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Diplomacy & Crisis News

L'Algérie gourmande. Voyage culinaire dans la cuisine d'Ourida

Le Monde Diplomatique - dim, 01/01/2017 - 17:14

La colonisation de l'Algérie et sa violence continuent à travailler la société française. Deux sujets peuvent l'illustrer : le tourisme et la cuisine. Combien de Français rêvent de voyager en Algérie ? Bien peu, surtout si l'on compare avec le succès du Maroc ou, il y a quelques années encore, de la Tunisie. Et quand, à Paris, on pense « cuisine maghrébine », on songe surtout à la marocaine et à la tunisienne. L'Algérie gourmande bouscule ces représentations. Oui, on peut voyager en sécurité en Algérie et y éprouver de grandes joies grâce aux rencontres et à la découverte des villes et des paysages. Oui, il existe une cuisine algérienne spécifique et variée, gorgée d'influences espagnole, ottomane et française. Livre de recettes, mais aussi carnet de voyage, L'Algérie gourmande prolonge le magnifique Algérie « Soyez les bienvenus ! » publié en 2008 par Claire et Reno Marca, qui conjuguent le dessin, la photographie et l'écriture. « C'est un livre apolitique », affirme Claire Marca. Pas si sûr…

La Martinière, Paris, 2016, 320 pages, 35 euros.

Histoire de l'Égypte moderne. L'éveil d'une nation (XIXe-XXIe siècle)

Le Monde Diplomatique - dim, 01/01/2017 - 17:14

Le canal de Suez est le fil conducteur de cette histoire de l'Égypte moderne. Symbole de la politique de développement menée par Méhémet Ali et ses successeurs pour s'affranchir de la tutelle ottomane, il a aussi impliqué une dépendance croissante, notamment financière, vis-à-vis des Français et surtout des Britanniques, pour qui le remboursement de la dette justifia l'instauration d'un contrôle sur le pays, même après son indépendance en 1922. La nationalisation du canal symbolise la liberté et la fierté retrouvées sous Gamal Abdel Nasser, dont la politique sociale fut souvent occultée au profit de la « légende noire d'un régime tortionnaire ». La réouverture de Suez et la libéralisation économique poursuivie par M. Hosni Moubarak ont conduit au creusement des inégalités sociales. Enfin, la gestion du canal illustre le retour à l'autoritarisme après la chute du président Mohamed Morsi, lorsque le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi convie les chefs d'État, notamment occidentaux, à l'ouverture de la seconde voie navigable.

Flammarion, coll. « Champs Histoire », Paris, 2016, 620 pages, 14 euros.

Un désir d'humain. Les « love doll » au Japon

Le Monde Diplomatique - dim, 01/01/2017 - 17:14

Il pourrait s'agir d'un aspect anecdotique de la culture japonaise : les love dolls, ces poupées pour adultes grandeur nature qui ont fait leur apparition en 1981. Mais, souligne l'anthropologue et journaliste Agnès Giard, loin de se réduire à des jouets sexuels, elles sont conçues pour être des partenaires de substitution. Les sociétés (presque une quinzaine) qui se disputent le marché les présentent comme des « filles à marier ». Les acheteurs ? Des célibataires ; des hommes qui ont connu un deuil ou un divorce, ou qui ne souhaitent pas une relation affective réelle. Mais aussi des employés forcés par leur compagnie d'aller travailler loin de leur famille, et quelques rares hommes mariés qui entretiennent avec leur doll une relation « extraconjugale ». Pour la somme de 2 000 à 6 000 euros, ils ont la poupée qu'ils ont choisie, unique, conçue sur mesure et livrée en pièces détachées, avec vagin amovible. Selon Agnès Giard, cela participe à la mise en vie et à l'animation de la poupée… qui a même droit à un service funéraire. Et pour les femmes ? L'unique modèle masculin qui existait au début des années 2000 a disparu.

Les Belles Lettres, Paris, 2016, 376 pages, 25,90 euros.

Comprendre l'islam politique. Une trajectoire de recherche sur l'altérité islamiste, 1973-2016

Le Monde Diplomatique - dim, 01/01/2017 - 17:14

Politologue, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), François Burgat explique ici son parcours universitaire et intellectuel. L'ouvrage a des allures de carnet de route. L'auteur emmène son lecteur du Yémen à la Syrie, évoque aussi bien la guerre civile algérienne que les attentats de Charlie Hebdo. Burgat a cherché à vérifier ses hypothèses sur de multiples terrains. Pour lui, les motivations des islamistes, dont il souligne la diversité, sont souvent profanes, politiques ; l'islamisme est la suite logique d'une entreprise de décolonisation, une mise à distance du colonisateur sur le plan culturel. Cette analyse se situe aux antipodes de celles de certains de ses confrères, notamment Olivier Roy et Gilles Kepel, dont il dit aussi ce qui les différencie. Sa vision des choses l'amène à poser à la fin de son ouvrage cette question brûlante : «  Charlie  : échec de l'islam, échec des musulmans ou faillite du politique ? »

La Découverte, coll. « Sciences humaines », Paris, 2016, 260 pages, 22 euros.

