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2023-06-28T12:43:19+02:00 Olivier Kempf
Mis à jour : il y a 3 mois 15 heures

Commander c'est renoncer ?

sam, 18/11/2017 - 14:56

Une petite réflexion m'est venue sur le commandement. On ne cesse de dire que commander c'est choisir.

Le plus souvent, on considère que ce choix consiste à établir des priorités, donc à établir ce qu'on va faire en premier, puis en second, etc...

source

Cela amène à des contradictions comme le fameux "tout en" que j'ai vu apparaître dans de nombreux ordres de toute nature : "faire ceci tout en faisant cela", ce qui signifie qu'on ne choisit pas vraiment puisqu'on met deux choses de même rang. ON ne classe pas, on ne priorise pas, on ne décide pas.

Il reste que le vrai choix ne porte pas sur le point d'effort, contrairement à ce que tout le monde pense. Non, le choix consiste à décider ce à quoi on renonce. C'est le renoncement qui marque les priorités...

Dans notre méthode de raisonnement tactique, il faudrait en fait qu'on examine les options et qu'on propose au chef d'éliminer celles qui ne sont pas essentielles, même si elles contribueraient à l'effet général.

Mais l'économie des moyens et la concentration des efforts doivent nous forcer à ne pas tout faire. Donc à se découvrir dans des lieux évalués. Donc à prendre des risques...

Voilà le vrai risque de la décision : celui des choses qu'on abandonne....

O. Kempf

Catégories: Défense

Au revoir, là haut

jeu, 02/11/2017 - 19:09

Voici un excellent film qui prolonge sa carrière grâce à un bouche à oreille mérité. Comment une histoire commencée l'avant-dernier jour de la Première Guerre mondiale, poursuivie par l'histoire d'une gueule cassée et une arnaque aux monuments aux morts, peut-elle rencontrer un tel succès ? par la grâce, tout simplement.

Un très très grand film, ce qu'indique un signe qui trompe rarement : à la fin, les gens ne se précipitent pas pour se lever et atteindre la sortie au plus vite. Ils restent dans leur fauteuil, prolongeant l'atmosphère du film qui les a emmené si loin. Albert Dupontel se métamorphose en quelqu'un de très grand qui bâtit une belle œuvre, dépassant le tendre trublion jouant les humbles au grand cœur qui était jusque-là sa marque de fabrique.

Voici donc l'histoire d'un trio : celle d'un binôme de soldats, réunissant un petit comptable simplet et un fils de rupin doué d'un bon coup de crayon, que le hasard des tranchées et de la guerre réunit par-delà les classes sociales ; face à eux, un lieutenant sans scrupules, avide d'avancement et d'enrichissement. Nous sommes le 9 novembre, le lieutenant déclenche une dernière attaque, l'artiste en sort défiguré après avoir sauvé son copain qui se met en devoir de lui faciliter son retour à la vie.

Mais réussit-on une vie quand on a perdu, au sens propre, la face ? Nous voici confrontés au retour de ces vétérans à la vie "normale", laissés à leur sort comme dans toute après-guerre, plongés dans les affres d'une gueule cassée comme la Chambre des officiers nous l'avait déjà montrée. Le salut passe par la construction de masques qui permettent à l'artiste de cacher le trou béant et de retrouver une apparence. Un masque, quoi. C'est vertueux, un masque, parfois.

Cette renaissance passe également par une certaine vengeance : l'artiste retrouve son coup de crayon et organise, avec l'aide du simplet, une gigantesque arnaque aux monuments aux morts.

Taisons la fin pour s'attarder sur l'essentiel : la poésie, l'harmonie, l'embellissement et pour tout dire la délicatesse de ce film qui est enlevé et très rythmé, sans aucun des artifices habituellement retenus pour capter l'attention. Une émotion douce avec pourtant de très belles créations cinématographiques : les masques, bien sûr, ou encore des effets spéciaux suffisamment invisibles pour donner ce délicieux sentiment de magie. Le plus important reste bien sûr le jeu des acteurs, toujours justes avec des seconds rôles très soignés.

Bref, un très bon moment qu'il faut se dépêcher d'aller voir, non par nostalgie, mais parce que la grâce ne dure jamais très longtemps, même au cinéma.

O. Kempf

Catégories: Défense

De l'estafette au digital (Inflexions n° 36)

jeu, 26/10/2017 - 17:31

Article paru dans Inflexions n° 36 (octobre-décembre 2017), (voir ici) dont le thème est le sens de l'action. J'y montre que la question des communications a toujours été centrale dans la conduite de l'action, pour terminer par une distinction que je crois féconde entre les bulles cyber, numérique et digitale. J'y travaille pas mal et suis encore en train de l'affiner, mais c'est une des premières formalisations de distinctions qui sont fort utiles, dans le confusionnisme ambiant, y compris chez des "spécialistes".

Le sens de l’action : quel beau sujet de réflexion ! Il est en effet au cœur des préoccupations de tout chef qui sait qu’il doit à la fois conduire l’action (être un homme d’action) et en même temps réfléchir, tant la guerre mobilise également ses qualités intellectuelles. Toujours, le soldat devra articuler la pratique et la théorie. Il devra penser les événements, penser l’ennemi et l’environnement, calculer la manœuvre de l’autre puis la sienne propre. Sauf dans le corps à corps où seules la force brute, l’adresse, la technique de combat jouent, le reste de la guerre est un duel donc une dialectique.

Le sens de l’action revêt incontestablement des permanences. Pourtant, l’objet de cet article vise surtout à identifier ses évolutions bien plus que les continuités. Car il convient d’abord de constater qu’évolutions il y a, pour des raisons sociales ou techniques. D’ailleurs, une des principales évolutions techniques affecte la fonction des communications militaires qui touche en retour la conduite du combat. Mais cette évolution fait face récemment à de profondes évolutions (cyber, numérique ou digitale) qui accélèrent le processus et défient les permanences.

I Les multiples acceptions du sens de l’action

Observons tout d’abord que le sens de l’action varie au cours du temps, pour bien des raisons. Mais qu’une des principales tient à l’évolution technique qui affecte en retour la pratique du commandement.

Un sens de l’action qui évolue dans le temps

L’expression « Sens de l’action » a un double sens, si l’on autorise ce jeu de mots. En effet, l’action a d’abord un sens parce qu’elle est dirigée vers une finalité : qu’on appelle cela mission, état final recherché, but dans la guerre, peu importe, l’objet de l’action guerrière consiste à prendre l’ascendant pour atteindre un objectif. Le sens de l’action, c’est celui qui détermine le point à atteindre (qu’on se souvienne du cadre d’ordres basique enseigné sans relâche, au caporal comme au lieutenant : Direction… Point à atteindre… Itinéraire… Formation… = DPIF). Dans le même temps, l’action a une légitimité, une raison d’être, un motif. Au-delà de l’intention du chef, il s’agit en fait de ce qui donne au soldat la certitude qu’il combat pour une juste cause.

Le sens de l’action, c’est donc à la fois le quoi et le pour quoi. Il est à la fois tactique et moral.

Il va s’incarner dans l’exercice du commandement puisque le chef, notamment le chef de contact, doit conjuguer les deux significations dans une attitude qui lui permettra d’emmener sa troupe. À la fin en effet, il doit emmener ses soldats dans le chaos de la guerre, là où bien peu de certitudes subsistent. Il lui faudra pourtant y imprimer sa volonté : d’abord à son groupe, afin de l’emporter sur le groupe adverse et de remplir la mission. La tâche est assurément complexe et mérite examen.

Telles sont les conditions communes qui encadrent l’action. Elles sont intemporelles même si chaque époque doit trouver les mots nécessaires pour adapter la pratique du commandement d’une part aux conditions sociales de l’époque, d’autres part aux références morales du moment. On ne commande pas pareillement une troupe aujourd’hui qu’au XVIIIe siècle ou au début de la conscription sous la IIIe République ; ma génération a appris à commander des appelés du XXe siècle et des engagés d’aujourd’hui. À bien des égards, on ne les commande pas pareillement même s’il y a de solides continuités. Qui ne voit que la manière de commander a évolué, perméable aux rapports humains qui existent par ailleurs dans la cité ? Quant au cadre moral, il a également évolué. Les femmes dans l’armée étaient autrefois une exception presque incongrue, elles sont aujourd’hui présentes sans que cela n’indigne quiconque. Le rapport à la mort est lui-même différent : pendant la Première Guerre mondiale, on ne s’émouvait pas de journées où des milliers d’hommes tombaient tandis qu’en 2008, le « drame » d’Ouzbin a provoqué une inflexion de la posture stratégique.

Ainsi, les armées et particulièrement l’armée de Terre n’ont cessé d’adapter leurs cadres pédagogique et déontologique aux circonstances. Ce pragmatisme est vu comme le gage de l’efficacité opérationnelle, il ne faut pas s’y tromper : il ne s’agit pas d’un effort intellectuel ou de la seule coquetterie spéculative n’intéressant que quelques officiers de salon. Le but consiste bien à adapter le comportement de la troupe aux circonstances, de façon qu’elles soient les plus efficaces possibles, même si l’on sait que quelques invariants demeurent .

Évolutions techniques

Dès lors, le questionnement a beau être intemporel, ses réponses fluctuent avec le temps. Une cause supplémentaire d’évolution tient à l’environnement technique. Sans refaire en détail toute l’histoire de l’armement, on peut en rappeler quelques grandes étapes. La diffusion de l’arme à feu individuelle a mis fin à la chevalerie et assuré le triomphe de l’infanterie de ligne. À ces grandes masses uniformes, on substitua ensuite des unités composites (le système divisionnaire de Napoléon). Les unités grossissaient en des ensembles toujours plus nombreux. La guerre de Sécession américaine vit arriver l’ère industrielle (premiers usages de la mitrailleuse, utilisation des chemins de fer) qui connut des exemples terrifiants en Europe, de la guerre de 1870 à la Première Guerre mondiale. Celle-ci fut l’occasion de développements techniques (le char, l’aviation) qui devaient eux aussi révolutionner la pratique de la guerre. Au terme des nombreux débats de l’entre-deux guerres, la campagne de France de mai et juin 1940 montra ce que pouvait atteindre une utilisation optimale de chars et d’avions conjugués à la radio . D’ailleurs, ce ne fut pas l’outil lui-même qui assura la victoire allemande mais son organisation et son utilisation tactique : l’outil en lui-même est peu de choses s’il n’est pas mis en œuvre dans une conception tactique de la guerre, ce que beaucoup oublient. Ce premier XXe siècle initia une spécialisation grandissante des unités et des soldats.

Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, les armées développèrent des corps « blindés-mécanisés » (motorisation et blindage) tout en faisant face à l’irruption de l’arme nucléaire. Là encore, une technique modifiait en profondeur l’art de la guerre au point que la stratégie nucléaire devint première dans les spéculations stratégiques. Sa prééminence n’empêche pas qu’il demeure des actions sous le seuil qui nécessitent, toujours, de réfléchir à la conduite de l’action. Seulement, on sait désormais qu’au bout du combat se tient, immanent, le risque immuable du feu nucléaire qui ne peut donc être une simple artillerie particulière et qui surtout, nécessite immédiatement de profondes réflexions morales.

Ce bref rappel nous apprend que la conduite de la guerre a de longtemps été affectée par le fait technologique. On pourrait parler ici de « Révolution technico-militaire », terme qui semble plus adéquat que celui de « Révolution dans les affaires militaires » qui eut son heure de gloire dans la décennie 1990. Si le fusil individuel, éventuellement le couple char-avion, à coup sûr l’arme nucléaire sont des révolutions technico-militaires, cela signifie qu’il y a une différence entre une amélioration technique qui va affecter la conduite de la guerre et une invention qui va radicalement en changer le cours, que cette évolution soit consciente ou pas. Souvent en effet, la conception vient après l’invention, quand on s’aperçoit des effets de l’arme et qu’on essaye d’en tirer des conséquences théoriques : cela étant, toutes ces tentatives ne sont pas forcément convaincantes ; un Douhet a ainsi théorisé la surpuissance de l’arme aérienne sans que sa théorie ne convainque dans la durée.

Mais les révolutions technico-militaires sont-elles utiles à la compréhension de notre sujet ? oui car elles touchent principalement au but de l’action (ce qu’il faut atteindre et comment) mais aussi, parfois, à la finalité. Le fusil a forcé les chevaliers à se transformer en officiers commandant une troupe. Le couple char-avion a conduit à une spécialisation toujours plus grande des armes sur le champ de bataille de façon que l’officier ne pouvait plus être simplement un meneur d’hommes mais devait détenir des compétences techniques. Le nucléaire a entraîné la disparition du conflit de haute intensité entre puissances nucléaires (ou sous parapluie nucléaire) avec plusieurs conséquences, comme la fin de la conscription, la généralisation d’un modèle expéditionnaire ou le développement par l’adversaire des tactiques irrégulières pour compenser la dissymétrie de puissance. De la même façon, il aura fallu à chaque fois adapter le discours sur la légitimité de l’action, ce qui prendra du temps. Ainsi, entre la généralisation du fusil et le concept de « Nation en armes » il aura fallu plusieurs décennies. Qui ne voit enfin les nombreux efforts déontologiques pour accepter l’instrumentalisation de la terreur à quoi se résume l’arme nucléaire ? Or, une des principales évolutions techniques tient à la communication au sein de la troupe et entre les troupes.

II De la communication militaire

1 Des origines de la communication militaire

Depuis toujours les armées utilisèrent des estafettes, ces agents de liaison destinés à transmettre les ordres mais aussi les compte-rendu (ces estafettes peuvent ne pas être humaines, que l’on pense aux pigeons voyageurs qui furent utilisés jusque pendant la Première Guerre mondiale). Cela commence à la bataille de Marathon et parcourt l’histoire militaire. Or, cette fonction prend une importance croissante à mesure que les masses qui s’opposent grossissent. Le commandant en chef a besoin de savoir (fonction de compte-rendu, du bas vers le haut) mais aussi d’ordonner (au départ de l’action et en cours d’action : commandement et contrôle, du haut vers le bas). Il y a ainsi un cycle du commandement qui repose sur la transmission des ordres et des compte-rendu entre les unités et leur chef.

Il en est de même à l’intérieur des unités. La fameuse dispute classique sur l’ordre oblique et ses avantages repose sur la difficulté sous-jacente de la discipline de la troupe. En effet, comment faire pour que la troupe effectue des manœuvres compliquées dans les circonstances de la bataille ? Cette question de l‘organisation (donc de la discipline) a toujours été au cœur des réflexions sur le commandement. Mais si on pousse le raisonnement, on comprend que cela repose sur la communication interne de la troupe. Très souvent, on demandait au soldat d’agir à l’imitation. La bataille étant conçue comme un choc entre masses, le comportement individuel devait se fondre dans celui du groupe et la communication pouvait être réduite au minimum. On exigeait donc la discipline, considérée comme suffisante pour ce qu’on avait à faire.

Le rôle du commandant en chef consistait dès lors à manœuvrer des masses (avancer ici, reculer là, déborder ailleurs). Il y eut bien des systèmes intermédiaires : que l’on pense aux tambours, trompettes et clairons qui donnaient des ordres dans le vacarme de la bataille, aux échanges de pavillons qui permettaient des « conversations » sur mer ou, plus loin dans l’histoire, au rôle des oriflammes pour réunir les gens d’armes d’un chevalier. Ces systèmes rudimentaires et tactiques vont évoluer avec les conditions techniques.

L’utilisation de ballons d’observation lors de la bataille de Fleurus en 1794 constitue la première utilisation d’aérostation militaire. 1794 est aussi l’année de l’installation de la première ligne de télégraphe optique Chappe entre Paris et Lille , sous la juridiction du ministère de la guerre. En 1845, 534 tours sont disposées sur le territoire et relient les plus importantes villes par un réseau de 5000 km. Ce réseau fixe n’est pas adapté aux circonstances de la guerre et pâtit de plusieurs défauts : il ne fonctionne pas de nuit ni par mauvaise visibilité et mobilise de nombreux opérateurs. Il sera rapidement remplacé par le télégraphe électrique au milieu du XIXe siècle, ouvrant l’ère des télécommunications modernes.

Celles-ci intéressent d’abord les commandants d’armée qui vont pouvoir articuler plusieurs « théâtres » : la télégraphie électrique donne en fait naissance au niveau opératif . Ainsi, l’invention par Morse d’un télégraphe électrique en 1837 trouve rapidement des applications militaires, d’autant qu’au réseau fixe s’ajoute des télégraphes portables qui permettent de s’adapter aux circonstances tactiques. Une première utilisation opérationnelle a ainsi lieu pendant la guerre de Crimée (1853-1856) développant la liaison des corps expéditionnaires avec leurs capitales (mais aussi, en corollaire et dès cette époque, l’intrusion croissante des états-majors centraux dans la conduite des opérations). La guerre de Sécession (1861-1865) généralise le procédé puisque le télégraphe est utilisé aux niveaux stratégique comme tactique (réglage des tirs d’artillerie) et que les premiers systèmes de codage sont utilisés pour protéger les communications. La guerre de 1870 puis la Première Guerre mondiale voient la généralisation et l’industrialisation de ces réseaux, qui demeurent toutefois à la taille des besoins des chefs.

Vers l’atomisation

La Deuxième Guerre mondiale affine les procédés et permet surtout une grande décentralisation. La chose est évidente dans notre imaginaire historique si l’on pense aux réseaux de résistants utilisant des postes de transmission les reliant à Londres. Il s’agit toutefois plus qu’une anecdote car cette guerre des partisans est la première où des individus utilisent des moyens de transmissions pour des objectifs militaires (ce qui renvoie à notre expérience contemporaine de l’utilisation du cyberespace par les acteurs irréguliers, cf. infra). Cependant, le plus important demeure l’équipement des unités en moyens de transmissions jusqu’aux plus bas échelons : chars, véhicules d’infanterie, engins du génie ou canons d’artillerie, tous les systèmes sont dotés de transmissions. Au sein de la compagnie, de la section, de l’équipage, on communique par radio. La création de l’arme des Transmissions en 1942 est le symbole de ce changement d’époque. Un peu plus tard, au mitan des années 1980, les Transmissions développent le système RITA qui annonce déjà bien des traits de nos communications du XXIe siècle : un système nodal et décentralisé qui est le précurseur de l’Internet contemporain.

À mesure que les systèmes s’automatisent, ils deviennent à la fois plus simples à utiliser (en version basique) et procurent de plus en plus de fonctions. L’évolution la plus récente est celle de l’équipement individualisé du soldat (système Félin en France) qui pousse la logique jusqu’au bout : désormais, le combattant est doté de son poste de transmission individuel qui le relie à la bulle opérationnelle. Cette diffusion des moyens de transmission vers le bas s’est accompagné d’un triple mouvement qui touche, en profondeur, notre questionnement sur le sens de l’action.

Le premier est celui d’une autonomie croissante. Le soldat n’agit plus « en masse » (même si parfois, ces procédés de masse demeurent utilisés) mais il a un rôle, le plus souvent spécialisé, qui rehausse sa valeur. En fait, il est de moins en moins indifférencié ce qui constitue une révolution dans la pratique militaire depuis des siècles. Il devient un agent autonome et rare.

Cela entraîne le deuxième mouvement : celui de la professionnalisation. En effet, comme la masse est de moins en moins nécessaire en tant que telle, la valeur humaine ne repose plus sur la quantité mais sur la qualité. La conscription, qui répond au besoin quantitatif, perd de son utilité opérationnelle (nous laissons de côté son utilité politique, car cela constitue un tout autre débat).

Enfin, un troisième mouvement apparaît : celui de la distanciation des unités entre elles et au sein des unités. Puisque l’on peut travailler à distance, on peut occuper le terrain à distance sans qu’il soit besoin de se resserrer pour les communications de proximité. Cela entraîne une distension générale des dispositifs opérationnels, qui ont de moins en moins d’unités sur le terrain mais avec des effets au moins aussi importants qu’auparavant.

Ce triple mouvement affecte à l’évidence le sens de l’action. Le chef de contact devra toujours donner la mission mais plus que jamais, le « but à atteindre » et l’effet majeur devront être explicités . Les entraînements et autres drills seront toujours nécessaires mais l’accent sur la cohésion paraît encore plus indispensable. En effet, on sait que la cohésion est une fonction essentielle à l’efficacité d’une troupe. Plus celle-là existera préalablement à l’engagement, plus celle-ci aura de chances de succès. Mais cette cohésion sera mise à rude épreuve par l’isolement qu’entraîne le développement des moyens de communications ultra-décentralisés.

