de la guerre. Certes, l’utilisation de tous les moyens à disposition ne devrait pas surprendre les lecteurs de Lucien Poirier et son approche de la stratégie intégrale, ou ceux des colonels Qiao et Wang[10] représentatifs de la nouvelle pensée stratégique chinoise. Cependant, le mélange d’actions traditionnelles et d’actions irrégulières renouvelle le débat sur les guerres asymétriques, qui avait été bien défini au cours de la décennie 2000 à la suite des opérations en Afghanistan et en Irak. Ce procédé propre à la Russie se révèlera-t-il également valable pour analyser les progrès de l’État islamique (EI)[11] ? L’Alliance a en tout cas travaillé assidument ces questions.

Simultanément, le renforcement des capacités russes, que ce soit à ses confins ou sur le théâtre syrien, a suscité une nouvelle question, celle de l’A2/AD (Anti Access, Area Denial, « Déni d’accès et interdiction sur zone »[12]). À l’origine, le concept a été développé par les Américains dans le cadre de la stratégie chinoise en mer de Chine. Son application éventuelle aux mers qui baignent la Russie (mer Blanche, mer Baltique, mer Noire) pose la question de l’efficacité du dispositif de réaction rapide, principalement au profit des États baltes.

Le dernier objet de discussion stratégique est celui du cyber. Lors du sommet du pays de Galles, les Alliés ont décidé que les attaques menées dans le cyberespace entreraient dans le cadre de l’article 5 et pourraient de ce fait déclencher une réponse collective de l’Alliance. Bien sûr, chaque membre demeure responsable de sa propre cyberdéfense, mais l’Alliance favorise une coordination opérationnelle. La question qui se pose dans le cadre de la préparation du sommet de Varsovie est celle des développements à apporter à cette cyberdéfense commune et particulièrement son opérationnalisation, autrement dit : comment passer d’une simple cyberprotection à une cyberdéfense plus robuste.

On le voit, les débats touchant à l’adaptation du cœur de missions de l’Alliance sont nombreux. Ils sont néanmoins relativement faciles à conduire dans la mesure où chacun y trouve son intérêt et où l’interopérabilité des forces de l’Alliance en ressort accrue. Les choses sont moins simples pour ce qui concerne les défis venant du Sud.

L’adaptation peu convaincante de l’OTAN face aux défis venus du Sud

Le sommet qui s’est tenu au Pays de Galles en septembre 2014, en pleine crise ukrainienne, est marqué par l’irruption sur la scène internationale de l’État Islamique[13] du fait de ses exactions médiatisées qui débutent avec la décapitation du journaliste américain James Foley et la proclamation du califat le 29 juin 2014. L’EI, qui a conquis la ville de Mossoul, opère la jonction des théâtres irakien et syrien. Face à cela, l’Alliance atlantique n’est pas sollicitée par ses membres. Une coalition anti-EI est formée au mois d’août 2014, dirigée par les États-Unis et regroupant plusieurs pays européens et arabes. Mais cette coalition s’organise en dehors du cadre de l’OTAN, alors qu’on se souvient qu’en 2011 les Britanniques avaient exigé que l’intervention conjointe que nous avions menée avec eux en Libye s’inscrive dans le cadre de l’Alliance.

Dans le même temps, l’OTAN est peu active face à la crise migratoire qui affecte l’Europe depuis le début des années 2010. Il y a à cela des raisons juridiques : la question migratoire est du ressort exclusif de l’Union européenne et de ses États-membres ; s’en mêler serait de l’ingérence. Toutefois, l’amplification brutale de cette crise en 2015 conjuguée au fait que certains acteurs terroristes des événements de Paris ont emprunté la filière migratoire peuvent remettre en question cette discrétion.

La réalité est que l’Alliance est plutôt gênée alors qu’elle se concentre sur l’attitude à tenir face à la Russie. Il lui est dès lors difficile de se lancer dans de nouveaux travaux alors que les états-majors continuent à planifier et mettre en œuvre les décisions de Newport. En outre, affirmer que ce qui a été mis en place pour contrer la menace de l’Est peut également servir pour faire face à toute menace du Sud ne convainc pas, devant la nature trop différente des moyens nécessaires pour y faire face.

Ensuite, fondamentalement, les membres de l’Alliance sont très divisés quant à la hiérarchie des menaces à établir. Les États d’Europe de l’Est ne veulent pas que la prise en compte des nouvelles menaces venues du Sud détourne les yeux de l’Alliance de la menace russe. L’OTAN considère, non sans arguments, que d’autres acteurs peuvent légitimement développer leur propre stratégie au Sud (Nations Unies, Union européenne, Union africaine entre autres) et se positionne délibérément en soutien, pour ne pas dire retrait.

