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Grèce: réformer l'Etat ou quitter la zone euro

mar, 03/11/2015 - 22:07

À la suite de mon documentaire, «Grèce, le jour d’après», qui a fait du bruit en Grèce, le quotidien grec de référence, Kathimerini, m’a interviewé (édition du dimanche 1er novembre). Voici la traduction de cet entretien.

La crise entre la Grèce et la zone euro a-t-elle été différente cette fois-ci ?

Sur le fond, il n’y a pas vraiment eu de différences avec les épisodes précédents: on a toujours un gouvernement grec hésitant à réformer son Etat clientéliste, bureaucratique, incompétent et corrompu et à bousculer des structures économiques obsolètes et qui, au final, préfère faire porter l’effort sur les classes moyennes et les plus pauvres en augmentant les impôts et en diminuant salaires et pensions. C’est une nouvelle fois ce qui s’est passé. En sept mois, la majorité Syriza-ANEL n’a rien fait en matière de réformes, ce qui a accru la méfiance de ses partenaires. La seule différence, par rapport aux crises précédentes, est que Syriza a vraiment cru que les créanciers de la Grèce accepteraient de prêter de l’argent sans réelles contreparties par peur du Grexit. Les majorités précédentes, elles, savaient quel était le rapport de force et préféraient s’en accommoder en faisant semblant de réformer, en taillant dans les dépenses publiques et en accusant les méchants Européens d’être responsables du malheur des Grecs. Au final, le résultat ou plutôt l’absence de résultats sont les mêmes, le psychodrame en moins.

Le Grexit a-t-il vraiment été sur la table ou était-ce une tactique de négociation ?

C’est Syriza qui a joué avec le Grexit, pas la zone euro. Le parti était très divisé sur le sujet et sa communication, à l’image de Yanis Varoufakis, le ministre des Finances, plutôt confuse. Mais après six mois de crise, et surtout au moment du référendum, la lassitude a gagné même les plus fervents soutiens de la Grèce qui ont pensé qu’après tout Alexis Tsipras voulait ce Grexit. Et certains pays se sont dit qu’au fond Tsipras rendrait service à la zone euro en démontrant qu’un retour à la monnaie nationale serait une catastrophe sans précédent, surtout pour un pays comme la Grèce... Je crois donc que le 11 juillet une majorité de gouvernements était prête, non pas à mettre la Grèce dehors, mais à la laisser partir. C’est comme dans un couple: quand l’un des deux veut en terminer faute d’aimer l’autre, rien ne le fera rester. C’est finalement Tsipras qui a renoncé à partir et tout le monde en a été soulagé. La preuve en est que l’Allemagne a accepté de financer un troisième plan d’aide à la Grèce ce dont elle ne voulait plus entendre parler...

Quel a été le moment le plus dramatique des six derniers mois pour Jean-Claude Juncker, Pierre Moscovici et Wolfgang Schäuble ?

L’annonce du référendum, sans aucun doute. Ça a été ressenti comme un coup de poignard dans le dos d’un partenaire décidément totalement imprévisible. Imprévisibilité confirmée par le retournement du 11 juillet lorsque Tsipras a transformé un non à l’austérité en un oui à une austérité encore plus forte!

Vous qui étiez à Athènes durant le référendum et qui avez parlé aux gens, vous attendiez-vous au résultat des élections de septembre? Après tout, beaucoup de gens avaient voté non pour obtenir un meilleur accord...

Franchement, j’étais persuadé que Tsipras serait réélu en toutes circonstances. Le référendum a été en fait un plébiscite sur sa personne. Ce qui est frappant en Grèce, c’est le discrédit total, voire l’opprobre, de toute la vieille classe politique. Pourquoi un parti comme To Potami ne parvient pas à décoller? Parce qu’il ne représente pas une rupture suffisant avec l’ordre ancien. Les Grecs savent bien que c’est son État et son oligarchie qui sont responsables de son malheur et non les Européens ou les Allemands. Tsipras représente une certaine pureté, une rupture avec l’État profond. Les Grecs veulent croire qu’il sera capable de réformer l’État même s’il n’a encore rien fait pour l’instant. Ils lui ont donné quatre ans sans élection pour réussir. Mais attention s’il déçoit!

François Hollande a-t-il joué un rôle important dans la résolution de la crise? Son soutien à la Grèce était-il motivé par des raisons de politique intérieure?

L’opinion publique française a la même sensibilité à l’égard de la Grèce que l’opinion publique allemande. Il ne faut pas se laisser impressionner par le bruit fait par la gauche radicale très présente dans les médias et sur les réseaux sociaux qui donnerait l’impression du contraire. François Hollande le sait et il n’était donc pas question qu’il soutienne purement et simplement Syriza. Mais les Français redoutaient sans doute plus que les Allemands les conséquences d’un Grexit à la fois pour la zone euro et pour eux-mêmes. Le précédent de Lehman Brothers, soi-disant une banque non systémique, est là pour rappeler que l’imprévisibilité est la règle en économie. Ils ont donc tout fait pour l’éviter jouant un rôle important auprès des Allemands, en les convainquant de ne pas pousser la Grèce dehors, et auprès des Grecs en leur démontrant qu’ils n’avaient aucune alternative.

Quel a été le rôle de Yanis Varoufakis au cours des six mois de crise?

Un bateleur, une sorte de clown chargé d’amuser la galerie. Il s’est tout de suite grillé auprès de ses interlocuteurs en affichant avec morgue sa méconnaissance totale des mécanismes européens, des rapports de force politique et même de la situation réelle de son pays. Preuve s’il en est qu’on peut être un excellent professeur en économie aux États-Unis et en Australie, un bon chroniqueur du New York Times et une calamité politique pour son pays. Tsipras a commis une erreur en laissant Varoufakis trop longtemps sur le devant de la scène, ce qui lui est monté à la tête comme le montre son limogeage le 6 juillet, au lendemain d’un référendum qu’il a analysé comme un triomphe de ses thèses en faveur du Grexit alors qu’il s’agissait d’un plébiscite du Premier ministre.

Le spectre du Grexit est-il définitivement écarté?

La crise grecque n’est pas terminée, pour les Grecs eux-mêmes bien sûr, mais aussi pour la zone euro. Car le plus dur reste à faire: réduire la bureaucratie, lutter contre la corruption, créer une administration et une justice impartiales et efficaces, ouvrir l’économie, etc. Il faudra que Tsipras ait le courage de se fâcher avec les lobbies des avantages acquis, les oligarques, l’Église, l’armée, les syndicats de la fonction publique... S’il échoue, je ne vois pas comment éviter à terme une sortie de la Grèce de la zone euro ce qui la laissera aux mains de ceux qui ont fait son malheur. On ne peut donc que souhaiter que Tsipras réussisse.

Catégories: Union européenne

Crise des réfugiés: «c'est ainsi que naissent les conflits»

sam, 31/10/2015 - 13:55

L’Allemagne est de plus en plus inquiète de la partie de ping-pong à laquelle se livrent les pays européens depuis le début de la crise des réfugiés. « Les clôtures n’ont pas empêché un seul réfugié de venir en Europe », constate-t-on à Berlin : « cette approche nationaliste revient en réalité à repousser le fardeau sur d’autres. C’est ainsi que naissent les conflits », met solennellement en garde un responsable allemand. Les dirigeants de treize pays du continent européen réunis dimanche, à Bruxelles, se sont d’ailleurs fait l’écho des inquiétudes germaniques dans leur communiqué final : « des actions unilatérales pourraient déclencher des réactions en chaîne », ont-ils prévenu. Le Premier ministre slovène, Miro Cerar, lui, n’a pas hésité à sonner le tocsin à l’occasion de ce mini-sommet : « si nous ne prenons pas des actions immédiates et concrètes (…), je pense que l’Union européenne tout entière va commencer à s’effondrer ».

De fait, la construction d’un mur aux frontières serbo-hongroise et croato-hongroise n’a fait que déplacer le flux des réfugiés venant de Turquie via la Grèce et la Macédoine vers la Croatie (11.500 arrivées rien que dans la journée de samedi) et la Slovénie (86.000 personnes en dix jours dans un pays de deux millions d’habitants), deux États de l’Union qui menacent à leur tour d’ériger une barrière pour se protéger… Mardi, le ministre-président de Bavière, Horst Seehofer, a accusé l’Autriche de déposer à la frontière allemande des milliers de réfugiés sans le prévenir, ce qu’a confirmé Thomas de Maizière, le ministre de l’intérieur allemand : « le comportement de l’Autriche ces derniers jours n’est pas correct ». Même si la police autrichienne a qualifié ces accusations de « blague », Vienne a annoncé hier l’édification d’une barrière à sa frontière avec la Slovénie, le nouveau pays de transit des réfugiés. Un précédent puisque les deux pays sont membres de Schengen, un espace sans frontière intérieure… Pis : certains citoyens européens, en Allemagne et ailleurs, se laissent aller à des discours de haine et à des actions violentes à l’égard des réfugiés : « il y a une radicalisation du langage tant sur internet que lors de manifestations de rue », s’inquiète-t-on à Berlin. « Il y a de la haine et cela fait le lit d’actes violents qui n’ont rien de spontané » pour le plus grand bénéfice des partis populistes europhobes. Bref, la crise des réfugiés fait apparaître d’inquiétantes fissures au sein de l’Europe communautaire, menaçant son projet de paix permanente.

Appel d’air

Le gouvernement allemand juge qu’il n’a rien à se reprocher dans cette crise, bien au contraire. Pour lui, l’ouverture de ses frontières n’est pas la cause de l’afflux des réfugiés comme vient de l’en accuser Johanna Mikl-Leitner, la ministre de l’intérieur autrichienne, en affirmant que « ces gens vont en Allemagne parce qu’ils s’y sentent invités ». « Cette décision prise en conseil des ministres était destinée à éviter une catastrophe humanitaire », se défend-on à Berlin. « Il ne faut pas oublier les images de la gare de Budapest : les migrants étaient en route de toute façon. De plus, la Cour de justice de l’UE, la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour constitutionnelle fédérale allemande interdirent de renvoyer des demandeurs d’asile vers le pays de première entrée, comme le prévoit le règlement de Dublin, si leur demande ne peut pas y être traitée de façon équitable. On n’avait donc pas le choix vu ce qui se passe en Grèce ». Une décision « exceptionnelle, même si le risque existe qu’elle ne reste pas une exception ». L’Allemagne estime même que son attitude va permettre à l’Union de peser dans la résolution des conflits qui sont à la source de la crise humanitaire : « les images de la gare de Budapest ou de Calais ne servent pas la réputation de l’Union dans le monde alors que l’ouverture des frontières allemandes, si ». Même si le gouvernement a conscience que le défi est immense : 500.000 personnes par an devraient obtenir le droit de résider dans le pays, ce qui aura un coût politique, comme le montre la baisse de popularité de la chancelière, mais aussi matériel. Au ministère des Finances, on estime que la charge pour le budget fédéral représentera 10 milliards d’euros, soit 0,5 % du PIB.

Reste que la communication, à l’heure de la mondialisation et du net, n’est pas facile. Par exemple, lorsque Thomas de Maizière, le ministre de l’intérieur allemand, a annoncé, en août, que l’Allemagne attendait 800.000 migrants pour 2015, cela a été immédiatement compris en Afghanistan comme étant un plafond maximal et qu’il fallait donc se précipiter pour être dans le quota, comme le raconte un responsable allemand. Même l’annonce de la construction de clôtures a des effets pervers : l’appel d’air est immédiat comme on l’a vu en Hongrie…

Pas de «bouton magique»

Ce constat posé, comment résoudre cette crise ? « Il n’existe pas de bouton magique. Il faudra décider d’un ensemble de mesures nationales et internationales », prévient-on à Berlin. Au niveau européen, l’Allemagne plaide pour la création d’un corps européen de garde-frontière, une harmonisation du droit d’asile et des droits reconnus aux demandeurs d’asile, autant de propositions de la Commission qu’elle avait jusqu’ici refusées. Elle souhaite aussi la création de « zones de transit » aux frontières terrestres, comme il en existe dans les aéroports, afin de faire le tri entre ceux qui ont une chance d’obtenir le statut de réfugié et les autres. « C’est prévu dans la directive de 2013 sur les procédures d’asile, mais au lieu des 4 semaines de délai prévu, nous proposons de limiter la rétention à 4 jours », explique-t-on à Berlin. Wolfgang Schäuble, le grand argentier allemand, demande même une augmentation du budget européen via la création d’une nouvelle ressource. Si le gouvernement français s’est étranglé, la Commission et le Parlement européen ont applaudi des deux mains : « l’Union ne dispose pas des fonds nécessaires pour répondre à une crise migratoire sans précédent », a ainsi rappelé mercredi Jean Arthuis, le président de la commission du budget de l’europarlement, que ce soit pour la création d’un corps de garde-frontière, le financement des camps de réfugiés dans les pays tiers (3 milliards promis à la Turquie), l’aide au développement, etc.

Pour l’Allemagne il est clair que « l’Europe n’est pas la cause des problèmes, mais une partie de la solution. Aucun pays du continent ne pourra régler seul la crise des réfugiés ». La chancelière allemande, elle-même issue de l’ex-RDA, est particulièrement choquée par la réaction des pays d’Europe de l’Est qui se montrent peu solidaires : ce sont eux qui sont le plus opposés à un mécanisme permanent de relocalisation destiné à se répartir la charge des demandeurs d’asile. « Pour une raison que je ne comprends pas, les pays d’Europe centrale et orientale se sentent traités de manière injuste. Je veux comprendre pourquoi ils ont cette réaction vis-à-vis des réfugiés », s’est ainsi désolé Angela Merkel à l’issue du sommet européen du 15 octobre. La solidarité ne peut pas être « à sens unique », grince-t-on à Berlin : ainsi, la Pologne va recevoir du budget européen sur la période 2014-2020 110 milliards d’euros (aides régionales et politique agricole commune), soit 4 % de son PIB chaque année, la Hongrie, 34 milliards, la Slovaquie, 18,5 milliards et la Tchéquie, 30,5 milliards. On rappelle aussi que ce sont ces pays qui sont le plus inquiets de la politique agressive de Vladimir Poutine, le dirigeant russe, et le plus demandeur d’une protection européenne : « ils devraient comprendre que la crise des réfugiés oblige les Européens à se concentrer sur ce problème, ce qui fait le jeu de Poutine »

La Turquie au centre du jeu

La Turquie tient un rôle central dans la stratégie d’ensemble que Berlin souhaite voir mise en place par l’Union : « on ne résoudra pas le problème des réfugiés à la frontière de la Croatie et de la Serbie. Si on ne veut pas construire des clôtures partout, il faut s’attaquer aux racines du problème et la Turquie est plus proche du problème que nous ». Actuellement, il y a entre 2,3 et 2,5 millions de réfugiés syriens et irakiens dans ce pays et c’est de là que partent une bonne partie de ceux qui arrivent en Europe : « la frontière entre la Grèce et la Turquie est actuellement contrôlée par les trafiquants ». Il n’y a pas donc d’autres choix que de s’appuyer sur ce pays, « le plus démocratique de la région et membre de l’OTAN ». D’où la volonté allemande de l’aider financièrement, mais aussi de relancer le processus d’adhésion à l’Union afin de le stabiliser, processus qu’elle bloquait jusqu’à présent. « Une Turquie déstabilisée serait un cauchemar pour nous. Or elle se sent actuellement isolée, entourée de pays hostiles », insiste un responsable allemand. Angela Merkel, qui s’est rendue à Ankara le 18 octobre, espère donc que la Turquie tarira à sa source l’afflux de réfugiés.

N.B.: article (version longue) paru dans Libération du 29 octobre

Catégories: Union européenne

Europe: Big Brother isn't watching you

sam, 24/10/2015 - 23:46

REUTERS/Sigtryggur Arie

L’Union européenne a osé l’impensable, résister aux États-Unis ! Et pas dans n’importe quel domaine, mais dans celui qui est au cœur de la souveraineté étatique, celui de la « sécurité nationale ». La Cour de justice européenne a, en effet, jugé, le 6 octobre dernier, dans une affaire opposant un citoyen autrichien à Facebook, que les entreprises américaines ne pouvaient pas transmettre les données personnelles des Européens vers les États-Unis, celles-ci n’y bénéficiant d’aucune protection réelle ce qui porte « atteinte au contenu essentiel du droit fondamental au respect de la vie privée » et à l’État de droit. Tous les accords trouvés avec les États-Unis depuis 15 ans s’effondrent donc d’un coup : non seulement Facebook, Google, Apple, Amazon et autres géants américains ne pourront plus transmettre de données vers le territoire américain, vers c’est aussi vrai pour les compagnies aériennes (PNR, passenger name recorder) ou encore les banques (SWIFT) européennes.

Ce qu’a fait la Cour, aucun État membre n’a osé le faire vu les implications diplomatiques et économiques. Bien au contraire : depuis 2000, ils ont toujours cédé face aux exigences de plus en plus grandes des Américains en matière de transfert de données personnelles, alors que, au nom de leur doctrine extensive de sécurité nationale, ils refusent de respecter la vie privée du reste du monde (mais aussi des Américains depuis le Patriot Act, mais cela, c’est leur affaire). Pis : l’affaire Snowden a montré que les États-Unis, en matière de collecte de données, ne s’embarrassaient pas des normes inhérentes à l’État de droit. La Commission et le Parlement européen, largement soumis à l’influence des gouvernements de l’Union, ne se sont pas montrés plus exigeants, se contentant des protestations de bonne foi des autorités américaines. Il faut dire que les États-Unis n’ont pas hésité à menacer les Européens de mesures de rétorsion s’ils se montraient un peu trop regardants, par exemple en interdisant aux compagnies aériennes européennes qui ne transmettraient pas les données personnelles de leurs passagers d’avoir accès à leur territoire… Certes, les Européens pourraient faire de même, mais l’Union n’est pas une fédération achevée et les États, qui gardent l’essentiel de leurs prérogatives souveraines contrairement à une légende tenace, ont eu trop peur d’être ciblés individuellement par les Américains pour entrer dans un tel bras de fer. La Commission et le Parlement n’ont fait que prendre acte de ce rapport de force.

