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Une lente laïcisation

mar, 13/12/2016 - 10:41

Loin d'être régie par la charia, la vie sociale de la plupart des pays musulmans comprend une composante laïque croissante.

Le regard occidental posé sur l'islam soulève quelques questions fondamentales : l'islam est-il compatible avec la modernité, avec la laïcité, avec la démocratie, avec la liberté d'expression, avec la tolérance religieuse, autrement dit avec l'humanisme laïque ? Mais ce regard est obscurci par une réponse a priori : non, ils ne sont pas compatibles et ne peuvent pas l'être.

Au nom de l'ijtihad (effort d'interprétation), je voudrais tenter, moi qui me situe du côté des observés, d'autres réponses, dans l'espoir d'améliorer, ne serait-ce que très légèrement, la qualité de ce miroir fracturé. L'islam en tant qu'idéal cohérent et statique fondé sur des principes éternels n'est, bien sûr, compatible avec rien d'autre qu'avec lui-même. En ce sens, il refuse, rejette et combat jusqu'au bout la laïcité et l'humanisme, à l'instar de toute autre grande religion considérée du point de vue de son caractère éternel.

Mais l'islam en tant que foi vivante, dynamique, s'adaptant à des environnements très différents et à des circonstances historiques changeantes, s'est révélé compatible avec les principaux types d'Etat et les formes diverses d'organisation sociale et économique que l'histoire de l'humanité a produits : de la monarchie à la république, de la tribu à l'empire, de la cité-Etat archaïque à l'Etat-nation moderne. De même, l'islam, en tant que religion appartenant à une histoire mondiale s'étendant sur quatorze siècles, a incontestablement réussi à s'implanter dans une grande diversité de sociétés, de cultures et de modes de vie, du nomadisme tribal au capitalisme industriel, en passant par le centralisme bureaucratique, le féodalisme agraire et le mercantilisme.

Au regard de ces faits historiques, il devrait être un peu plus clair que l'islam a dû être très souple, adaptable et malléable, interprétable et révisable à l'infini, afin de survivre et de s'étendre sous des conditions aussi contradictoires et dans des circonstances aussi variées que possible. Il n'y a donc rien, en principe, qui puisse empêcher l'islam de s'adapter et de devenir compatible avec la laïcité, l'humanisme, la démocratie, la modernité, etc. Toutefois, le fait que l'islam évolue réellement ou non dans cette direction relève d'une contingence historique et d'une probabilité socioculturelle ; or celles-ci dépendent de ce que font réellement les musulmans en tant qu'agents historiques.

N'oublions jamais que, à l'apogée de la révolution islamique en Iran, les ayatollahs triomphants n'ont pas restauré le califat islamique (alors qu'il a existé un califat chiite) ni instauré un imamat. Ils ont établi une République pour la première fois dans la longue histoire du pays, avec des élections au suffrage universel, une Constitution inspirée de la Constitution française de 1958, un Parlement où de vrais débats ont lieu, un président, un conseil des ministres, des fractions politiques et l'équivalent d'une Cour suprême. Autant d'institutions qui n'ont rien à voir avec l'islam en tant qu'orthodoxie et dogme, mais beaucoup à voir avec l'histoire de l'Europe moderne et de ses institutions politiques.

Cela est d'autant plus significatif que les religieux iraniens, gardiens de l'orthodoxie et de la pureté dogmatique du chiisme, ont été, au cours de l'histoire contemporaine, de féroces opposants aux idées républicaines, les dénonçant comme absolument étrangères à la religion. Ils avaient réussi - au nom de l'islam orthodoxe et du rejet des modèles européens, des institutions importées, etc. - à faire avorter toutes les tentatives précédentes des dirigeants réformateurs qui cherchaient à proclamer la République.

En dépit de leur phraséologie islamique, les discours, débats et polémiques politico-idéologiques des religieux iraniens, gardiens de la foi, sont dictés en substance par les conditions historiques de la conjoncture politique et socio-économique présente, et non par les exigences dogmatiques de l'orthodoxie. Ainsi, le discours public des mollahs ne traite pas tant de théologie, de califat, d'imamat, etc., que de planification économique, de réforme sociale, de redistribution de la richesse, d'impérialisme, de dépendance économique, du rôle des masses populaires en opposition à celui des élites technocratiques, ou encore de thèmes comme l'identité, la modernisation, l'authenticité, etc. Il est évident que la nécessité historique républicaine l'a emporté en Iran sur la tradition dogmatique islamique antirépublicaine.

Dans le monde arabe, il n'a jamais existé d'expérience kémaliste dramatique, dans laquelle l'Etat aurait été déclaré, d'en haut, laïque et séparé officiellement de la religion, comme ce fut le cas lors de l'émergence de la Turquie moderne des cendres de la première guerre mondiale. Ce processus avait atteint son paroxysme avec la célèbre abolition du califat Par Mustapha Kemal en 1924. En revanche, le mouvement de laïcisation dans les principales sociétés arabes a été lent, informel, hésitant, Pragmatique, graduel, plein de demi-mesures, de compromis partiels, de mariages de raison, de retraites temporaires et de renvois aux calendes grecques, mais à aucun moment intensément dramatique.

On aurait pu atteindre une telle situation, proche du modèle kémaliste, avec le Président égyptien Gamal Abdel Nasser, après Ici nationalisation du canal de Suez en 1956, acte héroïque et immensément populaire dans l'ensemble du monde arabe. Mais Nasser ne prit jamais de telles mesures, ce qui favorisa en réaction une véritable rupture, sous la forme de l'intégrisme islamique, de l'islam rebelle armé, etc.

Pourtant, dans des pays-clés comme l'Egypte, l'Irak, la Syrie ou l'Algérie, il n'y a presque rien dans la société, l'économie, la politique, la culture et la loi qui soit géré en vertu des principes islamiques, en conformité avec la charia, ou qui fonctionne selon la doctrine et les enseignements théologiques. En dehors du domaine du statut personnel, de la foi individuelle et de la piété ou de l'impiété privées, le rôle de l'islam a incontestablement régressé jusqu'à la périphérie de la vie publique. Quiconque inspecte, dans l'un de ces Etats, les usines, les banques, les marchés, les corps des officiers, les partis politiques, les appareils d'Etat, les écoles, les universités, les tribunaux, les arts, les médias, etc., doit se rendre à l'évidence : il ne subsiste que fort peu de religion en leur sein.

Même dans un pays comme l'Arabie saoudite, où l'élite tribale dirigeante revêt de façon si ostentatoire les habits de la stricte orthodoxie musulmane, du puritanisme, de l'austérité et de la rectitude sociale bédouins, la contradiction entre les prétentions officielles extérieures et la vie réelle est devenue si grande, si aiguë et si explosive que ceux qui prennent encore les prétentions religieuses au sérieux ont organisé l'insurrection armée qui s'empara des lieux saints de La Mecque en 1979, ébranlant jusqu'aux fondements du royaume. Leur objectif déclaré n'était rien de plus que de corriger cette schizophrénie, c'est-à-dire de mettre un terme à cette contradiction entre l'idéologie officielle et la réalité, en rendant la vie réelle saoudienne strictement conforme à l'orthodoxie religieuse officiellement prêchée.

Dans les pays arabes républicains, les repères laïques nationalistes - calendrier moderne avec ses nouveaux jours fériés, symboles, monuments, sites historiques, batailles, héros, cérémonies et journées de commémoration - balisent la vie publique, reléguant les anciens repères religieux à la marge. Plutôt que d'affirmer l'impossibilité de laïciser l'islam, les islamistes dénoncent « l'éclipse et la marginalisation de l'islam » ; « l'absence de l'islam de tous les domaines de l'activité humaine, parce qu 'il a été réduit à la prière, au jeûne, au pèlerinage et à l'aumône » ; la manière dont « les programmes scolaires et universitaires, sans être ouvertement critiques de la religion, subvertissent en fait la conception islamique du monde et les pratiques qui lui sont attachées » ; la façon dont « l'histoire de l'islam et des Arabes est écrite, enseignée et expliquée sans référence à l'intervention divine » ; la façon dont « les Etats-nations modernes, musulmans de nom, bien qu'ils ne proclament jamais la séparation de la mosquée et de l'Etat, subvertissent néanmoins l'islam en tant que mode de vie, en pratiquant de facto une forme de séparation fonctionnelle de la religion et de l'Etat, plus sinistre encore ».

Ces radicaux mesurent à leur manière la nature des forces et des processus modernes qui rongent le tissu traditionnel des sociétés, cultures et politiques musulmanes. Ils sont plus clairvoyants que les sociologues, experts, mollahs et religieux, qui continuent à ressasser la formule selon laquelle « l'islam ne saurait être laïcisé ». En conséquence, ils s'indignent vivement du fait que l'islam contemporain est allé loin dans la direction de la privatisation, de la personnalisation et même de l'individualisation de la religion, au point de permettre que ses principes fondamentaux deviennent des croyances et des pratiques rituelles et cultuelles facultatives. Afin de renverser cette tendance apparemment irréversible, ils vont en guerre, au sens propre du terme, pour réaliser ce qu'ils appellent la réislamisation des sociétés.

Ils ne s'indignent pas moins vivement de l'ampleur de la déstabilisation, de l'ébranlement et de l'altération de la hiérarchie sexuelle traditionnelle dans les sociétés musulmanes contemporaines ; de l'érosion lente du pouvoir traditionnel des hommes sur les femmes, qui accompagne des mutations sociales majeures comme l'urbanisation, le passage à la famille mononucléaire, l'extension de l'éducation, la formation et l'emploi rémunéré des femmes ; de la tendance à instaurer des relations plus égalitaires entre les sexes dans le mariage et la vie en général ; de la reproduction sociale, à travers la socialisation des enfants, selon des normes qu'ils considèrent comme totalement étrangères à l'islam. D'où leur colère contre tout ce qui a trait au féminisme, leurs discours irrités au sujet de la famille musulmane et de son destin, la grande attention qu'ils accordent à la socialisation religieuse des enfants, et leur appel au rétablissement pour les femmes, les jeunes et la famille en général des normes traditionnelles du respect, de l'obéissance, de la ségrégation des sexes et de l'allégeance exclusive au chef mâle du foyer.

Pour illustrer ces transformations, on pourrait citer un article de Naguib Mahfouz qui décrit la condition trouble et confuse d'un musulman cairote typique, affrontant bon gré mal gré les paradoxes et anomalies générés quotidiennement par un mouvement de laïcisation historique de longue durée, que la plupart n'aperçoivent que par intermittence et à travers une vitre opaque : « Il mène une vie contemporaine [moderne]. Il obéit au droit civil et pénal d'origine occidentale, se trouve impliqué dans un enchevêtrement complexe de transactions sociales et économiques, et n 'est jamais sûr du degré auquel elles s'accordent ou non avec sa foi islamique. Le courant de la vie l'emporte et il oublie pour un temps ses inquiétudes, jusqu'à ce qu 'un vendredi il entende un imam ou lise la page religieuse d'un journal, ravivant ses inquiétudes avec une certaine peur. Il réalise que, dans cette nouvelle société, il a été frappé de dédoublement de la personnalité : une moitié de son être est croyante, prie, jeûne, et va en pèlerinage. L'autre moitié frappe ses valeurs de nullité dans les banques, devant les tribunaux et dans les rues, dans les cinémas et les théâtres, voire même chez lui, parmi les siens, devant la télévision. »

Décembre 2016 en perspective

ven, 09/12/2016 - 17:22

Comment expliquer la crise que traverse actuellement le Venezuela chaviste ? En remontant à la source, pétrolière notamment. Briser la conspiration du silence sur la vieillesse des femmes, faire le bilan de vingt ans de critique des médias, analyser les ressorts de la si prévisible débâcle électorale aux États-Unis… Une sélection d'archives en rapport avec le numéro du mois.

  • Venezuela, les raisons du chaos Renaud Lambert • pages 1, 4 et 5 Aperçu En novembre, manifestations populaires et tentatives de déstabilisation ont intensifié les convulsions politiques que connaît le Venezuela. Tout au long des années 2000, les réussites de la « révolution bolivarienne » d'Hugo Chávez avaient pourtant suscité l'enthousiasme des progressistes par-delà les frontières. Comment expliquer la crise que traverse actuellement le pays ?
  • → Au Venezuela, le désarroi des militants chavistes Loïc Ramirez • juillet 2016
  • → Controverse au sein du chavisme Romain Migus & Julien Rebotier • août 2014
  • → Le Venezuela se noie dans son pétrole Gregory Wilpert • novembre 2013 Aperçu
  • Vieillir au féminin Juliette Rennes • page 16 Aperçu En avril 2016, en Suisse, une octogénaire a demandé — et obtenu — une aide au suicide car, « très coquette » selon son médecin, elle ne supportait pas de vieillir. Un signe du stigmate particulier attaché à l'avancée en âge chez les femmes. En France, deux personnalités se sont emparées de cette question longtemps négligée par les féministes.
  • → Briser la conspiration du silence : Simone de Beauvoir sur la vieillesse Simone de Beauvoir • juin 2013
  • → Elles vivent longtemps, avec moins de revenus Alain Bihr & Roland Pfefferkorn • mars 2003 Aperçu
  • → La minute de vérité Graham Greene • avril 1989 Aperçu
  • Critique des médias, vingt ans après Pierre Rimbert • pages 14 et 15 Il y a tout juste vingt ans, le sociologue Pierre Bourdieu lançait une maison d'édition dont deux titres ancrèrent dans le débat d'idées français une critique radicale des médias. Deux décennies plus tard, ce mouvement longtemps marginal a convaincu un large public. Mais il a échoué à trouver dans le monde politique et syndical le levier d'une transformation concrète.
  • → La contestation face aux médias Todd Gitlin • avril 2016 Aperçu
  • → Le faux procès du journalisme Edwy Plenel • février 1998
  • → Les moyens de communication de masse jouent un rôle éminent dans la restructuration du capitalisme. Que font les intellectuels ? Armand Mattelart & Michèle Mattelart • octobre 1979 Aperçu
  • La déroute de l'intelligentsia Serge Halimi • pages 1 et 20 Aperçu Les Américains n'ont pas seulement élu un président sans expérience politique : ils ont également ignoré l'avis de l'écrasante majorité des journalistes, des artistes, des experts, des universitaires. Le choix en faveur de M. Donald Trump étant souvent lié au niveau d'instruction des électeurs, certains démocrates reprochent à leurs concitoyens de ne pas être assez cultivés.
  • → Occuper la fabrique des idées Upton Sinclair • avril 2016 Aperçu
  • → Racisme de l'intelligence Pierre Bourdieu • avril 2004
  • → La gauche dans son ghetto, la droite à la radio Eric Alterman • octobre 1994 Aperçu
  • Triomphe du style paranoïaque Ibrahim Warde • page 17 Aperçu Les ambitions présidentielles de Donald Trump ne datent pas d'hier. Dès 1988, le promoteur immobilier avait tenté de devenir le colistier de George H. W. Bush. Les convictions de celui qui, le 20 janvier prochain, deviendra le quarante-cinquième président des États-Unis demeuraient cependant floues.
  • → Dix principes de la mécanique conspirationniste Benoît Bréville • juin 2015
  • → Le style paranoïaque en politique Richard Hofstadter • septembre 2012 Aperçu
  • → La guerre des mondes Ignacio Ramonet • août 2003 Aperçu
  • Comment perdre une élection Jerome Karabel • pages 18 et 19 Aperçu Un adversaire désavoué par son propre camp, une évolution démographique favorable, des moyens financiers considérables : les démocrates avaient toutes les cartes en main pour remporter l'élection présidentielle. Ils ont finalement été défaits, victimes de leur stratégie désastreuse.
  • → Les États-Unis tentés par le risque S. H. • octobre 2016
  • → Un « milliardaire en col bleu » contre une madone de vertu Thomas Frank • septembre 2016
  • → Union forcée autour de Hillary Clinton John R. MacArthur • août 2016
  • Tir groupé contre Bernie Sanders Th. F. • pages 18 et 19 Aperçu Jamais la presse américaine n'avait aussi ouvertement pris parti dans une élection. Mois après mois, elle s'est employée à discréditer tous les candidats qui lui déplaisaient, à commencer par le sénateur « socialiste » du Vermont Bernie Sanders, concurrent de Mme Hillary Clinton lors de la primaire démocrate.
  • → Bernie Sanders et « le bras de la classe dirigeante » P. R. • mai 2016
  • → Délire partisan dans les médias américains Rodney Benson • avril 2014 Aperçu
  • → M. Sarkozy déjà couronné par les oligarques des médias ? Marie Bénilde • septembre 2006 Aperçu
  • Qui sont les rebelles syriens ? Bachir El-Khoury • pages 1 et 9 Aperçu Après quatre ans de guerre, la bataille d'Alep reste cruciale pour l'avenir de la Syrie. Assiégés depuis septembre par les forces progouvernementales dans la partie est de la ville, les insurgés appartiennent essentiellement à des mouvements islamistes. Mais leurs milices n'ont pas le monopole de la radicalisation, de l'intégration de combattants étrangers ou du discours religieux.
  • → Quitte ou double de la Russie à Alep Jacques Lévesque • novembre 2016
  • → Lumières sur le chaos syrien Jules Crétois • octobre 2016
  • → En Syrie, une issue politique bien incertaine Akram Belkaïd • décembre 2015
  • Les communs, un projet ambigu Sébastien Broca • page 3 Aperçu Revivifiée dès les années 1980, la notion de « communs » ou de « biens communs » connaît une popularité croissante chez les militants de gauche. Qu'il s'agisse de la fourniture d'eau potable ou des logiciels libres, la gestion collective fait un sort au mythe selon lequel la privatisation serait garante d'efficacité. Mais ses partisans se défient aussi de l'État, auquel ils n'attribuent qu'un rôle circonscrit.
  • → Logiciels libres : et pourtant, ils tournent Philippe Rivière « Pour changer le monde », Manière de voir nº 83, octobre-novembre 2005 Aperçu
  • → Le temps des biens communs Philippe Aigrain • octobre 2005 Aperçu
  • → Refonder le droit de propriété ? Roger Lesgards « Anatomie de la crise financière », Manière de voir nº 42, novembre-décembre 1998
  • Éleveurs de rennes contre mineurs Cédric Gouverneur • pages 10 et 11 Aperçu Dans le Grand Nord suédois, les relations se tendent entre les partisans de l'ouverture de nouvelles mines et les populations saames. Viscéralement attaché à la préservation de la nature, ce peuple autochtone aspire à l'autodétermination. Le cadre légal suédois n'offrait pas cette possibilité ; mais une récente décision de justice pourrait changer la donne.
  • → Les hommes du Grand Nord européen Nathalie Melis • novembre 2009
  • → Les Lapons à l'assaut de la bonne conscience de leurs voisins Jean-Pierre Airut • avril 1994 Aperçu
  • → La Suède, modèle de démocratie ? Fadela M'Rabet & Maurice T. Maschino • décembre 1974 Aperçu
  • Transition à haut risque en République démocratique du Congo Sabine Cessou • pages 6 et 7 Aperçu Après des mois de contestation sévèrement réprimée en République démocratique du Congo, un premier ministre issu de l'opposition, M. Samy Badibanga, a été nommé le 17 novembre. Mais la transition politique reste incertaine, car le président Joseph Kabila pourrait briguer un troisième mandat, en dépit des remous que cela susciterait dans le pays et dans toute l'Afrique centrale.
  • → Intellectuels serviles de Kinshasa Anicet Mobe • février 2016
  • → Qui veut vraiment la paix au Congo ? Juan Branco • novembre 2012 Aperçu
  • → Comment le Zaïre fut libéré Colette Braeckman • juillet 1997 Aperçu
  • Le péril djihadiste gagne le Bangladesh Jean-Luc Racine • page 8 Aperçu Marginalisés pour s'être compromis avec le Pakistan lors de la guerre de libération en 1971, les islamistes bangladais ont progressivement retrouvé leur influence. Certains sont passés à l'action violente. Les assassinats de personnalités athées et progressistes, puis l'attentat commis à Dacca cet été, ont placé la première ministre Sheikh Hasina face à ses responsabilités.
  • → Au Bangladesh, les meurtriers du prêt-à-porter Olivier Cyran • juin 2013 Aperçu
  • → Cigarettes, bakchichs et sodas C. G. • août 2005 Aperçu
  • → Au Bangladesh, une pauvreté bien encadrée Michel Chossudovsky • juillet 1992 Aperçu
  • « Il y a le procès, la condamnation… et puis plus rien » Léa Ducré & Margot Hemmerich • pages 12 et 13 Aperçu À l'heure où le bien-fondé de la seule incarcération est de plus en plus discuté, le premier ministre français Manuel Valls a annoncé la construction de dix nouvelles prisons. D'autres solutions ont pourtant montré leur intérêt, en particulier celles impliquant les victimes. Innovation majeure de la loi de 2014, la justice réparatrice reste cependant encore confidentielle.
  • → Prison hors les murs, la réponse oubliée L. D. & Sarah Perrussel • novembre 2014
  • → « Pendant que vous rêvez » John Berger • septembre 2000 Aperçu
  • → Délinquants et victimes Jacques Verin • janvier 1985 Aperçu
  • Un caillou dans la chaussure américaine Jean Ziegler • page 21 Aperçu En butte à l'hostilité de Washington, Boutros Boutros-Ghali n'a pu effectuer qu'un seul mandat de secrétaire général des Nations unies (1992-1996). En relatant cet épisode dans son dernier livre, le diplomate suisse Jean Ziegler balise le chemin étroit que devra emprunter M. António Guterres.
  • → Diriger l'ONU, un drôle de métier Sashi Tharoor • juin 2016
  • → Deux visions du Proche-Orient Eric Rouleau • juin 2006
  • → Pourquoi Washington veut écarter M. Boutros-Ghali E. R. • novembre 1996
  • Le choc des mémoires au mépris de l'histoire Jean-Arnault Dérens • pages 22 et 23 Aperçu Dans plusieurs pays d'Europe centrale et orientale, la crise démographique et le pourrissement des questions sociales nourrissent le terreau des négationnistes. De façon de plus en plus ouverte, les nationalismes bâtis sur une réécriture de l'histoire font office de programmes politiques. De Stepan Bandera en Ukraine aux oustachis en Croatie, les criminels redeviennent des héros.
  • → Balade en « Yougonostalgie » J.-A. D. • août 2011 Aperçu
  • → Dérive autoritaire en Croatie et en Serbie Catherine Lutard • juillet 1993 Aperçu
  • → Relectures guerrières de l'histoire yougoslave Gordana Igric • septembre 1995 Aperçu
  • Ukraine, jeux de miroirs pour héros troubles Laurent Geslin & Sébastien Gobert • page 23 Aperçu Début juillet 2016, le conseil municipal de Kiev décidait de rebaptiser l'avenue de Moscou « avenue Stepan-Bandera », du nom de ce nationaliste ukrainien très controversé. Ce changement de nom vise à mettre à distance l'héritage de l'Union soviétique autant que l'ombre menaçante du Kremlin. Il rappelle quelques mauvais souvenirs en Pologne, de l'autre côté de la frontière.
  • → En Ukraine, les ultras du nationalisme Emmanuel Dreyfus • mars 2014 Aperçu
  • → Comment les nationalistes ukrainiens réécrivent l'histoire Jean-Marie Chauvier • août 2007 Aperçu
  • → Quand l'Allemagne manipulait les nationalismes... Francis Arzalier • avril 1992 Aperçu
  • Kung-fu et lutte de classe Daniel Paris-Clavel • page 27 Aperçu Loin de se résumer à de simples divertissements, beaucoup de films d'arts martiaux chinois parlent avant tout de justice et de dignité. Celle d'un individu, d'une classe ou d'un peuple opprimé qui relève la tête, se frotte le nez et fiche une raclée méritée à un tyran mieux armé. De quoi faire rêver bien des salariés…
  • → Suffragettes et jujitsu D. P.-C. • février 2016
  • → Le cinéma chinois entre la politique et l'argent Max Tessier • mars 1994 Aperçu
  • → Le roman policier chinois entre Mao et tao Michel Imbert • mars 2012 Aperçu
  • Si chers amis François Cusset • page 28 Aperçu L'amitié est descendue sur le plancher des vaches, jusqu'aux tuyaux de nos correspondances et aux allées du grand supermarché qui nous sert de monde. Elle est aujourd'hui partout et nulle part. Décorum obligé de toutes les transactions et absente de nos vies sociales.
  • → Sourde bataille pour le temps : des sociétés malades de la vitesse Mona Chollet • décembre 2012 Aperçu
  • → Une amitié sur les routes M. Ch. • novembre 2010 Aperçu
  • → Mirages de la technologie Philippe Breton • février 1995
  • Critique des médias, vingt ans après

