Vous êtes ici

Le Monde Diplomatique

S'abonner à flux Le Monde Diplomatique
Mensuel critique d'informations et d'analyses
Mis à jour : il y a 4 jours 3 heures

« Le sujet ! le sujet ! le sujet ! »

dim, 06/11/2016 - 22:56
Caroline Duclos, Danielle Gutman Hopenblum, Raphaël Renaud. – « Des défis à relever », 2015 www.raphaelrenaud.com

Une nécessité absolue de l'œuvre littéraire ou cinématographique s'est perdue. Chaque année, des centaines de livres, de films, de téléfilms sont écrits, produits et réalisés ; mais à quel besoin impérieux cette profusion répond-elle ? Une nécessité profondément politique, au sens de « qui concerne la cité » ? Une nécessité intime, où la vie même des auteurs serait en jeu ? Une nécessité intellectuelle de porter le fer dans la plaie ? Non. Désormais, une seule et unique nécessité domine la création : la nécessité financière. La presse publie régulièrement le classement des meilleures ventes, des meilleures entrées, comme un palmarès où l'excellence se mesure sur l'échelle du profit.

L'autorité du succès prime sur l'autorité du talent.

Le chiffre efface le mot et l'image.

Pour les investisseurs publics ou privés, il est donc impératif de mettre en lumière des sujets dits consensuels. De ceux qui, pour répondre aux exigences de la rentabilité, balaient la brûlante nécessité qui devrait animer les auteurs. Pour cela, le romancier ou le cinéaste est désormais sommé de répondre avant tout à l'unique question : « Quel est le sujet ? » Ce n'est pas « Le poumon ! le poumon ! le poumon ! » comme dans Molière (1), mais « Le sujet ! le sujet ! le sujet ! ».

Dans cette exaltation mortifère, le rôle des commentateurs n'est pas négligeable. Insidieusement, la télévision en tant que vecteur d'idées a gangrené la critique littéraire et cinématographique. Petit à petit, les critiques ont renoncé à déterminer la chose réelle — à lire les romans pour ce qu'ils sont, à voir les films tels qu'ils sont réalisés — et se sont vendus au sujet, oubliant la littérature et le cinéma. Un roman, un film valent aujourd'hui non pour eux-mêmes, mais pour le sujet que les commentateurs détectent à travers eux. D'un roman on dira qu'il « met en scène la question de la fidélité et de l'identité, le drame du cancer et les tourments de la stérilité » (à propos de Laurent Seksik, L'Exercice de la médecine) ; d'un autre, qu'on y voit « l'émancipation d'une ex-femme harcelée par son mari manipulateur et violent » (Eric Reinhardt, L'Amour et les Forêts) ; ou encore, d'un autre : « Ici tout est vrai. La création et l'amitié sont les deux grands thèmes de Michael Köhlmeier » (Deux messieurs sur la plage), etc.

Fidélité, identité, cancer, stérilité, émancipation, vérité, création, amitié… On pourrait en tirer un catalogue de cent et mille belles dissertations offertes à la presse papier, radiophonique et télévisuelle ! Dès lors, tout ce qui se publie est construit sur le même modèle : une paraphrase du dossier de presse, de la quatrième de couverture ou du prière d'insérer, suivie d'une batterie d'opinions, non pas sur l'œuvre en tant que telle, mais sur son sujet, apprécié ou dénigré à l'instar de l'auteur, qui, en tant que personne, non en tant qu'écrivain ou cinéaste, est loué, moqué ou vilipendé.

Le sujet a pour avantage fondamental de dispenser de lire le roman, de voir le film, c'est-à-dire d'en mesurer les enjeux narratifs, stylistiques, grammaticaux, son invention lexicale, visuelle, sonore, etc. L'ouvrage réduit à l'anecdote est ramené à elle comme un fugitif entre deux gendarmes. A ce jeu, il est facile d'ironiser en demandant, par exemple, quel est « le sujet » d'Ulysse de James Joyce ou d'A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, voire des Frères Karamazov de Fiodor Dostoïevski…

Dans le registre de l'anecdotique, la mention « d'après une histoire vraie », qui suscite l'adhésion des commentateurs comme des bailleurs de fonds, devient un label de qualité — au passage, on se demande ce que serait une « histoire fausse » : un roman ?

Au cinéma, c'est devenu presque une référence obligée, que ce soit (après des milliers d'autres) Le Loup de Wall Street (Martin Scorsese), La Liste de Schindler (Steven Spielberg), Mesrine (Jean-François Richet), Survivre avec les loups (Véra Belmont) ou Intouchables (Olivier Nakache et Eric Toledano). Aujourd'hui, quasiment quatre films sur cinq, américains comme européens, sont estampillés « d'après une histoire vraie ». Même, en 1973 déjà — ô paradoxe ! —, F for Fake ! (« F comme faux », devenu Vérités et mensonges pour le titre français à l'époque) d'Orson Welles… Welles qui, pas dupe, ironisait : « Ce film traite de tricherie, de fraude, de mensonges… Racontée chez soi, dans la rue ou au cinéma, toute histoire est presque sûrement un mensonge. Mais pas celle-ci ! Tout ce que vous verrez dans l'heure qui suit est absolument vrai. » A cette promotion de l'« histoire vraie » contre la fiction, du « sujet consensuel » contre le roman, comment ne pas opposer la sublime réplique de Pilate dans l'Evangile selon Jean, « Qu'est-ce que la vérité ? » (Jn 18, 38) ? Le sujet et sa prétention au vrai ne sont que des leurres, des attrape-nigauds, des produits d'appel pour le tiroir-caisse.

Dans la littérature, les sujets qui concernent les aventures amoureuses ou, plus crûment, les relations sexuelles sont bien entendu les pièces de choix. Ainsi, chaque année fleurissent des « angoteries » (à la manière de Christine Angot), des romans racontant comment l'auteur (« d'après une histoire vraie ») a été violé par son père, a couché avec sa mère, vit en ménage avec sa sœur, a sodomisé son frère (ou sa sœur, sa mère, son père, son chien, etc.). A partir de ces données de base se greffent toutes les variations possibles sur les protagonistes : catholique fervente devenue musulmane intégriste, monstre aux difformités physiques répugnantes, anorexique spécialiste de Heidegger ou ancien des Einsatzgruppen (unités d'extermination de l'Allemagne nazie), boulimique graphomane adepte du kung-fu, etc. Ce serait comique si ces niaiseries et leurs hérauts n'occupaient tout le territoire des lettres et ne repoussaient les romans affrontant la montagne littérature dans des bantoustans solidement protégés par des barbelés afin que nul n'en sorte.

Sur le plan cinématographique, le crime (« d'après une histoire vraie ») paie toujours, que ce soit Les Affranchis (Scorsese), Un après-midi de chien (Sidney Lumet), Zodiac (David Fincher), Bonnie and Clyde (Arthur Penn), L'Adversaire (Nicole Garcia), etc. Il y en a des centaines ! Si violentes, si cruelles que soient les images, elles sont rassurantes dans la mesure où le média lui-même porte un principe de réconfort, de certitude. Face à l'écran, on se prend à penser aux phrases de Lucrèce expliquant, dans De la nature des choses, combien « il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d'assister du rivage à la détresse d'autrui ; non qu'on trouve si grand plaisir à regarder souffrir ; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent ». Alors que, dans la vie réelle, la violence et la cruauté nous saisissent toujours par surprise et nous frappent d'incompréhension, au cinéma, à la fin de la projection, quoi qu'il arrive, la lumière se fait et on sait. C'est pour cela que le sujet se vend si bien au cinéma comme en littérature : parce qu'il est émollient, antalgique ; parce que sa parfaite innocuité est prodigieusement rentable.

« Rentable », voilà le maître mot. A cela plusieurs raisons. La crise, touchant aussi bien les capitaux privés que les finances publiques, pousse les investisseurs à se replier sur des valeurs sûres ou réputées telles. Après la « ménagère de moins de 50 ans » chère aux chaînes de télévision, le « père de famille » et sa gestion prudente occupent la scène artistique ; notamment dans le cinéma, où la notion d'acteur bankable (rentable) gouverne désormais la faisabilité des films, même si les résultats prouvent qu'aujourd'hui aucun acteur, aucune actrice ne remplit les salles sur son nom comme jadis Jean Gabin, Fernandel, Louis de Funès ou Brigitte Bardot…

La deuxième raison tient à la grande peur qui traverse notre société : celle du chômage. Il est significatif que les ronds-points, dont l'injonction première est « Vous n'avez pas la priorité », aient commencé à proliférer en France en même temps que le chômage entamait une courbe exponentielle. Cette peur de l'exclusion, de la solitude influe profondément sur les habitudes des spectateurs comme des lecteurs. Tous, désormais, veulent voir le même film — sans jugement de valeur, au hasard : Bienvenue chez les Ch'tis, Les Bronzés 3, Avatar, Titanic, James Bond, etc.), la même pièce (de feu Jean Poiret, toujours à l'affiche, à Yasmina Reza), acheter — sinon lire ! — le même livre (Guillaume Musso, Marc Levy, Michel Houellebecq, Harry Potter et quelques autres), faire la queue à la même exposition (à Beaubourg, à Orsay, au Grand Palais… rien que de l'officiel !), non par amour du cinéma, du théâtre, de la littérature ou de la peinture, mais pour avoir le sentiment consolateur d'appartenir toujours à la communauté nationale ; de ne pas être exclu, à la marge ; d'avoir un « sujet » à partager avec ses collègues, ses amis, ses semblables. Dès lors, la curiosité devient dangereuse, le style menaçant et toute singularité, le symbole même de la solitude redoutée. A l'inverse, le conservatisme, l'académisme rassurent même s'ils claquemurent les esprits et assèchent les cœurs.