Le «safe harbor», une coquille vide

Néanmoins, pour rassurer les citoyens inquiets, la Commission a créé un cadre juridique, en 2000, censé offrir une protection équivalente à celle qui existe dans l’Union pour les données transmises aux États-Unis. C’est le fameux « safe harbor » ou « sphère de sécurité », une sorte de code de bonne conduite reposant, comme le dit la Cour de Luxembourg, « sur l’autoévaluation et l’autocertification » des entreprises américaines, censé garantir, notamment, un droit d’accès et de rectification aux citoyens européens. C’est ce « safe harbor » que la Cour a démoli : pour elle, il s’agit d’une coquille vide, ce qui ne constitue pas vraiment une surprise. Elle souligne ainsi qu’il « est uniquement applicable aux entreprises américaines qui y souscrivent, sans que les autorités publiques des États-Unis y soient elles-mêmes soumises. En outre, les exigences relatives à la sécurité nationale, à l’intérêt public et au respect des lois des États-Unis l’emportent sur le régime de la sphère de sécurité, si bien que les entreprises américaines sont tenues d’écarter, sans limitation, les règles de protection prévues par ce régime, lorsqu’elles entrent en conflit avec de telles exigences ».

En clair, les autorités américaines peuvent se servir librement, sans aucun principe de proportionnalité, dans les serveurs des entreprises sans avoir à respecter les droits fondamentaux de la personne. En effet, les citoyens européens n’ont aucun droit d’accès, de rectification, de suppression des données les concernant et qui sont traitées par les autorités américaines. De même, ils ne disposent d’aucune voie de recours judiciaires, ce qui les prive « du droit fondamental à une protection juridictionnelle effective, une telle possibilité étant inhérente à l’existence d’un État de droit ». Pour la Cour, la « sphère de sécurité » n’offre donc absolument pas un « niveau de protection équivalent » à celui qui existe dans l’Union. Mieux : la Cour estime que le constat par la Commission de l’existence d’un niveau de protection des données équivalent ne prive nullement les autorités nationales de protection des données (comme la CNIL en France) de leur pouvoir de contrôler au cas par cas que tel est bien le cas. Autrement dit, la protection dont bénéficient les citoyens européens est triple : par la Commission, par la Cour de justice qui contrôle la Commission et par les autorités nationales qui s’assurent que dans chaque cas les droits des Européens sont protégés.

Les entreprises prises en étau

La Commission et les États membres ont donc reçu un véritable coup de massue de la part du juge européen. C’est toute la beauté du système communautaire : il peut se montrer plus grand que la somme des États et des intérêts nationaux. « La Cour de justice a pallié la défaillance du législateur », estime Nathalie Martial-Braz, professeure de droit privé à l’Université de Bourgogne-Franche Comté et spécialiste du droit numérique. « En l’absence de texte, elle assure elle-même la protection nécessaire ». La Cour a fait exactement la même chose, le 13 mai 2014, dans l’affaire Google Espagne, en consacrant le droit à l’oubli numérique et en mettant fin au régime d’irresponsabilité organisé par les géants américains (cela s’applique aussi à Wikipédia, organisme sans but lucratif).

Les conséquences de l’arrêt Facebook sont énormes, tant d’un point de vue diplomatique, d’où la gêne à peine dissimulée de la Commission qui se retrouve avec une grenade dégoupillée entre les mains en pleine négociation du traité transatlantique (TTIP), qu’économique : « tous les transferts de données personnelles vers les États-Unis sont désormais invalides », souligne Nathalie Martial-Braz. Certes, les entreprises peuvent encore utiliser des clauses contractuelles entre elles (les BCR), mais elles devront être validées par les autorités nationales de régulation, ou encore demander le consentement express de chaque personne… Ce qui s’annonce complexe, quand on sait que 95 % des données passent par le « safe harbor ».

Pour Nathalie Martial-Braz, « les entreprises sont prises dans un étau : soit elles arrêtent de transférer des données et elles s’exposent à des sanctions américaines, soit elles continuent et elles s’exposent à des sanctions européennes ». Et là, on touche du doigt les limites du droit européen et des différents droits nationaux : les sanctions pécuniaires restent, contrairement à ce qui se passe aux États-Unis, largement symboliques en Europe. En clair, cela devrait conduire les entreprises à… ignorer l’arrêt de la Cour de justice, car cela leur coûtera infiniment moins cher. Le seul moyen de résister au rouleau compresseur américain serait donc que le législateur européen instaure des sanctions à la hauteur de l’enjeu, sauf à rendre symbolique la protection offerte par le droit européen. Autrement dit, dans l’affaire Facebook, l’Union a fait la démonstration de sa raison d’être. Mais la Commission et les États peuvent parfaitement faire la démonstration inverse en privant de griffes et dents les juges européens. Avec le risque d’accroitre l’euroscepticisme, car c’est « l’Europe » qui sera rendue responsable de cette incapacité à agir. Et non les États membres.

N.B.: article paru dans l’Hémicycle de novembre 2015

Catégories: Union européenne

"Grèce, le jour d'après"

mer, 21/10/2015 - 19:56

REUTERS/Yannis Behrakis

Ce soir, à 22h50, sur ARTE, vous pourrez voir le documentaire sur la Grèce de Syriza et les six mois tendus de négociations avec la zone euroque j’ai réalisé avec Pierre Bourgeois. Il s’agit de mon troisième documentaire sur ce pays, après «Euro, quand les marchés attaquent» et «Grèce, année zéro».

Le troisième épisode de cette trilogie n’a pas été simple à mettre en image: au départ, j’étais parti sur l’idée de montrer comment Syriza changeait la Grèce. Mais, rapidement, nous avons du constater que ce parti dit de gauche radicale ne bougeait pas sur le plan intérieur et se concentrait uniquement sur les négociations avec la zone euro. Jusqu’au coup de poker hallucinant du référenum... Nous avons donc fini de tourner le 20 septembre et avons remis le film à ARTE la semaine dernière alors que généralement ce genre de documentaire est remis trois mois avant diffusion...

Un détail qui a son importance: en dépit de nos demandes d’entretiens répétés pendant six mois, un seul membre du gouvernement Syriza a accepté de nous recevoir, le ministre chargé des réformes administratives (aujourd’hui du travail Georgios Katrougalos, ministre qui n’est pas du «premier cercle» et qui n’était pas au coeur des négociations. Nous nous sommes heurtés à un rideau de fer, un fait sans précédent dans ma longue carrière de journaliste où je suis habitué à traiter avec des gouvernements démocratiques qui savent qu’il ne faut pas seulement parler à ses «amis»...

Enfin, dans Libération d’aujourd’hui, je publie la totalité de l’entretien que Wolfgang Schäuble, le ministre allemand des finances, m’a accordé pour ce film. Une interview rare.

Catégories: Union européenne

Wolfgang Schäuble: "quinze pays étaient en faveur du Grexit"

mer, 21/10/2015 - 19:56

Bloomberg

Le grand argentier allemand est un homme rare. Wolfgang Schäuble s’exprime, en effet, avec parcimonie, dans la presse internationale, ce qui rend encore plus passionnant l’entretien ci-dessous. C’est dans le cadre de mon documentaire, « Grèce, le jour d’après » (réalisé avec Pierre Bourgeois et diffusé mardi soir sur ARTE), un film qui narre les six mois de folles négociations entre la Grèce et la zone euro, que j’ai pu interroger longuement le ministre des finances allemand. Voici, en exclusivité, l’intégralité de cet entretien dans lequel il livre son analyse de la crise grecque et délivre un vibrant plaidoyer européen.


Comment avez-vous perçu la victoire de Syriza le 25 janvier 2015 ?

Cela ne m’a pas surpris, à la fois parce que les sondages avaient largement annoncé cette victoire et parce qu’Antonis Samaras (le chef de gouvernement sortant, NDLR) s’était montré très hésitant dans sa politique au cours des six mois précédents l’élection.

Connaissiez-vous Alexis Tsipras ?

Oui. Il est venu ici, à Berlin, et nous avons longuement discuté. C’est là qu’il m’a expliqué qu’il considérait notre politique comme une erreur, mais qu’il souhaitait bien sûr que la Grèce reste dans l’euro quoiqu’il arrive. Je lui ai alors répondu : « Si vous promettez à vos électeurs que vous resterez dans l’euro sans appliquer les conditions des programmes d’aide, alors vous allez faire une promesse que vous ne pourrez pas tenir ». Le soir du 25 janvier, la seule question que je me posais était de savoir comment il allait s’y prendre pour sortir de ce piège qu’il s’était tendu à lui-même durant la campagne électorale.

Vous, le démocrate-chrétien, n’aviez pas de préventions idéologiques contre Syriza, un parti de gauche radicale qui incarne tout ce que vous combattez ?

Absolument pas. En Allemagne, je combats bien évidemment les sociaux-démocrates du SPD pendant les campagnes électorales, car je suis un chrétien-démocrate convaincu. Tout comme en France je soutiens mes amis Les Républicains. Mais, une fois que le peuple a décidé, c’est celui qu’il a élu qui représente son pays. C’est pour cela qu’il importe peu que le ministre français des Finances soit socialiste ou conservateur : en tant que Français, c’est mon partenaire le plus proche et le plus important, et, généralement aussi, mon ami.

Pendant la campagne, Syriza a joué sur la fibre nationaliste et vous a attaqué personnellement, faisant de vous le tortionnaire du peuple grec. Vous avez même été caricaturé en nazi. Est-ce que cela vous a blessé ?

Cela ne m’a pas atteint personnellement, mais cela m’a rendu très sceptique envers ces politiques qui essayaient de gagner des voix avec de tels discours. Alexis Tsipras a été jusqu’à affirmer, avant et après l’élection, que si l’Allemagne payait à la Grèce des réparations pour les crimes et les destructions commis par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale, cela permettrait d’éponger l’ensemble de la dette publique. Quelqu’un qui raconte de telles inepties à son peuple ne remplit pas son devoir qui est de dire la vérité. Ce nationalisme, ces discours irresponsables ne pouvaient que se retourner contre ceux qui les utilisaient. Car, si j’étais Grec, je me dirais : « puisqu’il y a quelqu’un qui nous doit autant d’argent, alors pourquoi devrais-je faire des économies ? » Mais je ne suis pas l’arbitre de la politique de la Grèce.

Pourquoi la Grèce, après deux plans d’aide, n’était-elle toujours sortie de la crise contrairement à l’Irlande, au Portugal, à l’Espagne et à Chypre ? La politique d’austérité y a-t-elle était trop dure ?

La question de savoir si la politique d’austérité est la cause des problèmes grecs est une question dont nous débattons régulièrement. Mais il ne faut pas oublier qu’en 2009, c’est-à-dire avant que la crise de l’euro n’éclate, le déficit public de la Grèce était de 15 % du PIB et celui de sa balance commerciale, soit un excédent de ses importations par rapport à ses exportations, de 15 % également. Une économie qui affiche de tels chiffres vit de toute évidence au-dessus de ses moyens. Elle peut le faire pendant un certain temps, mais il arrive un moment où on ne trouve plus personne pour vous faire crédit. C’était cela la situation de la Grèce. Lorsque les marchés ont cessé de lui prêter de l’argent, début 2010, nous lui avons dit : « la zone euro et le Fonds monétaire international vont vous aider à gagner du temps en assurant votre financement à des conditions très favorables, mais, bien sûr, à condition que vous utilisiez ce temps pour remettre en ordre votre économie afin qu’un jour vous puissiez assurer à nouveau vous-mêmes vos dépenses ». C’est ce qu’on appelle la compétitivité en économie. Lorsque l’on a vécu au-dessus de ses moyens, de telles réformes vont toujours de pair avec des restrictions douloureuses. Et si on n’a pas la possibilité de dévaluer sa monnaie – ce qui permet de compenser des différences ou des déficits de productivité — et qu’au contraire on bénéficie de taux d’intérêt bas, comme c’est le cas dans la zone euro, les exigences en matière de réformes sont très élevées. C’est pour cela qu’elles ne sont pas populaires et c’est pour cela qu’il faut des dirigeants responsables qui expliquent aux citoyens que ces réformes sont nécessaires pour pouvoir vivre mieux. Enfin, il faut ajouter, dans le cas de la Grèce, une difficulté supplémentaire: son État est faible et dysfonctionnel comme l’admettent les Grecs eux-mêmes. Cet ensemble de raisons explique pourquoi ce pays a plus de difficultés à s’adapter que les autres États qui ont bénéficié d’un programme. C’est aussi ce qui explique pourquoi électeurs grecs se sont finalement lassés de soutenir politiquement cette voie, ce qui a permis à Alexis Tsipras de remporter les élections en promettant de rompre avec l’austérité.

Syria n’est donc pas responsable de la situation dramatique du pays?

Personne ne nie que les anciens partis qui gouvernaient – que ce soient les socialistes du PASOK ou les conservateurs de Nouvelle Démocratie – ont fait de graves erreurs et qu’ils sont coresponsables des problèmes du pays.

Syriza peut-il réformer l’État grec ?

Je souhaite tout le succès possible à ceux qui essayent de le faire, car c’est ce qui pourrait arriver de mieux à la Grèce. Mais il y a déjà eu de nombreuses tentatives en ce sens et ce n’est apparemment pas si simple que cela. Je pense que le succès ne sera au rendez-vous que si l’on dit la vérité d’emblée. En revanche, si l’on raconte qu’on peut s’en sortir sans faire des économies, que les Allemands paieront, les réformes ne seront pas comprises par le peuple.

Syriza avait-il une stratégie de négociations ?

Alexis Tsipras savait qu’il ne pourrait pas tenir sa promesse de rester dans l’euro sans accepter un programme. Il lui a donc fallu gagner du temps. Il pensait qu’il bénéficierait de nombreux soutiens dans et en dehors de l’Europe et que personne n’oserait aller jusqu’à une sortie de la Grèce de la zone euro. Il a donc été jusqu’à la limite. Mais ce qui a probablement été le plus important a été qu’il a fallu un certain temps aux citoyens Grecs pour qu’ils admettent que la promesse que leur avait faite Tsipras pour gagner les élections n’était pas tenable.

Lorsque Tsipras annonce, le 26 juin, qu’il convoque un référendum, le 5 juillet suivant, alors que la zone euro est toute proche de conclure un compromis sur le programme grec, quelle est votre réaction ?

Nous étions tous très désorientés. D’autant plus qu’Alexis Tsipras l’a fait juste après un Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement et qu’il n’a pas prévenu ses collègues. C’est de retour chez eux qu’ils ont appris que Tsipras allait faire le contraire de ce qu’il leur avait dit. Tout le monde a trouvé ça, disons, déroutant. Personne n’a compris qu’elle était sa stratégie ou même s’il avait vraiment planifié ce référendum. La suite n’a pas été plus claire : alors que le peuple grec a suivi sa consigne de vote en rejetant à 60 % le programme d’aide, il a décidé de l’appliquer quand même. Et les Grecs ont accepté ce revirement. Ça, moi, je ne le comprends pas, mais je ne suis pas Grec.

Lors de l’Eurogroupe (les ministres des Finances de la zone euro) du 11 juillet, vous avez plaidé pour un « Grexit ».

Je me suis toujours demandé, comme beaucoup d’économistes dans le monde si, pour la Grèce, avec sa situation économique et son administration – comme le dit Jean-Claude Juncker, les Grecs forment un grand peuple, mais la Grèce n’est pas un État –, il ne serait pas préférable de procéder au rétablissement nécessaire de l’économie par le biais d’une dévaluation. Et c’est pourquoi j’ai expliqué qu’il serait peut-être dans l’intérêt de la Grèce elle-même qu’elle abandonne l’euro pendant un certain temps, le temps de se rétablir sur le plan économique et d’améliorer sa compétitivité, avant d’y revenir. Mais, je n’ai jamais plaidé pour que nous éjections la Grèce. Dire le contraire est complètement erroné. J’ai simplement dit que si la Grèce elle-même était d’avis que ce serait la meilleure solution pour elle – et ils étaient effectivement nombreux à le dire en Grèce – alors, nous devrions l’aider et la soutenir. Mais, il fallait bien sûr que ce soit une décision des Grecs. J’ai toujours pensé que si le peuple grec était d’accord pour que son pays remplisse les conditions nécessaires pour rester dans l’euro et pour se rétablir sur le plan économique, il fallait respecter cette décision. En revanche, si les Grecs ne voulaient pas procéder aux réformes nécessaires, il leur fallait faire un autre choix. Finalement, la Grèce a fait son choix et nous avons pris un autre chemin que celui de la sortie temporaire.

On a présenté le compromis du 13 juillet comme un « diktat » allemand ?

Il n’y a pas eu de diktat allemand. Il y a là une méconnaissance totale de ce qui s’est réellement passé. Le fait est que les dix-huit ministres des Finances de la zone euro, si on ne compte pas le ministre grec, étaient tous d’accord pour exiger que la Grèce remplisse les conditions du programme d’aide. C’était indiscutable. Or, la Grèce ne voulait pas les remplir : elle l’a promis à certains moments, mais elle ne l’a pas fait. Et sur le point de savoir si, pour la Grèce, la meilleure solution ne serait pas de sortir de l’euro pour un certain temps – un timeout –, 15 ministres des finances ont partagé cette opinion. Seuls les ministres français, italien et chypriote n’étaient pas sur cette ligne. On ne peut donc pas parler de diktat allemand quand autant de pays sont sur la même ligne. Et, ça, c’est la vérité. Tout le reste, c’est de la propagande, au pire, ou de l’incompréhension, au mieux.