    ven, 09/12/2016 - 12:54

    Il y a tout juste vingt ans, le sociologue Pierre Bourdieu lançait Liber - Raisons d'agir, une maison d'édition dont deux titres — le sien, Sur la télévision (1996), et celui de Serge Halimi, Les Nouveaux Chiens de garde (1997) — analysaient les effets délétères d'un journalisme de marché rongé par les connivences, le panurgisme et la précarité. Leur succès ancra dans le débat d'idées français une critique radicale des médias cultivée de longue date dans les colonnes du Monde diplomatique ; il suscita la fureur des chefferies éditoriales et la sympathie des rieurs.

    Deux décennies plus tard, ce mouvement longtemps marginal a convaincu un large public, avec l'aide involontaire d'éditocrates toujours plus arrogants. Mais il a échoué à trouver dans le monde politique et syndical le levier d'une transformation concrète. En roue libre, les dirigeants de médias et leurs actionnaires continuent de mutiler l'information au point de rendre le journalisme haïssable. « Sous ce joug mortifère, écrit Aude Lancelin dans Le Monde libre (1), la presse deviendrait un jour le seul commerce à s'être éteint d'avoir obstinément refusé de donner à ses lecteurs ce qu'ils avaient envie de se procurer. »

    « En lisant ton papier, je me suis régalé »

    Ancienne directrice adjointe de L'Obs, chargée notamment des pages « Idées », l'auteure a été licenciée en mai dernier pour avoir franchi sur la gauche la ligne du juste milieu juppéo-macronien tenue par l'hebdomadaire (2). Son ouvrage écrit à la dague dépeint l'arrière-plan de cette éviction et brosse un portrait de groupe du journalisme intellectuel qu'on croirait inspiré du Jardin des délices de Jérôme Bosch. Racheté en 2014 par les actionnaires du groupe Le Monde, MM. Pierre Bergé, Xavier Niel et Matthieu Pigasse, regroupés au sein du holding Le Monde libre, le vénérable Nouvel Observateur fondé un demi-siècle plus tôt devient L'Obs et adopte un nouveau management destiné à usiner à moindre coût le même libéralisme molasson.

    Auparavant, raconte Aude Lancelin, la pensée tiède coulait sous la plume de chefs de service puissants, bercés d'illusions littéraires et cultivant des rapports de flagornerie. « Au lendemain de la parution du journal, le flatteur devait prendre un air extatique pour s'adresser à son confrère en disant : “En lisant ton papier, je me suis régalé.” À quoi le flatté se devait de répondre, aussi empourpré que son teint le lui permettait : “Venant de toi, cela me fait particulièrement plaisir.” Avec le nouveau directeur-manager, cette page-là de l'histoire des mœurs était refermée. » Angoissé par l'écriture, le dirigeant nommé par les nouveaux actionnaires, Matthieu Croissandeau, s'épanouit en revanche dans les voyages pour annonceurs publicitaires, les croisières pour lecteurs à la retraite et les « coûteuses séances de coaching, comportant certains jeux de rôles déshonorants », auxquelles il a inscrit d'office les hiérarques du journal.

    Au sein de l'hebdomadaire qui publia naguère Jean-Paul Sartre, les idées circulent au gré des sens interdits et des passages obligés dont Lancelin cartographie l'immuable labyrinthe. À l'aversion des pères fondateurs, Jean Daniel et Claude Perdriel, pour la critique radicale répond le culte voué aux « amis du journal », au premier rang desquels trône Bernard-Henri Lévy. Les directeurs successifs, écrit l'auteure, « rampaient littéralement devant lui. À coups de bristols complices envoyés par coursier, de flatteries soigneusement calculées, de cajoleries téléphoniques à peine vraisemblables et de luxueux déjeuners au Ritz, ce philosophe Potemkine (…) avait obtenu leur complaisance pour mille ans ». Cette affinité élective cristallise le fonds commun idéologique qui unit autour du Parti socialiste les fractions dominantes du monde intellectuel, journalistique et politique depuis la fin du XXe siècle : au-delà du folklore, « il y avait la promesse de pouvoir continuer à être de gauche sans jamais se placer aux côtés du peuple ».

    « Club Méditerranée de la culture »

    Choses vues à l'intérieur et désormais analysées de l'extérieur : toute l'année, les directeurs de L'Obs, du Point et de Marianne (où l'auteure exerça des responsabilités éditoriales entre 2011 et 2014) « faisaient mine de s'empailler sur les tréteaux comme des marionnettes batailleuses ». Puis ils « passaient tous leurs Nouvel An à festoyer ensemble ». Leurs convergences fondamentales rendent ces individus parfaitement interchangeables : Franz-Olivier Giesbert dirigea alternativement Le Nouvel Observateur et Le Point, Laurent Joffrin Libération et Le Nouvel Observateur, cependant que Renaud Dély pouvait, comme Jacques Julliard, passer de L'Obs à Marianne. « La proximité entre tous ces personnages, lorsqu'elle vous était révélée, donnait le sentiment puissant que la presse, sous son apparence de diversité, n'était qu'une même nappe phréatique de certitudes communes, d'intérêts puissamment liés, de visions en réalité semblables, qui prenaient le soin de se partager en différents fleuves dans les kiosques seulement pour les besoins du commerce et l'amusement de la galerie. » Démonstration par l'absurde de la prééminence de la logique marchande sur celle des idées : Le Point ne résistera pas au plaisir d'enfoncer son concurrent en célébrant sans retenue l'ouvrage d'Aude Lancelin, qui pourtant reproche à L'Obs sa dérive droitière.

    C'est à ces logiques industrielles et à leurs maîtres d'œuvre que s'intéresse Laurent Mauduit. Dans Main basse sur l'information (3), le cofondateur en 2008 du site Mediapart décrit l'« asservissement » des grands médias français à une poignée d'oligarques multimédias (voir « Le pouvoir médiatique en France »). Sur un ton indigné parfois un peu surjoué, l'auteur détaille les méthodes et les parcours de MM. Vincent Bolloré, Patrick Drahi, Xavier Niel ou Bernard Arnault. « Ces patrons, manifestement ivres de leur pouvoir, envisagent des censures qui, en d'autres temps, auraient été plus discrètes » — comme celle d'un reportage de Canal Plus qui égratignait un partenaire de M. Bolloré, le nouveau propriétaire.

    S'offrir un média national, même croulant sous les dettes, revient à emprunter la voie rapide vers le champ du pouvoir. Comme le notent Solveig Godeluck et Emmanuel Paquette dans leur enquête sur le parcours industriel de M. Niel au sein de l'industrie des télécoms, « depuis 2010 et le rachat du quotidien de référence Le Monde, ces politiques tenus en faible estime lui mangent dans la main. On lui prête suffisamment d'influence pour changer le cours d'une élection, et il peut désormais appeler chaque membre du gouvernement sur son portable en cas de besoin (4)  ».

    Ce tableau d'ensemble, estime Mauduit, « n'est pas sans rappeler les temps sombres de l'entre-deux-guerres, quand la plupart des grands journaux, propriété de l'une ou l'autre des “deux cents familles”, versaient dans la vénalité ou l'affairisme ». Est-il vraiment besoin de remonter aussi loin ?

    La transformation des rapports entre la presse, le pouvoir, l'argent et les intellectuels dont Aude Lancelin subit les effets tardifs s'amorce dès les années 1980. Le Nouvel Observateur, que Bourdieu qualifiait de « Club Méditerranée de la culture », accompagne alors à grand bruit le tournant libéral des socialistes (5). Plus près de nous, Le Monde des années 1995-2005 rassemble déjà les ingrédients constitutifs de la presse d'industrie qui désormais scandalise Laurent Mauduit. Un trio indissociable composé d'Edwy Plenel, directeur de la rédaction et directeur adjoint de l'entreprise, d'Alain Minc, président du conseil de surveillance, et de Jean-Marie Colombani, directeur de la publication, préside alors aux destinées du quotidien vespéral. Ils changeront le journal en groupe de presse, feront entrer des industriels au capital, se rapprocheront de Lagardère (copropriétaire de sa filiale numérique Le Monde interactif), noueront un partenariat avec Bouygues.

    Un basculement qui vient de loin

    Sur la chaîne LCI, filiale de TF1, Edwy Plenel, futur cofondateur de Mediapart, anime chaque semaine pendant une décennie « Le Monde des idées », une émission de promotion littéraire où défilent les « amis » du journal comme Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut, Pierre Rosanvallon (6). Pour parfaire la fusion de la finance et de l'information, le trio décide même en 2001 l'entrée en Bourse de la SA Le Monde, un projet finalement abandonné en raison de l'effondrement des marchés. Dans l'entreprise, un management plus que rugueux brise ou écarte les gêneurs. En septembre 2003, le journaliste Daniel Schneidermann est sèchement licencié pour avoir publiquement critiqué la manière dont le trio dirigeant a tenté de disqualifier Pierre Péan et Philippe Cohen, auteurs de La Face cachée du Monde (Fayard).

    Si Mauduit propose au lecteur d'instructives plongées dans les débats sur la liberté de l'information au XIXe siècle, il reste discret sur ces épisodes contemporains. On peut le comprendre. L'utilité de Mediapart dans l'espace atrophié de la presse indépendante rend inconfortables la formulation autant que l'entendement de toute critique du rôle joué vingt ans plus tôt par les cofondateurs du site. Mais, comme l'a rappelé Frédéric Lordon, « avant Mediapart de gauche, il y a eu un Monde de droite. Et ils en ont été les chefs (7) ».

    Quelle importance, objectera-t-on, que Mauduit ait dirigé les pages « Entreprises » d'un Monde qui lançait en fanfare son supplément « Argent » (mars 2001) après avoir appelé les dirigeants français à « suivre la voie économique américaine, caractérisée depuis des années par des réformes de structure, une baisse de la pression fiscale, des coupes claires dans les dépenses de l'État et un retour à l'excédent budgétaire » (éditorial, 5 décembre 1998) ? À quoi bon rappeler le boulevard ouvert par Edwy Plenel à Bernard-Henri Lévy pour rapporter d'Algérie, d'Afghanistan, de Colombie, etc., des reportages truffés d'erreurs, au grand dam des spécialistes du quotidien court-circuités par le grand homme ? C'est tout simplement que ce déplacement affecta l'ensemble de la presse.

    Le Monde occupait alors une position centrale et structurante au sein du champ journalistique français. Qu'il glisse à droite, et le centre de gravité éditorial bougerait avec lui. Le paysage en ruine dépeint par Aude Lancelin et Laurent Mauduit résulte aussi de ce basculement.

    « Le temps est venu de se révolter contre l'état de servitude dans lequel sont placés la presse et tous les grands médias d'information, radios et télévisions », écrit aujourd'hui le cofondateur de Mediapart. Il était temps que vînt le temps.

    (1) Aude Lancelin, Le Monde libre, Les Liens qui libèrent, Paris, 2016, 240 pages, 19 euros

    (2) Lire « Information sous contrôle », Le Monde diplomatique, juillet 2016.

    (3) Laurent Mauduit, Main basse sur l'information, Don Quichotte, Paris, 2016, 446 pages, 19,90 euros.

    (4) Solveig Godeluck et Emmanuel Paquette, Xavier Niel. La voie du pirate, First, coll. « First Document », Paris, 2016, 240 pages, 16,95 euros.

    (5) Cf. François Cusset, La Décennie. Le grand cauchemar des années 1980, La Découverte, Paris, 2006.

    (6) Cf. « Edwy, roi du téléachat », Pour lire pas lu, n° 0, Marseille, juin 2000.

    (7) Lire Frédéric Lordon, « Corruptions passées, corruptions présentes (réponses à Laurent Mauduit) », Les blogs du Diplo, La pompe à phynance, 19 juillet 2012.

    Controverse au sein du chavisme

    jeu, 08/12/2016 - 18:36

    Un an après la disparition d'Hugo Chávez, le gouvernement vénézuélien hésite sur la voie à suivre. Les dissensions internes entre radicaux et réformateurs menacent-elles le pouvoir ?

    Au cours des premiers mois de l'année, le pouvoir vénézuélien ne connaissait qu'une priorité : afficher son unité face à l'opposition et aux tentatives de déstabilisation soutenues par Washington (1). Depuis quelques semaines, toutefois, le monde politique vit au rythme de la publication des lettres ouvertes d'anciens hauts dirigeants chavistes peu soucieux de moucheter leurs critiques envers l'actuel président, M. Nicolas Maduro.

