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Diplomacy & Crisis News

UN-backed aid plan requires $310 million for crisis-affected communities in Cameroon

UN News Centre - mer, 04/01/2017 - 18:06
A $310 million humanitarian response plan, backed by the United Nations, has been launched to provide life-saving assistance to 1.2 million people in Cameroon’s northern and eastern regions.

Two UN peacekeepers killed, two injured in ambush in Central African Republic

UN News Centre - mer, 04/01/2017 - 17:35
The United Nations peacekeeping mission in the Central African Republic (CAR) today condemned a deadly ambush on a convoy in the south-eastern part of the country which killed two blue helmets from Morocco and wounded two others.

« Marianne », service compris

Le Monde Diplomatique - mer, 04/01/2017 - 09:43

Aux lecteurs qui se demanderaient comment les barons de la presse peuvent publier tant de livres sans que jamais leurs éditeurs n'osent réfréner ces élans graphomanes, les couvertures des hebdomadaires français suggèrent une réponse rustique : leur médiatisation sera quoi qu'il arrive assurée. Par exemple, la « une » de l'hebdomadaire Marianne du 9 octobre 2015 sur « Le réquisitoire de Jacques Julliard : L'école perd ses valeurs ! » — suivie d'un dossier de seize pages — se trouve dévolue à la promotion du dernier livre de l'éditorialiste-vedette de Marianne, L'école est finie. Les copinages, eux, continuent. Dans l'édition du 10 octobre 2014, le journaliste de Marianne Eric Conan saluait un « face-à-face épistolaire constructif et réjouissant » qui « procure un plaisir rare » : un ouvrage coécrit par Jacques Julliard et Jean-Claude Michéa sur La Gauche et le Peuple.

Deux grands types de joueurs dominent les débats. Les premiers empilent les louanges sans états d'âme, comme on moule des gaufres. Par trois s'il le faut. L'éditorial du 20 octobre 2012 signé Maurice Szafran, alors directeur de Marianne, commande de « Lire Minc, Dély et Gozlan » — trois amis de l'auteur dont l'un fut directeur adjoint de l'hebdomadaire et l'autre y travaille encore. Et quand Marianne consacre sa « une » au thème « Les extraits du livre de Nicolas Domenach et Maurice Szafran », respectivement directeur adjoint de la rédaction et directeur de Marianne, leur ami Denis Jeambar, ancien directeur de L'Express, écrit en roue libre : « Plume tenue et élégante, style maîtrisé, sens de l'image et de la mise en scène sans égarements verbaux inutiles. (…) Ce livre est une vraie pochette-surprise » (5 mars 2011).

Les seconds se livrent à l'exercice parce qu'il le faut bien. Encombrés de scrupules, ils flattent à reculons. « Amis lecteurs, explique Philippe Besson en entamant dans Marianne ses deux pages règlementaires à la gloire du dernier ouvrage de Joseph Macé-Scaron, directeur adjoint de la rédaction de l'hebdomadaire, vous pourriez vous montrer soupçonneux à l'égard de l'article qui va suivre. En effet, il ne vous a pas échappé que Joseph Macé-Scaron exerce des fonctions éminentes dans le magazine que vous tenez entre les mains. Le fait, pour moi, de porter un jugement sur le roman qu'il vient de faire paraître pourrait donc relever de cette consanguinité détestable qui est le trait le plus saillant de Saint-Germain-des-Prés et fournir des preuves supplémentaires au procès en complaisance qu'on instruit (à raison) au petit monde médiatico-littéraire. Circonstances aggravante : à Joseph me lie un sentiment profond d'amitié (et je crains qu'il ne soit réciproque…). Bref, la cause semble entendue et perdue. Si je vous conseille néanmoins de ne pas passer tout de suite votre chemin, c'est parce que j'ai (hélas) la réputation de n'être pas naturellement porté à la bienveillance (on me reconnaît même une certaine malice qui m'a valu quelques déboires) et que le roman est (hélas) très bon. » Ouf !

En septembre 2012, Marianne annonçait en « une » le « livre événement » de Julliard sur les gauches françaises, un ouvrage qui « renouvelle en profondeur notre vision de la politique française » au point que Michel Onfray lui-même se sentit obligé de saluer cette « somme », une « merveilleuse histoire de France » écrite d'une « plume épique, (…) un stylet bien taillé, fin comme la pointe d'un poignard florentin » (22 septembre 2012). Un mois plus tôt, le même Julliard déplorait dans ces mêmes colonnes (25 août 2012) la dégénérescence de la critique littéraire : « Elle n'est plus, à quelques exceptions près — j'ai envie de conserver quelques amis —, qu'un exercice de copinage et de désinvolture. »

La vérité scientifique et le saut du tigre

Le Monde Diplomatique - mer, 04/01/2017 - 09:13

Les théories scientifiques ne sont-elles que des croyances parmi d'autres ? Leur vérité est-elle relative ou rendent-elles compte de la réalité ? Autant de questions cruciales, car la détermination du champ de la recherche et la valeur accordée à ses résultats ont des conséquences sur l'ensemble de la société.

Aaron Beebe. – « Manuel », 2014 « Vous êtes, patatras ! tombée assise à terre ; la loi de la pesanteur est dure, mais c'est la loi. »

Georges Brassens, Vénus Callipyge

Selon le juriste Alain Supiot (1), aucune société ne peut subsister durablement sans des croyances communes, qui sont placées au-dessus des individus et cimentent le corps social. Ainsi, c'est au nom de droits humains proclamés sacrés que la République française est censée « assujettir le bon plaisir des plus forts à quelque chose de plus fort qu'eux, qui s'impose à tous et évite que la société des hommes ne se transforme en jungle ». Au cours de l'histoire, ce sont les rites, les religions ou — grande invention de la Rome antique — un ordre juridique autonome qui ont rempli ce rôle.

La modernité est marquée par la place grandissante accordée aux sciences, même si elles n'ont bien évidemment pas les mêmes fondements. Le temps présent se caractérise, comme le souligne un livre collectif dirigé par Dominique Pestre (2), par « la mise en œuvre, à une large échelle, de manières de gérer les hommes ou les choses qui se donnent comme inéluctables parce que scientifiquement fondées ». Or ce « fondement scientifique » peut servir plusieurs discours. Une même personne pourra, pour étayer ses convictions, s'appuyer sur des résultats scientifiques ou au contraire les relativiser — recourir, par exemple, aux sciences du climat pour attaquer le puissant lobby pétrolier et, dans le même élan, s'élever contre certains dangers des organismes génétiquement modifiés (OGM), au mépris de l'avis de nombreux biologistes.

Comment justifier l'autorité des sciences ? Les chercheurs utilisent volontiers une épistémologie réaliste très classique : la science découvrirait le monde extérieur, qui est ce qu'il est quoi que puissent en penser des individus ou des cultures différentes. On retrouve cette vision dans l'ouvrage récent (3) de deux physiciens qui opposent les atomes « imaginés » au cours de l'histoire au véritable atome, enfin « découvert » par les scientifiques au début du XXe siècle, notamment grâce aux travaux de Jean Perrin (4). Pour eux, la victoire finale de l'atomisme s'explique par le fait que les atomes « étaient bien là, tout simplement », comme peuvent l'être une chaise ou une montagne.

La science pure ne se discute pas. Elle ne fait que découvrir le monde ; elle est neutre. Seules les applications qui en sont faites peuvent prêter le flanc à la critique. Les gènes sont là, qu'on le veuille ou non, mais on peut contester les OGM, applications particulières de ce savoir neutre qu'est la génétique. Une solution simple et sans doute confortable pour les chercheurs, car elle légitime leur savoir tout en leur permettant de s'exonérer des mauvaises « applications ».

Les philosophes ont depuis longtemps montré l'insuffisance de cette vision des choses (5). En effet, comment réconcilier l'idée selon laquelle les objets des sciences qui font consensus à un moment donné sont « simplement là » avec les changements de cadre théorique, ou avec le fait que des théories postulant des entités très différentes prédisent les mêmes phénomènes ? Le physicien Niels Bohr, fondateur de la mécanique quantique et passionné par les difficultés épistémologiques, soulignait pour sa part qu'on ne peut dissocier le phénomène observé de l'instrument d'observation. Tel instrument nous fait percevoir la lumière comme des ondes, tel autre comme des particules... Les travaux des historiens et des sociologues des sciences ont montré « les intrications profondes, depuis cinq siècles, des sciences et des univers techniques, productifs, militaires, politiques et impériaux », pour citer l'ouvrage de Pestre. Non seulement le praticien des sciences n'est pas un pur sujet — il a été modelé par une certaine culture, un certain milieu —, mais, de surcroît, on ne peut séparer le conceptuel ou l'instrumental du technique et du politique (6). Ainsi le surgissement de travaux sur les séries numériques, à la fin du XVIIIe siècle, est-il lié à des choix sociaux, induits notamment par les besoins de nombreux groupes, comme les compagnies d'assurances, les banquiers ou l'Etat.

Mais faire le deuil de la prétention des chercheurs à obtenir une « vue de nulle part » sur le monde, c'est-à-dire une représentation impeccablement objective, n'implique-t-il pas de renoncer à une vérité scientifique immuable, intrinsèque et définitive ?

La vérité scientifique passe par la construction d'un fait scientifique dans un laboratoire ; ce qui, si l'on accepte l'analogie, ressemble à la transformation d'un tigre sauvage bondissant dans la forêt en un tigre captif observé derrière une grille et sous des projecteurs qui peuvent modifier son comportement. Par la « capture », autrement dit par un investissement lourd en temps, en équipements et en institution, on ne prélève que quelques sauts sur la multitude possible de ceux du tigre sauvage, et on les rend reproductibles. Cette image rend justice à l'inventivité du travail des chercheurs, qui ne font pas que découvrir l'agencement du monde : ils doivent le transformer profondément pour l'apprivoiser, c'est-à-dire pour pouvoir l'observer et le caractériser à partir du type d'outils, tant conceptuels que techniques, qu'ils mettent en œuvre.