Le tour de France de la corruption

Le Monde Diplomatique - dim, 01/01/2017 - 16:34

Journalistes indépendants, les auteurs dressent un tableau édifiant de la corruption hexagonale ordinaire : conflits d'intérêts, népotisme, appels d'offres truqués, enveloppes de billets, train de vie luxueux aux frais du contribuable… L'impunité est la norme : les « affaires » mettent en moyenne près de neuf années à être jugées, et les peines sont légères. Même si ces comportements ne concernent qu'une minorité, les conséquences sont sismiques : les scandales de corruption entourant la mairie socialiste d'Hénin-Beaumont (Nord) ont joué un rôle capital dans l'élection en mars 2014, dès le premier tour, d'un maire Front national. Les associations anticorruption esquissent quelques solutions : accroître la transparence (le Land de Hambourg, par exemple, publie en ligne les dossiers de permis de construire), mieux protéger les lanceurs d'alerte, et peut-être rendre les condamnés inéligibles à vie. Car certains, se posant en victimes d'un « acharnement judiciaire » ou d'une « machination politique », n'hésitent pas à se présenter à nouveau devant les électeurs, parfois avec succès.

Grasset, Paris, 2016, 275 pages, 20 euros.

Camarades ou apparatchiks ? Les communistes en RDA et en Tchécoslovaquie, 1945-1989

Le Monde Diplomatique - dim, 01/01/2017 - 16:34

En étudiant les membres de base des partis communistes est-allemand et tchécoslovaque, Michel Christian livre ici une histoire « du point de vue des acteurs ». L'approche comparative lui permet de montrer comment le centralisme démocratique importé d'Union soviétique a évolué différemment dans les deux démocraties populaires. Prague va cheminer vers le « socialisme à visage humain », pour reprendre l'expression d'Alexander Dubček en 1968. En République démocratique allemande, en revanche, les dirigeants du parti imposent une « dictature pédagogique » rappelant toujours à la modestie les membres de base, qui ne peuvent discuter les enseignements d'une hiérarchie vis-à-vis de laquelle ils restent d'éternels élèves. Ces derniers, en s'impliquant dans les cellules des entreprises, écoles, administrations, « ont fait le parti autant que le parti a contribué à les faire ». L'auteur conclut cependant que, par son soin didactique mis à forger une nouvelle conscience, le régime est-allemand est allé plus loin dans la construction de l'« homme socialiste » que son voisin tchécoslovaque.

Presses universitaires de France, Paris, 2016, 400 pages, 25 euros.

Sortir l'Afrique de la servitude monétaire. À qui profite le franc CFA ?

Le Monde Diplomatique - dim, 01/01/2017 - 16:34

Plus de soixante ans après la décolonisation, le franc CFA est toujours la monnaie officielle de quinze pays d'Afrique francophone. Garanti par le Trésor français, adossé à l'euro, il est utile à la stabilité des États concernés pour certains économistes africains. Mais pour d'autres — dont ceux qui ont dirigé ce livre —, il est surévalué et constitue une survivance coloniale qui maintient la tutelle de Paris sur des pays officiellement indépendants. Une partie des réserves de change d'Afrique francophone est toujours conservée à Paris… Dense, mais clair, l'ouvrage rappelle le rôle économique et politique de toute monnaie, explique l'histoire et le fonctionnement du CFA, avant d'entrer dans le vif d'un débat qui, malgré son importance, peine à atteindre le grand public. Contrairement à une idée reçue, la parité CFA-euro freine l'unification des marchés africains. Les conséquences sociales de toute monnaie forte ont, en Afrique francophone, des effets multipliés par l'inégalité des échanges.

La Dispute, Paris, 2016, 248 pages, 15 euros.

