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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Mis à jour : il y a 2 mois 2 jours

Chine : un rebond de la croissance économique en trompe l’œil ?

mar, 18/07/2023 - 16:16

Selon les chiffres annoncés ce lundi par le Bureau national des statistiques de Chine, Pékin a enregistré 6,3% de croissance sur ce second trimestre 2023. Un rebond qui témoigne d’une reprise des activités économiques chinoises après l’abandon de la politique zéro Covid malgré un ralentissement de la croissance chinoise depuis plus d’une décennie. Comment expliquer la décélération de la croissance chinoise ? Quelles répercussions celle-ci pourrait-elle avoir sur la politique intérieure et étrangère chinoise ? En quoi la reconfiguration économique mondiale, matérialisée par un processus de dédollarisation, pourrait-elle bénéficier à la Chine ? Le point avec Barthélémy Courmont, directeur de recherche à l’IRIS, en charge du Programme Asie-Pacifique.

 

Les 6,3 % de croissance au deuxième trimestre annoncés par la Chine seraient une nouvelle en trompe-l’œil selon de nombreux analystes, la croissance annuelle du PIB chinois continuant de décélérer progressivement depuis 2007. Quelle lecture faites-vous de la situation économique chinoise ? Quels sont les facteurs à l’origine de cette décélération ?

Qu’elle se situe autour de 6% ou en dessous, ce qui est tout à fait possible, il est indiscutable que la croissance économique chinoise est, depuis plus d’une décennie, très en deçà des chiffres vertigineux des trois décennies précédentes. Il faut cependant rester prudent. D’une part, le niveau de développement que la Chine a désormais atteint rend quasiment impossible un taux de croissance supérieur à 10%, et la Chine est ainsi devenue – même si elle continue de le nier – un pays développé. D’autre part, Wen Jiabao, alors Premier ministre, avait annoncé à la suite de la crise des Subprimes en 2008 aux États-Unis, une modification en profondeur du modèle de développement de la Chine, avec un effort désormais placé sur le développement des classes moyennes, et donc des hausses substantielles de revenus. Cela a occasionné une baisse très sensible du taux de croissance du PIB, mais pas un appauvrissement de la Chine, et encore moins des Chinois. Enfin, Pékin paye le prix de sa politique anti-covid de confinement long et très sévère, avec une reprise de l’activité économique qui fût retardée, et enclenchée il y a quelques mois seulement, en pleine période de guerre en Ukraine. On note donc à la fois des facteurs structurels et une conjoncture que des choix politiques hasardeux n’ont fait que renforcer pour expliquer cette croissance en demi-teinte. Une chose est cependant sûre : l’économie chinoise ne se porte pas au mieux actuellement. Ce n’est pas une bonne nouvelle non seulement parce que cela a une incidence mondiale, mais aussi parce que Pékin peut se lancer dans des initiatives afin de relancer sa croissance qui peuvent se traduire par une remise en cause des structures économiques internationales, notamment un processus de dédollarisation, d’où des tensions géopolitiques pouvant s’ajouter aux perturbations économiques.

 

En quoi le ralentissement de la croissance chinoise pourrait-il peser sur la politique extérieure de la Chine ? Constitue-t-il par ailleurs une menace pour Pékin sur le plan intérieur ?

Il s’agit potentiellement une menace pour le pouvoir en place, qui fonde sa légitimité, sorte de nouveau contrat céleste (en référence à la Chine impériale), sur le bien-être économique et social. Cependant, il faudrait non seulement qu’une croissance en baisse s’impose dans la durée, mais aussi que cela impacte les revenus des Chinois pour provoquer une perte de légitimité. Le risque ne doit pas être exclu, mais il ne fait pas s’emballer non plus, la Chine n’étant pas dans une situation sociale détériorée au point que ses dirigeants seraient remis en cause. Preuve en est la relance de projets d’investissements compris dans la Belt and Road Initiative (BRI) mis en sommeil pendant la pandémie. C’est en revanche sur la politique extérieure que les changements les plus notables sont à attendre. La BRI a repris, mais c’est une BRI 2.0, peut-être moins ambitieuse, mais surtout plus soucieuse de résultats tangibles, et donc plus sélective. Cela peut provoquer des tensions avec des pays qui se sont habitués aux largesses de Pékin, et pourraient voir la Chine demander des remboursements de prêts, entre autres. Enfin, et nous allons y revenir ; une tentative de dédollarisation pour imposer une nouvelle monnaie d’échange pourrait se traduire par des tensions grandissantes avec Washington.