Il y a donc continuité et altérité entre le monde extérieur et les résultats scientifiques. Continuité, car c'est bien le tigre qui saute dans sa cage, et non un être inventé qu'on pourrait manipuler comme on veut — les faits scientifiques ne peuvent être réduits à des constructions sociales où la nature ne jouerait aucun rôle. Altérité, car on ne fera jamais sauter un tigre sauvage sous les lumières d'un cirque... On pourra toujours affirmer qu'il était dans la nature du tigre de se laisser capturer de la façon dont on l'a fait (7), mais à titre rétrospectif, et sans certitude : le tigre, souvent, rêve de retourner sauter dans la jungle...

L'erreur de l'épistémologie réaliste est de croire que la stabilité, l'objectivité tout à fait réelle des faits scientifiques témoignent de la saisie de ce monde extérieur, qui serait permise par l'émancipation de tout intermédiaire déformant. Pour qui prête attention au quotidien des chercheurs, l'objectivité résulte au contraire d'un énorme travail de domptage du monde dans les laboratoires (8). En domptant le tigre d'une certaine façon, on aboutit à l'un des mondes possibles, dont on devrait se sentir responsable — si on le dompte pour le rendre plus agressif, par exemple.

Ainsi, des historiens (9) ont montré que la vision génétique procédait d'une observation particulière du vivant, encouragée dans les années 1940 par la fondation Rockefeller, qui finance de nombreux centres de recherche dans le domaine de la santé et sera soupçonnée de promouvoir l'eugénisme. Les processus biologiques sont perçus comme contrôlés par les gènes, qui deviennent autant de leviers de contrôle potentiels par des techniques d'ingénierie. Ce parti pris a joué un rôle crucial dans les orientations de la recherche sur le vivant, au détriment de l'étude d'autres facteurs plus diffus, comme le régime alimentaire ou les influences environnementales. Mais ce choix d'« experts » découle de partis pris techniques, sociaux et politiques plus ou moins implicites.

Autre exemple : les statistiques du chômage, analysées par Alain Desrosières, qui « contribuent à faire de la réalité et non pas simplement à la “refléter”. Cette idée n'est pas relativiste, en ce qu'elle ne nie pas l'existence du chômage. Mais elle attire l'attention sur le fait que le chômage peut être pensé, exprimé, défini et quantifié de multiples façons ; et que les différences entre ces façons de faire ne sont pas de simples détails techniques, mais ont toujours une signification historique, politique, sociologique (10) ».

Pour donner aux sciences leur juste place dans le débat public, il importe donc d'étayer nos décisions en nous appuyant sur leurs connaissances robustes, tout en réclamant la discussion démocratique des priorités de recherche en amont et non en réaction aux applications (11). Les questions politiques importantes comportent toujours des dimensions autres que scientifiques, et il serait contre-productif de faire reposer sur les sciences tout le poids des décisions, car elles sont vulnérables à l'amplification dogmatique du doute, doute qui est constitutif de la recherche. Ce sera indûment que l'on justifiera au nom de la science le recours aux semences améliorées plutôt qu'à des réformes agraires pour lutter contre la faim dans le monde. Mais la réduction de nos émissions de carbone se justifie par la réduction de l'empreinte environnementale et de la consommation, la justice sociale...

Comme le souligne Luc Boltanski, la distinction entre le « monde » et une « réalité » construite grâce à des formatages qui permettent de le stabiliser représente un élément critique essentiel dans le régime de domination caractéristique des démocraties capitalistes, fondé sur l'expertise : « Etre ce qu'il est et qui ne peut être autrement est bien la caractéristique du monde. Mais à cette différence essentielle près, par laquelle il se distingue précisément de la réalité, que le monde, on ne le connaît pas et qu'on ne peut prétendre le connaître, dans la perspective d'une totalisation. Or, dans la métaphysique politique sous-jacente à cette forme de domination, le monde est précisément ce que l'on peut maintenant connaître, par les pouvoirs de la science, c'est-à-dire, indissociablement, des sciences naturelles et des sciences humaines ou sociales (12). » La « réalité » commune ne se réduit pas à ce qui peut être découvert par une élite dans les laboratoires de sciences ou d'économie. Elle est à composer, péniblement, par tous (13).

(1) Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, Fayard, Paris, 2015.

(2) Dominique Pestre, Le Gouvernement des technosciences, La Découverte, Paris, 2014.

(3) Hubert Krivine et Annie Grosman, De l'atome imaginé à l'atome découvert. Contre le relativisme, De Boeck, Paris, 2015.

(4) Jean Perrin, Les Atomes, Flammarion, coll. « Champs sciences », Paris, 2014 (1re éd. : 1913).

(5) Cf. Alan F. Chalmers, Qu'est-ce que la science ?, Le Livre de poche, Paris, 1990, et Michel Bitbol, Mécanique quantique. Une introduction philosophique, Flammarion, coll. « Champs sciences », 2008.

(6) Cf. aussi Dominique Pestre, « Pour une histoire sociale et culturelle des sciences. Nouvelles définitions, nouveaux objets, nouvelles pratiques », Annales HSS, n° 3, vol. 50, 1995, et (sous la dir. de), Histoire des sciences et des savoirs (3 vol.), Seuil, Paris, 2015.

(7) Cf. Didier Debaise, L'Appât des possibles, Les Presses du réel, Paris, 2015, et Bruno Latour, Enquête sur les modes d'existence, La Découverte, 2012, ainsi que le site associé : modesofexistence.org

(8) Cf. Bruno Latour, La Science en action, La Découverte, 2005. Pour le cas du climat, cf. Paul N. Edwards, A Vast machine, MIT Press, Cambridge (Etats-Unis), 2010.

(9) Lily E. Kay, The Molecular Vision of Life, Oxford University Press, 1993.

(10) Alain Desrosières, « La statistique, outil de libération ou de pouvoir ? », Statactivisme. Comment lutter avec des nombres, Zones, Paris, 2014.

(11) Brian Wynne, postface à Matthew Kearnes, Phil Macnaghten et James Wilsdon, « Governing at the Nanoscale. People, policies and emerging technologies », Demos Foundation, Londres, 2006.

(12) Luc Boltanski, De la critique, Gallimard, Paris, 2009.

(13) Cf. John Dewey, Le Public et ses problèmes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010, et l'introduction lumineuse de Joëlle Zask ; Bruno Latour, « Il n'y a pas de monde commun : il faut le composer », Multitudes, n° 45, Paris, 2011.

Lire aussi le [courrier des lecteurs] dans notre édition de janvier 2016.

Le crépuscule fossile

Politique étrangère (IFRI) - mer, 04/01/2017 - 08:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n°4/2016). Carole Mathieu, chercheur au Centre Energie de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Geneviève Férone-Creuzet, Le crépuscule fossile  (Stock, 2016, 256  pages).

Trop souvent résumée à une question d’ordre technique ou de simple passage d’un schéma d’approvisionnement à un autre, la transition énergétique est abordée ici dans sa dimension civilisationnelle. L’auteur s’est investi de longue date dans l’économie du développement durable et a notamment créé la première agence française de notation sociale et environnementale. Dans cet ouvrage, il met à profit sa connaissance des cercles de pouvoirs pour pointer le primat absolu des énergies fossiles, leur domination industrielle et leur poids dans l’histoire, la géopolitique et l’organisation des sociétés. En rompant avec la dépendance fossile, la transition vers des énergies alternatives marquerait l’avènement d’une nouvelle civilisation, que l’auteur appelle sobrement « post-fossile », en attendant de pouvoir mieux en cerner les contours.

Les trois premières parties de l’ouvrage retracent l’histoire de la dernière civilisation, depuis la ruée vers l’or noir et l’émergence d’une industrie pétrolière mondialisée, jusqu’à l’ivresse d’une consommation sans limite et la crainte d’un dérèglement incontrôlable du climat qui imposera de laisser sous terre une partie des ressources. Dans ce récit condensé, l’auteur souligne à juste titre notre rapport ambivalent aux énergies fossiles : adulées pour leur facilité d’extraction, la multiplicité de leurs usages et leur contribution indéniable au développement économique, elles sont aussi décriées pour les logiques de captation des ressources et les dommages environnementaux qu’elles produisent. Les énergies fossiles ne sont ni bonnes, ni mauvaises, elles sont ce que les hommes en ont fait, à savoir le socle de leur civilisation.

Les lecteurs peu familiers des enjeux énergétiques trouveront dans cet ouvrage de précieuses mises au point sur des concepts devenus incontournables comme le peak oil, les gisements non conventionnels, l’anthropocène, ou encore le risque carbone. Les autres auront plus grand plaisir à lire les quatrième et cinquième parties, qui engagent une réflexion prospective. En écho aux travaux d’Edgar Morin, l’auteur ne prône ni la foi dans le progrès technique ni la décroissance, mais plutôt l’éveil des consciences. En somme, taxer le carbone ou encourager des programmes d’efficacité énergétique ne demanderait rien d’autre qu’un sursaut de courage politique. Certes convaincante, cette conclusion tend aussi à déplacer la discussion : outre les leviers financiers et juridiques suggérés par l’auteur, comment s’assurer que l’entrée en responsabilité se produira en temps voulu ?

Si cet ouvrage n’avance pas de pistes réellement novatrices pour accélérer le crépuscule fossile, il pose la question fondamentale du monde qui vient. Avec la production d’énergie décentralisée pourraient émerger de nouvelles formes d’organisation sociale, fondées non plus sur l’intérêt de l’individu mais sur celui de la communauté. L’auteur entrevoit ainsi la possibilité de nouveaux modèles de création autour du partage de la connaissance et des biens communs. Puis il émet l’hypothèse moins réjouissante d’un remplacement des monopoles fossiles par de nouveaux empires numériques qui tireraient cette fois-ci leur puissance de l’exploitation des données. On pourra regretter que Geneviève Férone-Creuzet ne nous guide pas davantage dans ce nouveau champ des possibles, mais son propos est avant tout une mise en garde, un appel à penser la civilisation post-fossile et à s’y préparer.

Carole Mathieu

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Libya: Amid threat of renewed conflict, UN envoy urges restraint

UN News Centre - mer, 04/01/2017 - 06:00
Expressing concern at escalating tensions and threat of renewed conflict following developments in central Libya, the United Nations envoy for the country urged all parties to work together on reconciliation and to refrain from any rhetoric that could inflame the situation.

Iraq: 13,000 people flee Mosul over five days as anti-terrorist operations intensify

UN News Centre - mar, 03/01/2017 - 20:32
More than 13,000 people have fled Mosul in just five days since 29 December, as the second phase of military operations to retake the Iraqi city from Islamic State of Iraq and the Levant (ISIL/Da’esh) terrorists has apparently begun, a United Nations spokesperson said today.

