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Diplomacy & Crisis News

Diriger l'ONU, un drôle de métier

Le Monde Diplomatique - jeu, 06/10/2016 - 14:03

La course pour le remplacement de M. Ban Ki-moon au poste de secrétaire général de l'Organisation des Nations unies a déjà démarré. D'ici à la fin de l'année, le nom du titulaire devrait être connu, au terme d'un processus qui, pour la première fois, a vu se tenir des auditions publiques. L'auteur fut secrétaire général adjoint avant de présenter sa candidature lors de la précédente élection, en 2006.

Robert Morris. – Sans titre (Noeuds), 1963 Detroit Institute Of Arts, États-Unis - Friends Of Modern Art Fund - Bridgeman Images

« Le boulot le plus impossible au monde » — c'est en ces termes qu'en 1953 le premier secrétaire général de l'Organisation des Nations unies (ONU), le Norvégien Trygve Lie (1946-1952), décrivait son poste à son successeur, le Suédois Dag Hammarskjöld. Au fil des décennies, la tâche ne s'est pas simplifiée. La Charte de l'ONU précise que le secrétaire général cumule la fonction d'administrateur en chef et de fonctionnaire indépendant, susceptible de se voir confier par l'Assemblée générale ou le Conseil de sécurité des missions non spécifiées (mais de nature implicitement politique). C'est au titulaire du poste de décider s'il souhaite davantage être « secrétaire » ou « général ».

Son métier est lourd de paradoxes. On attend du secrétaire général qu'il réponde aux attentes des gouvernements, et surtout à celles des cinq membres permanents du Conseil de sécurité (Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni et Russie, qu'on appelle « P5 »), mais aussi qu'il se montre impartial. On exige de lui des qualifications forgées dans les arcanes de la bureaucratie ou de la diplomatie, mais on voudrait également qu'il transcende son passé et devienne le porte-parole de la planète, voire qu'il s'érige en « pape séculier ». Il lui faut prêter assistance aux États membres afin qu'ils prennent les décisions les mieux informées, dont il lui appartient ensuite d'assurer la mise en œuvre. Mais il doit également influer sur leur travail et les pousser à agir dans le sens qu'il juge opportun. Il gère une administration de 41 081 personnes, d'une redoutable complexité, ainsi que toutes les agences qui en dépendent (1). Il reste cependant prisonnier des contraintes budgétaires et réglementaires que lui imposent les États membres.

Certes, il dispose d'une autorité incomparable pour peser sur l'action politique internationale, mais il n'a aucun pouvoir pour traduire ses idées en actes ou même pour les faire accepter aux gouvernements. Il représente le monde, mais il ne le dirige pas. Hammarskjöld (1953-1961) aimait à dire, à l'apogée de la guerre froide, qu'un serviteur des affaires publiques devait être « politiquement célibataire » sans être « politiquement vierge », c'est-à-dire jouer un rôle politique sans renoncer à son impartialité ni, bien sûr, au respect de la Charte et de la loi internationale.

Âpres conciliabules au sein du « P5 »

Quant à l'élection du secrétaire général de l'ONU, elle présente peu de points communs avec le grand barnum de la campagne présidentielle américaine. Elle se déroule dans une discrétion qui confine à la clandestinité et sous la tutelle du corps électoral le plus sélectif du monde, puisqu'il se compose en tout et pour tout des quinze membres du Conseil de sécurité (2) ; ces derniers cooptent le candidat qui sera soumis à l'approbation des 193 États membres de l'Assemblée générale — une formalité dépourvue de suspense, l'Assemblée ayant toujours docilement entériné le choix du Conseil. C'est au sein de ce dernier que d'âpres conciliabules peuvent avoir lieu, compte tenu du droit de veto de ses cinq membres permanents.

Cette année, l'enjeu consiste pour l'Europe de l'Est à présenter un candidat qui ne provoque pas un veto russe ou américain (les trois autres membres permanents ne devraient pas s'opposer à la candidature d'un Européen). Si les candidats d'Europe de l'Est échouent à s'attirer les bonnes grâces de Washington et de Moscou, un représentant du groupe « Europe de l'Ouest et autres », incluant les États du Pacifique, pourrait avoir ses chances, surtout s'il s'agit d'une femme. L'idée d'une candidature féminine rencontre en effet un écho croissant au sein d'une organisation qui a toujours été dirigée par des hommes. Pour 2016, la nomination d'un Latino-Américain, d'un Africain ou d'un Asiatique est en revanche une hypothèse peu probable.

L'élection de 2006, à laquelle je m'étais moi-même présenté (pour finir deuxième, après M. Ban Ki-moon, parmi les sept postulants), fut marquée par une exposition sans précédent des candidats : rencontres avec des groupes régionaux, prises de parole au sommet annuel de l'Union africaine, analyses du scrutin sur Internet, sondages, éditoriaux et même un débat sur la chaîne British Broadcasting Corporation (BBC) — l'heureux élu n'y a pas participé, ce qui confirme l'effet marginal d'une campagne publique.

Dès son entrée en lice, le candidat sud-coréen afficha ses ambitions en rendant visite à chacun des quinze pays membres du Conseil et en promettant aux plus pauvres d'entre eux des accords bilatéraux d'aide au développement avec lesquels aucun de ses concurrents n'avait les moyens de rivaliser. La Corée du Sud fut l'unique pays à s'engager ainsi dans une campagne longue, bien organisée et généreusement financée, moyennant quoi son candidat l'emporta. Cela indique qu'une opération de charme judicieusement ciblée n'est pas inutile, pour peu qu'aucun des cinq membres permanents n'y trouve à redire.

Le secrétaire général n'est pas désigné pour sa vision, son programme, son éloquence, ses capacités ou son charisme. Il s'agit d'un poste politique, dont l'attribution obéit à des critères non moins politiques, établis principalement par le P5 (3). En fait, les élus sont vus comme « les moins inacceptables » de tous les candidats disponibles. Plus d'une fois on s'est réjoui de ce que le vainqueur ne ferait pas de vagues si d'aventure il tombait du bateau. Le P5 a toujours préféré le profil « secrétaire » au profil « général », et ce n'est pas près de changer. Le fait qu'à présent les candidats se montrent au public a quelque chose de rafraîchissant ; toutefois, le candidat adoubé par Washington et Moscou partira nécessairement avec un avantage considérable, sinon rédhibitoire, sur tout autre prétendant.

Le processus de désignation devrait commencer en juillet pour s'achever en septembre ou en octobre. Nul doute que le P5 souhaite la nomination d'un administrateur malléable qui ne risque pas de ruer dans les brancards. L'histoire récente de l'ONU démontre cependant que même un homme de consensus peut parfois se rebiffer et exercer pleinement son mandat. On se souvient du Ghanéen Kofi Annan (1997-2006), qui, au sortir de la guerre froide, a considérablement étendu le « magistère de la parole » propre à sa fonction. Il a plaidé la moralité des interventions, appelé chacun à suivre la voix de sa conscience et exhorté les États à s'affranchir du « joug de la souveraineté » pour assumer leur responsabilité de protection des populations civiles (4).