 

La Chine s’inscrit, parmi d’autres pays, dans un processus de dédollarisation des échanges économiques mondiaux accéléré cette année par la guerre en Ukraine et les sanctions occidentales à l’égard de la Russie. Par ailleurs, la création d’une nouvelle monnaie commune figure à l’agenda du Sommet des BRICS qui se déroulera du 22 au 24 août prochain en Afrique du Sud. En quoi cette reconfiguration économique mondiale pourrait-elle bénéficier à la Chine ?

Ce n’est malheureusement pas assez dit dans les analyses sur la guerre en Ukraine, mais c’est une réalité qui s’amplifie très sensiblement mois après mois : ce conflit s’accompagne d’un recul très net de l’Occident, qui n’apparait plus auprès des sociétés émergentes comme la référence. Et ce processus de désoccidentalisation, que les BRICS – qui pourraient rapidement s’élargir à de nouveaux membres – appellent de leurs vœux, place la Chine en position de force. Pékin voit dans la crise internationale actuelle occasionnée par la guerre en Ukraine une opportunité : celle de proposer une alternative, à la fois diplomatique et économique, à l’Occident. Et Pékin n’est pas seul sur ce terrain, en témoigne le positionnement d’un pays comme l’Inde, mais aussi l’Afrique du Sud et le Brésil, sans faire mention de la Russie pour des raisons évidentes liées au conflit. Au-delà des BRICs, c’est un mouvement beaucoup plus important, parfois qualifié de « Sud global » dans lequel la Chine occupe un rôle majeur, qui demande une désoccidentalisation et la fin de la mainmise occidentale sur l’économie internationale. Ajoutons que les visites répétées depuis un mois de membres de l’administration Biden indiquent une inquiétude de Washington liée au risque de dédollarisation que Pékin semble appeler de ses vœux, désormais relayé par d’autre émergents. Cette inquiétude est fondée tant la domination du dollar pourrait être remise en cause.

 

J’ai lu… « Macron-Poutine : les liaisons dangereuses », ouvrage d’Isabelle Lasserre

lun, 17/07/2023 - 20:27

Dans le contexte de la guerre en Ukraine et des récents revirements de la France sur l’intégration de l’Ukraine d’abord à l’Union européenne puis à l’OTAN, et celui des évolutions de son positionnement au sein de l’Union européenne, notamment au regard de sa relation avec Moscou, Pascal Boniface échange avec Isabelle Lasserre, journaliste, responsable des questions de diplomatie et de stratégie au Figaro, autour de son ouvrage « Macron-Poutine : les liaisons dangereuses » paru aux éditions l’observatoire (https://www.editions-observatoire.com…)

Inde : « Le bilan de Narendra Modi est ambivalent »

ven, 14/07/2023 - 11:22

Pourquoi faut-il prendre l’Inde au sérieux ?

C’est tout d’abord la première population mondiale, devant la Chine. Une population jeune, avec une importante tranche des 18-25 ans. Le pays affiche le troisième produit intérieur mondial à parité du pouvoir d’achat (PPA) derrière la Chine et les États-Unis. C’est le premier gisement mondial d’informaticiens, de chercheurs et de techniciens en biotechnologie et le troisième marché automobile devant le Japon. Ce marché conjugue deux atouts. Un marché intérieur dynamique tiré par la consommation. D’autre part, des niches d’excellence globale qui se confirment.

Le Premier ministre Narendra Modi a-t-il modernisé le pays ?

Il n’y a pas eu d’amélioration notable dans les infrastructures énergétiques et les transports, mis à part dans l’aérien. Cela ne tient pas qu’à Narendra Modi lui-même mais au fait que l’Inde est dans une situation extrêmement complexe, de par sa densité de population. C’est trois fois la taille du Nigeria avec une population sept fois plus grande. Le bilan de Narendra Modi est ambivalent. D’un côté, il a cultivé auprès des investisseurs étrangers une image d’homme de décision, comme le montre l’achat, en 2016, de 36 Rafale pour 8 milliards d’euros. De l’autre, Narendra Modi est extrêmement archaïque. Un homme qui fait des pujas (rites d’offrandes) et est extrêmement intolérant sur le plan religieux. En Inde, on s’en prend aux musulmans et on pourchasse ceux qui fêtent la Saint-Valentin. Le parti nationaliste BJP au pouvoir, c’est l’hindouisme traditionnel, pour ne pas dire traditionaliste.

Modi est allié de la Russie, visite les États-Unis et la France… Comment analyser ses positions diplomatiques ?

L’Occident doit prêter attention à une petite phrase qui a été reprise dans le communiqué du G20 de Bali, en novembre 2022. Elle fixe le modus operandi de la diplomatie indienne. « This is not an era for war. » Ce n’est pas une ère pour la guerre. Pour les Indiens, l’Occident représente une menace guerrière aussi importante que la Russie. L’Inde souhaite donc la paix et un équilibre Est-Ouest.