Power and Glory. France's Secret Wars with Britain and America, 1945-2016

Le Monde Diplomatique - dim, 01/01/2017 - 16:34

Journaliste britannique spécialisé dans les réseaux de contre-espionnage, Roger T. Howard explore les dessous des relations franco-britanniques durant une période où les deux pays étaient censés être les meilleurs alliés du monde. De la rivalité en Syrie et au Liban en 1945 jusqu'à l'alliance pleine d'arrière-pensées nouée entre le premier ministre David Cameron et le président Nicolas Sarkozy en Libye en 2011, il exhume des épisodes souvent oubliés, comme l'opposition des deux puissances lors de la révolte malgache de 1947, le conflit du Biafra ou l'affaire du Rainbow Warrior (1985). Les cinq chapitres consacrés à l'Afrique noire, du Katanga (1961) au Rwanda (1994) et au Congo (depuis 1997), sont particulièrement riches. On pourra déplorer quelques faiblesses — le chapitre sur l'Indochine, par exemple —, mais l'ensemble fourmille d'informations inédites, comme celles qui jalonnent la chronique de la guerre des Malouines en 1982. Les positions françaises et anglo-saxonnes dans l'actuelle guerre au Proche-Orient se révèlent cyniquement divergentes.

Biteback Publishing, Londres, 2016, 344 pages, 20 livres sterling.

Qu'est-ce que j'entends par marxisme ?

Le Monde Diplomatique - dim, 01/01/2017 - 16:34

« Qu'est-ce que tu entends par marxisme ? » C'est la question posée au philosophe Alain Badiou lors d'une conférence à l'École normale supérieure qui fut suivie d'un débat. Cette conférence, réécrite pour la publication, traite de la place du marxisme dans le système philosophique de Badiou. Il le définit, avec l'aide de Lénine, et plus particulièrement de son ouvrage Les Trois Sources et les Trois Parties constitutives du marxisme (1913), comme une « pensée » où se croisent la philosophie, la science et la politique, sans qu'elle soit l'une ou l'autre. Le concept de classe fait le lien entre elles, car il est censé « traverser, unir, relier entre elles ces trois parties sans se rabattre sur l'une des trois parties constitutives ». D'où l'affirmation que « le marxisme ne se loge pas dans des cases toutes faites » puisqu'il est « l'invention constamment renouvelée d'une pratique politique ». Ce petit livre, qui mobilise Lénine contre Louis Althusser, ouvre une nouvelle perspective de définition, où la pratique politique fonde la philosophie en se nourrissant de la science.

Les Éditions sociales, coll. « Les propédeutiques », Paris, 2016, 96 pages, 8 euros.

La transgression apprivoisée

Le Monde Diplomatique - dim, 01/01/2017 - 16:33

Luis Buñuel jugeait cet ouvrage inestimable. Martin Scorsese, Werner Herzog ou Norman Mailer en firent autant. Le Cinéma, art subversif, d'Amos Vogel (1974), publié en français en 1977, vient enfin d'être réédité (1). Riche de trois cents illustrations, cet éloge argumenté des vertus subversives du cinéma d'auteur et d'avant-garde puise dans un corpus d'environ six cents films. Saluant l'audace formelle, le propos s'inscrit pleinement dans la modernité artistique et dans la bouillonnante dynamique d'espérance politique du tournant des années 1960-1970.

Quatre décennies plus tard, les idéaux contre-culturels qui forment le substrat intellectuel de ce livre ont échoué. Certes, Amos Vogel avait déjà des doutes ; mais il ne pouvait prévoir que la « subversion de la subversion », au lieu d'abolir le capitalisme, participerait à son renouveau. Audaces formelles, esthétique surréaliste, dépassement des tabous, provocations, au lieu d'atteindre l'ordre bourgeois, ont été digérés par la publicité et par Hollywood. Et le scandale est souvent hautement rentable. Mais il était sans doute trop tôt, en 1974, pour percevoir le tournant libéral-libertaire que venait de théoriser le philosophe Michel Clouscard (2), doublé du passage de la modernité — qui croit au progrès lié à l'exercice de la raison — à la postmodernité — qui n'y croit plus.

Le film d'horreur a partie liée avec la « subversion », et plus précisément avec la transgression. Dans l'ouvrage collectif Représenter l'horreur (3), Frédéric Astruc rappelle que le giallo, ce genre italien qui combine l'enquête policière, l'érotisme et l'horreur, tout comme le film gore, caractérisé par une violence particulièrement sanglante, sans oublier quelques autres variations, « renouvellent la représentation de l'horreur en repoussant chaque fois un peu plus loin les limites de ce qu'il est permis de voir ». En bref, de Mario Bava à Dario Argento, de Massacre à la tronçonneuse, de Tobe Hooper, à Freddy. Les Griffes de la nuit, de Wes Craven, pour s'en tenir aux classiques, « le cinéma, témoin de son temps, s'inscrit dans les grandes mutations de la société d'après-guerre en s'émancipant peu à peu des censures pour offrir des films résolument décomplexés ». Ce qui, pour Benjamin Thomas, qui évoque le cinéma d'horreur japonais, renverrait essentiellement à « l'impossibilité de toute intersubjectivité », les films s'employant « à faire émerger sur un mode horrifique ce dont la disparition menace selon eux la société contemporaine : un lien ».