    Le mouvement chaviste ne découvre pas à cette occasion les controverses publiques : ruptures, scissions et recompositions jalonnent son histoire. On se souvient ainsi des dissidences du Mouvement vers le socialisme (MAS, 2002), d'une fraction de Patrie pour tous (PPT, 2010) ou encore du dirigeant William Ojeda (2005). Dans bien des cas, signe des fluctuations caractéristiques du chavisme, les rebelles ont fini par revenir au sein de la coalition au pouvoir. Fait nouveau, cependant : l'ancien président Hugo Chávez, décédé en mars 2013, n'est plus là pour trancher et repenser les alliances stratégiques.

    Tout commence avec le courrier de M. Jorge Giordani (2), publié le 18 juin 2014. La veille, M. Maduro lui a signifié son limogeage du poste de ministre de la planification, qu'il avait occupé de façon quasi ininterrompue depuis l'arrivée au pouvoir de Chávez en 1999. Affichant l'ambition de « prendre ses responsabilités face à l'histoire », l'architecte des politiques économiques bolivariennes accable le président : « incompréhension des mécanismes économiques », incapacité à « impulser un leadership », manque de « cohérence ». M. Hector Navarro, membre de la direction nationale du Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV) et plusieurs fois ministre sous Chávez, lui a publiquement apporté son soutien, ce qui l'a conduit à devoir s'expliquer devant la commission de discipline du parti.

    M. Giordani condamne également l'« interférence de conseillers français », qui aurait entravé la mise en œuvre de son propre programme d'étatisation accrue de l'économie. Selon l'intellectuel allemand Heinz Dieterich, autrefois proche du pouvoir vénézuélien, Caracas, se trouvant dans l'impossibilité politique de faire appel au Fonds monétaire international (FMI), aurait sollicité l'aide de M. Matthieu Pigasse, directeur général délégué de la banque Lazard, copropriétaire du groupe Le Monde et consultant auprès des gouvernements équatorien et argentin sur la restructuration de leurs dettes. Il aurait chargé le Français de contribuer au « sauvetage » du «  Titanic bolivarien, entré en collision avec l'iceberg du capitalisme, de la corruption et de l'incompétence » (3). Grâce à M. Pigasse, le 13 juin 2014, le vice-président pour l'économie et ministre du pétrole, M. Rafael Ramírez, rencontrait une cinquantaine d'investisseurs internationaux dans les salons de l'hôtel Claridge's à Londres pour les rassurer sur l'état de l'économie vénézuélienne (4).

    Un autre document avait suscité quelques vagues début juin : celui rédigé par M. Temir Porras, un ancien proche de M. Maduro, formé à l'Ecole nationale d'administration (ENA) à Paris. Responsable de la campagne du candidat chaviste lors de la présidentielle de 2013, M. Porras évoque une politique monétaire « qui rappelle davantage le fonctionnement d'un casino que celui d'une banque centrale » et en appelle au « pragmatisme », « une vertu extrêmement nécessaire dans les circonstances complexes que nous traversons ».

    Les « radicaux » s'étranglent. S'appuyant sur un rapport de Bank of America Merrill Lynch qui voit dans l'éviction de M. Giordani un « fort signal de la perte d'influence de l'aile marxiste radicale (5) », les tenants les plus intransigeants de l'intégrité du processus bolivarien analysent l'épisode comme la « mise à mort du chavisme » par les « sociaux-démocrates » (6). Plus d'un an et demi après la mort de Chávez, et alors que les difficultés économiques persistent (7), la rupture semble consommée, signe d'un approfondissement de la crise que traverse le pays.

    En dépit de l'avalanche d'articles de presse, tant au Venezuela qu'à l'étranger, un tel conflit n'a pourtant rien de surprenant dans un pays où, depuis longtemps, les pragmatiques dominent. L'illusion d'optique s'explique facilement : le chavisme n'a jamais rassemblé des militants fidèles à un corpus doctrinal. Dès le début des années 1990, il a au contraire agrégé autour de sa figure tutélaire des postures politiques et des courants de pensée très divers, avec pour socle commun certaines priorités telles que l'affirmation d'un Etat fort et souverain, ou la nécessité urgente de remédier aux inégalités. En bon stratège, le président de la République parvenait à impulser une ligne, malgré les contradictions — parfois profondes — entre discours théoriques et mesures concrètes.

    Ainsi, la révolution bolivarienne a maintenu le modèle économique rentier d'antan, comptant sur l'afflux de capitaux étrangers, notamment dans le secteur pétrolier, où l'exploitation repose sur des sociétés mixtes associant l'Etat à des entreprises étrangères. Au cours des années 2000, le taux de pauvreté a fortement baissé, les inégalités se sont réduites, mais sans transformation profonde de la fiscalité ou de l'appareil productif. Non seulement la hausse de la consommation dope l'activité des importateurs (et fragilise les comptes externes), mais, en dépit des cris d'orfraie de la presse contre les « nationalisations », la part du secteur privé se maintient : elle représente entre 58 et 62 % du produit intérieur brut (PIB). Bref, le laboratoire du « socialisme du XXIe siècle » n'a jamais tourné le dos à une realpolitik pas toujours compatible avec ses projets de transformation de la société à long terme.

    Par ailleurs, le chavisme, en tant que théorie pratique du pouvoir, se caractérise par un jeu d'alliances sans cesse rompues ou renouées : difficile, dans ces conditions, de fixer les frontières des diverses tendances. Symptomatique de ce mouvement perpétuel, par-delà les idéologies : la proximité entre le président de l'Assemblée nationale, M. Diosdado Cabello, considéré comme l'un des représentants du courant « de droite », proche de l'armée, et divers collectifs de la gauche radicale. Les polémiques internes qui ont récemment surgi sur la scène publique naissent principalement de divergences quant à la pratique de gouvernement ou à l'administration de l'Etat. Au Venezuela comme ailleurs, elles traduisent en termes facilement identifiables des réagencements stratégiques plus délicats à exposer aux militants : « droite contre gauche », « pragmatique contre radical » transforment ainsi des luttes de pouvoir en nobles batailles politiques.

    Or la période actuelle se caractérise plutôt par une rupture du fragile équilibre d'hier. Chávez absent, une sorte d'union sacrée s'était constituée au sein du PSUV. C'est sans doute dans cette optique qu'il faut lire la déferlante de critiques adressées à M. Giordani, dont les déclarations menacent moins l'homogénéité idéologique du chavisme que son unité politique.

    Les contradictions internes à la dynamique bolivarienne se sont intensifiées depuis le décès de son initiateur. Chávez personnifiait l'Etat et le processus politique ; mais ce qui allait de soi n'est plus. La précarité de la situation appelle avec plus de force la consolidation des institutions (Etat, justice) autour d'un modèle de société d'une part, et la clarification du rôle du PSUV d'autre part. Si le parti ne parvient pas à s'imposer comme une force de proposition idéologique qui met en débat — et qui défend — un projet, le mouvement n'a pour horizon que des lignes de fuite. La versatilité de l'actualité politique entrave le projet de transformation sociale. L'anomie guette là où la défiance règne et où les institutions qui confèrent de la consistance aux choix idéologiques demeurent fragiles.

    La recomposition post-Chávez est le défi majeur du processus bolivarien s'il veut conserver le champ d'attraction sociale construit jusqu'ici. Malgré les Cassandre qui prédisent invariablement la fin de la révolution bolivarienne, bien malin qui saura présumer des nouvelles configurations de ce processus en perpétuel mouvement.

    (1) Lire Alexander Main, « Au Venezuela, la tentation du coup de force », Le Monde diplomatique, avril 2014.

    (2) L'ensemble des courriers (en espagnol) peut être consulté sur le site www.Rebelion.org

    (3) Heinz Dieterich, « La caída de Giordani y el futuro de Venezuela », Aporrea, 24 juin 2014.

    (4) Blanca Vera Azaf, « Ramírez : Habrá convergencia en los tipos de cambio », El Nacional, Caracas, 14 juin 2014.

    (5) Francisco Rodriguez, « Venezuela in focus. The glass is half full », Bank of America Merrill Lynch, New York, 12 juin 2014.

    (6) Claudio Della Croce, « Bank of America + conexión francesa ¿apuntalan el fin del chavismo ? », Aporrea, 28 juin 2014.

    (7) Lire Gregory Wilpert, « Le Venezuela se noie dans son pétrole », Le Monde diplomatique, novembre 2013.

    Quitte ou double de la Russie à Alep

    jeu, 08/12/2016 - 18:03

    Ravageuses, les guerres en Irak et en Syrie impliquent chaque jour davantage les puissances étrangères. La bataille qui s'engage à Mossoul inquiète les États-Unis, contraints de composer avec les rivalités régionales, notamment entre la Turquie, l'Iran et l'Arabie saoudite. D'autre part, une reprise sanglante d'Alep pourrait compromettre la dynamique diplomatique qui avait suivi l'engagement militaire direct de la Russie aux côtés du régime syrien.

    Jaber Al Azmeh. — « The People » (Le Peuple), de la série « Wounds » (Blessures), 2012 www.jaberalazmeh.com

    Le premier objectif de l'engagement militaire russe en Syrie, qui a débuté en septembre 2015, a été facilement et rapidement atteint : empêcher une défaite militaire du régime, qui perdait alors du terrain depuis plusieurs mois (1). L'implication des forces aériennes russes rendait également impossible une interdiction par les États-Unis de survol du territoire syrien. En 2013 déjà, la diplomatie russe avait compliqué une éventuelle intervention occidentale contre le régime du président Bachar Al-Assad en obtenant de sa part un renoncement contrôlé aux armes chimiques (2).

    Les objectifs mis en avant par M. Vladimir Poutine dans son discours à l'Organisation des Nations unies (ONU) du 28 septembre 2015 étaient autrement plus ambitieux. Formulés comme un défi aux États-Unis et à leurs alliés occidentaux, ils visaient à les mettre sur la défensive. Mais le moment choisi fut décisif : on était alors au plus fort de l'afflux de réfugiés syriens en Europe et des attentats organisés depuis la Syrie par l'Organisation de l'État islamique (OEI).

    M. Poutine faisait valoir que seules les forces du régime Al-Assad et les Kurdes « affrontaient courageusement le terrorisme » et que, comme elle avait lieu à la demande du gouvernement syrien, l'action russe se situait dans le cadre du droit international, à la différence des bombardements occidentaux. Par ailleurs, il rappelait que la zone d'exclusion aérienne mise en place en Libye puis le soutien aux rebelles avaient conduit non seulement à l'élimination du régime de Mouammar Kadhafi, mais aussi à la destruction de tout l'appareil d'État, créant un terreau favorable à l'implantation de l'OEI.

    Vu l'importance stratégique de la Syrie, les mêmes effets seraient décuplés par une défaite militaire du régime en place, arguait-il. Il faisait référence à la grande coalition qui avait réuni l'URSS, les États-Unis et le Royaume-Uni à partir de juin 1941 pour faire face à la puissance hitlérienne. Il plaidait ainsi en faveur d'une alliance similaire pour combattre le danger de l'OEI, qui cherchait « à dominer le monde islamique », en soulignant : « Des membres de ce que l'on appelle “l'opposition syrienne modérée”, soutenue par l'Occident, viennent également grossir les rangs des radicaux. »

    En dépit de la responsabilité du régime dans le lourd bilan humain du conflit, tout cela revenait à dire à ses interlocuteurs occidentaux : entre deux maux, il faut savoir choisir le moindre. M. Poutine leur proposait de promouvoir avec lui l'idée d'un cessez-le-feu entre toutes les forces combattantes en Syrie, à l'exception de l'OEI, et, parallèlement, de chercher collectivement une solution politique.

    Les dirigeants occidentaux se sont longtemps accordés à penser que le départ de M. Al-Assad constituait un préalable à toute résolution du conflit. Mme Angela Merkel fut la première à briser ce consensus. Le 23 septembre 2015, la chancelière allemande affirmait : « Il faut parler avec de nombreux acteurs, et cela implique Al-Assad (3).  » Elle a rapidement été suivie par le Britannique David Cameron, et finalement par M. Barack Obama lui-même. Mais il a fallu attendre les attentats du 13 novembre 2015 à Paris pour que le ministre des affaires étrangères français, M. Laurent Fabius, abandonne à son tour cette condition : « Une Syrie unie implique une transition politique. Cela ne veut pas dire que Bachar Al-Assad doit partir avant même la transition, mais il faut des assurances pour le futur (4).  »

    Dès le début, on soulignait toutefois, à Washington et ailleurs, que les forces aériennes russes ne frappaient pas beaucoup les bases de l'OEI, mais plutôt celles d'autres formations rebelles, et sans grandes précautions pour épargner les civils. Le premier objectif de Moscou était de renforcer les positions du régime, menacées par d'autres que l'OEI. On pouvait cependant croire qu'il s'agissait surtout de le mettre en meilleure posture politique en vue des négociations à venir.

    Pour donner des gages à ses partenaires occidentaux et à leurs alliés, la Russie souscrivit le 18 décembre une résolution du Conseil de sécurité de l'ONU proposée par les États-Unis qui exigeait une solution politique et « la formation d'un gouvernement de transition doté des pleins pouvoirs ». C'est sur ces bases que put s'établir la difficile, sinon impossible, coopération internationale, et cette résolution fut évidemment mal reçue par le gouvernement de M. Al-Assad. En insistant sur la nécessité d'une concertation internationale, la Russie reconnaissait que l'aide militaire qu'elle était disposée à lui accorder ne suffisait pas à lui permettre de reprendre le contrôle de toute la Syrie, ni même des zones aux mains des rebelles soutenus par les Occidentaux.

    La grande coalition préconisée par Moscou est restée un vœu pieux. Il faut plutôt parler de deux coalitions, qui se sont rencontrées dans le cadre des « pourparlers de Vienne », coprésidés par le ministre des affaires étrangères russe Sergueï Lavrov et par le secrétaire d'État américain John Kerry, à la mi-novembre 2015. Celle menée par la Russie compte l'Iran (avec l'appui, sur le terrain, des troupes du Hezbollah libanais) et l'Irak, qui appartient aussi à la seconde. Celle des États-Unis, beaucoup plus vaste, regroupe une cinquantaine d'États. Mais elle est plus hétéroclite et comprend des États très récalcitrants à l'égard du processus, notamment la Turquie et l'Arabie saoudite.

    Pour cette dernière, en Syrie comme ailleurs, le danger principal demeure l'Iran, dont les forces Al-Qods combattent avec les soldats syriens. La Turquie, elle, s'inquiète de l'émergence d'un Kurdistan syrien indépendant de facto — d'où son intervention fin août 2016 pour empêcher la jonction des territoires kurdes au sud de sa frontière. C'est seulement sous la pression de Washington que, à Vienne, l'Arabie saoudite a accepté de s'asseoir à la même table que l'Iran.

    La recherche d'une solution politique s'est cependant poursuivie, au niveau non seulement international, mais aussi régional. Sous les pressions conjointes de Moscou et de Washington, un « forum » des parties combattantes sur le terrain (à l'exception de l'OEI et du Front Al-Nosra, une composante d'Al-Qaida) a été ouvert à Genève par un représentant spécial du Conseil de sécurité de l'ONU. Celui-ci a rencontré les parties séparément plusieurs fois pour discuter avec elles non seulement d'un cessez-le-feu, mais aussi de leurs conditions pour un règlement par étapes du conflit. Sans grand succès.

    La coopération entre Washington et Moscou a résisté à la destruction d'un bombardier russe par les forces turques, le 24 novembre 2015, ainsi qu'à la tentative — infructueuse — du président turc Recep Tayyip Erdoğan d'appeler à la rescousse l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN). Puis, le 14 mars 2016, à la surprise générale, M. Poutine a annoncé un retrait graduel des forces d'intervention russes, qui s'est amorcé rapidement, et de façon notable. Le message s'adressait avant tout à M. Al-Assad. Grâce à l'appui militaire russe, le président syrien avait pu reconquérir un peu du territoire perdu, et il entendait pousser au maximum l'avantage acquis en tentant la reprise complète d'Alep, la deuxième ville du pays, à l'occasion d'une violation d'un cessez-le-feu péniblement conclu entre les représentants de la Russie et des États-Unis le 27 février.

    Visiblement, Moscou contrôlait mal son allié syrien. M. Al-Assad sait fort bien que la Syrie est le seul point d'ancrage de la Russie au Proche-Orient, où elle cherche à retrouver une influence significative. Sans se désolidariser ouvertement de son allié, M. Poutine entendait donc montrer qu'il lui appartenait de fixer les conditions de l'engagement de la Russie. La prise d'Alep aurait donné au régime syrien le contrôle d'un territoire où réside 70 % de la population du pays ; elle lui aurait permis de camper indéfiniment sur ses positions et de faire échouer les négociations avec l'opposition. Mais elle n'a pas eu lieu, et un nouveau cessez-le-feu précaire a été conclu. En choisissant de prendre ses distances, M. Poutine entendait ne pas compromettre l'objectif principal qu'il poursuivait en Syrie : démontrer que la Russie était pour les États-Unis et l'Europe un partenaire d'une puissance certes inférieure à la leur, mais désormais décisive ; et qu'on ne pouvait résoudre les grands problèmes internationaux que par des compromis où ses intérêts seraient pris en compte.

    La collaboration entre la Russie et les États-Unis s'est poursuivie pendant encore plusieurs mois, à travers la recherche d'un cessez-le-feu régulièrement violé par les alliés de l'un ou de l'autre. Fin juin 2016, on a appris que M. Obama avait autorisé une proposition faite à la Russie : des opérations militaires conjointes non seulement contre l'OEI mais aussi contre le Front Al-Nosra, à condition que Moscou obtienne que les forces aériennes syriennes restent au sol et cessent le feu avec les autres formations de résistance armée soutenues par l'Arabie saoudite, les émirats du Golfe et la Turquie (5).

    Cette proposition, relayée par M. Kerry, a suscité une forte opposition au sein de l'administration américaine, en particulier chez M. Ashton Carter. Le ministre de la défense estimait qu'elle faisait la part trop belle à la Russie et à la Syrie, dans la mesure où le Front Al-Nosra est la force d'opposition armée de loin la plus importante, alors que la trentaine d'autres groupes pèseraient peu.

    D'autre part, il s'opposait à un partage d'informations militaires avec la Russie. Il désignait publiquement Moscou comme l'adversaire principal des États-Unis — ce que MM. Obama et Kerry se gardaient de faire. Selon des fuites recueillies par le Washington Post (6), il affirmait, non sans raison, qu'en Syrie M. Poutine cherchait surtout à « briser l'isolement qui a suivi son intervention militaire en Ukraine ». En réponse, le Pentagone conduisait un renforcement sans précédent de l'OTAN depuis la fin de la guerre froide, avec le déploiement en Pologne et dans les républiques baltes d'une nouvelle force de quatre mille hommes (7). Ces divisions internes et les ambiguïtés qui en découlaient n'ont pas facilité la tâche de Washington.