Pour expliquer l’embarras de l’OTAN face aux menaces venues du Sud, il faut également prendre en compte la grande « fatigue expéditionnaire » (de nature politique plus que militaire). En 2014, l’Alliance met fin à sa participation à la Force internationale d’assistance et de sécurité (FIAS), clôturant ainsi un cycle commencé vingt ans plus tôt. Elle met en place une mission d’assistance, Resolute Support, d’environ douze mille hommes. Il s’agit en fait d’organiser la sortie d’Afghanistan, après dix ans d’intervention. Cette opération a été l’occasion de se confronter à un nouveau type de conflit, dit asymétrique ou irrégulier. Les débats furent nombreux autour de la stratégie de contre-insurrection à adopter et se traduisirent par une « approche globale », qui cherchait à conjuguer l’action militaire à d’autres modes d’action tels que la sécurité, le développement, la stabilisation institutionnelle… L’Alliance sort de l’expérience afghane insatisfaite. Il faut aussi convenir que l’opération « Protecteur unifié » menée en Libye, en 2011, victoire militaire mais échec politique, fait figure de repoussoir pour les membres de l’Alliance et joue le rôle d’une puissante corde de rappel incitant à la prudence envers toute nouvelle intervention.

Toutes ces raisons conjuguées expliquent la forte répugnance de l’Alliance à intervenir une nouvelle fois en dehors de ses frontières. Il s’y ajoute la complexité des situations politiques et militaires dans les territoires concernés (Syrie, Irak, Yémen, Libye, Sahel), la multiplicité des acteurs et des intentions, la nécessaire prise en compte de problématiques civiles telles que la différence entre migrants et réfugiés, autant de difficultés que l’Alliance, à vocation d’abord militaire, ne veut pas considérer. Ajoutons que certains pays du Sud sont réservés à l’idée que l’Alliance ait un rôle dans cette partie du monde.

Est-ce à dire que l’OTAN a exclu le Sud de sa zone d’intérêt et de responsabilité ? Les débats au sein du Conseil de l’Atlantique Nord (NAC) et du Comité militaire montrent que tel n’est pas le cas. Plus simplement, trouver un consensus sur des questions de cette nature et qui engagerait l’OTAN sur le long terme est complexe. Et de fait, le secrétaire général et le président du Comité militaire ne ménagent pas leurs efforts pour faire en sorte que le Sud reste bien dans les préoccupations de l’OTAN dans l’agenda du sommet de Varsovie.

Évoquons d’abord ce qui existe. Les partenariats conclus par l’OTAN dans le cadre de sa mission de « sécurité collective » ont produit des résultats très positifs. Des pays très différents se sont engagés dans un dialogue permanent au moyen d’exercices, d’opérations communes ou de coalitions ad hoc. L’interopérabilité des forces armées des nations de l’Alliance et des pays partenaires s’est fortement développée et améliorée, ce qui a par exemple permis de créer une coalition de lutte contre l’EI sans difficulté majeure.

L’OTAN a par ailleurs contribué à augmenter les capacités militaires de certains partenaires tels que la Géorgie, la Jordanie, la Moldavie et l’Irak, à travers ce qu’il est convenu d’appeler dans le jargon otanien, le DCB (Defense Capacity Building). Cette aide s’est révélée très efficace dans des domaines tels que celui de la formation des techniciens ou des cadres. N’oublions pas que ces actions viennent en complément de multiples coopérations bilatérales qui existent et évoluent en fonction du contexte régional ou international. De nombreux pays (États-Unis, France, Grande-Bretagne, Allemagne, Espagne, Italie…) renforcent leurs coopérations en Afrique du Nord et au Moyen-Orient dans le domaine du contre-terrorisme. Une étude est en cours pour chercher à s’appuyer sur cette expérience réussie et l’étendre à des pays comme la Jordanie ou la mettre en place sous cette forme plus large dans des pays qui occupent une position stratégique comme la Tunisie.

Par ailleurs, dans le cadre de la crise des migrants, l’OTAN vient de décider de mettre en place un groupe naval en mer Egée. Coordonné avec la mission FRONTEX de l’Union Européenne en Méditerranée, ce groupe naval apporte une capacité de renseignement et de dissuasion dans la zone la plus sensible de passage entre la Turquie et la Grèce, route naturelle des migrants venus d’orient. L’opération navale Active Endeavour[14] contribue plus largement à la sécurité de toute la zone de la Méditerranée. D’autres initiatives se développent comme le débat sur la résilience, qualité essentielle de nos sociétés pour faire face terrorisme.

Ces initiatives demeurent ancrées dans une stratégie de prévention visant à « projeter la stabilité » au-delà des frontières de l’Alliance (selon la formule qui sera adoptée à Varsovie). Les membres de celle-ci se sont ralliés à la doctrine Obama qui consiste à se désengager opérationnellement des zones de crise, notamment au Moyen-Orient. Cette doctrine n’accorde qu’une part relative à l’outil militaire dans la solution de crises multidimensionnelles. Peut-être cette part est-elle trop faible ? L’outil militaire peut apporter des résultats décisifs, comme ce fut le cas avec les opérations contre la piraterie dans le golfe d’Aden, dans l’opération française au Mali ou dans la récente intervention russe en Syrie. Toujours est-il que l’Alliance hésite à tourner son regard vers le sud, consciente des défis mais encore à la recherche de solutions.