Dans les années 2000 apparaît le torture porn (4), sous-genre très controversé véhiculant sadisme et misogynie. Fort peu considéré par la critique, mais commercialement heureux, il se caractérise par des scènes de cruauté extrême. On se rappelle les affiches de la série Saw (dents arrachées, doigts coupés, membres mutilés, etc.). Pascal Françaix démontre en quoi il est une « étape significative dans la constitution d'un cinéma d'horreur postmoderne ». Si, jusqu'aux années 1970, le cinéma d'horreur avait pu s'insérer dans les catégories antagoniques de la modernité (progressistes-révolutionnaires ou conservateurs), le torture porn ressortit à « un monde exempt de toute amarre, qu'elle soit politique, artistique ou morale, où le sexe et la mort sont les seules données immuables, dans un chaos d'incertitudes et de hasards ». Contre la distinction nette du bien et du mal, il restituerait au cinéma d'horreur, à en croire l'auteur, « sa force de questionnement et ses vertus d'inconfort ».

Mais lorsque le jusqu'au-boutisme transgressif et provocateur de l'exploitation postmoderne fait recette par un jeu sans enjeu d'ironie et de dérision, lorsqu'une esthétique offre en spectacle la torture et le dépeçage en gros plan d'êtres humains, de quoi entend-elle émanciper le spectateur et vers quoi tend-elle ? Ne serait-ce pas l'affirmation de « l'abject [qui] me tire vers là où le sens s'effondre », pour citer Julia Kristeva (5) ? Quand le « fond de l'air » était rouge, la subversion moderne, révolutionnaire, participait d'une libération critique des valeurs dominantes. Le torture porn apparaît comme le symptôme d'un temps de faillite idéologique. Détresse du sens dans la postmodernité…

(1) Amos Vogel, Le Cinéma, art subversif, Capricci, Nantes, 2016, 352 pages, 29 euros.

(2) Cf. Michel Clouscard, L'Être et le Code. Le procès de production d'un ensemble précapitaliste, L'Harmattan, coll. « Logiques sociales », Paris, 2004 (1re éd. : 1972), et Néofascisme et idéologie du désir, Delga, Paris, 2008 (1re éd. : 1973).

(3) Frédéric Astruc (sous la dir. de), Représenter l'horreur, Rouge profond, coll. « Débords », Aix-en-Provence, 2015, 176 pages, 18 euros.

(4) Pascal Françaix, Torture Porn. L'horreur postmoderne, Rouge profond, coll. « Débords », 2016, 302 pages, 20 euros.

(5) Julia Kristeva, Pouvoirs de l'horreur. Essai sur l'abjection, Points Essais, Paris, 1983 (1re éd. : 1980).

Spartacus, la gloire des vaincus

Le Monde Diplomatique - dim, 01/01/2017 - 16:33

À l'été 73 avant notre ère, à Capoue, une soixantaine d'esclaves tuent leurs gardiens et s'évadent. Bientôt mille fois plus nombreux, ils vont, pendant près de deux ans, mettre en déroute l'armée de Rome, la plus grande puissance du temps. La République prend peur et donne les pleins pouvoirs à un milliardaire, qui recrute cinquante mille hommes. En mars 71, l'armée des esclaves est vaincue. Les six mille survivants sont mis en croix le long des deux cents kilomètres de la voie Appienne, de Rome à Capoue. L'esclave qui les conduisait est mort au combat. Il s'appelait Spartacus, et il était gladiateur.

Il n'est pas tout à fait étonnant qu'une histoire aussi stupéfiante ait basculé du côté de la légende, son authenticité ayant été quelque peu oubliée. Pourtant, les faits sont attestés, et ce ne fut d'ailleurs pas la seule grande révolte d'esclaves. Mais, comme chacun sait, l'histoire est écrite par les vainqueurs, et si les historiens de la Rome antique, de Salluste à Plutarque, les ont bien commentées, en particulier celle de Spartacus, c'est avec une certaine parcimonie, et une tout aussi certaine absence d'empathie. Puis, au fil de l'enseignement des humanités et de la transmission de valeurs confortant l'ordre en place, l'épopée de Spartacus s'est effacée. La grande révolte des esclaves à Saint-Domingue au début des années 1790, l'admiration de Karl Marx, la Ligue spartakiste fondée en 1915 par Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht vinrent la réactiver. Il ne semble pas qu'aujourd'hui les programmes d'histoire en France lui accordent quelque importance (1).