Roland Barthes distinguait les « écrivants » et les « écrivains ». Les premiers se contentent d'écrire « quelque chose » sur « quelque chose », alors que les seconds considèrent « la littérature comme fin ». Les premiers sont les obligés du sujet ; les seconds s'affranchissent de sa tyrannie. Aujourd'hui, l'immense majorité des romans sont l'œuvre d'écrivants, condamnés à vendre des « sujets », et les écrivains sont plus rares. Comme le deviennent les cinéastes qui s'arrachent au sujet vendeur, à sa médiocrité, à son académisme, et montrent à l'écran des images « comme des suppliciés que l'on brûle et qui font des signes sur leurs bûchers (2) ».

(1) Le Malade imaginaire (1673).

(2) Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Gallimard, Paris, 1938.

Lire aussi le courrier des lecteurs dans notre édition de février 2016.

Panaït Istrati, roi des vagabonds

dim, 06/11/2016 - 22:55

Il fait partie de ces écrivains rares et précieux qui ont chanté les marginaux et choisi le camp des pauvres. Panaït Istrati, autodidacte né en Roumanie, fit ainsi passer un grand souffle lyrique sur la littérature française. Inclassable et intrépide, il ne renonça jamais à croire que la révolution devait être faite sous le signe de l'enfance.

C'est une étrange affaire, pour un écrivain, de ne s'être jamais attaché durablement à aucun parti, de s'être efforcé de n'être l'homme d'aucune coterie. L'artiste capable de se soustraire à « l'ordre dégradant de la horde », pour reprendre l'expression de Pier Paolo Pasolini dans ses Ecrits corsaires, risque de voir sa solitude effrontée coûter cher à son œuvre, en particulier après sa mort. Pendant des années parfois, aucun éditeur ne s'en sentira le responsable, aucun universitaire le gardien, aucune patrie la légataire universelle (1).

Ce fut le destin posthume de Panaït Istrati, le romancier de Kyra Kyralina (1923), Oncle Anghel (1924) et Les Chardons du Baragan (1928). Né en Roumanie, près du delta du Danube, le 10 août 1884, cet Européen vagabond, fils d'une blanchisseuse roumaine et d'un contrebandier grec, a composé l'essentiel de son œuvre en français. Mais comme il a regagné son pays natal pour y mourir, le 16 avril 1935, après s'être beaucoup promené autour de la Méditerranée — Grèce, Turquie, Liban, Egypte —, on ne songe pas à lui attribuer la place éminente qu'il mérite dans l'histoire de la littérature de langue française du XXe siècle. Ses cadets Eugène Ionesco et Emil Cioran ont été plus avisés de finir tranquillement leurs jours à Paris. Aujourd'hui, ils sont l'un et l'autre publiés dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». La postérité est cruelle avec les littérateurs à l'état civil incertain, surtout si on n'a pu les obliger à être à jour de cotisations ici ou là.

Les errants, les asociaux, les bohémiens et les apatrides contrarient l'esprit de clocher qui prévaut dans la république des lettres. En particulier lorsqu'ils aiment mettre en scène des marginaux et qu'ils prennent un malin plaisir à défier les conventions sociales. « On est fort malheureux quand on a raison et qu'on reste seul », observe Elie le Sage dans Présentation des haïdoucs, publié à Paris (éditions Rieder) en 1925 (2). Un livre inspiré par l'histoire roumaine et salué par la critique parisienne comme l'installation d'une nouvelle étoile au firmament des lettres, deux ans après Kyra Kyralina, roman d'apprentissage pittoresque qui avait émerveillé Romain Rolland : « Cette force, cette passion, ce démon de vie, ce n'est plus de notre temps en Occident. Cela me fait penser au XVIe siècle et aux grands tigres du théâtre élisabéthain (3). »

Quels qu'aient été leur tradition et leur préjugé, les premiers lecteurs d'Istrati furent généreux avec cet écrivain autodidacte et extravagant qui semblait surgi de nulle part, sinon du jeune royaume roumain né en 1878. Une monarchie parlementaire fragile, ultérieurement assaillie par le fascisme, qui avait refusé de faire jouer l'alliance secrète signée avec les empires centraux au moment du déclenchement de la première guerre mondiale et proclamé sa neutralité avant de se joindre aux Alliés en 1916. Venu de ce pays francophile dont les citoyens suscitaient spontanément la sympathie à Paris, Istrati n'avait pas encore été identifié comme un écrivain politique aux fidélités rugueuses.

Durant les années de formation (1896-1922), au cours desquelles il avait été tour à tour peintre en bâtiment, débardeur dans les gares et les ports, manutentionnaire aux chantiers navals, installateur de poteaux télégraphiques et photographe ambulant, ses expériences ouvrières lui avaient permis de mesurer la puissance du « talon de fer » et de partager l'attente révolutionnaire du « peuple d'en bas », pour citer Jack London. « J'en reviendrai toujours à l'homme qui fait le pain et n'en mange pas », jurait-il. Tout à ses projets littéraires, jouissant de ce que sa biographe Monique Jutrin nomme ses « années de gloire (4) », l'Istrati des années 1925-1927 n'avait pas oublié sa révolte contre l'injustice, lorsqu'il était secrétaire des ouvriers de Braïla, le port des bords du Danube où il avait vu le jour quelque quarante ans auparavant. Mais il en proposait une version métaphorique, notamment inspirée par la tradition orale de son pays natal.

On a du mal à imaginer l'apparition d'une telle comète dans le paysage littéraire. 1925, c'est l'année de la publication de L'Or par Blaise Cendrars, de Raboliot par Maurice Genevoix et de Paulina 1880 par Pierre Jean Jouve. Même si la critique et le public n'étaient pas blasés par l'incroyable fécondité créatrice de ces « années roman », Présentation des haïdoucs, livre sombre et tout hérissé de piques, tranchait avec la « ligne claire » qui prévalait alors dans la littérature française. Cette suite de récits est composée en hommage aux bandits d'honneur roumains du temps des occupations turque et grecque, du XIVe siècle au milieu du XIXesiècle : « Qu'est-ce que ça veut dire, haïdouc ? — Tu ne sais pas ? Eh bien ! C'est l'homme qui ne supporte ni l'oppression ni les domestiques, il vit dans la forêt, tue les gospodars [nobles] cruels et protège les pauvres. » L'œuvre est une belle initiation à l'univers d'Istrati, marqué par l'attachement à la mémoire populaire, une langue rustique et imagée à la fois, une inclination pour les personnages issus des « bas-fonds (5) ».

Cette inspiration folklorique est caractéristique d'une littérature roumaine soucieuse de se démarquer des modèles russe, allemand et français depuis le XIXe siècle. Ce qui est étonnant, chez cet imaginatif écartelé entre l'Orient et l'Occident, c'est le choix de la langue d'Honoré de Balzac et d'Emile Zola, des maîtres qu'il avait lus en roumain entre 14 et 17 ans dans des traductions populaires. Ce passage d'une langue à l'autre lui coûta beaucoup d'efforts. Mais la « puissance créatrice » d'Istrati était suffisamment prodigieuse pour que Rolland et tous ceux qui accompagnaient ses débuts l'aient encouragé jusqu'à la révélation de 1923.

Lancé dans la carrière à Paris, fêté jusqu'à Bucarest, Istrati fut invité à Moscou en octobre 1927 pour les célébrations du dixième anniversaire de la révolution. Sans être membre du Parti, il faisait figure de communiste convaincu. Rapportées par L'Humanité, ses premières impressions furent enthousiastes. « J'ai sacrifié onze ans à l'Occident. Je n'ai trouvé nulle part des hommes qui espèrent et qui aiment. Ici, c'est la foi, la confiance, l'élan jeune de tout un peuple (6). » Ces transports furent brefs. Quelques semaines après l'exclusion de Léon Trotski du comité central, la situation était très tendue en URSS. Istrati, qui voyageait en compagnie du romancier grec Níkos Kazantzákis, l'auteur d'Alexis Zorba, comprit peu à peu qu'au pays des soviets, la critique du Parti était interdite et l'opposition pourchassée (7). Victor Serge, qui semble avoir joué un rôle important dans cette prise de conscience, a rapporté la réponse que fit Istrati à un membre du Parti qui lui expliquait, pour justifier les injustices commises, qu'on ne « faisait pas d'omelette sans casser des œufs » : « Bon, je vois les œufs cassés. Où est votre omelette (8)  ? »

C'est une épreuve d'avoir raison tout seul. « Vaincus sont les hommes qui se trouvent au déclin de leur vie en désaccord sentimental avec les meilleurs de leurs semblables. Je suis un de ces vaincus », écrivit-il dans Après seize mois dans l'URSS, le témoignage brûlant qu'il publia à son retour à Paris en 1929. Istrati n'était pas absolument seul, puisque Victor Serge et Boris Souvarine avaient participé anonymement à la rédaction de Vers l'autre flamme, le volume dans lequel fut imprimé Après seize mois dans l'URSS. On comprend cependant son accablement. Pour aggraver leur cas, ses amis et lui avaient raison trop tôt. Ils dénonçaient le « présent d'une illusion », quand le confort recommande de n'en dénoncer que le passé.

Unique signataire de Vers l'autre flamme, Istrati fut le seul à essuyer les attaques de la presse communiste, qui le traita de « fasciste », tandis que la critique bourgeoise allait dès lors se montrer indifférente au travail romanesque de ce « cosmopolite ». Une longue errance commença alors pour Istrati, qui se coupa de très nombreux amis — même Rolland semble avoir pris ses distances. Il ne croyait à la révolution que faite sous le signe de l'enfance, mais il était resté fidèle à son intention d'origine, redite avec force dans un article fameux, publié dans Les Nouvelles littéraires en avril 1933 : « Parler cruellement, sans pitié, dans ce siècle où le mensonge social règne dans toutes les classes et s'empare journellement de beaux cerveaux (9)  ! » Ses derniers mois et les œuvres qu'il composa alors furent très sombres. Souvent amer, mais resté fidèle aux grands rêves de sa jeunesse, il continua à porter sur le monde un regard marqué par sa lucidité inquiète et par un attachement entêté aux hommes capables de dire la vérité.