En février 1998, quand les États-Unis menacèrent de bombarder l'Irak au motif que Saddam Hussein refusait de coopérer avec les missions d'inspection de l'ONU, M. Annan, au grand dam de la plupart des cinq membres permanents, prit l'avion pour Bagdad et parvint à désamorcer la crise. Ce succès se révéla hélas de courte durée ; mais, en franchissant les limites que lui avaient assignées ses maîtres, il a fait la démonstration qu'un secrétaire général peut jouer un rôle de premier plan.

S'il a le pouvoir de soulever les questions qui fâchent, il n'en a aucun en revanche pour dicter les bonnes réponses. Le célèbre discours de M. Annan sur les interventions à l'étranger, prononcé devant l'Assemblée générale en 1999, a fait germer toutes sortes de réflexions dans les think tanks et sous la plume des éditorialistes, mais n'a été suivi d'aucun effet concret. Si l'ONU est perçue comme l'incarnation de la légalité internationale, les déclarations de son secrétaire général ont moins d'impact sur le comportement des États que celles du pape sur le contrôle des naissances.

Rien ne peut s'accomplir sans le soutien de gouvernements, dont le secrétaire général serait en droit par ailleurs de dénoncer l'action ou l'inaction sur tel ou tel sujet. Il ne peut donc se permettre la moindre réaction de dépit, qui affecterait sa capacité à obtenir leur coopération dans d'autres dossiers. M. Annan a cité un jour ce vieux proverbe ghanéen : « Ne frappe jamais un homme à la tête alors que tes doigts sont coincés entre ses dents. »

Dans un monde qui ne connaît plus qu'une seule grande puissance, le dirigeant doit maintenir un réseau de relations qui lui permette d'assurer la survie de l'organisation sans porter préjudice à sa propre intégrité et à sa propre indépendance. Les voix qui s'élèvent aux États-Unis pour lui enjoindre de se mettre à leur service — une exigence qu'elles n'auraient pu formuler en ces termes durant la guerre froide — lui imposent un exercice constant d'équilibre entre les intérêts américains et ceux des autres États membres. Paradoxalement, c'est souvent lorsqu'il affiche son indépendance à son égard qu'il est le plus utile à Washington.

De plus en plus vétilleux, le contrôle que les États membres exercent sur la gestion des budgets affaiblit également l'autorité du secrétaire général. M. Annan et son prédécesseur, Boutros Boutros-Ghali (1992-1996), s'étaient embarqués dans des réformes administratives ambitieuses, sans pour autant résoudre les problèmes d'inertie procédurière et réglementaire dans les domaines placés sous la tutelle des gouvernements. Face à ces derniers, aucun secrétaire général n'a jamais pu exercer une réelle autonomie : l'Organisation fonctionne sans ambassades ni service de renseignement, et toute tentative de sa part d'acquérir de tels attributs se heurte à la résistance catégorique des États membres. La zone d'influence du secrétaire général n'empiète jamais sur leurs frontières ni sur leurs trésoreries.

Certes, le prochain dirigeant disposera d'une incontestable légitimité diplomatique, et d'un écho médiatique plus grand encore. Mais ses prérogatives politiques resteront largement inférieures à ce que prévoit la Charte de l'ONU (5). Pour s'imposer, le ou la prochain(e) secrétaire général(e) — puisque pour la première fois ce pourrait bien être une femme — devra maîtriser la gestion des équipes et des budgets, montrer de hautes aptitudes en diplomatie et tisser des liens de loyauté avec les protagonistes extérieurs, notamment les organisations non gouvernementales, les groupes d'affaires et les journalistes.

Le secrétaire général devra également convaincre les nations du Sud frappées par la pauvreté et l'instabilité que leurs intérêts seront scrupuleusement défendus sous son mandat, tout en poursuivant une collaboration étroite avec les puissances du Nord. Il devra à la fois se soumettre aux pouvoirs du Conseil de sécurité et se montrer attentif aux demandes parfois passionnées de l'Assemblée générale. Enfin, il devra proposer aux États membres des objectifs politiques atteignables et exercer son mandat avec les moyens qu'ils voudront bien lui fournir.

Faibles moyens malgré de grandes attentes

Ma conviction est que l'ONU a besoin d'être réformée, non à cause de ses échecs, mais parce que ses succès sont suffisamment probants pour justifier que l'on investisse dans son avenir. Pour cela, le secrétaire général devra d'abord bâtir sa propre vision quant à la portée de sa tâche et aux limites de sa fonction, concevoir et exprimer une idée des mutations à imaginer — sans cesser pour autant de garder les mains dans le cambouis.

Selon toute vraisemblance, l'ONU restera davantage concentrée sur les zones géographiques où elle a su faire preuve jusqu'à ce jour d'une efficacité incontestable : coordinatrice des aides lors des crises humanitaires majeures, meilleur garant pour veiller au respect des accords de paix. Chaque fois qu'il y aura lieu d'administrer un territoire en voie de pacification dans l'attente d'une solution politique viable, le monde se tournera vers l'ONU, seule entité capable de transcender les intérêts d'un pouvoir local pour agir au nom de tous.

J'imagine qu'elle ne conduira pas d'interventions militaires — excepté dans le cadre d'opérations de maintien de la paix —, même si son appareil législatif demeure la première source de légitimité pour des actes de guerre. La force militaire n'étant pas le moyen le plus adéquat de développer un pays (comme disait Talleyrand (6), « on peut tout faire avec des baïonnettes, sauf s'asseoir dessus »), la paix sera l'objectif cardinal.

Je ne vois pas d'autre organisation capable par ailleurs de colmater les fissures qui lézardent la façade de la « communauté internationale », celles-là mêmes à travers lesquelles se propagent les fléaux du XXIe siècle — depuis la dégradation de notre environnement jusqu'aux épidémies planétaires, en passant par les violations des droits humains et le terrorisme.

Telle pourrait être l'architecture. Mais, une maison n'est pas un foyer. Ce sera au nouveau secrétaire général d'emmener l'Organisation dans cette direction… Un boulot impossible, en effet.

(1) Cinq commissions régionales, vingt-cinq « bureaux », offices et départements répartis dans le monde entier.

(2) Outre ses cinq membres permanents, le Conseil de sécurité comprend dix membres élus par l'Assemblée générale pour deux ans.

(3) Lire Bertrand Badie, « Les Nations unies face au conservatisme des grandes puissances », Le Monde diplomatique, juin 2015.

(4) Lire Anne-Cécile Robert, « Des vicissitudes du “droit d'ingérence” », dans Manière de voir, no 120, « Ces guerres qu'on dit humanitaires », décembre 2011 - janvier 2012.

(5) En tant que « plus haut fonctionnaire de l'organisation » (article 97), le secrétaire général dispose d'une autorité internationale sans équivalent.

(6) Charles Maurice de Talleyrand-Périgord (1754-1838), diplomate français.