With needs for displaced in eastern Aleppo growing, UN renews calls for donor support

UN News Centre - mar, 03/01/2017 - 20:12
The United Nations today reiterated its call for “immediate and long-term support” for more than 100,000 people in the Syrian city of Aleppo, warning donors that it will not be able to provide life-saving assistance without it.

UN health agency fills gap in HIV treatment for patients in Libya

UN News Centre - mar, 03/01/2017 - 19:22
Just a few weeks ago, the World Health Organization (WHO) began distributing much-needed anti-retroviral (ARV) drugs to patients living with HIV in Libya, following the country’s collapse in medical services and inability to provide life-saving drugs.

Secretary-General António Guterres cites multilateralism, teamwork as critical to achieving UN goals

UN News Centre - mar, 03/01/2017 - 18:46
On his first day in office, United Nations Secretary-General António Guterres called for teamwork, telling staff at the world body’s New York Headquarters that it is not enough to the “do the right thing, we need to earn the right to do the right thing.”

Les communs, un projet ambigu

Le Monde Diplomatique - mar, 03/01/2017 - 08:59

Revivifiée dès les années 1980, la notion de « communs » ou de « biens communs » connaît une popularité croissante chez les militants de gauche. Qu'il s'agisse de la fourniture d'eau potable ou des logiciels libres, la gestion collective fait un sort au mythe selon lequel la privatisation serait garante d'efficacité. Mais ses partisans se défient aussi de l'État, auquel ils n'attribuent qu'un rôle circonscrit.

Jean Dubuffet. – « Empressement », 1980 © ADAGP, Paris, 2016 / Photo : Christie's / Bridgeman Images

Le 11 janvier 2016, le secrétaire national du Parti communiste français Pierre Laurent présentait ses vœux pour l'année qui commençait et décrivait « la société que nous voulons » : « Un nouveau mode de développement où social et écologie se conjuguent pour l'humain et la planète, pour une société du bien-vivre et du bien commun. » « Bien commun » ? De l'autre côté de l'échiquier politique, le dirigeant du Mouvement pour la France, M. Philippe de Villiers, se réfère au même concept, mais pour justifier le recul de l'État auquel il souhaite œuvrer : « L'État n'existe plus comme fournisseur du bien commun. Il n'a aucun droit sur nous (1).  »

En mai 2016, quelques mois après l'annonce du Retour des communs par l'« économiste atterré » Benjamin Coriat (2), le libéral Jean Tirole publiait Économie du bien commun (3). À la rubrique « Nos idées » de son site, l'Association pour la taxation des transactions financières et pour l'action citoyenne (Attac) dit vouloir « promouvoir les alternatives et récupérer les biens communs ». Quant à l'Institut de l'entreprise, il affirme, sous la plume de son délégué général, que « les initiatives privées se préoccupent du bien commun (4)  ».

Rarement concept se sera montré aussi malléable. Ses déclinaisons dans les champs politique et universitaire sont multiples : « bien commun », « biens communs », « commun », « communs »… D'un côté, l'expression « bien commun » — plus ou moins synonyme d'« intérêt général » — s'est érigée en élément de langage pour les dirigeants de tous bords. De l'autre, la notion de (biens) communs apporte un renouveau intellectuel et militant à un mouvement social parfois caractérisé par son ronronnement conceptuel. Difficile de s'y retrouver… Mais pas impossible.

Avril 1985, Annapolis (États-Unis). Lors d'une conférence financée par la National Research Foundation, des universitaires du monde entier présentent leurs recherches sur les « communs ». Le terme n'évoque en général qu'une histoire ancienne : celle de la transformation, à l'aube de l'ère industrielle, des terres dévolues au pâturage et gérées de façon collective en propriétés privées délimitées par des clôtures. Ce mouvement des enclosures est considéré comme un moment fondateur pour le développement du capitalisme. Il symbolise l'émergence de la propriété comme droit individuel : une « révolution des riches contre les pauvres », écrit Karl Polanyi (5). Les chercheurs réunis à Annapolis reprennent le fil de cette histoire et montrent qu'il existe encore de nombreux endroits dans le monde où des terres, des pêcheries ou des forêts sont gérées comme des communs : des ressources partagées au sein de communautés qui organisent collectivement leur exploitation.

Les chercheurs soutiennent que ces systèmes de communs sont souvent efficaces et qu'ils évitent la surexploitation des ressources (6). Il y a là un renversement total des thèses développées par Garrett Hardin dans son célèbre article sur la « tragédie des communs (7)  ». Au-delà, c'est toute l'orthodoxie économique libérale qui est attaquée, puisque pour elle la propriété privée exclusive est toujours le meilleur système d'allocation des ressources rares.

L'Italie en pointe

En 1990, l'économiste Elinor Ostrom synthétise les principaux acquis des recherches exposées à Annapolis. Elle insiste notamment sur les conditions institutionnelles qui permettent de pérenniser les systèmes de communs. Elle montre qu'un commun ne peut exister durablement sans règles pour encadrer son exploitation. Elle souligne aussi que ces règles peuvent être produites et appliquées par les communautés concernées, sans faire appel à la puissance surplombante de l'État. Parmi de nombreux exemples, elle cite le cas d'une pêcherie en Turquie, où « le processus de surveillance et d'exécution des règles (…) est pris en charge par les pêcheurs eux-mêmes (8)  ». Ces travaux lui valent en 2009 le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel — souvent considéré comme le « prix Nobel d'économie ».

En Italie, le renouveau de l'intérêt pour les biens communs s'étend au champ politique lorsqu'une commission créée par le gouvernement de M. Romano Prodi dévoile ses conclusions en 2008. Présidée par le juriste Stefano Rodotà, elle propose de les définir comme des « choses dont dépendent l'exercice des droits fondamentaux et le libre développement de la personne ». « Personnes juridiques publiques ou privées », le statut des titulaires de ces biens — leurs « propriétaires » — importe peu (9). La commission insiste en revanche sur le fait que les ressources doivent être gérées conformément à leur fonction, pour permettre l'exercice d'un droit. Qualifier l'eau de « bien commun » signifie ainsi que sa distribution, quel que soit l'acteur qui l'organise, doit garantir l'accès de tous à une eau saine et en quantité suffisante.

Sur la base des travaux de la commission Rodotà, de nombreux mouvements sociaux et politiques transalpins s'emparent de la notion de bien commun pour dénoncer le secteur privé et l'État néolibéral, également incapables de satisfaire les besoins collectifs fondamentaux (10). Forts de ce principe, 25 millions d'Italiens (sur 27 millions de votants) se prononcent en juin 2011 par référendum contre la privatisation des services publics locaux de fourniture d'eau potable.

Mais la redécouverte des communs ne se limite pas aux ressources naturelles. En 1983, Richard Stallman, jeune informaticien du Massachusetts Institute of Technology (MIT), poste un appel à contributions sur un groupe de discussion Usenet : il propose de développer un système d'exploitation distribué librement. Ainsi apparaît le mouvement du logiciel libre, en réaction à l'émergence d'une florissante industrie du logiciel qui transforme les programmes informatiques en biens marchands soumis au droit d'auteur (copyright) et protégés par des conditions d'utilisation restrictives (11). Ici, le code informatique n'est plus considéré comme la propriété exclusive d'un acteur privé ; il constitue une ressource librement accessible que chacun peut contribuer à améliorer. De nombreux communs numériques ont repris ces principes d'ouverture et de partage pour les appliquer à la production d'encyclopédies (Wikipédia), de bases de données (Open Food Facts) ou à des créations artistiques collectives placées sous des licences Art Libre ou Creative Commons.

En dépit de leurs différences, les diverses composantes du mouvement des communs opèrent une même remise en question de la propriété privée exclusive. Le mouvement italien des beni comuni réagit à la privatisation des services publics ; l'intérêt pour les communs dits « physiques » répond à l'accaparement massif des terres. Quant au développement des communs numériques, il s'oppose à la privatisation de l'information et de la connaissance : celle-ci a pris une telle ampleur que certains juristes ont pu évoquer un « deuxième mouvement des enclosures (12)  ».

Les communs portent ainsi le fer au cœur d'une des institutions centrales du néolibéralisme, en s'attaquant à la croyance selon laquelle davantage de propriété privée garantirait un surcroît d'efficacité économique. Les travaux d'Ostrom invalident ce postulat, et l'essor de nombreuses ressources partagées le contredit en pratique. S'agissant des ressources physiques, les communs reposent souvent sur des formes de propriété collective et s'appuient par exemple, en France, sur des structures coopératives ou des groupements fonciers agricoles (GFA). Les communs numériques sont quant à eux protégés par des licences spécifiques, qui subvertissent les formes classiques de propriété intellectuelle afin de permettre la circulation et l'enrichissement des créations collectives : General Public License (GPL), Open Database License (ODbL)…

Si les militants des communs remettent en question la propriété privée, ils critiquent également le dévoiement de la propriété publique dans un contexte de libéralisation massive. Lorsque l'État a toute latitude de brader les ressources dont il dispose pour équilibrer ses finances, la propriété publique offre-t-elle vraiment davantage de garanties que la propriété privée ? Ne se réduit-elle pas à un simple déplacement de la propriété privée entre les mains d'un acteur qui n'agit pas nécessairement dans l'intérêt de tous (13) ?

On comprend mieux, dès lors, la définition proposée par la commission Rodotà. En insistant sur la fonction sociale des biens communs, les juristes italiens ont voulu substituer à la logique classique de l'État-providence — la propriété publique comme gardienne de l'intérêt général — la garantie inconditionnelle de certains droits. Ce changement de perspective va de pair avec une lutte contre la bureaucratisation des services publics, vue comme la principale cause de leur incapacité à défendre l'intérêt de tous. La critique des faiblesses de la propriété publique se double ainsi d'une exigence de participation citoyenne, dont l'expérience d'Acqua Bene Comune (ABC) à Naples offre un exemple intéressant. Dans la foulée du référendum de 2011, la gestion de l'eau de cette ville a en effet été remunicipalisée et confiée à un « établissement spécial » de droit public nommé ABC. Ses statuts ont été pensés pour permettre une gestion démocratique et participative, grâce à la présence de deux citoyens au conseil d'administration et à la création d'un comité de surveillance où siègent des représentants des usagers et des associations.