    Tandis que les forces gouvernementales assiégeaient durablement l'est d'Alep à partir du 4 septembre, la Russie posait elle aussi ses conditions pour accepter la proposition de M. Obama. Elle exigeait que les forces de combat protégées par Washington qui côtoyaient celles du Front Al-Nosra (rebaptisé Fatah Al-Cham en juillet 2016) et collaboraient souvent avec elles s'en dégagent de façon vérifiable, pour pouvoir échapper aux frappes russes.

    En somme, les partenaires russe et américain se posaient mutuellement des conditions que ni l'un ni l'autre n'était en mesure de garantir. On touche là à la fragilité des ententes partielles sur lesquelles se fondait le cessez-le-feu de septembre 2016, dont la rupture a conduit à la situation actuelle.

    Plusieurs, sinon la majorité, des forces tierces ne veulent ou ne peuvent pas se dégager d'Al-Nosra, omniprésent dans les zones rebelles. Leur priorité est la défaite du régime Al-Assad. En outre, le Front pourrait se retourner immédiatement contre elles. Malgré tout, les États-Unis ont tenté de les pousser à s'en distancer. En août 2016, selon des correspondants du New York Times (8), des représentants de ces forces se plaignaient de ce que l'important flux d'armements fournis par les États-Unis via l'Arabie saoudite (dont une partie était revendue ou passait à Al-Nosra) avait considérablement diminué. M. Kerry a été blâmé pour avoir laissé échapper dans une conversation que deux de ces organisations étaient des « sous-groupes » d'Al-Nosra (9).

    Les termes et les conditions du cessez-le-feu entré en vigueur le 13 septembre, négocié entre MM. Lavrov et Kerry, étaient si précaires et si ambigus qu'ils devaient être revus toutes les quarante-huit heures, et qu'ils n'ont même pas été rendus publics. Dans ces circonstances, il est étonnant qu'il ait pu durer ne serait-ce que quelques jours. Plus étonnant encore, il a été rompu par une attaque américaine contre les forces syriennes qui a fait plus de soixante morts, le 17 septembre. M. Al-Assad a évidemment refusé de croire qu'il s'agissait d'une erreur, comme on l'affirmait à Washington. Il en a profité pour lancer une offensive tous azimuts et tenter la reprise complète d'Alep. Quelques heures après la fin de la trêve, un convoi humanitaire de l'ONU était bombardé à l'ouest de la ville. Washington a tenu Moscou et son allié syrien pour « directement responsables » de cette attaque, au cours de laquelle une vingtaine de personnes ont péri.

    En appuyant sans réserve apparente M. Al-Assad alors que l'intensification des bombardements aggrave le désastre humanitaire, la Russie a pris un risque d'isolement. Moscou a dû utiliser son droit de veto au Conseil de sécurité de l'ONU, le 8 octobre, pour bloquer la résolution française demandant l'arrêt des combats. Seul le Venezuela a voté avec la Russie, tandis que la Chine s'est abstenue. M. Poutine entend profiter de la fin du mandat de M. Obama pour mettre ses alliés en position de force avant la recherche d'une solution politique. Mais, s'il ne trouve pas un moyen de relancer les pourparlers, le crédit de la Russie et l'avenir de ses relations avec les États-Unis et l'Europe seront hypothéqués.

    (1) Lire Alexeï Malachenko, « Le pari syrien de Moscou », Le Monde diplomatique, novembre 2015.

    (2) Lire « La Russie est de retour sur la scène internationale », Le Monde diplomatique, novembre 2013.

    (3) Agence France-Presse, 24 septembre 2015.

    (4) Entretien dans Le Progrès, Lyon, 5 décembre 2015.

    (5) Josh Rogin, « Barack Obama plans new military alliance with Russia in Syria », The Independent, Londres, 30 juin 2016.

    (6) Gareth Porter, « A new fight over Syria war strategy », Consortiumnews.com, 8 juillet 2016.

    (7) Lire Michael Klare, « À Washington, scénarios pour un conflit majeur », Le Monde diplomatique, septembre 2016.

    (8) Mark Mazzetti, Anne Barnard et Eric Schmitt, « Military success in Syria gives Putin upper hand in US proxy war », The New York Times, 6 août 2016.

    (9) Josh Rogin, « Kerry touts the Russian line on Syrian rebel groups », The Washington Post, 12 juillet 2016.

    Frénésie nationaliste en Hongrie

    jeu, 08/12/2016 - 15:28

    « Après quarante-six années d'occupation et deux décennies ambiguës de transition, la Hongrie a retrouvé son droit et sa capacité à l'autodétermination », affirme le programme « de coopération nationale » de l'Alliance civique hongroise (Fidesz). Dominant la scène politique depuis 2010, le national-conservatisme du premier ministre Viktor Orbán (1) prétend ainsi reconnecter la Hongrie au supposé cours naturel des choses et rejeter la gauche, qu'elle soit postcommuniste ou libérale, dans le camp des partisans d'une histoire honnie. Les rues portant une référence au communisme ou à des penseurs comme Karl Marx et Friedrich Engels ont été débaptisées, la place de la République étant quant à elle renommée « place Jean Paul-II ».

    Pour donner à sa vision des choses une légitimité scientifique, le gouvernement a fondé en 2014 l'institut Veritas, composé de vingt-six spécialistes missionnés pour « réévaluer les recherches historiques ». Ils sont dirigés par Sándor Szakály, un historien invité dans les conférences organisées par le parti d'extrême droite Jobbik et considéré comme révisionniste par les médias de gauche. L'une de ses recherches l'a conduit à qualifier d'« opération de police contre des étrangers » la déportation de plusieurs milliers de Juifs vers l'Ukraine en 1941. Veritas concentre ses efforts sur l'entre-deux-guerres, période de référence pour le camp nationaliste, marquée par la régence autoritaire, conservatrice et irrédentiste de Miklós Horthy, qui avait maté la République des conseils de Béla Kun en 1919. Mais, en raison de sa collaboration avec l'Allemagne nazie et de sa responsabilité dans le génocide des Juifs, le Fidesz ne peut entreprendre pleinement la réhabilitation de ce régime.

    Lors de son premier passage au pouvoir (1998-2002), le Fidesz avait lancé son entreprise de réécriture d'un passé plus désirable en inaugurant la Maison de la Terreur, sorte de musée postmoderne dont la vocation est de mettre en lumière les crimes des « totalitarismes nazi et communiste »… mais surtout communiste. En érigeant sur la place de la Liberté de Budapest, à l'été 2014, un Mémorial aux victimes de l'occupation allemande, le pouvoir a tenté de présenter la Hongrie (symbolisée par l'archange Gabriel) comme une victime de l'Allemagne nazie, et non comme son alliée au sein de l'Axe (de 1941 à 1944). À cinquante mètres de ce monument, sur le parvis d'un temple calviniste, trône un buste de Horthy dévoilé en novembre 2013 par des députés du parti Jobbik. S'ajoute à cet imbroglio, sur la même place, un imposant Mémorial aux héros soviétiques, lui-même pointé d'un doigt menaçant par un Ronald Reagan en bronze inauguré par M. Orbán à l'été 2011 afin d'honorer la mémoire de « l'homme qui a vaincu le communisme ».

    Ce récit national taillé sur mesure par et pour la droite est imprimé dans les nouveaux manuels scolaires, dont l'édition a été reprise en main par l'État. Plusieurs écrivains antisémites et pronazis de l'entre-deux-guerres ont ainsi trouvé leur place au programme de littérature, comme József Nyírő, dont les cendres ont été rapatriées d'Espagne au printemps 2012 puis inhumées par le président du Parlement, M. László Kövér. Le pouvoir dispose de moyens illimités pour tenter de faire adhérer à son projet national-chrétien une société hongroise pourtant fermement engagée sur la voie de la déchristianisation et de l'émancipation. Face à lui, tout contre-récit antifasciste est quasiment inexistant.

    (1) Lire «  Le national-conservatisme s'ancre dans la société hongroise », Le Monde diplomatique, avril 2014.

    Taïwan en quête de souveraineté économique

    mer, 07/12/2016 - 16:05

    Elue triomphalement, Mme Tsai Ing-wen, issue du Parti démocrate progressiste (indépendantiste), prend ses fonctions de présidente de la République de Chine (Taïwan) à la fin du mois. Inutile de dire que Pékin voit son arrivée sans enthousiasme, si ce n'est avec une certaine hostilité. La nouvelle présidente devra également faire face aux aspirations sociales des Taïwanais.

    Chang Ling. – « A Drifting Mind » (Un esprit flottant), 2013

    L'éclatante victoire de Mme Tsai Ing-wen et du Parti démocrate progressiste (PDP) aux élections du 16 janvier 2016 marque un tournant dans l'histoire politique de Taïwan. S'il avait perdu la présidence entre 2000 et 2008, le Kuomintang (KMT) était toujours parvenu à conserver une majorité de sièges au Parlement. Il s'agit donc de la première véritable alternance depuis la levée de la loi martiale et la démocratisation, en 1987.

    Elue avec 56,1 % des voix, Mme Tsai dispose d'un solide mandat populaire et d'une confortable majorité parlementaire (68 sièges sur 113) pour mettre en œuvre son programme et répondre aux inquiétudes de ceux pour qui la politique de rapprochement des deux rives du détroit de Formose, engagée par le gouvernement KMT sortant, a mis en péril la souveraineté et la sécurité de l'île. L'hostilité de Pékin pourrait néanmoins compliquer la tâche de la future présidente, qui prend ses fonctions le 20 mai.

    Plusieurs facteurs ont contribué au succès de Mme Tsai et de son parti. Le plus important est indéniablement le mécontentement social et l'espoir d'un nouveau souffle. A deux reprises, en 2008 puis en 2012, le KMT avait remporté les élections en agitant le spectre de la marginalisation économique en cas de victoire du PDP, mais aussi en mettant en avant les retombées positives d'une « relation privilégiée » avec la Chine. Durant ses deux mandats, le président Ma Ying-jeou a en effet signé une vingtaine d'accords qui ont permis l'ouverture de liaisons aériennes et maritimes directes, le développement du tourisme chinois de masse, ainsi qu'un accord-cadre de coopération économique (Economic Cooperation Framework Agreement, ECFA), premier jalon d'une zone de libre-échange entre les deux rives. Cette libéralisation du commerce a entraîné un accroissement considérable des investissements taïwanais en Chine : entre 1991 et 2015, ils se sont élevés à 154,9 milliards de dollars (136,7 milliards d'euros), dont 90 milliards au cours des cinq dernières années (1). En 2009, Taipei a autorisé les investissements chinois dans certains secteurs ; ils atteignaient 1,45 milliard de dollars (1,28 milliard d'euros) à la fin janvier 2016 (2).

    « Mouvement des tournesols »

    En dépit de toutes ces mesures, la croissance a fortement ralenti. Sur la période 2008-2013, le produit intérieur brut (PIB) a crû à un rythme de 3,3 % par an, contre 6,7 % entre 2000 et 2008. Et en 2015, il est tombé à 0,75 %, le pays entrant même en récession au cours des deux derniers trimestres. Si le taux de chômage est resté autour de 4 %, les critiques portent surtout sur la détérioration des conditions de travail et de vie. La croissance profite essentiellement aux plus riches, alors que le revenu mensuel moyen stagne : selon les chiffres du gouvernement, en 2013, il était au niveau de 1998 (respectivement 44 739 et 44 798 dollars taïwanais, soit environ 1 225 euros).

    Pourtant, Taïwan est l'un des pays où le temps de travail est le plus long : 2 124 heures par an en moyenne pour un employé en 2013, contre 1 474 heures en France, d'après l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Et ces chiffres ne prennent pas en compte les heures non payées. Selon une enquête menée en 2011 par l'agence d'emploi Yes 123, 85,3 % des employés interrogés travaillaient plus de dix heures par jour, et 70 % n'étaient pas payés pour les heures supplémentaires (3). Dans le même temps, les prix de l'immobilier se sont envolés — la part de leurs revenus que les habitants de Taipei consacrent au logement est la plus élevée du monde (4).

    Le rapprochement avec la Chine n'est pas seulement un échec économique. Il a aussi engendré de nouvelles formes de danger pour la démocratie taïwanaise. Les médias se retrouvent exposés à une triple pression chinoise : rachat par des entrepreneurs taïwanais de groupes de presse comme China Times, pour rendre la ligne éditoriale favorable à Pékin ; autocensure pour vendre les programmes sur le marché chinois ; recours à des prête-noms pour contourner l'interdiction faite à Pékin de publier à Taïwan (5). L'expérience hongkongaise de la censure et de la répression chinoise à l'encontre de la presse et des mouvements étudiants a joué un rôle important dans la sensibilisation aux risques d'une poursuite effrénée de l'intégration des deux rives.

    Par ailleurs, le manque de transparence dans les négociations avec Pékin et la volonté répétée d'outrepasser les mécanismes de contrôle parlementaire ont accru la méfiance vis-à-vis du pouvoir. Pour une partie croissante de l'électorat, M. Ma a trahi sa promesse de défendre la souveraineté et la démocratie pour s'engager sur la voie de l'unification.

    Tous ces mécontentements se sont cristallisés dans le « mouvement des tournesols », lorsque les étudiants ont occupé le Parlement pendant plus de trois semaines, en mars-avril 2014, pour protester contre la tentative de passage en force d'un accord de libéralisation des services (6). Inquiets de l'influence néfaste du régime autoritaire en place de l'autre côté du détroit, ils ont réaffirmé que Taïwan n'était pas une province chinoise, mais un Etat souverain.

    Cette jeunesse, qui a grandi après les réformes démocratiques et qui rejette massivement le scénario d'unification tout comme la formule chinoise « Un pays, deux systèmes », a été l'un des facteurs-clés des défaites électorales du KMT. Deux sondages postélectoraux montrent que les 20-29 ans, qui représentent 17 % de l'électorat, se sont fortement mobilisés lors de l'élection présidentielle : 74,5 % d'entre eux ont voté, contre 66,2 % pour l'ensemble du corps électoral ; 71 % des primo-votants (20-23 ans) et 80 % des 24-29 ans ont choisi Mme Tsai (7).

    Au total, si la Chine reste un voisin difficile à ignorer, elle ne représente plus la solution miracle pour l'île. Dans ses discours de campagne, Mme Tsai a fait valoir que Taïwan ne maîtrisait plus suffisamment sa trajectoire économique et politique. Elle souhaite donc réduire les facteurs de dépendance. Trois grands dossiers attendent l'administration PDP, à commencer par la relance de l'économie, qui souffre de problèmes structurels majeurs. La croissance est essentiellement tirée par les exportations, dont 40 % filent vers la Chine (et Hongkong), selon un schéma établi depuis plus de vingt ans : les produits sont fabriqués en Chine par des entreprises taïwanaises et exportés vers le reste du monde (« made in China by Taiwan for the world »).

    Très peu d'entreprises sont parvenues à développer des marques internationalement reconnues. Le gros du tissu industriel reste dépendant de contrats de sous-traitance pour les grandes sociétés internationales, ce qui le rend vulnérable aux fluctuations de l'économie mondiale. Jusqu'ici, les délocalisations en Chine des usines d'assemblage (comme Foxconn) se sont accompagnées d'une balance commerciale fortement excédentaire. En 2010, Taïwan enregistrait un excédent record de 41,7 milliards de dollars avec la Chine. Mais les économies des deux rives, qui étaient complémentaires, entrent désormais en concurrence.

    Les entreprises taïwanaises sont progressivement exclues de la mise en place d'une chaîne de production et d'approvisionnement chinoise rassemblant des grands groupes (Lenovo, Huawei, Tsinghua Unigroup, etc.) et des petites et moyennes entreprises (PME) devenues fournisseurs. Cela explique en grande partie la baisse des exportations, qui, couplée à l'augmentation des importations de produits chinois, a fait chuter l'excédent commercial à 28,1 milliards de dollars en 2015.

    Pour donner un second souffle à l'économie et pour rééquilibrer le commerce extérieur, Mme Tsai veut renforcer les liens avec les autres acteurs de la région, plus particulièrement le Japon (6 % des exportations en 2014) et les Etats-Unis (11 %) (8). Elle ne remet pas en cause la libéralisation des échanges, mais elle souhaite réduire sa dépendance vis-à-vis de la Chine et propose que Taïwan rejoigne le partenariat transpacifique (Trans-Pacific Partnership, TPP), l'accord de libre-échange négocié à l'initiative de Washington. Parallèlement, elle a annoncé la mise en place d'une « nouvelle politique en direction du sud », en référence à l'initiative lancée dans les années 1990 pour encourager les entreprises à investir et à trouver des débouchés en Asie du Sud-Est. Enfin, l'Inde a été désignée comme un partenaire à privilégier (9).

    Le futur gouvernement a en outre l'intention d'encourager le développement d'une industrie tournée vers les technologies de nouvelle génération à forte valeur ajoutée. Il a désigné cinq secteurs : les énergies vertes, les biotechnologies, les objets connectés, les machines intelligentes et la défense nationale.

    Certains experts estiment que l'Etat ne devrait pas hésiter à intervenir pour planifier et centraliser les ressources afin de créer un environnement favorable aux activités de recherche-développement et aux investissements dans ces secteurs. Des fonds publics pourraient être investis dans des instituts de recherche ou des entreprises, comme ce fut le cas avec la création de l'Institut de recherche sur la technologie industrielle, le parc industriel de Hsinchu ou l'entreprise United Microelectronics Corp. (UMC) dans les années 1970-1980, au moment où l'île a réorienté son industrie vers les technologies de l'information (10).

    Si elle est tenue, la promesse électorale d'un « pays libéré du nucléaire » d'ici à 2025 — alors qu'il en dépend actuellement pour près de 20 % de sa production d'électricité — pourrait stimuler le développement des énergies vertes.

    Durant sa campagne, Mme Tsai a également fait miroiter une meilleure répartition des richesses et l'amélioration des conditions de vie de la population par une série de mesures sociales. Cela passerait notamment par l'augmentation du revenu minimum (actuellement de 20 008 dollars taïwanais, soit 540 euros, ce qui ne permet pas de subvenir aux besoins fondamentaux) et par la baisse du plafond légal des heures de travail, qui, de quatre-vingt-quatre heures pour deux semaines actuellement, serait ramené à quarante heures hebdomadaires. La présidente s'est aussi engagée à construire 200 000 logements à des prix abordables et à fluidifier le marché de la location. Enfin, elle a promis d'améliorer, en coopération avec les collectivités locales, le système de sécurité sociale, en particulier pour les personnes âgées.