Loin du monde, près de la vie, il avait atteint l'élévation désenchantée d'un moraliste classique sans perdre la fièvre d'un révolté de grand style. « Nous chasserons les pharisiens de l'Eglise chrétienne et les fous de la maison communiste. Nous accepterons la vie dure et le martyre », écrivit-il en 1933 à François Mauriac, depuis le sanatorium Filaret de Bucarest où il était soigné pour tuberculose. Istrati espérait qu'on se souviendrait un jour de son œuvre et de sa vie. « Là, on verra comment il a été possible à un homme de n'adhérer à rien. » Ce même homme qui affirmait : « Je suis pauvre et j'espère mourir pauvre, parce que je marche dans ma vie d'aujourd'hui accompagné de l'immense famille des gueux rencontrés sur mes routes (10). »

(1) L'Association des amis de Panaït Istrati a maintenu sa présence, et un festival a été organisé à Paris par la librairie Quilombo et le Centre international de culture populaire du 15 au 17 mai 2015.

(2) Panaït Istrati, Présentation des haïdoucs, préface de Sidonie Mézaize, postface de Carmen Oszi, L'Echappée, Paris, 2014.

(3) Cité dans Panaït Istrati, Œuvres I, édition établie et présentée par Linda Lê, Libretto, Paris, 2015.

(4) Monique Jutrin, Panaït Istrati. Un chardon déraciné, L'Echappée, 2014 (1re éd. : 1970).

(5) Dans sa préface à Kyra Kyralina, Rolland parle d'Istrati comme d'un « nouveau Gorki des pays balkaniques ». Cf. Œuvres I, op. cit.

(6) Monique Jutrin, Panaït Istrati. Un chardon déraciné, op. cit.

(7) Lire Jean-Arnault Dérens, « Minuit dans le siècle », Le Monde diplomatique, mai 2013.

(8) Victor Serge, Mémoires d'un révolutionnaire, Lux, Montréal, 2010.

(9) Panaït Istrati, Œuvres III, édition établie et présentée par Linda Lê, Libretto, Paris, 2015.

(10) Cf. Panaït Istrati, un écrivain vagabond, film documentaire d'Hélène Lioult, Airelles Vidéo, Aix-en-Provence, 1998.

Les Balkans, nouvelle ligne de front entre la Russie et l'Occident

dim, 06/11/2016 - 22:55

Après l'Ukraine, les Balkans deviendront-ils le théâtre d'un nouvel affrontement Est-Ouest ? La Russie réinvestit dans la région, pour des raisons autant commerciales que géopolitiques. Mais, même en entretenant l'influence qu'il y exerce traditionnellement, Moscou ne peut guère fonder d'espoir sur une région qui se tourne toujours davantage vers l'Union européenne.

Serbie, Kosovo, Monténégro et Macédoine se trouvent-ils sur une « ligne de feu » séparant la Russie et l'Occident ? C'est ce qu'affirmait le secrétaire d'Etat américain John Kerry le 24 février dernier devant le comité des affaires étrangères du Sénat. Mais la Russie a été la première à dresser un parallèle entre l'Ukraine et les Balkans. Les arguments mobilisés par Moscou en mars 2014 à propos de son annexion de la Crimée résonnaient comme un écho ironique à ceux avancés en 1999 par l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) pour justifier sa campagne de bombardements aériens contre la Yougoslavie résiduelle de l'époque : dans les deux cas, il se serait agi de prévenir une catastrophe humanitaire.

Lors de la conférence internationale sur la sécurité de Munich, le 7 février 2015, le ministre des affaires étrangères russe Sergueï Lavrov a repris ce parallèle, soulignant qu'il n'y avait « pas eu de référendum d'autodétermination au Kosovo », alors qu'il y en avait eu un en Crimée. Ainsi, la sécession de la Crimée, puis son rattachement à la Fédération de Russie, seraient plus conformes au droit international que l'indépendance proclamée par le Kosovo (1).

Dans ce contexte, le Centre humanitaire russo-serbe pour les situations d'urgence de Nis, ville du sud de la Serbie, n'en finit pas d'alimenter les soupçons et les polémiques. Inauguré en 2012 par le vice-ministre des situations d'urgence russe, M. Vladimir Poutchkov (2), il est installé depuis 2014 dans une ancienne usine de matériel informatique, à quelques centaines de mètres des pistes de l'aéroport local. Une dizaine de camions de pompiers et autant de véhicules tout-terrain sont garés dans la cour. Les entrepôts, rangés comme à la parade, regorgent de générateurs électriques, de piles de couvertures et de tentes, de cartons de matériel médical. Plus loin, une salle de communication ultramoderne permet de suivre les opérations sur le terrain en liaison directe avec Belgrade et Moscou.

Tout est ouvert aux journalistes : le centre, où travailleraient une quarantaine de permanents, prétend à une totale transparence. « Nous sommes un projet pilote. C'est le premier centre de ce genre hors des frontières de la Fédération de Russie », déclare son directeur, M. Viktor Safyanov. Il explique avoir été responsable de la sécurité civile de Saint-Pétersbourg et avoir dirigé « une mission internationale en Afghanistan, en 2002 », tout en se reconnaissant également « une expérience militaire ». Le centre a prouvé son utilité en mai 2014 : les secouristes russes sont arrivés les premiers lors des inondations catastrophiques qui ont ravagé la Bosnie-Herzégovine et la Serbie.

Les doutes subsistent pourtant. Ne serait-ce pas une façade pour une cellule de renseignement et d'espionnage ? Certains vont jusqu'à parler d'un « camp Bondsteel russe », en référence à la base américaine établie au Kosovo, qui compta jusqu'à sept mille hommes. Impossible de savoir si la (réelle) fonction humanitaire ne cache pas d'autres activités. Mais une chose est certaine : le centre, placé sous la cotutelle du ministère des situations d'urgence de la Fédération de Russie et du ministère de l'intérieur de Serbie, manifeste l'importance stratégique que la Russie accorde aux Balkans. « Ce complexe est né d'une volonté politique russe. C'est le Kremlin qui a proposé son ouverture, assure l'ancien président serbe Boris Tadic, signataire de l'accord portant création du centre en 2008. Mais il a toujours été parfaitement clair qu'il n'abriterait pas d'activités militaires. »

Durant ses deux mandats successifs (2004-2012), M. Tadic a orienté la Serbie sur la voie de l'intégration européenne, tout en resserrant les liens avec la Russie. « Je voulais normaliser nos relations aussi bien avec Moscou qu'avec les Etats-Unis ou la Chine, et cela, sans remettre en cause notre orientation fondamentale vers l'Union européenne », nous explique-t-il. C'est sous sa présidence que la Serbie a obtenu, le 1er mars 2012, le statut de candidate officielle à l'intégration européenne. Durant la même période, la Russie recevait les clés du marché énergétique serbe. Le 24 décembre 2008, le président Tadic paraphait à Moscou la vente de 51 % du capital d'Industrie pétrolière de Serbie (Naftna Industrija Srbije, NIS), entreprise publique en situation de monopole, au géant Gazprom (3). Le montant de la vente, 400 millions d'euros, apparaît trois à cinq fois inférieur aux estimations des analystes (4). Cet accord garantit aux Russes une position dominante aussi bien sur l'acheminement des hydrocarbures dans le pays que sur la distribution intérieure.

Virage proeuropéen en Serbie

Candidat du Parti progressiste serbe (SNS), une formation issue de l'extrême droite nationaliste, traditionnellement très russophile, M. Tomislav Nikolic est sorti vainqueur de l'élection présidentielle du 6 mai 2012 face à M.Tadic. Puis le SNS a remporté à la majorité absolue les élections législatives anticipées de mars 2014. En 2008, il a engagé un surprenant aggiornamento proeuropéen. Dès lors, même si Belgrade et Moscou conservent des relations étroites, le nouvel homme fort du pays, le premier ministre Aleksandar Vucic, revendique une ligne politique de plus en plus pro-occidentale. Qu'elle relève de la conviction ou de l'opportunisme, cette posture pourrait même, à terme, remettre en cause le sacro-saint principe de la neutralité militaire de la Serbie.

Sollicité par ses partenaires européens, le gouvernement serbe a toutefois refusé d'appliquer les sanctions contre la Russie, au nom de ses intérêts économiques et des relations traditionnelles d'amitié entre les deux pays. Pour la très proaméricaine Jelena Milic, directrice du Centre des études euroatlantiques de Belgrade (CEAS), « avec la poursuite de l'intégration européenne, la marge de manœuvre de la Serbie va se réduire. Le pays devra aligner sa politique étrangère sur celle de l'Union ». On n'en est pas encore là, et Belgrade croit toujours pouvoir conserver une ligne d'équilibre dans un monde polarisé par la crise ukrainienne.

La Slovénie et la Croatie voisines n'ont pas non plus coupé tous les ponts avec Moscou : des hommes d'affaires russes et slovènes se sont retrouvés à Ljubljana fin 2014. En février 2015, un forum économique russo-croate a aussi suscité de vives polémiques, en raison de l'embargo international. Membres de l'Union européenne, les deux pays appliquent les sanctions contre la Russie, mais sans enthousiasme. La compagnie Pétrole et gaz hongrois (Magyar Olaj-és Gázipari, MOL) devait ainsi revendre au géant russe Rosneft ses parts de la société croate INA Industrija Nafte, mais la transaction a été bloquée sur ordre de Bruxelles début 2014, ce qui a aggravé la crise de l'industrie pétrolière en Croatie. C'est dans le domaine de l'énergie que se concentrent l'essentiel des intérêts économiques russes dans la région, les autres échanges demeurant fort limités. L'Union européenne reste ainsi, bien avant la Russie, le premier partenaire économique de tous les pays de la région.