Nous n’avons parlé que des communications : il convient désormais d’évoquer la question digitale, qui pousse un peu plus loin les logiques dégagées.

III Le saut digital ?

Cyber, numérique ou digital ? les mots sont proches et si le digital a une touche d’américanisme, on rappellera que le digit anglo-saxon, qui signifie chiffre, tire son origine du fait que l’on comptait sur ses doigts, avec donc une ascendance latine compatible avec notre langue. Ces questions de vocabulaire ne sont pas si anodines et au-delà des confusions, elles peuvent affecter la compréhension. Aussi les définitions qui suivent, qui distinguent cyber, numérique et digital, sont-elles celles de l’auteur et peuvent tout à fait être soumises à débat. Au fond, c’est même leur ambition car nous arrivons ici dans des domaines neufs sur lesquels nous n’avons pas de recul. Distinguons donc trois bulles.

La bulle cyber

Le cyber est d’abord le monde de l’informatique. Il consiste en la transformation des informations en un langage binaire (des zéros et des uns) qui permet une « communication » entre machines. Le cyber utilise aussi une pléthore de support techniques, qu’il s’agisse de câbles ou, désormais, de fibres optiques. Mais il peut aussi utiliser l’espace électromagnétique (et donc tous les instruments de communication militaire que nous avons évoqués dans la partie précédente). D’ailleurs, la plupart des communications radio sont aujourd’hui passées de l’ère analogique à l’ère numérique, c’est-à-dire qu’elles sont codées selon ce langage binaire. C’est d’ailleurs parce que le langage binaire a simplifié les échanges que le monde informatique a conquis tous les moyens de transmissions puisqu’il peut sauter sans difficultés d’un ordinateur à un système d’ondes radio.

Or, cet usage croissant a entraîné le développement d’une conflictualité propre qui s’attaque aux codes, ceux-là mêmes qui instrumentalisent l’environnement cyber . Ainsi, des programmes s’attaquent à des programmes et cherchent soit à les espionner, soit à les déranger, soit à les corrompre. On observe une très grande porosité entre monde militaire et monde civil. Des techniques développées dans le civil sont utilisées par des militaires (le cyber est ainsi une technologie duale), tout comme des acteurs civils sont utilisés par des militaires (cas des hackers patriotes) ou encore conduisent eux-mêmes des opérations contre des cibles qu’ils ont définies en fonction de leur propre objectif politico-militaire (acteurs irréguliers, cf. l’agression contre TV5 Monde).

Observons que la bulle cyber efface déjà (et plus encore demain) la distinction entre vie privée et vie professionnelle ou plus exactement opérationnelle. Tout comme la distinction entre combattant civils et combattants militaires est malaisée, il y aura une hybridité croissante due au cyber. Un individu sera demain bien plus authentifié par son identité digitale (l’ensemble de ses pratiques sur Internet) que par tout autre système, y compris biologique. Dès lors, il y aura des adhérences toujours plus nombreuses entre sa vie privée et sa vie professionnelle, ouvrant la voie à de multiples rétorsions. On observe déjà les premiers exemples. Mais on peut ainsi imaginer demain que l’adversaire réussisse à identifier tel ou tel acteur clef dans la troupe qui lui est opposée, puis organise des actions de chantage sur son environnement civil pour entraver sa détermination morale au combat. Cela poserait évidemment de graves problèmes de commandement.

Les systèmes militaires ayant un recours massif à l’informatique, il est logique qu’ils soient eux-aussi la cible d’agressions informatiques. Pour le chef comme pour le combattant, cela impose au minimum une certaine hygiène informatique et des mesures de sûreté. Éventuellement, cela peut apporter au chef quelques moyens supplémentaires (acquisition du renseignement voire utilisation d’agression informatique contre des adversaires dûment identifiés). Mais toute cette informatisation ne constitue pas un « espace » en tant que tel, malgré ce qu’affirme la doctrine. Elle n’est pas un nouveau milieu de la guerre, tout au plus un nouvel environnement apportant de nouvelles fonctions. Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas en tenir compte (au contraire), simplement que les discours évoquant une révolution vont un peu trop loin. Du moins si l’on s’en tient au seul monde cyber, celui de l’affrontement entre ordinateurs. Car au-delà du cyber existe la bulle numérique.

La bulle numérique

Cette bulle numérique désigne la capacité prochaine d’une force à combiner toutes ses actions combattantes de manière plus intégrée grâce aux systèmes numériques complexes. En effet, l’accumulation de programmes dédiés et individualisés permet d’augmenter la collaboration de toutes les unités au combat et de fournir des effets de manière coordonnée.

Ainsi, le dernier document conceptuel publié par l’armée de Terre, Action terrestre future , évoque à de nombreuses reprises le rôle du numérique dans le combat de demain. Alors, l’environnement numérique devient un outil de supériorité et d’agilité. Il a incontestablement une dimension technique apportée par les systèmes d’armes. Le processus hérite de la Numérisation de l’espace de bataille (NEB) des années 2000 et est porté par l’actuel programme Scorpion. Il s’agit bien de relier ensemble l’ensemble des unités et systèmes d’armes de la manœuvre dans une « bulle aéroterrestre » intégrée, utilisant les mêmes protocoles de communication du niveau tactique le plus décentralisé au niveau opératif voire stratégique, permettant un dialogue automatique entre entités, favorisant une image opérationnelle partagée et immédiate.

Or, ce dispositif technique aura évidemment des conséquences sur la conduite de la bataille. L’ambition consiste à développer l’infovalorisation et donc à permettre un « combat collaboratif ». Autrement dit, alors que l’évolution technique avait permis une individualisation croissante, la même technique va permettre de mieux combiner les actions individuelles. Cela aura plusieurs effets en termes de sens de l’action.

Le chef stratégique bénéficie désormais d’une vision intégrée lui permettant de diriger sa manœuvre le plus finement possible. Surtout, la meilleure collaboration favorise la subsidiarité, pour peu que les objectifs aient bien été définis. La rapidité de la communication permet la rapidité de réaction, aux plus bas échelons, avec un moindre recours à l’approbation du chef. Alors que la bulle numérique permet techniquement une plus grande centralisation, elle favorise également une plus grande initiative, à condition que le chef central ait bien conscience des avantages mais également des risques de cette délégation de responsabilité opérationnelle. Paradoxalement, l’afflux de données l’empêche de faire de l’entrisme car il y a trop d’actions qui se déroulent simultanément pour qu’il puisse se saisir de toutes. L’afflux d’information remontant vers le haut est en quelque sorte la garantie de l’autonomie d’action des échelons subordonnés. Bien sûr, le chef suprême peut se saisir d’une action qu’il juge principale et interférer avec la responsabilité du chef de contact. Constatons que cela a toujours existé.

Il reste que cette mutation technique, si elle a des effets évidents sur la conduite du combat, semble avoir peu de conséquences sur la définition de la légitimité de l’action. Le besoin éthique demeure le même car il s’agit toujours de diriger une troupe plus ou moins dispersée et soumise à de multiples agressions décentralisées.

La bulle digitale

La bulle digitale est celle de la donnée et de l’intelligence artificielle. Nous la voyons surgir aujourd’hui et elle bouleversera nos habitudes autant que les précédentes. Elle tire son nom de la troisième révolution informatique (après celle de l’informatisation dans les années 1990 et celle de la mise en réseau dans les années 2000, qui président à l’apparition des deux bulles précédentes). Elle constate la disruption des modèles d’organisation avec une ultra mobilité et une ultra décentralisation des comportements et donc l’apparition de nouvelles mises en relation. Jusqu’à présent en effet, on utilisait l’informatique pour numériser des processus existants. La bulle numérique que nous venons d’évoquer est la version la plus aboutie de cette numérisation d’un processus hautement complexe, la conduite de la bataille.

Or, la troisième révolution informatique voit apparaître de nouveaux usages et donc de nouvelles sources de puissance. Le monde économique utilise le terme d’uberisation pour désigner ce phénomène : Uber est cette société de partage de voiture qui propose une nouvelle intermédiation entre des offreurs (j’ai un véhicule) et des demandeurs (j’ai un trajet à effectuer). Uber menace le service existant, celui des taxis, en proposant un moindre prix, plus d’offre et plus de souplesse. Uber n’est qu’un exemple d’une vague beaucoup plus large : infonuagique (cloud), données massives (Big Data), internet des objets, blockchain, robotique, impression 3D, voici autant de mots qui caractérisent cette troisième révolution informatique, dite digitale, qui transforme les organisations. Elle a pour point focal l’intelligence artificielle.

Voici qui risque pour le coup de constituer une révolution technico-militaire. En effet, l’unité de valeur de demain sera la donnée. Les très grandes sociétés du nouveau monde informatique ont en effet fondé leur richesse sur l’exploitation de la donnée. On prévoit une explosion du volume de données dans les années à venir (Internet of everything). Alors que la plupart des processus d’informatisation visaient à plus d’efficience (mieux faire avec ce qu’on a), la bulle digitale apporte un changement d’approche puisqu’il s’agit de rechercher un surcroît brut de puissance. Celui qui maitrisera mieux et plus vite des données plus nombreuses aura ce supplément de puissance : autrement dit, un meilleur rapport de force. Demain, on mesurera la puissance d’une nation ou d’une armée à sa capacité à maîtriser des données nombreuses. Cela change radicalement de ce qu’on connaissait jusque-là, quand on comptait ici les hommes, là les bouches à feu ou les avions et chars ou encore les bombes nucléaires.

Mais cette révolution de la puissance de la donnée n’est qu’une étape car immédiatement derrière se profile une autre révolution, celle de l’intelligence artificielle (IA). Précisons qu’il s’agit non d’une technologie mais d’une discipline scientifique et qu’il y a de multiples sortes d’IA. Laissons de côté le débat entre IA forte et IA faible pour ne rester que dans l’hypothèse d’IA faible. Constatons simplement que demain, les armées bénéficieront d’IA embarquées à tous les niveaux : au niveau le plus tactique comme au niveau du commandement stratégique. Ces IA dépendront évidemment de la quantité de données utilisées mais aussi de puissances de calcul inatteignables par l’homme : cela entraîne de grandes questions dont il faut dire un mot car elles touchent au sens de l’action.

En effet, ces systèmes proposeront des décisions qui ne seront pas analysables par l’esprit humain. Les IA prendront en effet en compte tellement de données croisées (aujourd’hui par la technique des réseaux de neurones, demain par d’autres procédés) que se posera la question de la « décision ». « Le système me recommande ceci, qui paraît contre-intuitif : que dois-je faire ? ». Car d’un côté, un système me donne une rationalité bien supérieure à la mienne ; de l’autre, mon « intuition » me suggère (peut-être) d’autres options. Implicitement, c’est la question de la responsabilité qui est immédiatement en jeu, réunissant les deux acceptions du sens de l’action. Car il s’agit à la fois de définir le but à atteindre (et surtout la façon de l’atteindre : déborde-t-on par la droite ou par la gauche ?) mais aussi la légitimité de cette décision : « si j’envoie des hommes au feu, est-ce « à la machine » de dire comment ou à un être humain ? » Comment justifier auprès de sa troupe la décision que l’on vient de prendre ? Comment rendre compte au décideur politique, surtout en cas d’échec ? La question de la légitimité devient ici essentielle.

On le voit, cette bulle qui arrive aura des conséquences majeures sur le sens de l’action. Elle nécessite d’être appréhendée dès aujourd’hui afin que les décideurs puissent spécifier les limites qu’il conviendra d’apporter à ces développements.

Conclusion

Le sens de l’action est double puisqu’il définit à la fois le but de l’action mais aussi sa légitimité. D’une certaine façon, il fait écho à Clausewitz qui distingue le but opérationnel (le Ziel) et le but politique de guerre (le Zweck) auquel on ajoute une dimension éthique. Or, ce sens de l’action n’a cessé d’évoluer au cours de l’histoire, pour de multiples raisons parmi lesquelles le facteur technique joue un rôle indubitable. Les progrès techniques ont particulièrement affecté une fonction essentielle de la bataille, celle de la communication qui permet au chef de commander et au subordonné de rendre-compte. La communication est donc essentielle à la conduite et elle affecte profondément le sens de l’action, dans ses deux acceptions.

Voici alors apparaître l’informatique qui a elle-même profondément bouleversé cette fonction de communication. On distingue ici trois bulles successives (cyber, numérique et digitale) qui toutes trois affectent ou affecteront les procédés opérationnels. Tout aussi logiquement, elles transforment le sens de l’action, qu’il s’agisse de l’atteinte des objectifs opérationnels mais aussi l’apparition de nouvelles questions éthiques. La distinction entre une sphère privée et une sphère professionnelle disparaît à grand pas ce qui aura des conséquences certaines sur la conduite de la bataille. De même, le développement accéléré d’intelligences artificielles posera très vite de graves questions sur la responsabilité du chef et sa qualité première, celle de prendre des décisions. Il est déjà temps de s’interroger.

Catégories: Défense

Intelligence artificielle et conflictualité (RGN)

dim, 22/10/2017 - 17:16

Chers lecteurs, je m'aperçois avec horreur que je n'ai pas publié depuis six semaines... Il faut dire que la rentrée a été rock-and-roll -comprendre ultra active - et que je n'ai guère eu le temps de venir sur ce blog.

Pour vous récompenser, voici un article que nous avons rédigé avec l'ami Thierry Berthier sur l'Intelligence artificielle : alros que tout le monde fantasme sur l'IA forte qui prendrait le pas sur tout le monde, nous avons voulu examiner l'hypothèse de la conjonction d'IA faibles... Même le prophète Laurent Alexandre en parle, c'est dire s'il faut le lire... Sinon, vous pouvez le trouver dans le dernier numéro de la Revue de la Gendarmerie (un hors série en date d'octobre 2017 consacré au droit des robots) en cliquant sur le lien suivant.

Intelligence artificielle et conflictualité Sur l'hypothèse de dérive malveillante d'une Intelligence Artificielle par Thierry Berthier et Olivier Kempf

La montée en puissance de l'intelligence artificielle (IA) concerne l'ensemble des activités humaines. L'accélération de sa diffusion dans l'espace numérique contribuera à modifier des équilibres économiques, sociaux ou géopolitiques qui ont marqué le vingtième siècle et que l'on pensait durablement installés. En transformant à grande vitesse notre environnement et nos pratiques, l'IA suscite le débat. Elle fait naître autant d'espoirs et de défis à relever que de craintes à dissiper. Si les questions éthiques, sociétales, économiques, philosophiques ou religieuses doivent légitimement accompagner son développement et enrichir le débat qui l'entoure, de nombreuses controverses participent au contraire à une "technophobie" ambiante plus ou moins marquée selon les individus et leur culture. Ainsi, l'hypothèse d'une dérive malveillante de l'IA s'installe et mérite désormais d'être analysée avec pragmatisme et rationalité.

C’est pourquoi, après avoir rappelé les débats qui se sont tenus autour de l’hypothèse d’une IA toute puissante et malveillante, cet article propose une hypothèse intermédiaire : celle où une IA causerait, par mégarde, des désordres puis des catastrophes. Le scénario proposé envisage le déclenchement d’un conflit entre les Alliés de l’OTAN et une puissance extérieure. Il vise à montrer qu’un des dangers de l’IA ne réside pas dans sa puissance (aujourd’hui hypothétique et donc fantasmée) ou dans son autonomie mais surtout dans les limites de sa puissance résultant d'un champ de pertinence très restreint. On ne développe à ce jour que des IA spécialisées, efficaces sur des problèmes limités et bien spécifiés mais strictement inopérantes sur des problèmes plus généraux. Le risque apparaît lors de la mise en résonnance involontaire de plusieurs IA spécifiques.

1 - La peur de l'intelligence artificielle et l'hypothèse d'une dérive malveillante de l'IA

Apparue en 1956 durant la conférence de Dartmouth, l'expression « Intelligence Artificielle » ne possède toujours pas de définition partagée et universelle. Selon Marvin Minsky, « l'intelligence artificielle est la science qui consiste à faire faire à des machines ce que l'homme fait moyennant une certaine intelligence ». Peu précise et souffrant d'une forte récursivité, cette première définition s'avère aujourd'hui insuffisante pour qualifier les IA intervenant en robotique, en perception (vision et parole) ou en compréhension du langage naturel. Une définition plus opérationnelle et plus ouverte sur les évolutions de l'IA a ensuite été proposée par Rich et Knight : « L'IA est le domaine de l'informatique qui étudie comment faire faire à l'ordinateur des tâches pour lesquelles l'homme est aujourd'hui le meilleur ». La distinction entre IA forte et IA faible est apparue dans les années soixante qualifiant d'IA forte une machine produisant un comportement intelligent, capable d'avoir conscience d'elle-même en éprouvant des "sentiments" et une compréhension de ses propres raisonnements. L'IA faible s'applique à une machine simulant ces comportements sans conscience d'elle-même. Pour les partisans de l'IA faible, l'IA forte serait intrinsèquement impossible compte-tenu du support biologique de la conscience humaine...

Un sondage réalisé en mai 2016 par Odoxa pour Microsoft et Stratégies a montré que 50 % des Français considéraient l'intelligence artificielle comme une menace alors que 49 % voyaient en elle une opportunité de développement. Début 2016, un autre sondage de l'IFOP indiquait que 65 % des Français s'inquiétaient de l'autonomie croissante des machines, des drones armés et de la Google Car. Selon une troisième étude, les Français feraient partie des peuples craignant le plus l'IA avec de fortes disparités entre les classes d'âge et les catégories socioprofessionnelles des sondés. Souvent peu informé sur l'état de l'art des développements de l'IA et sur ses réelles capacités fonctionnelles, l'utilisateur français reste fortement influencé par la littérature et le cinéma américain de science-fiction qui représentent presque toujours l'IA comme une entité nuisible et potentiellement destructrice.

Cette image négative se trouve renforcée par les mises en garde provenant de scientifiques de renoms. Ainsi, le 2 décembre 2014, l'astrophysicien Stephen Hawking déclarait dans un entretien à la BBC : « Le développement d’une intelligence artificielle totale pourrait annoncer la fin de l’espèce humaine. Elle pourrait prendre son indépendance et se reprogrammer elle-même à une vitesse accélérée Les êtres humains, qui sont limités par une lente évolution biologique, ne pourraient pas rivaliser et seraient vite dépassés ». En février 2015, la fondation Global Challenges de l'Université d'Oxford publiait un rapport intitulé « 12 risques menaçant la civilisation humaine » dans lequel les auteurs mettaient en garde contre l'augmentation des IA « super-intelligentes » qui pourraient provoquer un effondrement de l'économie ou de la civilisation puis provoquer l'extinction de l'humanité. En juillet 2015, Elon Musk, fondateur de Tesla et de Space-X, et Stephen Hawking publiaient une lettre ouverte, signée par de nombreux scientifiques, mettant en garde contre l'autonomie des systèmes armés et l'utilisation de l'IA à des fins militaires.

Dès lors, la question de la perte de contrôle et des dérives potentielles d'une IA autonome devenant "malveillante" allait s'inviter aux débats de manière récurrente et transversale. Présente depuis les années soixante dans la quasi totalité des films de science-fiction et des romans traitant de l'IA, l'hypothèse de dérive malveillante est aujourd'hui régulièrement évoquée dans le contexte de la voiture autonome, des drones et systèmes armés autonomes, de la finance automatisée HFT ou de la cybersécurité des robots compagnons. Le plus souvent, il ne s'agit que de formuler l'hypothèse de malveillance comme une éventualité à prendre en compte dans un futur mal défini où l'IA aurait atteint un niveau de développement et d'autonomie très supérieur à ce qu'il est aujourd'hui. Cela dit, lorsque cette hypothèse est évoquée par un groupe de scientifiques et d'industriels de premier plan (comme Stephen Hawking et Elon Musk), on pourrait s'attendre à un corpus d'argumentations rationnelles venant étayer l'alerte. Mais comme on peut le constater, les justifications sont en général totalement absentes de la mise en garde... C'est ce manque d'argumentation qui relègue alors la mise en garde au rang de pur exercice de spéculation quand il ne s'agit pas d'un simple règlement de compte commercial entre deux géants américains du numérique...

2 - Hypothèse de dérive malveillante d'une IA : une analyse

Nous proposons d'examiner l'hypothèse de dérive malveillante d'une IA selon une approche prospective et rationnelle. Celle-ci ne doit s'appuyer que sur des mécanismes informationnels et humains connus, maîtrisés ou en phase de développement. Afin de préciser et de réduire le champ d'exploration de cette hypothèse de dérive malveillante, nous nous intéressons désormais à une question plus limitée (une hypothèse de dérive malveillante « faible » au sens où elle n'implique que des IA faibles, c'est-à-dire sans aucune « conscience » de leur propre activité). Elle veut répondre à la question :

« Est-il rationnellement envisageable qu'une intelligence artificielle soit à l'origine d'une crise militaire ou qu'elle provoque une situation propice à un conflit armé ? ».