Delta t

Le Monde Diplomatique - jeu, 06/10/2016 - 12:20

Blues, chanson, country, free jazz, cette revue qui retrouve l'inspiration des grandes pochettes de disques propose un entretien avec Arnö, la réflexion d'un jeune guitariste sur l'avenir du jazz et le sens du collectif, le récit de la collecte des musiques traditionnelles auvergnates. (N° 2, trimestriel, 9,50 euros. — Paris.)

http://revue-deltat.fr

La Septième Obsession

Le Monde Diplomatique - jeu, 06/10/2016 - 12:17

Un long entretien avec Brigitte Lahaye et un point sur les films de la rentrée, autour de rencontres avec Alain Guiraudie pour Rester vertical et Bertrand Bonello pour Nocturama. (N° 6, septembre-octobre, bimestriel, 7,50 euros. — Paris.)

http://www.laseptiemeobsession.com

Bataille pour le droit d'avorter au Chili

Le Monde Diplomatique - jeu, 06/10/2016 - 11:51

Le droit à l'interruption de grossesse résulte d'une lutte âpre et de l'engagement d'une avant-garde éclairée, comme en témoigne le parcours de Sylvie Rosenberg-Reiner en France. Au Chili, la présidente socialiste Michelle Bachelet s'apprête à dépénaliser l'avortement pour certaines situations dramatiques (viol, malformation, etc.). Mais la loi en préparation renvoie toujours à la clandestinité des dizaines de milliers de femmes.

Pénélope. – « Stéréotype I, l'épouse et la mère. Hommage à Picasso », 2013

« J'avais 14 ans et c'était un amour d'été. Je n'avais pas conscience que je pouvais tomber enceinte. » Installée dans son salon à l'heure de la once, la collation de fin de journée au Chili, Camila — qui a requis l'anonymat, comme sa mère, présente — se plonge dans ses souvenirs autour d'un thé. « Un matin, ma mère m'a tendu un test de grossesse », raconte la jeune Santiaguina de 24 ans. Le résultat est positif. « Elle m'a dit : “N'en parle à personne. Va au collège tranquillement.” Le soir, elle m'a demandé ce que je voulais faire. » L'adolescente décide d'interrompre sa grossesse. La mère de Camila, Cynthia, poursuit : « Je l'ai prévenue que ça devait rester entre nous parce que je risquais d'aller en prison. J'ai beaucoup travaillé dans la clandestinité », ajoute cette ancienne militante du Front patriotique Manuel Rodriguez, l'aile armée du Parti communiste chilien durant la dictature. « Pour moi, ce n'est pas un problème. Mais émotionnellement, ça a été dur. »

« Un homme d'une quarantaine d'années est venu à la maison, reprend Camila. Je ne sais pas s'il était médecin. Il m'a donné quatre pilules et a attendu que j'expulse le fœtus dans la salle de bains. J'ai eu des contractions, j'ai saigné… Ça a été rapide, mais traumatisant. J'ai été en dépression pendant deux ans. Je culpabilisais. » Auparavant, Camila était d'ailleurs opposée à l'avortement : « Je trouvais que c'était horrible. J'étudiais dans un établissement catholique et on nous avait montré des images de curetages, de bébés qui hurlent. Depuis, j'ai changé de position. » Tout en observant son fils Ariel, âgé d'un an et demi, qui s'amuse dans un coin du salon, la jeune femme poursuit : « Maintenant que je suis mère, je sais que désirer son enfant est ce qu'il y a de plus important dans une grossesse. » Sa mère, elle, l'a toujours soutenue, convaincue que l'on « doit être libre de décider. Mais, dans notre pays, c'est à peine si l'on parle d'éducation sexuelle… ».

En 2013, l'histoire de la petite Belén, enceinte à l'âge de 11 ans après avoir subi les viols répétés de son beau-père, a relancé le débat. L'année suivante, une fille de 13 ans, victime d'un viol, a été contrainte de mener sa grossesse à terme alors que le fœtus souffrait d'une pathologie grave. Le bébé n'a survécu que quelques heures après sa naissance. Au rythme de ces faits divers dramatiques, le Chili est rappelé à sa condition de pays doté d'une législation particulièrement rétrograde depuis l'interdiction totale décrétée dans les derniers mois de la dictature du général Augusto Pinochet.

Seuls une poignée d'autres Etats se montrent aussi répressifs : le Vatican, Malte, le Salvador, le Nicaragua, le Honduras, Haïti et le Surinam. Des voisins comme Cuba, Porto Rico, la ville de Mexico depuis 2007 ou l'Uruguay depuis 2012 autorisent l'avortement sans condition pendant les douze premières semaines de grossesse. D'autres pays de la région permettent quant à eux l'interruption de grossesse thérapeutique, dans une acception plus ou moins large. « L'avortement thérapeutique a existé au Chili pendant près de cinquante ans, rappelle la Dr Maria Isabel Matamala Vivaldi, médecin et figure du mouvement féministe chilien. Il était autorisé lorsque la grossesse présentait des risques pour la santé de la mère. Pendant mon internat, j'en ai même pratiqué. Mais nous avons régressé… »

Depuis le retour de la démocratie, malgré une dizaine de tentatives parlementaires, la loi est restée en l'état, menaçant toute femme qui avorte de trois ans d'emprisonnement. Elles seraient pourtant entre 70 000 et 120 000 à courir ce risque tous les ans. Ce qui fait du Chili, assure la Dr Matamala Vivaldi, le pays « au taux d'avortement le plus élevé d'Amérique latine », aux côtés de la République dominicaine. L'absence de politique publique en matière de contraception induit des taux de grossesse non désirée particulièrement élevés. La République dominicaine ayant dépénalisé, en décembre 2014, l'avortement en cas de viol, d'inceste, de malformation fœtale ou de danger pour la vie de la femme, le statu quo chilien est devenu intenable.

Lors de sa campagne présidentielle de 2013, la candidate de la coalition de gauche Michelle Bachelet, médecin de formation, avait promis la dépénalisation dans trois situations : en cas de viol, de fœtus non viable ou de mise en danger de la vie de la mère. Mais il a fallu les faits divers et les manifestations pour que le gouvernement dépose un projet de loi au Congrès, début 2015. Une première étape a été franchie début août avec l'adoption du texte en commission.

La discussion a toutefois débuté sous des auspices peu favorables : « Nous sommes en faveur de la vie. Par conséquent, notre réseau de centres de santé sera un lieu où la vie est protégée, nous n'y réaliserons pas d'avortements », a prévenu le recteur de l'Université pontificale catholique du Chili, M. Ignacio Sanchez, devant les députés. Son institution dispose du réseau de santé privé le plus important du Chili, UC Christus. Si la loi est adoptée, les plus de 1 200 médecins qui y officient ne l'appliqueront donc pas.

Dans un pays où le divorce n'a été autorisé qu'en 2004 et où 57 % de la population se dit catholique, cette prise de position n'est pas anodine. « L'Eglise fait pression sur le gouvernement, comme toujours, enrage la Dr Matamala Vivaldi. Et si le pouvoir se rebiffe, elle menace d'exercer une pression sociale, comme les évangélistes au Brésil. »

L'offensive est d'autant plus efficace qu'elle bénéficie de relais tant dans les partis de droite qu'au sein de la Démocratie chrétienne (DC), qui participe à la coalition gouvernementale. Fin juillet, la DC, qui a pourtant adhéré au programme présidentiel de la candidate Bachelet en 2013, a fait savoir que moins du tiers de ses vingt et un députés soutenaient le texte. Son vice-président, M. Matías Walker, a rappelé que les membres de son parti étaient majoritairement opposés à la dépénalisation de l'avortement en cas de viol.