Il est vrai que, sauf en des temps portés sur l'idéal révolutionnaire, l'insurrection de Spartacus et de ses camarades peut sembler un exemple regrettable, rappel d'une menace à droite, d'un échec à gauche ; alors, « qui écrira l'histoire de nos batailles, quelles furent nos victoires et nos défaites ? Et qui dira la vérité (2)  ? ».

En 1951, Howard Fast (1914-2003) écrit Spartacus, que tous les éditeurs refusent. Cet unanimisme touchant obéit à la forte prescription du directeur du Federal Bureau of Investigation (FBI), John Edgar Hoover, qui n'aime pas les écrivains communistes. Fast s'autoédite. C'est un succès, que le film de Stanley Kubrick, en 1960, relaiera. Le roman, qui intègre tous les faits connus, alterne pour l'essentiel les conversations, après la dernière crucifixion, entre membres de l'élite romaine, dont Crassus, le vainqueur de Spartacus, et les actions de ce dernier, qui les hante comme une énigme insoluble. Comment un esclave, qui n'est pour le Romain qu'un instrumentum vocale, un « outil qui parle », peut-il devenir un grand général, capable de fédérer tant d'autres « outils » pour refuser les lois romaines et créer les leurs propres ? Comment a-t-il pu avoir d'aussi grands rêves d'homme ?

C'est littéralement impensable, sauf à remettre en question « une société bâtie sur le dos des esclaves et qui trouvait son expression symphonique dans le chant des fouets », sauf à reconnaître que les citoyens de la République n'ont plus d'autre idéal que de lutter contre l'ennui, et à choisir alors d'en finir avec une vie qui apparaît dénuée de sens, comme le fait le vieux politicien Gracchus. Quant à Spartacus, au fil d'un récit où passent des échos, des rythmes de l'épopée homérique, il n'est jamais un surhomme : il se contente d'être, entièrement, un homme qui refuse de pactiser avec la mort, mentale, spirituelle, et qui jamais « ne se considérait comme seul ».

C'est à la question qui dévaste Crassus et Gracchus qu'entreprend de répondre l'historien Yann Le Bohec (3) (qui présente Howard Fast comme un écrivain britannique) : comment des esclaves ont-ils pu former une armée ? Animé d'un allègre mépris pour les lectures marxistes, il s'appuie sur les textes de l'Antiquité, parfois bien postérieurs à l'insurrection, pour expliquer sobrement la réussite de Spartacus par son étonnant talent militaire, brut mais percutant. Il explique aussi son échec final, celui qui, dans le roman, obsède le dernier survivant, par le « manque de personnel qualifié », auquel il ajoute une autre raison, bien plus perturbante : seule une minorité a rejoint les rangs des insurgés. Car il n'y aurait pas eu d'aspiration collective à l'abolition de l'esclavage, mais, au mieux, un désir de libération individuelle ; certains, de surcroît, se satisfaisaient de leur condition. Ce qui donne précisément à ce soulèvement son exemplaire beauté. Car ce défi des misérables aux vainqueurs du monde a pour vertu essentielle d'avoir eu lieu, d'avoir montré que ce qui paraissait impossible pouvait devenir possible. C'est là la victoire de Spartacus, invention d'un autre horizon, promesse à accomplir, et elle importe davantage que son échec final.

(1) Cf. eduscol.education.fr/ressources-2016

(2) Howard Fast, Spartacus, Agone, coll. « Infidèles », Marseille, 2016 (1re éd. : 1951), 448 pages, 20 euros.

(3) Yann Le Bohec, Spartacus, chef de guerre, Tallandier, coll. « L'art de la guerre », Paris, 2016, 224 pages, 17,90 euros.

Aux carrefours du temps

Le Monde Diplomatique - dim, 01/01/2017 - 16:33

Virtuose puissant et inventif, l'Argentin Alberto Breccia (1919-1993) demeure le maître d'une bande dessinée qui se déploie aussi bien dans la satire politique, noire et grotesque, que dans les brillantes adaptations des univers fantastiques de H. P. Lovecraft ou d'Edgar Allan Poe. En 1962 débute la parution d'une série envoûtante conçue avec le scénariste Héctor Germán Oesterheld — bientôt l'une des victimes de la dictature militaire — et à laquelle son protagoniste, Mort Cinder, donne son nom.

Une nouvelle édition française (1) (la précédente date de 1980) revue et corrigée permet de (re)découvrir les aventures de « l'homme qui était né et mort mille fois », témoin du Chemin des Dames comme de la construction de la tour de Babel, voyageur temporel qui meurt et renaît à différentes époques, et de son ami Ezra Winston, un vieil antiquaire londonien. Les foisonnantes expérimentations en noir et blanc de Breccia, la beauté expressionniste de son travail, qui a marqué une génération de dessinateurs — dont l'Argentin José Muñoz, créateur d'Alack Sinner —, font de cet ensemble un classique. Et sa réapparition, rendue difficile par la dispersion des pages originales, constitue en elle-même un tour de force.