Pensez-vous que la Grèce a une chance de s’en sortir ?

Je crois que oui. Elle va avoir besoin d’un peu de temps, mais elle va finir par admettre qu’au 21e siècle les exigences sont telles que si l’on veut bénéficier d’un haut niveau de vie, d’un modèle social protecteur et de la possibilité de saisir le nombre incroyable d’opportunités que nous offre la mondialisation, il faut remplir plus de conditions que la Grèce ne l’a fait au cours de ces dernières décennies. C’est cette volonté-là qui a poussé les peuples de l’Europe de l’Est à rejoindre l’Union : ils ont voulu bénéficier non seulement de cette promesse de prospérité, mais également de cette promesse de liberté et d’une plus grande justice sociale. D’ailleurs, disposer d’une justice et d’une administration efficace, combatte la corruption et la fraude fiscale, c’est en rapport direct avec les valeurs européennes que sont la démocratie, la liberté, un État de droit et la justice.

Êtes-vous prêt à assumer le rôle du méchant qu’on vous fait jouer au sein de la zone euro ?

Je ne crois pas que l’on me considère comme le grand méchant partout en Europe. Beaucoup de monde, y compris en France, approuve ma démarche. Mais, même si c’était le cas, cela ne me toucherait pas, car je sais qui je suis : je suis un Européen passionné. Dans mon propre parti, on me soupçonnerait plutôt d’être trop Européen et de ne pas défendre suffisamment les intérêts allemands. Mon but est que l’Europe devienne un ensemble qui parvienne à résoudre les problèmes que ni la France, ni le Luxembourg, ni l’Allemagne ne peuvent résoudre seul. Prenez par exemple la question des réfugiés, de la stabilisation du Moyen-Orient, du climat, de l’interpénétration mondiale des marchés financiers : isolés, nous ne pouvons rien, ensemble nous pouvons faire énormément. Mais, pour cela, il faut bien sûr que les citoyens aient confiance dans l’Europe et dans sa capacité à agir. C’est pourquoi il faut que nous ayons des institutions fortes, mais aussi que nous soyons capables de respecter un minimum les accords que nous trouvons. On n’est jamais obligé de le faire à 100 % – je ne suis pas partisan d’une application à 100 % des textes – mais, il faut qu’on arrête de conclure des compromis qu’on ignore dans la minute qui suit. Cette façon d’agir ne permet pas de créer de la confiance auprès des citoyens. Il faut enfin que l’Europe soit forte sur le plan économique : si nous acceptons que la Grèce devienne un modèle économique pour l’Union, alors elle ne sera pas pertinente et ne pourra alors pas assumer ses responsabilités. Je veux une Europe forte et non pas une Europe faible, une Europe qui puisse aussi aider la Grèce, une Europe qui pourra assumer ses responsabilités dans le monde du 21e siècle.

N.B.: entretien publié dans Libération du 20 octobre

Catégories: Union européenne

Réfugiés: la boîte à outils de l'UE pour endiguer l'afflux

dim, 18/10/2015 - 23:26

Un réfugié afghan qui avait pénétré illégalement sur le territoire européen via la Turquie a été abattu par un policier bulgare dans la nuit de jeudi à vendredi. Un « tir de sommation » qui aurait mal tourné selon les autorités bulgares. C’est néanmoins la première fois qu’un réfugié trouve ainsi la mort depuis le début de la crise humanitaire à laquelle est confrontée l’Union. Ce drame est symboliquement survenu au moment même où se terminait, à Bruxelles, un Sommet consacré aux réfugiés, le second en trois semaines : les Européens, fidèles à leurs habitudes, se sont laissé surprendre par une crise pourtant annoncée, le conflit syrien vieux de cinq ans ayant déjà chassé de chez eux 12 millions de personnes (dont 4 millions à l’extérieur de la Syrie). Dans la panique, les Vingt-huit cherchent la formule qui leur permettra à la fois de respecter leurs valeurs fondamentales en donnant asile à ceux qui y ont droit tout en limitant le nombre d’arrivée pour cause d’opinions publiques rétives. « Ni isolement complet ni ouverture complète », a résumé Angela Merkel, la chancelière allemande, à l’issue du Conseil européen. État des lieux des solutions envisagées par des chefs d’État et de gouvernement au pied du mur.

1/ Empêcher les réfugiés d’arriver dans l’Union.

La solution idéale pour les responsables européens est que les réfugiés, comme ils l’ont fait depuis cinq ans, et comme le font 95 % des réfugiés dans le monde, restent près de leur pays d’origine. Même si c’est déjà le cas en réalité : ainsi, 96 % des Syriens ayant quitté leur pays se trouvent en Turquie, au Liban, en Jordanie, etc. L’Europe, elle, n’aurait vocation qu’à « accueillir seulement ceux qui sont dans une détresse telle qu’ils n’ont pas d’autre choix que de venir chez nous », a expliqué François Hollande, le président de la République. Cette stratégie implique une coopération des pays tiers et en particulier, d’Ankara, une grande partie des réfugiés syriens, mais aussi afghans et irakiens, qui représentent l’essentiel du flux actuel, se trouvant ou partant de son sol. Mais voilà : « Recep Tayyip Erdogan, le président turc, a flairé l’aubaine, surtout à quinze jours d’élections législatives qui s’annoncent difficiles pour lui », analyse un diplomate français. En clair : il a fixé un prix élevé à sa coopération.

Ainsi, Ankara exige une accélération de ses négociations d’adhésion à l’Union, celles-ci s’enlisant depuis dix ans. Erdogan espère que les Européens se montreront moins regardants sur les dérives de son régime : « on ne sait pas s’il est sérieux ou s’il tente de séduire la partie pro-européenne de l’électorat », commente dubitatif un diplomate européen. Surtout, il demande la suppression rapide des visas de court séjour (moins de trois mois), une promesse qui lui a été faite en 2012 à condition que la Turquie remplisse 64 conditions, parmi lesquelles la signature d’un accord de réadmission des étrangers refoulés de l’UE. Des conditions qu’il n’est pas question d’abandonner : « il ne faudrait pas qu’au prétexte de vouloir que la Turquie nous aide à retenir des réfugiés qui sont dans son pays, il y ait un mouvement de libéralisation dans n’importe quelles conditions », a martelé le chef de l’État français. Les Vingt-huit ont donc simplement convenu de faire le point au printemps 2016 pour voir si la Turquie avait enfin fait ses devoirs, c’est-à-dire endiguer le flux de réfugiés, avant de lui faire la moindre concession sur les visas. Le problème est que beaucoup de pays européens, notamment à l’Est, voient les relations internationales au prisme de la crise des réfugiés : « le court terme l’emporte sur le long terme », soupire un diplomate européen.

2/ Aider les pays tiers qui accueillent les réfugiés et les immigrés

Les Vingt-huit ont reconnu que la demande d’assistance financière turque était justifiée, l’accueil de deux millions de réfugiés lui ayant déjà coûté entre 6 et 7 milliards d’euros : « nous sommes prêts à partager le fardeau avec la Turquie », a dit Angela Merkel. L’Union a déjà trouvé un milliard d’euros dans le budget européen et il est question de tripler la mise sans que l’on sache comment pour l’instant. L’effort des Européens ne s’arrêtera pas à la Turquie : alors que l’Union a déjà budgété 9,2 milliards d’euros en 2015 et 2016 pour gérer la crise des réfugiés, les Etats ont promis de verser des contributions au Haut commissariat aux réfugiés (HCR) de l’ONU et au programme alimentaire mondial (500 millions d’euros promis) ainsi qu’au fonds régional pour la Syrie (500 millions). De même, ils ont promis d’abonder un fonds pour l’Afrique (1,8 milliard) afin de fixer les immigrés économiques sur place. Pour l’instant, les Vingt-huit ne se précipitent pas pour signer des chèques : seules l’Allemagne et l’Italie ont, par exemple, abondé le fonds pour la Syrie… La France, elle, brille par sa pingrerie.

3/ Créer une « zone de sécurité » au nord de la Syrie

C’est une idée turque qui n’enthousiasme pas vraiment les Européens qui ont encore le précédent de Srebrenica en mémoire… « C’est difficile à mettre en œuvre, surtout depuis l’intervention des Russes », commente un diplomate français : il faudrait, en effet, disposer de moyens militaires conséquents, y compris au sol, pour empêcher toute incursion de Daech ou des troupes d’Al Assad. Autant dire que la « zone de sécurité » a peu de chance de voir le jour.

4/ Mieux contrôler les frontières extérieures

La crise des réfugiés a montré qu’un pays seul ne pouvait assurer le contrôle des frontières extérieures de l’Union : l’érection du mur hongrois renvoie simplement le problème ailleurs. Pour empêcher le rétablissement des frontières intérieures qui ne résoudrait rien non plus (construire un mur autour de la France est tout simplement impossible), il faut donc mutualiser leur contrôle. L’idée est de créer un « corps de garde-frontières et de garde-côtes européens », comme l’a déjà proposé à plusieurs reprises la Commission européenne, mais aussi Helmut Kohl et François Mitterrand en leur temps. La France a proposé, le 8 octobre, de procéder en deux temps afin de ménager la susceptibilité des Etats attachés à leurs prérogatives : d’abord détacher du personnel auprès Frontex, l’agence européenne de surveillance des frontières, qui le mettra ensuite à disposition de l’Etat qui est dépassé par un afflux brutal. Et, dans un second temps, Frontex disposera d’une autorité pleine et entière pour surveiller les frontières extérieures de l’espace Schengen. Autrement dit, on passerait de l’appui à la substitution. Une proposition qui n’est pas encore actée.

5/ Répartir l’effort entre les États membres de l’UE

L’Allemagne a exigé, lors du sommet, que le mécanisme permanent de répartition du traitement des dossiers de demandeur d’asile soit rapidement adopté, ce qui a déclenché une levée de boucliers, notamment à l’Est. « Pour une raison que je ne comprends pas, les pays d’Europe centrale et orientale se sentent traités de manière injuste. Je veux comprendre pourquoi ils ont cette réaction vis-à-vis des réfugiés », s’est désolé Angela Merkel. « C’était aller trop vite », regrette un responsable français : « on vient difficilement de se mettre d’accord sur la relocalisation de 160.000 personnes pour 2015 et 2016 et le mécanisme commence à peine à fonctionner. Il faut d’abord qu’il fasse ses preuves et que les Etats constatent que les déboutés du droit d’asile sont bien reconduits à la frontière avant qu’on passe à un mécanisme permanent ». De fait, seul un « hotspot », un centre qui permet de faire un premier tri rapide entre réfugiés potentiels et migrants économiques, a été mis en place à Lampedusa et seulement 19 Érythréens ont été relocalisés en Suède… À terme, la renégociation du Règlement de Dublin, qui impose au pays de premier accueil de traiter la demande d’asile, est au programme : « le système ne fonctionne pas en cas d’afflux massif, mais on ne sait pas par quoi le remplacer », reconnaît un diplomate européen.

6 / Créer un droit d’asile européen

Le problème, comme l’a souligné la chancelière allemande, est que la reconnaissance du statut de réfugié est extrêmement variable d’un pays à l’autre, chacun ayant sa propre interprétation de la Convention de Genève. Les Vingt-huit ont admis qu’il fallait mettre en place, comme le propose depuis longtemps la Commission, un droit d’asile uniforme. Les sommets n’ont pas fini de se succéder.

N.B.: version longue de l’article paru dans Libération du 17 octobre

Catégories: Union européenne

Téléphonie mobile : comment les opérateurs belges, grecs (et bien d’autres) tondent leurs clients

jeu, 15/10/2015 - 09:26

PHILIPPE HUGUEN/AFP

Un numéro de portable français apparaît sur mon «téléphone intelligent» («smartphone» en français). J’ai la surprise de tomber sur une collègue grecque. «Tu as un numéro français ?» «Comme tous ceux qui, en Grèce, peuvent justifier d’une adresse en France», me répond-elle. «Les frais d’itinérance (roaming en français) y sont très élevés à la différence de la France, donc on y gagne». Une rapide visite sur le site de SFR m’apprend effectivement qu’il existe plusieurs formules d’abonnement miracle comprenant les frais de «roaming», c’est-à-dire la taxe supplémentaire que prélève votre opérateur dès que vous utilisez votre portable à l’étranger, mais aussi le surcoût des appels vers des téléphones fixes et mobiles situés à l’étranger. Si vous voyagez beaucoup, SFR propose une offre de 70 € par mois avec 15 GB de données. Cette formule Premium n’est valable que dans l’UE plus la Suisse, la Norvège et l’Islande.

SFR vs Mobistar

Cet opérateur (propriété, comme Libération, de Patrick Drahi) a donc précédé la suppression des frais de roaming prévue, en théorie, pour juin 2017. En Belgique, le pays que je connais le mieux en dehors du mien, c’est tout l’inverse : les trois opérateurs locaux (l’historique, Proximus, Mobistar, une filiale d’Orange, et Base) se sucrent sauvagement sur le dos de leurs abonnés qui voyagent ou appellent vers d’autres pays de l’UE, ce qui arrive très fréquemment dans ce petit pays qui accueille les institutions européennes et une forte communauté étrangère.

Prenons au hasard Mobistar, filiale d’Orange, un opérateur comparable à SFR pour le marché belge (second entrant). Son offre la plus généreuse est de 60 € par mois avec 5 GB compris et un roaming (en et vers l’Europe) limité à 500 minutes, 500 SMS et 500 misérables MB. Tout ce qui est au-dessus est facturé au prix fort : 2 GB supplémentaires par mois depuis l’étranger ? Ajoutez 84,70 € sur votre facture. 250 MB seulement (c’est-à-dire pas grand-chose) ? 14,42 €. Et si vous êtes hors forfait, c’est le massacre. Davantage d’appels vers ou de la Belgique ? Il faut s’abonner à des «options» qui vous donnent simplement droit à des «réductions» sur un prix mystérieux. Et cela se paye, souvent au prix fort (3 € par jour pour utiliser votre forfait données dans l’UE quand l’option fonctionne, ce qui n’arrive pas fréquemment…).

Des factures de 12.000 €

Résultat ? Les factures téléphoniques atteignent vite des sommets qui font apparaître l’offre Premium de SFR comme un véritable cadeau. J’ai contacté Test Achat, l’organisme belge de défense des consommateurs, qui avait du mal à y croire. Son site recense même des factures de 12.000 €, les opérateurs locaux mettant une certaine mauvaise volonté à avertir leurs clients lorsqu’ils dépassent un certain montant de consommation hors forfait. Sans doute une exception, mais les factures de ceux qui ne sont pas strictement belgo-belge en matière téléphonique ont du mal à descendre sous les 70-90 € par mois et grimpent facilement à plus de 100 € (selon un sondage que j’ai effectué et qui n’a aucune valeur scientifique).

Autant dire que le «grand marché du numérique» n’existe pas. Pour s’en tenir uniquement aux marchés téléphoniques, ceux-ci restent étroitement nationaux (on pourrait aussi parler de la télévision ou des sites de vidéos, ce que je ferais prochainement). La Commission est certes intervenue depuis 2007, sous l’impulsion de la très volontariste commissaire luxembourgeoise Viviane Reding, pour imposer une diminution des frais de roaming afin qu’un consommateur ne soit pas pénalisé lorsqu’il voyage à travers l’UE. Les opérateurs ont fait de la résistance, le mot est faible. Ils ont ainsi bataillé, notamment avec le soutien de la France, pour que ces frais ne soient pas définitivement supprimés fin 2015, comme le proposait la Commission. Il a fallu toute la détermination du Parlement européen pour que, finalement, les frais d’itinérance soient promis à disparaître en juin 2017

Concurrence ou fusion?

Mais ce grand soir n’aura peut-être pas lieu, comme le signale Guillermo Beltra du BEUC (Bureau européen des unions de consommateurs) : « la disparition du roaming est liée à une réforme du marché du gros», c’est-à-dire le prix auxquels les opérateurs nationaux facturent l’accès des opérateurs étrangers à leur réseau, une manière très efficace de protéger son marché national. «Or, rien ne garantit que la Commission y parviendra vu la résistance des opérateurs».

Surtout, la fin de l’itinérance ne veut pas dire que les consommateurs pourront librement choisir leurs opérateurs : ils resteront prisonniers de ceux de leur lieu de résidence… Pire, souligne Guillermo Beltra : «le prix des appels mobiles du pays de résidence vers des fixes ou des mobiles d’un autre pays de l’UE est totalement libre, ce qui donne lieu à des abus. Ainsi, en Belgique, les appels vers l’étranger sont facturés 1 € la minute, ce qui est incroyable».

En réalité, la seule façon d’obtenir une diminution significative des prix, comme on a pu le constater en France avec l’arrivée de Free qui a bousculé l’oligopole Orange/SFR/Bouygues, est de susciter davantage de concurrence locale. Le problème est que l’apparition de nouveaux acteurs n’est pas forcément souhaitable, l’heure étant plutôt à la consolidation d’un secteur éclatée entre un trop grand nombre d’acteurs (environ une centaine dans l’Union en comptant les filiales). En effet, la seule force numérique de l’Europe, celle-ci ayant loupé la révolution internet et celle du «smartphone», est celle constituée par ses opérateurs de téléphonie. La Commission dirigée par Jean-Claude Juncker estime donc à raison qu’ils doivent se regrouper afin de constituer une force de frappe face aux monstres de l’ère numérique. Après tout, aux États-Unis, cinq grands opérateurs dominent le marché, ce qui leur donne du poids face aux autres acteurs du secteur. Il faut donc trouver le moyen de stimuler la concurrence tout en encourageant les fusions qui, dans un premier temps, ne seront que rarement transfrontalières, chaque État voulant défendre «son» champion national. La solution n’est pas très compliquée : réglementer tous les prix ou, a minima, permettre aux consommateurs de choisir n’importe quel opérateur dans l’Union. Trop simple sans doute.