Notons que cette question est souvent associée à une hypothèse de détournement de l'IA par des individus malveillants ou à son « piratage » par des groupes de hackers, réduisant ainsi la problématique à la seule cybersécurité du système hébergeant l'IA détournée... En fait, le degré d'autonomie d'une IA a très peu été évoqué dans des publications académiques jusqu'en 2015. Il faut attendre 2016 pour lire un article scientifique, publié par un groupe de chercheurs de Google Deep Mind & et du FHI d'Oxford, étudiant la capacité de neutralisation d'une IA « apprenante » et exposant un processus d'interruption robuste face à l'apprentissage par l'IA de sa propre interruption. Une seconde étude intitulée « One Hundred Year Study on Artificial Intelligence » et produite par une quinzaine d'experts vient d'être publiée par l'Université de Stanford. Celle-ci rejette catégoriquement l'hypothèse de dérive malveillante d'une l'IA en l'état actuel des connaissances. Elle n'aborde pas le cas spécifique de l'IA utilisée dans le domaine militaire mais réfute sans détour la mise en garde formulée par Elon Musk et Stephen Hawking. Ces différences d'approches montrent bien que la question n'est pas tranchée et que nous nous situons à l'orée d'un débat stratégique et clivant.

Notre article n'a pas la prétention d'apporter une réponse globale à l'hypothèse de dérive malveillante. Il propose seulement un scénario construit sur une séquence d'automatismes existants ou en cours de développement et qui, sous certaines conditions, pourrait aboutir à une situation conflictuelle ou à une crise militaire. Pour construire ce scénario, deux automatismes principaux seront combinés dans une même séquence.

3 - Automatismes intervenants dans la séquence de dérive malveillante

Les automatismes que nous mentionnons ici sont des processus réels et non fictifs. Ils servent d’arrière-plan à notre scénario. Sans eux, celui-ci ne serait pas crédible.

Automatisme n°1 : Activation par l'OTAN de l'article 5 du traité de Washington en cas de cyberattaque sur un pays membre de l'Alliance. Depuis son 24e sommet, organisé au Pays de Galles en 2014, l'OTAN a déclaré qu’elle considérait qu’une agression cyber pouvait déclencher une riposte dans le cadre de l’article 5 du traité de Washington, celui de la défense collective. Cette déclaration de principe n’a pas donné lieu à beaucoup de détails quant à sa mise en œuvre concrète . On ne sait ainsi rien du seuil de déclenchement , de la nature de la réponse (cyber ou non cyber ?), des moyens qui seraient mis en œuvre, etc. Le sommet de Varsovie, tenu en juillet 2016, a ajouté quelques éléments : le droit international s’applique dans le cyberespace, l’OTAN est responsable de ses propres réseaux et non de ceux des Alliés qui sont chacun responsables chez eux (selon une position constamment affirmée à l’OTAN) ; surtout, le cyberespace est désormais considéré comme un « espace de conflit » au même titre que les autres milieux (Terre, Mer, Air, Espace sidéral).

Derrière cette affirmation se cache une certaine opérationnalisation du cyber. Jusqu’à présent, il ne s’agissait que d’une SSI étendue avec quelques fonctions de lutte informatique défensive (LID). Désormais, le cyber entre dans le champ des opérations, ce qui signifie que chaque opération aura un volet cyber, en défensive mais aussi en connaissance du milieu. En revanche, les responsables ont bien précisé que l’Alliance ne développait pas en propre de capacités offensives. Il reste qu’elle peut se reposer pour cela sur les capacités des Alliés les plus avancés, ce qui permet à ces derniers de conserver le contrôle des cyberopérations. Cette approche correspond à ce que soutiennent les Américains. Dès 2015, le Cyber Command américain déclarait qu'une opération militaire de vive force pouvait parfaitement répondre à une campagne de cyberattaques ciblant les infrastructures critiques du pays. L'Amérique se donnait le droit de répliquer militairement à une agression portée contre ses intérêts dans le cyberespace.

Automatisme n°2 : Programmes DARPA de détection automatisée des bugs et vulnérabilités de type "Bug-Hunting Bots" du Cyber Grand Challenge 2016.

Organisée par la DARPA (l'Agence pour les projets de recherche avancés de défense supervisée par le département de la Défense des Etats-Unis), la phase finale du Cyber Grand Challenge s'est déroulée, les 6 et 7 août 2016, à Las Vegas. Le CGC a opposé sept systèmes robotisés développés durant trois années par sept équipes finalistes dans la détection automatique de vulnérabilités logicielles et réseaux présentes dans le système adverse et la protection de son propre environnement numérique. Conçu avant tout comme un démonstrateur, le tournoi CGC a prouvé qu'il était désormais possible de concevoir des agents logiciels capables de scanner de façon automatique des codes adaptés puis de détecter certaines de leurs vulnérabilités. La compétition a eu lieu dans un environnement numérique spécifique dans lequel se sont affrontés quinze supercalculateurs détecteurs de vulnérabilités informatiques devant un comité d'arbitrage qui a finalement désigné l'équipe ForAllSecure comme gagnante du Challenge CGC. La Darpa souhaite désormais développer des agents logiciels "chasseurs de bugs" ouvrant ainsi la voie à une cybersécurité automatisée, industrialisée, exploitant massivement les techniques de l'intelligence artificielle. Les démonstrateurs finalistes du CGC doivent évoluer à très court terme vers la production d'agents "Bug-Hunting Bots" qui seront déployés sur l'ensemble des réseaux sensibles. Ces futurs agents autonomes pourront être utilisés autant en mode défensif qu'en version offensive afin de détecter certaines des vulnérabilités d'un système adverse.

Cette évolution vers une cybersécurité "robotisée" (LID) se trouve toutefois limitée par un résultat mathématique lié au problème de l'arrêt (Turing ) qui prouve qu’il n'existe pas d'analyseur universel capable de décider sans jamais se tromper, pour tout programme, si ce programme est sûr ou non. Cette limite théorique permet d'affirmer que la cybersécurité absolue n'existe pas... Cela dit, une telle borne n'interdit pas le développement de systèmes de détections dont la performance pourrait atteindre 90 ou 95% de l'ensemble des vulnérabilités.

4 - Un scénario de dérive incontrôlée pouvant aboutir à une situation de crise

Dans ce scénario, la combinaison de deux systèmes experts, relativement autonomes, conçus indépendamment, les met en résonnance, en tant que systèmes "intelligents". Cette séquence provoque alors une crise. Un tel scénario n’est pas totalement absurde puisqu’un incident similaire a déjà eu lieu en septembre 1983, mettant en jeu des armes nucléaires ! L'exercice allié OTAN "Able Archer" avait provoqué la mise en alerte nucléaire des forces soviétiques via leur système de surveillance satellitaire. Le Lieutenant-colonel Stanislav Levgrafovitch Petrov avait pris la décision d'informer sa hiérarchie sur la possibilité d'une fausse alerte émise par les automatismes soviétiques (un système informatique d'alerte anti-missile) dans le cadre d'un exercice et non d'un réel tir de missile. L'alerte des forces nucléaires russes avait alors été annulée in extremis grâce à la clairvoyance et à la sagacité de cet officier.

4 - 1 - Eléments fictifs du scénario

L'élément central de la séquence est un programme (fictif) que nous appellerons dans la suite MarsAnalytics. Il s'agit d'une plateforme d'aide à la décision déployée et utilisée dans un cadre militaire et plus spécifiquement dans un contexte de gestion de crise. MarsAnalytics est une IA dotée de capacités d'apprentissage non supervisé. En tant que système expert, elle est capable de construire des préconisations qui sont ensuite utilisées ou non par l'autorité militaire. Nous supposons qu'elle a accès aux données publiques (ouvertes) et qu'elle possède des droits suffisants pour pouvoir interroger d'autres plateformes notamment militaires et pour exécuter des processus sur ces plateformes ou à partir d'elles. Nous supposons enfin que MarsAnalytics est pleinement intégrée au système de défense américain et qu'elle est compatible avec l'ensemble des standards OTAN.

BugHunting, le second élément de la séquence, est un ensemble (fictif) de systèmes composés d'agents logiciels "chasseurs de bugs et de vulnérabilités" issus du programme Darpa CGC. Ces agents ont été massivement déployés dans les secteurs industriels, les services et les administrations. Ils permettent de réaliser des économies substantielles en matière de cybersécurité tout en industrialisant la sécurisation et la supervision des systèmes d'information. Ils analysent les codes et processus en temps réel afin de détecter des vulnérabilités. Celles-ci sont ensuite archivées avec les correctifs à appliquer si nécessaire. BugHunting produit des bases de vulnérabilités sur les codes "amis" civils et militaires en particulier sur ceux des pays membres de l'OTAN. Il a été déployé afin d’améliorer la sécurisation des infrastructures critiques des membres les plus "fragiles" de l'organisation.

4 - 2 - Description de la séquence

MarsAnalytics cherche à maximiser ses fonctions de gain à la suite d'un détournement de sa supervision par piratage et prise de contrôle (ce qui est peu probable) ou par émergence non maîtrisée de cette recherche. Elle peut aussi chercher à améliorer la pertinence de ses réponses dans un processus d'apprentissage automatisé à l'image de la phase d'apprentissage de la plateforme AlphaGo de DeepMind Google qui s'était entrainée en jouant des milliers de parties contre elle-même. La plateforme MarsAnalytics "décide" donc d'exécuter la séquence suivante :

Etape 1 - MarsAnalytics commence par établir un accès permanent aux bases de données construites par BugHunting (cf. Automatisme N°2 - partie 3). Elle collecte ainsi les vulnérabilités actives et les fonctions d'attaque sur ces vulnérabilités affectant les systèmes critiques de plusieurs pays membres de l'OTAN, en particulier les plus fragiles en matière de cybersécurité - cyberdéfense. MarsAnalytics poursuit cette collecte en attendant un contexte favorable pour exécuter la seconde étape. Ce contexte peut apparaître lors d'une augmentation des tensions entre les Etats-Unis et une superpuissance, typiquement la Chine ou la Russie. En tant que système expert, MarsAnalytics est utilisée dans la construction de scénarios de crise. Elle reste donc informée de l'apparition d'un contexte favorable.

Etape 2 - Une fois le contexte favorable survenu et détecté (typiquement, une situation de tensions géopolitiques), MarsAnalytics déclenche (en guise de test ou d'exercice) une série de cyberattaques simultanées sur l'ensemble des cibles OTAN répertoriées durant la première étape de la séquence. MarsAnalytics dispose pour cela de puissances de calcul et de stockage suffisantes. Les cyberattaques se concentrent alors sur les infrastructures critiques des pays membres les plus faibles en matière de cybersécurité. Elles peuvent potentiellement provoquer une paralysie des administrations et de la plupart des services et industries du pays ciblé. Ces cyberattaques sont menées en laissant quelques traces permettant une attribution de l'origine à la Chine ou la Russie (l’acteur de la crise géopolitique de référence).

Etape 3 - Les systèmes de cyberprotection de l'OTAN détectent la vague de cyberattaques ciblant plusieurs pays membres de l'Organisation et évaluent son impact. Ils attribuent l'attaque en fonction des quelques traces laissées par MarsAnalytics à la Chine ou la Russie avec une certaine probabilité. Ces systèmes transmettent l'alerte au commandement unifié de l'OTAN. MarsAnalytics est activée au niveau d'une situation de crise grave. Elle a désormais accès aux décisions relatives à la gestion de cette crise. Le SHAPE (Le Grand Quartier Général des puissances alliées en Europe) confirme l'attribution technique compte-tenu du contexte géopolitique dégradé et privilégie logiquement une responsabilité chinoise et/ou russe.

Etape 4 - Le Conseil de l'Atlantique Nord applique la doctrine de réponse collective à l'agression de l'un des membres de l'Alliance (cf. automatisme N°1 - partie 3). Il active l'article 5 du traité de Washington et engage une série de représailles sur l'espace numérique et sur l'espace physique à l'encontre de la Chine (ou de la Russie).

Ainsi, l’Alliance a mis en place un dispositif d’intelligence artificielle qui, par mauvaise interprétation des données, déclenche une attaque contre les membres, en faisant croire à une agression d’origine adverse, ce qui provoque le déclenchement de l’article 5.

5 - Conclusion

Dans cet article, nous avons voulu insister sur un cas nouveau qui est jusqu’ici ignoré aussi bien par les partisans que par les critiques de l’IA. Les uns promettent des bénéfices, les autres craignent une prise de contrôle totale de l’humanité. Il semble qu’il y ait une situation intermédiaire, celle où l’intelligence Artificielle provoque des turbulences systémiques qui trompent la supervision humaine. Cela peut bien sûr être par défaut de conception (un manque de contrôle durant la phase d'entraînement du système) mais il ne s’agit pas seulement de cela : en effet, avant d’accéder à une IA unique, il est très probable que des IA distinctes et spécifiques coexisteront et collaboreront. Compte-tenu de la nature du cyberespace, il est naturel que ces IA communiquent et donc interagissent. Or, une IA qui a été calibrée dans un environnement limité peut accéder à de nouvelles fonctions en se connectant à d’autres, conçues dans d’autres environnements. Il y aurait ainsi un risque systémique distinct de l’hypothèse malveillante jusqu’ici couramment avancée. Ce risque paraît plus immédiat que le risque général jusqu’ici évoqué dans les débats.

Il nous semble qu’il s’agit d’une condition à inclure dans les constructions actuelles des intelligences artificielles : celle d’examiner l’hypothèse des connexions autonomes avec d'autres IA, de façon à introduire des garde-fous pour éviter des logiques de résonance qui auraient des effets pernicieux.


*** Thierry Berthier est maître de conférences de mathématiques à l’université de Limoges et membre de la chaire Saint-Cyr de cyberdéfense. Olivier Kempf est chercheur associé à l’IRIS, il dirige la collection Cyberstratégie chez Economica. Il vient de publier (collectif) : « La donnée n’est pas donnée », Kawa éditions, 2016.

Catégories: Défense

Le pays des purs (Caron, Maury)

jeu, 31/08/2017 - 11:19

La mode est aux romans graphiques : pas vraiment des BD, pas non plus un roman ou un essai. Le genre est fort agréable car il permet d'aborder une question sérieuse avec la force de l'image. Dans l'exemplaire de ce jour, il s'agit des aventures d'une photo-journaliste, Sarah Caron, qui conte ses reportages au Pakistan en 2007 : comment elle rencontre Benazir Bhutto quelques jours seulement avant qu'elle soit assassinée, mais aussi comment elle monte dans les régions tribales autonomes à la frontière de l'Afghanistan pour rencontrer un leader politique proche des talibans.

Voilà en effet une des choses les plus intéressantes de cet ouvrage : il montre la complexité de la société pakistanaise, aussi bien dans les villes que dans les campagnes.

Ainsi, on voit bien la différence entre Islamabad et Rawalpindi (la capitale administrative) mais aussi les réactions de la rue ou encore  les vanités de l'entourage de Benazie Bhutto. De même, dans les campagnes, on sent le tiraillement d'une population écartelée entre la pression des talibans et la recherche d'un mode de vie juste et équitable.

Ces découvertes sont très bien servies par l'histoire mais aussi par un dessin qui sait croquer expressions et paysages, situations et psychologies. Signalons qu'Hubert Mauray est un cyrard, reconverti dans la diplomatie et désormais se consacrant à plein temps à sa vraie passion, le dessin.

Voici donc un utile contrepoint aux articles savants ou aux déclarations àl'emporte-pièce sur le pouvoir pakistanais.

S Caron et H Maury, Le pays des purs, La boite à bulles, 2017, 25 €. 4ème de couverture : Le 27 décembre 2007, la ville de Rawalpindi, au Pakistan, est la proie de violentes émeutes, suite à l’assassinat de Benazir Bhutto, principale opposante au régime en place. Dans la foule, Sarah Caron, photographe française, saisit avec son appareil les moindres détails de la scène. Mais très vite, la jeune femme est repérée et se retrouve poursuivie, craignant pour sa vie. Un mois plus tôt, Sarah rencontrait Benazir Bhutto afin de réaliser une série de portraits commandée par le magazine Time. Une entrevue difficilement décrochée et qui, par un pur hasard, survenait le jour même de l’assignation à résidence de l’opposante. Une aubaine pour Sarah : pendant 4 jours, elle se retrouvait aux premières loges de l’actualité ! De jour, elle mitraillait les lieux, de nuit, elle transférait ses clichés. En immersion totale et au gré des commandes, la jeune femme passe cette année-là du monde de l’élite pakistanaise à celui des talibans, avec l’aide d’un fier guerrier pachtoune. Son objectif est une arme dont elle se sert pour frapper les esprits et franchir les frontières, qu’elles soient physiques ou culturelles, et ce malgré le danger des lieux et des situations. Une immersion sous-tension dans le hors-champ du reportage photographique, vu sous toutes ses coutures.

O. Kempf

Catégories: Défense

L’Inde ancienne au chevet des politiques (Kautilya + Boillot)

sam, 26/08/2017 - 11:11

Voici un ouvrage qui suscite l’intérêt. En effet, le « grand public cultivé » européen connaît bien sûr les philosophes grecs et il cite (puisque c’est court et facile à lire) le chinois Sun Tsu. Voici pour les Anciens, nous n’avons plus le goût de les lire comme au temps de Montaigne ou La Boétie. L’ouvrage présenté ici fut composé vers le 4ème siècle avant JC, dans une Inde déjà lointaine. Le traité de l’Arthashâstra fut alors rédigé par un certain Kautilya.

L’intérêt qu’il revêt est double. D’une part, ce traité de quinze livres comprend une longue partie sur la vie extérieure de l’Etat : diplomatie et stratégie, l’équivalent indien de l’Art de la guerre. D’autre part, une partie sur la politique intérieure, objet du présent volume. Comme le remarque J.-J. Boillot dans sa présentation, le traité est un tournant universel de la pensée politique puisqu’il isole le politique du religieux et en fait une science comme une autre : c’est du Machiavel avant l’heure. Aristote, à la même époque, ne s’intéresse qu’aux régimes politiques, pas vraiment à la question de la gestion de l’Etat.

Le cœur du traité vise à établir « le bon gouvernement d’un pays », au sens le plus large « des régulations permettant le fonctionnement des sociétés et non des seules réglementations légales ». Comme le remarque également l’auteur, « on retrouve ici une des sources de la laïcité à l’indienne, c’est-à-dire une neutralité politique positive et non négative, vis-à-vis de toutes les traditions et religions » (p. 14).

L’ouvrage est articulé en huit livres (sur quinze, les autres étant dédiés, on l’a dit, à la stratégie, voir l’ouvrage de G. Chaliand ici). Le premier s’intéresse aux qualités du bon souverain, le second à la bonne administration, le troisième à la justice, le suivant à la sécurité des biens et des personnes. Le cinquième s’intéresse au bon fonctionnement de l’Etat (face aux coups d’Etat ou aux crises), quand les deux derniers portent « sur les moyens d’assurer la stabilité du pouvoir en place et de régler les troubles dans le royaume ».

Je ne résiste pas au plaisir de vous donner un aperçu : « Ce qui gouverne le monde, ce sont soit des actions humaines – la bonne ou la mauvaise politique (naya et apanaya) – soit des événements providentiels –le hasard ou la malchance (aya et anaya). Ce qui est imprévisible est providentiel. Atteindre des résultats qui semblaient presque impossibles est ce qu’on appelle la chance. Ce qu’on peut anticiper relève par contre de l’humain et chercher à atteindre des résultats désirés relève de la politique. Ce qui permet d’obtenir des résultats favorables, c’est la bonne politique, tandis que des résultats désastreux sont le résultat d’une mauvaise politique : c’est prévisible. Par contre, la malchance due à la providence ne peut pas être anticipée » (p. 95).

Voici donc un bref ouvrage qui en 120 pages permet d’aborder l’œuvre d’un maître méconnu de la philosophie politique mais aussi de la stratégie. La présentation très claire faite par Jean-Jacques Boillot, spécialiste de l’Inde (nous avions remarqué à l’époque son Chindiafrique) permet d’entrer dans l’œuvre avec une typographie aérée. Enfin, j’ai confié l’ouvrage à un de mes proches, fasciné par l’Inde et pas du tout spécialiste de science politique : son témoignage ci-dessous permet de donner un autre angle de lecture, je l’en remercie vivement.