Daniel Clowes est né à Chicago en 1961 — un an avant Mort Cinder. Devenu célèbre à la fin des années 1990 avec Ghost World, qui fut adapté avec succès à l'écran, Clowes construit depuis trente ans une œuvre qui mêle l'observation ironique de ses contemporains à la mélancolie. Si ses histoires, souvent situées en banlieue, dénotent une prédilection pour la description de la vie ordinaire et des relations qui s'y nouent et s'y délitent, le paranormal fait parfois irruption dans ses motels et ses lotissements. Arrivant après cinq ans de silence, Patience (2) constitue l'acmé de cette tendance. L'annonce d'un heureux événement ouvre le bal pour Patience et son compagnon Jack, « fou de joie, euphorique », mais d'une retenue toute clowesienne. La rupture n'est pourtant pas loin pour ces amoureux, qui monologuent et exposent à tour de rôle leur perception de la réalité dans un récit construit au cordeau. Car, peu après, Patience est assassinée, et Jack va enquêter, à la recherche à la fois du coupable et du moyen éventuel de changer le cours de cette histoire...

Comme dans Mort Cinder, la possibilité de traverser les époques est moins prétexte à des péripéties en cascade qu'à une mise en perspective existentielle — expérience quasi psychédélique chez Clowes — et à une interrogation sur les conditions et les choix qui déterminent la vie de chacun. Les éclatantes couleurs pop servent un récit empreint d'une noirceur de cauchemar, auquel son protagoniste masculin tente d'échapper en s'accrochant au souvenir — et aux promesses — de l'amour et de la paternité.

La rencontre et l'amitié entre Alan Ingram Cope et le Français Emmanuel Guibert ont fait naître une fresque poignante, où Guibert, né en 1964, a traduit en planches les souvenirs de l'ex-GI, débarquant en France avec l'armée américaine en 1945 et choisissant d'y rester. Dans ce nouvel épisode, Martha & Alan (3), Guibert nous emmène dans la Californie des années 1930. Après La Guerre d'Alan puis L'Enfance d'Alan, l'attention se porte sur ce premier amour de jeunesse. Volet tout à fait autonome pour qui viendrait à découvrir ce formidable portrait transverse au XXe siècle, Martha & Alan bénéficie du développement graphique des livres précédents : dessinateur exceptionnel, Guibert associe ici les qualités du technicien à celles du coloriste (on songe aussi à son recueil Japonais, paru en 2008 chez Futuropolis). Aucune esbroufe dans ce découpage en pleines pages : leur somptuosité, dévolue avec simplicité au récit des souvenirs d'Alan, nous transporte dans l'atmosphère de l'époque. Elle sait, sans en trahir les circonstances singulières, faire saillir l'universel d'une histoire aussi vieille que l'humanité.

(1) Héctor Germán Oesterheld et Alberto Breccia, Mort Cinder, Rackham, Paris, 2016, 280 pages, 30 euros.

(2) Daniel Clowes, Patience, Cornélius, Bordeaux, 2016, 184 pages, 30,50 euros. Une exposition de planches de l'auteur aura lieu à la galerie Martel, 17, rue Martel, 75010 Paris, du 31 janvier à la mi-mars 2017.

(3) Emmanuel Guibert, Martha & Alan. D'après les souvenirs d'Alan Ingram Cope, L'Association, Paris, 2016, 120 pages, 23 euros. Chez le même éditeur : La Guerre d'Alan (trois tomes, 2000-2008) et L'Enfance d'Alan (2012).

Le changement, c'était maintenant

Le Monde Diplomatique - dim, 01/01/2017 - 16:33

Eu égard à la vocation de cette rubrique, censée accueillir chaque mois un « beau livre », l'honnêteté commande de reconnaître que « beau » n'est pas le premier mot qui vient à l'esprit lorsqu'on ouvre La Pensée dure du grand timonier mou (1). Entre pastiche et dazibao, cet objet graphique non identifié, réalisé et publié par un libraire de quartier, porte l'art du détournement à son point d'aboutissement : celui du rire irrépressible. Consacré à « la transmission et la vulgarisation du corpus théorique fondamental développé au fil de son éminente carrière par le président Mollande », il retrace le quinquennat qui s'achève par une succession d'images empruntant à l'iconographie de la Révolution culturelle, du cinéma, du polar, de la publicité, de la philatélie ou de la peinture classique. Entre ces représentations édifiantes, qui conjuguent la science picturale la plus fine et le mauvais goût le plus sûr, serpente une série de textes parodiques où le caricaturiste touche plus d'une fois à la vérité du modèle. Comme avec cette interrogation programmatique qui a dû tarauder bien des responsables politiques : « Comment parviendrons-nous à distinguer les vrais opportunistes, authentiques et sincères, des opportunistes de circonstance ? »

(1) Collectif invisible Line Piaille Haut, La Pensée dure du grand timonier mou, Paris, 2016, 208 pages, 25 euros, Librairie Tropiques, Paris, ou à commander chez son libraire.