Le retentissement politique de la notion de beni comuni en Italie signale le rapport ambigu des défenseurs des communs avec l'État. Né d'une critique percutante de la propriété privée et des renoncements de l'État néolibéral, le mouvement des communs aboutit parfois à un éloge sans nuance des capacités d'auto-organisation de la « société civile ». Avec un risque : celui de devenir les « idiots utiles » du néolibéralisme, en ne critiquant la sacralisation de la propriété privée que pour favoriser de nouveaux reculs de l'État social. Nombre de chercheurs et de militants sont toutefois conscients de ce danger. Comme le rappelle Benjamin Coriat, « les communs ont besoin de l'État pour se développer, car il doit créer les ressources (à commencer par les ressources juridiques) dont les commoners [les producteurs des biens communs] ont besoin pour exister (14)  ». Interdire la vente forcée d'ordinateurs avec certains logiciels — l'achat d'un PC correspondant en pratique à l'achat d'un ordinateur et de Windows — favoriserait par exemple le développement des logiciels libres.

Il s'agit donc de réaffirmer le rôle de l'État tout en réfléchissant à l'évolution de ses interventions. Cela implique de concevoir un cadre juridique propre à favoriser les communs et les structures — coopératives, par exemple — les mieux à même de les porter, y compris dans un cadre marchand. Cela suppose aussi de considérer que la propriété publique ne se résume pas à un patrimoine dont l'État peut faire un usage discrétionnaire, mais comprend l'ensemble des biens et des services destinés à l'usage public, qui doivent par conséquent être gérés dans l'intérêt de tous. Cela nécessite enfin de rappeler que l'État social a vocation à fournir aux individus les moyens temporels et financiers de développer des activités hors du seul champ de la propriété privée et de la recherche du profit.

Les communs invitent donc à revoir l'articulation entre la sphère marchande, les missions de l'État et ce qui peut être laissé à l'auto-organisation de collectifs librement constitués. Un beau sujet de philosophie politique, et peut-être aussi quelque espoir.

(1) « Parlez-vous le Philippe de Villiers ? », BFMTV.com, 7 octobre 2016.

(2) Benjamin Coriat (sous la dir. de), Le Retour des communs. La crise de l'idéologie propriétaire, Les Liens qui libèrent, Paris, 2015.

(3) Jean Tirole, Économie du bien commun, Presses universitaires de France, 2016.

(4) Frédéric Monlouis-Félicité, « Pour une élite économique engagée », L'Opinion, Paris, 16 avril 2015.

(5) Karl Polanyi, La Grande Transformation, Gallimard, Paris, 1983.

(6) Cf. National Research Council, Proceedings of the Conference on Common Property Resource Management, National Academy Press, Washington, DC, 1986.

(7) Garrett Hardin, « The Tragedy of the Commons », Science, vol. 162, no 3859, Washington, DC, 13 décembre 1968.

(8) Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, De Boeck Supérieur, Paris - Louvain-la-Neuve, 2010 (1re éd. : 1990).

(9) Commission Rodotà, conclusions citées par Ugo Mattei, « La lutte pour les “biens communs” en Italie. Bilan et perspectives », Raison publique, 29 avril 2014.

(10) Lire Ugo Mattei, « Rendre inaliénables les biens communs », Le Monde diplomatique, décembre 2011.

(11) Lire « L'étrange destin du logiciel libre », Le Monde diplomatique, juillet 2014.

(12) Cf. James Boyle, « The second enclosure movement and the construction of the public domain », Law and Contemporary Problems, vol. 66, no 1-2, Durham (États-Unis), hiver 2003.

(13) Cf. Pierre Crétois et Thomas Boccon-Gibod (sous la dir. de), État social, propriété publique, biens communs, Le Bord de l'eau, Lormont, 2015.

(14) « Ne lisons pas les communs avec les clés du passé. Entretien avec Benjamin Coriat », Contretemps, 15 janvier 2016.

Le fondamentalisme islamique

Politique étrangère (IFRI) - mar, 03/01/2017 - 08:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (n°4/2016). Leila Seurat propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Michel Younes, Le fondamentalisme islamique. Décryptage d’une logique  (Karthala, 2016, 224  pages).

Ce livre réunit théologiens (Chaieb), philosophes (Souchard), politistes (Amghar) et hommes de religion (Dockwiller). C’est là l’une des grandes originalités de cet ouvrage : en associant des intellectuels de formations bien distinctes, il permet de confronter des pistes de réflexion souvent présentées comme contradictoires. Alors que le texte coranique est de plus en plus appréhendé comme facteur de violence en soi et pour soi, réinscrire le fondamentalisme islamique parmi les autres fondamentalismes est une entreprise salutaire. Sans négliger les singularités que pourrait recouvrir l’acception d’un Coran incréé, nombreuses sont les contributions mettant en exergue les similitudes entre les fondamentalismes, notamment la référence absolue à un Livre qui leur est commune.

Le fondamentalisme précède-t-il la modernité ou est-il une réaction religieuse à celle-ci ? La majeure partie des contributions de l’ouvrage contribue à ce débat. Le fondamentalisme islamique trouve son origine dans le hanbalisme, école juridique du ixe siècle qui inaugure un rapport immédiat au texte. Il prend également racine dans la pensée d’Ibn Taymiyya au xiiie siècle, ainsi que dans le cheminement intellectuel des réformistes du xixe siècle. Toutefois, s’il n’a pas attendu la modernité pour exister, force est de constater que le fondamentalisme est aussi l’expression d’une réaction à la modernité. Pour résoudre ce paradoxe, d’autres pistes sont suivies : plutôt que comme la conséquence d’un désenchantement du monde inauguré par l’époque moderne, le fondamentalisme apparaît comme une réaction au vide de sens que caractérise notre époque postmoderne.

Consacrée aux indicateurs du fondamentalisme, la seconde partie de l’ouvrage reste fidèle à sa démarche initiale : sortir des catégories arbitraires entre Frères musulmans et salafistes, en confrontant les recueils de hadith issus de ces différentes mouvances, tout en soulignant leur diversité dans la manière d’appréhender les textes. Les corpus hanbalites se distinguent par leur incapacité à penser une quelconque adaptabilité aux sociétés contemporaines, tandis que les corpus du Conseil européen de la Fatwa insistent sur la nécessité de légiférer dans un contexte européen où les musulmans sont minoritaires. Le Maroc, appréhendé ici comme un fondamentalisme d’État dans une société sécularisée, aurait pu facilement s’intégrer à la première partie, d’autant que Moulay Slimane, qui imposa aux Marocains de renoncer aux rituels ancestraux, était un contemporain d’Abd Al-Wahhab. Voyant dans le retour aux fondements une source de libération plutôt que d’imitation, le « fondamentalisme rationaliste » d’Al-Fassi offre une fructueuse déclinaison nationale de l’expérience fondatrice saoudienne. Si le hanbalisme a nourri le salafisme, d’autres écoles théologiques, tel le rite malékite, ont pu donner à voir des formes de fondamentalisme.

Tout en soulignant l’existence d’un socle idéologique commun à l’ensemble des acteurs islamistes, l’ouvrage ne fait pas l’impasse sur les disparités au sein même de chacune de ces familles. Si l’interprétation du djihad par les salafistes quiétistes peut servir de matrice idéologique aux partisans de la guerre sainte, la violence djihadiste ne saurait s’entendre à la seule aune de ce facteur. Cet ouvrage contribue aux débats qui opposent de manière trop souvent caricaturale les politistes : entre ceux qui voient dans le djihadisme le symptôme d’une radicalité étrangère à l’islam, et ceux pour qui le djihadisme ne serait qu’un avatar du salafisme.

Leila Seurat

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Sept niveaux de désespoir

Le Monde Diplomatique - lun, 02/01/2017 - 20:52

Je voudrais — tout simplement en tant que conteur — ajouter quelques brèves remarques au débat en cours.

Le fait d'être l'unique superpuissance sape chez les militaires l'intelligence de la stratégie. Pour penser stratégiquement, il faut s'imaginer à la place de l'ennemi. On est alors en mesure d'anticiper, de feinter, de le prendre par surprise, de le déborder et ainsi de suite. Mal interpréter un ennemi peut à terme entraîner la défaite — celle de l'interprète fautif. C'est ainsi que parfois s'écroulent les empires.

Qu'est-ce qui pousse un homme au terrorisme et, à la limite, à endurer le martyre du suicide ? C'est là, aujourd'hui, la question décisive. (Je parle ici des volontaires anonymes : les chefs terroristes sont une tout autre affaire.) Ce qui façonne un terroriste, c'est, avant tout, une forme de désespoir ou, pour être plus précis, une façon de transcender une forme de désespoir et, par le don de sa vie, de lui donner sens.

C'est pourquoi le terme de « suicide » ne convient pas tout à fait, car transcender son désespoir donne au martyr un sentiment de triomphe. Triomphe sur ceux qu'il est censé haïr ? Je n'en suis pas si sûr. Le triomphe du terroriste est triomphe sur la passivité, l'amertume, le sentiment d'absurdité, qui émanent d'une certaine profondeur de désespoir.

Il n'est pas facile pour le monde développé d'imaginer ce type de désespoir. Non pas à cause de sa richesse relative (la richesse engendre ses propres désespoirs), mais parce que le monde développé est constamment sollicité, et son attention distraite. Le désespoir dont il est question ici accable ceux qui subissent des situations, comme par exemple des décennies passées dans un camp de réfugiés, les contraignant à nourrir une idée fixe.

En quoi consiste ce désespoir ? A avoir le sentiment que la vie, la vôtre et celle de vos proches, ne compte pour rien, sentiment qu'on éprouve à divers niveaux distincts, si bien que le désespoir devient total, c'est-à-dire — comme dans le totalitarisme — sans appel.

Chercher chaque matin
les déchets
permettant de survivre encore un jour

Savoir en s'éveillant
que dans ce désert légal
il n'y a pas de droits
Eprouver qu'au fil des années
rien ne s'améliore
mais que tout empire
Etre mortifié parce qu'on est capable
de changer presque rien
et de s'emparer de ce « presque »
qui conduit alors à une nouvelle impasse

Ecouter mille promesses
qui vous ignorent inexorablement
vous et les vôtres
Avoir sous les yeux l'exemple
de ceux qui résistent
et que des bombes transforment
en poussière

Subir le poids de vos propres tués
poids qui met fin
pour toujours à l'innocence
parce qu'ils sont si nombreux.