À quel point le régime indien devient-il autoritaire ?

À l’arrivée du gouvernement BJP nationaliste hindou en 2014, il y avait un risque de dérapage néofasciste. Aujourd’hui, Narendra Modi et son entourage ont compris que la société indienne n’allait pas tomber dans le piège nationaliste. L’Inde n’est pas un pays autoritaire à la chinoise. Mais Narendra Modi doit toujours gérer au sein du BJP une faction extrémiste. Il existe une forte rivalité entre le ministre de l’Intérieur Amit Shah, qui est vraiment néofasciste mais très laïque, et Yogi Adityanath, le ministre en chef de l’Uttar Pradesh, le plus grand État de l’Inde, qui est un moine hindou.

Pour les entreprises étrangères, l’Inde peut-elle être plus attractive que la Chine ?

Attention à l’excès d’optimisme ! Gare à l’indomania qui conduit à un comportement moutonnier des entreprises étrangères ! On l’a déjà connue au début des années 2000, lorsque le taux de croissance de l’Inde a commencé à se rapprocher des 10 %. On parlait d’un pays qui allait prendre la place de la Chine. Ce cycle haussier était en partie gonflé par l’excès de liquidités à l’international. Et puis, comme dit l’homme d’affaires Warren Buffet, « c’est quand la mer se retire qu’on voit ceux qui se baignent nus ». Des entreprises comme Renault et Peugeot se sont alors aperçues que le marché indien était moins porteur que prévu. On pensait que le marché automobile indien allait atteindre 3 millions d’unités. Il a fallu attendre 2020 pour que cela soit le cas.

Qu’en est-il de la corruption ?

Le centre de Bangalore.© Harsha Vadlamani/PANOS-REA / PANOS-REA / Harsha Vadlamani/PANOS-REA POUR « LE POINT »

C’est moins une corruption au plus haut niveau, comme en Chine, qu’une corruption latente qui concerne les niveaux les plus bas. Elle n’est pas que vénale, elle est aussi comportementale. Il ne faut jamais oublier la fierté des Indiens qui n’acceptent pas qu’on se fie uniquement à leurs supérieurs. D’autant que l’imaginaire du colonialisme reste ancré dans la société. Michelin a, par exemple, sous-estimé pour l’implantation de son usine de pneus les contraintes administratives que l’on peut appeler « babucratie », un « babu » étant le quolibet utilisé pour désigner un fonctionnaire indien. Cette petite corruption se traduit par des allongements de délais et des blocages de projets.

L’Inde peut-elle s’affirmer comme la nouvelle usine du monde ?

Les grandes entreprises étrangères ne diront pas publiquement que l’Inde va remplacer la Chine, qui reste encore pour elles un marché stratégique. Pourtant, dans les faits, elles réduisent la voilure dans l’empire du Milieu en se renforçant en Inde. L’histoire montre plutôt une coexistence de l’Inde et de la Chine.

L’Inde n’est pas encore très compétitive sur le plan de l’export, même si elle a deux grands pôles à Chennai et à Pune, en raison de contraintes de logistique et du coût de l’énergie. Les entreprises étrangères doivent être capables de produire en prix domestiques, donc en roupies. La fameuse voiture Maruti symbolise le grand succès d’une entreprise étrangère, celle de la firme japonaise Suzuki. Du côté français, L’Oréal a réalisé un sans-faute en misant sur de petits flacons vendus dans les commerces de rue pour quelques roupies seulement. Il faut savoir être pragmatique et s’adapter au marché.

 

Propos recueillis par Olivier Ubertalli pour Le Point.

France : la panne diplomatique ?

jeu, 13/07/2023 - 15:38

La fête nationale est l’occasion de revenir sur l’état de la diplomatie française et les raisons de ce que certains voient comme une panne. Les difficultés intérieures rejaillissent sur l’image de la France à l’étranger et réduisent ses marges de manœuvre, tandis qu’elle subit les conséquences d’erreurs politiques passées, en particulier sur le continent africain. Les évènements géopolitiques actuels, entre tensions sino-américaines et guerre en Ukraine, rebattent les cartes : on assiste à une reprise de l’OTAN, une crise de l’autonomie stratégique européenne, et un virage tactique du président français qui tente de se rapprocher des pays d’Europe de l’Est. Dans ce contexte, quelle place la France peut-elle encore occuper dans le monde ? L’analyse de Pascal Boniface.