Un manuel pratique circule sur Internet

Alors qu'une affaire de spéculation immobilière impliquant son fils et sa belle-fille entache son image, Mme Bachelet ménage ses partenaires pour préserver sa majorité au Congrès, tout en se conformant a minima aux recommandations des organisations internationales. Fin 2014, un groupe d'experts de l'Organisation des Nations unies (ONU), où la présidente a officié en tant que première dirigeante de l'organisation ONU Femmes, pressait le Chili de dépasser « les entraves d'une société patriarcale conservatrice ». Depuis peu, des organisations féministes ont également structuré leur discours sur l'avortement en s'invitant dans le débat. C'est le cas de Miles, une association de défense des droits sexuels et reproductifs fondée en 2010, qui concentre ses revendications sur la dépénalisation de l'interruption volontaire de grossesse (IVG) thérapeutique ; une idée à laquelle adhéreraient entre 60 et 70 % des Chiliens, d'après de récents sondages (1).

D'autres organisations voudraient pousser le gouvernement à aller plus loin. Si elle ne compte qu'une centaine de militants actifs, la coordination Féministes en lutte, créée en 2014, a réussi à organiser trois marches en faveur du droit à l'IVG à Santiago. « Le texte de Bachelet ne tient pas compte de la problématique de classe, explique Hillary Hiner, professeure d'histoire à l'université Diego Portales. Les riches pourront toujours avorter dans des cliniques privées ou aller à l'étranger. » Quid de celles qui n'en ont pas les moyens ? « Il y a une grande iniquité dans l'accès à l'IVG sans risques, et cela ne sera pas résolu avec le projet de loi », reconnaît la Dr Soledad Diaz, membre de l'Institut chilien de médecine reproductive.

« Les situations dans lesquelles la loi prévoit une dépénalisation ne concernent que 2 % des IVG », souligne quant à elle Carolina, qui requiert l'anonymat. Elle appartient à Linea Aborto Chile (« Ligne avortement Chili »), dont les militantes ont été formées à l'origine par l'association néerlandaise pro-choix Women on Waves (2). Tous les soirs de la semaine, de 20 heures à 23 heures, elles assurent une permanence téléphonique afin de fournir les informations nécessaires à un avortement médicamenteux sans danger.

En attendant, des milliers de femmes continuent d'être livrées aux revendeurs du marché noir. Importée clandestinement des pays voisins, la pilule abortive Misoprostol se négocie au prix fort (entre 40 000 et 120 000 pesos chiliens, soit entre 55 et 164 euros), et parfois à un mauvais dosage ou hors délai : elle n'est efficace que jusqu'à la douzième semaine de grossesse. Comme l'explique un rapport de l'université Diego Portales (3), lorsque celles qui avortent souffrent de complications (des hémorragies et des infections, principalement), elles ne s'exposent pas qu'à des risques sanitaires. Quand elles se rendent à l'hôpital, elles subissent souvent « des interrogatoires et un traitement brutal, et elles peuvent être dénoncées ». « Je vois arriver des femmes très angoissées et sans ressources », reconnaît la présidente du syndicat national des sages-femmes, Mme Anita Román, qui travaille à l'hôpital Luis Tisné Brousse de Santiago. « Elles ont attendu d'être dans un état grave pour se rendre à l'hôpital. » Mais elle l'assure : « Nous ne les dénonçons pas. » Un principe que partage le Dr Mauricio Besio, de l'Université pontificale catholique du Chili.

En 2013, 166 femmes ont tout de même fait l'objet de dénonciations. « Parmi elles, 22 ont été condamnées », indique le procureur Félix Inostroza, directeur de l'unité spécialisée en délits violents, dont l'IVG fait partie. « La majorité d'entre elles ne vont pas en prison et bénéficient de peines alternatives », précise Me Ana Piquer, avocate et directrice d'Amnesty International Chili. En 2015, six hommes purgeaient une peine d'emprisonnement. Le dernier, un infirmier de 76 ans, a été condamné en 2013 à 818 jours de détention pour avoir pratiqué des IVG de façon réitérée.

La criminalisation serait donc en recul. « La situation est bien plus grave au Salvador, tient à souligner Me Piquer. Là-bas, les femmes sont effectivement jetées en prison. » Amnesty International a lancé en avril 2015 la campagne dite « des 17 », en référence aux dix-sept femmes qui, entre 1999 et 2011, ont été condamnées au Salvador à des peines allant jusqu'à quarante ans d'emprisonnement, la plupart pour homicide avec circonstances aggravantes. Leurs avocats ont demandé une grâce présidentielle quand l'une d'elles, Mme Guadalupe Vásquez, a été libérée en janvier. Certains veulent y voir un signe. Le Salvador sera-t-il le prochain Etat à revoir sa législation ?

Partout dans la région, des groupes d'action directe travaillent depuis plusieurs années à tisser des liens de solidarité. Linea Aborto Chile a mis au point un manuel pratique de l'avortement médicamenteux, distribué et téléchargé à plusieurs milliers d'exemplaires. « Nous nous sommes inspirées du premier manuel d'Amérique latine, publié en Argentine », explique Carolina. Des Boliviennes ont à leur tour repris l'ouvrage, posant ainsi les jalons de ce qui deviendra peut-être un véritable réseau panaméricain.

(1) « Encuesta nacional del instituto de investigación en ciencias sociales » (PDF), université Diego Portales, Santiago, 2014.

(2) « Femmes sur les vagues ». Cette association fondée en 1999 pratique des avortements sur un bateau-clinique au large des pays où l'IVG est interdite, dans les eaux internationales.

(3) Lidia Casas et Lieta Vivaldi, « La penalización del aborto como una violación a los derechos humanos de las mujeres » (PDF), rapport sur les droits de l'homme, université Diego Portales, 2013.

En France, du « crime contre l'Etat » à la loi Veil

Le Monde Diplomatique - jeu, 06/10/2016 - 11:51

Ce que je vais vous exposer est une expérience militante que j'ai vécue avec un engagement très fort, et donc avec toute ma subjectivité. On entend souvent dire que la libéralisation de la contraception puis de l'avortement allait dans le sens de l'histoire. Mais parler d'une victoire quasi certaine de nos idées occulte la violence des luttes idéologiques qui ont opposé les partisans de la contraception et de l'avortement libre et gratuit à leurs adversaires. On ne rappellera jamais assez l'attitude inqualifiable de nombre de médecins hospitaliers : à leur arrivée à l'hôpital, les femmes qui avaient tenté de mettre fin à une grossesse étaient insultées, humiliées ; des curetages étaient pratiqués sans anesthésie…