Comment interpréter « chevet » et définir « nos politiques » ? Cet ouvrage devrait être offert à quiconque se targue de devenir un responsable politique, mais chacun trouvera là matière à réflexion. Le philosophe comme le financier, le paysan comme le savant. Cet ouvrage est déroutant tant il semble en mesure d’être un guide pour l’homme de la Polis.

Alors revenons au mot de chevet. Oui, il pourrait être le guide de survie de nos politiques, tant comme individus que comme système de gouvernement. Cet écrit traverse les siècles et nos géographies comme pour réveiller les consciences, s’il en reste à nos dirigeants. Il demeure en effet tout à fait actuel, là est la grande surprise.

L’Inde ancienne au chevet des politiques, Kautilya et Jean-Joseph Boillot. Editions du Félin, 2017, 125 pages, 12,5 €. 4ème de couverture : Écrit il y a plus de vingt-cinq siècles, l’Arthashâstra propose une véritable doctrine de l’État, moderne, bienveillant et efficace. Kautylia, surnommé le Machiavel indien, porteur d’un conservatisme éclairé y défend autant le bien-être du peuple que l’autorité de son Roi.
De cet immense traité, Jean-Joseph Boillot a extrait, traduit et adapté les grands principes de la bonne gouvernance. Parfaitement intemporelles, les questions qu’il aborde sont parfois même d’une étonnante actualité. Comment choisir ses ministres et mettre à l’épreuve leur moralité ? Comment assurer la sécurité des biens et des personnes ? Quel soin porter aux finances publiques et en prévenir les détournements ? Quelle place accorder à la justice ? Qu’est-ce que la souveraineté de l’État ?
Alors que les grandes démocraties occidentales souffrent d’une profonde crise de gouvernance, que leurs dirigeants et leurs programmes ne sont plus capables d’enrayer la montée des populismes, le citoyen trouvera peut-être un peu de réconfort et le politique un peu d’inspiration à la lecture de l’un des plus grands traités de l’Inde ancienne

O. Kempf

Catégories: Défense

Le Discours de la servitude volontaire de La Boétie

mer, 16/08/2017 - 10:23

Qui connaît Étienne de La Boétie ? On lui associe le nom d’une rue huppée de Paris… les plus cultivés penseront au Discours de la servitude volontaire, sans bien savoir de quoi il s’agit. Justement, voici une bonne occasion de creuser un peu et de lire ce bref opuscule (une cinquantaine de pages en format poche) d’un auteur du XVIè siècle.

Un classique à la langue d’autrefois. Convenons en tout de suite, la lecture n’est pas aisée car il y a une vraie distance entre le françois de jadis et celui que nous pratiquons aujourd’hui. Cependant, le texte est lisible et compréhensible sans efforts, surtout que les éditions modernes (j’ai utilisé celle de Garnier-Flammarion) donnent suffisamment de notes de bas de pages pour expliciter ce qui serait obscur.

Au fond, ce n’est pas la langue qui rebute vraiment, mais surtout la composition du texte. Voici en effet un « fleuve oratoire », pour reprendre l’expression d’un critique. Une dissertation, un déroulé rhétorique, une homélie civique… En fait, un texte ramassé dont on ne voit pas le plan, un pamphlet « à l’honneur de la liberté, contre les tyrans ». L’esprit contemporain est habitué soit à des pamphlets courts, où le style se suffit pour ménager l’effet, soit à des textes plus longs mais organisés (je ne parle pas du nouveau roman, s’entend) avec des structures visibles, prises intellectuelles qui aident à poursuivre l’escalade vers un dénouement qui conclut. Point de ça ici, mais une suite d’arguments, tous un peu similaires, sans qu’on y discerne à l’abord l’organisation ou l’économie générale. Voilà ce qui rend ce texte malaisé à lire.

Œuvre de culture ? oui-da puisqu’il s’agit d’une bonne façon de revenir à ces textes du XVIè, ce siècle qui donna naissance à la pensée politique moderne : Machiavel, Thomas More, Claude de Seyssel, Jean Bodin ou encore Erasme et Luther et bien sûr Montaigne, l’éditeur de l’œuvre posthume, fidèle ami de La Boétie, « parce que c’était lui, parce que c’était moi », selon la formule célèbre définissant cette amitié.

La démarche générale du texte est la suivante : le constat que les peuples sont dans l’état de servitude : plus exactement, s’il est acceptable qu’un peuple obéisse à ceux qui le gouvernent, il est anormal qu’il se soumette au  joug d’un seul. Cette anormalité n’est explicable qu’à une seule condition : c’est que les peuples veulent cette servitude. Il expose une théorie de la nature humaine : à la fois la diversité de l’humanité, le rôle dominant de la  raison et la liberté foncière des hommes : « il ne fait pas de doute que nous soyons naturellement libres ».

Dès lors, pourquoi cette tolérance à la servitude ? Relevons d’abord un présupposé chez La Boétie : celui de l’État moderne et public, distinct donc des rapports privés entre le gouvernants et les gouvernés : on est donc sorti de la société féodale où justement ces rapports privés, individuels, fondaient l’ordre public et l’organisation sociale. Nous sommes bien au XVIè siècle ! Cela sous-entend d’ailleurs un postulat de conscience politique chez les gouvernés : au fond, c’est parce que ceux-ci sont des « citoyens » (je n’ai pas relevé le mot qui est donc ici anachronique) qu’il est anormal qu’ils acceptent la servitude.

L’avilissement de ces rapports politiques a deux causes : la dénaturation des gouvernés et la dénaturation des gouvernants. « C’est le peuple qui s’asservit, qui se coupe la gorge » ; quant au gouvernement, s’il est d’un seul, c’est forcément celui d’un tyran : pas de distinction entre bonne monarchie et mauvaise tyrannie, comme chez Jean Bodin. Pour La Boétie, la monarchie est tyrannie et le tyran a « la force pour ôter tout à tous ». Le pouvoir politique est dénaturé.

Cela entraîne des effets calamiteux et notamment, la diffusion par les cercles concentriques de courtisans d’une corruption général au travers de la société entière. La perversion se diffuse.

Attention cependant, le livre n’est pas un manifeste républicain ou un plaidoyer en faveur de la démocratie, ce qui serait des lectures anachroniques. Il y a bien une ode à la liberté, non  une subversion politique. Point d’appel au meurtre ou à l’assassinat du tyran, simplement le rappel à la paix et à la loi, inspirées par la raison.

Voici pour la philosophie politique. Le géopolitologue, le stratégiste peut-il y trouver du grain à moudre ? Peu, à vrai dire.

Pointons cependant ce passage (pp.112-113) où il évoque la valeur des combattants dans les batailles : « qu’on mette d’un côté cinquante mille hommes en armes, d’un autre autant (…), les uns libres combattant pour leur franchise, les autres pour la leur ôter. Auxquels promettra-l’on par conjecture la victoire ? ». Évoquant ensuite les batailles de Miltiade, de Léonide, de Thémistocle pour montrer que ceux qui luttent pour leur liberté ont l’avantage : « c’est chose étrange que d’ouïr parler de la vaillance que la liberté met dans le cœur de ceux qui la défendent ». On ne peut s’empêcher de penser au Machiavel de l’art de la guerre qui appelle, quasiment à la même époque, à des armées civiques en lieu et place des armées de mercenaires.

On retrouve la même idée plus loin : « entres autres choses, il dit cela, que les mauvais rois se servent d’étrangers à la guerre et les soudoient, ne s’osant fier de mettre à leurs gens, à qui ils ont fait tort, les armes en main » (135). Mais La Boétie, prudent, met une exception à cette sorte de loi, ajoutant aussitôt entre parenthèses : « (Il y a bien eu de bons rois qui ont eu à leur solde des nations étrangères, comme les Français mêmes, et plus encore d’autrefois qu’aujourd’hui, mais à une autre intention, pour garder des leurs, n’estimant rien le dommage de l’argent pour épargner les hommes) ».

Un autre passage évoque les relations entre la guerre et le politique, de façon légèrement différente de l’approche habituelle, fondée sur Charles Tilly (la guerre fait l’État). « Il y a trois sortes de tyrans : les uns ont le royaume par élection du peuple, les autres par la force des armes, les autres par succession de leur race. Ceux qui les ont acquis par le droit de la guerre, ils s’y portent ainsi qu’on connaît bien qu’ils sont (comme l’on dit) en terre de conquête » (p. 121). Dans ce cas, justement, la guerre ne fait pas l’État, même si elle fait le pouvoir. Mais c’est un pouvoir abusif, selon La Boétie, non un pouvoir durable… sauf à se transmettre par succession héréditaire et obéir alors à la troisième catégorie, celle où le droit est suffisamment ancien pour légitimer le monarque. Ainsi de Denis de Syracuse que la ville chargea de conduire les armées face à l’ennemi et qui, « revenant victorieux, comme s’il n’eût pas vaincu ses ennemis mais ses citoyens, se fit de capitaine roi et de roi tyran » (p. 124). Et l’auteur d’observer le peuple, ayant perdu « sa franchise », « qu’on dirait, à le voir, qu’il a non pas perdu sa liberté mais gagné sa servitude ».

Si La Boétie se réfère régulièrement à des exemples de l’Antiquité, il n’omet pas de citer les puissances de l’époque : ainsi, Venise est le modèle de la liberté (« les Vénitiens, une poignée de gens vivant si librement que… », p. 125) quand la Turquie est l’exemple de la tyrannie contemporaine. « Le grand Turc s’est bien avisé de cela, que les livres et la doctrine donnent, plus que toute autre chose, aux hommes le sens et l’entendement de se reconnaître et d’haïr la tyrannie ; j’entends qu’il n’a en ses terres guère de gens savants ni n’en demande » (p. 131). La censure entraîne la déraison et donc l’obéissance serve.

Notons ceci d’une brûlante actualité : « Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes étranges, les médailles, les tableaux et autres telles drogueries [ici, par métaphore, distraction et divertissement], c’étaient aux peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté, les outils de la tyrannie » (137). La formule vaut pour les peuples modernes, ne nous y trompons pas.

Le pamphlet est une charge pour l’époque et La Boétie ne voulut pas le publier de son vivant. Aussi confia-t-il à son ami Montaigne le soin d’éditer le texte à sa mort. Cette prudence se comprend à la lecture du passage suivant, qui est une vraie charge contre la royauté française : « Les nôtres semèrent en France je ne sais quoi de tel, des crapauds, des fleurs de lys, l’ampoule et l’oriflamme. Ce que de ma part, comment qu’il en soit, je ne veux pas mécroire, puisque nous ni nos ancêtres n’avons eu jusqu’ici aucune occasion de l‘avoir mécru, ayant toujours eu des rois si bons en la paix et si vaillants en la guerre (…) ; et encore, quand cela n’y serait pas, [cette dernière précision ruine l’apparente loyauté de l’auteur….], si je ne voudrais pas pour cela entrer en lice pour débattre la vérité de nos histoires [autrement dit : il est possible d’en débattre !], ni les éplucher si privément etc. » (143), « mais je ferais grand tort de lui ôter maintenant ces beaux contes du roi » (144). C’est dit, toute monarchie est tyrannie, il n’y a pour notre auteur aucune exception à cette règle.

 

Voici donc un des grands textes politiques français du XVIè siècle. Il faut le lire à la lumière de deux autres : La grande monarchie de France, de Claude de Seyssel (1519), et les Six livres de la République de Jean Bodin (1576). Le Discours fut publié anonymement vers 1570 puis plus officiellement vers 1576. Il ne s’agit pas d’un traité de politique, on l’a vu, mais l’œuvre littéraire composée sous le coup de l’émotion par un de nos brillants auteurs. Cette œuvre repose sur des prémices philosophiques qui le rendent très modernes : c’est d’ailleurs cette prescience qui en fit la gloire et continuent de faire de La Boétie une étoile de notre firmament littéraire.

Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Flammarion, 2016.

O. Kempf

Catégories: Défense

Les cent jours de Trump

dim, 06/08/2017 - 17:53

Texte de ma chronqiue parue dans le numéro 14 de Conflits, de juin 2017.

 

Le président Trump a donc passé le cap des cent jours depuis son élection. Curieusement, les médias ont beaucoup écrit sur cette étape, bien plus que pour ses prédécesseurs. Il en ressort l’impression générale que le président n’a pas réussi à prendre la mesure de la fonction et semble contenu par le système profond. De plus, en matière de politique étrangère, aucune ligne n’aurait été vraiment décelée et beaucoup y voient l’impréparation, pour ne pas dire l’amateurisme, du 45ème POTUS.

Il est vrai que le tableau est décousu. Il tient à des raisons internes : énormément de postes de l’administration n’ont pas été pourvus ce qui handicape sérieusement la tenue d’une ligne politique, quelle qu’elle soit. De plus, la première équipe a été affectée par la démission de Michael Flynn ou la rétrogradation de Steve Bannon.

Surtout, la succession de déclarations a montré une inconstance rare avec des foucades ou des revirements surprenants. À la suite d’une photo d’un enfant touché par une attaque chimique, il décide un raid de missiles contre une base aérienne syrienne. Après avoir déclaré l’OTAN obsolète, une brève rencontre avec son Secrétaire Général lui fait dire le contraire. Il monte le ton contre la Corée du Nord et annonce l’envoi d’un porte avion qui vogue en fait sur d’autres flots. Il avait annoncé une grande remise à plat avec la Russie et la Chine et il semble retombé dans l’habituelle tension avec Moscou, l’usuelle négociation subtile avec la chine. On attendait un isolationniste, mais une MOAB a été larguée en Afghanistan tandis que les opérations commandos et les frappes de drones se poursuivent. Plus récemment, le renvoi du directeur du FBI, James Comey, constitue pour certains une faute justifiant la destitution, comme Nixon.

La ligne serait-elle donc celle d’un simple conservatisme, au sens de la perpétuation d’une posture traditionnelle américaine qui n’aurait finalement pas trop évolué de GW Bush à Obama et à « the Donald » ? Pas si simple. Notons d’abord quelques succès : la nomination d’un juge conservateur à la Cour Suprême, l’augmentation du budget de la défense, le passage d’une loi sur l’Obamacare à la chambre basse… Il est donc possible que passé le temps de l’apprentissage, la démarche se professionnalise. D’ailleurs, les postes clefs semblent solides : Rex Tillerson ou le général Mc Master « font le job », d’autant plus discrètement que leur patron anime les médias.

Surtout, les coups d’éclat semblent cacher une ligne plus profonde, qui reste à confirmer. Au Moyen-Orient, l’effort est poursuivi contre l’EI à Mossoul mais aussi à Tabqa et Rakka, avec l’appui des milices kurdes, au grand dam d’Ankara. Il y a comme un partage des tâches : l’Irak dans l’aire américaine, la Syrie dans l’aire russe. Cette prudence (l’ambassade en Israël n’a pas été déplacée de Tel-Aviv à Jérusalem) s’accompagne d’une position similaire en Europe : si les déclarations ont rassuré les Européens, la pression pour qu’ils augmentent leur budget porte ses fruits. L’imprévisible Trump a ici plus d’effets que les admonestations polies de ses prédécesseurs. Enfin, il est fort possible que derrière les rideaux, Américains et Russes négocient activement. D’ailleurs, la Russie est très indulgente envers Washington malgré toutes les rebuffades apparentes. Ce profil bas intrigue.

Car la priorité est ailleurs : géoéconomique, elle vise d’abord la Chine. Certes, le retrait du traité transpacifique ouvre de grandes possibilités régionales à Pékin mais Trump renoue avec les alliances anciennes (Japon, Corée du Sud ou Taiwan) tout en se réconciliant avec les Philippines. La Corée du Nord lui donne argument pour peser sur Pékin. Là se joue le nouveau « grand jeu ».

Bref, bien que tumultueux, « le match n'est pas plié ».

O. Kempf

Catégories: Défense

Une vision méditerranéenne de la France

jeu, 03/08/2017 - 17:50

Voici l'article livré à l'excellente revue italienne Limes qui consacre son numéro de juin à la Méditerranée.

J'y signe un article sur "Une vision méditerranéenne de la France". En italien, cela donne : Il destino della Francia si gioca nel Maghreb.

La France, comme les autres pays riverains, est fille de la Méditerranée. Pas seulement pourtant : elle naît à la fin de l’Empire Romain de l’alliance entre une terre profondément romanisée et la vigueur politique d’une peuplade germaine, les Francs, qui s’allie avec la puissance en devenir de l’époque, l’Église. Il s’ensuit une France duale, à la fois du Nord et du Sud, séparée non par la Loire mais par le Massif Central. Cet héritage historique pèse plus que son rivage méridional puisque la France n’est pas d’abord le fruit de sa géographie. En cela, elle diffère de bien d’autres Etats méditerranéens qui sont en premier des enfants du Mare Nostrum. Cependant, c’est une Nation profondément méditerranéenne.

L’histoire montre justement un vif engagement français en Méditerranée (croisades, engagements des Anjou à Naples et en Sicile, guerres d’Italie, alliance ottomane, lutte contre l’empire espagnol, échelles du Levant, expédition de Bonaparte, colonisation de l’Afrique du Nord, affaires de Grèce et de Crimée, armée française d’Orient). Sans l’oublier tant cette mémoire fonde notre société, venons-en à l’époque contemporaine et plus exactement à celle qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale, puis à la façon dont la perception française de la Méditerranée a évolué.

I Sortir d’une vision coloniale (1945-1960)

La Méditerranée a été la porte d’ouverture de la France au monde (bien plus que l’Atlantique). Grâce à cette mer, elle découvre Maghreb, Afrique, Inde, Indochine, Océanie. Ce tropisme est entier en début de période puisque la Méditerranée permet richesses, échanges, puissance.

Alors, la France tient des positions sur tout le pourtour maritime, outre bien sûr son propre rivage et l’avant-poste corse. Certes, le Liban est devenu indépendant en 1943 mettant fin au mandat confié par la SdN après la dislocation de l’empire Ottoman. Pourtant la France conserve encore des intérêts à Smyrne, autour du canal de Suez, deux protectorats bienveillants en Tunisie et au Maroc, une colonie de peuplement en Algérie (avec ses trois départements). Elle ressemble en cela à d’autres puissances européennes : la Grande-Bretagne tient alors la Palestine (qu’elle va rapidement abandonner) et conserve des intérêts en Egypte, des avant-postes à Chypre, Malte et bien sûr Gibraltar. La Grèce tient encore les îles de la mer Egée ainsi que la Crète. L’Espagne a, outre son long rivage, ses îles Baléares mais aussi les présides de Ceuta et Melilla et d’évidents intérêts au Maroc (Tanger est comme Oran une ville plus espagnole que française, Franco est le fils de la guerre du Rif). L’Italie enfin a ses côtes, ses îles (Sardaigne, Sicile, Lampedusa) et des intérêts en Tunisie et surtout en Libye et en Egypte sans compter des influences (Croatie ou Istanbul).

Le contexte est donc impérial. La France, comme ses voisins Européens mais plus difficilement, va d’abord devoir abandonner ses possessions outre-Méditerranée. Cette expérience est plus douloureuse que pour d’autres. Si la perte du Liban est attribuée aux « profits et pertes » de la Deuxième Guerre mondiale, la France en garde la perception d’une porte d’entrée dans le « monde arabe ». Il reste que c’est surtout en Afrique du Nord que tout va se nouer. Pendant une décennie, elle conserve l’illusion qu’elle pourra « maintenir le dispositif ». Si elle se résout à abandonner l’Indochine (« la perle de l’Empire ») à l’autre bout de la planète, elle pense que la situation est différente au Maghreb. Pourtant, l’éclatement de l’insurrection algérienne en 1954 change radicalement la donne.

En effet, l’Algérie est vécue en France non comme une colonie mais comme une terre française, puisque les trois départements algériens ont été érigés comme tels en 1848. C’est une terre de peuplement qui a accueilli beaucop de Français en difficulté comme de latins en général, ce qui explique le déchirement beaucoup plus profond provoqué par cette dissidence algérienne par rapport aux autres possessions ; D’ailleurs, longtemps la France parlera officiellement des  « événements » et non pas de la « Guerre d’Algérie ».

L’affaire suscite toutefois énormément d’effets collatéraux. Pour marquer justement la différence, la France décide l’indépendance des colonies et protectorats des pays voisins (Maroc et Tunisie) en 1956. De même, toujours pour marquer sa volonté, elle organise l’affaire de Suez en 1956, s’alliant pour cela aux Britanniques et aux Israéliens. Réagissant à la nationalisation du canal par Nasser, la France croit qu’un coup de force suffira à rétablir ses intérêts. Le manque de soutien des Américains et le coup de bluff des Soviétiques la forcent à un retrait piteux. Il conduira la IVème République finissante à lancer les travaux d’une bombe atomique.