Vers une désoccidentalisation du monde ?

jeu, 06/07/2023 - 17:01

Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, spécialiste de la Turquie et du Moyen-Orient, et Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS, spécialiste de l’Amérique latine, répondent à nos questions à l’occasion de la parution du numéro 130 de La Revue internationale et stratégique (RIS), qu’ils dirigent sur le thème « Vers une désoccidentalisation du monde ? »

– Pourquoi avoir choisi de traiter de la désoccidentalisation du monde dans ce numéro de la RIS ?
– En quoi ce phénomène se distingue-t-il de revendications historiques comme celles des « non-alignés » ? La désoccidentalisation du monde s’inscrit-elle dans une tendance plus profonde à l’œuvre dans les pays dits du « Sud » ?
– Quels seraient les acteurs et valeurs d’un monde « désoccidentalisé » ?

Dernier lancement d’Ariane 5 : quel avenir pour l’Europe spatiale ?

jeu, 06/07/2023 - 15:02

Le 5 juillet dernier, après deux reports de lancement, Ariane 5 a effectué avec succès son 117e et dernier décollage depuis la base de Kourou, en Guyane. Réputé pour sa fiabilité durant ses 27 années en service, le lanceur a placé en orbite deux satellites français et allemand. Ariane 6 devrait prendre le relai à partir de la fin de l’année, avec pour mission de faire face à la concurrence accrue des acteurs du secteur. Alors, l’Europe spatiale est-elle encore à la hauteur ? Comment évolue-t-elle dans l’environnement de plus en plus compétitif de l’aérospatial ? Le point avec Philippe Steininger, chercheur associé à l’IRIS, spécialiste des politiques de défense et des questions aérospatiales.

 

En décembre 2022, le lancement réussi du télescope James Webb par Ariane 5 avait été largement célébré. Mais alors qu’Ariane 6 accuse un important retard et que les fusées Soyouz sont rendues inutilisables par la guerre en Ukraine, le report de l’ultime lancement d’Ariane 5 le 15 juin dernier soulève des doutes. L’Europe spatiale doit-elle craindre un décrochage technologique ? S’agit-il d’un simple défaut conjoncturel, ou d’un problème structurel ?

Évoquons tout d’abord Ariane 5, qui tire sa révérence après plus d’un quart de siècle de service et 117 lancements, dont 80 consécutivement réussis, ce qui lui a permis de s’imposer comme l’un des lanceurs les plus fiables du monde. Sur le plan technique, Ariane 5, qui a été conçue par le CNES, a aussi démontré son excellence, notamment lors du lancement du télescope James Webb de la NASA en décembre 2021. Ce dernier a en effet été installé sur sa trajectoire de transfert très loin de sa position finale et avec une extrême précision grâce à la performance du lanceur, ce qui participe à l’optimisation de sa durée de vie.

S’agissant de la question posée d’un éventuel décrochage technologique de l’Europe spatiale, il convient tout d’abord de relever le caractère contrasté de la situation actuelle. En matière de satellites, l’Europe demeure très bien placée, à la fois sur le plan technique et en termes de parts de marché grâce, notamment, à ses grands maitres d’œuvre industriels. Beaucoup d’équipementiers occupent par ailleurs des positions fortes face à la concurrence, et des start-up très prometteuses proposant des services ou des systèmes spatiaux se multiplient en Europe.

Pour autant, il est incontestable que l’Europe des lanceurs traverse actuellement une crise qui résulte à la fois du conflit en Ukraine, qui a entrainé le retrait du Soyouz russe de l’offre européenne de lancement, et des retards pris dans le développement du lanceur Ariane 6. Plusieurs éléments permettent néanmoins d’envisager un avenir plus serein. Dans les prochains mois, Ariane 6 entrera en service en offrant des performances et une compétitivité accrues par rapport à son prédécesseur, ce qui n’a pas échappé aux acteurs du marché, puisque près d’une trentaine de lancements sont d’ores et déjà dans le carnet de commandes d’Arianespace. En parallèle, l’Europe prépare activement l’avenir en développant le démonstrateur d’étage réutilisable Themis équipé du moteur à bas coût Prometheus, qui vient de parfaitement réussir un test important. Ces avancées annoncent la sortie de crise.

 

On observe depuis quelques années les progrès du new space, incarné par SpaceX, et l’émergence de nouveaux pays désireux de développer une stratégie aérospatiale propre (Inde, Chine, Arabie saoudite, EAU…). Faut-il craindre cette course à l’espace ? Quelle lecture faites-vous de l’émergence de ces nouveaux acteurs ?