Catégories: Union européenne

Hollande paralyse le couple franco-allemand

sam, 10/10/2015 - 02:24

C’était au lendemain du 13 juillet, à l’issue d’un Sommet européen dramatique au cours duquel on a frôlé le « Grexit ». Ébranlé par six mois de négociations tendues avec Athènes, conscient de l’image désastreuse donnée par une Europe qui aurait humilié la Grèce à la suite d’un « diktat » allemand, François Hollande, lors de l’entretien traditionnel du 14 juillet, a promis de s’attaquer aux dysfonctionnements de la zone euro, notamment en instaurant un parlement chargé de la contrôler et un budget propre destiné à venir en aide aux pays en difficulté. L’Élysée s’est ensuite activé auprès des médias, leur annonçant une grande initiative pour la rentrée qui s’inscrirait dans le cadre de la lettre franco-allemande du mois de mai appelant à un renforcement de la gouvernance économique de la zone. En septembre, lors de la conférence de presse semestrielle du chef de l’État, on a vu… En fait, on n’a rien vu, Hollande se concentrant sur la question des réfugiés. Une répétition de la séquence du printemps 2013 lorsque François Hollande avait déjà annoncé des propositions de réformes de la zone euro qui ne sont jamais venues.

Depuis son élection, en 2012, le Président de la République joue au chat et à la souri avec le sujet européen par crainte à la fois de fâcher son partenaire allemand, qui a une vision de l’avenir européen radicalement différente, et, surtout, de relancer le débat hexagonal sur l’Europe dont il a vu, en 2005, qu’il échappait à toute rationalité et pouvait avoir des effets explosifs sur le PS. Il s’applique donc, depuis trois ans, à ne pas sortir des aimables généralités sur l’Europe, comme il l’a de nouveau fait mercredi à Strasbourg, devant le Parlement européen, où il a pris la parole avec la chancelière Angela Merkel sur le thème des valeurs européennes. L’Élysée a prévenu : il n’y aura aucune annonce programmatique…

Ce mutisme présidentiel sur un sujet central de la vie politique donne l’impression que le couple franco-allemand est désormais déséquilibré au profit d’une chancelière qui sait ce qu’elle veut et surtout ce qu’elle ne veut pas. Autrement dit, alors qu’il y a une parole politique forte outre-Rhin, il n’y a aucune parole politique de même niveau dans l’Hexagone, même si Pierre Moscovici, lorsqu’il était ministre des Finances, ou Emmanuel Macron, le ministre de l’Économie, ont avancé, en solitaire, une série de propositions : création d’un trésor européen et d’un budget de la zone euro, mutualisation d’une partie de l’assurance–chômage, parlement de la zone euro, convergence fiscale, ministre des Finances de la zone euro, présidence permanente de l’Eurogroupe (instance où siègent les ministres des Finances). Bien que ces réflexions aient été menées avec le SPD allemand (socio-démocrates), il leur manque l’onction présidentielle pour devenir une base de négociations avec Berlin.

Même si Angela Merkel et son puissant ministre des finances, Wolfgang Schäuble, tous deux membres de la CDU (chrétiens-démocrates) estiment que la zone euro peut fonctionner en pilotage automatique, chaque pays devant se contenter de respecter le règlement de copropriété de la monnaie unique (le Pacte de stabilité), ils sont d’accord pour introduire un contrôle parlementaire et ne sont pas fermés à davantage de solidarité financière entre les pays de la zone euro. Mais à une condition : que ces innovations majeures passent par une modification des traités européens comme l’exige la Cour constitutionnelle fédérale allemande. Et c’est là où ça coince : l’Élysée ne veut pas en entendre parler par crainte d’être obligé d’organiser un référendum. Le traumatisme de 2005 explique donc largement la prudence présidentielle.

Ces contraintes réelles ou supposées de politique intérieure ont donc remisé au placard les initiatives ambitieuses franco-allemandes, comme ont su en prendre Mitterrand-Kohl, Chirac-Schröder et, dans une moindre mesure, Sarkozy-Merkel. Pour autant, il serait inexact de croire que la France ne joue plus aucun rôle. Le gouvernement tente d’innover à « traité constant », comme le veut l’expression consacrée, c’est-à-dire sans se lancer dans un mécano institutionnel à haut risque. Paris a ainsi pesé avec succès pour que la Grèce reste dans la zone euro, alors que Berlin était favorable à une sortie ordonnée, et pour qu’elle bénéficie d’un troisième plan d’aide dont l’Allemagne ne voulait pas. En réalité, depuis le début de la crise de la zone euro, Berlin s’est montré d’une souplesse remarquable, acceptant à peu près tout ce qu’elle refusait d’abord, de la création du Mécanisme européen de stabilité (MES) à l’Union bancaire. Mieux, elle s’est accommodée de l’évolution doctrinale de la Banque centrale européenne (BCE) qui a jeté par-dessus bord l’héritage de la Bundesbank en rachetant à tour de bras les dettes publiques (60 milliards par mois). Autant d’évolutions qu’il n’a pas été facile de faire accepter par le Bundestag et l’opinion publique allemande rétive à une « Union de transferts ».

Le problème est qu’on arrive à la limite de l’acceptable pour l’Allemagne : les emprunts européens, par exemple, sont tout simplement contraire aux traités actuels selon Berlin, ce qui explique que Hollande, qui les avait défendus lors de sa campagne de 2012, les ait enterrés. En outre, cette prudence du Président français devient suicidaire. Ainsi, pour ne pas modifier les traités, la France voudrait faire du Parlement européen limité aux députés membres de la zone euro l’instance de contrôle (forcément consultative sans modification des traités) de la zone euro. Le problème est que sa composition est tout sauf démocratique, les grands pays étant sous-représentés : alors qu’il faut 70.000 Maltais pour élire un député, 883.000 Français sont nécessaires… Enfin, ce refus de s’emparer du sujet européen laisse le champ libre aux eurosceptiques et aux europhobes qui peuvent à leur aise dénoncer cette Europe technocratique, égoïste et coupée des peuples.

N.B.: article paru dans Libération du 6/10

Catégories: Union européenne

Michel Onfray ou les dérives d'un antilibéral anti-européen

mar, 06/10/2015 - 00:11

Le 8 décembre 2006, je publiais dans Libération l’article qui suit, article critiquant une tribune de Michel Onfray parue dans le même journal. Cet article était une version plus courte d’un billet publié sur mon blog. A l’époque, Onfray était encore une vache sacrée de la gauche et de la gauche de la gauche: je voulais montrer tout ce que cette pensée nourrie d’antilibéralisme et d’europhobie avait de moisie et de réactionnaire. Neuf ans plus tard, ce texte que je républie ici, à l’occasion d’une «une» de Libération consacrée à ces nouveaux réac, annonçait déjà la dérive d’un «penseur» qui, désormais, se situe bien à la droite de De Gaulle... Michel Onfray, mais aussi Jacques Sapir ou encore Eric Zemmour, font la démonstration que le souverainisme, celui du «non» à la Constitution européenne, qu’il soit de gauche ou de droite, conduit presque inéluctablement au compagnonnage avec le FN. Le naufrage d’une certaine élite intellectuelle française (qui dénonce pourtant l’élitisme...) empêtrée dans ses contradictions et ses erreurs d’analyse.

L’appel lancé lundi, dans Libération, par Michel Onfray pour que la «gauche antilibérale», celle du non à la Constitution européenne, s’unisse et ne présente qu’un seul candidat ­ et non six ! ­ à l’élection présidentielle, est l’aveu d’un échec. Autant il est facile de s’opposer, autant il est difficile de construire et de proposer une alternative crédible.

On savait déjà que le non était divers, puisqu’il agrégeait l’extrême gauche, une partie de la gauche de gouvernement, la droite souverainiste et l’extrême droite. On sait désormais que le «non de gauche» est irréductible : tous Français, tous «antilibéraux», tous à la gauche de la gauche, mais tous incapables de s’entendre. On comprend le désespoir d’Onfray. Il est en tout cas certain qu’avec de tels leaders, l’Europe, avec ce que cela suppose de compromis, parfois douloureux, ne se serait jamais construite. Car, pour parvenir à bâtir pierre par pierre cette Union de bientôt vingt-sept Etats membres, il a fallu mettre d’accord des pays qui se sont fait la guerre durant des siècles, dont l’histoire est multiséculaire, les cultures éloignées, les langues diverses et les systèmes juridiques profondément différents. Et cela fait cinquante ans que cela fonctionne. Les leaders du non ont beaucoup à apprendre de l’Europe et de sa culture du compromis.

Au-delà de cet appel au «rassemblement», le texte d’Onfray mérite une attention particulière. Sa lecture est riche d’enseignements sur les ressorts du non à la Constitution européenne. Cet article est terrifiant par ce qu’il révèle du désordre idéologique d’une partie de la gauche radicale. D’Europe, il n’est guère question : Onfray reconnaît lui-même que le non de gauche s’explique par un rejet des «couleuvres du socialisme gouvernemental». Pour lui, «la gauche se mettait en position de constituer enfin une identité nouvelle loin du libéralisme des rejetons mitterrandiens et du stalinisme des déçus de l’Est». On est très loin de l’Europe. «L’écologie, le féminisme, la République, la laïcité, la nation, les régions, les minorités, l’antiracisme, la province, le peuple»... On est là dans le seul cadre de l’Etat-nation. Pour Onfray, la gauche «qui a voté non à cette Constitution rédigée par le président Giscard d’Estaing» (c’est inexact, mais ça permet de souligner son travers «libéral»), «c’est celle que nous avons le devoir de construire». Voilà, c’est dit : le référendum n’était pas une affaire européenne, c’était une affaire nationale, un levier pour bâtir une autre gauche et, à terme, une nouvelle communauté nationale.

Ses détestations et ses préférences sont fascinantes. Mitterrand est définitivement «vichyste» et haïssable, mais le communisme lavé de ses crimes. Plus loin, il rend hommage à la Révolution française, pas à celle de 1789, à celle de 1793 et à ses «valeurs démocratiques». 1793, c’est effectivement la Constitution la plus démocratique jamais adoptée en France, mais elle ne fut jamais appliquée, Robespierre et ses amis l’ayant remisée au placard pour proclamer la Terreur. 1793, c’est aussi la nation en armes assiégée par une Europe qui rejette la Révolution française. La référence n’est pas anodine dans le débat constitutionnel. Il est vrai que la démocratie, selon Onfray, a un sens particulier. Il propose que les prétendants de la gauche radicale se réunissent autour d’une table et votent entre eux pour désigner leur porte-drapeau ! Pas question d’un vote citoyen comme l’ont osé les socialistes, mais une réunion à huis clos d’un bureau politique autoproclamé.

Plus inquiétant encore : si la gauche radicale doit s’organiser, c’est pour promouvoir ses valeurs, en particulier «restaurer le sens de l’intérêt général et du bien public». Le mot «restaurer» est important et revient quelques lignes plus loin : il faut imposer la «restauration d’un service public», dit Onfray. S’il faut restaurer et non instaurer, cela veut dire que, dans le passé, les choses ont mieux fonctionné. Il faut donc remonter dans le temps pour retrouver cet âge d’or. Onfray nous livre la clef de sa nostalgie en stigmatisant le «libéralisme que droite et gauche incarnent en se succédant au pouvoir depuis Pompidou». Donc le libéralisme a corrompu la société française à la mort de Pompidou, en 1974. Cette France aux valeurs restaurées, celle du «bien public», celle de la communauté nationale revivifiée serait donc celle des Trente Glorieuses, celle de «l’Etat UDR» triomphant, celle qui a débouché sur Mai 68 ? Le voilà donc, cet «avant», cette nostalgie qui fouaille Onfray. De Gaulle et Pompidou, c’était avant la corruption par l’Europe, cette Europe «inventée» par le libéral VGE et le «vichyste» Mitterrand, celle du Marché unique.

Cette nostalgie passéiste, cette affirmation que la communauté nationale a été corrompue par l’Europe libérale, cette pensée enfermée dans le cadre national, ces références constantes au peuple (il parle de «gens modestes») supposé plus pur que les «élites», voilà un cocktail pour le moins détonant de la part de quelqu’un qui prétend incarner un renouveau de la gauche radicale.

Catégories: Union européenne

Guy Verhofstadt: Viktor Orban "ne respecte pas les valeurs européennes"

lun, 28/09/2015 - 02:40

L’ancien premier ministre belge et président du groupe libéral du Parlement européen, Guy Verhofstadt, veut que l’Union mette en examen la Hongrie de Viktor Orban qui s’est lancée dans une logique répressive afin d’endiguer l’afflux de réfugiés. Explications.

Que pensez-vous de la façon dont Viktor Orban, le Premier ministre hongrois, gère la crise des réfugiés ?

Le groupe libéral va demander au Parlement européen de lancer contre la Hongrie la procédure prévue par l’article 7 du traité sur l’Union, car nous estimons que la façon dont elle gère la crise des réfugiés présente un « risque clair de violation grave » des valeurs européennes. Il y a deux ans, nous l’avions déjà proposé, parce que Orban réorganise son pays dans l’intérêt de son seul parti, mais ni les socialistes ni les Verts ne nous avaient suivis en estimant que c’était prématuré. L’un des arguments avancés pour expliquer cette pusillanimité est que l’activation de l’article 7, qui peut aboutir à suspendre certains droits des Etats comme le droit de vote, est une bombe nucléaire. Autrement dit, cela interdirait son usage ! Or, on oublie que cet article comporte deux volets, l’un préventif, l’autre répressif. Il s’agit simplement d’activer le volet préventif, de faire des recommandations à la Hongrie pour remédier à la situation actuelle.

Viktor Orban reste protégé par sa famille politique, le PPE (Parti populaire européen), au sein à la fois du Parlement européen et du Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement.

C’est exact. Le PPE est peu regardant sur ses membres, car il a toujours eu pour politique de ratisser large afin de renforcer son poids au Parlement. Ce groupe n’a jamais exclu personne à la différence du groupe libéral qui s’est débarrassé du FPÖ autrichien lorsque Jorg Haïder en a pris le contrôle et lui a fait prendre un virage vers l’extrême droite à la fin des années 80. Je tiens à rappeler qu’Orban a été membre du Parti libéral qu’il a quitté, en 2002, lorsqu’il a pris son virage nationaliste. Et c’est à ce moment-là que le PPE l’a accueilli…

Le traitement des réfugiés par la Hongrie ne va-t-il pas pousser le PPE à le lâcher ? Après tout, le groupe est dominé par les chrétiens-démocrates allemands qui sont plus que critiques de son action.

Qu’est-ce qui va peser le plus ? Le pouvoir ou les principes ? J’espère que les principes l’emporteront, mais je crains que ça ne soit le pouvoir comme toujours. Je constate que les réactions les plus virulentes et les plus dures contre Orban ne viennent pas d’Europe, mais des États-Unis…

On ne peut quand même pas nier que la Hongrie est confrontée à un sérieux problème ?

Personne ne le nie. Mais la réaction d’Orban n’est pas conforme aux valeurs européennes. A sa place, je serais venu à Bruxelles avec Matteo Renzi et Alexis Tsipras, qui dirigent deux pays confrontés au même problème, pour exiger une solution européenne. Et si les autres pays avaient refusé, j’aurais organisé le transport des réfugiés vers les capitales de l’Union. Cela aurait autrement plus positif que de construire un mur et de tirer sur les réfugiés. On ne peut pas arrêter des gens qui fuient des zones de guerre.

La Hongrie n’est pas la seule à s’être opposée à la relocalisation des 120.000 demandeurs d’asile proposé par la Commission : la République tchèque, la Slovaquie et la Roumanie l’ont soutenu lors du conseil des ministres de l’Intérieur mardi.

Leur opposition est surtout due au fait qu’il n’y a aucune approche globale du problème des frontières sur la table. Les Tchèques, qui font partie de mon groupe, m’ont expliqué qu’ils veulent bien accueillir des réfugiés, mais à condition que l’on traite aussi du contrôle commun des frontières ou de la mise en place d’un système d’asile européen. Ce qu’ils critiquent, c’est qu’on ait commencé par la fin, par la relocalisation, sans approche globale.

L’argument d’Orban est qu’il fait son travail en empêchant les réfugiés d’entrer sur le territoire de l’espace Schengen.

Ce qu’il montre surtout, c’est qu’il est impossible d’avoir des frontières extérieures communes avec des contrôles nationaux, car cela revient à repousser les problèmes vers d’autres pays. Il faut en réalité un contrôle commun des frontières extérieures, avec des policiers et des douaniers de tous les pays détachés dans une structure européenne afin que les contrôles soient organisés de manière convenable et de la même façon, quel que soit le point d’entrée. De même, un système commun d’asile doit être mis en place afin que le statut de réfugié soit accordé selon les mêmes critères partout en Europe. Il faut enfin donner la possibilité aux gens de demander le statut dans les camps où ils se trouvent, généralement dans les pays riverains, et ensuite les acheminer chez nous : pour l’instant, on les oblige à se tourner vers des organisations criminelles pour venir en Europe parce que c’est seulement là qu’ils peuvent demander l’asile. Avec un tel système, on saura d’avance combien de personnes on devra accueillir et on pourra se les répartir entre pays européens. En fait, Schengen, comme la zone euro, souffre d’une absence de gouvernance. On a créé une monnaie unique et un espace sans frontière intérieure, mais sans se donner les moyens de le gouverner.

C’est le même problème avec l’article 7 du traité qui pose un principe sans en donner le mode d’emploi.