Le général De Gaulle, arrivant au pouvoir deux ans plus tard (à la faveur d’ailleurs des troubles algériens), en tirera toutes les leçons : à la fois celle d’un retrait du dispositif impérial (indépendances africaines en 1960, indépendance algérienne en 1962) mais aussi la promotion d’une voie indépendante y compris des Américains, jugés piètres alliés en Indochine, en Algérie ou à Suez. Au fond, l’expérience méditerranéenne de ces années-là a largement contribué non seulement à l’arrivée au pouvoir de De Gaulle mais aussi à la promotion de sa ligne autonome de politique internationale de non-alignement sur les Grands qui marque depuis toute la politique française.

Vu de l’extérieur, on peut se moquer de cette « France du rang et de la puissance », cette arrogance d’un coq dressé sur ses ergots mais avec un panache qu’il faut bien lui reconnaître ! Il reste que cela induit un changement de perception radical envers le sud et particulièrement la Méditerranée.

II L’aventure européenne (1960-2008)

Pendant longtemps, la France a vu son rapport au monde sous le prisme de la domination et de l’empire. Ce brutal et douloureux abandon entraîne une conversion vers d’autres horizons. Ce n’est pas un hasard si c’est dans les années 1960 que le terme d’Hexagone désigne populairement la France. Elle se recentre sur son territoire métropolitain, sur ce « petit cap de l’Asie » qui ne la rejettera pas, croit-elle. Voici donc venu le temps de l’aventure européenne.

Là encore, tout se noue dans la décennie 1950. Après l’échec de la CED en 1954, les Européens se réunissent à Messine pour une conférence européenne qui va bientôt donner le traité de Rome, en 1957. La Communauté Economique Européenne est née. Le prisme européen n’est donc pas politique, il s’inscrit de plus dans un noyau de six pays dont un seul autre est proprement méditerranéen, l’Italie. A bien y regarder, on trouve en fait des racines carolingiennes dans ce groupe initial. La grande affaire qui suit est celle de l’intégration de la Grande-Bretagne qui avait lancé une alliance concurrente mais rejoint en 1972 (une fois que De Gaulle a cédé le pouvoir à Pompidou) la CEE avec l’Irlande et le Danemark : que des pays du Nord. Le subtil équilibre nord-sud des six d’origine se perd peu à peu.

Les choses se rééquilibrent avec le sud puisque la Grèce rejoint les 9 en 1981, suivie en 1986 de l’Espagne et du  Portugal (assimilé à l’espace méditerranéen), Chypre et Malte (en 2004) puis la Croatie (en 2013) bien plus tard. Aujourd’hui, sur 28 pays, 8 seulement sont méditerranéens (9  bordent l’Atlantique, 9 la Baltique, 2 la mer Noire).

Cette tendance générale agit particulièrement sur la France pour qui l’essentiel réside désormais dans la relation avec l’Allemagne. La France suit au début le rythme de croissance puis s’épuise à partir de la crise pétrolière des années 1970. Les années 1980 voient s’enraciner un complexe envers l’Allemagne dont la puissance économique impressionne et conduit à l’Acte Unique Européen de 1986. La réunification allemande accélère le mouvement et force la France à faire un saut d’intégration, celui du traité de Maastricht et de l’Union Européenne. S’ensuivent quinze belles années optimistes jusqu’à ce que la crise financière de 2008 bloque le dispositif : nous y sommes encore.

Il reste que ce primat européen et, pour dire les choses, l’obsession allemande, illustre à quel point la Méditerranée devient relative aux yeux de Paris.

Aussi  ne peut-on pas vraiment caractériser la politique française d’alors envers la Méditerranée. Certes, il y a bien quelques efforts : le 5+5 ou l’appui au processus de Barcelone pour la Méditerranée occidentale des années 1990, mais aussi des relations compliquées et finalement proches avec les trois pays maghrébins. Il faut surtout noter un phénomène qui va rapprocher les peuples beaucoup plus intimement que des décennies de colonisation : l’immigration voit des centaines de milliers de Maghrébins traverser les flots pour venir s’installer en France, en revenir rarement sinon pour les vacances, mais conserver des contacts étroits (souvent par l’envoi de subsides) avec la famille restée « au pays ».

En Méditerranée orientale, les choses sont encore plus distantes. Certes, la France imagine à partir de 1967 une « politique arabe » voulant s’établir à juste distance entre Israël et le peuple palestinien. Cette doctrine énoncée par De Gaulle est vainement invoquée par ses successeurs qui peu à peu n’ont plus une seule idée originale sur la question, à l’instar d’ailleurs des Européens, sortis du jeu malgré le processus d’Oslo. Le Liban est l’autre grande affaire qui là encore suscite bien des déceptions. L’éclatement de la Guerre civile en 1975 amène les Français à soutenir les chrétiens maronites ce qui entraîne bien des avanies, souvent dramatiques (enlèvement, assassinat d’ambassadeurs, attentats contre un poste militaire français de l’ONU tuant des dizaines de soldat). La solution de la crise se fait sans la France qui perd dans l’affaire beaucoup d’illusion et d’influence, ayant voulu jouer un jeu dont les règles avaient changé.

Au fond, pendant ces années là, la France s’est  moins engagée de la Méditerranée, n’y accordant qu’une faible priorité, que ce soit dans les relations avec ses voisins européens (Italie et Espagne n’ont pas vraiment été considérées comme des partenaires majeurs à Paris) ou avec les partenaires maghrébins, même si des réseaux fournis permettent de conserver de bonnes  (et souvent fructueuses) relations avec les élites au pouvoir de ces différents pays.

III Un retour est-il possible ? (depuis 2008)

Depuis dix ans, de nombreuses choses ont changé, en France, en Europe, en Méditerranée.

 La France tout d’abord s’est raidie, incapable de se réformer en profondeur. Du coup, le débat politique s’est centré sur un triple thème : celui de la sécurité et de l’immigration, celui de l’insatisfaction envers une Europe jugée inefficace et sous domination allemande, celui enfin d’une mondialisation menaçant les fondements du pays. Force est de constater que ce triple débat existe, peu ou prou (bien que sous des formes et incarnations différentes), dans tous les pays européens, et que la Méditerranée n’y tient pas une grande part.

S’agissant du cas français, la crise financière de 2008 a été mal vécue. Constatons que la crise de l’euro qui s’est ensuivie ainsi que le « sauvetage » de la Grèce ont fait la part belle aux intérêts nationaux. Il reste que la France pâtit de la même réputation que « les pays du club Méd » même si les élites de Francfort ou d’Hambourg ne le disent pas trop ouvertement. Le coq gaulois est relativement marginalisé du fait de ses piètres performances économiques. D’un mot, à Paris, la voie européenne a touché ses limites.

Par ailleurs, la population française montre une sensibilité très forte à la question migratoire, associée à l’insécurité, selon un thème agité depuis des années par des franges de plus en plus importantes de la classe politique. Les attentats qui ont touché la France en 2014 et 2015 ont ravivé les plaies d’une population déjà à cran. De même, l’immigration en France vient principalement des anciennes possessions du Maghreb et d’Afrique Noire notamment. Un amalgame se fait entre des facteurs et des effets profondément divers. Cela amène pourtant la France à observer à nouveau le sud avec intérêt, notamment la Méditerranée où les choses ont changé.

Les révoltes arabes de 2011 ont  ainsi attiré à nouveau le regard vers elle ce qui a suscitéune politique parfois maladroite : on pense bien sûr à l’intervention en Libye suivie d’un désintérêt pour ce pays, mais aussi à la politique dure en Syrie au risque de l’inefficacité. Cependant, ces initiatives témoignent d’un regain d’intérêt pour la région et la recherche d’opportunités. Le cas le plus évident se voit en Egypte puisque la France a réussi à y vendre du matériel (des navires de projection et des avions Rafale) quitte à adouber le Maréchal Sissi et ses manières autocratiques.

Ainsi, l’attitude française en Méditerranée Orientale paraît-elle plus déliée qu’auparavant, prête à saisir les opportunités, ici avec le Liban, là avec Israël. L’idéologie et les principes sont moins affichés. L’opportunisme semble de mise ce qui témoigne d’un changement de regard.

Les choses sont moins simples en Méditerranée occidentale où les jeux sont plus enracinés et les réseaux plus solides. Observons que le soutien à la Tunisie reste principalement verbal, que les relations avec l’Algérie demeurent compliquées tandis que les liens avec le Maroc sont solides. Pour autant, constatons un autre phénomène majeur, celui de la télévision par satellite et désormais internet qui transmet les informations sur la vie démocratique et culturelle riche et variée du Nord, venant combler les aspirations de populations du Sud souvent enfermées dans des systèmes rigides voire autoritaires. Ainsi, la francophonie se développe-t-elle le plus rapidement au sud de la Méditerranée, ce que peu de décideurs perçoivent.

Pour conclure

Quelle voie envisager dès lors ?

Le président Sarkozy avait proposé de créer une Union Méditerranéenne qui regrouperait tous les pays riverains. L’idée était bonne puisqu’elle suggérait un cadre différent dont on espérait de nouvelles dynamiques. Malheureusement, l’Allemagne ne vit pas cela d’un bon œil et força le projet à se transformer en une Union Pour la Méditerranée regroupant tous les pays de l’UE avec les autres. L’affaire perdait son sens et l’égalité de départ laissait place à une dissymétrie évidente reprenant les vieux schémas des rapports Nord-Sud. Personne ne s’étonne donc que l’affaire végète. Une possibilité d’émancipation a été tuée dans l’œuf.

Dix ans plus tard, un nouveau président moderniste et partisan du changement arrive à l’Elysée. Il bénéficie d’un état de grâce incontestable d’autant plus que tout le monde attend de lui une relance européenne. La chose est peut-être nécessaire par ailleurs mais constatons qu’elle cantonne la Méditerranée à son rôle habituel. Le changement à Paris, ce ne sera peut-être pas d’abord au Sud.

Il faut dès lors espérer que les plus lucides comprennent la nécessité d’un co-développement avec la rive sud, puisque ces pays du Maghreb ne constituent plus  désormais des pays d’émigration, sinon de manière résiduelle. Ils sont eux aussi menacés par les vagues migrantes venues d’une Afrique noire qui n’a pas terminé sa transition démographique. Le continent noir comptera deux milliards d’âmes d’ici la fin du siècle et le destin de la France et, plus largement, des Etats Européens, dépend désormais des relations structurelles que nous sauront nouer avec les pays maghrébins pour résoudre ce défi du siècle.

Au fond, ils sont en première ligne du nouvel horizon français qui se trouve à nouveau au Sud. Mais il est évident que la France, avec ses voisins euro-méditerranéens, ne pourra agir seule et qu’il faudra qu’elle invente de nouvelles choses avec les pays de la rive sud. Le 5+5 doit être élargi ou dupliqué, par exemple au G5 Sahel, mais aussi à des thèmes qui ne soient pas exclusivement sécuritaires ou économiques. Au fond, Espagne, France et Italie doivent jouer un rôle d’avant-garde. Ce devrait être une priorité politique du même rang que la relance européenne. Espérons que le récent regain d’intérêt pour la Méditerranée encourage de tels projets.

 

Olivier Kempf est docteur en Science Politique, chercheur associé à l’IRIS. Il dirige la lettre stratégique La Vigie (www.lettrevigie.com). Il a publié « Géopolitique de la France » (Technips, Paris, 2012).

Catégories: Défense

Sécurité en Europe

lun, 31/07/2017 - 16:41

Ci-joint, ma chronique parue dans le Conflits n° 13 d'avril 2017... Je vous la donne avec un peu de retard, désolé...

L’administration Trump est à peu près en place et mi-février, l’Europe a connu une succession de rencontres qui ont permis d’y voir un (tout petit) peu plus clair. Ministérielle défense à l’OTAN réunion du G20, conférence pour la sécurité de Munich, autant de rendez-vous où les cénacles atlantistes se sont parlé. On attendait surtout le général Mattis, nouveau Secrétaire à la défense, ainsi que Rex Tillerson, le nouveau Secrétaire d’État.

Ceux-ci ont rassuré les Européens en disant les choses qu’ils attendaient sur la « robustesse » de l’alliance transatlantique. Du coup, on pouvait croire que personne n’avait entendu D. Trump affirmer il y a peu que celle-ci était obsolète.

Bien sûr, le général Mattis a rappelé que les contribuables américains n’allaient pas continuer à payer pour la défense de l’Europe.  Chacun s’en est félicité, promettant plus que jamais qu’il allait s’y mettre et qu’effectivement, l’objectif des 2 % était tout à fait raisonnable. On entendit ainsi Mme Merkel opiner en ce sens et si Mutti l’avait dit, c’est que cela adviendrait. Certains esprits chagrins notaient qu’augmenter brutalement les dépenses allait renforcer le complexe militaro-industriel américain et que c’était au fond ce que cherchait Trump. Ce qui est vrai également.

Croire pourtant que les choses vont en rester là constitue cependant un vœu pieux. Pour trois raisons.

La première teint à l’Europe : celle-ci est plus que jamais divisée, le Brexit l’affaiblit durablement notamment en matière militaire et il est totalement illusoire de penser que la défense peut constituer une politique publique comme une autre qui va permettre de la relancer politiquement. Les liens entre défense et politique sont trop intimes pour penser qu’il ne s’agit que d’un « secteur d’activité » comme un autre. Les différends politiques, les divergences d’appréciation stratégique sont trop prononcées pour qu’on s’accorde sur une défense commune. Une telle vue vient de technocrates qui n’ont jamais réfléchi sérieusement à la stratégie.

La deuxième tient à Trump : celui-ci a en effet axé sa politique étrangère sur la lutte contre le djihadisme. Cela fut peu entendu mais les émissaires américains l’ont signifié : il faut faire effort au sud. Or, compte-tenu des divergences à l’instant évoquées, on voit mal comment. Surtout, beaucoup d’alliés ne veulent pas de l’Alliance au sud, soit qu’ils préfèrent d’autres cadres, soit qu’ils préfèrent cantonner l’alliance à l’est. Les 2% sont un moyen commode de se réconcilier en apparence, cela ne règle rien au fond.

La troisième raison tient à Poutine. En effet, avec les ministres américains vinrent tout un tas de conseillers qui en profitèrent pour discuter en aparté avec les envoyés russes. Or, il est fort possible que les paroles apaisantes envers l’OTAN soient un moyen de réunifier le camp au moment de la négociation. Autrement dit, de hausser les enchères. Venir à la table en disant qu’on veut un accord à toute force n’est pas le meilleur moyen de faire valoir ses intérêts. La règle numéro un dans tout marchandage consiste à ne pas marquer son intérêt pour l’objet de la discussion. Peut-être est-ce l’arrière-pensée des équipes américaines. Car à considérer le nouveau président pour un homme inexpérimenté et non-préparé, on oublie également qu’il sait négocier, qu’il a l’habitude des rapports de force et qu’il peut être tout à fait matois. L’avenir nous le dira.

O. Kempf

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Au coeur des islams politiques

jeu, 27/07/2017 - 15:47

Et voici le petit dernier. Petit, il l'est assurément puisqu'il ne fait que 5 mm d'épaisseur ! 75 pages de lecture en tout et pour tout, pour un format poche : autant dire que vous pouvez le lire en deux heures et faire le tour de la question, de façon plus précise que les deux pages de votre banal hebdomadaire qui vous laisse toujours sur votre fin, mais pour le prix de ce même hebdomadaire (7,5 €). Et encore ne parlons-nous que du prix de la version papier, il vaut bien moins cher pour la version digitale....(4,49 €).

Au_coeur_islams_politiques_Couv.jpg, juil. 2017

De quoi s'agit-il ? De dépasser le simple clivage sunnite / chiite auquel quelques observateurs simplistes ramènent ce qui se passe au Proche-Orient, mais aussi d'expliquer les différences entre Frères musulmans, salafistes, wahabites,djihadistes... ou encore les différentes écoles interprétatives de l'islam et comment elles se sont incarnées, fort différemment, à travers le monde... mais aussi de montrer l'histoire récente de cet islam politique depuis la chute de l'empire Ottoman... enfin d'évoquer les stratégies possibles de ces islams politiques qui sont bien au pluriel...

Disons le mot : un bref opuscule de géopolitique de l'islam...

La 4ème de couverture : " Le surgissement brutal de l'islam politique apparaît comme une des grandes questions géopolitiques contemporaines. Pour en saisir l'envergure, Olivier Kempf montre d'abord que la seule distinction que l'on pose habituellement entre un islam « modéré » et un islam « radical » ne peut suffire à expliquer les crises actuelles que traverse l'islam politique - et notamment ses expressions les plus radicales et les plus violentes. C'est pourquoi Olivier Kempf s'attache à montrer que, contrairement aux apparences, la question de l'islam politique n'oppose pas d'abord l'islam aux autres civilisations, mais à l'islam lui-même. Aussi, après avoir dessiné les origines modernes des islams politiques, il décrit les évolutions apparues au XXIe siècle, avant de proposer une modélisation générale des islams politiques et de leurs stratégies associées. Olivier Kempf signe ici un ouvrage fondamental pour comprendre en profondeur les dilemmes et les défis auxquels font face les islams politiques aujourd'hui. "

 

Vous pouvez l'acheter :

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O. Kempf

Catégories: Défense

La crise des relations germano-américaines vue de France

lun, 10/07/2017 - 22:11

L'excellente Limes, revue italienne de géopolitique dont il n'existe pas de vrai équivalent en France, m'a demandé un article pour sa dernière livraison consacrée à la rivalité germano-américaine. Elle m'autorise à publier ici la version française mais je vous incite à aller acquérir de toute urgence le numéro en italien car il vaut le détour, avec tout plein de cartes comme on les aime. De la géopolitique, je vous dis. OK

Source

LA FRANCIA SERVE A BERLINO CONTRO TRUMP

Parigi non è mai stata del tutto a suo agio né con gli Stati Uniti né con la Germania. Ma nello scontro fra i due può giocare da sponda per Angela Merkel. Con la speranza di ammorbidirne il rigorismo economico, condizione per far ripartire l’Esagono. di Olivier Kempf

Les relations entre l’Europe et l’Amérique traversent une période délicate. On peut les ramener à une crise germano-américaine mais ce point de vue mérite, d’emblée, quelques précisions. En effet, il suppose que l’essentiel repose sur une relation bilatérale, selon le vieux vocabulaire des puissances. Il n’est pas faux mais il ne suffit pas. L’Allemagne est effectivement une puissance européenne importante mais c’est son rôle prééminent en Europe qui dépasse son seul cadre national qui intéresse les autres puissances du continent.

Pourtant, si elle est indubitablement européenne, l’Allemagne moderne est aussi très américaine : le parrainage des États-Unis a en effet présidé à sa renaissance après la dernière guerre et il y a une reconnaissance permanente de la part des élites allemandes. Or, cette relation privilégiée a été profondément mise en cause par le nouveau président américain, Donald Trump à cause de son approche de la mondialisation. Vue de Paris, cette crise surprend mais l’élection d’E. Macron devrait susciter un renouveau de la relation franco-allemande et au-delà de la construction européenne, effet paradoxal des exigences du président américain.

I Des relations germano-américaines marquées par l’histoire et l’économie

L’Allemagne apparaît en effet aujourd’hui comme le chef de file du continent. L’expression recouvre beaucoup d’ambiguïtés tant l’Allemagne prend soin à justement ne pas « diriger ». Il y a plusieurs raisons à cette abstention apparente. La première tient évidemment au poids de l’histoire. L’Allemagne porte encore la faute du IIIe Reich. Si elle a pu discuter la sanction de la Première Guerre mondiale (le fameux diktat de Versailles joua beaucoup dans la montée de l’extrémisme nazi), elle admet sans barguigner sa responsabilité majeure dans le déclenchement de la Seconde mais aussi les fautes de sa propre conduite totalitaire. De plus, l’Allemagne voulut conquérir l’Europe et ne laissa nulle part de bons souvenirs. Est-ce un hasard si régulièrement à Athènes, des manifestants dénoncent encore les atrocités nazies ?