La visite de M. Vladimir Poutine à Belgrade, le 16 octobre 2014, devait fournir l'occasion de célébrer l'amitié entre la Serbie et la Russie. Pour faire du président russe l'invité d'honneur de la plus grande parade militaire jamais organisée depuis la mort du maréchal Tito, on avait même décidé d'avancer de quelques jours la date officielle des célébrations du 70e anniversaire de la libération de Belgrade, le 20 octobre 1944. Las, la journée s'est mal passée, la Serbie refusant d'accéder à la requête russe d'accorder un statut diplomatique à tous les personnels du Centre humanitaire de Nis. En réponse, le président russe a écarté la demande de M.Vucic d'une remise de 200 millions d'euros sur une facture gazière. Six semaines plus tard, le 1er décembre, la Russie annonçait l'abandon du projet de gazoduc South Stream, qui devait permettre d'approvisionner l'Europe en gaz russe en contournant l'Ukraine (5).

Cette décision s'explique avant tout par le refus de la Bulgarie, sous la pression de l'Union européenne, d'autoriser le passage du gazoduc sur son territoire après les législatives du 5 octobre 2014, qui ont vu le retour au pouvoir du champion de la droite, M. Boïko Borissov. En Bulgarie, le clivage gauche-droite reste fondamentalement lié aux enjeux énergétiques et aux relations avec la Russie et les Etats-Unis. Peu après sa victoire, M.Borissov s'est empressé d'accueillir en grande pompe le secrétaire d'Etat américain John Kerry, annonçant à cette occasion l'engagement de son pays en faveur du grand garché transatlantique (GMT) ainsi que la reprise de la prospection de gaz de schiste (même si la loi bulgare interdit encore la technique de fracturation hydraulique). M. Kerry a promis que les Etats-Unis aideraient la Bulgarie à « accéder à l'indépendance énergétique » — en clair, à ne plus dépendre de la Russie.

Pour les pays qui devaient se trouver sur le tracé du South Stream — Bulgarie, Serbie et Hongrie, des ramifications étant prévues vers la Macédoine, la Bosnie-Herzégovine et la Slovénie —, l'abandon est une bien mauvaise nouvelle, même si le projet de gazoduc vers la frontière gréco-turque (Turkish Stream) devrait en bonne part s'y substituer. M. Milorad Dodik, président de la Republika Srpska, l'entité serbe de Bosnie-Herzégovine, estime le préjudice de l'annulation du chantier à 1 milliard d'euros (6). Les principaux investissements russes dans l'entité concernent également le secteur énergétique. En 2007, le gouvernement a ainsi cédé 65 % des parts du groupe Naftna Industrija RS (NIRS) à la compagnie Njeftegazinkor, lui permettant de prendre le contrôle de deux raffineries et d'une chaîne de stations-service. En réalité, la « privatisation la plus réussie du pays », selon les mots de son promoteur, M. Dodik, a vite tourné à la catastrophe. Les pertes des raffineries se sont accumulées, les Russes n'ayant jamais investi les sommes promises pour leur modernisation. Njeftegazinkor appartient à 40 % à la compagnie publique russe Zarubezhneft et à 60 % à trois inconnus. En Republika Srpska, beaucoup affirment que son véritable propriétaire n'est autre que l'homme fort de l'entité (7).

« L'argument russe reste essentiel pour M. Dodik », explique Mme Tanja Topic, responsable du bureau de la Fondation Friedrich-Ebert à Banja Luka. Avant chaque élection, il annonce des projets et des crédits russes. Il a besoin de montrer à l'opinion publique serbe de Bosnie qu'il demeure l'allié de Moscou. Même si ces crédits ne viennent jamais, cela compte dans le rapport de forces qu'il construit aussi bien avec les autorités de Sarajevo qu'avec Bruxelles et Belgrade. » Dans une Bosnie-Herzégovine toujours divisée, Banja Luka évoque depuis des années l'hypothèse d'un référendum d'autodétermination : une manière de faire monter les enchères politiques et de prévenir toute tentative de recentralisation du pays, toute remise en cause des entités issues des accords de Dayton (1995). Pour M. Dodik, l'organisation d'un référendum en Crimée a été pain bénit : elle a réveillé les craintes occidentales de le voir mettre en place une consultation semblable, qui serait aussitôt reconnue par Moscou et signerait l'acte de décès de la Bosnie-Herzégovine...

Une marina de luxe sur la côte adriatique

Malgré le maintien de ces relations privilégiées, M. Poutine a-t-il vraiment la volonté d'étendre à l'Europe du Sud-Est une logique de confrontation avec l'Occident ? C'est ce que semblent penser de hauts responsables américains. Ainsi, la sous-secrétaire d'Etat Christine Wormuth affirmait fin février 2015, à l'occasion d'une audition devant la commission de la défense du Congrès, que la Russie « pourrait se concentrer sur de petits pays qui ne sont toujours pas membres de l'OTAN, comme le Monténégro, pour tenter de créer de l'instabilité ».

Depuis son indépendance, en 2006, le Monténégro se trouve en effet dans une situation singulière. Alors que ses dirigeants professent leur foi européenne et atlantiste, le pays attire nombre d'investissements russes. L'oligarque Oleg Deripaska, un proche de M.Poutine, a ainsi racheté en 2005 le Combinat d'aluminium de Podgorica (KAP). Le « roi de l'aluminium » a fait de la sorte main basse sur la principale entreprise du pays, promettant de conséquents investissements qui ne sont jamais venus. Alors que le KAP est désormais en faillite, M. Deripaska poursuit l'Etat monténégrin devant les tribunaux, ce qui ne l'empêche pas d'être impliqué dans d'autres projets d'investissement, comme la marina de Porto Monténégro, l'une des plus luxueuses de l'Adriatique, créée sur le site de l'ancien arsenal de Tivat. Comme souvent au Monténégro, la structure réelle du capital est difficile à percer, mais, à côté des investisseurs officiels, « on y trouverait, à travers un système de prête-noms, le premier ministre Milo Dukanovic », indique Dejan Mijovic, analyste économique.

Ce type de montage est suspecté dans tous les projets immobiliers qui défigurent la côte monténégrine depuis une dizaine d'années. Ainsi, l'hôtel Splendid de Budva est officiellement détenu par la société Lewitt Finance Monténégro, qui appartient à M. Viktor Ivanenko, ancien chef du KGB à l'époque du démantèlement de l'Union soviétique. M. Ivanenko est devenu milliardaire en créant la banque Menatep, puis la fameuse compagnie pétrolière Ioukos. Quand M. Poutine a décidé de régler ses comptes avec les propriétaires de Ioukos en jetant en prison M. Mikhaïl Khodorkovski, seul M. Ivanenko est resté intouchable. « Aujourd'hui encore, on l'appelle “le général Viktor”. Il est le lien essentiel entre les dirigeants politiques de Podgorica, la pègre monténégrine, la mafia russe et les services de renseignement », écrivait dès 2005 l'hebdomadaire monténégrin Monitor. Il semble bien que la famille Dukanovic soit aussi associée à la propriété du Splendid. M. Dukanovic dirige le Parti socialiste démocratique (DPS), héritier de l'ancienne Ligue des communistes monténégrins (SKCG). Il alterne depuis 1989 les fonctions de premier ministre et de président de la République. Son frère Aleksandar dirige la principale banque privée du pays. Leur sœur, Mme Ana Kolarevic, est une puissante avocate d'affaires qui a géré les plus gros dossiers de privatisation du pays, tandis que nombre de propriétés familiales sont désormais mises au nom du fils du premier ministre.

Ces relations étroites entre les dirigeants monténégrins, les oligarques et les services secrets russes remontent aux années 1990, quand le Monténégro, frappé par les sanctions internationales au même titre que la Serbie, a survécu en se livrant à la contrebande de cigarettes à grande échelle. Malgré ces liens structurels, jamais la Russie n'a semblé incommodée par l'orientation pro-occidentale prise par le Monténégro depuis que M. Dukanovic a rompu avec son mentor serbe Slobodan Milosevic, en 1997. Du moins jusqu'à l'année dernière.

Car depuis le 22 mai 2014, le Monténégro applique les sanctions de l'Union européenne. « Les investisseurs russes désertent le pays. Du coup, le prix du mètre carré a déjà baissé de 15 % au dernier trimestre 2014, et la chute devrait se poursuivre en 2015 », déplore M. Ivan Dasic, directeur de l'agence immobilière Montenegro Prospects. Alors que les investissements russes avaient déjà baissé de 30 % en 2013, la chute du rouble a aggravé la fuite des clients moscovites, dont le pouvoir d'achat a été laminé. La rupture entre Moscou et le Monténégro est-elle réelle ou mise en scène ? La Russie ne pourrait-elle pas plutôt choisir d'utiliser ce petit pays comme cheval de Troie dans les structures de l'Union européenne et de l'OTAN ?

Monténégro, nid d'espions

Le Monténégro a reçu en décembre 2010 le statut officiel de pays candidat à l'intégration européenne et aspire à rejoindre l'OTAN. Son dossier a été retoqué au printemps 2014, officiellement en raison du niveau élevé de corruption et de la prégnance du crime organisé, mais plus probablement à cause de l'infiltration massive d'agents de Moscou. Selon l'opposant Nebojsa Medojevic, « entre vingt-cinq et cinquante agents monténégrins seraient liés à la Russie (8) ». Il s'agirait principalement d'anciens officiers de l'armée yougoslave, intégrés en 2006 à la nouvelle armée monténégrine.

La question de l'adhésion du Monténégro à l'Alliance atlantique se reposera dans les prochains mois, et Podgorica devra ensuite confirmer son adhésion par un vote au Parlement ou par un référendum.L'opinion publique reste très partagée, mais M. Zeljko Ivanovic, directeur du quotidien d'opposition Vijesti, est convaincu que M. Dukanovic choisira l'option du référendum : « La question fera totalement éclater l'opposition, dont une partie est pro-occidentale et l'autre traditionnellement prorusse. En outre, en dramatisant l'enjeu, le pouvoir pourra une fois de plus jouer sur les craintes européennes en se posant en défenseur de l'orientation occidentale du pays face à “l'ogre russe”. Cela lui vaudra un nouveau blanc-seing sur les affaires de corruption et de crime organisé. »

Dans un climat qui rappelle la guerre froide, tous les coups paraissent permis, pour peu que l'on sache rester utile à plus puissant que soi... Les potentats balkaniques comme MM. Dukanovic ou Dodik savent à merveille jouer sur les tensions et les rivalités internationales pour consolider leur pouvoir. Des nouveaux venus comme M. Vucic pensent pouvoir tirer leur épingle du jeu en maintenant une position de balancier entre les camps. L'histoire a pourtant montré que le drame des peuples des Balkans était trop souvent de servir de pions dans les affrontements entre grandes puissances.