Conclusion

L’Alliance atlantique semble aujourd’hui plongée dans un embarras conceptuel. Si elle est revenue tout naturellement à sa mission première de défense collective du territoire européen et poursuit efficacement celle plus récente de sécurité coopérative, elle semble en revanche plus hésitante pour remplir et pour concevoir sa troisième mission : la gestion de crises. Cette incapacité s’explique par des raisons politiques, en particulier la « fatigue expéditionnaire ». Mais plus fondamentalement, l’OTAN peine à imaginer ce que pourrait être une stratégie militaire adaptée à ce type de situations. Pourtant, loin du Peace Keeping des années 1990 et du State Building des années 2000, un nouveau concept d’engagement restreint, avec des objectifs clairs et limités, apparaît de plus en plus nécessaire si les membres de l’Alliance veulent réellement assurer une défense de l’avant du territoire européen.

F. Goût et O. Kempf

 

[1] « Les parties conviennent qu’une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d’elles, dans l’exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l’article 51 de la Charte des Nations Unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d’accord avec les autres parties, telle action qu’elle jugera nécessaire, y compris l’emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l’Atlantique Nord. »

[2] Accessible à http://www.nato.int/cps/f/natohq/official_texts_68580.htm.

[3] Pour une approche récente du Defence Planning, voir Frédéric Mauro et Klaus Thoma, « The future of European Defence Research », étude pour le Parlement européen. : http://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/STUD/2016/535003/EXPO_STU(2016)535003_EN.pdf

[4] http://www.act.nato.int/sfa-report

[5] http://www.act.nato.int/images/stories/media/doclibrary/160121sfa.pdf

[6] http://www.defense.gouv.fr/content/download/161982/1671192/file/Horizons%20stratégiques%20-%20Introduction.pdf

[7] http://www.act.nato.int/ffao-report-2015

 

[8] L’OTAN a noué plusieurs cadres de partenariat : le partenariat pour la paix avec les pays d’Europe et d’Asie centrale (1994), le dialogue méditerranéen avec les pays d’Afrique du Nord et du Levant (1994), l’initiative de coopération d’Istanbul avec quelques pays du golfe Persique (2004), et enfin une série de partenariats individuels « autour du monde » avec un certain nombre de pays asiatiques ou océaniques (Japon, Corée du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande, Mongolie, …).

[9] Voir « La guerre hybride », Revue Défense nationale, mars 2016 ; A. Jacobs, G. Lasconjarias, « NATO’s Hybrid Flanks. Handling Unconventional Warfare in the South and the East », NDC Research Paper 112, août 2015.

[10] Voir L. Qiao, X. Wang, La Guerre hors limites, Paris, Payot, 2003, ou O. Kempf, « L’indirection de la guerre », Politique étrangère, hiver 2015.

[11] L’hybride se situerait entre l’étatique et l’irrégulier. Si un État peut « descendre » vers l’irrégulier (cas de la Russie), un irrégulier (l’État islamique) peut-il « monter » à l’étatique ? Le processus a-t-il la même signification et donc les mêmes réponses ? La question n’est pas tranchée, ce que suggère d’ailleurs l’absence de définition agréée de la « guerre hybride ».

[12] L’A2/AD est constituée de plusieurs systèmes de défense antiaérienne, antinavire et antimissile couplés à un système de radars et de guerre électronique. Il s’agit de prévenir l’accès de forces ennemies (anti accès) mais aussi leur manœuvre une fois débarquées (déni sur zone) sur un territoire donné. C’est donc d’un dispositif défensif des approches maritimes, adapté aux conditions modernes du combat aéromaritime.

[13] « Al-Qaida en Irak » devient l’« État islamique en Irak » en 2006 puis l’« État islamique en Irak et en Syrie (ou au Levant) » ‒ ce qui donne ISIS ou ISIL en anglais‒  en 2013 et finalement l’« État islamique » en 2014, également connu par son acronyme arabe de « Daech ».

[14] Opération sous couvert de l’article 5, dédiée à contrer le terrorisme en Méditerranée, lancée en 2011 après les attentats de New-York.

Catégories: Défense

Intellectuels et néologismes

sam, 08/10/2016 - 17:25
Un ami, lisant un entretien d'un intellectuel en vogue (entretien non déplaisant, au passage), relève le mot "panéconomie" et me demande si "je valide" ? non, je ne valide pas. Source

Les intellectuels médiatiques doivent régulièrement passer dans les médias et à chaque fois, trouver la tournure brillante qui viendra "renforcer" leur "message" (je n'ai pas dit idée). C'est soit un jeu de mot ("force de l'esprit ou esprit de la force", ou encore "médiocratie" ou encore...) soit un néologisme (souvent à base de suffixes, comme ici) qui suggère qu'on a trouvé un concept.

Le seul  problème, c'est qu'un concept comme ça, il faut un livre de 300 pages et trois ans pour le justifier si on est sérieux... Bref, un gros travail mais personne ne va vérifier derrière l'entretien si ce travail existe. L'autre problème, c'est que les intellectuels non médiatiques imitent les médiatiques, d'où les tonnes de thèses boursouflées et jargonneuses, surtout en sciences humaines. Les économistes pêchent quant à eux par la formalisation mathématique. Les sciences dures, je ne sais pas mais j'imagine que c'est la même chose.