Ce sont là sept niveaux de désespoir — un pour chaque jour de la semaine — qui conduisent certains des plus courageux à la révélation qu'offrir leur propre vie pour contester les forces qui ont poussé le monde au point où il en constitue la seule manière d'invoquer un tout qui soit plus vaste que le désespoir.

Toute stratégie élaborée par des dirigeants politiques incapables d'imaginer un tel désespoir échouera et accroîtra sans cesse le nombre de ses ennemis.

L'art de la chute

Le Monde Diplomatique - lun, 02/01/2017 - 20:43

Peu de films tournés au début du siècle passé peuvent apparaître aujourd'hui comme « un commentaire intime sur le XXIe siècle ». Il y faut tout le talent, toute la vitalité et toutes les pitreries d'un clown hors normes…

A ses yeux, ce qu'il se passe dans le monde est quelque chose d'à la fois impitoyable et inexplicable. Et, pour lui, cela va de soi. Son énergie se concentre sur l'immédiat, sur comment s'en sortir et trouver une issue vers quelque chose d'un peu meilleur. Il a observé que beaucoup de circonstances et de situations dans la vie se reproduisent, devenant ainsi familières malgré leur étrangeté. Depuis sa petite enfance, il s'est familiarisé avec les dictons, les blagues, les astuces, les ficelles du métier et les combines ayant trait à ces énigmes quotidiennes récurrentes. Alors, il leur fait face avec une proverbiale connaissance prémonitoire de ce à quoi il se heurte. Il est rarement perplexe.

Voici quelques-uns des axiomes de cette connaissance prémonitoire proverbiale qu'il a acquise :

Le cul est le centre du corps masculin ; c'est là que l'on donne un coup de pied en premier à son adversaire, et c'est sur cette partie du corps que l'on tombe le plus souvent quand on vous renverse.

Les femmes forment une autre armée. Regardez surtout leurs yeux.

Les puissants sont toujours brutaux et nerveux.

Les prêcheurs n'aiment que leur propre voix.

Il y a tellement de handicapés dans les parages qu'il faudrait peut-être un agent pour régler la circulation des fauteuils roulants.

Les mots manquent pour désigner ou expliquer le cours quotidien des ennuis, des besoins non satisfaits et du désir frustré.

La plupart des gens n'ont pas de temps pour eux, mais ils ne le réalisent pas. Poursuivis, ils poursuivent leur vie.

Comme eux, vous ne comptez pour rien, jusqu'au moment où vous vous écartez du chemin et prenez des risques, et qu'alors vos compagnons s'arrêtent net, le regard émerveillé. Et le silence de cet émerveillement contient tous les mots imaginables de toutes les langues maternelles. Vous avez créé un hiatus de reconnaissance.

Les rangs des hommes et des femmes qui ne possèdent rien ou presque rien peuvent offrir un trou de rechange exactement à la bonne taille pour qu'un petit bonhomme s'y cache.

Le système digestif échappe souvent à notre contrôle.

Un chapeau ne protège pas du temps, c'est la marque d'un rang.

Quand le pantalon d'un homme tombe sur ses chevilles, c'est une humiliation ; quand la jupe d'une femme se soulève, c'est une illumination.

Dans un monde sans merci, une canne peut servir de compagnon.

D'autres axiomes s'appliquent au lieu et au cadre :

Pour entrer dans la majorité des bâtiments, il faut de l'argent ou la preuve qu'on en a.

Les escaliers sont des toboggans.

Les fenêtres servent à jeter des choses ou à être escaladées.

Les balcons sont des postes d'où descendre précipitamment ou d'où faire tomber des choses.

La nature sauvage est un endroit où se cacher.

Toutes les courses-poursuites sont circulaires.

Le moindre pas a toutes les chances d'être une erreur, alors faites-le avec style pour détourner l'attention quand tout part en vrille.

Cela donne une idée de la connaissance prémonitoire d'un gamin, d'environ 10 ans — la première fois que ton âge affiche deux chiffres —, qui traîne dans le sud de Londres, à Lambeth, au tout début du XXe siècle.

Une grande partie de cette enfance se déroula dans des établissements publics : une maison de correction d'abord, puis une école pour les enfants indigents. Hannah, sa mère, à laquelle il était profondément attaché, était incapable de s'occuper de lui. Elle passa une grande partie de sa vie enfermée dans un hôpital psychiatrique. Elle venait d'un milieu d'artistes du music-hall du sud de Londres.

Les institutions publiques pour les indigents comme les maisons de correction et les écoles pour les enfants pauvres ressemblaient, et ressemblent toujours, à des prisons dans la façon dont elles étaient organisées et agencées. Pénitentiaires pour Perdants. Quand je pense à ce gamin de 10 ans et à ce qu'il a vécu, je pense aujourd'hui aux tableaux d'un de mes amis.

Jusqu'à la quarantaine, Michael Quanne a passé plus de la moitié de sa vie en prison, condamné pour une série de vols mineurs. Durant ses incarcérations, il s'est mis à peindre.

Ses peintures ont pour thème l'histoire d'événements s'étant produits à l'extérieur dans le monde libre, vus et imaginés par un prisonnier. Une de leurs caractéristiques frappantes est l'anonymat des endroits, des lieux qui y figurent. Les personnages imaginés, les protagonistes sont saisissants, expressifs et énergiques, mais les coins de rue, les bâtiments imposants, les sorties et les entrées, les lignes de toit et les passages parmi lesquels se trouvent les personnages sont désolés, anonymes, sans vie, indifférents. Nulle part on ne voit la moindre évocation ou trace de la caresse d'une mère.

Nous voyons des lieux du monde extérieur à travers le verre transparent mais impénétrable et sans pitié de la fenêtre d'une cellule.

Le gamin de 10 ans devient un adolescent, puis un jeune homme. Petit, filiforme, aux yeux bleus perçants. Il danse et chante. Il fait aussi du mime. Il mime en inventant des dialogues élaborés entre les traits de son visage, les gestes de ses mains méticuleuses et l'air qui l'entoure, l'air libre qui n'appartient à aucun lieu. En tant qu'artiste, il devient un maître pickpocket, faisant jaillir le rire en inspectant poche après poche avec confusion et désespoir. Il réalise des films, dans lesquels il joue. Leurs décors sont désolés, anonymes et sans mère.

Cher lecteur, vous avez deviné de qui je parle, n'est-ce pas ? De Charlie Chaplin, le Petit Bonhomme, le Vagabond.

Pendant que son équipe tournait La Ruée vers l'or en 1923, une discussion animée se déroulait dans le studio à propos du scénario. Et une mouche n'arrêtait pas de distraire l'attention des participants, si bien que Chaplin, furieux, demanda une tapette et essaya de la tuer. En vain. Au bout d'un moment, la mouche atterrit sur la table à côté de lui, à sa portée. Il prit la tapette pour l'écraser, puis s'arrêta brusquement et la reposa. Lorsque les autres lui demandèrent pourquoi, il les regarda et répondit : « Ce n'est pas la même mouche. »

Une décennie auparavant, Roscoe Arbuckle, l'un des collaborateurs « costauds » favoris de Chaplin, avait déclaré que son copain Charlie était un « génie comique complet, sans aucun doute le seul de notre temps dont on parlera dans un siècle ».

Le siècle a passé et les propos de « Fatty » Arbuckle se sont révélés vrais. Durant ce siècle, le monde se transforma profondément — aux plans économique, politique et social. Avec l'invention des talkies [« films parlants »] et l'édification de Hollywood, le cinéma changea également. Pourtant, les premiers films de Chaplin n'ont rien perdu de leur effet de surprise, de leur humour, de leur mordant ou de leur illumination. Mais, avant tout, leur pertinence paraît plus proche, plus urgente que jamais : ils sont un commentaire intime sur le XXIe siècle dans lequel nous vivons.

Comment est-ce possible ? J'aimerais proposer deux raisons. La première concerne la vision du monde proverbiale de Chaplin décrite plus haut, et la seconde, son génie en tant que clown, qui, de manière paradoxale, devait tellement aux tribulations de sa jeunesse.

Aujourd'hui, la tyrannie économique mondiale du capitalisme financier spéculatif, qui fait des gouvernements nationaux (et de leurs politiciens) ses esclavagistes et du monde médiatique son pourvoyeur de drogue, cette tyrannie, dont le seul but est le profit et l'accumulation permanente, nous impose une vision et un schéma de vie chaotiques, précaires, sans pitié et inexplicables. Et cette vision de la vie est encore plus proche de la vision du monde légendaire de notre gamin de 10 ans que la vie à l'époque où les premiers films de Chaplin ont été tournés.

Les journaux de ce matin [de juillet 2014] rapportent qu'Evo Morales, le président de la Bolivie, un homme relativement sincère et dénué de cynisme, a proposé une mesure légalisant le travail des enfants à partir de 10 ans. Près d'un million d'enfants boliviens concernés travaillent déjà afin d'aider leurs familles à manger. Cette loi leur garantira une légère protection juridique.

Il y a six mois, au large de l'île italienne de Lampedusa, quatre cents immigrés venant d'Afrique et du Proche-Orient à bord d'un bateau impropre à la navigation ont trouvé la mort par noyade alors qu'ils tentaient de gagner l'Europe clandestinement dans l'espoir d'y trouver du travail. Sur la planète, trois cents millions d'hommes, de femmes et d'enfants cherchent du travail pour avoir les moyens minimaux de survivre. Le Vagabond ne se singularise plus.

L'étendue de ce qui apparaît comme inexplicable augmente de jour en jour. Le suffrage universel a perdu tout sens, car le discours des politiciens nationaux n'a plus aucun rapport avec ce qu'ils font ou peuvent faire. Toutes les décisions fondamentales qui affectent le monde d'aujourd'hui sont prises par des spéculateurs financiers et leurs agences, anonymes et sans voix. Comme le présumait le gamin de 10 ans, « les mots manquent pour désigner ou expliquer le cours quotidien des ennuis, des besoins non satisfaits et du désir frustré ».