C’est pour cela que le groupe libéral demande que la Commission propose l’équivalent du Pacte de Stabilité budgétaire en matière de valeurs et de principes européens : cela veut dire des indicateurs, un système de surveillance rapproché par la Commission, des recommandations et des sanctions. Il faut que nous puissions dire ce qui ne va pas dans tel ou tel pays avant que la situation ne devienne irréversible : état dans les prisons, corruption, liberté de la presse, indépendance des juges, etc. Un tel pacte permettrait d’éviter que ce soient les États qui décident, car il n’est pas facile de sanctionner son voisin. C’est pour cela que le Pacte de stabilité n’a pas fonctionné et qu’on a dû le réformer afin de réduire les possibilités d’empêcher les sanctions.

Les pays d’Europe de l’Est n’ont-ils pas un problème avec les minorités ?

Effectivement. Et cela n’est pas récent. On peut le faire remonter au président américain Wilson qui, lors du premier conflit mondial, a défendu le principe des nationalités. Cela a abouti à cette idée qu’il fallait créer des entités monoethniques et monolingues. Les nazis ont poussé cette logique jusqu’à l’horreur. Aujourd’hui, l’idée qu’un État doit être monoethnique perdure dans certaines zones, comme on l’a vu dans les Balkans. Beaucoup d’États, notamment à l’Est, ne sont pas fondés sur les valeurs, comme c’est le cas en France, mais sur l’ethnicité. Or, avant les deux guerres mondiales, les sociétés européennes étaient multiculturelles, multiethniques, multilingues.

Fin de l’entretien (je signale car impossible d’éditer sur ce blog).

Le papier qui suit est un éclairage.

L’ARTICLE 7, MODE D’EMPLOI

Si un État membre peut quitter l’Union européenne, il n’existe aucun moyen de l’en expulser manu militari. En clair, l’Espagne franquiste ou la Hongrie communiste n’auraient pu adhérer, mais s’ils renouaient avec un régime fasciste ou totalitaire, impossible de s’en débarrasser. Pour remédier partiellement à cet oubli, le traité d’Amsterdam de 1997 a prévu une procédure de sanction si un État viole de façon « grave et persistante » les valeurs européennes : respect de la dignité humaine, de la liberté, de la démocratie, de l’égalité, de l’État de droit, des droits de l’homme et des minorités. C’est devenu l’article 7 du traité sur l’Union européenne.

Ce mécanisme purement politique (la Cour de justice européenne n’est pas compétente pour juger de son application) est particulièrement lourd à mettre à œuvre. Il faut que la Commission ou un tiers des États membres proposent au Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement de « constater » l’existence d’une telle violation dans un pays de l’Union. Ce constat ne peut fait qu’à l’unanimité (moins l’État mis en cause) et le Parlement européen doit l’approuver. Ensuite, le Conseil des ministres (on descend d’un niveau) « peut » décider de sanctionner, à la majorité qualifiée, le pays mis en cause en suspendant « certains des droits découlant de l’application des traités (…) y compris les droits de vote » au sein du Conseil. Ce qui est suffisamment vague pour permettre d’aller très loin.

A la suite de la crise autrichienne de 1999, lorsque les conservateurs de Wolfgang Schüssel se sont alliés à l’extrême droite du FPÖ de Jorg Haider, ce volet répressif a été complété par un volet préventif. A l’époque, c’est la Belgique, alors dirigée par le libéral Guy Verhofstadt, avait mené la bataille contre Vienne, soutenue par la France. « La polémique avait atteint des sommets lorsque Louis Michel, mon ministre des affaires étrangères, avait recommandé de ne plus aller skier en Autriche », s’amuse Guy Verhofstadt. « Pour sortir de cette crise et éviter des réactions en désordre, on a décidé de compléter l’article 7. Ca a été le résultat d’une négociation de couloir, à Nice, en décembre 2000, entre Schüssel et moi ».

Lorsqu’un « risque clair de violation grave par un État membre des valeurs » européennes apparaît, la Commission, un tiers des États membres, mais aussi le Parlement européen peuvent demander au Conseil des ministres (et non au Conseil européen) de le constater, ce qu’il ne peut faire qu’à la majorité des quatre cinquièmes. « Je voulais trois cinquièmes, Schüssel voulait l’unanimité. On a transigé à quatre cinquièmes », se souvient Verhofstadt. « Le volet préventif, c’est donner des recommandations à un pays : on ne peut pas faire ceci, ça ne va pas », poursuit le président du groupe libéral. « C’est seulement si l’État ne suit pas ces recommandations, qu’on entre dans la deuxième étape, celle des sanctions ».

N.B.: version longue de l’entretien paru dans Libération du 25/09

Catégories: Union européenne

Réfugiés : L’Union s'impose la solidarité

mer, 23/09/2015 - 10:21

L’Europe divisée, comme ne manqueront pas de le clamer certains ? Sans doute, mais en deux parties très très inégales, c’est le moins que l’on puisse dire, puisque seuls quatre États membres ont refusé, aujourd’hui, lors d’un conseil extraordinaire des ministres de l’Intérieur de l’Union, toute solidarité européenne pour faire face à la plus grave crise humanitaire à laquelle l’Europe est confrontée depuis 1945. La Hongrie, la République Tchèque, la Roumanie et la Slovaquie (seul membre de la zone euro dans la bande des quatre) ont, en effet, voté contre la répartition obligatoire du traitement de 120.000 demandes d’asile émanant de Syriens, d’Irakiens et d’Érythréens, un système proposé, au printemps dernier, par la Commission. La Grande-Bretagne, l’Irlande et le Danemark, ne participant pas à la politique d’asile et d’immigration commune (ils bénéficient d’un opt out), ce sont en réalité 21 pays sur 25 qui ont accepté de se répartir la charge de l’afflux de réfugiés (1). Comme division, l’Union a déjà fait pire …

Il n’était pas évident de procéder à ce vote à la majorité qualifiée : peut-on contraindre des pays à recevoir des réfugiés dont ils ne veulent pas ? Comment seront-ils traités et comment seront instruits leur dossier ? En dépit de ces interrogations légitimes, et après avoir cherché à réunir un impossible consensus, la présidence luxembourgeoise du Conseil des ministres a décidé de passer au vote et de faire fi des réticences d’une poignée de gouvernements. Une décision justifiée : faute d’accord, c’est l’ensemble de l’Union qui serait apparue une nouvelle fois paralysée, incapable d’être solidaire à la fois à l’égard de ses membres débordés par cet afflux brutal, et vis-à-vis des réfugiés eux-mêmes. En un mot, elle aurait offert au monde le visage de l’égoïsme, alors que la plus grande partie des réfugiés résident dans les États riverains des zones de conflit, des pays infiniment plus pauvres que la riche Europe.

« L’Europe a connu d’autres crises. Mais là, d’une certaine façon, c’est sa raison d’être et son fonctionnement même qui sont en cause » a justement souligné Laurent Fabius, le ministre des Affaires étrangères. De fait, à la différence de la crise de la zone euro, ce sont une partie des valeurs sur lesquelles l’Union s’est fondée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qui sont mises à l’épreuve : défense des droits de l’homme, protection des minorités, droit d’asile. Si, à la première épreuve, et une épreuve limitée puisqu’il ne s’agit que de 500.000 personnes sur un ensemble de 500 millions d’habitants, l’Union se révèle incapable de faire face, prête à tirer sur des réfugiés fuyant la guerre comme s’autorise à le faire la Hongrie de Viktor Orban, de quel poids pèsera-t-elle dans le monde ? Quelle sera sa crédibilité au Moyen-Orient ou en Afrique lorsqu’elle plaidera pour des valeurs qu’elle aura piétinées ? Quel sera son poids lorsqu’il faudra trouver une solution politique dans les pays qui poussent leur population à fuir ?

Il est intéressant que les États qui se sont montrés incapables, aujourd’hui, de comprendre que l’Union est bien autre chose qu’un marché ou un distributeur de subventions soient uniquement des pays d’Europe de l’Est, ceux-là mêmes qui ont pourtant largement bénéficié de la solidarité européenne, et ce, bien avant la chute du mur : au-delà même des transferts financiers, faut-il rappeler que les pays européens ont accueilli sans barguigné 220.000 réfugiés hongrois fuyant, en 1956, les Soviétiques ? Heureusement, les pays Baltes, la Bulgarie, la Croatie, la Slovénie et surtout la Pologne ont su surmonter leurs premiers réflexes d’égoïsme national, évitant ainsi une désastreuse fracture est/ouest.

Une nouvelle fois les Européens montrent qu’ils apprennent dans l’épreuve. La grande majorité d’entre eux ont compris que, seuls, repliés dans leur précarré national, ils ne pourraient pas faire face à cette crise humanitaire inédite. Et que c’est seulement une Europe unie qui pourra, au sud, comme à l’est (en Ukraine, par exemple), peser dans la résolution des crises. Le vote égoïste de quatre pays ne changera rien à l’affaire : l’Europe a montré aujourd’hui son meilleur visage quoiqu’en diront les esprits chagrins. Mais il faut qu’elle aille plus loin: il est notamment urgent qu’elle mette la main au portefeuille pour aider massivement les Etats qui accueillent le plus grand nombre de réfugiés, comme la Turquie, le Liban, la Jordanie, etc.. Pour l’instant, l’Union est très loin du compte: le Haut commissariat aux réfugiés de l’ONU, par manque de moyens, a dû réduire son aide dans les camps, ce qui explique en partie l’afflux actuel.

Enfin, elle ne fera pas l’économie d’une explication interne. Peut-elle tolérer en son sein la Hongrie d’Orban qui ne se reconnait plus dans ses valeurs comme le montrent son refus de toute solidarité et sa politique répressive folle qui pourrait déboucher sur des drames humains?

(1) La Pologne, après avoir longuement hésité, s’est finalement ralliée à la majorité, sans doute le dernier coup d’éclat des libéraux qui devraient perdre les prochaines élections au bénéfice des populistes de Droit et Justice. Quant à la Finlande (autre membre de la zone euro), dont la majorité est dominée par les « Vrais Finlandais », un parti d’extrême-droite, elle s’est réfugiée dans l’abstention.

Catégories: Union européenne

Oligarques : comment quelques familles contrôlent la Grèce

lun, 21/09/2015 - 08:01

Vardis Vardinoyannis

Il y a des noms que l’on prononce à voix basse en Grèce. Ceux des oligarques qui contrôlent à la fois l’État et l’économie du pays et qui les mettent en coupe réglée. En Grèce, on les connait, on en parle en privé d’un air gourmand, mais de là à dénoncer publiquement ce système quasi mafieux, il y a un pas qui est rarement franchi, les grands médias étant sous le contrôle direct ou indirect de ces familles et la plupart des politiques leur devant leur carrière... Certes, Syriza a fait de la lutte contre ce système l’un des axes de son programme, mais en six mois, il n’a curieusement pas trouvé le temps de s’y attaquer. S’il est réélu ce dimanche, peut-être le fera-t-il, mais nombreux sont ceux qui en doutent.

Une anecdote révélatrice sur la loi du silence qui règne en Grèce. Récemment, j’ai eu un débat télévisé avec l’une mes consoeurs grecques au cours duquel elle a développé l’argumentaire habituel de « la Grèce victime des Européens et de la finance ». Le débat a été vif, mon analyse étant que la Grèce doit son échec à elle-même et à personne d’autre. À l’issue du plateau, celle-ci m’a dit qu’en réalité, j’avais raison et elle m’a invité à enquêter sur le système oligarchique. Surpris, je lui ai demandé pourquoi elle ne le faisait pas : « parce que je tiens à garder mon travail », m’a-t-elle répondu. Dans le cadre du documentaire que je prépare (« Grèce, le jour d’après » qui sera diffusé le 20 octobre sur ARTE), j’ai voulu interviewer des oligarques, ce qui a beaucoup faire rire sur place, ceux-ci n’ayant pas l’habitude de répondre aux questions des journalistes. J’ai alors cherché des Grecs prêts à dénoncer ce système. Je me suis heurté à un véritable mur. Finalement, le journaliste d’investigation Nikolas Leontopoulos, qui fait l’objet de poursuites judiciaires de la part des oligarques n’ayant pas aimé qu’on s’intéresse à leurs affaires, a accepté de me parler. Rendez-vous a été pris dans un parc public d’Athènes. Voici cet entretien.

Comment fonctionne le système oligarchique ?

Nous avons une expression pour le décrire en Grèce : nous parlons du « triangle du péché » ou du « triangle du pouvoir ». En réalité, c’est plutôt un carré : le premier côté est l’élite entrepreneuriale, le second, les banques, le troisième, les médias et le quatrième, le monde politique. Ceux qui possèdent le pouvoir entrepreneurial sont propriétaires des principaux médias et sont actionnaires des banques et en même temps entretiennent des rapports incestueux avec le pouvoir politique.

Qui sont ces oligarques ?

Il s’agit de cinq familles pour l’essentiel ou de vingt familles, si l’on veut agrandir le cercle de cette élite entrepreneuriale.

Plus précisément ?

Il vaut mieux ne pas nommer ces familles, car celles que je ne citerais pas seraient d’une certaine manière vexées de ne pas en faire partie.

C’est une pirouette…

Bon. Les deux familles les plus puissantes –je parle exclusivement de la puissance économique et non de la corruption – sont les familles Vardinoyannis (qui contrôle l’industrie pétrolière, NDA) et la famille Latsis (transport maritime, immobilier, etc., NDA). La meilleure façon de mesurer le pouvoir des oligarques, c’est d’examiner séparément les différents domaines. Par exemple, dans celui de l’énergie et du pétrole, deux familles le contrôle. La construction est le domaine d’une famille tout comme l’immobilier. Ou encore, deux familles détiennent une position dominante dans l’activité financière. Mais, elles ne sont pas seules à exercer ce contrôle, elles le font en coopération avec des entreprises étrangères. En vérité, ce que nous appelons oligarchie en Grèce ne pourrait pas exister dans la plupart des cas sans la coopération d’une entreprise le plus souvent européenne – française ou allemande.

C’est-à-dire ?

En fait, ces familles sont des médiateurs. Le système fonctionne de la façon suivante : une grande entreprise étrangère coopère avec une une famille locale qui a des liens avec le pouvoir politique afin d’obtenir un marché public. Autrement dit, ce système oligarchique est international : sans la présence de l’entreprise étrangère, ce modèle ne pourrait pas exister. Un très bon exemple est celui des Jeux olympiques de 2004 qui sont à l’origine de l’augmentation de la dette grecque. Tous les travaux publics qui ont été faits pour les Jeux, et dont plusieurs sont entachés de corruption, obéissaient au même modèle : d’un côté, une entreprise étrangère, de l’autre côté, une entreprise grecque et l’État grec. Le rôle de l’entreprise grecque se résumait à jouer de son rapport privilégié avec le pouvoir politique. L’investisseur véritable, au moins pour 50 % de chaque chantier, était une grande entreprise multinationale de France (Bouygues ou Vinci), d’Allemagne (Hochtief), d’Espagne (ACS), etc.. C’est de cette manière que le système fonctionne depuis les 30 dernières années.

Spyros Latsis

Et le pouvoir politique ?

Le pouvoir politique est, dans une grande mesure, dépendant des intérêts entrepreneuriaux.

Il y a une véritable loi du silence autour de ces oligarques.

C’est vrai et cela concerne autant les médias grecs que les médias étrangers. Il a fallu la crise de la dette pour que leur rôle sorte enfin de l’ombre. Pour les médias, ce système a longtemps été conçu comme un moteur de croissance et de prospérité.

Peut-on comparer ce système oligarchique à la mafia italienne ?

Non. Mais il y a quelques similitudes : tout comme la mafia vend de la protection, les médias grecs, possédés par les oligarques, protègent les intérêts entrepreneuriaux. Ainsi, lors du referendum du 5 juillet, alors que le peuple était vraiment divisé, tous les médias privés, sans aucune exception, ont mené une bataille à la limite du fanatisme en faveur du « oui », car cela correspondait clairement aux intérêts des oligarques.

Ces familles qui contrôlent la Grèce sont-elles toujours les mêmes ?

C’est un système qui se renouvelle d’une période historique à une autre. Les grandes familles qui contrôlent le pays remontent aux années 80’. Des années 50 aux années 80, c’était d’autres familles.

Ce système est-il consubstantiel à la Grèce ?

Non, c’est même le contraire. Historiquement, la Grèce n’a jamais eu un pouvoir central fort. Cela explique l’absence de confiance que les citoyens ont vis-à-vis de l’État. La Grèce est un pays décentralisé, pour des raisons historiques et géographiques, avec de petites villes, de petites communautés dans les montagnes et les îles, qui avaient une grande autonomie. Le système oligarchique est un renversement complet de ce modèle. À partir du moment où un centre puissant est apparu, il a entrainé la création d’élites entrepreneuriales autour de lui qui se sont opposées à l’activité et à la créativité de ceux qui ne font pas partie de ce centre.

L’Union européenne a-t-elle lutté contre ce système ?

Au contraire. Ainsi, en 2005, le gouvernement conservateur de Karamanlis a voté une loi interdisant à une entreprise (y compris les membres de la famille possédant cette entreprise) susceptible de participer à un marché public de posséder en même temps une entreprise médiatique. Cela était le premier véritable effort du pouvoir grec de lutter contre l’oligarchie. Mais la Commission a jugé que cette loi était contraire au droit européen. Au lieu de demander une transformation de la loi ou d’aider d’une manière ou d’une autre le gouvernement dans sa lutte contre la corruption et l’oligarchie, la Commission a menacé le gouvernement grec de ne plus verser les fonds structurels. Le gouvernement a été obligé d’abroger cette loi. Aujourd’hui encore, il est déplaisant de constater qu’après cinq ans de contrôle total par la Troïka, aucune mesure n’a été proposée pour lutter contre ceux qui possèdent le pouvoir dans ce pays alors les retraités, les gens simples, les salariés ont souffert des réformes.