(1) Saisie par la Serbie, la Cour internationale de justice a statué, le 22 juillet 2010, que cette proclamation d'indépendance ne violait pas le droit international.

(2) M. Poutchkov est devenu ministre des situations d'urgence le 12 mai 2012, quelques jours après sa visite en Serbie, en remplacement de M. Sergueï Choïgou, un proche de M. Vladimir Poutine devenu par la suite ministre de la défense.

(3) Lire Catherine Locatelli, « Gazprom, le Kremlin et le marché », Le Monde diplomatique, mai 2015.

(4) Marina Glamotchak, L'Enjeu énergétique dans les Balkans. Stratégie russe et sécurité européenne, Technip, Paris, 2013.

(5) Lire Hélène Richard, « South Stream, les raisons d'un abandon », Le Monde diplomatique, mai 2015.

(6) « Bosnie-Herzégovine : faillite à la russe de la raffinerie de Brod », Le Courrier des Balkans, 7 janvier 2015.

(7) Cf. « Privatizacija drzavnog kapitala u Bosni i Hercegovini » (PDF), Transparency International Bosna i Hercegovina, Banja Luka, juin, 2009.

(8) « Ces amis qui viennent du froid : le Monténégro, plate-forme de l'espionnage russe », Le Courrier des Balkans, 1er août 2014.

De la Bastille à l'Élysée

jeu, 03/11/2016 - 13:29

Les éditoriaux des « brochures de saison » et autres déclarations d'intention de directeurs de théâtre sont aujourd'hui toutes (ou presque) frémissantes de sensibilité politique. La Comédie-Française tient à affirmer que, « quand les peurs et les extrêmes semblent chaque jour un peu plus s'alimenter mutuellement, la vertu du théâtre est de nous renvoyer à nos contradictions, nous rappelant aux enseignements de l'histoire, mais sans didactisme ni leçons assénées ». Le théâtre des Amandiers, à Nanterre, est plus intrépide : « Nous sommes en crise. (…) Cette crise est financière, elle nous interpelle sur la répartition des richesses… » Celui de Gennevilliers annonce la création d'un « laboratoire de création et de recherche sur les mécanismes d'exclusion et de repli (1)  ». En bref, le théâtre, ou du moins le théâtre subventionné, se déclare acteur des enjeux collectifs qui alimenteront bientôt les programmes des candidats aux prochaines élections.

Cet appétit de politique semble se retrouver dans le très grand succès, tant critique que public, qu'a rencontré le spectacle de Joël Pommerat Ça ira (1) Fin de Louis. Trois Molières et une tournée qui, de Nanterre à São Paulo en passant par Clermont-Ferrand, s'étire de 2015 jusqu'à l'été 2017 à tout le moins : voilà qui prouve un remarquable enthousiasme pour cette « fiction politique contemporaine inspirée de la Révolution française (2)  ». Une évocation de la Révolution qui ne suscite aucun clivage, c'est stupéfiant. Il est vrai qu'il y est moins question d'elle à proprement parler que d'un « espace-temps imaginaire où se croisent les faits et les ressentis », pour citer l'auteur. Ah, les « ressentis »…

Du côté des faits, tout est imperturbablement actualisé, de l'« endettement cumulé » à l'« état de décomposition de nos institutions » et aux « terroristes ». Mais surtout, aucun personnage historique n'est désigné par son nom réel, à l'exception de Louis XVI. Excellente idée, qui décontracte, puisqu'il n'y a nul Robespierre à l'horizon, certaines de ses positions, diluées et comme floutées, se retrouvant attribuées à divers intervenants. Autrement dit, on a bien un spectacle sur la Révolution française, puisque Louis est fortement présent, mais elle est avant tout le symbole de toute révolution, et l'accent va se porter sur les enjeux « éternels », le bon vieux dilemme moral : révolution ou évolution ? Compromis ou violence ? Pour faire advenir la justice sociale, est-il inévitable d'en passer par des exécutions sommaires ?

Si le public n'est pas invité à voter comme dans les spectacles de Robert Hossein, il n'en est pas moins « immergé », puisque les acteurs s'interpellent souvent depuis la salle même, sur fond de huées ou de canonnades. La révolution est une émotion, et l'idéal, c'est bien triste, se salit au contact d'une réalité conflictuelle… On comprend mieux l'unanimité, face à ces clichés dûment revivifiés.

Quand le champ politique est investi comme politique, et non plus comme support d'une morale apolitique, il semble que l'unanimité soit plus difficile à trouver. Auteur et interprète, Nicolas Lambert propose un documentaire théâtral en trois volets. Le dernier de cette « trilogie de l'a-démocratie » (3), Le Maniement des larmes, présente les éléments d'un dossier, vif et mouvementé, portant en particulier sur les liens entre les ventes d'armes (nucléaires) et le financement des campagnes présidentielles de MM. Édouard Balladur et Nicolas Sarkozy.

On pourrait craindre l'ennui terrassant, celui qui accompagne souvent les bonnes intentions démonstratives. C'est le contraire. Lambert, seul en scène, est tour à tour et entre autres Mme Anne Lauvergeon, la présidente d'Areva, M. Sarkozy ou M. Ziad Takieddine, l'un des « héros » de l'histoire. De conférences de presse en discours officiels, d'extraits d'écoutes téléphoniques en interviews à la radio, de brèves séquences rythmées par des passages musicaux viennent composer une comédie noire du pouvoir sous la Ve République, où tout est vrai, et tout est incroyable, et on rit. Il n'y a pas de quoi, pourtant. Mais c'est le beau rire libérateur de qui commence à s'approprier la compréhension d'un système tordu. Pour ce théâtre qui éclaire avec jubilation, les programmateurs devenus pourtant si attentifs aux questions politiques sont paradoxalement absents dans un bel ensemble. On n'ose croire qu'ils n'aiment soutenir que ce qui ne dérange ni les tutelles ni les soutiens financiers privés…

(1) Daniel Jeanneteau, directeur, communiqué de presse.

(2) Joël Pommerat, Ça ira (1) Fin de Louis, Actes Sud-Papiers, Arles, 2016, 144 pages, 15 euros. Extrait de la quatrième de couverture.

(3) Nicolas Lambert, coffret : Bleu-Blanc-Rouge. L'a-démocratie, comprenant Elf, la pompe Afrique. Avenir radieux, une fission française. Le Maniement des larmes, L'Échappée, Paris, 2016, 3 x 128 pages, 30 euros. Représentations au théâtre de Belleville, à Paris : Le Maniement des larmes, jusqu'au 4 décembre ; Elf, la pompe Afrique, du 7 au 23 décembre ; Avenir radieux, une fission française, du 14 au 30 décembre.

Rectificatifs

jeu, 03/11/2016 - 13:29

Évoquée dans l'article « De l'art d'ignorer le peuple » (octobre), l'œuvre d'Ambrogio Lorenzetti L'Effet du bon et du mauvais gouvernement n'est pas un tableau mais une fresque réalisée sur trois murs de la salle de la Paix au Palazzo Pubblico de Sienne.

La holding royale du Maroc ne détient pas de parts dans la société Addoha, comme nous l'écrivions dans l'article « Le Maroc pétrifié par son roi » (octobre).

Contrairement à ce qu'indiquait l'article « Les vengeurs masqués de la rue mexicaine » (octobre), Aztlán n'est pas le dieu de l'inframonde, mais désigne en langue nahuatl la mystérieuse cité mythique à partir de laquelle les Mexicas (Aztèques) auraient commencé leur migration vers le centre du Mexique. Le seigneur de l'inframonde porte le nom de Mictlantecuhtli.

Filière bois

jeu, 03/11/2016 - 13:29

L'enquête de Guillaume Pitron « Braderie forestière au pays de Colbert » (octobre 2016) a incité plusieurs correspondants à faire part de leur expérience, comme M. Guido Peeters, architecte de Haute-Savoie.

Un volet n'a pas assez été évoqué dans l'article : la phase du bûcheronnage précédant l'arrivée en scierie. Il est évident que la coupe en montagne, à cause des pentes, est plus coûteuse qu'en plaine, ce qui peut expliquer la fermeture des scieries.

Dans ma région, le revendeur de bois auprès duquel je m'approvisionne pour les travaux d'aménagement de notre maison ne reçoit que des camions venant de Pologne, de Finlande ou de Bulgarie. D'un côté on exporte vers la Chine, de l'autre on importe des pays de l'Est et du Nord !

Petit propriétaire dans les Vosges, M. Jean-Marc Waris précise que la comparaison avec l'Europe du Nord ne peut pas être complète, car la France compte peu de résineux (hors les Landes) : « En forêt feuillue, la sylviculture est fondée sur la régénération naturelle accompagnée. » Il apporte lui aussi un témoignage direct :

Nous avons exploité un peu plus de 200 mètres cubes de hêtre l'hiver dernier. Je les destinais prioritairement à la scierie installée dans la même commune que la parcelle de bois concernée. Cet industriel dit et répète, comme tous ses confrères, qu'il a du mal à s'approvisionner en matière première. Sur le lot de 200 mètres cubes que je lui ai proposé, il a pris 36 mètres cubes. Le reste m'est resté sur les bras et j'ai dû le brader en bois d'industrie à une papeterie belge.