Bref, rares sont ceux qui ont une vraie pensée n'ayant aucun besoin de ces artifices. avez-vous lu le dernier Gauchet, d'ailleurs ?

O. Kempf

Catégories: Défense

Frontière et guerre, demain

dim, 28/08/2016 - 22:31

C'était un colloque organisé il y a de cela deux ans, sur le thème de la frontière, à Strasbourg. J'y avais participé (voir ici) à l'invitation de J.-P. Rioux, l'historien français bien connu. J'avais traité le sujet de "La frontière et la guerre demain". Les actes de ce colloque viennent de paraître aux éditions Canopé. Mon texte également (pp. 173-194). J'en donne ci-dessous l'introduction, le plan (un 3-3, j'étais devant des historiens...) et la conclusion. (NB, pour acquérir le livre, contacter les éditions Canopé).

O. Kempf

 

Le débat public contemporain évoque la frontière de deux façons : soit en constatant leur « disparition », soit en rappelant le principe de leur « intangibilité ». Pourtant, des événements récents viennent contredire cette perception commune : dispute sino-japonaise sur les îles Senkaku ou sino-vietnamienne sur les îles Spratleys, persistance d’un différend indo-pakistanais autour du Cachemire, construction d’un mur séparant Israël et la Cisjordanie, dispositif européen Frontex, rattachement de la Crimée à la Russie … Autant d’exemples qui nous disent que la frontière n’est pas aussi apaisée que nous en avons le sentiment en passant, sans nous apercevoir, de France à Allemagne ou Belgique grâce à l’autoroute ou au Thalys. Au fond, la frontière serait un attribut encore un peu barbare dont on s’étonne qu’il puisse encore susciter des frictions.  

Pourtant, force est de constater que ces frontières sont de plus en plus contentieuses. En Grande-Bretagne, les partis politiques disputent farouchement de la nécessité de renforcer les contrôles aux frontières. L’Italie constate la multiplication des drames de l’immigration illégale au large de ses côtes. Des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants meurent chaque année en voulant gagner l’Europe ou les États-Unis. Enfin, une des plus graves crises de l’espace européen depuis quinze ans se déroule au sujet de frontières changeantes, aux confins de l’Ukraine et de la Russie où les armes parlent. Autant dire que la frontière n’est pas cet objet aussi apaisé que nous le croyons. La frontière redevient de plus en plus l’enjeu de contentieux, parfois armés. Les rapports de la frontière et de la guerre n’appartiennent pas qu’au passé, en Europe comme dans le vaste monde : il est probable qu’il en soit de plus en plus question, dans un avenir prévisible dont il faut dire quelques mots.

Chacun connaît, depuis Clausewitz, les rapports de la guerre et de la politique. Chacun voit bien que la frontière est un objet structurellement politique. Aussi ne sera-t-on pas surpris que cette étude sur les rapports entre la guerre et la frontière emprunte, régulièrement, à l’analyse politique et géopolitique, autour de notions comme celle de l’État, de la souveraineté ou du monopole de la violence. De même, l’indication temporelle « demain » a l’avantage d’être dynamique et de nous pousser à envisager l’avenir. Toutefois, le lecteur ne sera pas surpris si cette étude se réfère à l’histoire : tout d’abord pour observer les continuités (il y en a) mais surtout pour tenter de saisir les discontinuités. C’est ce rapport entre ce qui demeure et ce qui est déjà en train de changer qui nous permettra, je l’espère, de ne pas trop nous tromper dans l’ébauche de l’avenir. Pour cela, nous proposons une articulation en trois temps, exposant tout d’abord les rapports classiques de la guerre et de la frontière, constatant ensuite qu’aujourd’hui la guerre augmente quand la frontière faiblit, ce qui conduit à envisager un chaos prévisible qui devrait bousculer certaines frontières existantes.

I Les rapports classiques de la guerre et de la frontière A/ Frontières linéaires et non linéaires B/ Souveraineté, enveloppe et guerre civile C/ Voulant geler la guerre, on a gelé les frontières II La guerre augmente quand la frontière faiblit A/ La transformation récente de la guerre B/ Simultanément, l’État s’affaiblit C/ Nouvelles Dynamiques III Un chaos prévisible qui devrait bousculer les frontières A/ Un chaos qui s’étend B/ Un équilibre instable C/ Comment réinventer le politique ? Conclusion

La coexistence de trois modes politiques (pré-westphalisme, westphalisme et post-westphalisme) entraîne des rapports différents à l’organisation du territoire et aux rapports entre entités politiques constituées. Partant, la guerre comme mode d’action et la frontière comme expression de ce mode politique sont soumises à des tendances différentes selon les grandes régions.

Dans certaines zones, on peut prévoir une « extension du domaine de la guerre ». Surtout, la plus grande faiblesse d’un ordre mondial organisé et maîtrisé par l’Occident entraîne en fait une compétition des visions de l’ordre mondial (Kissinger). Enfin, la contiguïté de ces zones soumises à des régimes différents suscite une friction générale le long de ces lignes de contention qu’on pourrait dé »signer par « méga-frontières ».