Syriza s’est engagé à lutter contre les oligarques, mais jusqu’à présent il n’a rien fait.

Une des raisons principales de la victoire de SYRIZA, c’est la lutte contre la corruption. Mais il est exact qu’il n’a pas fait grand-chose pour l’instant, en grande partie parce qu’il a été occupé par les négociations avec la zone euro sur le programme d’assistance financière.

N.B.: On peut ajouter aux familles citées par Nikolas Leontopoulos, les Alafouzos (armateurs), les Melissanidis (pétrole, loterie), les Makarinis (transport maritime, etc.) ou les Bobolas (BTP, autoroute, traitement des déchets) ou les Capelouzos (énergie, gestion des aéroports). Toutes ces familles possèdent les médias grecs et surtout, sont actionnaires des banques (comme la famille Latsis).

Catégories: Union européenne

Federica Mogherini: "Si nous n'accueillons pas les victimes du terrorisme, quel message enverrons-nous au reste du monde?"

jeu, 17/09/2015 - 14:15

Pour Federica Mogherini, l’Union a le devoir d’accueillir les réfugiés, notamment syriens, qui fuient les persécutions et les zones de guerre, d’autant que la quasi-totalité de l’effort repose sur des pays infiniment plus pauvres qu’elle (Jordanie, Liban, Turquie, etc). Pour la ministre des affaires étrangères de l’Union (« Haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité ») et vice-présidente de la Commission, il faut, dans le même temps, chercher des solutions politiques aux conflits, notamment en Syrie, qui génèrent cet afflux. L’ancienne ministre des affaires étrangères italiennes, en poste à Bruxelles depuis moins d’un an, livre en exclusivité, son analyse de la plus grave crise humanitaire à laquelle l’Europe est confrontée depuis 1945. Il s’agit là de sa première interview donnée à un journaliste français depuis sa prise de fonction en novembre 2014.

L’Union peut-elle faire face seule à la crise des réfugiés ?

Contrairement à ce que certains pensent, il ne s’agit pas seulement d’une crise européenne : c’est en réalité une crise régionale due notamment aux conflits en Syrie et en Irak et qui touche au premier chef la Turquie, la Jordanie, le Liban, mais aussi l’Irak et l’Égypte. C’est aussi une crise globale, car il y a infiniment plus de personnes qui se déplacent, qu’ils soient réfugiés ou migrants, entre les pays non européens que vers les pays européens. L’Union a les moyens de faire face à cette crise. D’une part en aidant les pays voisins de la Syrie à faire face à cet afflux comme elle le fait déjà avec une aide de 4 milliards d’euros sur les 4 dernières années. D’autre part, en accueillant un certain nombre de ces réfugiés, la situation des pays riverains de la Syrie devenant insoutenable. Cela vaut pour l’Europe, mais aussi pour l’ensemble de la communauté internationale.

Un certain nombre de citoyens européens ont le sentiment que l’Union est submergée.

98 % des quelque cinq millions de réfugiés ayant fui la Syrie se trouvent dans les pays limitrophes. Cette année, 430.00 réfugiés syriens sont arrivés dans l’Union qui compte, je vous le rappelle, 500 millions d’habitants. L’Europe n’est donc pas submergée : actuellement, elle ne compte que 0,1 % de sa population de réfugiés. Des pays comme la Turquie ou le Liban ont donc fait infiniment plus que nous ne sommes prêts à le faire. Ayant dit cela, il y a un aspect qui devrait nous interpeller : la première destination que désirent rejoindre les réfugiés qui quittent les pays frontaliers de la Syrie, c’est l’Union, car nous avons réussi à construire depuis 70 ans un espace de paix et de prospérité sans équivalent dans le monde. L’Europe est un espace accueillant et attirant, ce que nous avons du mal à percevoir en interne après plusieurs années de crise économique et sociale. Si une partie des Européens est mécontente de l’Union actuelle, il n’en reste pas moins qu’elle fascine le reste du monde et que beaucoup de gens désirent y vivre.

Depuis quelques mois, certains pays européens se montrent plus ouverts à l’accueil des réfugiés.

Lorsque certains responsables politiques ont commencé à parler de réfugiés et non plus d’immigrés, cela a contribué à faire évoluer l’opinion publique. S’il s’agit de réfugiés, il y a un devoir d’accueil, de protection. Les mots sont importants comme on le voit.

D’autres pays continuent néanmoins à être réticents à accueillir ces réfugiés…

Si nous voulons aider à résoudre cette crise, il faut que nous, Européens, prenions nos responsabilités sur le plan intérieur, notamment en acceptant de répartir la responsabilité de l’accueil. C’est seulement si nous sommes crédibles à l’intérieur que nous le serons à l’extérieur. Cela seul nous permettra d’avoir une action efficace dans la région.

En clair, si l’Europe se comporte comme la Hongrie, il sera difficile de donner des leçons au reste du monde ?

Il sera très difficile d’aller expliquer au Moyen-Orient qu’il faut respecter les droits des minorités si l’on a des discours et des pratiques discriminatoires à l’intérieur de l’Union. Nous sommes perçus comme les champions des droits de l’homme, ce qui impose une cohérence des messages politiques et des décisions. La majorité des réfugiés qui arrivent en Europe fuient Daesh, une organisation que nous combattons. Si nous n’accueillons pas ces victimes du terrorisme, si nous ne sommes pas capables de les protéger, quel message leur enverrons-nous ainsi qu’au reste du monde ? Il ne s’agit pas de bons sentiments, il s’agit aussi d’investir dans notre sécurité en se montrant accueillant. Si ces réfugiés sont coincés entre Daesh ou le régime d’El Assad qu’ils fuient et des pays qui les repoussent, croit-on que ce sera le meilleur moyen d’empêcher le développement des mouvements terroristes dans la région et en Europe ?

Est-ce que Daesh n’utilise pas ces réfugiés pour déstabiliser l’Europe ?

Daesh explique les musulmans ne doivent pas abandonner le territoire de l’Islam. C’est pour cela que le message que nous allons délivrer est important. Les valeurs européennes c’est d’apprécier et d’encourager la diversité culturelle et religieuse. Notre message doit être que la coexistence des différences nous enrichissent, alors que celui de Daesh est, au contraire, celui de la « pureté » : les musulmans avec les musulmans.

La droite radicale et l’extrême droite européennes affirment que parmi ces réfugiés se dissimulent des combattants djihadistes. Avez-vous des éléments qui corroborent ces craintes ?

Cela n’aurait guère de sens pour un aspirant terroriste de se présenter comme réfugié alors que ses empreintes sont automatiquement enregistrées dans le fichier Eurodac. Ils ont des filières bien plus sûres. De plus, tous les attentats qui ont eu lieu en Europe ont été commis par des citoyens européens ou des résidents de longue date… Lorsque je parle avec mes collègues irakiens, jordaniens ou turcs, ils m’expliquent que l’Europe ferait bien de contrôler ses propres ressortissants qui vont combattre dans les rangs de Daesh, ressortissants qui peuvent rentrer en Europe évidemment sans demander l’asile…

Est-ce que ces réfugiés ont vocation à rester définitivement en Europe ?

Pour ce que je vois, les réfugiés ont généralement envie de rentrer chez eux le plus rapidement possible. C’est notamment le cas des réfugiés syriens qui ont un haut niveau d’éducation et dont les standards de vie étaient proches des nôtres. Si on arrive à mettre fin à la guerre, ils vont vouloir rentrer afin de reconstruire leur pays et y vivre. Bien sûr, cela va prendre beaucoup de temps.

Les pays qui ont une responsabilité dans la déstabilisation de la région, États-Unis en tête, font peu pour accueillir ces réfugiés.

On commence à assister à une prise de conscience générale : Barack Obama vient d’annoncer qu’il allait accueillir 10.000 réfugiés syriens et le Canada et l’Australie ont fait des annonces similaires.

François Hollande a proposé l’organisation d’une conférence sur la question des réfugiés afin d’internationaliser le problème des réfugiés.

Il faut en effet une mobilisation mondiale. La Norvège a aussi proposé d’organiser une conférence sur le soutien aux réfugiés syriens, mais dans le cadre de l’ONU. Il est utile de s’inscrire dans ce cadre puisque la plus grande partie de l’action repose déjà sur le travail extraordinaire du HCR, une agence de l’ONU majoritairement financée par l’Union. Surtout, cela permettra une vraie mobilisation internationale, car la solution passe par une approche globale. Il faut que chacun puisse mobiliser des ressources en terme d’accueil des réfugiés et de soutien aux pays de la région qui font face à un défi sans précédent. Imaginez que l’Union doive accueillir le même pourcentage de réfugiés que la Turquie ou la Jordanie pendant plusieurs années…

La crise des réfugiés ne risque-t-elle pas de déstabiliser les pays riverains ?

Si on pense qu’on peut fermer les yeux sur la crise, qu’elle peut être gérée par les pays tiers et qu’on peut se contenter de les aider financièrement, on prend le risque de déstabiliser ou radicaliser Turquie, le Liban ou la Jordanie, des pays où les réfugiés représentent jusqu’à un tiers de la population. Et il n’y a pas que la crise syrienne : ainsi, la Tunisie accueille 1,5 million de Libyens. C’est la sécurité de ces régions qui est en jeu et par contrecoup, notre sécurité. Les effets d’une explosion du Liban ou d’une déstabilisation de la Jordanie seraient terribles : terrorisme, vague de réfugiés et immigration économique. Nous devons anticiper et investir dans la stabilité de ces pays.

Cette crise humanitaire n’oblige-t-elle pas l’Europe et l’occident à enfin se préoccuper de la crise syrienne ?

Effectivement. Et elle se produit à un moment clef, au lendemain de l’accord sur le nucléaire avec l’Iran qui ouvre une fenêtre diplomatique, celle d’un dialogue possible entre les différents acteurs. Je soutiens les initiatives de l’Envoyé Spécial des Nations Unies qui appelle à la mise en place d’un groupe de contact international sur la Syrie. L’Iran peut jouer un rôle constructif dans la crise syrienne et on peut essayer de réunir autour d’une même table les acteurs régionaux comme l’Iran, les monarchies du Golfe, la Turquie, avec les États-Unis et la Russie, dans un cadre international. Bien sûr, l’UE va jouer un rôle clé.

Pensez-vous qu’il y a une solution militaire à la crise syrienne ?

Non. Certes, un soutien militaire à l’action contre Daesh comme le fait la coalition globale en Irak afin de le contenir est nécessaire, mais cela n’est pas suffisant. D’autant qu’en Syrie, il n’y a pas que Daesh, il y a aussi une guerre civile à laquelle une action militaire ne pourra pas remédier. La solution sera politique et diplomatique. Il faut identifier un terrain commun pour que les différentes parties en conflit, en dehors de Daesh, se parlent et se mettent d’accord sur une nouvelle gouvernance en Syrie. Cela seul mettra fin à cette complexe guerre civile et permettra de lutter efficacement contre Daesh.

Donc sans BacharAl Assad ?

Vu la façon dont il a été impliqué dans cette guerre civile, il est impossible d’imaginer qu’il fasse partie de la future gouvernance du pays. Ce qui ne veut pas dire que des représentants du régime ne soient pas à la table de négociation. L’idée d’un groupe de contact international peut aider : il pourrait pousser les acteurs syriens à trouver un terrain de compromis. Après quatre ans et demi de guerre civile, il faut voir la réalité : près de 12 millions de personnes ont été déplacées (dont 7,6 millions à l’intérieur du pays), le pays a été détruit et Daesh représente désormais une menace pour tout le monde. C’est une crise très difficile à gérer, car il y a un rôle important des acteurs régionaux. L’Europe et la communauté internationale doivent parvenir à faire comprendre à tous les acteurs régionaux que leur propre intérêt est de stabiliser la Syrie et de combattre Daesh.

N.B.: version longue de l’interview paru dans Libération du 16 septembre

Catégories: Union européenne

Juncker: «accueillir les réfugiés, un devoir européen»

sam, 12/09/2015 - 10:59

L’Union européenne affronte, depuis le début de l’année, une crise qu’elle redoutait depuis longtemps, celle d’un afflux brutal et massif d’étrangers impossible à endiguer. Ce sont, en effet, 500.000 personnes qui ont franchi ses frontières extérieures en huit mois, un chiffre sans précédent depuis les années 50. Si une très grande majorité a vocation à obtenir le statut de réfugié, puisque ces personnes fuient des zones de guerre (Syrie, Irak, Afghanistan) ou de persécutions (Érythrée), d’autres sont simplement à la recherche d’une vie meilleure. Face à ce défi, et après les premières réactions désordonnées, très souvent égoïstes, car marquées par les agendas politiques nationaux, les Européens semblent désormais décidés à y répondre ensemble, écartant tout repli sur le « réduit national » comme l’y incitent les partis europhobes et eurosceptiques. « Il n’y aura pas de remise en cause de Schengen » supprimant les frontières intérieures, a ainsi martelé, hier devant le Parlement européen réuni à Strasbourg, Jean-Claude Juncker, le président de la Commission, lors de son discours annuel sur « l’état de l’Union ». Il a, au passage, relativisé la vague actuelle : elle ne représente que 0,11 % de la population de l’UE, alors que les réfugiés représentent 25 % de celle du Liban qui, avec la Turquie, la Jordanie et l’Égypte, accueillent 98 % des réfugiés syriens.

L’Union de 2015 est, quoi qu’il en soit, autrement mieux armée que la Communauté économique européenne des années 80 pour répondre à cette crise humanitaire. En 1989, lors de la chute du mur de Berlin, suivi par l’effondrement du communisme, les Douze de l’époque ont bien cru qu’ils allaient devoir affronter une déferlante venue de l’est. Les flots d’Allemands de la RDA fuyant vers l’ouest par la brèche ouverte par le régime communiste hongrois de l’époque avaient marqué les esprits. Pierre Joxe, à l’époque ministre de l’Intérieur de François Mitterrand, n’hésitait pas à dresser à ses visiteurs un tableau apocalyptique de hordes affamées de démocratie et de richesse qui ne manqueraient pas de s’installer dans nos contrées. Il ne s’est en réalité rien passé, mais cette peur a poussé les Européens à partager leur souveraineté en matière d’asile et d’immigration afin de faire front ensemble. Personne n’imaginait alors qu’un pays pourrait affronter seul une vague migratoire d’importance. Et pourtant, à l’époque, les frontières intérieures existaient bel et bien (elles ne seront supprimées qu’à la mi-1995)…

C’est à la lumière de cette grande peur que le système de Schengen a été imaginé : contrôle en profondeur de part et d’autre des frontières, renforcement des frontières extérieures, création d’une série de fichiers informatiques (Système d’information Schengen, Eurodac pour les empreintes des demandeurs d’asile, etc.), mise en commun des visas, harmonisation des contrôles, convention de Dublin sur le pays responsable du traitement d’une demande d’asile, etc. Les Européens ne se sont pas arrêté là et ont continué, depuis 1997 et le traité d’Amsterdam, à transférer leurs compétences en matière d’asile et d’immigration au niveau européen : aujourd’hui, l’arsenal législatif adopté depuis 15 ans est quasiment complet. On est donc loin de la caricature qui est faite de l’espace Schengen et plus généralement de la politique de l’Union en matière d’asile et d’immigration : Pierre Joxe et ses successeurs, loin d’avoir désarmé en matière de contrôle des étrangers, ont fait l’exact contraire. Derrière la symbolique suppression des contrôles aux frontières intérieures se cache en réalité un maillage du territoire européen qui tient davantage de la fameuse « forteresse » que craignait et dénonçait la gauche dans les années 80 que de l’espace de libre circulation ouvert à tout vent…

Il sera donc difficile d’aller beaucoup plus loin. « Nous pouvons construire des murs, nous pouvons ériger des clôtures », s’est exclamé hier Jean-Claude Juncker : « Mais imaginez un instant que ce soit vous qui vous trouviez dans cette situation, votre enfant dans les bras, et tout votre univers qui s’écroule. Il n’y a pas de prix que vous ne seriez prêt à payer, pas de mur, de mer ou de frontières que vous ne seriez prêt à franchir pour fuir la guerre ou la barbarie ». Des murs qui seraient contraires au droit d’asile, l’une des valeurs fondamentales d’une Europe « où presque chacun a un jour été réfugié », comme l’a rappelé Juncker : « notre histoire commune est marquée par ces millions d’Européens qui ont fui les persécutions religieuses ou politiques, la guerre, la dictature ou l’oppression ». Autrement dit, l’Union a un devoir d’accueil comme l’a démontré de façon magistrale la chancelière Angela Merkel, qui a vécu de l’autre côté du rideau de fer, en ouvrant ses frontières. Juncker a donc appelé hier les États à « la solidarité collective à l’égard des réfugiés » afin de « gérer » une crise humanitaire que nul ne peut endiguer par des mesures répressives.

Reprenant sa proposition de mai dernier sur la répartition, selon une clef obligatoire, du traitement des demandes d’asile entre les pays européens (sauf la Grande-Bretagne, l’Irlande et le Danemark qui ne participent pas à la politique d’asile et d’immigration) rejetée en juin dernier par une majorité d’États, dont la France, Juncker a proposé de l’amplifier vu l’aggravation de la crise : ce ne sont plus 40.000 dossiers dont il faudra soulager l’Italie, la Grèce et la Hongrie, mais 160.000 (sur deux ans), dont 24.000 pour la France. Paris, entrainé par Berlin, s’est rallié à ce mécanisme, comme l’a annoncé lundi François Hollande lors de sa conférence de presse. Les pays d’Europe de l’Est, terres d’émigration et non d’immigration, y demeurent rétifs, mais comme l’a souligné Juncker, « demain », « les réfugiés pourraient tout aussi bien venir d’Ukraine »

Au-delà de la crise humanitaire actuelle, l’Union doit aussi réfléchir à sa politique d’immigration, sauf à se résoudre à voir périr en Méditerranée des centaines de migrants économiques tout aussi respectables que les réfugiés. Jean-Claude Juncker a appelé les Etats à ouvrir « des canaux légaux de migration », car cela permettra de « mieux gérer la migration » et « de rendre moins attrayante l’activité illégale des trafiquants d’êtres humains ». « La migration doit cesser d’être un problème pour devenir une ressource bien gérée », sur les modèles américain, canadien ou australien. Les États oseront-ils affronter leurs opinions publiques sur ce point nettement moins consensuel ?