    Relance de l'industrie de défense

    Madame Tsai veut aussi renforcer l'industrie de défense et lui donner de nouveaux moyens. Cela devrait contribuer à relancer la croissance, selon la nouvelle équipe, qui promet la création de huit mille emplois et une moindre dépendance à l'égard des Etats-Unis pour les achats d'armements (11).

    Lors de sa visite à Washington, en juin 2015, Mme Tsai a déclaré vouloir accroître les capacités de la défense taïwanaise. Celle-ci serait ainsi en mesure d'infliger suffisamment de dégâts à l'Armée populaire pour que Pékin hésite à la lancer contre l'île. On peut penser que la poursuite des programmes de missiles occupera une place prépondérante dans cette stratégie. Enfin, la création d'une « cyberarmée » vise à faire face aux nouveaux défis posés par la Chine en termes d'espionnage et de cyberattaques, qui sont déjà une réalité en dépit du réchauffement des relations avec Pékin sous la présidence de M. Ma.

    Maintenir la stabilité de ces relations : c'est là le troisième dossier épineux auquel le PDP devra s'attaquer. C'est aussi celui sur lequel Mme Tsai aura le moins de prise, compte tenu de l'hostilité affichée par Pékin à l'encontre d'un parti dont la charte contient toujours une clause relative à l'indépendance — même s'il est peu probable qu'elle soit mise en œuvre. Tout en se présentant comme la présidente d'un « nouveau Taïwan » qui entend faire preuve de fermeté sur la question de la souveraineté, la présidente s'est engagée à promouvoir des relations « pacifiques, stables, sereines et durables » avec son voisin.

    Elle a également assuré qu'elle ne reviendrait pas sur les accords signés, à l'exception de celui sur les services, qui n'est pas encore ratifié (12). Elle devrait donc s'en tenir à la position de la résolution sur l'avenir de Taïwan , adoptée par le PDP en 1999, selon laquelle il n'est pas nécessaire de proclamer l'indépendance car Taïwan est déjà un Etat indépendant et souverain. C'est certainement le sens qu'elle donne au « statu quo » qu'elle a affirmé vouloir maintenir tout au long de sa campagne pour rassurer l'électorat. Se disant ouverte au dialogue s'il s'engage sans conditions préalables, elle place la balle dans le camp de Pékin.

    (1) « Cross-strait economic statistics monthly », no 275, Mainland Affairs Council, Taipei, février 2016.

    (2) Ce chiffre inclut les projets annoncés mais non encore réalisés. « Cross-strait economic statistics monthly », op. cit.

    (3) « Office workers' lives “deprived” », Taipei Times, 2 mai 2011.

    (4) « Taiwan's economy amid political transition » (PDF), US-China Economic and Security Review Commission, Washington, DC, 6 janvier 2016.

    (5) Hsu Chien-Jung, « China's influence on Taiwan's media », Asian Survey, vol. 54, no 3, Berkeley, mai-juin 2014.

    (6) Jérôme Lanche, « A Taïwan, les étudiants en lutte pour la démocratie », Les blogs du Diplo, Lettres de…, 28 mars 2014.

    (7) Enquêtes réalisées par Taiwan Thinktank, 17 et 18 janvier 2016, et TVBS Poll Center, 18 et 19 janvier 2016.

    (8) Statistiques du ministère des affaires étrangères, Taipei, avril 2015.

    (9) « Tsai debuts plan to bolster India, Asean relations », Taipei Times, 23 septembre 2015.

    (10) « New industries call for new methodologies », Taipei Times, 4 avril 2016.

    (11) « Tsai unveils ambitious national defense policy », Taipei Times, 30 octobre 2015.

    (12) Signé en juin 2013, cet accord fait suite à l'ECFA. Il prévoit la réduction des barrières tarifaires dans 64 secteurs taïwanais et 80 secteurs chinois de services (finance, transport, édition et contenus culturels, tourisme et hôtellerie, loisirs…).

    La réunification de la Corée aura-t-elle lieu ?

    mar, 06/12/2016 - 11:46

    Soixante-trois ans après la fin de la guerre qui a divisé la Corée en deux, aucun traité de paix n'a été signé pour normaliser les relations entre les deux pays. Au Sud, les dirigeants conservateurs imaginent une absorption du Nord sur le modèle de la réunification allemande. L'histoire coréenne ne présente pourtant que peu de points communs avec celle de l'Allemagne.

    Lee Gap Chul. – Dans le quartier de Sanbokdoro à Busan (Corée du Sud), 2014 Ses photographies sont exposées à La Maison de la Chine, place Saint-Sulpice à Paris jusqu'au 26 février 2016.

    Emouvantes retrouvailles entre Coréens du Nord et du Sud dans la célèbre station du mont Kumgang, en République populaire démocratique de Corée (RPDC). Larmes et sourires mêlés, des hommes et des femmes, souvent très âgés, ont revu un frère, une sœur, une mère, un père, un fils ou une fille pour la première fois depuis la cassure de la péninsule, en 1953. En vertu de l'accord de l'été dernier entre les deux gouvernements, 400 Sud-Coréens, tirés au sort parmi les 66 488 personnes qui en avaient fait la demande auprès des autorités de Séoul, ont été autorisés à franchir la frontière, le 20 octobre 2015 (1). Quand ces rencontres cesseront-elles de faire l'événement pour appartenir à la vie quotidienne ? Nul ne le sait.

    Certes, on trouve au Nord de formidables fresques saluant l'unification et, au Sud, un ministère du même nom. De chaque côté, on assure rechercher les voies de l'indispensable réunion « du » peuple coréen. Mais, dans les faits, le rapprochement n'avance guère. Pour la plupart des commentateurs, la faute en revient aux dirigeants nord-coréens et à leurs lubies provocatrices. Celles-ci apparaissent d'autant plus dangereuses que Pyongyang affirme détenir l'arme nucléaire. Pour autant, nombre d'observateurs, en Corée du Sud, refusent de lui faire porter le chapeau. Ils soulignent la responsabilité des gouvernements de Séoul, notamment depuis 2008. Beaucoup pointent également du doigt les Etats-Unis.

    Pour comprendre les peurs qui agitent les deux Corées, il faut se replonger dans une histoire lourde de drames. Dès 1910, la péninsule est occupée par le Japon, qui impose un régime d'une cruauté extrême — une occupation, avec son lot de résistances (plutôt au Nord, industrialisé) et son cortège de collaborateurs. Libéré des Japonais, le territoire se retrouve livré aux « forces de paix » : au Nord, les troupes soviétiques, Kim Il-sung prenant la tête du pays ; et au Sud, les Etats-Unis, qui installent un pouvoir autoritaire en s'appuyant sur des forces ayant collaboré avec Tokyo. Jouant du dépit des progressistes, le Nord envahit le Sud, avant d'être repoussé par l'armée américaine, mandatée par le Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations unies (ONU), alors boycottée par l'URSS. S'ensuivra un déluge de feu auquel participera — au moins symboliquement — la France. Le général Douglas MacArthur, qui dirige les opérations, menace à plusieurs reprises d'utiliser l'arme atomique (2). Seule l'entrée en guerre des troupes chinoises évitera à la Corée du Nord l'éradication totale et à la Chine le stationnement de l'armée américaine à ses frontières.

    Quand le Nord dépassait le Sud

    Le 27 juillet 1953, un armistice est signé à Panmunjeom, sur le 38e parallèle, ligne de démarcation d'avant l'offensive militaire. Une guerre pour rien, en quelque sorte. Aujourd'hui encore, deux baraquements bleus, séparés par des dalles en béton au sol, matérialisent la frontière dans la « zone démilitarisée » (demilitarized zone, DMZ), avec d'un côté des soldats américains (estampillés ONU) et sud-coréens et de l'autre des militaires nord-coréens, figés dans un invraisemblable face-à-face.

    A rebours des idées reçues, l'ancien ministre sud-coréen de l'unification (2002-2004) Jeong Se-hyun, rencontré à Séoul quelques semaines avant le voyage des familles de l'autre côté de la frontière, rappelle qu'il fut un temps où « c'est le Sud qui craignait une réunification sous l'égide du Nord ». Ce dernier, malgré les dévastations, affichait alors un produit intérieur brut (PIB) deux fois plus élevé. Mais, au milieu des années 1960, le Sud décolle tandis que le Nord régresse. La peur change de camp, mais la méfiance s'installe de part et d'autre.

    Ce septuagénaire qui a vu alterner des périodes d'ouverture et de complète fermeture raconte avec moult détails la saga des deux frères ennemis, où le plus inconstant n'est pas celui qu'on croit : « La politique du Sud vis-à-vis de la Corée du Nord change au rythme des présidents de la République. Elle varie en fonction de leur sentiment anticommuniste (ou non) ainsi que de leur croyance (ou non) dans l'effondrement rapide du Nord. »

    Dès 1972, une première « déclaration commune » envisage une possible « réunification ». Mais c'est après la fin de la dictature au Sud, et surtout après la chute du mur de Berlin, que Séoul change de braquet. « Le président Roh Tae-woo [1988-1993] a senti que le monde bougeait. Il avait beau être un militaire, il n'était pas obsédé par l'anticommunisme, et il a jeté les bases d'un accord avec Pyongyang », explique M. Jeong. Le 21 septembre 1991, les deux Corées intègrent officiellement l'ONU. Trois mois plus tard, elles signent un « accord de réconciliation, de non-agression, d'échanges et de coopération » — une énumération de grands principes. Mais, à défaut d'entrer dans l'état de paix, on est sorti de l'état de guerre.

    Selon M. Jeong, les dirigeants nord-coréens veulent en profiter pour normaliser leurs rapports avec les Etats-Unis ; d'autant que les aides soviétiques se sont volatilisées avec l'URSS. En janvier 1992, assure-t-il, « Kim Il-sung envoie son propre secrétaire au siège de l'ONU à New York pour une rencontre secrète avec un émissaire américain, porteur d'un seul message : “Nous renonçons à réclamer le retrait des troupes américaines du Sud ; en contrepartie, vous garantissez que vous ne remettrez pas en cause l'existence de notre pays.” George Bush père répondra à l'offre par le silence. C'est à ce moment que Kim Il-sung lance sa politique nucléaire, convaincu que Washington veut rayer la RPDC de la carte ». Ce qui n'était pas entièrement faux. Comme tout Sud-Coréen, M. Jeong désapprouve ce recours au nucléaire, mais il insiste sur l'ordre des responsabilités, contredisant l'histoire officielle : Washington jette de l'huile sur le feu ; Pyongyang réagit.

    A Séoul, le successeur de M. Roh, Kim Young-sam, est persuadé, à l'instar du président américain, que le Nord communiste va s'effondrer, comme l'Allemagne de l'Est en son temps. Il cadenasse toutes les issues afin de précipiter sa perte. La RPDC, elle, connaît une période de famine dans la seconde moitié de la décennie 1990, qui fait près d'un million de morts et dont les séquelles se font sentir jusqu'aujourd'hui (3). Mais la dure répression et les réflexes nationalistes de sa population l'empêcheront de voler en éclats.

    La légende assure que le blocus a été brisé en 1998, quand Chung Ju-yung, le fondateur de Hyundai, l'un des plus puissants chaebol (conglomérats) sud-coréens, franchit la frontière à la tête d'un troupeau de mille vaches, symbole de l'aide humanitaire, avant de rencontrer le président nord-coréen. Mais la grande percée sera la poignée de main historique entre Kim Jong-il (Nord) et Kim Dae-jung (Sud), en juin 2000. S'ouvre alors une décennie de dialogue et d'échanges : ouverture d'un site touristique au mont Kumgang (2003) et d'une zone industrielle à Kaesong, en territoire nord-coréen, avec des entreprises sud-coréennes (2004) ; reconnexion, sous surveillance, de quelques liaisons ferroviaires et routières (2007), etc.

    Cette sunshine policy (« politique du rayon de soleil »), ainsi baptisée par Kim Dae-jung en référence à la fable d'Esope Le Soleil et le Vent, a connu bien des orages, alimentés par les surenchères nucléaires de Pyongyang (trois essais depuis 2006), les intransigeances américaines, l'ambiguïté chinoise. Elle a complètement sombré avec l'arrivée en 2008 du président conservateur sud-coréen Lee Myung-bak, qui fait le choix de la confrontation. Seul vestige de cette décennie prometteuse : le complexe de Kaesong.

    Faut-il pour autant tirer un trait sur tout espoir de paix, voire de réunification ? Bien que conservatrice comme M. Lee, la présidente Park Geun-hye avait promis en arrivant au pouvoir, en 2013, de bâtir une « politique de confiance » (trust policy), à mi-chemin entre la « politique du rayon de soleil » et la fermeture totale de son prédécesseur. Mais, si l'on excepte les rencontres familiales d'octobre dernier, rien ne semble bouger. « Mme Park appuie sur le frein et sur l'accélérateur en même temps, lance M. Jeong. Cela fait beaucoup de bruit, mais on reste sur place. »

    Washington, le grand obstacle

    Directeur du Centre des études nord-coréennes à l'institut Sejong à Séoul, Paik Hak-soon n'est guère plus tendre avec la présidente, qu'il accuse de manipuler la question nord-coréenne pour de sombres raisons de politique intérieure (lire « Virage autoritaire à Séoul »). Dans son bureau à l'entrée du campus, il insiste sur l'impressionnante parade militaire organisée par le président du Nord, M. Kim Jong-un, le 10 octobre 2015 ; un tournant dont le plus marquant n'est pas le déploiement des forces armées, mais sa signification politique : le dictateur affirme ainsi son « contrôle sur les affaires militaires et économiques, sur l'Etat et le parti ». Dommage que, se focalisant sur les tares du régime, la presse « ignore ce qui change », ajoute-t-il : « L'économie nord-coréenne se porte mieux. Kim Jong-un a consolidé son pouvoir. Il a amélioré ses relations avec le Japon, qui, depuis mai 2014, a levé certaines sanctions [comme l'interdiction des transferts d'argent liquide] et avec lequel il a entamé des négociations sur la question des citoyens japonais kidnappés (4). Il a réglé le contentieux avec la Russie sur la dette (5) [11 milliards d'euros datant de la période soviétique, que M. Vladimir Poutine a effacés à 90 %]. Et Moscou a rouvert en septembre 2015 une portion de voie ferrée reliant la ville russe de Khassan à la ville nord-coréenne de Rajin. »

    Autre spécialiste reconnu, Koh Yu-hwan estime lui aussi que la période est favorable. « Kim Jong-un essaie d'améliorer les relations avec la Corée du Sud et aimerait apaiser les tensions avec les Etats-Unis. Ce n'est que si le dialogue ne marche pas qu'il se lancera dans de nouvelles provocations. » Ce directeur de l'autre grand institut d'études nord-coréennes de Séoul — à l'université de Dongguk, celui-là — est l'un des rares chercheurs à pouvoir franchir la frontière dans le cadre des échanges entre son université (bouddhiste) et le temple rénové du mont Kumgang. Il participe à la commission présidentielle pour la préparation de l'unification, placée sous l'autorité directe de Mme Park, sans contrôle, et très critiquée par les milieux progressistes et pacifistes. Il y apparaît comme une voix singulière prônant le dialogue dans un océan de préjugés.

    Lee Gap Chul. – Jeunes filles célestes sur le mont Mari pendant le rituel d'adoration du ciel, île de Ganghwa (Corée du Sud), 1992

    Pour la majorité des responsables sud-coréens, en effet, le régime de Pyongyang ne peut que s'effondrer. Le 25 octobre dernier, le journal conservateur Chosun Ilbo, le plus lu du pays, posait en « une » une question purement rhétorique : « Les jours du régime nord-coréen sont-ils comptés ? » Et l'éditorialiste de citer la « désaffection croissante des élites » : 8 hauts cadres du régime ont trouvé refuge au Sud en 2013 et 18 en 2014, sur un total de réfugiés en baisse (2 600 par an entre 2008 et 2012, 1 596 en 2014). En attendant le grand soir, les études comparatives avec l'Allemagne se multiplient. Et c'est à Dresde, le 28 mars 2014, que Mme Park a proposé une « initiative pour la réunification pacifique de la péninsule » (6). Avec toujours l'idée du triomphe d'une Corée capitaliste et démocratique sur toute la péninsule.

    Toutefois, la comparaison avec les deux Allemagnes des années 1970-1980 n'apparaît guère pertinente, notamment parce que les deux Corées se sont affrontées militairement au cours d'une guerre civile. Malgré une histoire et une culture communes, de profondes haines demeurent. De plus, les divergences sont bien plus fortes : si l'économie ouest-allemande était quatre fois plus forte que l'est-allemande, dans le cas des deux Corées, le rapport est de 1 à 60. Pas étonnant que la nouvelle génération sud-coréenne, qui a déjà du mal à trouver sa place dans une société en crise, ne manifeste pas un grand enthousiasme à l'idée de payer pour accueillir un voisin qu'elle ne connaît qu'à travers les caricatures. C'est si vrai que les réfugiés nord-coréens demeurent maltraités, condamnés aux petits boulots et le plus souvent discriminés (7).