En 1964, j'étais en troisième année de médecine. Il n'y avait pas d'éducation sexuelle. L'amphithéâtre de la nouvelle faculté de la rue des Saints-Pères, à Paris, était bondé d'étudiants venus écouter le cours du Pr Christian Cabrol — auteur plus tard, le 27 avril 1968, de la première greffe cardiaque en France. Cabrol dessinait au tableau l'anatomie du petit bassin de l'homme et de la femme, commentait, expliquait les organes internes et externes, émaillant son exposé de sous-entendus grivois dans le plus pur style des chansons de carabins. Ce cours avait une solide réputation et il constituait l'unique information sexuelle, limitée à l'anatomie, des futurs médecins. En revanche, les complications possibles de chaque méthode d'avortement étaient, elles, largement détaillées : la redoutable septicémie à perfringens, souvent mortelle (qui a aujourd'hui totalement disparu), les séquelles pouvant aboutir à une stérilité…

Le Planning familial a été créé en 1960. Avec mon amie Elisabeth Barthod-Michaut, nous avons décidé de nous y inscrire en 1965 et avons demandé à suivre une formation d'hôtesse. Notre statut d'étudiantes en médecine a certainement joué en notre faveur dans un premier temps. La formation d'hôtesse du Planning était très classique et entièrement soumise aux points de vue et aux exigences du collège des médecins. Nous apprenions les méthodes de contraception mécaniques : diaphragmes, capes, crèmes spermicides. Les dispositifs intra-utérins (stérilets) étaient alors peu utilisés et réservés aux femmes ayant déjà des enfants. Nous étions obligées d'apprendre par nous-mêmes la façon d'utiliser le diaphragme. Quant à la pilule, interdite en France, on n'en parlait pas. Très rapidement, nous avons senti que nous n'avions pas notre place dans cette structure, qui, à l'époque, avait son siège rue Vivienne. Notre situation de femmes non mariées posait problème non seulement aux mères de famille qui venaient demander des conseils, mais aussi aux responsables du Planning (1). Nous nous sentions contraintes par les rigidités qu'imposait le collège des médecins. Enfin, seules les femmes majeures pouvaient s'inscrire, et la majorité en France était encore fixée à 21 ans (2).

« Le vice des riches »

Avec l'appui de la Mutuelle nationale des étudiants de France (MNEF) [liée à l'Union nationale des étudiants français (UNEF), le principal syndicat étudiant], nous avons alors décidé de créer un Planning en milieu étudiant. En février 1966, une permanence a été inaugurée au 22, boulevard Saint-Michel sous le nom de Centre d'études sociologiques et démographiques universitaire (Cesdu). (…)

Notre pratique a été assez différente de celle des permanences du Planning. Dès l'ouverture, nous avons pris contact avec les généralistes et les gynécologues du quartier. Nous leur avons exposé le projet et leur avons demandé s'ils seraient disposés à recevoir les étudiants à la recherche d'une contraception. Après des discussions longues et difficiles, nous avons obtenu une liste des médecins. Nous n'avons jamais refusé d'informer les personnes que nous recevions, dont beaucoup étaient encore mineures, et nous avons répondu — dans la mesure du possible — aux demandes d'avortement.

Statut légal de l'avortement dans le monde Cécile Marin, octobre 2015

A partir de 1971, les luttes se sont intensifiées. Manifestes et contre-manifestes se succédaient. Le premier a été celui des 343 femmes déclarant avoir avorté, publié par Le Nouvel Observateur le 5 avril 1971, qui a marqué la véritable entrée en lutte des femmes pour la libre disposition de leur corps. Le prestige de certaines signataires (3) lui a donné un retentissement international. L'Ordre des médecins, par la plume de son président Jean-Louis Lortat-Jacob, à l'avant-garde de la réaction, a alors écrit à la Confédération nationale des familles chrétiennes : « En observant la qualité nominale des 343 délinquantes en question, l'orthographe et la résonance de leur nom patronymique, je me suis rendu à l'évidence qu'elles n'apparaissaient pas trop catholiques. »

Ces propos ont suscité quelques réactions outrées publiées dans Le Monde, mais nous n'en étions encore qu'au début de l'escalade de la violence verbale. Le Planning, dont la direction demeurait réticente à l'avortement libre et gratuit, a néanmoins émis un communiqué pour s'opposer à toute mesure répressive. Il n'y a pas eu de poursuites judiciaires à l'encontre des « vedettes » signataires du manifeste, mais d'autres, moins illustres, ont subi des mesures de rétorsion dans leur travail (4). C'est pour défendre gratuitement les femmes inquiétées par la justice que, en juillet 1971, l'avocate Gisèle Halimi a créé avec Simone de Beauvoir l'association Choisir la cause des femmes.

Puis, en 1972, Mme Marie-Claire Chevalier, une jeune fille de 17 ans qui avait été violée et qui avait avorté, fut inculpée sur la base de la loi de 1920 (lire la chronologie, « Des décennies de lutte »), de même que sa mère, Michelle, et la femme qui avait posé la sonde. Gisèle Halimi, qui les défendait, choisit une stratégie très politique. Elle appela à la barre des signataires du Manifeste des 343 et des personnalités comme [l'écrivain et biologiste] Jean Rostand, [le Prix Nobel de médecine] Jacques Monod ou M. Paul Milliez. Le témoignage de ce dernier retint toute l'attention. Professeur d'université, grand patron de médecine respecté, considéré comme un humaniste, il était aussi catholique pratiquant, père de six enfants et opposé à l'avortement. Il raconta ce qu'il avait vu des conséquences de l'avortement clandestin et déclara que si sa propre fille, à 17 ans, avait voulu interrompre une grossesse, oui, il l'aurait aidée. L'Ordre des médecins critiqua violemment son intervention dans la presse. M. Milliez fut convoqué par le ministre de la santé publique, M. Jean Foyer, qui aurait déclaré à cette occasion : « Il ne faut pas que le vice des riches devienne celui des pauvres. »

Nous formons alors, le 14 mai 1972, le Groupe information santé (GIS), sur le modèle du Groupe d'information sur les prisons créé un an plus tôt par Michel Foucault, Jean-Marie Domenach et Pierre Vidal-Naquet. Les membres du GIS sont médecins, étudiants en médecine ou exercent des professions de santé — quelques non-médecins nous rejoignent par amitié. Ils affirment que les altérations de la santé sont en grande partie provoquées par les conditions de travail et de vie, et mettent leur expertise au service des syndicats.

La découverte de la méthode Karman, ou méthode par aspiration, conduit le GIS à s'engager publiquement en faveur de l'avortement libre et gratuit. Une patiente de la gynécologue Joëlle Brunerie [formée au Planning familial et membre du GIS] a vu M. Harvey Karman pratiquer des avortements avec sa canule au Bangladesh ; une séance de démonstration doit avoir lieu à Paris, dans l'appartement de l'actrice Delphine Seyrig. Militant du Cesdu dès la première heure, puis membre du GIS, l'obstétricien Pierre Jouannet s'y rend. Il apprend la technique, découvre qu'elle est simple et revient avec les instruments pour convaincre les membres du groupe.

Nous commençons donc à pratiquer des avortements, soit au domicile des femmes, soit dans des chambres de garde des hôpitaux. Dépassé par la demande, le GIS veut le faire savoir par un manifeste et recherche le soutien de figures inattaquables du monde médical. Je me rappelle avoir essayé de convaincre le pédiatre Alexandre Minkowski — j'avais été externe dans son service —, mais il trouvait le texte trop radical. Nous avons tout de même obtenu la signature de quelques médecins réputés, chefs de service ou agrégés. Des psychiatres, des généralistes, mais très peu de gynécologues.