N.B.: version longue de l’article paru dans Libération du 10 septembre

Catégories: Union européenne

Ne dites plus "migrants", mais réfugiés

dim, 06/09/2015 - 16:26

L’incroyable acte manqué des journaux français qui ont été les seuls, en Europe, à ne pas publier en « une » la photo du corps d’Aylan, ce petit garçon syrien mort noyé au large des cotes turques, constitue un signal d’alarme. Qu’est-ce qui explique que, dans l’inconscient collectif des médias français, la photo d’Aylan ait été écartée sans procès comme si elle illustrait un simple fait divers de plus ? Après tout, de telles photos, on en voit depuis vingt ans, au rythme des naufrages en Méditerranée, alors pourquoi la traiter différemment ?

Il faut peut-être chercher la réponse dans les mots du débat français : la crise humanitaire actuelle est traitée comme une aggravation, certes spectaculaire, mais une simple aggravation d’une « vague migratoire » qui, depuis des années, vient s’échouer sur les côtes européennes, aujourd’hui Italiennes et Grecques, hier espagnoles. Ce n’est pas un hasard si on parle de « migrants » ou de « clandestins » et on ne parle pas de « réfugiés ». Au fond, pour les Français, Aylan n’est qu’une victime de plus de cette « misère du monde » attirée par l’eldorado européen. Ces masses indifférenciées qui forcent nos frontières au péril de leur vie, et c’est le discours du Front national, ne sont que des « migrants-immigrés » venant voler le pain des Français, au mieux, importer le Djihad, au pire.

Le mot migrant est un cache-sexe sémantique qui permet de nier la spécificité du drame humain qui se joue à nos frontières, un mot connoté négativement : après tout, dans immigrant, n’y a-t-il pas migrant ? Or, l’immense majorité de ceux qui cherchent à se rendre en Europe n’aurait jamais songé, il y a quelques années, à quitter leur pays : ils ne « migrent » que parce qu’ils fuient la guerre, les massacres, les persécutions, les viols, les tortures, la mort. Viendrait-il à l’esprit de quelqu’un de qualifier de « migrants » les opposants politiques ou les juifs fuyant les persécutions nazies des années 30? De qualifier de « migration » les « boat people » vietnamiens ou les Cambodgiens fuyant la fureur khmère rouge ? Aylan, qui n’a connu que la guerre, serait resté chez lui sans les horreurs commises par El Assad, les milices islamistes et aujourd’hui Daech. Le Haut commissariat aux réfugiés (HCR) de l’ONU, Frontex, l’agence européenne de surveillance des frontières extérieures, ou un pays comme l’Allemagne emploient les mots justes : l’Union est confrontée à une crise humanitaire, à un afflux exceptionnel de personnes (majoritairement syriennes, mais aussi irakiennes, afghanes, érythréennes) cherchant la sécurité. Parler de « migrants », c’est nier leurs souffrances, c’est interdire aux citoyens de penser le drame qui se joue, c’est anesthésier l’opinion publique : le black-out français sur la photo d’Aylan montre que les mots pèsent de tout leur poids. Les politiques et la presse ont une responsabilité dans ce chiffre terrible : 56 % des Français refusent d’accueillir ces fameux « migrants », alors que 66 % des Allemands sont prêts à ouvrir leurs portes à ces « réfugiés » : outre-Rhin, on sait qu’ils ne peuvent qu’être renvoyés vers la misère des camps de transit ou vers la mort. Aylan était un réfugié, le dire c’est refuser cette lepénisation rampante des esprits.

N.B.: éditorial publié dans Libération du 6 septembre

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Petros Markaris: «Syriza n'est pas un parti de gauche, c'est un parti eurosceptique et anti-mémorandum»

ven, 04/09/2015 - 11:38

Dans le cadre de la préparation de mon documentaire, «Grèce, le jour d’après», qui sera diffusé en octobre sur ARTE, j’ai eu le plaisir d’interviewer à Athènes, le 7 juillet dernier, Petros Markaris. Auteur de romans policiers, scénariste, c’est un fin observateur de la société et de la vie politique grecque. Ses derniers livres chroniquent la crise depuis 2010 et imaginent un retour à la drachme: «Liquidations à la grecque», «Le justicier d’Athènes», «Pain, éducation, liberté».

Comment un parti comme Syriza qui ne pesait que 4 % des voix en 2010 est parvenu au pouvoir en 2015 ?

Les gens étaient lassés des partis de gouvernement qui se partageaient le pouvoir depuis 1981, le PASOK et la Nouvelle Démocratie. Ces partis sont responsables de la situation actuelle et ils n’ont jamais dit au peuple la vérité vraie : alors que la situation ne cessait d’empirer jour après jour, que la vie devenait de plus en plus insupportable, ils cherchaient encore à rassurer les Grecs sur ce qui allait se passer. Syriza a bénéficié de ce rejet. Mais les Grecs n’étaient pas les seuls à espérer un changement avec ce parti. C’était aussi le cas des Européens qui pensaient qu’avec un parti nouveau, avec des gens jeunes, les réformes pourraient se faire plus facilement puisque Syriza n’avait pas d’intérêts à défendre. Mais tout le monde s’est trompé : on n’a pas compris qu’avec le déclin du PASOK, tout son appareil syndical, politique et administratif est passé à Syriza, de sorte que ce dernier a hérité d’un Etat clientéliste qui est devenu le sien. Il ne peut donc pas se retourner contre cet appareil qui est devenu son émanation. C’est la raison pour laquelle son système de gouvernance rappelle fortement celui du PASOK.

La gestion de la crise n’a pourtant eu que peu à voir avec celle du PASOK ou de ND…

C’est exact, elle est propre à ce qu’est Syriza. L’illusion qu’avaient les Européens qu’ils allaient mieux s’entendre avec ce parti s’est évanouie lorsque Yanis Varoufakis a fait son entrée en scène. A ce moment, les choses n’ont fait qu’empirer… Il faut comprendre que Syriza n’est pas un parti homogène, mais est composé de fractions. Chaque fraction a sa propre ligne politique et sa propre conception politique. Quand ce parti était dans l’opposition, cette particularité n’était pas vraiment nuisible. Mais cela est devenu beaucoup plus problématique maintenant qu’il est au pouvoir, parce qu’il n’existe pas de ligne politique unique dans ce parti. Il y a un secteur important de Syriza qui veut un retour à la drachme, un autre pro-européen qui veut rester dans l’Europe et un troisième qui est tantôt avec les premiers, tantôt avec les seconds. Surtout, Syriza n’est pas un parti de gauche même s’il affirme le contraire : c’est un parti eurosceptique et anti-mémorandum. C’est la raison pour laquelle il lui est aussi facile d’être en coalition avec ANEL, les Grecs indépendants, un parti lui-aussi anti-mémorandum et eurosceptique même s’il est d’extrême droite. Au moment ou Alexis Tsipras a fait le grand pas vers l’acceptation d’un nouveau mémorandum la division du parti était inévitable :

Syriza était-il prêt à exercer le pouvoir ?

Syriza ne s’attendait pas à gagner les élections. C’est pourquoi il n’avait pas de programme de gouvernement. Etre dans l’opposition, s’égosiller pour demander plus de la démocratie, plus de droits, c’est facile. Mais tout d’un coup, Syriza s’est retrouvé au pouvoir sans qu’il s’y soit préparé. Or, il existe plusieurs lignes politiques dans le parti et aucune réponse claire à la question « que veut Syriza ? ». Syriza se cherche, c’est ça son problème. Il se tâte : tantôt il dit qu’il veut rester dans l’Europe, tantôt le contraire. Cela crée une divergence d’opinions au sein de la société dont une partie pense que Syriza veut un retour à la drachme, alors qu’une autre partie est persuadé qu’il veut simplement mettre une pression maximale sur les Européens pour faire changer l’Europe. Mais quelle Europe veut-il et que peut-il changer? Dans tous les cas, ce n’est pas clair, ni à l’intérieur ni à l’extérieur de Syriza.

Syriza aurait donc dû rester dans l’opposition en attendant de clarifier sa doctrine ?

Syriza a commis une erreur en décembre dernier qui est due à son manque d’expérience et à son ambition. Il aurait dû laisser Samaras au pouvoir cinq mois de plus en élisant le candidat d’Antonis Samaras à la présidence de la République. Ainsi, Syriza serait arrivé au pouvoir cinq mois plus tard, une fois les négociations sur la fin du programme d’assistance financière bouclées. Comme cela, c’est Samaras qui aurait porté le poids d’un accord avec les Européens et non Syriza comme cela est le cas aujourd’hui.

Syriza a beaucoup joué sur le nationalisme de la Grèce en mettant en scène une confrontation avec une Allemagne essentialisée à son passé nazi…

Le nationalisme est un trait distinctif des Balkans, pas seulement de la Grèce. Cela s’explique par l’occupation ottomane. Dans l’Empire ottoman, tous les pays et les minorités qui y vivaient étaient considérées comme des ethnies et pas comme des citoyens. Cela alimentait - et à raison - les sentiments nationaux de ces peuples opprimés. Lorsque je dis à raison, c’est parce que ces peuples voulaient se différencier de la majorité ottomane. Ce nationalisme a donc des racines profondes. Néanmoins, l’exacerbation actuelle ne renvoie pas seulement aux Balkans, mais aussi à la version grossière du péronisme qui est la base idéologique de Syriza. D’ailleurs, on se trompe lorsqu’on analyse l’europhobie d’une partie de Syriza comme étant héritée du communisme d’Europe de l’Est : c’est en Amérique latine qu’il faut chercher les racines de cette idéologique.

Pourquoi Syriza est-il entré dans une confrontation avec la zone euro alors que le rapport de forces n’était pas en sa faveur ?

La confrontationest inhérente à la culture politique grecque. Déjà, en 1915 la « Division nationale » entre monarchistes et vénizélistes a précipité le pays dans le chaos, exactement comme cela s’est passé ces derniers mois. Le système politique grec est un système d’opposition frontal. Les politiques grecs ne peuvent pas comprendre et ne savent pas comment être partie prenante de la logique européenne de concessions réciproques, de consensus et de compromis. Ils ne savent pas faire des compromis, ils connaissent seulement le conflit.

La menace du Grexit faisait partie de cette stratégie.

La direction de Syriza toujours pensé que l’Europe n’oserait pas nous dire : partez. Tout son pari était fondé sur cette hypothèse-là : nous allons résister, parce que les Européens ont peur de nous expulser. Si cela était advenu, il faut bien voir que ceux que cette sortie effrayait cotoyaient ceux qui se réjouissaient du retour à la drachme et de ce qu’ils pensent être l’indépendance recouvrée.

Quel était la signification du référendum du 5 juillet ?

Tant ceux qui, comme moi, étions pour le oui que la grande majorité des gens qui étaient pour le non, n’avons pas compris une chose :nous avons été appelés à prendre une décision sur quelque chose qui n’existait plus. En effet, le paquet de mesures daté du 25 juin sur lequel nous nous sommes prononcés le 5 juillet était déjà obsolète. Ce qui signifie qu’une bonne partie de ceux qui ont voté non n’ont pas dit non à l’Europe, mais à des mesures qui n’existaient plus, même si parmi ceux qui ont voté non, certains voulaient un retour à la drachme. Je pense même que le référendum portait sur Alexis Tsipras. Pourquoi ? Parce que ce référendum a renforcé sa position à l’intérieur du pays à tel point qu’il l’a transformé en acteur essentiel, unique. Mais dans le même temps, il l’a énormément affaibli à l’étranger. Ce sont deux choses diamétralement opposées qui se sont produites simultanément, mais - c’est la tradition en Grèce - la seule chose que remarquent tous les citoyens grecs et pas seulement Tsipras, est ce qui se produit à l’intérieur du pays. Ils ne prennent pas du tout en compte ce qui se produit à l’extérieur et malheureusement, très souvent, ils le paient cher.

Y a-t-il une « crise humanitaire » en Grèce comme l’affirme Syriza ?

La Grèce vit une tragédie, mais qui n’est pas une crise humanitaire. C’est la tragédie d’un peuple dont 27% de la population active est au chômage, un chômage qui atteint 60% chez les jeunes. On ne peut pas prendre conscience de ça et ne pas dire qu’il faut que quelque chose change. Cela n’a pas grand-chose à voir avec la crise humanitaire. Cela a à voir avec l’effondrement de l’économie. Mais ceux qui parlent de crise humanitaire n’ont pas vécu les années 50 et 60. Ils ne savent pas ce que c’était d’être pauvre à cette époque : c’était bien pire, mais personne ne parlait de crise humanitaire. Tout simplement, les Grecs luttaient, c’est tout. Les racines du mal grec plongent dans les années 80 : c’est avec l’adhésion à l’Union européenne que des sommes d’argent inimaginable ont été déversées sur le pays. Et tout cet argent a été gaspillé et distribué à des clientèles et à des sociétés fictives : cela a généré une richesse virtuelle qui a plongé les Grecs dans une autre réalité. Ils ont oublié la pauvreté et dans le même mouvement, ils ont gommé les valeurs inhérentes à l’état de pauvreté. Maintenant, la perception de la pauvreté n’est plus le même que dans les années 60. Elle s’oppose à celle de l’abondance des années 80. C’est radicalement différent, ce n’est pas du tout la même chose. Les Nazis disaient que cela n’a aucun sens de punir un peuple en le privant de beurre, si ce peuple n’a jamais goûté au beurre. Tu dois d’abord lui faire goûter le beurre avant de l’en priver.

Reste que les réformes exigées par les créanciers sont particulièrement difficiles à vivre…

C’est vrai. Mais si Tsipras avait accepté en février le programme proposé, il aurait été beaucoup moins dur que le programme actuel… Mais la dureté de ces mesures ne s’explique pas seulement par la méchanceté des Européens. Objectivement, l’économie de la Grèce s’est effondrée. Plus la situation empire, plus les mesures prises doivent être dures.Si, quand tu as une grippe, tu suis un traitement inadapté et si la grippe se transforme en pneumonie, les médicaments que tu dois prendre sont beaucoup plus puissants. C’est comme ça et on n’y peut rien.

Beaucoup de citoyens ont expliqué qu’ils avaient voté non au référendum parce qu’ils n’avaient plus rien à perdre…

Je suis très surpris qu’ils aient dit ça. Parce que s’ils avaient été attentifs à l’évolution de la situation durant les cinq derniers mois, ils se seraient aperçus que l’on a toujours quelque chose à perdre. A chaque fois, ils disent : nous n’avons rien à perdre. Et à chaque fois, nous nous retrouvons dans une situation pire que celle d’avant.A Istanbul, nous racontons une histoire drôle. Sous l’Empire ottoman, un chrétien est condamné à mort par pendaison. Quand il l’a su, il s’est signé et a dit : c’est le moindre de deux maux. Le pope, assis à côté de lui, lui dit : mon fils, qu’est-ce qui peut arriver de pire ? Sait-on jamais, mon père, lui répond-il. Un jour avant la pendaison, la peine est commuéeen empalement. Il a dit alors au pope : Vous voyez ? Il y a toujours pire.

Les oligarques qui contrôlent la Grèce sont-ils pour ou contre un Grexit ?

Les grandes fortunes grecques ont, en réalité, quitté le pays - cessons de nous mentir : leur argent n’est plus ici. De façon inconsciente et pas programmatique, les oligarques souhaitent prendre la même direction que le secteur de Syriza qui veut un retour à la drachme parce qu’ils considèrent que cela leur permettra avec tout l’argent qu’ils ont à l’étranger d’acheter quasiment tout ce pays. Tout! Il s’agit donc d’une alliance inconsciente, non intentionnelle, de deux pôles qui veulent des choses diamétralement opposées.

Pour la gauche radicale française, la Grèce est devenue un nouveau modèle.

Parce que la gauche radicale de Monsieur Mélenchon est dans une situation catastrophique : comme on dit en Grèce, celui qui se noie s’accroche même à ses propres cheveux.

Un retour à la drachme aurait-il été une telle catastrophe ?

Ce serait un désastre pour le pays. Et tous ceux qui aujourd’hui applaudissent Tsiprasle considèreraient comme le principal coupable de tout ce qui leur arriverait. En Grèce, c’est une tradition - en partie justifiée, parce que les Grecs ont souvent été trompés par leur classe politique - que de toujours finir par dire : tout est de la faute des autres, pas de la mienne.

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Règlement de comptes à «OK Acropole»

lun, 31/08/2015 - 22:08

REUTERS/Alkis Konstantinidis

Les amabilités volent bas entre anciens camarades de Syriza, le parti de gauche radicale qui gouvernait la Grèce depuis le 25 janvier. À la suite du référendum du 5 juillet puis du compromis conclu avec les créanciers, le 13 juillet, son aile gauche a scissionné pour donner naissance à un nouveau parti encore plus à gauche, « Unité populaire » (LAE), qui est donné à moins de 5 % dans les sondages. Et depuis, les couteaux sont tirés.