Tarentella ! Possession et dépossession dans l'ex-royaume de Naples

Le Monde Diplomatique - dim, 01/01/2017 - 16:33

Héritée des festivités dionysiennes de la colonie grecque installée dans le sud de l'Italie durant l'Antiquité, la tarentelle est une danse et un chant provoqués, dans l'imaginaire collectif, par la piqûre d'une araignée suscitant des transes. Les femmes possédées et dénudées sont prises en charge par le village au cours de cérémonies où elles réintègrent le groupe grâce au chant. Dans une étude passionnante, mêlant ethnomusicologie et histoire économique et sociale, Alèssi Dell'Umbria éclaire ce pan d'une culture populaire présente en Calabre, dans les Pouilles et à Naples. Les soldats américains furent fascinés par le spectacle organisé de jeunes filles nues et en transe, comme le relate Curzio Malaparte dans La Peau (1949). Le chant est, quant à lui, un lamento de proscrits. Il appartient à la culture du lumpenprolétariat agricole et industriel d'une Italie pauvre, où s'invite la question écologique : la ville de Taranta, lieu d'origine de la tarentelle, figure parmi les plus polluées d'Europe…

L'Œil d'or, Paris, 2016, 496 pages, 28 euros.

Les élites françaises entre 1940 et 1944. De la collaboration avec l'Allemagne à l'alliance américaine

Le Monde Diplomatique - dim, 01/01/2017 - 16:33

Dans une première partie, l'historienne Annie Lacroix-Riz étudie la collaboration des classes dirigeantes françaises avec le Reich : politiciens, journalistes, hommes d'affaires, militaires et haut clergé voyant en Adolf Hitler celui qui sauverait l'Europe du « bolchevisme ». Elle infirme ici notamment la thèse « de la politisation faible ou nulle des élites économiques ». Elle démonte également le concept né dans les années 1990 de « vichysto-résistant », pour mettre en lumière les préparatifs, dès 1941, d'un ralliement à la pax americana, qui s'épanouira en Afrique du Nord. Elle analyse ensuite comment cette alliance, qui visait non seulement les communistes mais également le général de Gaulle, entreprit de soutenir une Résistance antigaulliste et anticommuniste, où l'on pouvait trouver des cagoulards. L'ouvrage, où l'on croise aussi bien Alexis Leger — Saint-John Perse — que Maurice Couve de Murville, est dessillant.

Armand Colin, Paris, 2016, 496 pages, 29 euros.

Refuser de parvenir. Idées et pratiques

Le Monde Diplomatique - dim, 01/01/2017 - 16:33

Au début du XXe siècle, l'instituteur Albert Thierry, proche du syndicalisme révolutionnaire, se faisait le théoricien du « refus de parvenir » : « Ce n'est ni refuser d'agir ni refuser de vivre, c'est refuser de vivre et d'agir pour soi et aux fins de soi. » Le Centre international de recherches sur l'anarchisme (CIRA) de Lausanne a voulu revisiter cette morale oubliée du mouvement ouvrier qui se décline à travers des choix individuels doublés de pratiques collectives. Sont abordés la pédagogie d'action directe d'Albert Thierry, l'éthos de classe des ouvriers anarchistes lyonnais de l'entre-deux-guerres, le déclassement chez Mikhaïl Bakounine ou la question de la place des intellectuels dans le mouvement ouvrier. Des pratiques actuelles sont ensuite décrites par leurs acteurs : un groupe féministe, une agence de photographes militants, un collectif d'architectes… L'ouvrage rappelle et réactualise cette morale indispensable à l'émancipation. On regrettera toutefois qu'il ne s'interroge pas vraiment sur les moyens de la réactiver pour le plus grand nombre.

Centre international de recherches sur l'anarchisme - Nada, Lausanne-Paris, 2016, 300 pages, 20 euros.