Il y a aujourd’hui un peu moins d’une centaine d’agences spatiales dans le monde et leur nombre a été décuplé dans les dix dernières années. Cette simple donnée démontre l’intérêt grandissant que portent toujours plus de pays aux affaires spatiales. En parallèle des États, des acteurs privés investissent aussi l’écosystème spatial en se multipliant rapidement, comme le souligne le fait qu’en France seulement, une start-up du secteur se crée chaque semaine. Sur le plan économique, l’activité spatiale mondiale représentait 350 Md$ en 2017 ; cinq années plus tard, elle représentait 464 Md$ (+ 32 %) et cette évolution ne semble pas devoir s’arrêter.

Alors, faut-il craindre ces évolutions en y voyant une « course à l’espace » porteuse de dangers pour nos intérêts ? Je ne le crois pas. En premier lieu, l’espace est un bien commun de l’humanité et l’on ne saurait en réserver l’usage à quelques privilégiés par principe. Ensuite, il apporte des réponses aux grands enjeux de notre siècle, qu’il s’agisse d’offrir aux hommes des services de connectivité, d’assurer leur sécurité, ou de surveiller l’évolution du climat. Que toujours plus de talents et de moyens soient mobilisés dans cette voie me semble en réalité très vertueux. Ce faisant, il s’agit pour notre pays de s’associer en bonne place à cette dynamique et sans doute, pour les Européens, de se garder des effets délétères que pourrait créer une inutile concurrence entre eux. Bien sûr, comme le souligne à juste titre la stratégie spatiale de défense française, il s’agit aussi d’être en mesure de défendre ses intérêts dans l’espace.

 

Quels sont les risques de cette concurrence dans le domaine de l’aérospatial pour la souveraineté européenne ? L’Europe dispose-t-elle d’une volonté politique et de moyens (notamment financiers) suffisants et pour la conserver ?

Le marché spatial a vu apparaître ces dernières années de nouveaux acteurs très compétitifs opérants de nouveaux systèmes spatiaux sur des bases industrielles et technologiques entièrement inédites. Parmi ceux-ci, la société américaine Space X, qui a établi un nouveau standard redoutablement efficace dans le secteur des lanceurs en maitrisant la technique du « réutilisable ». Space X place en outre en orbite à un rythme impressionnant les satellites de sa méga-constellation de télécommunications Starlink. Cette société a l’ambition de se positionner sur le marché en maitrisant toute la chaine de la valeur, produisant le lanceur, les satellites, les segments sol, tout en assurant et distribuant un service.

Dans le domaine des satellites commerciaux de télécommunication, par exemple, le changement d’échelle induit par l’évolution du marché est particulièrement impressionnant. Il y a dix ans encore, la production mondiale annuelle était de quelques dizaines de gros satellites, alors que des milliers de petits satellites doivent aujourd’hui être produits rapidement pour constituer les méga-constellations qui se constituent.

Les conséquences d’une telle évolution sont multiples sur le plan industriel et commercial. Ce nouveau paysage met fortement sous tension les acteurs européens du spatial, qui sont en majorité français. Ceux-ci font face aujourd’hui à une concurrence particulièrement agressive, que ce soit dans le domaine des lanceurs comme des systèmes orbitaux, avec des lignes de produits qu’ils doivent rapidement adapter au marché. Il en va de leur pérennité, un enjeu certes économique, mais aussi stratégique, car les mêmes industriels produisent les systèmes spatiaux civils et militaires.

Il importe donc de mettre en œuvre une politique spatiale orientée en faveur de l’industrie du secteur pour en maintenir la qualité et la vigueur, facteurs clefs pour permettre un accès autonome à l’espace et garantir la capacité à fournir des systèmes militaires, dont certains ont une dimension stratégique. C’est la ligne qui est tenue de longue date par la France et qui a permis de doter nos armées de capacités spatiales à la fois de hautes performances, et qui couvre un très large spectre (SATCOM, observation et écoute électronique), ce que peu de pays peuvent mettre en avant.

La faiblesse de l’effort public européen en faveur de l’espace comparé à celui des États-Unis interroge cependant. L’ensemble des budgets consacrés à l’espace par les pays européens est en effet environ six fois inférieur au budget spatial américain et, même ramené au PIB, il est encore cinq fois moins élevé. Dans le même temps, malgré son opacité, on sait que le budget spatial chinois est déjà important et ne cesse d’augmenter. Il est permis de douter, dans ces conditions, que l’Europe conserve ses positions dans le domaine spatial sans consentir à un effort financier accru.