    Personne ne peut dire si le régime de Pyongyang perdurera ; mais tabler sur son effondrement empêche toute réflexion pour sortir d'une politique de la confrontation. Au contraire, « si l'on part de l'idée que la Corée du Nord va continuer à exister, assure Koh Yu-hwan, alors il faut trouver des voies pour le dialogue et la négociation. Tout le monde a intérêt à ce qu'elle s'intègre au capitalisme mondial ». Comme la plupart des experts rencontrés, il prône une politique des petits pas. Tel M. Choi Jin-wook, président du très officiel Institut de Corée pour l'unification nationale (Korea Institute for National Unification) à Séoul : « Les relations entre les deux pays ayant connu une série de progrès et de régressions, la confiance est très largement entamée. Il faut donc commencer par de petites choses et avancer pas à pas. »

    Sur le principe, tout le monde semble d'accord. Quant aux actes… Park Sun-song, enseignant et chercheur à l'Institut des études nord-coréennes de l'université Dongguk, met en cause l'ordre des priorités martelé par la présidente Park : l'abandon de l'arme nucléaire par Pyongyang en contrepartie d'une aide humanitaire et de négociations. « Bien sûr, la dénucléarisation reste un objectif-clé ; mais, compte tenu de la densité des armes accumulées dans la péninsule, traiter cette question sous son aspect purement militaire ne peut être vécu par Pyongyang que comme une pression. »

    Il faut rappeler que, si la Corée du Nord n'a rien d'un ange de la paix et brandit régulièrement la menace militaire, la Corée du Sud possède des armes ultramodernes, avec des systèmes antimissiles américains, et que les Etats-Unis y maintiennent près de 29 000 soldats. Le nucléaire, poursuit Park Sun-song, « n'est que l'un des problèmes à résoudre. C'est en œuvrant au processus de paix et de coopération que l'on obtiendra la dénucléarisation, et non l'inverse. Cela concerne le Nord, le Sud, mais aussi l'ensemble de l'Asie du Nord-Est » — et, bien sûr, les Etats-Unis : « Aujourd'hui comme hier, explique l'ex-ministre de l'unification Jeong, ils représentent l'obstacle le plus important à une normalisation entre les deux Corées. »

    Non seulement Washington refuse tout dialogue bilatéral avec Pyongyang, mais les exercices militaires conjoints avec l'armée sud-coréenne exacerbent les peurs. Il s'agissait à l'origine d'« entraîner les troupes américaines et sud-coréennes à lutter contre une infiltration des forces spéciales nord-coréennes au cœur du territoire sud-coréen, rappelle Moon Chung-in, professeur de sciences politiques à l'université Yonsei à Séoul. Puis, en 2013, l'objectif a été modifié, et les Etats-Unis ont déployé des armes tactiques : outre des sous-marins nucléaires, des bombardiers B-52 et des bombardiers furtifs B-2, capables d'embarquer des armes nucléaires, ainsi que des chasseurs furtifs F-22 et des destroyers équipés du système antimissile Aegis (8) ». Moon Chung-in ne minimise pas le « comportement belliqueux » de Pyongyang ; mais, dit-il, « c'est bien un accroissement des menaces américaines qui a conduit le pouvoir nord-coréen à adopter une telle posture ».

    La réaction de la RPDC — menace nucléaire, lancement de missiles — ne lui a cependant pas permis d'obtenir la négociation réclamée avec Washington. En octobre dernier, la télévision d'Etat nord-coréenne a enfin appelé à sortir de « l'escalade de la tension » : « Si les Etats-Unis tournent courageusement le dos à leur politique actuelle [et négocient un traité de paix], nous serons heureux de répondre par un comportement constructif. Nous avons déjà envoyé un message par des canaux officiels pour des pourparlers de paix, et nous attendons la réponse (9). » Sans doute Pyongyang espère-t-il des négociations comme avec l'Iran. Mais, rappelle Koh Yu-hwan lors de notre rencontre à Dongguk, « l'Iran n'a pas la Chine à ses côtés ». Or « les Etats-Unis ont aussi Pékin dans leur viseur ».

    Idylle avec la Chine

    Certes, après le dernier essai nucléaire, la Chine a fini par voter les sanctions contre la RPDC. Mais elle continue à lui fournir de l'aide alimentaire et du pétrole — entre autres — afin de prévenir tout choc fatal. Toutefois, le président Xi Jinping n'a jamais rencontré son jeune homologue nord-coréen, alors qu'il s'est rendu en voyage officiel à Séoul et que Mme Park a assisté à Pékin au défilé militaire commémorant la fin de la guerre contre le Japon. Politiquement, le geste est spectaculaire, et le rapprochement sensible au moment où les deux pays sont en délicatesse avec Tokyo. Economiquement, la Chine est devenue le premier partenaire de la Corée du Sud, qui est son troisième fournisseur.

    A Séoul, les amis conservateurs de Mme Park ne voient pas d'un très bon œil cette idylle à l'heure où les relations sino-américaines ne sont pas au beau fixe. Ils rappellent que, si la Chine est le premier partenaire commercial, les Etats-Unis demeurent l'unique partenaire en matière de sécurité. « Il y a dans le ciel de l'Asie de l'Est deux soleils levants [la Chine et les Etats-Unis], remarque un diplomate sud-coréen. La Corée du Sud devra faire un choix (10). » Pour l'heure, la présidente Park joue des deux soleils. Mais elle hésite toujours à entamer et à imposer des négociations sérieuses avec Pyongyang. La proposition nord-coréenne d'une confédération ou celle des progressistes sud-coréens d'une union fédérale à la manière de l'Union européenne restent de vagues hypothèses.

    Quant à la France, qui ne reconnaît pas la RPDC, elle apparaît figée dans une autre époque. « Au lieu de traiter la Corée du Nord comme un paria, de l'isoler toujours plus, de l'enfermer dans ses murs idéologiques, mieux vaudrait essayer de l'entraîner vers la communauté internationale et d'aider à l'ouverture », plaide Koh Yue-hwan. A moins que Paris, comme certains conservateurs sud-coréens, n'attende qu'elle s'effondre…

    (1) Selon le ministère de l'unification à Séoul, 53,9 % de ces candidats aux retrouvailles ont plus de 80 ans et 11,7 % plus de 90 ans.

    (2) Lire Bruce Cumings, « Mémoire de feu en Corée du Nord », Le Monde diplomatique, décembre 2004.

    (3) Lire « Voyage sous bonne garde en Corée du Nord », Le Monde diplomatique, août 2015.

    (4) Durant la guerre froide, le gouvernement nord-coréen a kidnappé des Japonais pour former ses espions. Il en resterait treize selon Pyongyang, qui en a libéré cinq, et dix-sept selon Tokyo.

    (5) Lire Philippe Pons, « La Russie appelée à la rescousse », Le Monde diplomatique, mars 2015.

    (6) « La présidente fait une proposition en trois volets à Pyongyang », Korea.net, 31 mars 2014.

    (7) Lire « Rééducation capitaliste en Corée du Sud », Le Monde diplomatique, août 2013.

    (8) Interview réalisée par Antoine Bondaz, Korea Analysis, no 1, Paris, janvier 2014.

    (9) « N. Korea proposes talks on peace treaty with US », NK News.org, Séoul, 9 octobre 2015.

    (10) « La politique sud-coréenne n'a pas à choisir entre deux soleils », interview de Yun Duk-min, Korea Analysis, no 7, juillet 2015.

    Caméras sur la frontière

    lun, 05/12/2016 - 11:28

    Ours d'or à Berlin en 2016, Fuocoammare, par-delà Lampedusa, de Gianfranco Rosi, est en salles depuis le 28 septembre. Ta'ang, un peuple en exil entre Chine et Birmanie, de Wang Bing, est sorti le 26 octobre. Le 11 janvier prochain, ce sera au tour d'Entre les frontières, d'Avi Mograbi. Trois documentaristes parmi les plus grands ont décidé de filmer la même figure : celle du réfugié.

    Rosi dresse le portrait d'un petit groupe d'habitants de l'île de Lampedusa, qu'il commence par isoler pour ensuite entrecroiser leurs vies, jusqu'à évoquer un cliché des années 1950 : les femmes font le ménage, les maris pêchent, les enfants jouent dans les prés, tandis que la radio berce tout le monde avec des chansonnettes d'autrefois. Nous sommes pourtant bien en 2016 : chaque nuit, la marine militaire recueille en pleine mer des centaines de migrants qui préfèrent risquer leur vie sur des rafiots plutôt que passer un jour de plus en Libye. Cette réalité-là est filmée dans le style rude de l'enquête documentaire : images rapides qui, tout en s'attardant sur les procédés d'identification de la police, ne parviennent à identifier personne… Ce que Rosi montre, voire dénonce, c'est la séparation de deux mondes voisins et imperméables. Filmer Lampedusa revient alors moins à montrer le réfugié qu'à pointer l'aveuglement de la population européenne, retranchée derrière des murs dont le plus haut est sans doute son illusion de pouvoir se couper du reste du monde. Fort, séduisant, impeccable dans sa mise en scène, le film risque cependant à tout moment de tomber dans le piège de sa propre métaphore en ne se donnant pas les moyens d'accueillir lui-même celui qui cherche refuge.

    Ta'ang emprunte le chemin opposé. Une fois de plus, le cinéma de Wang Bing affiche la volonté d'accorder un nom, une existence, une voix aux silencieux. Les Ta'ang sont un peuple frontalier. Ils vivent en Birmanie, et la guerre civile qui oppose des armées rebelles au gouvernement en a fait des réfugiés oscillant sans cesse entre Birmanie et Chine. Les précédents films du réalisateur, appuyés sur une structure (l'usine d'À l'ouest des rails, l'asile d'À la folie) ou sur un personnage (l'écrivaine de Fengming, chronique d'une femme chinoise, l'aînée des Trois Sœurs du Yunnan), affirmaient un cinéma arc-bouté sur des frontières nettes. Comment alors saisir l'image d'un peuple errant ? Double difficulté — montrer un lieu, montrer une identité — là où règne l'entre-deux : deux territoires, deux langues, deux frontières. Contraint de filmer surtout la nuit afin d'échapper aux contrôles de l'armée, le cinéaste va devoir installer sa caméra près d'un feu, là où de petits groupes s'assoient pour partager un repas, échanger quelques mots et tenter de dormir. C'est ainsi, en déjouant un problème pratique, qu'il saisit l'image de ce peuple : moins celle, attendue, d'une errance que celle d'une installation, même éphémère. Faut-il donc que le cinéma se trouve dans la position de chercher un abri pour que la langue des réfugiés lui devienne compréhensible ? Wang Bing finit par trouver son film en rusant avec les contraintes imposées par l'armée et n'en filme que le résultat : les bivouacs qui enflamment les nuits de Ta'ang.

    À l'inverse, Mograbi ne documente que la fabrication d'un film qui finalement ne sera pas tourné. L'intention du cinéaste israélien était d'abord de proposer à des demandeurs d'asile africains, assignés à résidence dans un camp au milieu du désert à la frontière d'Israël, d'interpréter d'anciens récits de réfugiés juifs. Et de rappeler par là au public israélien que son pays a été fondé par un peuple de réfugiés. L'idée est belle. Son échec — ou comment les demandeurs d'asile ont pris possession du film et l'ont transformé en leur propre récit — est encore plus beau.

    Les moments les plus forts de ces trois films sont moins ceux où le cinéaste offre un refuge que ceux où il prend le risque de perdre le sien. Alors, des hommes et des femmes que le cinéma approche avec la prétention de leur sauver la vie parviennent à pénétrer le film, à s'y installer et à lui redonner le cap initial.

    Soulever le monde

    lun, 05/12/2016 - 11:26

    Historien de l'art et philosophe, attaché à travailler la représentation des peuples et à réhabiliter le pouvoir actif des émotions, Georges Didi-Huberman décline dans cette exposition — et dans le catalogue qui la prolonge — (1) le répertoire des signes de la révolte.

    Des mille façons d'« encorporer » la colère, il dresse quelques typologies, selon que l'expression passe par le geste, le mot, etc. Division artificielle, sans doute, pour qui manifeste au pied levé et au pied du mur son courroux. Pour autant, se dégage au fil de ces deux cent cinquante images (dessins, photographies, peintures, de Francisco de Goya au cinéma contemporain en passant par Henri Michaux et Sigmar Polke) une gestuelle de l'émeutier. Ses équations corporelles — jambes instables, poings levés, corps en déséquilibre — sont autant de figures esthétiques de ce qui nous soulève, forces psychiques, sociales, physiques. Et il apparaît alors que, peut-être, inventer des images contribue « ici modestement, là puissamment, à réinventer nos espoirs politiques ».

    (1) « Soulèvements », exposition au Jeu de Paume, Paris, 18 octobre 2016 - 15 janvier 2017. Georges Didi-Huberman (sous la dir. de), Soulèvements, Gallimard - Jeu de Paume, Paris, 2016, 420 pages, 49 euros.

    L'Union et la légitimité démocratique

    lun, 05/12/2016 - 11:25

    « Plus que jamais il faut, pour sauver le projet européen, le libérer du dogme européiste et le repenser », écrit Hubert Védrine dans un petit livre nerveux, à la fois critique et programmatique (1). L'ancien ministre des affaires étrangères français formule à son tour le verdict d'une « crise existentielle » de la construction européenne, menacée de dislocation. Cet homme du sérail, partisan du « oui » au traité constitutionnel européen en 2005, s'en prend moins aux ennemis mortels du projet communautaire (marginaux, selon lui) qu'à ceux qui sont supposés le promouvoir. Leur arrogance susciterait en effet le rejet par les peuples d'une Union devenue objet d'exécration. « Les élites et les dirigeants européistes, qui n'ont jusqu'ici jamais envisagé un quelconque droit d'inventaire sur leur bilan et réagissent sur un ton outragé à la moindre critique, (…) doivent admettre un compromis historique avec les peuples, d'autant [qu'il] n'y a pas de chemin démocratique vers le fédéralisme, ni par référendum ni par les parlements. »

    Védrine plaide ainsi pour une pause dans l'intégration et propose que les États souhaitant poursuivre l'aventure se réunissent pour effectuer un bilan et envisager l'avenir. Ce sont donc les gouvernements qui sont appelés à la manœuvre, et non les institutions de Bruxelles, avec en ligne de mire une nouvelle répartition des compétences entre l'Union et les pays membres. En effet, « il s'est construit avec le temps, écrit l'ancien conseiller du président François Mitterrand, un “complexe” juridico-bureaucratique Commission / Parlement européen / Cour de justice qui fait tourner un engrenage, avec effet de cliquet n'ayant plus qu'un rapport lointain avec la légitimité démocratique ».

    Si Védrine enterre (provisoirement ?) le fédéralisme, il réaffirme le rôle de l'Alliance atlantique dans la défense du Vieux Continent et soutient les orientations économiques de la zone euro. Un choix que ne partagent pas le député grec Costas Lapavitsas et l'économiste allemand Heiner Flassbeck, qui, à partir du cas de la Grèce, constatent « l'échec de l'Union économique et monétaire [UEM]  ». Dans un ouvrage collectif (2), ils proposent pour Athènes des scénarios de sortie de l'euro et, plus largement, de l'idéologie qui, selon eux, sous-tend les politiques de réduction obsessionnelle de la dette publique. Les auteurs appuient leur raisonnement sur de nombreuses données chiffrées et sur un véritable programme de « régénération sociale et nationale ». Frédéric Lordon replace ainsi le cas grec dans une réflexion plus large : « Pourquoi l'euro ? », « l'Europe peut-elle devenir une communauté politique démocratique ? ». L'ouvrage met en accusation « l'idiosyncrasie monétaire » (Lordon) de Berlin, dont les intérêts dirigent la conception et la vie de l'UEM. Védrine rejoint les auteurs d'Euro, plan B sur la nécessité de soumettre à référendum la refondation des accords européens.

    Professeur de relations internationales à l'Université libre de Bruxelles, Mario Telò étudie la crise de l'Union européenne au prisme des évolutions récentes du régionalisme, c'est-à-dire des accords régionaux conclus sur tous les continents par des groupes plus ou moins vastes d'États (3). Dans une nouvelle configuration géopolitique marquée par l'émergence d'un monde multipolaire et par la crise financière de 2008, la coopération régionale deviendrait « instable, controversée, plus politique, plus compétitive, ambiguë aussi ». Outre l'Union européenne, l'auteur ausculte l'Union africaine, l'Association des nations d'Asie du Sud-Est, le Mercosur… Le devenir de ces organisations dépendrait des recompositions hégémoniques (pour l'Union européenne, quels rapports avec Washington ?) et de la construction d'une « légitimité démocratique internationale ». Si la réflexion comparée est stimulante et souligne le caractère « hautement politique » de la période contemporaine, l'auteur limite le rôle des peuples à une « participation » qui n'implique aucune reconquête du pouvoir perdu au profit des marchés et des technocraties qui les confortent.

    (1) Hubert Védrine, Sauver l'Europe !, Liana Levi, Paris, 2016, 96 pages, 10 euros.

    (2) Costas Lapavitsas, Heiner Flassbeck, Cédric Durand, Guillaume Étiévant et Frédéric Lordon, Euro, plan B. Sortir de la crise en Grèce, en France et en Europe, Éditions du Croquant, Vulaines-sur-Seine, 2016, 176 pages, 10 euros.

    (3) Mario Telò, L'Europe en crise et le monde, Éditions de l'université de Bruxelles, coll. « UBlire Poche », Bruxelles, 2016, 224 pages, 9 euros.

    André Gorz, vers l'émancipation

    lun, 05/12/2016 - 11:25

    Dans l'ordre intellectuel, André Gorz (1923-2007) n'a jamais guigné les premières places, ni cherché la pleine lumière. Le philosophe, qui se décrivait lui-même comme un « bricoleur », un « maverick » (un franc-tireur), ne s'exposait pas volontiers. Dans Le Traître (1), autoanalyse impitoyable publiée en 1958, il se dépeignait déjà comme un bloody intellectual (un « satané intellectuel ») qui cherchait à « exister le moins possible » et tentait de « se protéger du monde » en dressant autour de lui un rideau de mots et de concepts. Le contentieux avec le monde s'apaisa. Mais, de cette tendance précoce au retrait, Gorz ne se débarrassa jamais tout à fait. Il s'entoura de pseudonymes ; se plaça souvent dans l'ombre de penseurs plus fameux ; privilégia toujours résolument l'écrit à l'oral (2) ; et abandonna sans regret l'agitation parisienne pour le calme austère d'un village de l'Aube.

    Pourtant, ce n'est pas la vie d'un ermite que Willy Gianinazzi retrace dans son livre (3). Ni solitaire ni renonçant, André Gorz a su tisser dès 1969, à partir de sa vigie des Temps modernes, des liens avec des militants, des théoriciens, des syndicalistes de tous pays — de Herbert Marcuse à Bruno Trentin et Ivan Illich, du Parti socialiste unifié (PSU) à la Confédération française démocratique du travail (CFDT), des révolutionnaires cubains aux opéraïstes italiens. Suivre Gorz dans ces échanges intellectuels, c'est notamment voir reparaître toute une « deuxième gauche » européenne qui, dans les années 1960 et 1970, voulait révolutionner le travail, approfondir la démocratie, défendre l'environnement. Cette gauche alternative, inventive et revendicative, est ressortie des années 1980 anémiée, assagie, convertie. Mais Gorz, lui, a continué sans rien abdiquer.

    En lisant sa biographie, on mesure à quel point cet intellectuel de haut vol — à qui Jean-Paul Sartre, lors de leur première rencontre, avait reproché de « mépriser un peu le concret » — a su rester attentif au réel. Comme journaliste à L'Express, puis au Nouvel Observateur (1964-1982), il prit longtemps en charge, sous le nom de Michel Bosquet, les questions économiques et écologiques, défrichant des dossiers que la plupart de ses collègues jugeaient rébarbatifs. Comme théoricien, il s'efforça de suivre au plus près les métamorphoses du travail, les changements de la structure sociale, les mutations de la technique.

