Le télescopage est révélateur : d’un côté, la Commission a décidé, mercredi dernier, de poursuivre des foudres européennes le gouvernement polonais du PiS (Droit et Justice) en activant pour la première fois l’article 7 du traité sur l’Union permettant de sanctionner les pays accusés de mettre en péril l’État de droit (le communiqué uniquement en anglais, comme d’habitude, est ici). De l’autre, son président, Jean-Claude Juncker, a absout mardi soir, le Premier ministre autrichien, le jeune Sebastian Kurz, qui vient pourtant de s’allier avec les néo-nazis du FPÖ en leur confiant la police, les renseignements, l’armée et la politique étrangère. Certes, Kurz n’a encore rien décidé, mais l’absence même d’une condamnation ou au moins d’une prise de distance renforce le soupçon que l’Union sait regarder ailleurs quand cela l’arrange. Après tout, n’a-t-elle pas « oublié » de poursuivre le Hongrois Viktor Orban, qui sévit depuis plus longtemps que le PiS, ou même de rappeler à l’ordre Mariano Rajoy, le Premier ministre espagnol, qui flirte avec les limites de l’État de droit pour reprendre en main la Catalogne et qui refuse de dialoguer avec les indépendantistes qui viennent à nouveau de gagner les élections ?
Mais il est vrai que Droit et Justice, un parti démagogue de droite radicale, n’est pas membre de la grande famille du PPE (Parti populaire européen), une internationale conservatrice contrôlée par la CDU d’Angela Merkel - et à qui Juncker doit son poste-, alors que le Fidesz d’Orban et le Partido Popular de Rajoy en sont des piliers. Le groupe socialiste du Parlement européen n’a pas manqué de le relever : « il ne faudrait pas que la Pologne soit l’arbre qui cache la forêt et le seul État membre menaçant les droits fondamentaux sanctionnés au prétexte que le parti au pouvoir n’appartient à aucune grande famille politique européenne. Le deux poids, deux mesures, non merci ! »
Autant dire que la première historique que constitue l’activation de l’article 7 est gâchée par ce soupçon tenace d’arrangements politiques. Il est vrai que le gouvernement contrôlé en sous main par le survivant des jumeaux Kaczynski, Jaroslaw, n’a pas l’intelligence manœuvrière d’un Orban qui, lui, a, à la fois compris l’importance d’être au sein du PPE, et de faire in extremis quelques concessions tout en ne cédant pas grand-chose sur le fond. Le PiS, lui, joue et surjoue l’affrontement avec l’Europe afin susciter un réflexe nationaliste au sein de la population ce qui, pour l’instant, lui réussit plutôt (dans les sondages).
Depuis deux ans, la Commission, poussée par le Parlement européen, a tenté de négocier avec le gouvernement polonais pour qu’il abandonne ses réformes les plus controversées, en particulier celles visant à soumettre la justice au pouvoir politique (13 lois déjà adoptées…). En vain. Sauf à se déconsidérer totalement, l’exécutif européen n’avait d’autre choix que d’activer l’article 7. Curieusement, il ne cible que les risques pesant sur la séparation des pouvoirs en Pologne, un élément important de l’État de droit, mais il a curieusement oublié la liberté de la presse, ce dont s’est ému Reporters sans Frontière.
L’article 7 comporte en réalité deux volets : l’un préventif, introduit par le traité de Nice de 2001, visant à faire pression sur un État menaçant les « valeurs européennes », et l’autre répressif, destiné à sanctionner un État les violant effectivement, introduit par le traité d’Amsterdam de 1997. Il suffit, pour activer le premier volet, d’une proposition de la Commission, du Parlement ou d’un tiers des États membres de l’Union. C’est ce qu’a fait l’exécutif européen en proposant que les Vingt-sept partenaires de la Pologne constatent qu’il « existe un risque clair de violation grave par un État membre des valeurs visées à l’article 2 » du traité (dont l’État de droit). Après avoir entendu le gouvernement polonais et obtenu l’approbation des deux tiers des députés européens (représentant au moins la moitié des membres qui composent l’Assemblée), le Conseil des ministres pourra constater qu’il existe un tel risque, mais seulement à la majorité des 4/5 (soit 22 pays sur 27). Selon les diplomates, cette majorité existe d’ores et déjà.