Le clown sait que la vie est cruelle. Le costume hétéroclite et haut en couleur du bouffon d'antan était déjà une plaisanterie sur son expression habituelle de mélancolie. Le clown est habitué à la perte. La perte est son prologue.

L'énergie des pitreries de Chaplin se répète et augmente à chaque fois. A chaque fois qu'il tombe, c'est un homme nouveau qui retombe sur ses pieds. Un homme nouveau qui est à la fois le même homme et un homme différent. Le secret de sa vitalité après chaque chute tient à sa multiplicité.

Cette même multiplicité lui permet de s'accrocher à son prochain espoir, bien qu'il ait l'habitude de toujours voir ses espoirs voler en éclats. Il subit humiliation après humiliation avec sérénité. Même quand il contre-attaque, il le fait avec une pointe de regret et avec sérénité. Cette sérénité le rend invulnérable — invulnérable au point de sembler immortel. Et nous, en sentant cette immortalité dans notre cirque d'événements sans espoir, nous la reconnaissons par notre rire.

Dans le monde de Chaplin, le Rire est le surnom de l'immortalité.

Il existe des photos de Chaplin quand il avait dans les 85 ans. En les regardant un jour, j'ai trouvé que l'expression de son visage m'était familière. Mais je ne savais pas pourquoi. Plus tard j'ai trouvé. J'ai vérifié. Cette expression ressemble à celle de Rembrandt dans son dernier autoportrait : Autoportrait en Zeuxis riant.

« Je ne suis qu'un petit comédien de quatre sous, dit-il, tout ce que je demande, c'est de faire rire les gens. »

(Traduit de l'anglais par Claude Albert.)

Transition à haut risque en République démocratique du Congo

Le Monde Diplomatique - lun, 02/01/2017 - 20:09

Après des mois de contestation sévèrement réprimée en République démocratique du Congo, un premier ministre issu de l'opposition, M. Samy Badibanga, a été nommé le 17 novembre. Mais la transition politique reste incertaine, car le président Joseph Kabila pourrait briguer un troisième mandat, en dépit des remous que cela susciterait dans le pays et dans toute l'Afrique centrale.

Junior Kannah. – Un homme montre les blessures que lui a infligées la police près du siège de l'UDPS. Kinshasa, 20 septembre 2016, 20 septembre 2016. © Junior Kannah / AFP

« Le président reste en fonctions » : la banderole en faveur du président Joseph Kabila flotte devant le siège du parti au pouvoir, le Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie (PPRD). Pour les partisans du chef de l'État congolais, il s'agit de répondre à un autre slogan, répété à l'envi par des foules de manifestants : « Kabila, dégage ! » Le message du PPRD est clair : M. Kabila, en place depuis 2001, n'a aucune intention de partir. Pourtant, la Constitution de la République démocratique du Congo (RDC), qui limite à deux le nombre de mandats successifs, lui impose de quitter ses fonctions le 19 décembre.

Le PPRD invoque l'impossibilité matérielle d'organiser le scrutin et cite l'article 70 de la loi fondamentale : « À la fin de son mandat, le président de la République reste en fonctions jusqu'à l'installation effective du nouveau président élu. » En mai, un avis de la Cour constitutionnelle lui a donné raison. Mais l'opposition met en doute la bonne foi du gouvernement. Depuis des mois, celui-ci cherche en effet à maintenir M. Kabila au pouvoir par tous les moyens. Ne parvenant pas à faire sauter le verrou constitutionnel du nombre maximum de mandats, il a tenté, en janvier 2015, de modifier la loi électorale pour y introduire une clause imposant un recensement de la population, préalable à l'enrôlement des nouveaux électeurs (environ 8 millions). Dans un pays de 80 millions d'habitants grand comme quatre fois la France (1), ces opérations auraient pu, en pratique, prendre plusieurs années. La manœuvre aurait donc abouti à un report indéterminé de l'élection présidentielle — une sorte de mandat « ouvert » pour M. Kabila. C'est alors que le navire a commencé à prendre l'eau : bien qu'il détienne trois quarts des sièges à l'Assemblée nationale, le PPRD a été contraint de faire marche arrière après trois jours d'émeutes dans la capitale, Kinshasa, du 19 au 21 janvier 2015.

Accueil triomphal pour le chef de l'opposition

En septembre 2016, alors qu'approche la fin officielle du mandat présidentiel, rien n'a été préparé pour que le scrutin se tienne dans les temps, c'est-à-dire au plus tard en novembre. Le fichier électoral n'a pas été révisé ; la Commission électorale nationale indépendante (CENI) n'a reçu que 17 % des fonds prévus. Le pays vit sous tension. Des milliers de personnes se sont ainsi mobilisées dans plusieurs villes le 19 septembre, date à laquelle le scrutin aurait dû avoir lieu. Bien que la manifestation ait été autorisée dans la capitale, la police a tiré sur la foule, tuant au moins trente-deux personnes. Dans la nuit, des policiers ont incendié les sièges de plusieurs partis d'opposition. Le lendemain, les manifestants ont de nouveau envahi les rues pour venger les morts de la veille et montrer leur détermination. « Il fallait les entendre crier “Boma biso !”, “Tuez-nous !” en lingala », témoigne l'écrivain In Koli Jean Bofane, qui juge le peuple « lucide et conscient de sa force ».

Ce jour-là, Jean-Marie, peintre et chimiste quadragénaire qui préfère rester anonyme, s'éponge le front sur le boulevard Triomphal. Sur cette grande artère de la capitale où progresse une foule compacte, il ne cache pas son énervement : « On débourse 725 dollars par an pour les frais de scolarité. De mes quatre enfants, deux seulement peuvent étudier. Un pays qui n'envoie pas sa jeunesse à l'école n'a pas d'avenir ! » Ce sympathisant de l'Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), principal parti d'opposition, se dit déterminé à manifester à nouveau le 19 décembre à minuit, pour contraindre le président Kabila à partir.

Raie sur le côté, lunettes Ray-Ban, costume sombre et chemise blanche, un jeune homme qui cultive une étonnante ressemblance avec Patrice Lumumba, le père de l'indépendance assassiné en 1961, prend lui aussi date pour ce qu'il voit comme un rendez-vous avec l'histoire. « Je suis prêt à laisser de côté la peur de la mort pour combattre le 20 décembre, car nous n'avons aucune perspective. Ce n'est pas une vie !, s'exclame-t-il. On n'a que les moyens de manger du riz avec un peu d'huile de palme. Bien des Congolais vous diront qu'ils préféreraient mourir jeunes après avoir bien vécu plutôt que de tuer le temps sur terre comme des zombies ! »

Au cinquième étage d'une tour du centre-ville, journalistes et militants se pressent à la porte du député d'opposition Delly Sesanga. Chef du parti L'Envol, membre d'un vaste front contre le maintien au pouvoir de M. Kabila, il reçoit les visiteurs au compte-gouttes et se montre confiant. « L'opposition n'a pas à donner de consigne, dit-il. Au contraire : nous devons calmer les ardeurs pour éviter le débordement complet. Les gens sont tellement révoltés que le pays est devenu une poudrière. Kabila doit partir ! » Il rappelle qu'à son retour à Kinshasa, le 26 juillet, après deux ans d'exil, l'opposant historique Étienne Tshisekedi, 84 ans, a été acclamé par une marée humaine d'au moins un million de personnes. Il a fallu six heures au chef de l'UDPS pour parcourir les dix kilomètres qui séparent l'aéroport de son domicile.

À quelques rues du siège du parti au pouvoir, dans le quartier opulent de la Gombe, le médiateur nommé en avril par l'Union africaine s'escrime à résoudre le casse-tête congolais. M. Edem Kodjo, ancien premier ministre du Togo et ex-secrétaire général de l'organisation panafricaine, a pris ses quartiers au Pullmann-Grand Hôtel, un cinq-étoiles des bords du fleuve où défile une partie de la classe politique. Il a éprouvé toutes les peines du monde à lancer, le 1er septembre, un « dialogue national » sur les élections. Lancé par le pouvoir, ce processus est boycotté par les poids lourds de l'opposition, qui y voient une manœuvre. Ils continuent d'exiger le départ immédiat de M. Kabila, malgré l'accord conclu le 17 octobre par le gouvernement et quelques représentants — minoritaires — des contestataires, qui prévoit un calendrier de transition : présidentielle repoussée à avril 2018, désignation d'un premier ministre issu de l'opposition.

Eduardo Soteras. – Des opposants au régime désignent l'affiche du président lacérée. Kinshasa, 19 septembre 2016. © Eduardo Soteras / AFP

Comment expliquer le silence obstiné du président devant des manifestations qui se soldent par des morts et des blessés ? Ancien chef d'état-major, M. Kabila a été propulsé très jeune — il n'avait que 30 ans — à la tête de l'État réputé le plus ingouvernable d'Afrique. C'était en 2001, après l'assassinat dans des circonstances troubles de son père, l'ancien maquisard devenu président Laurent-Désiré Kabila, lui-même tombeur en 1997 du maréchal Joseph Mobutu. À la fois vilipendé et redouté chez lui, ce taiseux a mis fin à la « deuxième guerre du Congo » — une déflagration consécutive au génocide des Tutsis du Rwanda en 1994 et à la prise de distance de Laurent-Désiré Kabila vis-à-vis de ses parrains rwandais. Entre 1998 et 2002, neuf nations africaines ont pris part à un conflit qui a fait des centaines de milliers, voire plusieurs millions de morts (2). Pour rétablir la paix, M. Joseph Kabila avait accepté de partager le pouvoir avec les différents chefs de guerre, au terme d'un accord âprement négocié en 2002 sous l'égide de l'Afrique du Sud (3).

Quatre ans plus tard, en 2006, il a été élu avec 58 % des voix — un résultat contesté (4). En 2007, il lançait l'armée à l'assaut de la résidence de son rival, M. Jean-Pierre Bemba, dont la milice refusait sa reconversion dans l'armée régulière. Réélu en 2011 avec 49 % des voix au terme d'un scrutin entaché de fraudes, il fait désormais la sourde oreille face à ce qu'il appelle les « injonctions » étrangères (lire l'article ci-contre). Le Conseil de sécurité des Nations unies, les États-Unis, la France, la Belgique et l'Union européenne l'exhortent à passer le relais, conformément à la Constitution. Mais, pour de nombreux observateurs congolais, la « communauté internationale » pratique une diplomatie à géométrie variable. « Du point de vue de Joseph Kabila, ces pressions relèvent d'une profonde injustice, dans la mesure où la plupart de ses voisins s'éternisent au pouvoir dans une relative impunité », relève une source diplomatique africaine (5).