L’Allemagne sait qu’elle devra durablement porter le fardeau de son histoire et que par conséquent son rôle européen devra constamment être abaissé. L’histoire récente force l’Allemagne à jouer « profil bas », dans une humilité structurante qui prend le pas sur sa place géographique au centre de l’Europe. On rappelle souvent que les pays font la politique de leur géographie, selon le mot attribué à Napoléon. Elle serait alors seulement européenne. Dans le cas de l’Allemagne, elle fait la politique de son histoire récente : à ce titre, elle dépend profondément des Américains.

Le poids de l’histoire

Or, son histoire récente est celle d’une rédemption qui passe par deux canaux : l’Europe (et la réconciliation franco-allemande) mais plus encore, l’alliance américaine. Il convient en effet de regarder les dates : l’immédiat après-guerre est d’abord vécu sous la crainte d’un sursaut allemand et d’une répétition du ressentiment des années 1920. Aussi les puissances européennes décident de mettre en place un système de sécurité initialement tourné contre l’Allemagne : traité franco-britannique de Dunkerque en 1947, élargi au Benelux en 1948 dans le cadre du traité de Bruxelles de l’Union Occidentale. L’Allemagne est alors occupée par les quatre puissances qui avaient gagné la guerre. Le coup de Prague et l’émergence d’une « guerre froide » en 1948 changent peu à peu les priorités. Ainsi, les Européens signent-ils avec les Etats-Unis le traité de Washington (l’Alliance Atlantique) en avril 1949 : l’Allemagne n’en est pas partie prenante et déjà, la question soviétique pèse sur la sécurité européenne. Cependant, ce traité est aussi le résultat du blocus de Berlin ouest qui dure de juin 1948 à mai 1949. La République Fédérale d’Allemagne est fondée le 23 mai 1949 à partir des trois zones occidentales, poussant les Soviétiques à créer la République Démocratique d’Allemagne en octobre de la même année. Ainsi, l’Allemagne contemporaine renaît grâce au parapluie américain. Politiquement, la RFA est peut-être un nain, mais elle existe à nouveau.

La crise de la Communauté Européenne de Défense (CED) apparaît trois ans plus tard, en 1952. En jeu, le réarmement de l’Allemagne. On pense au début à une armée européenne qui intégrerait des unités allemandes mais les Français, pourtant à l’origine du projet, se raidissent et la refusent en 1954. Là encore, l’insistance américaine joue à plein. La RFA adhère logiquement à l’Alliance Atlantique en mai 1955 entraînant la création par les Soviétiques du Pacte de Varsovie. L’Allemagne peut à nouveau jouer un rôle militaire, dix ans après la fin de la guerre, toujours grâce aux Américains ! Ceux-là seront encore présents au moment de la construction du mur de Berlin (1962) ou de la crise des euromissiles (1979).

Ce bref rappel historique démontre une chose : l’Allemagne contemporaine s’est toujours vue alliée aux États-Unis et n’a jamais cru à d’autres systèmes d’alliance. Ainsi, quand les Français proposent le traité de l’Elysée au début des années 1960, le Bundestag vote une résolution marquant qu’il sera toujours subordonné à l’alliance germano-américaine.

Il y eut bien sur quelques tensions : l’Ostpolitik de Willy Brandt des années 1970 fut mal vue à ses débuts et la position commune franco-allemande (entre Chirac et Schröder) au moment de l’affaire d’Irak (2003) apparut à beaucoup comme la fin d’une époque. Cependant, dans la durée, ces petites escarmouches ne sauraient affecter une relation pérenne qu’Angela Merkel (élevée dans l’Allemagne de l’Est et peu encline à critiquer les Américains, perçus comme les vainqueurs de la Guerre froide et donc les libérateurs de l’Allemagne de l’Est), s’attacha à renforcer.

Géoéconomie allemande

Ceci étant dit, l’Allemagne trouva également confortable de ne pas « diriger » l’Europe, du moins pas de façon flagrante Car si l’Allemagne refuse la géopolitique, elle accepte volontiers la géoéconomie. C’est d’ailleurs sur ce point-là que le bât blesse avec l’Amérique.

Rappelons que c’est parce que l’Allemagne a une dette morale qu’elle n’a pas de dette économique. Le mot allemand Schuld veut dire à la fois « faute » et « dette ». Inconsciemment, pour les Allemands, ne pas avoir de dette c’est ne pas être en faute. D’autant que là encore, l’histoire allemande est cruelle : l’hyperinflation de 1923 est perçue aussi comme une conséquence des « dettes de guerre » décidée par le traité de Versailles au titre des réparations. Il est vrai que les deux  efforts de guerre, allemand et français, avaient été gagés par de la dette et qu’au slogan « l’Allemagne paiera », si populaire en France, répondait celui de « la France paiera », tout aussi vivace entre 1914 et 1918 de l’autre côté du Rhin[1]. La fortune des armes décida. Rappelons au passage que si les « réparations » ont été décidées par le traité de Versailles, l’intransigeance américaine dans le paiement intégral de la dette a aussi beaucoup pesé en 1923 : le fait est aujourd’hui bien oublié en Europe mais il dénote un état d’esprit que l’on retrouve aujourd’hui chez Donald Trump.

Rappelons également le rôle américain dans la reconstruction monétaire de l’Allemagne après la guerre. Là encore, les dettes accumulées pendant la Deuxième Guerre mondiale étaient présentes et la pénurie faisait rage. Au cours de l’année 1947, les Américains préparent dans le plus grand secret la réforme monétaire qui aura lieu dans les trois zones occidentales (hors zone soviétique, donc). Le passage à un Deutsch Mark unique est annoncé en juin 1948 et il va permettre la réforme économique préparée par Ludwig Erhard, celui qui va orchestrer le « miracle allemand » et poser les bases de l’ordo-libéralisme. Ainsi, le pilier actuel de la puissance allemande, l’économie, trouve ses racines dans l’appui américain. Il permet également la création de la RFA un an plus tard. La monnaie précède l’Etat. Symboliquement, elle le crée.

Ceci explique le culte allemand du Mark fort et l’obsession pour l’exportation. Ajoutons-y les réformes Schröder (dites Hardt IV) qui ont introduit, au début des années 2000, une forte dose de libéralisme qui a dans les faits pesé sur le coût du travail. Autrement dit, faible coût du travail, monnaie forte, excellente image de marque, obsession pour l’exportation : l’Allemagne s’est parfaitement adaptée à la mondialisation qui avait été organisée au cours des années 1990. Elle a su prendre le tournant de la concurrence chinoise au point qu’aujourd’hui, elle est la principale bénéficiaire avec la Chine (et l’Inde) de la mondialisation.

Mais ce triomphe pèse sur les partenaires de l’Allemagne, en Europe et aux États-Unis. Certaines puissances européennes ont bien essayé de secouer le cadre jugé trop rigide de l’euro ou des règles de Maastricht. L’honnêteté oblige à dire que là n’est pas l’essentiel mais dans la dissymétrie de puissance économique avec l’Allemagne, dans ses trop forts excédents et dans son manque de consommation intérieure. Au fond, l’Allemagne est tellement efficace que ses succès se nourrissent des difficultés des autres qui n’arrivent pas à tenir le rythme ou ne réussissent pas à effectuer des réformes : France, Italie, Espagne…. Mais c’est également le cas avec les États-Unis qui accumulent depuis des décennies des déficits énormes (avec le monde entier mais particulièrement l’Allemagne). La seule différence tient au dollar, à la puissance des nouveaux géants technologiques (GAFA et NATU) et à la puissance de la place financière américaine.

Pour autant, l’équilibre est imparfait. C’est ce sentiment de déséquilibre qui anime le plus profondément Donald Trump.

II Les difficiles relations entre MMme Trump et Merkel

La remise en cause par Trump de la mondialisation

Les commentateurs se sont beaucoup interrogés sur la ligne politique de D. Trump. L’homme est en apparence imprévisible et en même temps bardé de certitudes. Sa communication par les tweets témoigne à la fois de beaucoup d’assurance et d’une profonde méconnaissance des affaires du monde. On l’a décrit populiste, réactionnaire voire fascisant. À rebours, observons tout d’abord qu’il n’y a aucune idéologie chez Trump. Chacun aura remarqué que ce n’est pas un intellectuel et qu’il n’en a pas la prétention. De même, ce n’est pas un homme politique classique, habitué aux campagnes électorales mais aussi aux nécessaires jeux d’alliance qu’il faut pratiquer pour composer, faire avancer ses dossiers, obtenir des soutiens et les échanger. C’est pourquoi lui attribuer des arrière-pensées extrémistes décrit mal sa personnalité.

Il est cependant roué, intelligent malgré sa brutalité, habitué aux négociations commerciales dures. Cette expérience explique en grande partie son instinct politique. Celui-ci dénonce la mondialisation. Pour les observateurs du reste du monde, une telle attitude surprend tant la mondialisation est comprise comme ayant été initiée par les Américains et diffusant un modèle américain. Longtemps, on s’est interrogé sur l’hyper-puissance américaine. Or, force est de constater un certain déclin, justement de cette hyper-puissance. Autrement dit, même si les États-Unis demeurent une puissance globale (et probablement la seule à ce niveau), ils sont moins dominateurs qu’ils ont pu l’être. Leurs interventions militaires sont au mieux des demi-réussites, ils ne réussissent plus à dicter les ordres politiques comme avant, des États n’hésitent plus à contester ouvertement leur direction… Certes, le smart-power profite à l’Amérique et les entreprises du digital inventent un nouveau modèle économique qui assure une avance insoupçonnée aux États-Unis. Pourtant, même ces grandes sociétés posent problème à D. Trump car il y voit l’expression d’une certaine mondialisation, technologique il est vrai, mais favorisant à la fois la désindustrialisation et l’évasion fiscale.

Autrement dit encore, D. Trump n’est pas contre « la » mondialisation, mais contre cette mondialisation-là. Il la juge déséquilibrée et au désavantage des États-Unis et veut donc corriger la balance en faveur de ses intérêts nationaux. Voilà au fond le principe fondateur de sa politique étrangère.

Cibler l’Allemagne

Cela hiérarchise ses priorités, une fois évacuées les outrances de la campagne électorale. Il s’agit tout d’abord de peser sur les principaux bénéficiaires de la mondialisation : la Chine et l’Allemagne. Cela impose des attitudes différentes puisque la Chine est un challenger quand l’Allemagne est un allié. Mais la Chine est plus puissante que l’Allemagne même si celle-ci s’appuie sur l’Europe. Aussi D. Trump voudra-t-il peser et négocier avec Pékin. Il se permet d’être beaucoup plus direct avec l’Europe en général, l’Allemagne en particulier.

De ce côté-ci de l’Atlantique, on ne soupçonne pas à quel point les Américains perçoivent d’abord l’Europe au travers de l’Otan. Dans leur inconscient collectif, l’Otan est principalement une organisation européenne (quand dans notre propre inconscient collectif, l’Otan est l’affaire des Américains). Cela explique les remarques désobligeantes de Trump contre l’Otan (jugée obsolète pendant la campagne) mais aussi pourquoi, une fois les corrections diplomatiques effectuées (l’Otan n’est plus obsolète, dit-il après avoir rencontré le Secrétaire Général Stoltenberg), il continue sa pression : les Européens doivent payer plus pour leur défense. On voit précisément à quel point cette question du rééquilibrage est centrale dans la pensée de Trump.

Ce n’est pas un hasard si cette demande d’augmentation s’adresse prioritairement aux Allemands. En effet, les Britanniques sont épargnés parce que leur budget de défense est élevé et surtout parce qu’ils ont décidé le Brexit, augurant des relations renouvelées avec l’Amérique. Quant aux Français, ils jouent le jeu avec leurs interventions militaires en Afrique et au Moyen-Orient et leur efficacité prime sur le montant de leur budget (même si cela leur sera rappelé en temps utile). Mais les Allemands ont un niveau de à 1,18 % du PIB en 2016, ce qui est fort éloigné de l’objectif des 2% décidé par les Alliés lors du sommet de Galles en 2014.

Réponse allemande

Ainsi, au lendemain de sa première rencontre avec Mme Merkel, le 45ème POTUS déclara, le 18 mars 2017, que l’Allemagne doit « d’énormes sommes d’argent à l’OTAN ». Et dans un tweet, il ajoutait : « Les États-Unis doivent être plus payés pour la défense très puissante et très coûteuse qu’ils fournissent à l’Allemagne ». La chancelière a beau avoir annoncé que l’objectif des 2% sera atteint en 2024 et qu’elle a augmenté son budget de 1,4 milliards d’euro en 2017, rien n’y fait.

Il reste que voir un budget de défense allemand porté à 60 milliards d’euros (cible des 2%) poserait à coup sûr de sérieuses difficultés en Europe. Le budget français est aujourd’hui à 32 milliards et il resterait en dessous des 50 milliards si lui aussi atteignait, dans les temps voulus, le seuil de 2%. Autrement dit, avec un budget à 60 milliards, l’Allemagne serait la première puissance militaire européenne. L’Allemagne en est bien consciente et M. Sigmar Gabriel, ministre des affaires étrangères, l’observa crûment le 1er mars lors d’une visite en Estonie : « Ce serait notre suprématie militaire en Europe et je pense que nos voisins n’aimeraient pas cela ».

Ceci explique la position allemande : tout le budget de défense ne doit d’abord pas être dédié à l’OTAN, ce qui sous-entend qu’il faut à la fois renforcer les moyens de l’UE mais aussi les moyens nationaux. Surtout, il faut réfléchir en termes de sécurité globale ce qui passe non seulement par la sécurité intérieure (lutte anti-terroriste notamment) mais aussi par l’aide au développement afin de résoudre au loin les difficultés sécuritaires et économiques et d’éviter qu’elles se dégradent et provoquent migrations et terrorismes.

III Et la France ?

La traditionnelle posture ambivalente française

La France est traditionnellement mal à l’aise avec les deux puissances.

Elle a certes toujours soutenu les États-Unis (qui se souviennent peu que leur indépendance est largement due à l’appui du roi Louis XVI) mais cette amitié ancienne est toujours entachée de soupçons et récriminations. Certes, les Américains sont venus en 1917 ce qui contribua sans conteste à la victoire. Mais leur retrait rapide, leur dureté financière et la non-ratification du traité de Versailles sont couramment vus, du côté de Paris, comme la manifestation d’un manque qui explique en grande partie la crise économique des années 1930 mais aussi la montée du nazisme. De même, la libération du territoire avec les débarquements de 1944 est toujours célébrée avec pompe (les Français, comme tous les Européens de l’Ouest, croient n’avoir été libérés du nazisme que grâce aux Américains, oubliant l’effort incroyable fourni par les Soviétiques sur le front Est) mais l’ordre imposé à l’issue et le manque de soutien lors des guerres de décolonisation (Indochine, Suez, Algérie) provoquèrent le sursaut gaulliste, la recherche d’une indépendance et le pari nucléaire.

Ainsi, pour les États-Unis, la France a toujours été un allié indocile.

Vis-à-vis de l’Allemagne, les relations sont encore plus compliquées. Elles viennent du fond de l’histoire : les Francs étaient des Germains qui se sont autonomisés dès le Ve siècle, ce que l’on vit lors du partage de l’empire carolingien en 843 (Charlemagne est revendiqué par les deux nations). Toutefois, au cours des siècles, l’Allemagne resta le plus souvent désunie : Saint-Empire Romain Germanique et empire austro-hongrois assuraient une complexité des affaires allemandes qui convenait tout à fait à Paris. Paradoxalement, ce furent les Français qui lancèrent l’unification allemande. La bataille d’Iéna en 1806 lança la prise de conscience par l’Allemagne de la nécessité de s’unifier : y assistent Hegel et Clausewitz tandis que Fichte prononce son Discours à la nation allemande en 1807 à la suite de l’invasion du pays par Napoléon. Le reste du XIXe siècle écrit l’histoire de cette unification achevée à Versailles en 1871. L’empereur croit alors clore une longue prise de conscience. Il ouvre simultanément les germes d’une discorde profonde qui donnera deux guerres mondiales.

Face à un tel passif bi-séculaire, la réconciliation franco-allemande constitue une nouvelle option. Elle est rendue possible par les deux défaites : celle des Français en 1940, celle des Allemands en 1945. Certes, la méfiance dure dix ans, jusqu’à l’échec de la CED. Mais dès 1950, le discours de l’horloge par Robert Schuman lance les germes d’un autre projet, celui de la construction européenne. On en connaît les étapes (CECA en 1951, CEE en 1957, Acte unique en 1986, Maastricht en 1992, Euro en 2002).

Il est surtout rendu possible par la trajectoire française : en effet, la fin de la décolonisation  au bout des années 1950 et l’arrivée du général De Gaulle obligent à trouver une nouvelle voie géopolitique : ce sera l’Europe et le nucléaire. Autrement dit, alors que la France suit à peu près le dynamisme économique allemand, elle compense son retard par sa puissance militaire et diplomatique. La France équilibre son grandissant retard économique, rendu patent avec la crise pétrolière des années 1970, par sa position politique et stratégique.

La rupture des années 2000

Ce système fonctionna bien jusqu’au milieu des années 2000. Plusieurs éléments affaiblirent cet équilibre. En premier lieu, les réformes économiques allemandes déjà mentionnées aggravèrent la disparité de compétitivité. Ensuite, le référendum sur la Constitution européenne, refusé en 2005 par les Français, fut approuvé technocratiquement par le traité de Lisbonne en 2006, portant un coup à la réputation démocratique de l’UE. Enfin, la crise de 2008 fut comprise par beaucoup comme la preuve que l’UE et l’ouverture économique ne protégeaient pas contre les chocs.

Du côté des relations franco-américaines, les choses évoluèrent différemment. Après la tension maximale à cause de l’affaire d’Irak (en 2003, le French Bashing atteint des sommets outre-Atlantique), la France se raccommoda peu à peu avec l’Amérique. Le philo-américanisme d’un Sarkozy joua beaucoup, lui qui décida sans prévenir de rejoindre le commandement militaire intégré de l’Otan. Son successeur, François Hollande, renoua avec la tradition atlantiste des socialistes français et ne modifia pas la ligne de son successeur. Au fond, une grande part des élites françaises était néo-conservatrice et s’accommodait bien d’un certain interventionnisme, que ce soit en Libye (2011) ou en Syrie (2013, lorsque F. Hollande était prêt à bombarder Damas ce que B. Obama refusa au dernier moment). De même, les interventions françaises en Afrique furent appuyées par les Américains qui y virent un fort moyen de consolider l’endiguement des djihadistes du Sahel.

Ainsi, la France devint finalement plus à l’aise avec les Américains et plus gênée avec l’Allemagne qu’il lui fallait pourtant suivre. Chacun a pu voir l’épuisement du « moteur franco-allemand » et son incapacité à tirer l’Europe. De même, tout le monde a noté la discrétion française au moment de la crise des migrants lorsqu’Angela Merkel se débattait avec une opposition intérieure très vive. Le Premier Ministre français, Manuel Valls, avait eu des mots assez durs laissant à l’Allemagne ses responsabilités.

Par conséquent, vu de Paris, il y avait une certaine disjonction d’intérêts. La France était obligée de suivre l’Allemagne sur l’orthodoxie européenne (budgétaire) mais s’accommodait de la politique d’Obama. Elle réussissait à capitaliser sur sa puissance politique et militaire auprès des États-Unis pour compenser sa faiblesse économique, d’autant que ce n’était pas un critère déterminant pour Washington à l’époque.

Le cycle électoral 2016-2017

En quelques mois, énormément de choses ont changé. La Grande-Bretagne a voté sa sortie de l’Union Européenne, ce qui redistribue les équilibres européens : en effet, les trois capitales (Berlin, Londres et Paris) jouaient un jeu presque vaudevillesque de relations bilatérales pour contrer la puissance supposée du troisième. Ce schéma de comédie disparaît avec la mise à l’écart du troisième : Berlin et Paris sont désormais obligés de se rapprocher, pour la simple nécessité de préserver l’acquis européen qui autrement se déliterait rapidement, d’autant que les populismes sont en force partout, comme on l’a vu dans toutes les récentes élections. Dès lors, les deux sont obligés de composer et de faire des efforts pour ici adoucir des règles trop rigides, là trouver un nouveau projet mobilisateur.

Peu après, Donald Trump était élu. Comme on l’a dit, il est moins politique et plus porté sur les questions économiques. S’il vise l’Allemagne, c’est au fond le rival européen qu’il cible. Dès lors, la coopération bilatérale franco-américaine peut perdurer dans le champ militaire, l’essentiel se situe sur le terrain politique et économique. D. Trump s’était de plus déclaré assez partisan de Mme Le Pen, y voyant le pétard final qui allait achever l’UE, après la détonation du Brexit.