    Le livre de Gianinazzi permet de suivre les étapes de ce parcours, qui reste habité par quelques références fondatrices (Edmund Husserl, Karl Marx, Sartre) et par une question lancinante : comment dépasser l'aliénation, comment défendre et conquérir l'autonomie ? Gorz n'a cependant cessé d'évoluer, procédant par ajouts, ruptures et mises à jour. Cette liberté d'allure a pu désorienter certains lecteurs ; mais elle lui a permis d'explorer des voies peu fréquentées et d'ouvrir des chemins nouveaux. Critique de la société de consommation et de croissance, Gorz prôna l'autolimitation des besoins et tenta de définir les contours d'une écologie politique émancipatrice, ni capitalisme vert ni réconciliation New Age avec la nature.

    Après avoir exploré les formes que pourrait prendre l'autogestion ouvrière, il fit ses « adieux au prolétariat (4)  » d'usine, qui, dans une société industrielle en plein délitement, ne pouvait plus selon lui tenir lieu de « sujet historique » unique. Il prêta attention aux précaires, intérimaires, chômeurs et autres « prolétaires postindustriels » qui commençaient à proliférer. À son projet initial de « libération dans le travail » il substitua l'idée d'une « libération du travail » qui ferait la part belle au « temps libéré » et aux « activités autodéterminées » (5). Prenant acte de la fin du modèle fordiste, il envisagea le dépassement du salariat et finit par se rallier à l'idée d'une allocation universelle. Prévenu de bonne heure contre le « système technique » et les « technologies-verrous », il n'en tenta pas moins de dégager ce qui, dans les nouvelles technologies, pourrait être utilisé à des fins libératrices. Autant de « sentiers d'émancipation » qu'il arpenta en éclaireur. C'est dire que ce pionnier discret mérite encore qu'on le lise — et qu'on le discute.

    (1) André Gorz, Le Traître, suivi de Le Vieillissement, Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris, 2005 (1re éd. : 1958).

    (2) Jusque dans sa pratique de l'entretien, comme on peut le voir dans André Gorz, Le Fil rouge de l'écologie, Éditions de l'EHESS, Paris, 2015, 109 pages, 9 euros.

    (3) Willy Gianinazzi, André Gorz. Une vie, La Découverte, Paris, 2016, 384 pages, 23 euros.

    (4) André Gorz, Adieux au prolétariat. Au-delà du socialisme, Galilée, Paris, 1980.

    (5) André Gorz, Métamorphoses du travail. Critique de la raison économique, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2004 (1re éd. : 1988).

    Chiang Ching-kuo, le fils du Generalissimo

    lun, 05/12/2016 - 11:25

    Cette biographie rend compte de la trajectoire du fils de Chiang Kaï-chek, Chiang Ching-kuo, né en Chine en 1910, à la toute fin de l'empire, et mort à Taïwan en 1988. Elle s'appuie sur un important recueil de sources écrites (agendas et fonds d'archives), ainsi que sur des entretiens menés avec sa famille, ses plus proches collaborateurs ou d'anciens opposants. Proche de la mouvance trotskiste, le jeune Chiang part étudier en Union soviétique, où il est contraint de rester douze ans, « retenu » par Joseph Staline après que son père eut écrasé ses alliés communistes. Quand le régime nationaliste se replie à Taïwan, en 1949, Chiang Ching-kuo devient responsable du renseignement et, par là même, de la « terreur blanche » qui décime l'élite insulaire. Néanmoins, en tant que premier ministre (1972-1978), puis président de la République (1978-1988), il prend ses distances avec l'anticommunisme forcené de son père pour engager de vastes réformes économiques ainsi qu'un début de libéralisation du régime, jetant ainsi les bases de sa future démocratisation.

    Éditions René Viénet, Belaye, 2016, 606 pages, 30 euros.

    Eugène Varlin, internationaliste et communard

    lun, 05/12/2016 - 11:25

    Ouvrier relieur à Paris, Eugène Varlin (1839-1871) fait ses armes de militant dès 1857, dans l'organisation corporative de sa profession. À partir de 1864, les ouvriers pouvant désormais s'organiser au grand jour, il joue un rôle de premier plan dans les grèves des relieurs de 1864-1865, dans la création de leur Société de solidarité, puis dans celle de la Fédération parisienne des sociétés ouvrières. Parallèlement, il adhère à l'Association internationale des travailleurs (AIT), dont il sera l'un des principaux animateurs français. Exilé pour échapper à la répression, il revient après la chute de l'Empire et devient membre du comité central de la Garde nationale. Lors de la Commune de Paris, il est nommé à la commission des finances. Il appartient à la minorité pour laquelle la Commune représente la « négation absolue de la dictature » et non une « dictature au nom du peuple ». Il est fusillé par les Versaillais le 28 mai. Cette biographie souligne l'importance de ce symbole de « l'indéniable continuité entre le collectivisme révolutionnaire [de l'AIT], la fondation du Parti ouvrier et, au-delà, le syndicalisme révolutionnaire ».

    Spartacus, Paris, 2016, 236 pages, 13 euros.

    Les bolcheviks prennent le pouvoir. La révolution de 1917 à Petrograd

    lun, 05/12/2016 - 10:42

    L'année 2017 marquera le centième anniversaire de la révolution d'Octobre en Russie. Le mérite de l'historien américain Alexander Rabinowitch est de rendre à cette insurrection, dont Petrograd (Saint-Pétersbourg) fut l'épicentre, sa dimension concrète, humaine et politique, loin des poncifs. Il raconte les événements et les mobilisations qui amenèrent les bolcheviks à renverser le gouvernement d'Alexandre Kerenski par un travail systématique et efficace dans la classe ouvrière et dans l'armée. Si l'on ne peut sous-estimer le rôle personnel de Lénine, l'ouvrage montre que le parti bolchevique, loin d'être monolithique, était traversé à tous les niveaux par des contradictions et des débats. Ses différentes instances disposaient d'une autonomie d'action grâce à laquelle elles pouvaient mesurer au plus près le degré de mobilisation politique dans la ville et éviter l'aventurisme. Cette souplesse et cette diversité leur permirent de traduire les aspirations populaires — la terre aux paysans, la fin de la guerre —, ce qui rendit possible leur victoire.

    La Fabrique, Paris, 2016, 530 pages, 28 euros.

    Pourquoi les Colombiens ont rejeté la paix

    jeu, 01/12/2016 - 11:42

    Tous les sondages donnaient le « oui » gagnant avec une marge confortable. Le 2 octobre, les Colombiens ont pourtant rejeté l'accord de paix entre le gouvernement et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), qui orchestrait la fin d'un conflit vieux de plus d'un demi-siècle. Tout aussi étrange, la participation n'a atteint que 37,4 %. Le pays préférerait-il la guerre à la paix ?

    Comprendre le rejet de l'accord entre le gouvernement et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) lors du référendum du 2 octobre dernier implique de saisir les raisons qui ont conduit les deux parties à engager des pourpalers et, surtout, d'analyser le contexte dans lequel ceux-ci se sont déroulés. Le pays est en effet engourdi par cinquante-deux ans de conflit, et quatre années de négociations n'ont pas suffi à le sortir d'une torpeur politique entretenue par les grands médias.

    Si les FARC et le gouvernement ont entamé ces discussions, c'est parce que les deux parties avaient compris qu'une solution militaire était impossible (1). Les FARC ont essuyé de lourdes pertes, notamment du fait de la surenchère répressive de l'ancien président Álvaro Uribe (2002-2010), qui avait mobilisé toutes les ressources de l'État pour anéantir les mouvements de guérilla. À l'époque, M. Juan Manuel Santos, l'actuel président, occupait le poste de ministre de la défense. Il était parvenu à faire exécuter plusieurs grandes figures des FARC, tandis que diverses mesures d'accompagnement invitaient les guérilleros à déposer les armes. Leurs rangs s'étaient éclaircis, mais ils n'avaient pas disparu.

    L'État a compris que ses offensives ne suffiraient pas. Depuis la politique d'« ouverture économique » amorcée par le président César Gaviria (1990-1994), la Colombie entend participer davantage aux échanges mondiaux en rendant son économie plus « attractive » : réduction des droits de douane, déréglementation, privatisation, libéralisation des échanges et production destinée à l'exportation (2). Ce tournant néolibéral a cependant été contrarié par la guerre civile : les FARC et les autres acteurs du conflit ont imposé des taxes aux propriétaires terriens ; les enlèvements avec demande de rançon se sont multipliés ; les entreprises ont dépensé des fortunes pour assurer leur sécurité…

    Autre facteur déterminant : la création, au début des années 1990, de forces paramilitaires d'extrême droite, notamment les Autodéfenses unies de Colombie (AUC). Leur objectif affiché était d'aider l'État à combattre les guérillas. Mais elles ont également mené une violente campagne d'assassinats politiques et œuvré au déplacement de millions de personnes qui dérangeaient l'oligarchie foncière et freinaient l'extension de l'exploitation agricole et minière tournée vers l'exportation. De sorte que paramilitarisme et néolibéralisme ont longtemps marché main dans la main.

    Ce binôme s'est révélé si efficace qu'il a fini par perdre de son utilité. Au début des années 2010, l'élection de M. Santos, incarnation de l'élite néolibérale cosmopolite, suggérait que cette dernière souhaitait « moderniser » le régime d'accumulation colombien. L'heure était venue d'entamer des pourparlers avec les FARC.

    Les arrière-pensées d'Álvaro Uribe

    Les négociations, qui se sont ouvertes en septembre 2012 à La Havane, visaient six grands objectifs (3) : fixer les modalités d'un cessez-le-feu et d'un dépôt des armes ; rendre justice aux victimes de la guerre civile, qui a fait 220 000 morts ; résoudre le problème du trafic de drogue ; soutenir le développement rural, la pauvreté dans les campagnes étant l'un des principaux facteurs déclencheurs du conflit ; permettre aux anciens combattants de s'engager dans la vie politique et, plus largement, favoriser la participation de la population ; enfin, assurer la mise en place et le suivi de l'ensemble des accords. Soucieux d'en renforcer la légitimité, M. Santos a tenu à organiser un référendum national au sujet du document final — une proposition que les FARC, surmontant leurs réticences initiales, ont fini par accepter. Il s'en mord sans doute les doigts.

    L'accord ne prévoit ni la transformation du système économique ni la résorption des inégalités foncières, dans un pays où 1 % de la population possède plus de 50 % des terres. Autrement dit, il ne traite aucun des problèmes qui sont à l'origine du conflit : il se borne à favoriser le statu quo, sans toutefois prétendre rétablir la situation d'avant-guerre. Compte tenu du nombre de Colombiens que le conflit a déplacés, les négociateurs ont convenu que la récupération des terres serait un processus délicat à mettre en œuvre.

    D'emblée, la campagne en faveur des accords de paix s'est trouvée confrontée à une difficulté majeure : il fallait synthétiser un document de trois cents pages en très peu de temps, car six semaines seulement séparaient la fin des négociations (24 août) du référendum (2 octobre). Le camp du « oui » a également souffert d'une autre faiblesse : l'impopularité du président Santos, liée aux difficultés économiques du pays, où le chômage atteint 9 % et l'inflation, 7 %. Quelques semaines avant le scrutin, sa cote de popularité dépassait à peine les 20 %. Enfin, au vu des sondages, qui donnaient le « oui » largement gagnant, ses partisans ont cru leur victoire acquise et n'ont pas pris l'opposition suffisamment au sérieux.

    Les handicaps de la campagne du « oui » ont rendu celle de l'autre camp d'autant plus facile. Lors d'un entretien accordé quelques jours après le référendum au quotidien La República, M. Juan Carlos Vélez, le responsable de la campagne du « non », en a révélé — accidentellement, peut-être — les dessous avec force détails (4). L'une des principales stratégies consistait à susciter « l'indignation » en diffusant des informations partielles ou fallacieuses. Les partisans du « non » ont par exemple attiré l'attention sur l'aide financière que recevraient les membres des FARC tant qu'ils n'auraient pas d'autres sources de revenus. Ils n'ont cessé de rappeler le montant de l'allocation — 212 dollars par mois, soit 90 % du salaire minimum —, jugé excessif pour un pays pauvre.

    Des allégations plus pernicieuses prétendaient que les accords incluaient des clauses visant à renforcer la légalisation du mariage homosexuel en Colombie (5), pays où 30 % de la population appartient à une Église évangélique. En réalité, le texte ne mentionne ni le mariage ni l'homosexualité. Ses détracteurs ont par ailleurs proclamé qu'il transformerait la Colombie en un pays « castro-chaviste », c'est-à-dire semblable à Cuba ou au Venezuela. Enfin, l'un de leurs arguments les plus efficaces portait sur le programme de justice transitionnelle, grâce auquel les membres des FARC pourraient bénéficier de remises ou de commutations de peine s'ils avouaient leurs crimes. Cette disposition a particulièrement scandalisé une population dont la perception du conflit a été biaisée par les médias.

    Une étude de la chercheuse Alexandra García (6) portant sur plus de cinq cents articles publiés dans les grands journaux (El Tiempo, El Colombiano, El Heraldo, etc.) entre 1998 et 2006 a montré que le terme « paramilitaire » ou le nom des organisations d'extrême droite n'apparaissait pas dans 75 % des articles se référant à des violences qui leur étaient imputables ; il était seulement question d'« hommes armés » ou d'« hommes encagoulés ». Dans le cas d'actes de violence impliquant la guérilla, en revanche, 60 % des articles la mentionnaient explicitement. De sorte que, pour 32 % de la population, les FARC sont les principales instigatrices de la violence en Colombie, alors que toutes les études s'entendent pour établir une autre hiérarchie des responsabilités : l'État ; la population en général ; les paramilitaires ; les narcotrafiquants ; et enfin la guérilla (7).

    Tout au long de la campagne, le principal représentant du camp du « non », M. Uribe, a martelé son opposition aux dispositions en matière de justice transitionnelle. Human Rights Watch (HRW) a soutenu le camp du « non » pour les mêmes motifs. Les membres des FARC qui avouent avoir commis des crimes pendant la guerre civile ne devraient pas pouvoir commuer leurs peines de prison en simples travaux d'intérêt général ou en assignation à résidence, disent-ils tous. Pourtant, la plupart des accords de paix — par exemple ceux signés au Salvador ou en Afrique du Sud — prévoient de tels dispositifs de justice réparatrice.

    L'hostilité de M. Uribe envers les accords de paix a probablement des motivations différentes de celles de HRW. Son bilan en matière de droits humains pendant son mandat de gouverneur de l'Antioquia, puis de président, laisse penser que la justice ne figure pas au nombre de ses priorités. En outre, en 2005, lorsqu'il était chef de l'État, n'avait-il pas fait en sorte que les paramilitaires bénéficient de mécanismes de justice transitionnelle encore plus généreux que ceux prévus pour les FARC ?

    Ce qui le préoccupe est plus probablement la question de la restitution des terres. M. Uribe entretient en effet des liens étroits avec l'oligarchie, qui craint de devoir rendre leurs terres aux paysans déplacés. Après le résultat du référendum, il a présenté des propositions de modification du texte, et la principale porte sur ce sujet : « Les accords doivent reconnaître l'existence d'une production commerciale à grande échelle, son importance dans le développement rural et l'économie nationale et l'obligation de l'État de la promouvoir (8).  » Selon lui, il faudrait renoncer à la saisie de terres privées en friche qui appartenaient auparavant à des paysans déplacés. On ne devrait pas obliger ceux qui les ont achetées « de bonne foi » à les rendre à leurs anciens propriétaires, même si ces derniers avaient été contraints de fuir par des incursions de paramilitaires ou par la guerre civile.

    Néanmoins, le rejet de l'accord s'explique surtout par le faible taux de participation : 18 % des électeurs ont voté « non », tandis que 63 % n'ont pas voté du tout. Les intempéries du 2 octobre dans les régions côtières ont sans aucun doute joué un rôle dans cette abstention massive, qui a atteint 75 % dans le département de Magdalena et 80 % dans celui de La Guajira. Mais elle résulte sans doute également de la dépolitisation de la société, fruit de la répression et de la manipulation médiatique qui caractérisent l'histoire récente du pays. Les « escadrons de la mort » des paramilitaires ont pratiquement éliminé toute une génération de militants et de défenseurs des droits sociaux. Dans ces conditions, il n'est guère étonnant que la Colombie présente l'un des taux de participation électorale les plus faibles d'Amérique latine...

    La victoire du « non » place les deux camps dans une situation inconfortable. Les FARC avaient déclaré qu'elles seraient prêtes à retourner à la table des négociations, en précisant toutefois qu'elles ne reviendraient pas sur le volet de la justice transitionnelle, un point crucial pour les opposants. Ces derniers marchent également sur des œufs. Si M. Uribe a fait campagne contre la justice transitionnelle, il visait en réalité la restitution des terres. M. Santos pourrait peut-être sauver l'accord en apportant des rectifications sans conséquence à la partie consacrée à la justice, et en obtenant des FARC des concessions plus importantes sur la question agricole. Les guérilleros devraient alors accepter de concentrer leurs efforts sur la mise en œuvre de la loi sur la restitution des terres votée en 2011.

    Pendant ce temps, dans toute la Colombie, les mouvements sociaux se sont mobilisés en faveur de l'application des accords de paix tels qu'ils ont été signés. Ils ont commencé à occuper l'une des plus grandes places de Bogotá et entrepris de contester le référendum auprès de la Cour suprême en arguant du caractère malhonnête de la campagne du « non ». Mais le recours risque de ne pas avoir le temps d'aboutir : l'attribution du prix Nobel de la paix 2016 à M. Santos lui confère une légitimité supplémentaire pour conclure rapidement le processus. Et un autre facteur pourrait ajouter à l'urgence : l'ouverture de négociations avec une autre guérilla, l'Armée de libération nationale (Ejército de Liberación Nacional, ELN), prévue pour le 27 octobre, à Quito, sous les auspices du gouvernement équatorien.

    (1) Lire « Pourquoi la Colombie peut croire à la paix », Le Monde diplomatique, octobre 2012.

    (2) Cf. Forrest Hylton, « Peace in Colombia : A new growth strategy », NACLA Report on the Americas, vol. 48, no 3, New York, 2016.

    (3) Lire Maurice Lemoine, « En Colombie, “pas de justice, pas de paix” », Le Monde diplomatique, février 2013.

    (4) « El No ha sido la campaña más barata y más efectiva de la historia », La República, Bogotá, 5 octobre 2016.