Et ensuite ? En réalité, pas grand-chose. La seconde étape, celle des sanctions, n’est que théorique, puisqu’il faut réunir l’unanimité des États et que la Hongrie de Viktor Orban a d’ores et déjà annoncé qu’elle poserait son véto si la Commission s’y risquait. De plus, ces sanctions, certes douloureuses (suspension des aides financières, du droit de vote, etc.) ne vont pas jusqu’à l’expulsion de l’Union contrairement à ce qui existe dans toutes les autres organisations internationales. C’est pourquoi l’Allemagne pousse pour que, dans les prochaines perspectives financières (2020-2026), les aides régionales soient conditionnées au respect des valeurs de l’Union ce qui permettrait de contourner la lourde procédure de l’article 7. Martin Schulz, le patron des socio-démocrates allemands, qui négocie une grande coalition avec la chancelière Angela Merkel, va beaucoup plus loin : il propose qu’une Constitution européenne soit négociée dans les deux ans avant d’être soumise à un référendum paneuropéen. Les pays qui la rejetteraient sortiraient alors de l’Union. Une façon radicale de régler le problème des démocratures d’Europe centrale.
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Au lendemain des accords de Munich, en 1938, qui faisaient droit aux « légitimes » revendications de « Monsieur Hitler » sur les Sudètes, une partie du territoire tchécoslovaque peuplée majoritairement de germanophones, Winston Churchill lançait au Premier ministre Neville Chamberlain : « Vous avez eu à choisir entre la guerre et le déshonneur ; vous avez choisi le déshonneur, vous aurez la guerre ». Presque 80 ans après, cette formule célèbre pourrait parfaitement s’appliquer à l’incroyable silence qui accueille le retour au pouvoir en Autriche du FPÖ, un parti fondé par d’anciens Waffen SS dont l’appareillage idéologique, raciste (les musulmans ont remplacé les juifs même si l’antisémitisme irrigue toujours ce parti), ultranationaliste et irrédentiste, n’a pas grand-chose à envier à son sinistre prédécesseur, même si sa façade est évidemment adaptée à la réalité du XXIe siècle.
Les États européens, la France en particulier, se taisent, seule l’Italie s’inquiètant à raison de voir la nouvelle majorité noire-brune revendiquer de facto le Haut-Adige, cette région peuplée en majorité de descendants d’Autrichiens, ce qui rappelle quelques souvenirs là aussi. Quant aux institutions communautaires, elles ajoutent le déshonneur au silence. Recevant mardi soir le Premier ministre autrichien, Sebastian Kurz, qui a pris le risque fou de confier aux néo-nazis le contrôle de la police, de l’armée et des services de renseignements, Jean-Claude Juncker n’a pas eu de mots assez aimables à l’égard de ce « gentleman », le qualificatif utilisé par Chamberlain pour désigner Hitler, au physique de jeune premier. Il a expliqué benoitement qu’il n’avait aucun « préjugé » contre cette majorité et que « ce qui a été écrit dans le programme du gouvernement nous convient presque à 100% ». Car, au fond, ce qui compte pour le président de la Commission, c’est que « ce gouvernement a pris position très clairement en faveur de l’Europe » ! Pas un mot sur les « valeurs européennes », pas le moindre bémol inquiet. Antonio Tajani, le président du Parlement européen, l’institution censée représenter les peuples, a été tout aussi élogieux face au jeune et si pro-européen Kurz.
Bref, si on comprend bien, le fascisme est euro-compatible dès lors qu’il veut rester dans l’Union ! Une telle force de réflexion laisse sans voix. Les dirigeants communautaires devraient se rappeler que dans l’histoire l’infamie n’a jamais permis que de retarder l’inéluctable.
N.B.: billet publié dans Libération du 21 décembre