Alexis Tsipras, le Premier ministre démissionnaire, a ainsi exécuté, dans un entretien télévisé, le 26 août, son ancien ministre des finances, Yanis Varoufakis, qu’il a démissionné le 6 juillet. « Je considère et je l’ai déjà affirmé que dans la première période, Varoufakis a apporté une dynamique aux négociations. À partir d’un certain moment, il a cessé d’être un atout. Je m’en suis rendu compte le 25 juin lors d’une séance de négociation difficile, peu avant de rentrer à Athènes pour convoquer le référendum. J’avais en face de moi Christine Lagarde, Mario Draghi et Jean-Claude Juncker et quand le ministre des Finances parlait, personne n’y prêtait attention. Ils étaient totalement débranchés, ils n’entendaient pas ce qu’il disait ». Une démonétisation que j’avais décrite depuis longtemps sur ce blog.

Il faut dire que Varoufakis, qui ne se représentera pas aux élections, n’est pas en reste pour taper sur son « ami ». Dans un entretien accordé à Die Welt et au Soir (25 août), il estime que Tsipras, qui n’a jamais fait autre chose que de la politique, est un « très bon politicien ». Gentil ? Que nenni. Juste avant, il explique qu’il n’est lui même pas un « politicien », ce qui est un « compliment » : « je crois aux politiciens réticents, aux amateurs et je ne crois pas en ceux qui veulent faire leur carrière en politique. Un politicien de cette trempe-là est quelqu’un qui ment, qui manipule la vérité pour s’adapter aux réalités ? En signant un mauvais plan de financement par exemple ». Ambiance.

Alexis Tsipras s’en est aussi pris à la présidente sortante de la Vouli (Parlement), Zoé Konstantopoulou, qu’il n’a jamais supportée. Celle qui est désormais membre de LAE avait estimé que la convocation d’élections anticipées était « non-démocratique et anticonstitutionnelle ». Réponse du Premier ministre, le 23 août : Zoé Konstantopoulou, « agit comme une dictatrice », une accusation qu’avait formulé sur ce blog l’historien grec Nikolas Bloudanis.

Les élections législatives anticipées du 20 septembre s’annoncent difficiles pour Tsipras, ce qui explique sans doute ces échanges d’amabilités. Même s’il faut prendre avec des pincettes les sondages grecs, Syriza, qui a explosé façon puzzle, a perdu plus de dix points dans les intentions de vote et ne devance plus que de deux points la droite (Nouvelle Démocratie). Autant dire qu’il est douteux que Tsipras puisse obtenir une majorité absolue à lui seul, d’autant que son partenaire de coalition, la droite radicale d’ANEL, devrait être rayé du Parlement, toujours selon les sondages.

Tsipras ayant exclu de gouverner avec un autre partenaire qu’ANEL, il y a de fortes chances que les Grecs soient à nouveau appelés aux urnes un mois plus tard, exactement comme cela s’est passé en juin 2012, après, déjà, une tentative de référendum avorté... La crise grecque saison 25 s’annonce passionnante.

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La mystique de la frontière

lun, 31/08/2015 - 14:43

La frontière, cette ligne invisible née au XVIe siècle dans son acception moderne d’une ligne étroitement définie, a connu son apogée au XXe siècle, à la suite du premier conflit mondial : frontière politique, bien sûr, celle qui marque la limite de l’autorité de l’Etat et de l’effet des lois, frontière militaire avec la construction de murs (ligne Maginot, ligne Siegfried), frontière administrative avec la généralisation des contrôles d’identité ou encore frontière idéologique matérialisée par une barrière comme le Rideau de fer. Dans les pays autoritaires, communistes surtout, on a même inventé les frontières intérieures avec la nécessité d’obtenir une autorisation pour se déplacer.

La frontière, c’est bien plus qu’une ligne juridique, c’est le fantasme d’un espace homogène qui protège de l’autre, définit par rapport à l’autre : il y a le dedans et le dehors, le national et l’étranger, la sécurité et la menace… La suppression de ces fronts et frontières a longtemps été un rêve, celui où les êtres humains pourraient circuler librement d’un espace à l’autre, une revendication libertaire dans un monde qui ne cessait d’accentuer les contrôles sur les hommes et les femmes alors qu’il libéralisait les mouvements des marchandises et des capitaux.

La chute du communisme soviétique, en 1989, et la libération des peuples d’Europe de l’Est ont laissé croire que ce moment était enfin arrivé : c’était la fin de l’histoire. Dans la foulée, l’Union européenne, née d’un rêve de paix, a réalisé le premier espace sans frontière de l’histoire moderne en supprimant en 1995, avec la convention de Schengen, le contrôle à ses frontières intérieures. Mais, l’exemple européen n’a pas été suivi.

Bien au contraire : les frontières et les murs se sont multipliés. Non seulement les murs existant, comme celui qui sépare les deux Corées ou Chypre du Nord et Chypre du Sud, ne sont pas tombés, mais ils se sont multipliés à travers la planète, soit pour des raisons militaires, soit, et c’est la majorité des cas, pour stopper les mouvements de personnes. Mur entre Israël et les Territoires occupés, mur entre les Etats-Unis et le Mexique, mur entre la Corée du Nord et la Chine, mur entre l’Inde et le Bangladesh, mur entre le Botswana et le Zimbabwe, etc. Pis, l’Union s’est mise à son tour à construire des murs à ses frontières extérieures : entre l’Espagne et le Maroc, entre la Bulgarie et la Turquie, entre la Grèce et la Turquie, entre la Hongrie et la Serbie.

La frontière s’est même sophistiquée : elle est physique, mais aussi dématérialisée. Caméras de surveillance, systèmes informatiques perfectionnés (SIS, Système d’information Schengen, ou PNR, Passenger Name Recorder), surveillance satellitaire et aérienne, etc. Mieux : elle n’est plus limitée à une simple ligne. Dans l’espace Schengen, les contrôles peuvent avoir lieu sur une bande de 20 kilomètres de part et d’autre des frontières extérieures, mais aussi intérieures, dans le pays d’origine via les visas, dans les aéroports. La frontière est désormais partout. Le XXIe siècle a déjà dépassé le XXe siècle.

Et pourtant, on entend de bonnes âmes réclamer le rétablissement des frontières intérieures de l’Union afin d’enrayer l’afflux de migrants ou le terrorisme (au choix). Cette mystique de la frontière, qui se renouvelle sans cesse, ne devrait pas, en bonne logique, s’arrêter aux frontières nationales : pourquoi ne pas rétablir les barrières d’octroi (placées à l’entrée des villes) ou les livrets de déplacement intérieur afin de contrôler les allées et venues de chacun, puisque le terrorisme est surtout le fait de nationaux…

Une exagération ? Même pas. Cette logique de surveillance générale est déjà à l’œuvre, puisqu’il faut bien traquer les présumés terroristes et les clandestins : la loi française sur la sécurité intérieure et les contrôles systématiques d’identité sont là pour le montrer. L’idéologie de la frontière étanche aboutit à l’extension de son domaine naturel à l’ensemble du territoire : tous suspects !

Une frontière, c’est le renoncement à de nombreuses libertés : liberté de se déplacer et de travailler, droit au respect de sa vie privée, obligation des autorités de justifier un refus d’entrée, etc. Dès lors que la frontière est partout, l’arbitraire administratif est partout. La sécurité a un prix, la liberté. Et qu’importe que cela ne fonctionne pas : aucune frontière n’a jamais rien empêché. L’armée allemande qui tirait pourtant à vue n’est jamais parvenue à contrôler la frontière avec l’Espagne, pas plus que le mur entre les Etats-Unis et le Mexique n’empêche l’afflux de Latino-Américains. La Méditerranée, une belle frontière naturelle pourtant, ne dissuade pas les migrants de risquer la mort pour fuir conflits et misère. Les murs qui ont échoué, de la Grande Muraille de Chine au Rideau de fer en passant par le mur d’Hadrien, auraient pourtant dû nous apprendre quelque chose sur le sort des empires qui s’isolent.

N.B.: éditorial paru dans Libération du 27 août

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Cecilia Malmström: "le TTIP ne menace pas le droit des Etats d'édicter des lois protectrices"

sam, 29/08/2015 - 12:25

REUTERS/Wolfgang Rattay

Le projet de traité transatlantique, dont la négociation a été lancée en juillet 2013, suscite toujours de fortes oppositions dans plusieurs pays européens, notamment en Allemagne et en France, alors que la négociation s’accélère : la dixième session de négociations s’est achevée le 17 juillet à Bruxelles et le traité pourrait être conclu avant la fin du mandat de Barak Obama, le président américain, fin 2016. Ce texte, dont le nom est aussi incertain que le contenu (« Transatlantic Trade and Investment Partnership » (TTIP) ou « Transatlantic free trade area » (TAFTA), « Partenariat Transatlantique pour le Commerce et l’Investissement » (PTCI) en français), et qui vise à créer un marché commun euro-américain où les biens, les services et les capitaux circuleront sans entrave, fait craindre à ses opposants une remise en cause du pouvoir des États à édicter des normes protectrices. Cécilia Malmström, la commissaire européenne au commerce qui négocie sur mandat des États membres de l’Union, estime, dans un entretien à Libération, que les gouvernements ne font pas le travail d’explication nécessaire auprès de leurs opinions publiques. Pour la commissaire suédoise, qui a fait ses études en France, les grandes peurs suscitées par ce texte ne sont pas fondées.

Le projet de traité transatlantique est rejeté par une partie de l’opinion publique européenne, notamment en Allemagne et en France. Pourquoi poursuivre une négociation qui soulève tant d’oppositions ?

D’une part, parce que la Commission européenne négocie sur un mandat unanime des États membres qui jugent que ce traité sera bénéfique pour l’économie et pour l’emploi. Je fais donc le travail qu’on m’a demandé de faire. D’autre part, parce que la majorité des opinions publiques des Vingt-huit est en faveur de ce projet. Il est vrai que les citoyens y sont opposés en Allemagne, en Autriche, au Luxembourg et en Belgique. En France, c’est partagé : 50 % sont pour, 32 % sont contre selon le dernier Eurobaromètre.

On n’entend guère les gouvernements dans cette affaire : l’impression domine que c’est la Commission seule qui veut ce traité.

C’est le problème : tout se passe comme si c’était notre idée et qu’un beau matin, nous avons décidé de négocier un traité transatlantique. Personnellement, je participe à des dizaines de réunions d’information sur le TTIP à travers l’Union. Les débats sont parfois musclés, mais je considère que c’est mon rôle. Cela étant, c’est aux gouvernements de faire l’essentiel du travail, d’expliquer à leur opinion publique ce que nous faisons et pourquoi cela sera bénéfique pour leur pays. Dans beaucoup de pays, le travail est fait, mais pas partout et sans doute pas suffisamment.

Tous les États de l’Union, quelle que soit sa couleur politique, soutiennent le TTIP ?

Absolument : il n’y a pas de débat entre nous sur le point de savoir si ce traité doit ou non être conclu. Lorsque nous discutons avec les gouvernements, nous parlons des sujets en négociation : les indications géographiques, les marchés publics, le mécanisme de règlement des différents, etc. Mais jamais ils ne nous ont priés de ralentir voire de stopper la négociation. Ils veulent même qu’on accélère pour conclure fin 2015, ce qui est impossible !

Pourtant ce projet de traité fait peur à une frange importante de la population.

Il est vrai qu’il cristallise les inquiétudes nées de la crise que nous venons de traverser, la plus grave depuis 1929 : les marchés, les entreprises, le capitalisme, le libre-échange sont pêle-mêle accusés d’en être responsables et la défiance à l’égard des gouvernements et des élites s’est accrue. À cela se sont ajoutées les crises sanitaires, pourtant purement intra-européennes, auxquels nous avons été confrontés, comme celle de la vache folle ou de la viande de cheval. En outre, un fort antiaméricanisme s’est manifesté, notamment en Allemagne, à la suite de l’affaire Snowden et des révélations sur les écoutes américaines. Enfin, pour ne rien arranger, des erreurs ont été commises au lancement de la négociation : on a donné le sentiment qu’il s’agissait de quelque chose de secret, forcément un peu louche. Mon prédécesseur, Karel De Gucht, a d’ailleurs voulu rendre public le mandat de négociation afin de rassurer les citoyens, mais les États ont majoritairement refusé. Pourtant, il n’y a rien à cacher.

Avant de lancer cette négociation, les autorités européennes n’auraient-elles pas dû expliquer ce qu’elle voulait faire ?

Il est évident que la Commission et les États membres auraient dû préparer autrement cette négociation et expliquer aux opinions publiques pourquoi ils voulaient ce traité transatlantique. Les raisons en sont simples : il s’inscrit dans une série d’accords commerciaux entre grandes régions du monde et l’Union ne peut pas rester à l’écart de ce mouvement. D’autant que la croissance des prochaines années ne viendra pas de l’Europe, mais du reste de la planète. Ainsi, les accords que nous avons conclus avec la Corée du Sud ou le Mexique nous ont permis d’augmenter nos exportations vers ces pays respectivement de 35 % et de 19 %. Le commerce n’est pas « la » solution, mais une partie de la solution qui permettra de relancer la croissance et de créer des emplois.

Beaucoup redoutent que l’Union abandonne une partie de ses normes protectrices, notamment dans le domaine alimentaire ou environnemental. Est-ce justifié ?

Dans de nombreux domaines, l’Europe a un niveau de protection très élevé. Mais c’est aussi le cas aux États-Unis et leurs normes sont même parfois plus élevées que les nôtres. Chacun, en réalité, a la sensation d’avoir un système plus protecteur… Cette différence normative entrave le commerce sans raison particulière. Par exemple, le chemisier que je porte est fabriqué en Suède : pour être exporté en Europe et aux États-Unis, il doit répondre aux normes ignifuges européennes puis américaines, alors que le système est presque identique. C’est la même chose pour les huitres et les moules : en Europe, nous testons la chair, aux États-Unis, l’eau. Scientifiquement, les deux méthodes se valent, mais il faudra effectuer les deux tests pour exporter, ce qui coûte très cher, souvent trop cher. De même en matière de crème solaire, les tests pour établir leur efficacité contre les rayons UV sont presque identiques, mais pas totalement. Ce que nous voulons faire, c’est conclure des accords dans neuf domaines identifiés, comme l’automobile, la chimie, la pharmacie ou le textile, où nos normes sont équivalentes afin de faciliter le commerce transatlantique. Notre idée n’est pas d’harmoniser, mais de reconnaître réciproquement la validité de nos normes respectives, exactement comme on le fait en Europe où il y existe une reconnaissance mutuelle des normes. Mais là où il y a de vraies différences, ce n’est même pas à l’agenda.

La directive européenne Reach qui oblige les entreprises à démontrer l’innocuité des produits chimiques mis sur le marché ne sera donc pas remise en cause ?

En aucun cas. Il faut bien comprendre que ce qui est aujourd’hui interdit en Europe restera interdit, et ce, dans tous les domaines ! Les poulets lavés au chlore ne seront pas importés en Europe.

En revanche, une voiture pourra être exportée sans qu’elle doive répondre aux normes en vigueur des deux côtés de l’Atlantique ?

Exactement, ce qui économisera beaucoup d’argent. Il suffira que le véhicule réponde aux normes en vigueur sur le lieu de fabrication.

Il n’y aura donc pas, selon vous, d’alignement par le bas des normes européennes ?

Absolument pas ! Il s’agit seulement de reconnaître mutuellement nos normes dans un certain nombre de domaines précis.

Et après l’entrée en vigueur du traité ?

Pour les futurs produits, comme les nanotechnologies ou les voitures électriques, il faudra élaborer de nouvelles normes. L’idée est de les élaborer en commun afin de créer des standards globaux. Si nous ne le faisons pas, ce seront les Chinois qui le feront et ils ne sont pas connus par leur obsession en matière de protection du consommateur.

L’idée est que le capitalisme du XXIe siècle obéisse à des normes occidentales plutôt que chinoises ?

L’idée est que les pays qui ont une communauté de valeurs coopèrent pour promouvoir leurs valeurs et leurs standards.

Si les Européens n’arrivent pas à se mettre d’accord avec les Américains, cela ne veut pas dire qu’ils renonceront à adopter leurs propres standards ?

Personne ne va renoncer à adopter des lois !

N’y a-t-il pas asymétrie dans la négociation ? Car l’Union négocie pour l’ensemble de ses États membres alors que le gouvernement fédéral américain n’engage ni ses États fédérés dans leurs domaines de compétences, comme en matière de marchés publics, ni ses agences indépendantes.

C’est un problème réel, tout comme sont des problèmes les lois qui protègent le marché américain à l’exemple du « buy american act ». Les Américains ont déjà aujourd’hui un très large accès au marché européen alors que la réciproque n’est pas vraie. Cette négociation nous offre l’opportunité de rétablir l’équilibre, c’est-à-dire d’ouvrir davantage le marché américain.

Il y a aussi le problème de la justice américaine qui refuse de reconnaître la supériorité d’un traité sur la loi américaine à la différence de ce qui se passe dans l’Union.

C’est exact : un traité international ne fait pas partie de l’ordre juridique américain. Si une entreprise française de bus scolaires est exclue d’un marché public lancé par une ville de l’Alabama en raison de sa nationalité, même si le TTIP interdit les discriminations, elle aura un gros problème. C’est pour cela que nous avons besoin d’un accord organisant le règlement des différends dans un tel cas. Ce n’est pas pour rien qu’il existe 3000 accords bilatéraux de ce genre dans le monde. Rien que la France en a conclu une centaine. Le mécanisme qui sera inclus dans le TTIP sera public et non privé, transparent, préservera le droit des organes publics d’adopter des règles — sauf s’il y a discrimination ou expropriation — et il prévoira une possibilité d’appel.

Le pouvoir normatif des États ne sera donc pas menacé ?

En aucun cas. Cela n’a d’ailleurs jamais été le cas : jamais une entreprise n’a pu obliger un État à importer, par exemple, des OGM. Il y a beaucoup de mythes autour de ce mécanisme de règlement des différends.

N.B.: version longue de l’entretien paru dans Libération du 26 août

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