Le 3 février 1973, le GIS publie dans Le Nouvel Observateur le Manifeste des 331, qui affirme que la femme, et elle seule, est en droit de décider. Il refuse de considérer la position de l'Ordre comme représentative de celle des médecins. Les signataires déclarent pratiquer ou aider à pratiquer des avortements sans en tirer aucun bénéfice financier et s'engagent à répondre collectivement de leurs actions devant l'autorité judiciaire ou médicale, ainsi que devant l'opinion publique.

Les réactions sont très violentes. L'Ordre des médecins considère qu'« un avortement de convenance ne devrait pas être opéré par un médecin » ; nous sommes devenus des « avorteurs », une « association de malfaiteurs ». L'expression « massacre des innocents » apparaît même dans la presse religieuse. Mais le GIS reçoit aussi de nombreuses lettres de soutien. Quelques jours plus tard, nous atteignons près de huit cents signataires.

Des autocars vers les Pays-Bas

Quatre jours après la publication de notre manifeste, l'Association nationale pour l'étude de l'avortement (ANEA), qui travaille en collaboration avec un groupe de théologiens catholiques de la revue Etudes, fait paraître une charte signée par plus de deux cents personnalités (dont MM. Milliez et Minkowski) qui déclarent pratiquer des avortements. Ils réclament l'abolition de la loi de 1920, mais considèrent qu'une commission doit décider si la demande d'avortement d'une femme est légitime ou pas. La notoriété professionnelle, le capital social et symbolique sont de leur côté. La plupart résident à Neuilly, dans le 16e ou le 7e arrondissement de Paris ; ils défendent le rôle moral du médecin et s'opposent à l'avortement totalement libre.

En avril 1973, les médecins du GIS décident de travailler en collaboration avec les militantes du Mouvement pour la liberté de l'avortement et de la contraception (MLAC), même si certaines d'entre elles préféraient pratiquer les avortements sans les médecins. Les praticiens se tiennent à leur disposition en cas de besoin, redoutant un accident qui serait surexploité par nos adversaires. Je me souviens de mon soulagement lorsque le Pr Pierre Huguenard, chef de service d'anesthésie-réanimation au centre hospitalier universitaire (CHU) de Créteil, a fait savoir qu'en cas d'accident nous pouvions transférer la patiente dans son service.

Les militantes du MLAC et quelques médecins tiennent régulièrement une permanence où la technique Karman est expliquée aux femmes. Sachant qu'elles ne peuvent pas toutes en bénéficier à Paris, puisque les médecins disponibles ne peuvent pratiquer des avortements que le week-end, les militantes discutent avec elles pour identifier celles qui ne peuvent absolument pas quitter la capitale — parce qu'elles sont mineures, étrangères, qu'elles ont des enfants en bas âge… Aux autres nous fournissons des certificats d'arrêt de travail. Les membres du MLAC assurent l'organisation et l'accompagnement des voyages aux Pays-Bas ; chaque semaine, des autocars bardés de calicots traversent la France. Pour les avortements plus tardifs, il faut se rendre en Angleterre. Jouannet négocie les meilleurs prix avec des responsables de cliniques britanniques.

Les permanences de la rue Buffon sont rapidement submergées ; une longue queue de femmes s'étire dans la rue. Nous décidons alors de nous installer sur les pelouses du Jardin des plantes, rendant ainsi les permanences publiques. Plus discrets sur le lieu où se déroulent les avortements, nous louons sous un nom d'emprunt un appartement rue Ollier, dans le 15e arrondissement. Les femmes rencontrent d'abord une « intermédiaire », une militante qui leur explique comment se passe l'intervention, les soutient psychologiquement, les rassure pendant l'aspiration et leur donne des informations sur la contraception. Presque tous les médecins du GIS travaillent en binôme avec des intermédiaires du MLAC.

L'opposition ne reste pas inactive. En juin 1973 paraît un manifeste de douze mille médecins et trois mille juristes s'opposant résolument à l'avortement au nom de leurs principes moraux et religieux. Ces notables suivent le généticien Jérôme Lejeune dans sa croisade. La direction et le collège médical du Planning restent très prudents. Proches de Choisir, ils désirent conserver aux médecins le pouvoir de décider — ou, tout au moins, d'aider les femmes à décider. Mais, en juin 1973, un changement d'orientation l'emporte lors de l'assemblée générale du Planning familial national : la motion radicale l'emporte. Les médecins dits réformateurs quittent le Planning, qui s'engage alors résolument dans la pratique des avortements dans ses centres d'orthogénie (5).

La jeune génération des médecins « gauchistes » l'a emporté. Mais il faut se souvenir que c'est la génération précédente, celle des « réformateurs », qui a eu l'audace d'introduire l'idée de planification familiale. A l'issue de ces luttes, la loi Veil [du nom de la ministre qui la porte, Mme Simone Veil] autorisant l'interruption volontaire de grossesse (IVG) pour cinq ans est finalement promulguée en janvier 1975. Elle deviendra définitive en 1979.

(1) Sur les hésitations tactiques et l'approche légaliste du Planning familial, cf. Marie-Françoise Lévy, « Le Mouvement français pour le planning familial et les jeunes », Vingtième Siècle, no 75, Presses de Sciences Po, Paris, 2002.

(2) Elle est passée à 18 ans en 1974.

(3) Notamment Simone de Beauvoir, Marguerite Duras, Françoise Fabian, Delphine Seyrig, Catherine Deneuve, Ariane Mnouchkine…

(4) Maud Gelly, « Le MLAC et la lutte pour le droit à l'avortement », Fondation Copernic, 2005.

(5) Mouvement français pour le planning familial, Liberté, sexualités, féminisme. 50 ans de combat du Planning pour les droits des femmes, La Découverte, Paris, 2006.

La Syrie et la communauté internationale

Politique étrangère (IFRI) - jeu, 06/10/2016 - 10:39

Le 29 septembre dernier, dans l’émission « Le Journal des idées » présentée par Jacques Munier sur France Culture, l’article « Repenser l’Europe » de Dominique Moïsi, publié dans le numéro d’automne de Politique étrangère (n°3/2016), a été cité pour évoquer la position de l’Europe face à la crise syrienne.

Face à la situation créée en Syrie, que peut la communauté internationale ?

Les Américains ayant tourné les talons, reste l’Europe. Mais si l’on en croit Dominique Moïsi dans la revue Politique étrangère, elle serait en plein « brainstorming », toute absorbée qu’elle est à se repenser… Et elle se trouve momentanément dépourvue de boussole ; « menacée par trois ismes : le djihadisme, le poutinisme et le populisme ». La crise des réfugiés a fait voler en éclats ses valeurs humanistes avec sa cohésion de façade. Plus de levier pour changer le rapport de force, à moins de se lancer dans des initiatives comme la livraison de missiles portatifs antiaériens à l’opposition – déplorait Marc Semo* dans Le Monde.fr. Nous en sommes réduits à « espérer que la pression morale et la crainte d’un enlisement amènent le Kremlin à composer ».