On le comprend, ce rapport tumultueux entre la guerre et la frontière n’est pas près de s’éteindre. Il s’agit désormais de réfléchir à de nouveaux schémas :

Quelle régulation politique organiser ? L’élection au suffrage universel, symbole de la démocratie, constituerait-elle la bonne formule universellement adaptée ? Comment concilier des droits individuels et des droits collectifs qui seraient porteur du « bien commun » ? Comment concevoir un régime universel qui ne soit pas une « occidentalisation » du monde et qui donc relativise le message et les valeurs occidentales ? Un régime universel qui ne soit pas unifiant et qui prennent en compte les disparités ?

Simultanément, comment concevoir des frontières poreuses, non-linéaires, adaptées au nomadisme et aux mouvements de population tels que nous les observons aujourd’hui ? Peut-on envisager des appartenances politiques multiples ?

Autant de questions qui semblent nécessaires et productrices d’ordre politique : la pensée politique constitue alors un moyen de prévention des conflits et des guerres qui s’annoncent.  

Catégories: Défense

Actualité de la cyberconflictualité (été 2016)

ven, 19/08/2016 - 12:54

Cet été a connu pas mal d'animation sur le cyberfront. De Sauron à Shadow brokers, des mails hackés du parti démocrate aux satellites quantiques, une petite revue commentée paraît nécessaire.

Source

1/ L'affaire Sauron

Sauron est le nom d'un logiciel d'espionnage qui a été mis à jour par Kaspersky (ici) et Symantec () le 7 août dernier. On relève un haut niveau technologique et des cibles qui seraient la Russie ou l'Iran, voire la Belgique ou la Chine selon Symantec. De même, il y aurait des similitudes techniques avec des maliciels (Duqu, Flame) attribués en leur temps aux Etats-Unis. Bref, même si les éditeurs d'antivirus ne vont pas jusque là, le groupe Strider à l'origine de ce projet Sauron serait gouvernemental et américain.

Mais alors, posons l'indispensable question de tout analyste de cyberstratégie : à qui profite la révélation ? On ne voit pas l'intérêt du gouvernement américain (et ici, probablement de la NSA) de faire étalage aujourd'hui de ses compétences. Kaspersky est un éditeur russe. Peut-être peut-on voir derrière cette révélation un signal russe à l'attention des dirigeants américains. Cela obéirait à la même logique que l'affaire Equation (voir infra). Notons ici que les autorités russes, par la voix du FSB, ont déclaré le 30 juillet avoir été d'un cyberespionnage massif qui visait des "infrastructures importantes" (voir ici et ici).

2/ Le hack du parti démocrate

Il semble en effet que cette déclaration du FSB (une première, à notre connaissance) réponde à une polémique qui avait enflé depuis une semaine aux Etats-Unis (voir ici). Le 22 juillet, en effet, Wikileaks mettait en ligne des email du DNC (Congrès National Démocrate) qui montraient la partialité de celui-ci en faveur d'Hillary Clinton et en défaveur de Bernie Sanders. Cela provoqua la démission de la dirigeante du DNC, Debbie Schultz. Mais le camp Clinton a aussitôt accusé la Russie d'être la source de Wikileaks, suggérant que Moscou soutenait par là Donald Trump. Comme toujours dans ces cas là, on invoquait des "experts" et une société de cybersécurité, Crowdstrike, mettait en cause (sans preuve tangible) la Russie.

Du coup, les Clintoniens repassaient à l'attaque au lieu d'être sur la défensive, susurrant que Trump et Poutine étaient alliés. Une affaire cyber prenait une double dimension de politique intérieure mais aussi de politique étrangère. Si la Russie a bien évidemment démenti le hack, on peut comprendre qu'elle cherche à ne pas être impliquée dans la campagne hors norme (et souvent de caniveau) qu'est actuellement la campagne présidentielle américaine. En montrant que la Russie elle-même était la cible de cyberagressions, puis en laissant peut-être fuiter l'affaire Sauron (qui intervient "comme par hasard" une semaine après), Moscou voudrait faire redescendre la pression. D'ailleurs, l'affaire des mails est passée à la trappe, d'autres déclarations fracassantes ayant animé la vie politique américaine.

Les choses auriaent pu en rester là. Jusqu'à ce qu'apparaisse l'affaire Shadow brokers, mettant en scène le groupe Equation..

3/ L'affaire Shadow brokers

Le 13 août, un mystérieux collectif "Shadow brokers" met en ligne sur un réseau social un dossier avec tout un tas d'outils exploitant des failles d'équipements de sécurité de réseau (trois constructeurs américains, un chinois) (voir ici et ici). Or, il semble qu'il s'agisse d'outils utilisés par la NSA, rendue célère par E. Snowden. Des hackers auraient-ils hackés la NSA et notamment son groupe "Equation" ? Equation a été révélé en 2015 par Kaspersky (encore ui) qui a montré ses liens avec la Nsa.