Tensions dans les Balkans occidentaux : quel rôle pour l’Union européenne et les puissances étrangères ?

mer, 05/07/2023 - 11:04

En mai dernier, suite à l’élection de maires albanais à l’issue d’un scrutin largement boycotté par la population, d’importantes violences ont éclaté dans le nord du Kosovo. Les forces de l’OTAN, déployées dans le pays depuis 1999, ont dû intervenir face aux manifestants serbes qui tentaient d’accéder aux mairies. Quinze ans après la proclamation de l’indépendance du Kosovo encore non reconnue par la Serbie, et dans un contexte de tensions accrues en Europe, comment comprendre la situation dans les Balkans ? Quel est le rôle des puissances étrangères dans le conflit ? Où en est le processus d’intégration européenne de ces pays ? Le point avec Henry Zipper de Fabiani, chercheur associé à l’IRIS, spécialiste des Balkans et de l’Asie centrale.

 

Les Balkans ont récemment été projetés au cœur de l’actualité internationale suite à l’escalade des tensions au nord du Kosovo. Une première depuis l’indépendance du pays en 2008, qui met à nouveau en exergue la complexité de la mosaïque ethnolinguistique des Balkans. En quoi la question identitaire a-t-elle été à l’origine de tensions, mais également d’un remodelage interne des frontières au sein des Balkans ? Quel rôle les pays voisins jouent-ils dans l’exacerbation de ces violences liées à la question identitaire ?

Les épisodes de tension dans les Balkans occidentaux sont effectivement récurrents, principalement au Kosovo et en Bosnie-Herzégovine, mais ils sont aussi intervenus en Croatie, en Serbie, en Macédoine et en Albanie, à la suite de l’éclatement de la Yougoslavie dans les années 1990 : aucun des six pays des Balkans occidentaux aujourd’hui, tous candidats à l’Union européenne (UE), n’a été épargné. Tous sortaient de près d’un demi-siècle de communisme. Hormis l’Albanie, tous résultaient de la décomposition de la Yougoslavie – un empire multinational en miniature. Tel est le contexte global qu’il convient d’avoir à l’esprit : une lente et douloureuse recomposition étatique, sociale, économique, accompagnée des turbulences inhérentes à l’accouchement de la démocratie et des libertés qui l’accompagnent, de l’économie de marché et des excès qui s’ensuivent – un univers où tous les réseaux souterrains se donnent aussi libre cours, concurrençant violemment les bonnes pratiques que l’on tente d’imposer.

Privilégier la dimension « identitaire » apparaît ainsi trop réducteur, tout comme l’évocation d’un « remodelage des frontières » : mis à part le Kosovo et le Monténégro, détachés de la Serbie, l’un en 1999 dans la violence – avant son indépendance formelle en 2008 -, l’autre en 2006 sans drame, c’est au contraire la stabilité qui frappe – mis à part le cas de la Bosnie-Herzégovine dont le découpage intérieur reflète les positions acquises pendant la guerre et consacrées par les accords de Dayton. Les récentes tensions au Kosovo s’inscrivent dans une suite d’incidents qui ponctuent la difficile normalisation des relations entre Belgrade et Pristina. Le Kosovo a quitté la République fédérative de Serbie en réaction à la politique agressive de Milosevic qui conduisait à un nettoyage ethnique. La tragédie de la Bosnie-Herzégovine a débouché sur une cohabitation sous haute surveillance entre communautés différentes. Comme le Kosovo, elle ne doit la paix toute relative dont elle jouit depuis près de 30 ans qu’à la présence d’une force multinationale et à un suivi multilatéral continu.

Le facteur identitaire n’explique pas en soi des situations où il est plus instrumental que fondamental : les politiques l’invoquent quand cela les arrange, pour justifier des tentatives de recomposition en fonction de leurs intérêts. Observons d’ailleurs que la structure fédérale de la Yougoslavie avait permis de concilier diverses identités et d’amorcer une mixité intercommunautaire chez un habitant sur six. Aujourd’hui, c’est encore un État fonctionnel et au service de tous les citoyens qui sera la clé de la stabilité, et il serait illusoire d’invoquer un éventuel remodelage des frontières dans un espace où les contours internes et externes de la Yougoslavie sont restés à peu près stables.

Les voisins de cette région, désormais tous membres de l’UE, ont parfois tendance à jouer avec des formules imaginaires reposant sur le passé et omettant les mérites de l’UE pour la circulation des personnes et des biens, et pour la gouvernance. La Hongrie a naguère manifesté sa proximité avec la minorité magyare de Voïvodine, province autonome de Serbie. Certaines forces en Croatie compatissent régulièrement avec la communauté croate de Bosnie-Herzégovine, lésée par certaines dispositions des accords de Dayton. L’ancien président du gouvernement de Slovénie, Janez Janša, avait brièvement suscité une grande perplexité en agitant le spectre d’ajustements frontaliers. Surtout, du fait de son seul nom, la Macédoine a successivement suscité des réactions négatives de la Grèce puis de la Bulgarie. Après l’accord de Prespa entre Skopje et Athènes, qui accepte désormais le nom de « Macédoine du Nord », la Bulgarie a finalement levé ses objections à l’ouverture de négociations d’adhésion – objections qui reposaient sur un discours national niant la langue et l’existence même de ce pays. La présidence française de l’UE en 2022 s’est employée avec succès à obtenir cet accord. En conséquence de quoi, la Macédoine du Nord et l’Albanie ont pu ouvrir des négociations en vue d’adhérer à l’UE.