Le secrétaire d'État américain John Kerry a maintes fois mis en garde Kinshasa. Pour Washington, il s'agit de préserver des intérêts stratégiques et de ne pas se couper des jeunes Africains, à la fois nombreux (327 millions de 15-24 ans, 32 % de la population totale) et impatients. En août 2014, en marge du premier sommet États-Unis - Afrique à Washington, le chef de la diplomatie américaine a reçu M. Kabila et trois autres présidents en tête-à-tête pour évoquer la nécessité de respecter la limitation du nombre de mandats. Trois mois plus tard, le Burkinabé Blaise Compaoré était chassé du pouvoir par la rue après vingt-sept ans de présidence. En revanche, le Burundais Pierre Nkurunziza s'est fait réélire en juillet 2015 pour un troisième mandat, sans même changer la Constitution, en recourant à une répression massive. De son côté, M. Denis Sassou-Nguesso, au Congo-Brazzaville, a organisé en octobre 2015 un référendum constitutionnel, suivi en mars dernier de sa réélection, avec un score officiel de 60 % des voix. Contesté par l'opposition, le scrutin a été suivi d'une vague de répression.

« Persuadé qu'il sera assassiné comme son père »

À Kinshasa, les troubles sont ponctués du pillage de commerces chinois, Pékin passant pour un soutien du régime. Premier partenaire commercial de la RDC, la Chine affiche pourtant son refus de toute ingérence dans les affaires intérieures des pays « amis ».

Fait sans précédent dans la capitale, la grande manifestation populaire de janvier 2015 contre M. Kabila n'avait pas été lancée par l'opposition. Le mot d'ordre s'était répandu de manière virale auprès des jeunes connectés sur Facebook. D'où la décision des autorités de couper rapidement l'accès à Internet, comme ce fut le cas au Gabon lors de la présidentielle contestée d'août 2016. Par la suite, des alliés de poids du président Kabila sont entrés en dissidence.

Parmi eux, M. Moïse Katumbi, 52 ans, fils d'un entrepreneur juif grec et d'une Congolaise. Il fait partie des hommes d'affaires africains reconvertis dans la politique, à l'instar de M. Marc Ravalomanana, ancien président malgache, ou de M. Patrice Talon, magnat du coton élu président du Bénin en 2016. M. Katumbi a fait fortune dans le transport et la logistique. Il tire une grande popularité de son équipe de football, le Tout Puissant Mazembe. Après avoir soutenu financièrement la campagne de M. Kabila en 2006, il a été nommé gouverneur de la province minière du Katanga, l'une des plus riches du pays. En octobre 2015, face aux manipulations de la majorité, il a démissionné de ce poste très en vue pour passer dans l'opposition, expliquant que la Constitution est une « affaire » dans laquelle il a « investi ». Populaire pour sa gestion rigoureuse des finances katangaises, il s'est également distingué par sa politique sociale, avec la construction d'écoles et d'hôpitaux. Il cherche aujourd'hui à rallier toute l'opposition à sa candidature, grâce à une alliance passée avec M. Tshisekedi. Conscientes du danger, les autorités font tout pour l'empêcher de prendre part aux manifestations populaires dans la capitale, comme celle à laquelle a donné lieu l'enterrement du chanteur Papa Wemba, en mai 2016, ou le gigantesque défilé des opposants le 31 juillet dernier. Accusé de frauder le fisc, puis de recruter des mercenaires, M. Katumbi a été inculpé plusieurs fois. Condamné en juin 2016 à trois ans de prison ferme pour accaparement foncier, il est en principe devenu inéligible. Cela ne l'empêche pas de continuer à se présenter en recours.

De son côté, M. Kabila, 45 ans et tout l'avenir devant lui, n'aurait aucun « plan B » : pas de retraite dorée, pas de poste honorifique en perspective. Consciemment ou non, le premier président élu d'une démocratie qui vient tout juste de fêter ses dix ans reproduit les travers du passé. Il laisse d'anciens mobutistes, comme son omniprésent ministre de la communication et des médias Lambert Mende Omalanga, ou encore M. Tryphon Kin-Kiey Mulumba, ministre des relations avec le Parlement et président du mouvement Kabila Désir, entretenir le culte de sa personnalité.

Un diplomate occidental estime que ce chef d'État, « vêtu en permanence d'un gilet pare-balles, garde en lui le logiciel du maquisard, ne pouvant imaginer un instant vivre autrement qu'au pouvoir, persuadé qu'il sera un jour assassiné comme son père ». Il serait également habité par une certaine idée de sa légitimité historique en tant que fils du Mzee (« le Sage »), surnom donné à son défunt père. Dépositaire d'un pouvoir dont il a hérité, il se sentirait personnellement investi de la mission de reconstruire la RDC.

Eduardo Soteras. – Des partisans de Joseph Kabila avec son portrait lors d'un rassemblement. Kinshasa, 29 juillet 2016 © Eduardo Soteras / AFP

Il avait confié ce travail de titan à son premier ministre Augustin Matata Ponyo, un technocrate et ancien ministre des finances doté d'un franc-parler étonnant à ce niveau de pouvoir en RDC. « Évoquer le potentiel du pays et ses richesses ne veut rien dire dans l'une des nations les moins nanties du monde », nous confiait-il en août dernier, reconnaissant ainsi ce cruel paradoxe : un pays doté d'immenses ressources naturelles, mais dont la population demeure parmi les plus pauvres de la planète — la RDC occupe la 176e place au classement 2014 de l'indice de développement humain des Nations unies. Il semblait lui-même embarrassé par les manœuvres et la corruption d'un gouvernement composé depuis 2014 de politiciens imposés par le président Kabila. « Ils disent ouvertement qu'ils ne sont pas là pour construire des écoles, mais pour faire de l'argent », dénonçait-il, inquiet de voir ses efforts compromis par la crise politique. « L'économie n'aime ni les fusils ni les bruits de bottes », lâchait-il, sans épiloguer davantage.

Depuis 2010, le pays a renoué avec la croissance (7 % en moyenne) et effacé 10 milliards de dollars de dette en parvenant au point d'achèvement de l'initiative Pays pauvres très endettés (PPTE). Il a tourné la page de l'hyperinflation, avec une hausse des prix enfin maîtrisée (2 % en moyenne depuis 2010). De même, le taux de change s'est stabilisé autour de 1 000 francs congolais pour un dollar, monnaie qui fait tourner 85 % de l'économie. Si le pays a attiré 2 milliards de dollars d'investissements étrangers par an entre 2013 et 2015, ce montant reste faible comparé aux 42,5 milliards captés par toute l'Afrique subsaharienne en 2014. Les flux les plus importants, des capitaux chinois investis dans les mines, ont contribué à un point de croissance en 2015, selon la Banque mondiale. Parmi les chantiers en cours figurent la construction de routes, l'adduction d'eau potable, la réhabilitation des chemins de fer, la hausse de la capacité des barrages hydroélectriques d'Inga et l'équipement du parc agroindustriel de Bukanga-Lonzo, 80 000 hectares développés par l'État et des partenaires privés sud-africains dans la province du Bandundu. Le produit intérieur brut par habitant a doublé entre 2005 et 2012, selon le Fonds monétaire international (FMI), même s'il reste très faible (485 dollars par an).

Des forces de sécurité réputées pour leur brutalité

Ancien chef du groupe parlementaire de l'UDPS, le parti d'opposition de M. Tshisekedi dont il est aujourd'hui un dissident, M. Samy Badibanga brossait un tableau beaucoup plus sombre avant de succéder en novembre à M. Matata Ponyo au poste de premier ministre : « La triple crise que nous vivons, politique, économique et sociale, accroît le danger d'embrasement. Le quotidien des Congolais, c'est le record de la pauvreté en Afrique, avec un taux de 82 %, selon le FMI [64 % selon les critères nationaux]. Le chômage culmine à 88 % [43 % selon le gouvernement] et les facultés sont devenues des usines à fabriquer des chômeurs. » L'espérance de vie plafonne à 51 ans et la mortalité infantile (88 pour mille) se situe dans la moyenne africaine (89 pour mille). Comme de nombreux observateurs, M. Badibanga souligne la fragilité structurelle d'une économie dépendante des matières premières, dont les cours chutent depuis 2014. Selon la banque centrale de la RDC, la croissance ne devrait pas dépasser 5,1 % en 2016.

Pis encore, en dépit de la liberté d'expression dont jouissent l'opposition et la presse indépendante, un climat insidieux de répression s'est installé. La RDC est connue en Afrique pour la brutalité de ses forces de sécurité. Leurs pratiques ont été sanctionnées par les États-Unis, qui, en juin 2016, ont gelé les avoirs du général Célestin Kanyama, chef de la police, puis, en septembre, ceux de deux autres généraux. Mais ces mesures, largement symboliques, restent sans effet sur le rapport de forces interne en RDC.

Aux terrasses des cafés du quartier populaire de Matongé, où bat le cœur nocturne de Kinshasa, les buveurs de bière ne craignent pas de se moquer ouvertement des employés de l'Agence nationale des renseignements (ANR), attablés sans grande discrétion à proximité. Ces services ne traquent d'ailleurs pas forcément les bonnes personnes. Ils trouvent par exemple le temps d'interroger le célèbre sculpteur Freddy Tsimba, dont les œuvres, faites à partir de douilles ou de pièges à souris, ne sont pas sans signification politique. La « Cité », comme on surnomme Matongé et les quartiers du centre de Kinshasa, est plongée à intervalles réguliers dans l'obscurité en raison d'incessantes coupures de courant, alors que le pays dispose du troisième potentiel hydroélectrique mondial, derrière la Chine et la Russie. La RDC n'a développé que 2,5 % de ses capacités, selon la Banque mondiale. Kinshasa, ville rebelle, résiste à sa manière, dans un mélange de bière et de rumba qui pourrait se transformer en cocktail Molotov.