Les plus récents programmes de Shadow brokers datent de 2013 ce qui laisse supposer que d'anciens membres de la NSA, qui avaient accès aux produits internes jusqu'à cette période là, les ait subtilisés alors : du vol interne, non du hack externe à proprement parler. Pourtant, certains n'hésitent pas à mettre en cause la Russie, à la lumière des affaires précédentes que nous venons d'évoquer. Le seul problème, c'est que rien ne vient appuyer cette idée. Même si E. Snowden lui-même la suggère également, dans une série de tweets. Selon lui, «les éléments circonstanciels et la sagesse populaire suggèrent une responsabilité russe». Au fond, il s'agirait pour Moscou de montrer ses ressources de façon à favoriser la désescalade ("nous avons un niveau technique que vous ne soupsconniez pas, faites attention à ne pas aller trop loin car nos prochaines révélations pourraient être beaucoup plus dérangeantes"). Pour l'instant, rien ne vient appuyer ces conjectures. Il reste que le cyberclimat américano-russe est assez couvert, en ce moment.

4/ Le satellite quantique

Sur ces entrefaits, une nouvelle fracassante se diffusait sur les réseaux : le 16 août, la Chine envoyait un satellite particulier, destiné à tester des options de chiffrage quantique. La plupart des commentateurs (ici et ici) insistaient sur la rivaltié américano-chinoise et sur les moyens "pharamineux" (phorcément) engagés par la Chine pour ce sujet. Moui. Voyons plutôt autre chose : pourquoi cette ambition, pourquoi cette voie technique ?

L'ambition est due à la nécessité de garantir le secret des communications. Aujourd'hui, pas de souveraineté, pas d'indépendance sans secret. Celui-ci passe aujourdhui par le chiffrage. La Chine qui a montré d'énormes efforts pour construire une filière complète de cybersécurité n'a pas dû être très contente lorsqu'elle a appris, il y a quelque mois, que ses propres routeurs de réseaux (Huawei) avaient été piratés par la NSA. Elle n'a pas fait de bruit (et il y a une grande part de vérité quand elle dit qu'elle est tout autant cyberespionnée que les autres) mais a retenu la leçon. Son indépendance passe par une voie nationale de chiffrage.

Or, la voie quantique semble prometteuse. En clair (!) si on modifie un photon on touche immédiatement son jumeau, signalant par là une intervention extérieure. La technologie date deplus de vingt ans mais elle souffre d'un grave défaut : elle n'est testée que sur de très courtes distances. Passer par l'espace pour la tester sur de très longues distances est de ce point de vue une bonne idée. Qui justifie la voie chinoise. Même si on reste très incertain envers la capacité de Pékin à maîtriser des flux de photons...

Bref, pour l'instant, il s'agit plus de faire savoir que de savoir faire. Mais le message n'est pas anodin.Car là est aujourd'hui le succès principal : faire savoir au monde (et au Monde) que la Chine est à la pointe de la technologie, y comrpis en matière cyber.

Conclusion

Comme toujours en matière de cyberstratégie, il y a ce qui se passe en vrai et qui est caché, et il y a ce qui crève la surface et attire l'attention : c'est aussi "vrai" mais cela emporte également d'autres dimensions que le simple acte technique. Quand cela dépasse le simple cercle des spécialsites pour atteindre le grand public, ce qui est le cas de toutes les affaires évoquées ici, on se trouve à n'en pas douter dans des actions qui touchent la couche sémantique : elles servent de moyen pour faire passer des messages.

Que Sauron soit rendu public une semaine après les déclarations du FSB se déclarant victime de cyberespionnage, qui interviennent elles-mêmes une semaine après l'affaire du hack du parti démocrate, et nous voici en présence d'une belle séquence sémantique. L'affaire Shadow brokers demeure à ce jour difficile à interpréter mais pourrait, selon certains, se rattacher à la lignée précédente : à confirmer. Enfin, le tir chinois est aussi un message de Pékin, principalement à l'endroit de Washington, à la fois sur ses capacités technologiques mais aussi sur sa volonté de cyberindépendance.

O. Kempf

Catégories: Défense

Les aberrations de Neptune

sam, 06/08/2016 - 11:39

Les anciens lecteurs d'égéa se souviennent des interventions toujours pertinentes, même si fleurant l'absurde, du héron. Je lui demandais depuis longtemps de constituer un recueil de ses interventions : il a fait mieux que ça.

 

Voici en effet une sorte de discours du héron sur le monde, qui nous explique la véritable raison scientifique de notre univers. Imparable et délicieux.

Ca se prétend un "roman de science fiction" : Les aberrations de Neptune peuvent en cacher d'autres, Roman futuriste et optimiste par Isa de Voucy & Davy Cosvie.Entre 2 et 12 euros selon le format d'achat. Indispensable...

 

O. Kempf

Catégories: Défense

Centre Tunisien de renseignement et OTAN

lun, 01/08/2016 - 17:15

Intervenu ce matin sur RFI (voir ici le lien vers l'émission) pour parler du Centre tunisien de renseignement. Celui-ci, créé par Tunis, collaborera avec l'OTAN comme cela a été annoncé par le Secrtéaire général à l'issue du dernier sommet. Il s'agit bien d'une initiative tunisienne, non d'une intrusion alliée. Cela suscite toutefois un certain débat en Tunisie, plongée d'ailleurs dans une situation politique confuse.