Ainsi, cahin-caha, malgré quelques abcès de fixation, avec quatre pays sur six en négociation d’adhésion, les six pays des Balkans occidentaux progressent vers l’UE. Sarajevo est aussi en meilleure position avec son statut de candidat fraîchement reconnu. Le cas le plus épineux reste celui du Kosovo. L’UE et les États-Unis s’emploient à faciliter le dialogue Belgrade-Pristina, champ le plus perméable aux interférences extérieures, essentiellement russes.

 

Au-delà des pays voisins, quelle est l’influence de puissances telles que la Russie, la Chine ou encore la Turquie dans les Balkans ? Quels sont leurs intérêts dans la région ?

Même si les trois puissances extérieures aux Balkans occidentaux mentionnées sont toutes, à des titres divers, engagées dans des stratégies de limitation, voire d’endiguement, de la construction européenne et de ses implications, leurs intérêts sont de natures très diverses. Toutes les trois s’inscrivent dans des logiques impériales en grande partie inspirées par la nostalgie de leur passé, surtout pour la Russie et la Turquie dont les imaginaires conservent des attaches avec cet espace. D’où l’idée d’une revanche à prendre afin de ne pas être totalement aux marges d’un espace où elles pensent avoir conservé des affinités, voire des complicités.

Pour la Russie, cette attitude découle d’un ancrage traditionnel dans les mondes slave et orthodoxe, illustré tout au long du XIXe siècle, en opposition avec l’Empire ottoman. Il en reste la conviction à Moscou que les Balkans constituent une chasse gardée – réapparue au grand jour dès 1991, lorsqu’il fut question d’une intervention armée, de l’ONU puis de l’OTAN, pour mettre fin aux conflits de Bosnie-Herzégovine puis du Kosovo. Aujourd’hui, la Russie refuse d’entériner la nomination d’un Haut Représentant en Bosnie-Herzégovine et n’approuve la poursuite de l’opération ALTHEA de l’UE que pour éviter un retour de l’OTAN. Elle s’efforce d’apparaître comme l’interlocuteur naturel des nationalistes de la Republika Srpska (République serbe de Bosnie) dont le président, Milorad Dodik, est reçu à Moscou. Mais c’est surtout avec Belgrade que la Russie cherche à consolider des liens, les Serbes jouant de ceux-ci pour prendre des demi-mesures comme l’acceptation des sanctions à condition de ne pas les appliquer – mais, en tant que candidat, la Serbie est en principe tenue d’appliquer la politique extérieure et de sécurité de l’UE. Moscou s’efforce aussi de jouer de l’arme du gaz pour s’attacher la fidélité de Belgrade – comme celle de Budapest – et, par ailleurs, de concentrer sur la région une bonne partie de sa désinformation. De son côté, la Croatie, bonne élève de l’UE dans le soutien à l’Ukraine, cherche à optimiser ses avantages naturels dans une compétition pour le transit du gaz … azerbaïdjanais ou américain.

Sans négliger l’occasion de marcher sur les plates-bandes de l’UE, la Chine se porte sur tout projet pouvant servir sa stratégie des « Routes de la soie » (BRI). À cet égard, le format dit « 16 +1 » lui donne depuis 2012 un cadre politique d’influence dépassant les seuls projets industriels et commerciaux – les « 16 » étant un groupe composite constitué des derniers venus dans l’UE (les trois Baltes, les quatre de Visegrád, la Bulgarie et la Roumanie) et des pays de l’ex-Yougoslavie (Slovénie, Croatie, et les candidats des Balkans occidentaux sauf le Kosovo). Rappelons que la Chine a déjà obtenu la concession du port du Pirée, l’une des portes de la région. À ce stade, son influence se concentre sur des projets d’infrastructure, notamment d’autoroutes comme au Monténégro ou en Serbie, dont le gigantisme ne paraît guère adapté aux besoins locaux – une manière de prendre des gages afin de s’approprier des ressources naturelles. Pékin a aussi tenté de s’implanter par la fourniture de vaccins à l’occasion de la pandémie du Covid, et a passé des accords avec la Croatie sur le numérique – alors que l’UE s’efforce de garder la main, notamment sur la 5G. D’autres enjeux apparaissent aussi de manière opportuniste, mais dans des secteurs stratégiques comme l’exploitation des ressources en lithium, où l’UE semble bien déterminée à éviter l’emprise chinoise. L’UE reste vigilante, alors que le Monténégro et la Macédoine du Nord sont particulièrement dépendants de Pékin du fait de leur endettement très élevé. La Bosnie-Herzégovine risque aussi de tomber dans ce genre de dépendance.