Tout devrait pousser M. Kabila au compromis s'il veut éviter un retour de l'armée sur le devant de la scène, un demi-siècle après le coup d'État de Mobutu, en 1965. La garde présidentielle, 15 000 hommes originaires pour la plupart des deux Kivus et du Katanga, est réputée fidèle au président. Mais ferait-elle le coup de feu si les circonstances l'y poussaient ? Prudents, les faucons du pouvoir ont scolarisé leurs enfants à l'étranger pour la rentrée 2016, provoquant une baisse du nombre d'inscriptions au lycée français.

Géant d'une Afrique centrale instable (Burundi, Centrafrique, etc.), la RDC s'apprête à donner un signal qui sera déterminant pour l'avenir de la démocratie dans cette région. Les Congolais espéraient assister fin 2016 à la première alternance démocratique depuis leur indépendance. L'accord politique passé le 17 octobre laisse l'opposition dite « radicale » très méfiante, de même que la nomination de M. Badibanga, que sa promotion a aussitôt discrédité. « Comment un président qui ne respecte pas la Constitution, s'interroge ainsi M. Katumbi, peut-il respecter un simple compromis ? »

(1) Cf. les rapports de la Banque mondiale.

(2) Lire Michel Galy, « Polémique sur les massacres », Le Monde diplomatique, janvier 2014.

(3) Cf. David Van Reybrouck, Congo. Une histoire, Actes Sud, Arles, 2012.

(4) Lire Colette Braeckman, « Le Congo transformé en libre-service minier », Le Monde diplomatique, juillet 2006.

(5) Lire Tierno Monénembo, « En Afrique, le retour des présidents à vie », Le Monde diplomatique, décembre 2015.

Et pour célébrer cette nouvelle année,

Politique étrangère (IFRI) - lun, 02/01/2017 - 08:00

Et pour célébrer cette nouvelle année, Politique étrangère prolonge l’offre promotionnelle jusqu’au 31 janvier : c’est le moment de prendre de bonnes résolutions et de se mettre sérieusement à la géopolitique ! Cliquez ici pour vous abonner !

Iraq: UN envoy strongly condemns Baghdad terrorist attacks that kill many civilians

UN News Centre - lun, 02/01/2017 - 06:00
The United Nations envoy for Iraq has strongly condemned today&#39s triple bombings in Baghdad in which large numbers of civilians were killed and injured.

Politique des lapins

Le Monde Diplomatique - dim, 01/01/2017 - 17:14

Depuis qu'Ésope a montré la voie, les écrivains n'hésitent guère à faire parler les animaux, en particulier lorsqu'ils pensent écrire pour les enfants ou les jeunes adolescents. Cela n'implique d'ailleurs pas que ces textes ne puissent, à l'instar des grands dessins animés et des contes, supporter plusieurs niveaux de lecture. Les œuvres qui touchent le plus profondément l'enfant — et l'adulte qu'il va devenir — sont souvent des récits élaborés à destination de la propre progéniture de l'auteur. Ainsi, le chef-d'œuvre du genre, Le Vent dans les saules, publié en 1908, fut écrit par Kenneth Grahame (1859-1932), haut responsable à la Banque d'Angleterre dans le civil, à l'intention de son fils.

Promis à un succès considérable (cinquante millions d'exemplaires vendus) mais resté quasiment inconnu en France, à l'exception de son adaptation en bande dessinée, l'immense livre de Grahame contenait, au-delà d'une rêverie bachelardienne, une leçon de vie sociale et politique tout en légèreté. Elle inspira jusqu'aux Pink Floyd de Syd Barrett, dont l'album The Piper at the Gates of Dawn (1967) reprend tel quel le titre de son chapitre VII. On trouve une autre trace de son influence quand, en 1974, le Britannique Richard Adams publie Watership Down, roman animalier traduit deux ans plus tard chez Flammarion par Pierre Clinquart sous le titre Les Garennes de Watership Down, enrichi de la carte topographique de cette contrée imaginaire (malheureusement absente de la nouvelle édition, qui propose en revanche une traduction revue).

Ce récit, destiné d'abord aux filles de l'auteur, est une épopée. Il conte la quête d'une Terre promise par un lapin nommé Hazel. Avec ses compagnons, Hazel se trouve en butte aux dangers de la nature, aux affres de la vie collective et aux ambiguïtés d'une protection assurée par un système totalitaire. Pas de leçon politique ou morale nouvelle chez Adams. Il prône ostensiblement le courage, la ténacité et la realpolitik, malgré un recours à la voyance, étonnant chez ces animaux aux longues oreilles. De manière plus frappante encore, l'usage d'une violence légitime semble aller de soi lorsque des conflits lapinesques éclatent, pour cause de détournement de femelles par exemple. C'est donc une sorte de machiavélisme de garenne qu'Adams déploie sur fond d'utopie animale, avant de rendre ses lecteurs à la douceur finale d'une apothéose en forme de terrier sûr, douillet, bien mérité.

Il n'y a peut-être qu'un pas entre la description du gouvernement du tyran fasciste Stachys, le protecteur des lapins, et La Ferme des animaux (1945), de George Orwell, dont une étrange version vient de revoir le jour. Initialement publié en 1951 dans de nombreuses langues et sous forme de bande dessinée par la Central Intelligence Agency (CIA) et les services secrets britanniques afin de servir leur combat contre le communisme, cet insolite pulp est paru sous forme de strips dans de nombreux journaux. C'est sa version créole, déclinée à l'île Maurice et traduite par Alice Becker-Ho, qui est aujourd'hui présentée (éditions L'Échappée) ; ce qui démontre que, à l'instar de la configuration complexe des terriers, les voies du politique savent être tortueuses.

Watership Down, de Richard Adams, traduit de l'anglais par Pierre Clinquart, Monsieur Toussaint Louverture, Bègles, 2016, 543 pages, 21,90 euros.

Eldorado et desperados

Le Monde Diplomatique - dim, 01/01/2017 - 17:14

Cette fois, visiblement, la « destinée manifeste », cette croyance selon laquelle la nation américaine avait pour mission divine de répandre la démocratie et la civilisation à l'Ouest, n'était pas au rendez-vous… Ernest Haycox (1899-1950) détourne les codes du western — auquel se consacre « L'Ouest, le vrai », la collection de Bertrand Tavernier, qui signe la postface. Il dresse le décor probable d'une réalité à des miles des calembredaines qui fondèrent la légende de l'Ouest : à pays rude, hommes honnêtes, courageux, violents peut-être, mais finalement récompensés par la fortune.

Pour les « fugitifs de l'Alder Gulch » (le roman est publié en 1942), l'épopée présente toutes les caractéristiques de la fuite. Fuite en avant pour chasser de vieux démons, comme celle de ce triste joueur de poker errant de saloon en saloon avec sa fillette ; fuite devant la misère, comme celle de ce jeune homme bien décidé à « faire voyager un dollar le plus de fois possible et rafler un petit pourcentage » ; fuite du héros devant un Yankee implacablement décidé à venger son frère… Fuites individuelles renforcées par la triste expérience collective de la guerre de Sécession, qui bat son plein.

Le roman se déroule en 1863 et, si la guerre est rarement citée, elle reste omniprésente, ne serait-ce que dans les minuscules complicités qui lient soldats démobilisés, déserteurs, cow-boys sans emploi, fermiers espérant qu'ailleurs l'herbe sera plus verte, femmes de bonne ou de mauvaise vie. Dès lors, « destinée manifeste », Terre promise, épanouissement garanti disparaissent et se transforment en destins particuliers dont le moteur est l'attrait de l'or annoncé. Car tous s'y rendent, dans cette vallée de l'Alder Gulch, à Virginia City (Montana), une de ces villes-champignons qui naissent, croissent et meurent au rythme des filons.

Pour Jeff Pierce, traqué par le frère du capitaine qu'il vient de tuer en état de légitime défense, l'endroit en vaut bien un autre. Ex-soldat, ex-conducteur de diligence, ex-enfant paumé que sa mère a chassé pour cause de misère, il n'a que dureté envers le monde et les hommes. « Personne ne pleure sur moi et je ne pleurerai pour aucun autre homme… » Une jeune femme lui ouvre sa porte au moment où il fuit, et sa vie change : elle ne ressemble pas aux autres ni à l'idée qu'il s'en fait. Ni pionnière intrépide, future épouse et mère, ni fille perdue, Diana Castle sait seulement ce dont elle ne veut pas : le confort d'un mariage arrangé. Elle aussi fuit. Mais avec une détermination bienveillante, avec l'émerveillement de savourer la liberté dans un monde d'hommes. Et c'est là sans doute une des caractéristiques du livre : tout au long de leur périple, c'est elle qui propose et qui parfois prend l'initiative, quitte à s'attirer la colère de son partenaire.

Le pacte conclu entre ces deux-là était clair au départ : « Emmenez-moi avec vous », en tout bien tout honneur. Il ne tarde pas à devenir opaque, tant les sentiments qui les agitent sont tumultueux. Autant que ceux qui accompagnent la naissance de Virginia City, repaire des orpailleurs qui laissent l'or leur filer entre les doigts au gré des plaisirs de saloon. Convention du genre oblige, l'histoire finit aussi bien qu'elle le peut. Et signe au passage l'intrusion du roman noir dans l'épopée de l'Ouest.

Les Fugitifs de l'Alder Gulch, d'Ernest Haycox, traduit de l'anglais (États-Unis) par Jean Esch, Actes Sud, Arles, 2016, 286 pages, 22,80 euros.

Les politiques migratoires

Le Monde Diplomatique - dim, 01/01/2017 - 17:14

Cette synthèse conjugue science politique, sociologie, économie et géographie pour faire le point sur les politiques d'accueil et de séjour des migrants, la réglementation de l'asile politique, le contrôle répressif de l'immigration et les conditions d'intégration en Europe. Les urgences auxquelles l'Europe est confrontée depuis 2015 y sont resituées dans un contexte d'augmentation globale et d'internationalisation des migrations. Si l'adoption de mesures sécuritaires jouit désormais d'un large soutien, elle est une donnée des rapports diplomatiques avec les pays limitrophes, notamment la Turquie. L'espace Schengen complique le contrôle répressif des flux, les actes administratifs étant soumis à des instances supranationales telles que la Cour européenne des droits de l'homme. Faut-il déplorer que les objectifs officiels soient rarement atteints dès lors que des modèles nationaux opposés par leur histoire convergent au détriment des migrants ?

La Découverte, coll. « Repères », Paris, 2016, 128 pages, 10 euros.

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