    (5) En avril 2016, la Cour suprême colombienne a légalisé le mariage homosexuel, arguant qu'il était inconstitutionnel de réserver le mariage aux couples hétérosexuels.

    (6) Auteure du blog La Perorata, http://laperorata.wordpress.com

    (7) Adriaan Alsema, « How Colombia's newspapers consistently misinformed the public on the armed conflict », Colombia Reports, 18 octobre 2016, www.colombiareports.com

    (8) Adriaan Alsema, « Uribe formally presents proposals to revive Colombia peace deal », Colombia Reports, 13 octobre 2016.

    Dès le plus jeune âge

    mer, 30/11/2016 - 17:02

    Puisqu'il n'est jamais trop tôt pour s'initier à la politique, l'édition de novembre 2016 du magazine « Moi je lis » (Milan Presse), destiné aux enfants de 8 à 11 ans, proposait à ses lecteurs un test tout en nuances sur l'élection américaine.

    Fais le test ! Et si tu te présentais, toi, quel genre de candidat serais-tu ? Plutôt Donald ou Hillary ?

    La couche d'ozone, c'est :

    ♠ Ce qui nous protège des rayons ultraviolets

    ♦ Une marque de couches pour bébé, un truc de filles, quoi…

    Ton activité préférée après l'école :

    ♠ Faire tes devoirs

    ♦ Regarder une émission de télé-réalité

    Ta petite sœur veut emprunter ta 3DS [console de jeu portative] :

    ♦ « Ça va pas, non ? Va jouer à la poupée… »

    ♠ Pas de souci tant qu'elle y fait attention

    Au foot, à la récré, l'un de tes équipiers tombe par terre :

    ♦ « Mais relève-toi, empoté ! On va perdre à cause de toi ! »

    ♠ « Ça va ? Tu n'as rien de cassé ? »

    Quand tu seras grand(e), tu feras :

    ♠ Un métier intéressant, qui te plaît vraiment

    ♦ Peu importe, tant que tu gagnes de l'argent

    Il y a un nouveau dans la classe :

    ♦ « C'est qui, lui ? D'où il vient ? »

    ♠ « Super, un futur copain ! »

    Si tu as plus de ♠, tu serais Hillary Clinton.

    Si tu as plus de ♦, tu serais Donald Trump.

    Le rôle-clé des bénévoles au Canada

    mer, 30/11/2016 - 16:43

    Au Canada, les mesures de justice réparatrice ont largement dépassé le stade expérimental. Depuis plus de trente ans, le service correctionnel chargé des personnes condamnées à des peines de prison supérieures à deux ans dispose d'une division spécifique. Il reçoit chaque année entre cent cinquante et deux cents demandes de médiation directe entre un délinquant et une victime. Cependant, le dispositif reste essentiellement porté par la société civile. Ce n'est pas un hasard : l'histoire de ce mouvement doit beaucoup à son ancrage communautaire et aux contestations du système judiciaire.

    Dans les années 1970, les peuples autochtones revendiquent leur droit à réhabiliter certaines pratiques de leur justice traditionnelle. Les cercles de sentence et les cercles de guérison plaçant la communauté au cœur de la résolution des conflits sont réactualisés et adoptés. Au même moment, la justice institutionnelle s'attire les critiques les plus vives. Les premières mesures de déjudiciarisation voient le jour pour les adolescents contrevenants. Les programmes restauratifs se développent rapidement, jusqu'à devenir l'essentiel des réponses alternatives proposées aux mineurs délinquants.

    Aujourd'hui, si ces programmes reçoivent l'appui des gouvernements provinciaux et fédéral, la plupart restent mis en œuvre par des organismes communautaires ou confessionnels. Ainsi, les rencontres détenus-victimes (de substitution) semblables à celles organisées en France dépendent entièrement de l'investissement de bénévoles du milieu associatif. Un impératif qui ne constitue pas un frein, car, au Canada, la justice est l'affaire de tous. « Neuf mille bénévoles interviennent auprès des personnes condamnées, pour une population carcérale totale d'environ treize mille détenus, indique Catherine Rossi. La dizaine de sessions organisées chaque année au Québec, par exemple, font partie des nombreuses actions portées par le monde associatif. » Professeure de criminologie à l'université Laval de Québec, elle-même donne chaque semaine près de quinze heures de son temps dans le milieu carcéral et judiciaire.

    Une histoire courte mais agitée

    mer, 30/11/2016 - 16:18

    1947. Le Royaume-Uni préside à la partition de son empire indien sur des bases confessionnelles. Fondé le 14 août, le Pakistan comprend le Pakistan occidental et le Pakistan oriental, séparés par 1 600 kilomètres de territoire indien.

    1949. Création de la Ligue Awami par Mujibur Rahman, qui prône l'indépendance du Pakistan oriental.

    1970. La Ligue Awami remporte les élections législatives. Les dirigeants pakistanais refusent de reconnaître les résultats.

    Mars 1971. Mujibur Rahman est arrêté et le Pakistan occidental lance une violente attaque militaire.

    Décembre 1971. Les indépendantistes, aidés par l'armée indienne, battent les forces du Pakistan occidental. Fondation de la République populaire du Bangladesh.

    1975-1990. Succession de coups d'État militaires.

    Mars 1991. Mme Khaleda Zia mène le Parti nationaliste du Bangladesh (BNP) à la victoire.

    1996. La Ligue Awami gagne les élections et porte au pouvoir Mme Sheikh Hasina.

    2001. Le BNP remporte les élections.

    6 janvier 2006. La Ligue Awami revient au pouvoir.

    22 avril 2013. Élection de M. Abdul Hamid (Ligue Awami), seul candidat, à la présidence de la République.

    24 avril 2013. L'effondrement du Rana Plaza, usine textile près de Dacca, tue plus d'un millier de personnes.

    5 janvier 2014. La Ligue Awami remporte les élections législatives, marquées par une féroce répression.

    Janvier 2016. Deux étudiants sont condamnés à mort pour le meurtre en 2013 du blogueur athée Ahmed Rajib Haider.

    1er juillet 2016. Un attentat revendiqué par l'Organisation de l'État islamique fait vingt-quatre morts à Dacca.

    L'armée, le peuple et la mystique révolutionnaire

    mer, 30/11/2016 - 16:14

    En avril 1995, l'Organisation des États américains (OEA) organisait un colloque sur les missions de sécurité et de paix à Washington. Le principal intervenant était un général américain qui venait de diriger l'opération « Restaurer la démocratie » en Haïti (1), laquelle avait renversé le régime militaire installé après le coup d'État contre le président élu Bertrand Aristide. Tandis que le général vantait la coopération avec les organisation non gouvernementales (ONG) locales, des militaires vénézuéliens ironisaient dans la salle : « Ah, ces Yankees ! Éternels libérateurs des petits pays opprimés. »

    L'anecdote illustre le ressentiment qu'éprouve encore à ce jour l'armée vénézuélienne envers les États-Unis. Comme en Bolivie, en Équateur et au Pérou, elle recrute essentiellement parmi la classe ouvrière ou la frange basse de la classe moyenne. La formation militaire inculque aux soldats un nationalisme fervent qui mêle bien souvent patriotisme et notions de justice sociale.

    Depuis la guerre froide, les armées latino-américaines ont laissé dans les mémoires collectives l'image de juntes militaires persécutant les ennemis de l'État derrière des lunettes noires. Mais un courant militaire nationaliste progressiste moins connu contredit l'idée selon laquelle toutes les armées seraient de droite. Dans les années 1920, le mouvement de la Jeunesse militaire (en espagnol, Juventud militar) fomente des rebellions au Brésil, au Chili et en Équateur, et participe à des révoltes pour réclamer des réformes en Amérique centrale. En 1960 au Guatemala, de jeunes lieutenants progressistes essaient — sans succès — de renverser une dictature militaire avant de mettre en place les premiers groupes de guérilla dans ce pays. Des militaires de rang intermédiaire provoquent la chute de deux dictateurs guatémaltèques, les généraux Lucas García et Ríos Montt. En 1979, dans la république du Salvador, des membres de la Jeunesse militaire tentent un putsch dans un effort désespéré pour empêcher la guerre civile qui éclate malgré tout l'année suivante.

    Les militaires nationalistes de gauche ont parfois eu recours à la force pour mettre en œuvre des nationalisations antioligarchiques et anti-impérialistes, ainsi que des programmes de réforme sociale en faveur des plus défavorisés. Nombre d'entre eux, à l'image de ceux qui sont sous leurs ordres, viennent de milieux modestes. Arrivés au pouvoir par la force ou par les urnes, ils cherchent à renforcer leur légitimité à travers des élections et des organisations de masse. Le colonel Jacobo Arbenz, élu président du Guatemala en 1950, en est le premier exemple, mais un coup d'État piloté par la Central Intelligence Agency (CIA) met prématurément fin à son mandat en 1954. Ses héritiers politiques, les généraux Juan Velasco au Pérou et Omar Torrijos au Panamá mènent tous deux un putsch dans leur pays respectif en 1968. En tant que « réformistes militaires », ils se sentent investis d'une mission patriotique, celle de rompre avec l'élite traditionnelle pour restaurer le contrôle de l'État sur l'économie et introduire des réformes sociales dont l'exécution serait confiée aux forces armées. Dans la même veine, des chefs militaires instaurent des programmes progressistes, quoique moins ambitieux, en Bolivie (1969-1971) et en Équateur (1972). Des militaires retraités fondent une ONG composée d'anciens officiers progressistes, qui sera présidée au milieu des années 1990 par un ancien lieutenant-colonel vénézuélien, un certain Hugo Chávez.

    En 1983 au Venezuela, des officiers appartenant au groupe Comacate (acronyme pour : comandantes, mayores, capitanes y tenientes [commandants, majors, capitaines et lieutenants]), conspirent contre le président civil Luis Herrera, sous la houlette de William Izarra, qui va solliciter l'aide de Fidel Castro. Dès lors, l'ambassade cubaine tisse des relations confidentielles avec les courants militaires de gauche au Venezuela. Chávez, fils de cordonnier devenu lieutenant-colonel, dirige l'un de ces groupes militaires d'opposition. En 1992, ce fervent admirateur de Simón Bolívar, du général et président péruvien Juan Velasco et du Panaméen Omar Torrijos, entreprend un coup d'État qui lui vaut deux ans de prison. Quelques années après sa libération, il fonde un mouvement politique et fait campagne dans les bidonvilles et les villages ruraux, sous l'œil attentif des diplomates cubains, impressionnés par son ascension et l'adhésion massive qu'il suscite. Quand ils entendent les villageois l'accueillir comme le Messie, ils sont convaincus qu'il sera le prochain président du Venezuela (2). Lors de sa première visite à Cuba en 2001, Fidel Castro le reçoit comme s'il était déjà chef de l'État. Commence alors une histoire particulière entre Fidel Castro, le vieux sage, et Hugo Chávez, son jeune successeur révolutionnaire et futur collègue.

    Mais Chávez n'est pas le premier président révolutionnaire du Venezuela. En 1958, après avoir chassé le dictateur Marcos Pérez Jiménez, l'amiral Wolfgang Larrazábal devient président intérimaire. En décembre de la même année, il envoie sept tonnes d'armes à l'armée rebelle de Cuba, une aide militaire décisive qui hâte leur victoire. Mais Chávez s'inscrit également dans la lignée de Torrijos et Velasco, imprégnés de la mystique révolutionnaire militaire qui suppose une unité indivisible entre le peuple et l'armée. Pour illustrer le rôle de l'armée comme avant-garde, l'ancien président du Venezuela emploie la métaphore suivante : « Prenez la formule chimique de l'eau : H2O. Le peuple représente l'oxygène, et les forces armées l'hydrogène. Il n'y a pas d'eau sans hydrogène (3). »

    Au cours de ses quinze années au pouvoir (1999-2013), la trajectoire politique de Chávez révèle un radicalisme croissant. Lors de sa visite en 2001, Fidel Castro lui fait comprendre qu'il ne pourra pas « être le maire de tout le Venezuela » et le convainc que pour réaliser son projet de transformation du pays et de lutte contre la pauvreté, il aura besoin d'un parti politique doté d'une vision à long terme et d'organisations de masse, d'où la nécessité d'une équipe expérimentée. Le nouveau président décide alors de faire confiance à ses loyaux compagnons d'armes et à d'autres hauts responsables militaires.

    Chávez survit à une tentative de coup d'État en 2002 et à une grève générale manquée, organisée par des alliances hétérogènes de militaires et d'hommes politiques de l'opposition. Fidel Castro l'encourage à créer des milices populaires au plus vite pour prévenir les troubles civils ou contrer une éventuelle invasion de mercenaires ou de soldats étrangers. Au cours des années qui suivent, les appareils de sécurité de Cuba et du Venezuela passent un pacte de coopération mutuelle concernant l'espionnage et d'autres opérations réalisées sur les deux territoires.

    Au milieu des années 2000, Hugo Chávez commence à développer son projet en se posant comme le champion du « socialisme du XXIe siècle ». Il lance alors un ensemble de « missions » sociales et économiques au niveau national, menées par des militaires et des civils de confiance. Il en résulte un système de ministres et membres de cabinet directement soumis aux ordres du président, qui finit d'ailleurs par créer son propre parti politique, le Partido socialista unido de Venezuela (PSUV).

    L'armée du Venezuela, rebaptisée Forces armées nationales bolivariennes (Fuerza Armada Nacional Bolivariana, FANB) devient progressivement l'organe exécutif du charismatique président-comandante, qui a rassemblé ses partisans dans un parti politique, des milices, ainsi que des syndicats et des associations. Les officiers et sous-officiers font désormais partie d'une institution chargée de renforcer l'État et de gouverner la patrie. Leur fierté institutionnelle s'appuie ainsi sur l'idéologie nationaliste de gauche qui considère les militaires comme des « gardiens de la nation » œuvrant dans l'intérêt du peuple, en particulier les plus démunis.

    La nomination de militaires à des postes de responsabilité dans le cadre des nouvelles missions sociales, de l'administration publique et de l'économie nationalisée a renforcé leur loyauté envers ce président patriote qui se veut l'héritier de Bolívar. L'augmentation des soldes militaires et l'élargissement du recrutement dans l'armée et les milices y ont probablement contribué. En 1999, la nouvelle Constitution donne le droit de vote aux militaires. Entre 2008 et 2015, le budget des forces armées passe de 1,06 % à 4,61 % du PIB. Entre 2010 et 2014, les effectifs militaires passent de 117 400 à 197 744 personnes (soit une proportion de 40 à 63 pour 10 000 citoyens). En 2015, le pays compte 365 046 miliciens, répartis dans cent « zones de défense intégrales » (4). L'étroite collaboration entre La Havane et Caracas dans les domaines des services secrets et de la sécurité d'État se resserre davantage.

    Sous Chávez, la FANB constitue déjà un puissant instrument, qui sert au président à la fois de bras droit militaire (pour la défense et la sécurité intérieure) et de bras gauche politique (chargé des ministères, des « missions » et de la gestion économique). Auparavant, les ministres de la défense vénézuéliens pouvaient être des civils ou des hauts gradés de l'armée, mais Chávez a nommé douze loyaux militaires au ministère de la défense, après les avoir promus chefs de l'état-major. Sous sa présidence, l'armée a aussi pénétré dans un univers administratif qui restait jusque-là essentiellement civil.

    Depuis quelques années, on observe une généralisation de ce phénomène : contrairement à Cuba, au Venezuela les ministères civils et les postes à responsabilité passent de plus en plus aux mains des militaires, qu'ils soient en service ou retraités (5). En 2015, ils détiennent la vice-présidence, les ministères de l'intérieur, de la sécurité publique, de l'économie et des finances, des travaux publics, de la santé, de l'alimentation, des transports, de l'énergie électrique, de la « participation populaire », sans oublier l'influent ministère du bureau de la présidence et du suivi du gouvernement. En outre, tous les « vice-ministres » de ces grands ministères font partie de l'armée de terre, de l'air ou de la marine.

    Pour illustrer la militarisation actuelle du gouvernement et de l'administration publique, voici quelques chiffres : en 2015, les personnes issues de l'armée représentent 88 % des ministres, 38 % des gouverneurs, 70 % des maires et 85 % des ambassadeurs (souvent d'anciens ministres). De même, les militaires sont responsables de secteurs importants et d'instruments publics stratégiques comme la collecte des impôts, le budget, les marchés publics et les appels d'offre, achats et acquisitions du secteur public, la direction des banques publiques et la surveillance des banques privées.

    Le président vénézuélien Nicolas Maduro a généralisé ce système en ne s'entourant que de militaires purs et durs. Le général Vladimir Padrino López, nommé chef de l'état-major en 2013, devient ministre de la défense l'année suivante. Face au tumulte politique et au désastre économique, M. Maduro décrète l'« état d'urgence économique » en juillet 2016, créant une « super-mission pour l'approvisionnement souverain », encadrée par le ministre de la défense. Actuellement, le général Padrino gère non seulement la défense nationale et l'économie du pays, mais aussi tous les autres programmes sociaux, jouant ainsi un rôle de premier ministre. Ainsi, l'état-major est étroitement lié au parti socialiste et au président, à tel point que l'avenir de ce dernier dépend avant tout de la loyauté des militaires.

    Certes, pour l'instant l'armée soutient le président et s'occupe en grande partie de gouverner un pays parcouru de divisions et de gérer une économie exsangue, mais pour combien de temps encore ? Les institutions militaires tendent à survivre aux partis et aux carrières politiques. Si la crise venait à s'enliser et la contestation à s'intensifier, alors les forces armées, au lieu de défendre l'État, pourraient-bien éprouver le besoin de s'attribuer le rôle d'arbitre national.

    (1) Intervention menée à Haïti en 1994 par des soldats américains mandatés par le Conseil de sécurité de l'ONU.

    (2) Entretien avec Carlos Antelo Pérez (24 et 27 octobre 2011), conseiller à l'ambassade cubaine à Caracas.

    (3) Cf. Bilbao, Luis. Chávez y la Revolución Bolivariana. Conversaciones con Luis Bilbao, Santiago du Chili : Capital Intelectual S.A. et LOM, 2002.

    (4) Cf. RESDAL, Atlas comparativo de la defensa en América Latina y Caribe, Buenos Aires : Red de Defensa y Seguridad de América Latina, 2016. Cf. aussi Francine Jácome, Fuerza Armada, estado y sociedad civil en Venezuela, Caracas : Instituto Latinoamericano de Investigaciones Sociales (ILDIS). Les analystes fournissent des informations très différentes sur le nombre de miliciens, leur entraînement et leur armement.

    (5) Cf. Carlos Tablante, Elgran saqueo. Caracas : Editorial Cinglar, 2016.

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