La Turquie garde un certain prestige dans les Balkans, à commencer par la Bulgarie, mais aussi, bien sûr, chez les Bosniaques de Bosnie-Herzégovine, parmi les Albanais d’Albanie – surtout du Nord – et les Kosovars, au Kosovo comme en Macédoine. La place d’Istanbul exerce un rayonnement certain, bien au-delà des milieux musulmans. Sa force d’attraction semble avoir bénéficié de la guerre d’Ukraine, en accroissant un cosmopolitisme centré sur la mer Noire et le Caucase, qui attire des milieux déçus par une Europe perçue comme trop exigeante et donneuse de leçons. La tournée du président Erdogan, fin 2022, en Bosnie-Herzégovine, Serbie et Croatie, témoigne de l’intérêt intact d’Ankara pour une péninsule dominée pendant cinq siècles par l’Empire ottoman.

 

La Serbie et le Monténégro ont débuté il y a neuf ans une demande d’adhésion au sein de l’UE. Comment le processus d’intégration des pays des Balkans au sein de l’UE est-il perçu par les États membres ? Les candidatures de l’Ukraine et de la Moldavie à l’UE pourraient-elles amener à un élargissement de l’UE incluant ainsi d’autres pays des Balkans ?

La Serbie et le Monténégro ont effectivement ouvert en janvier 2014 des négociations avec l’UE en vue de leur adhésion, plusieurs années après avoir obtenu le statut de « pays candidat ». La discrétion inhérente à ce genre de processus ne signifie pas qu’il ne progresse pas : la Serbie a ouvert 22 chapitres sur 35, dont deux clos provisoirement ; le Monténégro 33, dont trois clos provisoirement. La reprise de l’acquis communautaire requiert des travaux en profondeur et des mesures touchant une gamme très large de secteurs. Cela suppose aussi une forte convergence avec la politique extérieure et de sécurité des Vingt-Sept.

S’agissant des candidatures de l’Ukraine et de la Moldavie – qui pourraient être rejointes à terme par la Géorgie si elle surmonte certaines difficultés comme le respect des droits de l’homme, notamment des libertés –, l’élan de solidarité suscité par la situation dramatique qu’elles traversent depuis l’agression russe du 24 février 2022 a effectivement conduit l’UE a raccourcir le délai entre le dépôt de leur candidature et son acceptation. Mais il peut y avoir un délai assez long avant que les négociations soient formellement ouvertes, puis que les trente-cinq chapitres soient déclarés clos. L’objectif clairement énoncé voilà plus de vingt ans reste bien l’élargissement de l’UE aux six pays des Balkans occidentaux et aux deux ou trois nouveaux candidats, soit une Europe à trente-quatre ou trente-cinq.

Cette extension à de nouveaux candidats soulève diverses difficultés que nos dirigeants ont entrepris de surmonter dans une dynamique d’élargissement qui recueille un quasi-consensus -le cas du Kosovo, non reconnu par cinq pays membres pour des raisons qui tiennent à leur propre situation et non à ce pays, étant à part. Il faut néanmoins que les lenteurs inhérentes à ces négociations n’alimentent pas une lassitude qui gagne les opinions publiques – et qui fait le jeu des eurosceptiques. Les réflexions commencent donc à s’orienter vers des modalités d’extension aux candidats d’avantages qui ne viendraient normalement qu’avec l’adhésion formelle. L’initiative française de Communauté politique européenne doit aussi être comprise dans cet esprit, bien qu’elle englobe quasiment tous les États d’Europe, y compris le Royaume-Uni et la Turquie. Mais l’accueil fait à cette formule illustre un besoin fort de tisser des liens avec l’UE dans des domaines très concrets de coopération, au-delà des lourdeurs du formalisme de l’adhésion.

À terme, il faudra nécessairement élaborer des procédures innovantes entre pays membres, en fonction des domaines concernés et de leur degré de conception ou de mise en œuvre. La guerre d’Ukraine pourrait bien avoir rebattu les cartes dans la région bien au-delà de turbulences immédiates affectant un petit nombre de pays.

 

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