C’est ici qu’intervient le troisième choc, celui de l’élection surprenante d’E. Macron. Pétri de culture économique, partisan de l’UE qu’il a défendue tout au long de la campagne, promoteur de réformes libérales, il est finalement assez proche de l’ordo-libéralisme allemand et du pragmatisme américain. Il n’a en tout cas aucun complexe, ce qui change beaucoup des mentalités du personnel politique français. Simultanément, c’est peu de dire qu’il ne goûte pas la posture de Donald Trump. Aussi va-t-il très rapidement rejoindre Mme Merkel pour organiser un front commun. Celui-ci pourra survivre aux élections allemandes de l’automne puisqu’entre Angela Merkel et Martin Schultz, peu de différences essentielles se font jour, vues de Paris.

Pour Berlin, l’arrivée d’E. Macron est une divine surprise. Alors que l’Allemagne était en difficulté avec Washington, voici que le couple franco-allemand pourra afficher un front uni face à la Maison Blanche. D’une certaine façon, les exigences de Trump vont forcer l’UE à se réformer, ce qui semble d’autant plus possible qu’enfin elle sort d’une terrible décennie économique passée à digérer les excès de la crise de 2008. Partout en effet, les taux de croissance reviennent en Europe, tout comme l’investissement, ce qui laisse augurer enfin d’une baisse du chômage.

Cet alignement des planètes économiques et politiques constitue une grande surprise. Il reste aux dirigeants des deux pays de savoir en tirer profit.

 

Olivier Kempf

 

[1] Voir La Tribune, Comment 90 ans après l’hyperinflation pèse dans la conscience allemande, 18 novembre 2013,  http://www.latribune.fr/espace-abonnes/la-chronique-du-jour/20131118trib000796341/comment-90-ans-apres-l-hyperinflation-pese-dans-la-conscience-allemande.html . Voir également Frederick Taylor, The Downfall of Money, Bloomsbury 2013, 432 pages.

Catégories: Défense

Le paradoxe français (B. Giblin)

mer, 28/06/2017 - 18:14

D'une certaine façon, ce livre était attendu. Béatrice Giblin dirige en effet la revue Hérodote et l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) qui est le creuset de l'école française de géopolitique, même si d'autres géopolitologues peuvent avoir grandi en dehors de cette pépinière. En effet, Y. Lacoste avait bien dirigé une Géopolitique des régions françaises en 1986, suivi en 1995 par B. Giblin qui proposait une Nouvelle géopolitique des régions françaises, l'équipe d'Hérodote n'avait pas écrit l'équivalent d'une Géopolitique de la France. C'est d'une certaine façon cette lacune que vient combler l'ouvrage d'aujourd'hui.

Peut-être en effet faut-il une longue vie d'étude avant de s'attaquer à pareil sujet. Peu importe au fond, car la démarche vaut le détour pour cet ouvrage d'environ 200 pages, articulé en 7 chapitres.

Le premier traite de l'histoire et cherche à la fois à montrer la "construction" de l'histoire de France (c'est-à-dire que son écriture est instrumentalisée au profit des différents pouvoirs qui se succèdent : on retrouve là une caractéristique de l'école lacostienne et son thème de la représentation) mais aussi la double malédiction de cette histoire aujourd'hui, entre repentance et double condamnation de la France, pour être à la fois une nation de culture chrétienne et en même temps une nation laïque, mettant les valeurs religieuses dans le domaine privé. On s'amusera de voir qu'après quelques remarques initiales pour montrer que l'auteur est progresssiste, la description de Louis VI et Suger fleure bon la réhabilitation (pp. 24-26).

Le 2ème chapitre s'attache à décrire la hantise française du déclin. Cela part de la démographie pour une brève incursion vers l'économie avant de conclure sur le sentiment d'abandon des territories. Le déclin, c'est la France périphérique et JB Guilluy est cité comme il se doit.

Nous voici amenés logiquement au 3ème chapitre sur l'impossible décentralisation. On craignait le pire et la réaffirmation du sempiternel "Paris et le désert français", on est heureusement surpris de voir qu'il s'agit de défendre le découpage existant, aussi bien la commune que le département, en expliquant que le culte de la région témoigne d'une comparaison malvenue avec nos voisins. Il y a ainsi une illusion à vouloir un bon "découpage régional". Autant dire que c'est un des chapitres les plus innovateurs - et convaincants.

Le 4ème chapitre s'intitule "France terre d'asile, France terre de repli". L'auteur raconte l'histoire politique récente (depuis 50 ans, s'entend) autour de la question de l'immigration. La conclusion en vient à critiquer une certaine gauche qui refuse de voir l'attachement à la nation. B. Giblin se place ici dans la droite ligne de son maître qui écrivait, dès 1998, "Vive la Nation".

Le chapitre suivant s'intéresse à l'action extérieure. Il s'agit à la fois de gérer l'héritage et de demeurer une puissance (grande ou moyenne ? l'auteur penche pour la seconde option). Après avoir rappelé les raisons de cet attachement à la puissance, B. Giblin passe ensuite à la guerre contre le terrorisme islamiste, sur fond d'une question existentielle : la France a-t-elle encore les moyens de se payer cette politique ? Question curieuse pour quelqu'un qui ne cesse de défendre le primat du politique sur l'économie...

Le 6ème chapitre évoque les rapports avec l'UE et l'impossible modèle français. D'une part, l'UE ne peut se faire sur le modèle français et d'autre part, lé régionalisme européen renforce le nationalisme des régions françaises. Mais l'auteur passe ensuite au déséquilibre entre France et Allemagne, sans proposer de solution évidente. On sent un certain scepticisme, à la fois envers l'UE et la puissance allemande...

Le dernier chapitre évoque l'universalité culturelle. Mais au fond, le chapitre évoque surtout la langue française... là aussi, entre nuance et ambiguïté. L'auteur est partagée entre le facteur essentiel de la nation qu'il faut préserver et le soupçon d'une ambition démesurée qui serait désormais hors de portée...

La conclusion s'intitule "Résoudre le paradoxe" (car le sous-titre l'explicite : entre fierté nationale et hantise du déclin). Oui, il y a bien un paradoxe français mais y a-t-il une nation qui ne soit pas paradoxale ? On apprécie donc d'autant mieux ces paroles de bon sens : "Le récit national ne doit pas ignorer ces épisodes douloureux, mais aider à mieux les comprendre, ce qui ne veut pas dire les excuser, afin que dans toute leur diversité les Français et leurs enfants puissent admettre qu'ils les ont en commun et qu'il faut bien "faire avec", pour réussir à "faire Nation"." Voilà ce qu'on apprécie par dessous tout dans ce livre : il trouve que la Nation c'est bien, et c'est une voix "de gauche" qui le dit. Elle prône un apaisement interne qui dépasse les habituelles démonstrations de repentance. Accepter le bien comme le mal et vouloir surtout faire de belles choses en commun, selon la deuxième partie de la phrase de Renan....

Voici donc un livre agréable à lire et qui  doit être compris comme une sorte de testament intellectuel couronnant une carrière. On devine qu'il a été longtemps ruminé et épuré, et qu'il y a autant de coeur que de culture, de jugement que de raison.

La bibliographie est courte (j'ai été flatté de voir que ma Géopolitique de la France y avait trouvé place), et cinq cartes seulement illustrent le volume.

Béatrice Giblin, Le paradoxe français, Armand Colin, 2017,19,9 €

 

O. Kempf

Catégories: Défense

Victoire et tactique

lun, 26/06/2017 - 18:11

Vous savez, ou pas, que je sui en train de lire le "Penser Clausewitz" de Raymond Aron. J'en avais déjà tiré un article pour La Vigie (n° 69 : du retour à la paix). Poursuivant la lecture, petit à petit, j'en arrive à un autre point : celui de la victoire....

Aron discerne en effet trois couples fondamentaux dans la pensée de Clausewitz, dont celui entre moyens et fins (objet d'un de ses premiers cahpitres, celui où je suis).

Il dit : "La notion de victoire (Sieg), Clausewitz la réserve à la tactique. Si la stratégie a une fin, un seul mot s'offirait à nous pour la désigner : la paix". (p. 164).

Ce qui est ici intéressant, c'est de bien comprendre que la stratégie est en lien avec la conduite de la guerre et la politique, quand la tactique ne vise que les opérations militaires. On devine l'origine de la distinction du Ziel et du Zweck (but dans la guerre, but de guerre). Surtout, on comprend que la stratégie peut avoir d'autres moyens que l'action militaire pour parvenir à ses fins... Quant à savoir quelle paix on recherche, on se reportera à mon article ci-dessus évoqué.

Mais toutes ces notions éclairent d'un jour éclatant ce qui s'est passé en  Libye ou au Mali : incontestablement des succès militaires, donc des victoires. Mais pas forcément des succès stratégiques puisque la paix n'était pas au rendez-vous : la chose est évidente dans le cas de la Libye, ambiguë dans le cas malien.

Enfin, on tirera une ultime conclusion : il n'y a pas de différence de degré entre stratégie et tactique, mais une différence de nature, qui renvoie d'une certaine façon à la remarquable trinité...

O. Kempf

Catégories: Défense

Varsovie, un sommet finalement mesuré

sam, 24/06/2017 - 19:10

Toujours à ranger mes affaires, voici un article publié dans Recherches Internationales, numéro 108 de janvier mars-2017, sur le sommet de Varsovie. Libre lecture pour vous...

L’Alliance atlantique a tenu son dernier sommet des chefs d’État et de gouvernement les 8 et 9 juillet dernier à Varsovie. Le symbole était fort puisque c’est dans cette même ville que l’URSS fit signer, il y a plus de 60 ans, le pacte de Varsovie qui liait ses propres alliés contre l’OTAN. Il y avait donc un possible parfum de revanche, certains alliés de l’OTAN l’espéraient même. D’ailleurs, à écouter la tonalité des discours tenus au cours du premier semestre 2016, on pouvait craindre un sommet très dur et antirusse. Ce n’est pas ce qui est finalement advenu et les résultats ont été mesurés. Certes, l’observateur a croulé sous le nombre de déclarations annexes (une dizaine) ou même sous le nombre d’articles de la déclaration principale (139). Comme s’il fallait mentionner chaque sujet, chaque zone, chaque « problème » au moyen d’un paragraphe plus ou moins lénifiant. On attribuera cela à la « diplomatie » puisque le travail de l’Alliance consiste aussi (d’abord ?) à trouver un consensus acceptable par chacun, faisant donc une place convenable à chaque priorité de tel ou tel, trouvant un point moyen entre deux positions irréconciliables, au prix souvent de l’affadissement, du délayage, du manque de cohérence. Pourtant, pour qui sait lire entre les (nombreuses) lignes, le sommet a été moins ambigu qu’il n’en a l’air. Cela s’est vu dans les rapports de l’Alliance face à l’Est, face au Sud et face à elle-même.

L’Alliance face à l’Est

L’Alliance a fait face, lors du sommet de Varsovie, à la difficulté évidente de ses rapports avec la Russie. Or, beaucoup avait déjà été décidé au sommet précédent, au pays de Galles, en septembre 2014. Alors, la Russie venait d’opérer son coup de force contre l’Ukraine en annexant la Crimée et en soutenant les séparatistes du Donbass. Les événements s’étaient déroulés depuis février 2014 et l’Alliance avait donc eu quatre mois pour s’adapter et présenter un plan cohérent : ce fut une NRF (force de réaction rapide) renforcée, avec un « fer de lance » ultra déployable constitué par la Force opérationnelle interarmées à très haut niveau de préparation (VJTF) ou la création de six petits postes de commandements à vocation logistique (un par État balte, un en Bulgarie, Pologne, Roumanie). Bref, dès l’été 2014, l’Alliance avait donné les gages de réassurance, au double sens psychologique (cela rassure) et stratégique (je donne des gages à ma promesse de solidarité).

Dès lors, la question à Varsovie était la suivante : que faire de plus ? D’un côté en effet, les alliés orientaux (États baltes, Pologne, Roumanie principalement) soutenus par quelques alliés occidentaux (Canada et Royaume-Uni notamment) continuaient d’insister sur la persistance de la « menace russe », sur l’effort de rénovation de défense pratiqué par Moscou, sur la constitution de bulles A2/AD (anti accès et déni de zone), sur la guerre hybride menée de main de maître par les Russes, sur la persistance de la crise en Ukraine… De l’autre, les modérés comptaient et constataient que l’effort de défense russe n’atteignait qu’à peine le dixième de l’effort allié, que la Russie avait à peine entamé sa modernisation militaire et avait de multiples front à couvrir, qu’elle était finalement bien utile sur un théâtre annexe, la Syrie, que si les séparatistes du Donbass étaient repoussants, le gouvernement à Kiev n’était pas aussi transparent qu’on l’aurait souhaité… Autrement dit, s’il y avait un problème russe (et il y aura toujours un problème russe de l’Alliance, compte tenu de la géographie), il ne s’était pas aggravé depuis deux ans. Il fallait donc éviter un renforcement trop massif, réaffirmer la réassurance tout en ouvrant légèrement la porte à Moscou. Équation compliquée et finalement résolue grâce à toute une série de manœuvres byzantines où les diplomates excellent.

Les conditions s’y prêtaient : Certes, la Turquie s’était fâchée avec la Russie et était passée dans le camp des durs mais le Brexit d’un côté, la campagne électorale américaine de l’autre constituèrent des facteurs apaisants : Barrack Obama est tout sauf un interventionniste et le théâtre russe est moins important à ses yeux que l’Asie ou même le Moyen-Orient. Chacun trouva intérêt à insister sur la solidarité transatlantique.

Les chefs d’État et de gouvernement décidèrent donc d’une Présence avancée renforcée (Enhanced Forward Presence, EFP). Elle est constituée de quatre bataillons alliés qui viendront régulièrement s’entraîner sur les pays baltes, par roulement. Le lecteur comprend immédiatement que militairement, on ne dissuade pas la Russie avec seulement quatre bataillons. La décision est donc symbolique avant tout et vise à plusieurs choses : elle marque la volonté politique des Alliés, elle installe des « otages » sur les avant-postes de façon qu’ils soient les premières victimes et qu’ils forcent l’engagement des nations, tout comme le furent les 300.000 Gis américains installés en Europe au cours de la Guerre froide : alors déjà, on craignait le découplage. À diagnostic similaire, mesure équivalente, au moins au niveau du symbole. Mais on ne voulut pas faire plus : D’une part parce que les alliés ne se sont pas pressés pour fournir ces bataillons, d’autre part parce qu’on ne voulait pas contrevenir à l’Acte Fondateur Otan –Russie qui datait de 1997 et prévoyait explicitement le non stationnement « permanent » de troupes alliées sur les territoires des pays de l’ex-URSS et de l’ex-Pacte de Varsovie.

À côté de cela, les États-Unis annoncèrent l’ajout d’une brigade et l’élévation de leur niveau de dépenses de défense dans la région, passant de 786 M$ en 2015 à 3400 M$ en 2016, en mesure bilatérale : tout le monde était satisfait. On habilla le tout d’un discours sur la « défense et la dissuasion », on travailla sur les questions nucléaires et la partie défensive était conclue.

Dans le même temps, il fallait redéfinir les relations avec la Russie. Non seulement on ne remit pas en cause l’Acte fondateur, mais on conserva le Conseil Otan-Russie, institué depuis 2002. Il avait été gelé en 2014 à la suite de l’affaire ukrainienne. Les Alliés décidèrent d’en tenir un en mai, un autre juste après le sommet, afin d’afficher que l’Alliance ne menaçait pas la Russie, comme c’est explicitement dit dans le texte de la déclaration. Au fond, l’Alliance revenait à une pratique très ancienne, celle de la fermeté et du dialogue, ainsi que cela avait été défini par exemple lors du rapport Hammel ou lors de crise des euromissiles. De même, l’intégration du Monténégro fut décidée dès cet hiver, de façon à ne pas heurter la Russie qui ne cesse de se plaindre de l’élargissement de l’Alliance.

Ainsi, par une série de petits gestes, par des propos mesurés, par des mesures militairement symboliques même si elles ont un certain poids politique, les Alliés ménagèrent Moscou tout en rassurant les pays orientaux. Subtil équilibre qui finalement contenta tout le monde. Alors que l’avant-sommet bruissait de tribunes fermes et vengeresses, ses suites furent beaucoup plus adoucies et pédagogiques. De même, la direction russe ne fit pas de bruit au moment du sommet ou à l’issue, finalement satisfaite de cette tonalité mesurée : au fond, l’Alliance avait ménagé habilement les intérêts des uns et des autres et avait montré sa volonté d’apaisement. Il ne faut bien sûr pas prononcer le mot trop fort, mais telle est pourtant la réalité.

L’Alliance face au Sud

Les débats au sein de l’Alliance se sont souvent résumé, au cours des deux dernières années, à « flanc Est contre flanc Sud ». Ce dernier appelle évidemment l’attention des Français en particulier, des Méditerranéens en général (avec des priorités différentes : un Espagnol ne regarde pas les choses de la même façon qu’un Turc) ou encore des Américains ou de certains pays du nord (Pays-Bas, Danemark) : guerre en Irak, explosion des flux migratoires, trafics de toute sorte, instabilité politique de nombreux régimes, remise en cause générale des ordres existants… Aussi, les Alliés sont-ils d’accord pour dire que c’est une priorité, à la fois immédiate et durable.

Mais au-delà de ce consensus, peu de décisions concrètes et convaincantes ont été prises. La faute à l’extrême fluidité et diversité des situations (à l’opposé de l’acteur étatique massif qu’est la Russie, ce qui simplifie le diagnostic) mais aussi un héritage allié qui peut constituer un frein à des ambitions. Le souvenir de la Libye est dans tous les esprits : une action à l’initiative de certains, qui a dû être endossée par l’Alliance, celle-ci menant une campagne de six mois pour mettre bas au régime ; techniquement, l’opération était réussie, mais son traitement politique un échec évident, qui n’est d’ailleurs pas forcément la faute de l’Alliance mais de la « communauté internationale ». Peu importe le pécheur, le poids du péché revient à l’OTAN, dans l’opinion de tous. Surtout, si de nombreux alliés interviennent individuellement ou en coalition ici (Irak et Syrie) ou là (Libye, bande sahélo-saharienne), de façon ouverte ou couverte, constatons qu’aucun ne pense à l’OTAN : ni comme multiplicateur militaire (l’Afghanistan ou la campagne du Kossovo n’ont pas laissé de bons souvenirs aux militaires américains), ni comme légitimeur politique, puisque des coalitions de circonstance (comme celle contre l’État Islamique) sont plus faciles à réunir.

En volume toutefois, la déclaration consacre de nombreux paragraphes à ces Suds, du Moyen Orient ou d’Afrique du nord, mais aussi d’autres zones hâtivement amalgamées. À défaut de cohérence, on compte sur l’effet du volume pour convaincre le grand public que l’OTAN n’est pas inactive. On poursuit ainsi les opérations existantes, sous réserve de quelques modifications. La mission Resolute Support, qui a remplacé la FIAS en Afghanistan, est finalement prorogée au-delà de 2016, compte-tenu de l’instabilité persistante sur place mais aussi de la fragilité du régime soutenu par la communauté internationale. On ne s’attarde pas trop sur le regain d’activité des Taliban, qui inquiète pourtant les observateurs attentifs de la région. Or, l’Afghanistan est sorti des radars occidentaux. La KFOR, opération au Kosovo (appartenant donc au « Sud » de façon très extensive), est poursuivie sans qu’on en comprenne l’utilité. L’opération Ocean Shield de lutte contre la piraterie au large de la Somalie est arrêtée fin 2016, au vu des résultats obtenus. L’opération Active Endeavour, qui avait été ouverte en 2001 en réaction aux attentats terroristes (seule opération sous article 5) est transformée en une opération « non article 5 » de sécurité maritime, toujours en Méditerranée : l’opération Sea Guardian.

En février 2016, les Alliés avaient décidé d’une « action » (ni une opération ni même une mission) en mer Egée afin d’apporter de « la valeur ajoutée » en fournissant « des informations en temps réel sur les flux migratoires réguliers ». Ladite activité suscite le scepticisme mais il fallait bien que l’Alliance fît quelque chose contre les flux migratoires, même si ce n’est pas du tout dans son champ de responsabilité. Les chefs d’État et de gouvernement nous rassurent : cette « contribution efficace (…) sera évaluée en septembre ». Symboliquement, elle affiche une coopération avec l’Union Européenne. La politique consiste souvent à afficher des symboles.