La fin de l'intellectuel français ? De Zola à Houellebecq

Le Monde Diplomatique - dim, 01/01/2017 - 16:33

Historien israélien, intellectuellement redevable à André Breton, Daniel Guérin, Simone Weil et George Orwell, Shlomo Sand s'emploie à « décrypter les mystères du débat intellectuel dans la Ville Lumière ». Et médite sur le statut particulier de ceux qui l'animent. Comment refuser son « regard critique et plutôt dubitatif » quand son objet d'étude a presque toujours joué le rôle d'une « intelligentsia docile » ? Il revint en effet à des écrivains minoritaires, à des éditeurs francs-tireurs de protester contre les conquêtes coloniales, le militarisme, l'ordre totalitaire, pendant que l'élite des diplômés britanniques s'engageait au service de l'Empire, que la majorité des intellectuels français prenaient position pour l'armée au moment de l'affaire Dreyfus, que des professeurs de philosophie allemands participaient aux autodafés nazis. Car, estime Shlomo Sand, « il n'y a jamais eu de lien causal entre raffinement culturel et comportement éthique ». L'auteur adjoint à son propos, élégiaque et documenté, deux chapitres qui, sur le ton du réquisitoire encoléré, s'étendent, peut-être inutilement, sur les cas de Michel Houellebecq, de Charlie Hebdo, d'Alain Finkielkraut et d'Éric Zemmour.

La Découverte, coll. « Cahiers libres », Paris, 2016, 288 pages, 21 euros.

Le Front national

Le Monde Diplomatique - dim, 01/01/2017 - 16:33

Enseignant à Sciences Po, Joël Gombin dresse le portrait du Front national (FN), quatre décennies après sa création par des nostalgiques de la collaboration et de l'Algérie française. Premier constat : la fameuse « dédiabolisation » ne traduirait pas une ligne de fracture entre « modérés » et « extrémistes », mais une simple stratégie. Selon l'auteur, malgré l'« euphémisation du discours » promue par Mme Marine Le Pen, le message ne diffère guère de celui de son père. Et, si elle a écarté ce dernier et ripoliné l'image du parti, elle cultive des relations personnelles avec des « gudards », du Groupe union défense, qualifié parfois de néofasciste. Gombin observe que la sociologie électorale du FN et le mode de scrutin majoritaire à deux tours rendent « extrêmement faible » la possibilité que ce parti accède au pouvoir.

Eyrolles, coll. « Essais », Paris, 2016, 160 pages, 16 euros.

L'ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l'État et la prospérité du marché

Le Monde Diplomatique - dim, 01/01/2017 - 16:33

Le sociologue Benjamin Lemoine retrace la fabrique du « problème de la dette », considérée comme un levier de croissance au début des années 1980, et devenue une menace justifiant le recul de l'État. Dans sa version actuelle, elle naît d'une volonté politique : les socialistes en 1985 transforment l'État en agent économique « comme les autres », l'obligeant à se tourner vers les marchés financiers. L'évolution de la dette — gestion et montant — épouse celle du néolibéralisme : elle incarne son ambition de discipliner les États et de les contraindre à transférer toujours plus de richesses vers le marché. L'auteur décortique ensuite la mécanique de l'emprunt, au cœur même du ministère des finances. Le livre se conclut sur une question originale : les retraites constituent-elles une dette sociale du même ordre que la dette financière ? Et, si oui, comment les gouvernements pourront-ils tenir leurs engagements financiers sans trahir ceux contractés auprès du peuple ?

La Découverte, coll. « Sciences humaines », Paris, 2016, 308 pages, 22 euros.

La mosaïque de l'islam. Entretien sur le Coran et le djihadisme avec Perry Anderson

Le Monde Diplomatique - dim, 01/01/2017 - 16:33

Profond et didactique, ce livre de conversations entre Suleiman Mourad, professeur de religion, et Perry Anderson, historien et sociologue, prouve que l'on peut avoir une approche de l'islam qui, sans être religieuse, le prend au sérieux et ne sombre pas dans les trop fréquentes approximations des « experts ». L'ouvrage revient d'abord sur ce que nous savons historiquement de l'islam des origines et de son fondateur. Il examine les différentes interprétations de la place respective de la parole de Dieu (le Coran), de celle de Mohammed et de celle de ses compagnons, ainsi que l'interprétation du concept de djihad.

Dans la deuxième partie, consacrée au salafisme et à l'islamisme militant, Mourad aborde le rôle du wahhabisme et son rejet de l'« idée du compromis » qui dominait traditionnellement dans l'islam sunnite, « la croyance qu'aucune secte n'est totalement dans le vrai ». Le wahhabisme a fini par occuper une place dominante, aidé par l'argent du pétrole et la complaisance occidentale. Mais les deux pays qui s'en réclament, l'Arabie saoudite et le Qatar, s'opposent sur nombre de dossiers.

Fayard, coll. « Poids et mesures du monde », Paris, 2016, 184 pages, 18 euros.

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