Autrefois, un scieur achetait du bois sur pied par coupes entières. Il cherchait un utilisateur final par essence et par qualité. Les bois les plus nobles étaient destinés au tranchage, à la merranderie, à l'ébénisterie, les autres au parquet, à l'emballage, etc. Seuls les bois aux sections les plus petites étaient orientés vers l'industrie du papier et du panneau. Aujourd'hui, ce scieur cherche une seule qualité de bois et laisse le propriétaire se débrouiller avec le reste. Or la forêt reste un milieu naturel dont les produits sont obtenus au terme d'un temps long et d'une sylviculture adaptée. Les forestiers ne savent pas encore produire la seule qualité qui sera demandée par l'industrie... dans cent cinquante ans. Une coupe dans un peuplement produit nécessairement plusieurs qualités de bois. Si les industriels ne trouvent pas de bois, il faut qu'ils s'interrogent aussi sur leur politique d'approvisionnement.

Libre-échange

jeu, 03/11/2016 - 13:29

En complément de l'article de Serge Halimi « Les États-Unis tentés par le risque » (octobre 2016), M. Marc Jachym revient sur la position des démocrates sur le libre-échange :

Il est à noter que le rejet des traités de libre-échange affiché par la candidate Hillary Clinton est une chose toute récente chez elle, et c'est bien le succès de la campagne « socialiste » de son rival Bernie Sanders qui l'a poussée à adopter une telle position, plus que le succès encore plus éclatant de Donald Trump sur ce même thème.

Comme secrétaire d'État, elle avait participé activement à la promotion de l'accord TPP [Trans-Pacific Partnership, partenariat transpacifique] avec une douzaine de pays d'Asie-Pacifique. Et c'est maintenant au sein du Parti démocrate qu'il risque d'y avoir des déchirements. M. Barack Obama pousse très activement en direction de la ratification de l'accord par le Congrès, qui aurait lieu lors d'une ultime session en novembre 2016, le nouveau président étant déjà élu mais pas encore entré en fonctions. Il en a fait un axe majeur de sa stratégie pour contrer le géant chinois en expansion continue, économique et militaire. Le vrai risque pour les États-Unis se situe bien, actuellement, en mer de Chine du Sud. Certains analystes parlent même du « piège de Thucydide », quand le développement de la puissance athénienne face à Sparte avait conduit à la guerre du Péloponnèse.

Cendres et lumière

jeu, 03/11/2016 - 13:29

Le fracas des bombes le fait cesser d'écrire. À sa table, l'écrivain entame un dialogue avec lui-même. Doit-il rester ? partir ? « Tant qu'il me restera un souffle de vie, je resterai chez moi, dans ma maison. (…) Le corps pourrait-il survivre sans âme ? (…) C'est pour cela que je ne partirai pas de chez moi, car il n'y a pas de valise assez grande pour contenir mon âme. »

« Chez lui », c'est un appartement du quartier de Saladin, à Alep, en Syrie, un « pays devenu fou » que l'auteur-narrateur décide pourtant de ne pas quitter. Niroz Malek est syrien, de parents kurdes. Depuis 1970, il a publié huit recueils de nouvelles et six romans. Le Promeneur d'Alep est une lumière de fond de gouffre, une voix parvenant d'un monde en perdition, un baume sur une plaie ouverte. Émergeant du chaos, le texte en épouse les contours. Coupures d'électricité, rafales et explosions ont laissé leurs empreintes, morcelant le récit en fragments littéraires, tels des éclats de verre. Niroz Malek fait le portrait d'un pays défiguré.

Ce n'est pas là un texte politique ni un texte engagé, au sens où on l'entend habituellement. Si engagement il y a, c'est par une résistance quotidienne à la mort qui guette à chaque coin de rue. Le narrateur est le témoin d'« événements [qui] ne peuvent survenir qu'en temps de guerre », un acteur impuissant du drame qui se joue. Malgré tout, il lutte avec les armes dont il dispose : la poésie, l'humour du désespoir, l'imaginaire, le rêve, l'amour de l'art, l'amour tout court. Des scènes surréalistes révèlent la beauté qu'on pensait ensevelie à jamais sous les corps sans vie : un homme s'enveloppe du drapeau de l'indépendance ; le fantôme d'un mort se promène en plein été sous un parapluie noir ; deux amis ont des ailes et s'envolent pour franchir les barrages, tels les personnages des peintures de Marc Chagall, Don Quichotte devient un guerrier invincible, Sami et Widad s'embrassent au milieu des décombres, le stylo de l'écrivain se met à lui parler…

Et ce stylo nous parle aussi : de ces dessins d'enfant qui ne représentent plus que maisons effondrées et arbres calcinés, des soldats « aux yeux vides », des tortures, des ruines. C'est le pays des ombres, des spectres, un pays de nulle part où l'on ne différencie plus les lits des cercueils, les vivants des morts, le cauchemar de la réalité. La Syrie se vide de ses habitants tel un corps de son sang : « La plupart des connaissances et des amis se sont dispersés, ce sont désormais des expatriés, des bannis, des migrants, des exilés. Et puis, il y a ceux qui sont morts de toutes les manières possibles. »

Mais l'écrivain n'abandonne pas : « De retour dans ma chambre, à la lumière des bougies, j'ai continué à écrire sur les gens, la nuit et la guerre. » C'est le pouls d'un pays tout entier que Niroz Malek s'emploie à faire battre, confiant à Thomas Mann, Hermann Hesse, José Saramago et Alejo Carpentier, les écrivains qu'il admire, ses craintes et ses espoirs : « Nous contemplons tous les aspects positifs de cette belle vie en face de nous, celle que nous n'avons pas encore menée. » Le Promeneur d'Alep est une marche salutaire sur un chemin de cendres, le souffle poétique d'un être illuminé de l'intérieur : « Je suis convaincu qu'un jour la lumière jaillira à nouveau de l'obscurité qui s'est abattue sur nous. »

Le Promeneur d'Alep, de Niroz Malek, traduit de l'arabe (Syrie) par Fawaz Hussain, Le Serpent à plumes, La Madeleine-de-Nonancourt, 2015, 156 pages, 16 euros.

Petites recettes pour best-seller

jeu, 03/11/2016 - 13:29

Bien qu'arrivé assez tard en littérature, Ferdinand von Schirach, né en 1964, a obtenu d'emblée un grand succès. Son parcours n'est pas sans analogies avec celui d'un autre auteur allemand, Bernhard Schlink, de vingt ans son aîné. Schlink aussi est issu de la magistrature ; lui aussi est devenu célèbre à l'âge mûr — avec Le Liseur (Gallimard, 1996). On peut ajouter que tous deux excellent dans la nouvelle. C'est d'ailleurs par ce genre que von Schirach s'est fait connaître en 2009 avec Crimes. Succès réédité dès l'année suivante avec Coupables. Puis, en 2011, il s'attaque au genre romanesque avec L'Affaire Collini (1), qui évoque l'enlèvement de Hanns-Martin Schleyer, le chef du patronat allemand exécuté en 1977 par la Fraction armée rouge, et c'est à nouveau un best-seller. Son second roman ne pouvait donc qu'être attendu avec impatience.

Les premières pages livrent une magnifique évocation de l'enfance, où la joie se tisse avec la peine. Sebastian von Eschenburg naît dans une belle demeure en Bavière. Il est envoyé au collège dans un internat religieux. Quoi de plus exaltant que les retours pour les vacances, les parties de chasse avec son père, les jeux sur la rivière avec les amis d'autrefois ? Mais, un jour, le père se suicide ; la mère se remarie et vend la belle demeure. Fin de l'idylle. Et fin de l'intérêt du lecteur.

On retrouve Sebastian à Berlin. Il a 25 ans, s'est fait un nom comme photographe, et le récit se transforme alors en roman de gare. Il accumule les poncifs d'un érotisme convenu et les scènes d'une pornographie hypocrite qui croit nécessaire d'en appeler à Sandro Botticelli et à Francisco de Goya pour justifier de libidineuses poussées de testostérone. Le beau roman d'éducation devient journal d'adolescent attardé aux fantasmes mal purgés. Pour faire bonne mesure, l'auteur ajoute à des clichés désolants et des dialogues téléphonés une pincée de jet-set, une dose de prostitution sur fond de mafia russe et un petit séjour à l'hôpital, car le héros sait aussi, quand il le faut, se faire tabasser pour la veuve et l'orphelin. Le tout scandé par un leitmotiv aussi wagnérien qu'une annonce de supermarché : mais qui est donc ce beau ténébreux que tout le monde a « du mal à cerner » et qui promène son spleen comme d'autres promènent leur chien ? Pourquoi tant de souffrances ? La réponse qui s'impose est tellement banale (« Je souffre parce que je suis un être humain ») qu'il est difficile d'envisager que l'auteur ne s'en soit pas aperçu. Une autre réponse aurait pu être : « Je souffre parce que je n'ai pas pu sauver mon papa et que je me sens terriblement coupable. » De quoi donner un petit roman de cent vingt pages, mal ficelé et bien kitsch.

Mais, se rappelant qu'il est juriste et que cela a fait le succès de ses précédents livres, von Schirach ajoute une seconde partie entièrement consacrée à un procès : celui de son personnage soudain accusé de viol, de sévices et de meurtre. Que l'on se rassure, tout cela n'est qu'une mise en scène du héros désireux de démontrer qu'il n'est pas ce qu'il est, que la réalité n'est qu'un reflet du monde en soi (une pincée d'Emmanuel Kant au milieu de tant d'indigence) et que la vérité n'est qu'une formule de langage. Quant à savoir d'où vient le titre racoleur… Tabou !

Tabou, de Ferdinand von Schirach, traduit de l'allemand par Olivier Le Lay, Gallimard, Paris, 2016, 228 pages, 19 euros.

(1) Ces trois titres sont parus aux éditions Gallimard.