Pour lire le compte-rendu complet de l’émission, cliquez ici.

Pour (re)découvrir le sommaire du numéro d’automne de Politique étrangère, cliquez ici.

Does Winning a Nobel Peace Prize Make a Difference?

Foreign Policy - jeu, 06/10/2016 - 02:47
Nadia Murad's work on behalf of Yazidi women who’ve suffered at the hands of the Islamic State has earned her a Nobel nomination. But even if she receives the prestigious prize, it may do little to help her cause.

U.N.’s ‘Steel Ceiling’ Blocks First Woman Secretary-General

Foreign Policy - jeu, 06/10/2016 - 00:52
Former refugees High Commissioner António Guterres is a bittersweet pick for the United Nations’ next chief.

This Is How America Will Accidentally Join the Syrian War

Foreign Policy - mer, 05/10/2016 - 23:26
Neither of the presidential campaigns knows what their Syria policies actually mean.

The Developing World Thinks Hitler Is Underrated

Foreign Policy - mer, 05/10/2016 - 22:35
In the West, the Nazi Führer is thought of as a genocidal maniac — everywhere else, he’s considered a political inspiration.

The Unthinkable Olive Branch

Foreign Policy - mer, 05/10/2016 - 22:30
Sometimes the only way to end a conflict is to forgive those who were behind it.

John Kerry Consults with Russians on Syria Less Than 48 Hours After Suspending Ties

Foreign Policy - mer, 05/10/2016 - 22:10
Secretary of State John Kerry discussed the situation in Syria with Russian Foreign Minister Sergei Lavrov on Wednesday, less than 48 hours after the State Department announced a suspension in “bilateral channels with Russia” related to reducing the violence in Syria.

After Mass Street Protests, Poland Backs Off of Proposal to Blanket Ban Abortion

Foreign Policy - mer, 05/10/2016 - 21:25
A Polish official mocked women's plans to march, but 30,000 of them showed up anyway.

Half of Chinese Favor The U.S. Despite Growing Tensions

Foreign Policy - mer, 05/10/2016 - 19:58
The poll also showed that Chinese citizens prefer Hillary Clinton over Donald Trump.

Did the FBI Just Arrest the Next Snowden?

Foreign Policy - mer, 05/10/2016 - 19:57
Harold T. Martin, III allegedly removed classified information and stored it at his Maryland home.

U.N. Security Council Set to Crown António Guterres Next U.N. Secretary General

Foreign Policy - mer, 05/10/2016 - 19:20
The world's big powers are rallying behind the former Portuguese prime minister and U.N. refugee chief to lead the United Nations.

L’Amérique latine à l’honneur

Politique étrangère (IFRI) - mer, 05/10/2016 - 16:38

Le site de ressources documentaires irénées.net, dont la vocation est de « favoriser l’échange de connaissances et de savoir-faire au service de la construction d’un art de la paix », a récemment mis à l’honneur le dernier numéro de Politique étrangère (n°3/2016) dont le dossier est consacré à l’Amérique latine.

« Dans son dernier numéro, la revue de l’IFRI fait l’analyse d’une Amérique latine aux espoirs déçus et d’une Europe sans boussole.

 L’Amérique latine incarnait hier une démocratisation politique irrépressible, une tension des sociétés vers la réduction de violentes inégalités, l’insertion croissante dans une économie mondialisée. Le rêve se défait.

 Crise de l’Europe comme continent, crise du processus de construction européenne, crise des institutions de l’Union européenne : l’espérance européenne lutte pour sa survie. »

Pour lire la recension dans son intégralité, cliquez ici.

 

Première victime, le fret

Le Monde Diplomatique - mer, 05/10/2016 - 10:03

Les partisans de la concurrence avaient affirmé que les opérateurs privés du transport de marchandises prendraient des parts de marché à la route, pas au rail. Ils ont en réalité contribué à dépecer la Société nationale des chemins de fer français (SNCF), sans réussir à accroître l'activité globale du fret ferroviaire, qui, entre 2008 et 2014, a perdu 20 % de trafic et représente désormais moins de 10 % du transport de marchandises en France (1).

Les voies de la concurrence sont parfois impénétrables : Euro Cargo Rail, un opérateur privé qui taille des croupières à la SNCF, appartient à une filiale de la Deutsche Bahn, entreprise publique avec laquelle la SNCF… coopère pour les liaisons à grande vitesse avec l'Allemagne. Un troisième opérateur, Voies ferrées locales industrielles (VFLI), est une filiale de... la SNCF. « C'est notre paradoxe, reconnaît Mme Vanessa Walter, porte-parole de VFLI. Nous sommes à la fois complémentaires et concurrents de notre maison mère. » Paradoxe qu'éclaircit plus sévèrement M. Hervé Gomet, élu de la Confédération générale du travail (CGT) au Conseil économique, social et environnemental du Nord - Pas-de-Calais : « On a parfois le sentiment d'une collusion entre la SNCF et sa filiale VFLI dans la répartition des trafics. » Laquelle serait liée au fait que les salariés de VFLI ne jouissent pas du statut des cheminots de la SNCF, ni du même cadre, notamment pour les horaires de travail. Présentée comme une compétition commerciale, la concurrence entraîne aussi un dumping social.

(1) « Indicateurs du transport de marchandises », www.arafer.fr

Grands argentiers, grands électeurs

Le Monde Diplomatique - mar, 04/10/2016 - 23:18

« Ceux qui possèdent le pays doivent aussi le gouverner. » La formule de John Jay (1745-1829), premier président de la Cour suprême des Etats-Unis, a soudain rajeuni de deux siècles, le 21 janvier 2010 : par un arrêt opposant la Commission électorale fédérale à Citizens United, une association conservatrice qui revendiquait le droit de diffuser une publicité contre Mme Hillary Clinton, la plus haute juridiction américaine venait de déréguler les dépenses de propagande électorale engagées par des personnes morales. Désormais, toute association ou entreprise privée pourrait investir sans limites dans la production et la diffusion de messages à caractère politique dans le cadre des élections, ce qu'interdisait la loi auparavant (1).

Une entreprise multinationale désireuse de faire valoir ses intérêts donnera des millions de dollars non pas directement au candidat de son choix mais à un « super comité d'action politique » (Super PAC) qui multipliera les dépenses en faveur de son poulain. En janvier 2015, le réseau de donateurs dirigé par les frères Charles et David Koch, deux industriels du pétrole et de la chimie, ultraconservateurs et farouchement antiécologistes, contrôlant chacun une fortune de 43 milliards de dollars, rendait publique son intention d'investir 900 millions de dollars dans la campagne pour l'élection présidentielle de 2016. Un tel engagement, supérieur à celui des partis républicain et démocrate, « transformerait de facto l'organisation des frères Koch en troisième force politique du pays », a observé le New York Times (26 janvier 2015).