Catégories: Défense

Quelques réflexions stratégiques autour des robots

ven, 18/09/2015 - 11:19

Les robots suscitent plusieurs séries de questions stratégiques. Précisons d’emblée ce que nous entendons par robot : tout dispositif tangible (un programme informatique n’est donc pas un robot) qui se déplace de façon autonome mais contrôlée (pas de pilotage direct, comme pour une voiture ou un avion, mais un pilotage distant), de façon adaptée à son milieu (un drone est un robot aérien), et spécialisé dans certaines tâches (un robot n’a donc pas la complétude d’actions que peut avoir potentiellement un combattant).

source

Quelles sont ces questions ?

  • La première pose la question de leur utilité individuelle.
  • La seconde envisage celle de leur action de groupe et de leur co-action avec les hommes.
  • La troisième regarde leur intégration au cyber.
  • La quatrième pose la question de leur intelligence, c’est-à-dire leur capacité à prendre des décisions autonomes, jusque et y compris à tuer (thème des robots tueurs).
  • Enfin et de façon transversale, on peut évoquer la dimension technologique, donc capacitaire, notamment de la part de nations réticentes à engager des hommes sur le terrain (ou économes en hommes).

(NB : billet publié dans la cadre du dossier Echoradar sur "artificialités futures).

1/ Utilité stratégique des robots

Personne n’envisage vraiment que les robots remplacent complètement l’homme. À une dissymétrie conventionnelle répondrait inévitablement une asymétrie toujours plus inventive et adaptative, selon le cycle observé au cours des années 2000. Aussi ne conçoit-on à court terme que l’emploi de robots dans quelques fonctions identifiées.

Le premier emploi concerne le renseignement : des robots autonomes pourraient investir des zones dangereuses ou infestées pour vérifier tel ou tel point, avant d’y engager des troupes normales. Ce principe préside déjà à l’emploi des drones d’observation, selon la gamme stratégique, opératif, tactique.

Le deuxième emploi concerne les fonctions de soutien et de logistique : emport de matériel ou de munitions au profit immédiat des troupes afin de les alléger (le besoin s’en fait cruellement sentir quand on voit l’augmentation du poids des dispositifs de protection individuelle et des dispositifs de communication cyber désormais emportés) ; livraison de plus longue portée des flux logistiques.

Le troisième tient à certaines fonctions spécialisées : par exemple, on pense aux robots démineurs (qui existent déjà) mais l’imagination est féconde (observateur avancé d’artillerie, désignateur laser de cibles, etc…).

Toutefois, ces usages n’emportent pas le remplacement stricto sensu des combattants proprement dits. Les robots sont conçus pour améliorer l’environnement du combattant, non pour remplacer celui-ci.

2/ Action de groupe et co-action avec l’humain

On a jusqu’à présent envisagé des robots « individuels » : tel robot est programmé pour telle tâche. Toutefois, les progrès de la miniaturisation et du contrôle électronique font entrevoir des défis nouveaux.

D’une part, on peut envisager des groupes de robots. Soit ils ont tous la même tâche et le combattant bénéficie de leur saturation (exemple des nuages de nano drones permettant de garantir l’obtention du renseignement ou la couverture d’une zone plus vaste simultanément), soit ils ont des tâches dédiées et forment systèmes. Un groupe de robots spécialisés pourrait ainsi être conçu pour préparer des obstacles de manœuvre dans une zone donnée, selon des systèmes intégrés.

D’autre part, la question de pose de l’interaction avec l’humain. Cela soulève la question de la programmation mais aussi de l’autonomie du robot : celui-ci doit il agir « indépendamment » ou doit il adapter son comportement à ce qu’il décèle de l’humain auquel il est attaché ?

Aujourd'hui toutefois, on conçoit les robots comme interagissant directement au profit du combattant. Or, on observe une autonomisation croissante des robots, amenés à prendre en charge des fonctions de plus en plus vastes. Si le robot est toujours contrôlé, la question demeure de la responsabilité de son contrôle. Prenons l’exemple d’un robot logistique : doit-il être attaché à un combattant ou à un groupe de combattants ? Tel nanodrone d’observation doit-il être contrôlé localement, pas l’équipe avancée, ou plus en arrière par le peloton ou l’escadron ?

Au fond, le robot peut remettre en cause l'architecture du commandement, augmentant la complexité des structures mais aussi du combat interarmes. Toute fonction nouvelle et artificielle, structurellement organisée pour un contrôle « à distance », incite à une autonomisation de ce contrôle. Cela reporte au niveau supérieur la nécessité de l'intégration opérationnelle, à l'encontre d'une certaine fluidité décentralisée que requiert souvent le combat de contact.

3/ Intégration cyber

Pas de robot sans programmation ni liaison de données. On a déjà quelques exemples de drones piratés, soit pour obtenir leurs données, soit pour modifier leur plan de vol. On peut donc imaginer une convergence accrue entre cyber et robot : l’agression cyber se dirigeant contre les robots selon les catégories classique d’espionnage (vol des données du robot d’observation), de subversion (on peut imaginer l’implantation de données fausses dans le robot, qui tromperait dès lors son contrôleur à distance), de sabotage enfin (soit en cassant le robot, soit en lui donnant des instructions fausses).