Vive la sociale !

jeu, 03/11/2016 - 13:29

Bien qu'ayant essuyé plusieurs décennies d'imprécations et de diffamation, la Sécurité sociale reste très appréciée des Français. Si les arguments rationnels ne manquent pas pour comprendre cet attachement, il est rare de les retrouver dans la presse ou sur grand écran. Sait-on, par exemple, que les coûts de gestion de l'assurance-maladie ne sont que de 3,7 % ? Rappelle-t-on, par comparaison, que les mutuelles de santé, si chères au président François Hollande, dépensent rien qu'en publicité une proportion plus importante de leur budget (5 %) et affichent des coûts de gestion très nettement supérieurs : 17 % ? Le bilan des assurances est encore plus défavorable, et l'inefficacité des systèmes privés en la matière a été démontrée avec le cas d'école des États-Unis, qui consacrent 16,9 % du produit intérieur brut (PIB) aux dépenses de santé, contre 11 % en France, où l'espérance de vie est pourtant bien supérieure.

Le nouveau film de Gilles Perret rappelle avec clarté tous ces éléments (1). Grâce à des témoignages rares, il permet de mieux comprendre la genèse de l'une des plus belles réalisations collectives de la France moderne. Il donne en premier lieu la parole à l'un de ces nombreux militants syndicalistes de la Confédération générale du travail (CGT) qui n'eurent que quelques mois, en 1946, pour bâtir un édifice dont le budget dépasse aujourd'hui celui de l'État. À 96 ans, Jolfred Fregonara (mort en août dernier) raconte comment l'ambition de l'ordonnance du 4 octobre 1945, « organiser rationnellement une société juste et solidaire », amena les ouvriers à prendre eux-mêmes en main une solidarité collective pour en finir avec la charité et les angoisses du lendemain.

Guidé par l'historien Michel Étiévent, le réalisateur haut-savoyard restitue avec précision le rôle d'Ambroise Croizat, ministre du travail et de la sécurité sociale de novembre 1945 à mai 1947, « le seul des quatre-vingt-deux ministres du travail de l'histoire à avoir connu la misère » dans sa Tarentaise natale. Et on ne sait plus s'il faut rire ou pleurer en voyant le ministre « socialiste » François Rebsamen incapable de se souvenir du nom de son illustre prédécesseur. Décédé très jeune, en 1951, Croizat fut accompagné du siège de la CGT au cimetière du Père-Lachaise par un cortège d'un million de travailleurs lors de funérailles rappelant celles de Victor Hugo.

Professeure de sociologie, Colette Bec décrit les succès rapides de cette prise en charge collective des questions sanitaires : en moins de quinze ans, entre 1946 et 1960, la mortalité infantile fut divisée par trois, les hommes gagnèrent plus de cinq ans d'espérance de vie et les femmes plus de six. Dans un ouvrage récent (2), elle revient sur l'intention des pères fondateurs, qui conçurent la Sécurité sociale comme une institution de la démocratie sociale « à venir », devant permettre de fonder le cadre de l'émancipation individuelle (3). Elle montre aussi l'entreprise de déconstruction en œuvre depuis 1967, avec la séparation des risques et le premier cadeau offert au patronat, qui s'est vu attribuer la moitié des sièges dans les organismes de gestion, contre un quart précédemment — soit la possibilité de prendre le pouvoir avec le premier syndicat « réformiste » disponible. En avalisant le plafonnement des cotisations, le plan Juppé consacra en 1995 cet artifice de gestion baptisé « trou de la Sécu » qui conduit à déposséder les Français du principe d'autogouvernement instauré après guerre. À la lumière de ces quelques rappels, on comprend l'urgence d'un enseignement de la Sécurité sociale et de la défense de ce modèle. C'est l'une des propositions rassemblées par un élu local de l'Auvergne (4).

(1) La Sociale, un film documentaire de Gilles Perret, 84 minutes, sortie nationale le 9 novembre, lieux de projection et débats : www.lasociale.fr

(2) Colette Bec, La Sécurité sociale. Une institution de la démocratie, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », Paris, 2014, 336 pages, 23 euros.

(3) Lire aussi Bernard Friot et Christine Jakse, « Une autre histoire de la Sécurité sociale », Le Monde diplomatique, décembre 2015.

(4) Gaël Drillon, Sécurité sociale. Un [bien] commun à préserver ?, Éditions universitaires européennes, Sarrebruck, 2016, 64 pages, 23,90 euros.

Lee Kuan Yew. Singapour et le renouveau de la Chine

jeu, 03/11/2016 - 13:28

Difficile d'imaginer plus hagiographique que ce livre consacré au père fondateur de Singapour, décédé l'année dernière. Il n'est pourtant pas dénué d'intérêt, parce qu'il se range sans fausse pudeur derrière la bannière du « despotisme démocratique » au prétexte que la démocratie de type occidental connaît des défaillances — une idée dans l'air du temps. Issu des milieux d'affaires et nostalgique du gaullisme, Murat Lama a les yeux de Chimène pour la réussite économique de la cité-État. Au point de soutenir que c'est l'exemple de l'ancien premier ministre (1959-1990) Lee Kuan Yew qui aurait conduit Deng Xiaoping, dans les années 1980, à engager Pékin sur la voie d'un capitalisme d'État nourri de « valeurs asiatiques » : éthique du travail, éducation morale, confucianisme. Cette thèse est intéressante, mais l'ouvrage comporte trop de points aveugles. Plusieurs travaux critiques ont en effet établi que la discipline sociale, la méritocratie et la laïcité souple tant vantées à propos de Singapour sont des cache-sexe pour le paternalisme et le népotisme de la famille Lee.

Manitoba - Les Belles Lettres, Paris, 2016, 368 pages, 23,50 euros.

Génération Maïdan. Vivre la crise ukrainienne

jeu, 03/11/2016 - 13:28

« Sentir les effets de la grande histoire sur des êtres ordinaires. » Partie prenante de la révolte à Kiev qui mit en fuite le président Viktor Ianoukovich en février 2014, observatrice de son basculement dans la guerre, Ioulia Shukan s'intéresse à l'irruption de la violence dans le quotidien : celui des manifestants qui, à la suite des fractions les plus nationalistes, font le choix de la résistance armée à mesure que la répression se durcit ; celui des personnes déplacées fuyant le conflit de l'est du pays ; celui des bénévoles organisant l'aide humanitaire d'urgence. Loin des cénacles de la politique, cette chercheuse franco-biélorusse rapporte leurs espoirs et leurs peurs, et met au jour les causes profondes des changements. Corruption endémique, autoritarisme, déliquescence des pouvoirs publics expliquent mieux la contestation que les clivages ethnolinguistiques, souvent exagérés par les médias. Son empathie nous place au cœur des événements tels qu'ils ont été vécus par les partisans de la « révolution de la dignité ». On ne peut que regretter qu'elle ne se livre pas au même travail d'analyse pour « l'autre camp ».

Éditions de l'Aube, La Tour-d'Aigues, 2016, 208 pages, 22 euros.

Les Pigeons de Paris

jeu, 03/11/2016 - 13:28

Né en 1968 à Barcelone, Víctor del Árbol s'est fait connaître par ses imposants romans noirs, de La Tristesse du samouraï (2012) à Toutes les vagues de l'océan (2015), qui a obtenu le Grand Prix de littérature policière. S'il délaisse ici le thriller, il demeure fidèle au temps long et aux interactions entre passé et présent. Dans une maison isolée d'une région d'Espagne promise au tourisme dans un proche avenir, un vieil homme attend les forces de l'ordre qui vont venir l'expulser. Il se remémore Clio, une femme aimée, perdue et retrouvée avant sa mort. D'origine espagnole, vivant en France, elle lui a légué sa maison sans les formalités d'usage, et ses descendants demandent son expulsion. Ce récit à la première personne est avant tout une métaphore des rapports de l'Espagne avec l'Europe et avec son histoire, celle d'une société traditionnelle découvrant en une ou deux générations la modernité, les ravages qu'elle provoque dans la vie des gens ordinaires, les pertes irréparables qu'elle occasionne sans que ses avantages soient apparents. Il porte ainsi une critique du progrès économique à tout prix et de « l'arrogance de la jeunesse sans mémoire ».

La Contre Allée, Lille, 2016, 96 pages, 8,50 euros.

Quand les entreprises chinoises se mondialisent : Haier, Huawei et TCL

jeu, 03/11/2016 - 13:28

Si les investissements chinois à l'étranger sont longtemps restés tournés vers les pays en développement ou émergents afin de se procurer des ressources naturelles, ils affluent désormais vers l'Occident. Directrice du développement international Asie-Pacifique à l'École des hautes études commerciales, Geneviève Barré, qui a beaucoup travaillé sur le terrain, décrypte ce processus d'internationalisation et dessine les contours de ce qu'elle appelle la « voie chinoise de mondialisation ». Elle analyse les deux phases de cette implantation à l'étranger (de 1982 à 2000, puis à partir de 2001) impulsée par l'État, qui fixe les objectifs à atteindre. Ce sont les plus grosses sociétés qui s'établissent hors de Chine — et donc en majorité des entreprises publiques, même si certaines se sont plus ou moins ouvertes aux actionnaires privés. À partir d'entretiens avec leurs dirigeants, elle dresse de courtes monographies de trois géants, Haier, Huawei et TCL, qui, inconnus il y a quinze ans, occupent les premières places mondiales dans leur secteur (électroménager, téléphonie, électronique grand public), et elle en analyse les méthodes.

CNRS Éditions, Paris, 2016, 372 pages, 35 euros.

Afrique du Sud. 20 ans de démocratie contrastée

jeu, 03/11/2016 - 13:28

Les récents revers électoraux du Congrès national africain (ANC) signent comme la clôture d'un cycle, ouvert il y a un peu plus de vingt ans avec la fin de l'apartheid. Tirées d'un colloque pluridisciplinaire tenu à Dijon en 2014, les contributions permettent d'y voir plus clair dans les contradictions de la « nouvelle Afrique du Sud ». Après avoir longtemps adopté une posture morale, héritée en partie de la lutte victorieuse contre l'apartheid, les gouvernements sud-africains affectent un pragmatisme grandissant au service des intérêts nationaux sur la scène continentale. L'avènement de la démocratie n'a pas remis en cause les structures du capitalisme local ; s'il a modifié la composition de la classe dirigeante, celle-ci prospère dans un décalage total avec la grande majorité de la population. Les tensions sociales, parfois réprimées dans la violence, se développent. L'ouvrage se termine par une étude fine du renouveau des luttes politiques dans un pays qui demeure la première puissance économique du continent.