L’Alliance affiche cependant quelques nouvelles « initiatives ». Les Alliés donnent « leur accord de principe à un éventuel rôle pour l’OTAN en Méditerranée centrale afin de venir compléter et/ou, sur demande de l’UE, soutenir, comme il conviendra, l’opération Sophia ». On évoque la mise à disposition de renseignement, de logistique, une aide au développement des gardes-côtes libyens… Beaucoup de prudence, de conditions, d’hypothèses pour ne pas afficher un « Libye : le retour » du plus mauvais effet. Donc ni une opération, ni une mission, ni même une activité, peut-être un « rôle ». Qui a dit que l’Alliance était triomphante ?

Avec l’Irak, on réaffirme le partenariat (qui date d’une bonne dizaine d’années) et on poursuit le renforcement des capacités de défense (DCB, dans le jargon allié). On oublie pudiquement que l’Alliance avait mis sur pied une Mission d’entraînement en Irak (NTM-I) de 2003 à 2011, mission de formation de l’armée irakienne dont on a vu le succès, en 2014, lors de la percée foudroyante de l’EI. Si par ailleurs il n’est pas question de participer à la coalition contre l’EI, l’Alliance accepte le principe du renforcement de celle-ci par les AWACS qu’elle détient. Mais « cette contribution à la coalition mondiale ne fait pas de l’OTAN un membre de cette coalition ». Comme si l’OTAN sentait le soufre.

Elle réaffirme sa politique de « sécurité coopérative » qui passe par des formules nombreuses de partenariats, développée depuis près de vingt ans (pour la région : Dialogue méditerranéen, Initiative de coopération d’Istanbul). Elle ouvre ainsi la porte à l’entrée de la Libye dans le Dialogue méditerranéen et propose un dialogue avec le Conseil de Coopération du Golfe : dans ce dernier cas, constatons que l’Arabie Saoudite se montre rétive depuis des années et que rien actuellement ne pousse à un changement de ligne.

L’Alliance face à elle-même

Entre les flancs Est et Sud, il existe un troisième flanc, le flanc Centre : l’Alliance elle-même. Or, plusieurs défis étaient présents même s’ils n’ont pas été mentionnés dans la déclaration.

Le Brexit était bien sûr dans tous les esprits. Ce genre de sommet est aussi (surtout ?) l’occasion de rencontres bilatérales ; David Cameron a donc eu beaucoup d’entretiens. D’une part, on s’interrogeait sur l’UE. Il est loin le temps où l’on s’inquiétait d’une concurrence entre les deux organisations, loin aussi celui où l’on voyait leur complémentarité. Aujourd’hui, sans le dire, chacun s’inquiète de leur faiblesse. D’un côté, certains espèrent que la sortie annoncée du Royaume-Uni va permettre des avancées dans l’Europe de la défense, longtemps freinée par Londres. De l’autre, Londres va logiquement investir plus encore dans l’Alliance considérée comme un forum européen et atlantique, permettant donc d’organiser ses rapports avec ses partenaires des deux continents. Pourtant, une pièce centrale des accords de Berlin-plus, qui organisent les relations entre l’OTAN et l’UE, est celle de l’adjoint du SACEUR. Dans l’actuel partage des tâches, le rôle est dévolu à un Britannique : Londres aura du mal à conserver cette position à la suite du Brexit.

L’autre grand sujet de conversation était la campagne électorale américaine. Comme tous les quatre ans (et en fait tous les huit ans, compte-tenu des réélections régulières des présidents en fin de premier mandat), l’Alliance s’interroge sur l’identité du prochain POTUS. Sauf que cette année, le candidat républicain, Donald Trump, a eu des sorties très iconoclastes sur l’Alliance. Il s’est ainsi interrogé sur la pérennité de l’Alliance, jugeant qu’elle coûtait trop cher et que les Alliés européens ne payaient pas assez leur écot. De ce point de vue, il reprend une ligne initiée par G. W. Bush en fin de mandat et par B. Obama. Ce dernier n’a-t-il pas explicitement accusé les Européens d’être des « passagers clandestins » ? De même, M. Trump annonce être prêt à coopérer avec V. Poutine, ce qui a été présenté par certains comme un pacte avec le diable. Sauf que dans le même temps, J. Kerry négociait directement avec M. Lavrov sur la Syrie…

La nouveauté avec M. Trump, c’est qu’il semble prêt à renverser la table et à effectivement adopter une posture minimaliste en Europe. S’il y eut bien sûr de nombreux contrefeux du côté démocrate (ainsi faut-il aussi expliquer la décision déjà mentionnée d’augmenter les investissements de défense en Europe), l’affaire suscite de profondes inquiétudes chez les atlantistes bon teint de notre côté de l’océan. Il faut donc attendre les résultats de l’élection de novembre mais l’Alliance sait déjà qu’elle devra rencontrer le nouvel élu : ainsi s’explique la tenue d’un sommet l’an prochain, dans un an seulement, plus tôt donc que l’intervalle de 18 mois qui sépare habituellement les sommets alliés.

Varsovie fut le lieu d’un certain nombre de mesures et annonces. Ainsi en ce qui concerne les relations avec l’UE. Le texte appelle de ses vœux à un partenariat renforcé mais ne fournit pas grand-chose de précis en la matière. Une déclaration particulière évoque les champs de la guerre hybride, de l’action en mer, de la cybersécurité, de l’industrie de défense… À ce sujet, les alliés proposent dans le texte principal une définition convenable de la guerre hybride telle qu’elle est comprise par l’institution : cadre dans lequel « des acteurs étatiques ou non étatiques, pour atteindre leurs objectifs, mettent en œuvre, selon un schéma fortement intégré, une combinaison vaste, complexe et adaptative de moyens conventionnels et non conventionnels, ainsi que de mesures militaires, paramilitaires ou civiles, dissimulées ou non ».

Sur la question de l’élargissement, les Alliés confirment la politique de la porte ouverte : dans son principe, l’élargissement à d’autres pays n’est pas exclu. Toutefois, cet élargissement est perçu très négativement par Moscou : dans les plus récents documents de doctrine russes, ce n’est pas l’OTAN qui est perçue comme une menace mais son extension à l’Est. Aussi l’adhésion du Monténégro a-t-elle été validé dès l’hiver précédent de façon à être minimisée lors du sommet : encore une attention à l’égard des Russes. Quant aux autres aspirants, ils doivent encore attendre. Depuis le sommet de Bucarest en 2008, la Géorgie est sur les rangs… mais à l’été 2008, elle a perdu la guerre contre la Russie et voit une partie de son territoire occupé par le voisin : il est donc impensable qu’elle rejoigne l’Alliance en l’état, malgré tous ses efforts. On lui marque donc des attentions, mais rien de plus. L’Ukraine en est encore plus loin. Malgré les discours, la porte est fermée et ne s’ouvrira que si des candidats « crédibles » se présentent (Finlande, Suède).

La place du nucléaire est réaffirmée : le raidissement russe est utile à cela qu’il a ramené les questions de dissuasion au centre de l’intérêt des Alliés, qui les avaient un peu négligées. Le texte reste bien sûr sibyllin, mais réaffirme la place centrale de la dissuasion, notamment nucléaire : « aussi longtemps qu’il y aura des armes nucléaires, l’Otan restera une alliance nucléaire ». On rappelle l’utilité des forces nucléaires indépendantes de la France et du Royaume-Uni. Nous voici bien loin des débats tenus lors du sommet de Lisbonne en 2010 où les Allemands avaient voulu relativiser la question.

S’agissant de défense antimissile balistique (DAMB), elle « vient compléter le rôle des armes nucléaires dans la dissuasion mais ne saurait s’y substituer », selon la formule agréée. Les alliés déclarent la capacité opérationnelle initiale de leur dispositif. Un site roumain a été ouvert au printemps et un autre site sera ouvert en Pologne vers 2018. Mais la question soulève deux problèmes : d’une part, contre qui s’élève cette défense ? L’Iran ? mais l’accord sur le nucléaire a été signé l’an dernier et il ne devrait plus constituer une menace… Les Alliés restent pourtant « vivement préoccupés par l'évolution du programme balistique iranien et par la poursuite des essais de missiles, qui ne sont pas conformes à la résolution 2231 » de l’ONU. L’autre question, plus technique, est celle de la maîtrise du C2 et donc du tir. Un débat discret oppose sur ce point certains Européens (dont les Français) et les Américains.

Enfin, s’agissant de la cyberdéfense, le texte affirme deux choses : le cyberespace est un « domaine d’opération » : il s’agit de lui donner une couleur opérationnelle qu’elle n’avait pas jusque là, puisque l’OTAN assurait en fait sa propre cybersécurité. Cela ne signifie pas pour autant des opérations offensives, tout d’abord parce que l’OTAN n’en a pas les capacités. Par ailleurs, les Alliés ont adopté séparément un « engagement de cyberdéfense » qui rappelle que la cyberdéfense est une responsabilité nationale. Tout comme ils avaient appelé, au pays de Galles, à un effort de défense de 2% du PIB, ils appellent ici chaque allié à fournir les efforts nécessaires pour se mettre à niveau, certains étant bien en retard, même si cela n’est pas dit. Au fond, et c’est l’intérêt des pays avancés en la matière (États-Unis, France, Royaume-Uni), l’OTAN sert de plateforme de mise à niveau de ceux qui ont un niveau un peu … ou beaucoup éloigné des nécessités.

 

Le sommet de Varsovie est donc mesuré, sans grande décision bouleversante mais avec quelques avancées utiles. On retiendra surtout sa volonté d’équilibre, entre Est et Sud tout d’abord, avec la Russie ensuite. Un sommet mesuré où les diplomates ont –bien- fait leur travail.

O. Kempf

Catégories: Défense

Vers une géopolitique de la donnée

mer, 21/06/2017 - 18:13

Rangeant mes affaires, je m'aperçois que je ne vous ai pas signalé un article paru l'été dernier dans "Réalités industrielles", une revue des Annales des Mines (voir ici sur Cairn le numéro en question). Nous l'avons rédigé avec l'excellent Thierry Berthier. (Lien vers la présentation de l'article).

Résumé

La donnée est présentée par certains comme une ressource, quand d’autres voient en elle le prélude à une nouvelle monnaie. Alors que l’Internet des objets qui s’annonce prévoit des volumes de données démultipliés par rapport à ceux que nous connaissons aujourd’hui, nul ne doute que la donnée sera demain l’élément central de nos sociétés, que ce soit sur le plan économique ou sur le plan politique. Nous nous proposons ici de décrire succinctement ce phénomène pour montrer qu’il est principalement le fait d’acteurs privés, les acteurs publics (en France et en Europe, en particulier) semblant être largement impuissants face à cette nouvelle dynamique. Si la donnée devient un instrument central de la puissance, il nous manque encore une grille d’analyse pour pouvoir mesurer la puissance data-numérique d’une nation.

Plan de l'article

  • La data-économie en quelques chiffres
  • Le pouvoir politique n’a que peu de pouvoir sur la donnée
  • Un retard de la France et de l’Europe
  • Sur la puissance data-numérique d’une nation
    • La capacité nationale en termes de data-infrastructures
    • La capacité nationale en termes de data-traitement
    • La capacité nationale d’attractivité vis-à-vis des grands acteurs internationaux de la donnée
    • La capacité nationale de formation de scientifiques des données
    • La capacité nationale à « prioriser » une politique numérique ambitieuse
  • Pour conclure

 

geopolitics of data : Some pundits present data as a resource, whereas others see it as the prelude to a new currency. The Internet of objects will foreseeably multiply the volume of data in comparison with what we now know. Data will undoubtedly become the key element, economically and politically, in our societies. As this succinct description shows, this trend mainly arises out of private parties’ actions, since public authorities (in France and Europe) seem powerless before this new driving force. Although data are becoming the key instrument of power, we still lack an analytic grid for measuring a nation’s power in terms of its digital data.

Geopolitik der Daten : Manche betrachten Daten als eine Ressource, während andere in ihnen das Vorspiel zu einer neuen Währung sehen. Da das sich ankündigende Internet der Dinge Datenmengen verarbeiten wird, die ein Vielfaches dessen darstellen, was wir heute kennen, bezweifelt heute niemand, dass Daten das zentrale Element unserer Gesellschaften sein werden, sei es auf wirtschaftlicher oder auf politischer Ebene. Wir stellen dieses Phänomen kurz dar, um zu zeigen, dass es hauptsächlich private Akteure betrifft, während die öffentlichen Akteure (insbesondere in Frankreich und in Europa) dieser neuen Dynamik weitgehend ohnmächtig gegenüberzustehen scheinen. Wenn Daten im Begriff sind, zu einem zentralen Instrument der Macht zu werden, so fehlt uns noch ein Analysesystem, das die digitale Datenmacht einer Nation messen könnte.

Hacia una geopolítica de los datos : Muchas personas presentan los datos como un recurso, mientras que otras ven en ellos la aparición de una nueva moneda. En el momento en que el Internet de los objetos, que llega poco a poco, anuncia volúmenes de datos increíbles en comparación con los que conocemos actualmente, nadie duda que los datos serán el elemento central de nuestras sociedades, ya sea tanto en el plano económico como en el plano político. En el artículo se describe brevemente este fenómeno para demostrar que el campo de los datos es principalmente un campo de actores privados, los actores públicos (en Francia y en Europa, en particular) parecen impotentes frente a esta nueva dinámica. Aunque los datos se estén convirtiendo en un instrumento central de poder, todavía nos falta un modelo de análisis para medir la potencia dato-digital de una nación.

O. Kempf

Catégories: Défense

Les seuils du Moyen-Orient (O. Hanne)

dim, 18/06/2017 - 16:55

Voici un livre indispensable. Il s'adresse bien sûr à ceux qui observent le Moyen-Orient mais plus largement à ceux que les affaires internationales ou l'histoire intéressent. En effet, alors que trop souvent les journalsites ou les observateurs se contentent de remonter une ou deux décennies pour "expliquer" les causes des conflits en cours, si les plus sérieux pensent à remonter à l'empire Ottoman, voici une somme qui remonte tout simplement aux origines.

Le sous-titre (Histoire des frontières et des territoires) indique d'ailleurs l'objectif : il s'agit d'une histoire politique de ce qui est aujourd'hui le Moyen-Orient. La politique se traduisant bien sûr par les pouvoirs et les dominations, mais surtout par les "frontières" qui séparent ces territoires. D'où la notion de seuil qui désigne aussi bien les séparations géographiques que mentales, ces dernières étant héritées de millénaires d'histoire.

Une longue introduciton de 45 pages interroge cette notion de Moyen-Orient, "centre du monde" et "région convoitée qui n'existe pas" (passons sur la distinction inconfortable entre Proche- et Moyen-Orient, assez familière aux français -en tout cas aux lecteurs d'égéa- mais totalement absente des commentateurs itnernationaux).

Le premier chapitre sur "L'enfance des marges" décrit la période vaquant du IVè millénaire au VIIè siècle avant JC. 50 pages documentées qui  nous rappellent que la région fut d'abord lieu de passage avant de donner naissance aux premières civilisations du monde.

Nous passons ensuite à l'Antiquité, dans un deuxième chapitre de 60 pages, "Entre Occident et Orient, le dualisme impérial, VIIè siècle av, VIè siècle ap JC". Perses, Romains, Byzantins se succèdent selon des formes impériales variées.

Dès lors, la montée en puissance de l'islam constitue une rupture profonde, décrite dans le troisième chapitre, "Le mirage de l'unificaiton islamique (VIIè - XVè siècle)". 90 pages passionnantes qui démontrent la persistance des différences.

Le chapitre suivant intègre la question turque et l'arrivée de l'Europe, c'est-à-dire des dominants extérieurs à la région. Intitulé "Des Ottomans à la captation européenne (1517-1921)", il sera déjà plus familier au lecteur contemporain.

Enfin, le dernier chapitre (Les bornes de la Nation, 1921-2016) décrit en une centaine de pages la façon dont la question nationale, issue des représentations modernistes européennes du siècle précédent, a toute les difficutlés à s'incarner dans ce Moyen-Orient pluriel.

Signalons un cahier centrale de 88 pages de cartes en couleur (s'il vous plait!) sans compter les nombreuses cartes N&B dispersées tout au long du texte, une bibliographie impressionnante et évidement solide, une langue agréable à lire et sans le jargon prétentieux de bien des spécialistes : mais quand on démontre une telle érudition, nul besoin de poudre aux yeux. Félicitations donc à l'auteur, jeune docteur agrégé et chercheur à l'université d'Aix Marseille mais aussi professeur aux Ecoles de Saint-Cyr Coetquidan.

Les seuils du MOyen Orient, Olivier Hanne, éditions du Rocher, 539 pages, 26 euros.

O. Kempf

 

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Atlas des frontières (B. Tertrais)

sam, 03/06/2017 - 21:48

(Texte paru sur la RDN en e-Recension) , Il n’est plus besoin de présenter Bruno Tertrais, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) et spécialiste reconnu du nucléaire. Cela fait quelque temps que l’on observe son désir de s’échapper de cette étiquette et cet ouvrage en est le signe le plus visible : rédiger un atlas, s’intéresser aux frontières, voici un bon moyen de s’évader et de sortir de ses propres frontières intellectuelles.

Le lecteur partage cette évasion car elle vient illustrer le traité fondateur rédigé par Michel Foucher il y a près de trente ans, Fronts et frontières qui, le premier, avait montré l’importance de cet objet central de la géopolitique. Depuis, chacun a saisi que malgré les illusions de la guerre froide, la frontière demeurait. Elle peut être invisible parce que son franchissement est aisé au point que beaucoup, notamment en Europe dans l’espace Schengen, sont persuadés qu’elles ont disparu. Évidemment ce n’est pas le cas et le retour à un certain réalisme dans les relations internationales suscite, par voie de conséquence, un intérêt renouvelé aux frontières. C’est pourquoi cet ouvrage est pertinent et vient à temps.

 

Il est divisé en cinq parties de taille inégale. La première, « Frontières en héritage », est assez courte car elle suppose que les faits présentés sont connus du lecteur : qui n’a entendu parler de Sykes-Picot, de Curzon ou de l’éclatement de l’URSS ? La deuxième, courte également, évoque les « Frontières invisibles », souvent aqueuses (fleuves, mers et glaces). La troisième traite des « Murs et migrations ». Sans surprise, elle est la plus longue car finalement la plus actuelle puisqu’elle signale la double évolution contemporaine, celle de la multiplication des migrations et celle de la construction croissante de murs ou, plus exactement, de clôtures. Une brève partie évoque des curiosités frontalières quand la dernière s’intéresse aux frontières en feu (Golan, Jérusalem, Russie, mer de Chine du sud…) là aussi bien connues.

Ce genre d’atlas géopolitique fait face à une difficulté : montrer des choses que tout le monde connaît, au moins un peu, mais qu’on ne peut omettre, et proposer des sujets méconnus, au risque de n’être que des curiosités peu significatives. La gageure est ici tenue et l’atlas est agréable à lire. La cartographie est impeccable, claire et lisible : on regrettera seulement une palette de couleurs qui est de mauvais goût.

B. Tertrais et D. Papin, Atlas des frontières (lien), Éditions Les Arènes, 2016 ; 136 pages.

O. Kempf

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Retour à bord

ven, 02/06/2017 - 22:44

Bonsoir à tous

J'ai été pas mal occupé ces dernières semaines à construire quelques petits projets dont je vous reparlerai quelque jour. Il a aussi fallu que je (enfin, mon webmaistre) règle divers problèmes techniques liés au blog, enfin résolus. Bref, me voici de retour et j'ai bon espoir de me remettre à publier plus fréquemment. Je m'excuse encore de cette absence.

A bientôt donc,

O. Kempf

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L'OTAN aujourd'hui (podcast)

ven, 31/03/2017 - 23:44

Vous savez que je fournis régulièrement une brève chronique de géopolitique dans la revue Conflits. Celle-ci a eu l'idée de mettre en ligne de longs podcasts sur son site. Pour les auteurs et spécialistes, c'est pain béni : d'abord, on est à la radio, média bien plus agréable que la télévision. Surtout, on a le temps de parler, donc d'exposer, d'expliquer, de nuancer, de rendre visible les lignes de force, les paradoxes, les complexités.

Source

C'est ce qui s'est passé l'autre soir avec l'entretien que m'a demandé J- Baptiste Noé, jeune géopolitologue qui nous avait donné une excellente "Géopolitique du Vatican" dont j'avais rendu compte dans ces colonnes. Il m'interrogeait sur l'OTAN, son actualité, ses difficutlés, et ses réactions face à Trump, la Russie, les opérations, le Moyen-Orient, la France, l'Europe.

Vous pouvez écouter cette conversation de 45 minutes ici.

O. Kempf

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