Nul doute qu'il s'agit là d'une des perspectives les plus probables de développement du combat cyber. Celui-ci ne sera pas seulement tourné contre des objectifs seulement cyber (réseaux de l'ennemi) mais pourra viser le sous-ensemble robotique de l'ennemi.

En revanche, l'action de robots contre des dispositifs cyber paraît malaisée à envisager. Plus probable sera l’intégration de ciblage cyber à la programmation des robots. Grâce à l’ingénierie électronique voire à l’analyse des trafics des données, un système expert sera capable de déterminer et d’identifier des cibles (individuelles ou collectives) de façon à aider le ciblage. Celui-ci sera utilisé aussi bien par les combattants traditionnels que par des robots pilotés (le cas des robots autonome est discuté à la section suivante). Cette convergence soulève déjà de nombreux problèmes avec des robots commandés : elle devient encore plus inquiétante dans le cas de robots autonomes : quid de l’intrusion extérieure dans un robot autonome pour modifier ses critères d’action ? Ce danger latent milite pour le maintien d'un contrôle à distance des robots.

4/ Autonomisation

Or, l’étape qui suit l’étape précédente est celle de l’autonomisation des robots, grâce aux progrès de l’intelligence artificielle et du machine learning. Constatons que pour l'instant, on n'a pas d'exemple précis de tels engins et que la perspective de leur existence se porte à moyen terme au plus tôt. Toutefois, cela n'empêche pas de réfléchir dès à présent sur cette question.

Dans ce cas, le lien de contrôle direct entre le pilote de robot et son extension serait coupé, pour des missions de courte durée (cas d’une mission de déminage localisée, par exemple) ou pour des missions plus complexes. Nous n’en sommes pas proches mais la question se pose dès à présent. Avec l’autonomisation, le robot se distancie de l’homme et de ses initiatives, qu'il s'agisse de l'homme contrôleur ou de l'homme appuyé. Il acquiert une relative autonomie de décision.

Dès lors, les missions peuvent changer. Aux misions énoncées précédemment, on peut imaginer ajouter d’autres missions, plus complexes : par exemple, une mission de reconnaissance sur un quartier de ville, par un robot unique ou un groupe de robot (action en essaim). Dans un premier temps, les actions seraient passives (observation). Peu à peu, elles évolueraient vers des fonctions actives (déminage, destruction d'obstacles). L'ultime étape serait celle de transformer le robot en machine combattante et à la décision autonome. C'est le thème du robot tueur, qui a beaucoup suscité de débats au cours de l'été 2015.

Qu'un robot puisse tuer est une chose acquise : certains drones (UCAV) sont déjà des robots tueurs. Pour l'instant, la décision d'engagement reste au contrôleur. Déléguer la décision d'engagement reviendrait à imaginer des règles d'engagement extrêmement précises. Or, l'expérience suggère la difficulté d'une telle précision. C'est d'ailleurs à cause de ce flou de la guerre qu'on observe déjà de nombreux cas de méprise et de tirs fratricide ou de bavures.

Ici, deux points de vue s'affrontent. Le premier dénonce l'autonomie et donc la perte de contrôle de l'humain. Le second remarque que l'humain n'est pas parfait et est sujet lui aussi à des erreurs de jugement, d'autant plus qu'il est soumis à la fatigue et au stress du combat, ce qu'a priori le robot ne subirait pas. On le voit, la réponse n'est pas simple. Elle mérite de plus amples débats, à la lumière surtout des évolutions technologiques. S'il est déjà temps de réfléchir, il est trop tôt pour trancher.

5/ Aspects capacitaires

Pour les militaires, les robots constituent un avantage indéniable : celui de suppléer à la rareté des ressources humaines, de renforcer l’autonomie et la protection des troupes, de bénéficier de l’avantage technologique des puissances industrielles avancées. Aussi n'est-ce pas étonnant si la robotique est surtout développée par des pays dont la ressource humaine est relativement rare ou qui portent une grande attention à la protection du combattant. On pense bien sûr aux États-Unis mais aussi au Japon.

Constatons que les robots adhèrent bien à la culture stratégique américaine, toujours tournée vers le développement technologique, la machine devant apporter la victoire. De plus, ce développement technologique renforce un complexe militaro-industriel et concours à la domination géoéconomique, que ce soit par le développement de nouveaux produits ou la standardisation technico-opérationnelle.

Pour autant, de tels développements se heurtent aux limites habituelles de la vision américaine. Obsession de la victoire immédiate sans prendre en compte l'ensemble des données politiques et sociales d'un conflit (que sert d'abattre Saddam Hussein en trois semaines d'une brillante campagne si c'est pour rester collé plusieurs années dans un chaos non maîtrisable ?), obsession technologique qui ne soit pas les possibilités de contournement qu'inventera toujours l'ennemi face à une domination donnée (l'asymétrie répondant à la dissymétrie).


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Aussi les robots entreront-ils sur l'espace de bataille et modifieront partiellement son paysage. Toutefois, s'ils ajouteront de la complexité, ils ne sauraient constituer l'arme miraculeuse, la silver bullet qui assoira pour longtemps la supériorité stratégique.

O. Kempf

Catégories: Défense

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