L'Harmattan, Paris, 2016, 360 pages, 27 euros.

Afrotopia

jeu, 03/11/2016 - 13:28

Voici un essai sans emphase qui s'attache à anéantir une certaine vision de l'Afrique — notamment celle d'un continent en devenir permanent — et à lui réattribuer ses « potentialités heureuses ». Celles-ci, ancrées dans la culture traditionnelle africaine même, rompent intégralement avec les modes de pensée imposés par le modèle occidental. L'écrivain, philosophe et économiste Felwine Sarr, natif du Sénégal, prône le « spécifiquement africain » au service de l'« Afrotopia », définie comme une « utopie active qui se donne pour tâche de débusquer dans le réel africain les vastes espaces du possible et de les féconder ». Il prêche la décolonisation du continent à travers une souveraineté intellectuelle absolue, une remise en question de l'idéologie du développement incarnée par le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale, l'autonomie culturelle ou encore la maîtrise des discours et des représentations. S'appuyant aussi sur les réflexions de certains de ses prédécesseurs, Sarr délivre ce constat avec force : l'Afrique n'a personne à rattraper.

Philippe Rey, Paris, 2016, 160 pages, 15 euros.

Imaginaire péroniste. Ésthétique d'un discours politique, 1966-1976

jeu, 03/11/2016 - 13:28

Peu d'hommes d'État ont autant marqué l'Argentine contemporaine que Juan Domingo Perón (1895-1974). Perón incarne un courant politique unique, le justicialisme, qui combine intervention publique, redistribution des richesses et autoritarisme. À l'image des époux Néstor et Cristina Kirchner dans les années 2000, nombreux sont ceux qui se sont revendiqués de lui après sa mort. L'ouvrage traite un aspect jusqu'ici négligé par l'historiographie argentine : la dimension esthétique du discours péroniste, en particulier sa communication visuelle, qui exalte le peuple et la culture populaire. La période étudiée (1966-1976) est celle d'un profond renouvellement du péronisme traditionnel. Une nouvelle génération de militants, issus des « nouvelles gauches » latino-américaines, rejoint le mouvement. Mêlant avant-gardes culturelles et critique sociale, elle donne au péronisme une dimension profondément artistique.

Presses universitaires de Rennes, 2016, 262 pages, 21 euros.

Cristalliser l'air du temps

jeu, 03/11/2016 - 13:28

D'abord intitulée « article-variété » aux alentours de 1840, la chronique est un genre journalistique dont les vertus n'ont jamais cessé d'enthousiasmer les lecteurs. Ni article d'actualité ni poème en prose, elle reste un objet éminemment littéraire. Les chroniqueurs sont des flâneurs, un peu poètes, un peu « preneurs de pouls » de la société, qui s'attachent à décrire leur environnement et les hommes qui s'y meuvent sans privilégier les grandes questions technocratiques ou politiques. Leurs écrits courts, destinés à surprendre, abordent tout sujet par le travers, avec panache. Des innovantes Lettres parisiennes de Delphine de Girardin (1843) aux « Modernités » du grand romancier Italo Svevo, écloses dans la presse triestine, en passant par les boulevardiers du XIXe siècle (Alphonse Karr, Aurélien Scholl, Émile Bergerat), les « Merles blancs » de Francis de Miomandre qui nidifiaient dans Les Nouvelles littéraires ou les fameuses digressions d'Alexandre Vialatte perché sur La Montagne, on ne compte pas les pages merveilleuses de la chronique.

La double publication des recueils de l'Argentin Roberto Arlt (1900-1942) et du Français Marc Bernard (1900-1983) offre l'occasion de souligner la singularité du genre, qui, pour paraître mineur, n'en a pas moins une portée fort peu picrocholine. On en jugera à l'aune des Dernières Nouvelles de Buenos Aires (1) d'Arlt, ce romancier sombre et puissant (Les Sept Fous, 1929) qui a ouvert à la littérature argentine une voie singulière, conjuguant réalisme et fantastique urbain. Il se lance au gré de ses chroniques dans des exercices étourdissants de sociologie à la volée, au fil de scènes de rue ou de mœurs, de portraits d'escrocs à la « démarche oblique », d'enfants misérables, de chômeurs et de déclassés contraints aux hôtels calamiteux. Selon des modalités intimes, chaque chroniqueur adopte une position singulière, et il est peu probable que Bernard ou Arlt aient pu souscrire à l'humilité du Japonais Sôseki racontant ses journées dans À travers la vitre (2), en 1915 : « Je vais aborder des sujets si ténus que je dois bien être le seul à m'y intéresser. » L'âpre rictus d'Arlt, caustique et amer, ou le sourire bienveillant de Bernard, romancier natif de Nîmes, ami de Jean Paulhan, cherchant à distraire son lecteur avec sa vie domestique, disent tout autre chose.

Les chroniques de Roberto Arlt, rédigées pour El Mundo entre 1928 et sa mort, sont la matière qui a nourri ses chefs-d'œuvre. Branché sur l'inquiétude du monde, souvent ironique quant à ses contemporains, soucieux du combat des femmes, de faits divers ou d'esthétique, il est d'abord un perplexe qui refuse la mystification du « progrès » : « J'en ai ma claque de la question du progrès. N'importe quel hurluberlu que je croise sur mon chemin, dès que je commence à râler parce que cette ville n'est pas vivable, me bassine avec cette sentence : “Vous ne le voyez donc pas, le progrès est en marche.” (…) Aujourd'hui, les gamins, on vous les met dans une petite cour bien sombre et humide avec tellement de courants d'air qu'on ne peut qu'attraper une pneumonie cholérique. »

Plus apaisé, Marc Bernard renoue dans ses Vacances surprises (3), publiées dans Le Figaro au cours des années 1960, avec les moments où son esprit gambade, même si la vie collective, vaste sujet d'étonnement, lui inspire des doutes similaires : « Il est une lutte que tout notre immeuble suit avec une attention passionnée : celle contre les prix. Certes, on ne les ménage pas, il suffit pour s'en assurer de se promener dans Paris, de lire les communiqués de victoire que l'on publie dans la plupart des boutiques. On les “pulvérise”, on les “sacrifie”, on les “écrase” ; à notre étonnement, les prix paraissent ne pas se porter plus mal. » Comme disait Vialatte, « le monde offre un spectacle confus. On l'aperçoit à travers la presse comme à travers une vitre embuée ». Les chroniqueurs, adeptes des audaces narratives et forts d'une lucidité joueuse, désembuent la vitre…

(1) Roberto Arlt, Dernières Nouvelles de Buenos Aires, traduit de l'espagnol (Argentine) par Antonia Garcia Castro, postface de Ricardo Piglia, Asphalte, Paris, 2016, 208 pages, 18 euros.

(2) Sôseki, À travers la vitre, traduit du japonais par René de Ceccatty et Riôji Nakamura, Payot & Rivages, Paris, 2001, 176 pages, 6,10 euros.

(3) Marc Bernard, Vacances surprises, Finitude, Le Bouscat, 2016, 160 pages, 15,50 euros.

Toni Erdmann

jeu, 03/11/2016 - 13:28

L'événement marquant du Festival de Cannes 2016 restera l'emballement de la critique française pour Toni Erdmann, de Maren Ade. Film allemand le plus drôle depuis les comédies (hollywoodiennes) d'Ernst Lubitsch pour Les Cahiers du cinéma, proposition « pour chacun d'entre nous de se réinventer » « contre l'ordre économique mondialisé, contre l'industrialisation de la culture, contre la fatalité généalogique » pour Le Monde, cette comédie qui s'étire sur cent soixante-deux minutes n'a pourtant pas figuré au palmarès final, qui a préféré couronner Moi, Daniel Blake, de Ken Loach. Les pitreries du personnage de Toni Erdmann — d'ailleurs démarqué du comique américain Andy Kaufman —, qui vient gentiment perturber la vie de sa carriériste de fille, la vision convenue d'une multinationale où l'on peut être poussé à se mettre littéralement à nu pour « le bien de l'entreprise » ont rendu dithyrambique la critique, fâchée ensuite qu'on ait pu préférer un film démontrant par la force d'un récit humaniste les ravages de l'ultralibéralisme. George Miller, président du jury, a donc été renvoyé à son indignité, celui d'être le père de Mad Max…

2016, 162 minutes, sorti en salles le 16 août 2016.

L'Histoire officielle

jeu, 03/11/2016 - 13:28

Trois ans après la fin de la dictature argentine, Luis Puenzo construit en 1985, dans L'Histoire officielle, une fiction qui décrit l'époque de transition du gouvernement de Raúl Alfonsín, lorsque les langues vont se délier sur les années noires. Alicia est professeure d'histoire, mais « ne sait pas son histoire ». Elle cherche à la connaître et entre dans ce que Puenzo nomme une tragédie : « Quand tout ce que tu fais va à l'encontre de tes intérêts, mais que tu ne peux pas faire autrement. » En découvrant les liens de son mari, homme d'affaires, avec le pouvoir militaire, l'origine de sa fille adoptive, les tortures subies par une amie, elle peut enfin comprendre ce que lui explique un collègue : « C'est toujours plus facile de croire que c'est impossible. Parce que si c'était possible, il faudrait des complices, et beaucoup de gens qui ne veulent pas croire ce qu'ils ont vu. » Cette œuvre majeure, en montrant les mécanismes qui entretiennent l'oppression plutôt que l'oppression elle-même, rappelle qu'une dictature est avant tout une « maladie collective ».

DVD de 152 minutes + livret de 40 pages, distribution Pyramide Vidéo, 25 euros.

Pages