Ce coup de marteau dans la balance démocratique n'a pas suscité de la part des grands médias les réactions indignées que provoquent de telles pratiques lorsqu'elles se déroulent dans d'autres pays. Et pour cause : télévisions commerciales, radios, journaux et sites d'information seront les premiers bénéficiaires de cette transformation. C'est peu de dire qu'en période de baisse des ventes et de fuite de la publicité vers Internet, la décision semble tomber du ciel. En deux décennies, la part des dépenses politiques dans les revenus publicitaires des chaînes commerciales n'a cesser de s'alourdir, passant de 3 % en 1990 à 20 % en 2010.

En février 2016, avant même le début des primaires, l'arrêt de la Cour suprême avait permis la collecte de plus de 400 millions de dollars de fonds. Dont 119 millions en soutien au candidat républicain Jeb Bush, promptement dépensés sous la forme de 35 681 spots audiovisuels (2). Sans succès. Mi-février, M. Bush renonçait à la course à l'investiture au grand dam de ses donateurs, lesquels orientent leurs flux de dollars vers M. Marco Rubio (M. Donald Trump affirme financer sa campagne avec sa fortune personnelle). Les dirigeants des grandes chaînes, eux, se frottent les mains en attendant la suite.

(1) Lire Robert W. McChesney et John Nichols, « Aux Etats-Unis, médias, pouvoir et argent achèvent leur fusion », Le Monde diplomatique, août 2011.

(2) The Center for Public Integrity, www.publicintegrity.org, 21 février 2016.

Chasing Mirages Across Somalia

Foreign Policy Blogs - mar, 04/10/2016 - 16:54

Hopelessness is a dangerous dead-end. As with people, nations need a sense of hope to exist and deal with the inevitable challenges confronted throughout their development and existence. But that sense of hope must be grounded on reality; otherwise, it turns into delusion.

With the so-called election being around the corner in Somalia, it is fair to say that this systematically eroding nation is in the thick of that season of delusional self-assurance. Positive change is inevitable without making any change in method and mindset.

Many candidates are lined up to replace the de facto President, Hassan Sheikh Mohamud, whose term has ended on September 10th, who is enjoying an extension without mandate, who himself is a candidate. The Parliament is sidelined as in 2011 right before the transitional period came to an end. Worse, there is no Constitutional Court to judicially arbitrate.

These candidates, by and large, have only one thing in common: the conviction that “The president must go.” This sentiment which resonates with the majority of Somalis has ironically rendered any substantive inter-candidate debate on critical issues unnecessary, at best.

Most seem confident that a replacement would automatically bring about the direly needed change to repair brokenness and rectify ills. However, history reminds us of successive disappointments that resulted from such false assumption in the past decades.

Governance by Tourism

Four years ago, I have privately counseled and publicly cautioned that the newly elected President was bound to fail if his government does not provide direly needed public services, make genuine reconciliation and transparency to end corruption his top priorities. And fail, he did.

Against this backdrop, President Mohamud has been expanding his authority by issuing unconstitutional decrees that are intended to become part of the policies shaping the electoral process. His effective tactics worked like this: He would issue a decree that clearly overreaches the legislative authority of the Parliament, and then swiftly, before any public outcry or any candidate could react, IGAD and UNSOM would issue their respective congratulatory statements. Implementation ensues.

Meanwhile, in order to present a façade of legitimacy, the coopted Speaker of the Parliament is granted a symbolic seat at the so-called National Leadership Forum. The NLF is an IGAD concocted and international community supported political sham that grants a handful of regional actors and government officials with clear conflict of interest the exclusive political authority to decide Somalia’s existential fate. Make no mistake; this can only lead into a never-ending process of transitioning out of transition, bloodshed and perpetual dependency.

Smoke-screened by this political theatrics, the reinvention of President Mohamud is smoothly underway. He is in effective hands of professional image-makers who are capable of making miserable failures look like exemplary successes. In this recent article with all dramatic visual and sound effects, President Mohamud, the man under whose watch Ethiopia got a blank check to run the Somali political affairs and al-Shabaab became more lethal than ever before, claims to have a new plan to restore security and defeat that terror group.

On their part, the Council of Ministers has completed the National Development Plan or the cosmetically enhanced version of the cash-sucking New Deal Somali Compact 52 days before their term expired. The subsequent political fanfare by the advocates of status quo was hardly surprising.

Never mind that the current leadership are yet to designate national currency and are yet to address how having US dollar, the Ethiopia’s Bir, and Kenya’s Shilling–the national de facto currencies—contribute to inflation and make life economically unbearable for the average Somali. People are led to believe that these same leaders whose ‘national budget’ is made of salaries and operation costs, who are yet to set up a single government-funded clinic or feeding and housing centers for the nearly one million internally displaced persons (IDPs) in Mogadishu alone, are set to improve the Somali per capita income and reduce poverty.

Meanwhile, suits are pressed, shoes are shined and suitcases are packed. The Somali leadership team is anxiously waiting for the next great conference being convened somewhere across the seas.

Coercive Institutionalization of clan federalism

Ever since certain members of the political elite accepted that clan-based federalism is a viable governance system; that false narrative has neither faced serious scrutiny nor serious setback. Well, at least not until the government, IGAD, and UNSOM have at various times attempted to lure, pressure, and coerce the traditional leaders of Hiiraan to merge into an arbitrary union with Middle Shabelle and immediately form a federal-state before the upcoming election. Apparently this trio has forgotten Hiiraan’s historical reputation as the womb of Somali patriotism.

So, Hiiraan became ‘Laf dhuun ku taagan’ or the ‘bone that stuck in the throat’ of the trio and a major setback against the political formula engineered to make the reconstitution of the Somali state impossible, and inter-clan perpetual enmity and bloodshed the political order.

Which of the Presidential Candidates might be the right one?

In identifying the right person, it is critical to establish criteria through which each candidate could be evaluated. None should be granted advantage based on name recognition, clan affiliation, or cash cushion. Election or selection should be criteria-based:

– Does he or she have a clear vision, grand strategy and a viable implementation plan to help him or her shake up the current externally manipulated political order?

– Is he or she willing to cut the umbilical cord of dependency and spearhead a nation willing to mainly rely on itself?

– Is he or she willing to put genuine reconciliation, public service and transparency on top of his or her priority list?

– Is he or she willing to pushback against IGAD & UNSOM diktats and accept the fact that the authority to govern comes from the people, and that he who grants you that authority can also take it away from you?

– Does he or she recognize the existential importance of having one or two strategic partners instead of an array of states and interest groups of conflicting interests?

If these criteria seem too difficult to meet, rest assured, they are. No one should be misled to believe otherwise.

Sowing Before Harvesting

The succeeding president and government will not make substantive change so long as they do not put genuine reconciliation, followed by constitutional convention that addresses all critical issues ignored by the current counterfeit document, at the top of their priority list.

The new constitution must overhaul the political order of the day. It may acknowledge the social relevance of clan structure but must declare in no uncertain terms the separation of clans and state and ensure that clans have no political authority and that clan-based distribution of political power is done with. In their very nature, clans promote exclusive rights and perpetual zero-sum strife against other clans.

Somalia may not get a candidate who meets every aspect of the criteria but it cannot afford not to raise the bar. It is time for the public to demand accountable leaders with transformational vision. It is time to resist getting intoxicated with political rhetoric. It is time to end the mirage-chasing game.

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