Vous êtes ici

Le Monde Diplomatique

S'abonner à flux Le Monde Diplomatique
Mensuel critique d'informations et d'analyses
Mis à jour : il y a 4 jours 1 heure

Delta t

jeu, 06/10/2016 - 12:20

Blues, chanson, country, free jazz, cette revue qui retrouve l'inspiration des grandes pochettes de disques propose un entretien avec Arnö, la réflexion d'un jeune guitariste sur l'avenir du jazz et le sens du collectif, le récit de la collecte des musiques traditionnelles auvergnates. (N° 2, trimestriel, 9,50 euros. — Paris.)

http://revue-deltat.fr

La Septième Obsession

jeu, 06/10/2016 - 12:17

Un long entretien avec Brigitte Lahaye et un point sur les films de la rentrée, autour de rencontres avec Alain Guiraudie pour Rester vertical et Bertrand Bonello pour Nocturama. (N° 6, septembre-octobre, bimestriel, 7,50 euros. — Paris.)

http://www.laseptiemeobsession.com

Bataille pour le droit d'avorter au Chili

jeu, 06/10/2016 - 11:51

Le droit à l'interruption de grossesse résulte d'une lutte âpre et de l'engagement d'une avant-garde éclairée, comme en témoigne le parcours de Sylvie Rosenberg-Reiner en France. Au Chili, la présidente socialiste Michelle Bachelet s'apprête à dépénaliser l'avortement pour certaines situations dramatiques (viol, malformation, etc.). Mais la loi en préparation renvoie toujours à la clandestinité des dizaines de milliers de femmes.

Pénélope. – « Stéréotype I, l'épouse et la mère. Hommage à Picasso », 2013

« J'avais 14 ans et c'était un amour d'été. Je n'avais pas conscience que je pouvais tomber enceinte. » Installée dans son salon à l'heure de la once, la collation de fin de journée au Chili, Camila — qui a requis l'anonymat, comme sa mère, présente — se plonge dans ses souvenirs autour d'un thé. « Un matin, ma mère m'a tendu un test de grossesse », raconte la jeune Santiaguina de 24 ans. Le résultat est positif. « Elle m'a dit : “N'en parle à personne. Va au collège tranquillement.” Le soir, elle m'a demandé ce que je voulais faire. » L'adolescente décide d'interrompre sa grossesse. La mère de Camila, Cynthia, poursuit : « Je l'ai prévenue que ça devait rester entre nous parce que je risquais d'aller en prison. J'ai beaucoup travaillé dans la clandestinité », ajoute cette ancienne militante du Front patriotique Manuel Rodriguez, l'aile armée du Parti communiste chilien durant la dictature. « Pour moi, ce n'est pas un problème. Mais émotionnellement, ça a été dur. »

« Un homme d'une quarantaine d'années est venu à la maison, reprend Camila. Je ne sais pas s'il était médecin. Il m'a donné quatre pilules et a attendu que j'expulse le fœtus dans la salle de bains. J'ai eu des contractions, j'ai saigné… Ça a été rapide, mais traumatisant. J'ai été en dépression pendant deux ans. Je culpabilisais. » Auparavant, Camila était d'ailleurs opposée à l'avortement : « Je trouvais que c'était horrible. J'étudiais dans un établissement catholique et on nous avait montré des images de curetages, de bébés qui hurlent. Depuis, j'ai changé de position. » Tout en observant son fils Ariel, âgé d'un an et demi, qui s'amuse dans un coin du salon, la jeune femme poursuit : « Maintenant que je suis mère, je sais que désirer son enfant est ce qu'il y a de plus important dans une grossesse. » Sa mère, elle, l'a toujours soutenue, convaincue que l'on « doit être libre de décider. Mais, dans notre pays, c'est à peine si l'on parle d'éducation sexuelle… ».

En 2013, l'histoire de la petite Belén, enceinte à l'âge de 11 ans après avoir subi les viols répétés de son beau-père, a relancé le débat. L'année suivante, une fille de 13 ans, victime d'un viol, a été contrainte de mener sa grossesse à terme alors que le fœtus souffrait d'une pathologie grave. Le bébé n'a survécu que quelques heures après sa naissance. Au rythme de ces faits divers dramatiques, le Chili est rappelé à sa condition de pays doté d'une législation particulièrement rétrograde depuis l'interdiction totale décrétée dans les derniers mois de la dictature du général Augusto Pinochet.

Seuls une poignée d'autres Etats se montrent aussi répressifs : le Vatican, Malte, le Salvador, le Nicaragua, le Honduras, Haïti et le Surinam. Des voisins comme Cuba, Porto Rico, la ville de Mexico depuis 2007 ou l'Uruguay depuis 2012 autorisent l'avortement sans condition pendant les douze premières semaines de grossesse. D'autres pays de la région permettent quant à eux l'interruption de grossesse thérapeutique, dans une acception plus ou moins large. « L'avortement thérapeutique a existé au Chili pendant près de cinquante ans, rappelle la Dr Maria Isabel Matamala Vivaldi, médecin et figure du mouvement féministe chilien. Il était autorisé lorsque la grossesse présentait des risques pour la santé de la mère. Pendant mon internat, j'en ai même pratiqué. Mais nous avons régressé… »

Depuis le retour de la démocratie, malgré une dizaine de tentatives parlementaires, la loi est restée en l'état, menaçant toute femme qui avorte de trois ans d'emprisonnement. Elles seraient pourtant entre 70 000 et 120 000 à courir ce risque tous les ans. Ce qui fait du Chili, assure la Dr Matamala Vivaldi, le pays « au taux d'avortement le plus élevé d'Amérique latine », aux côtés de la République dominicaine. L'absence de politique publique en matière de contraception induit des taux de grossesse non désirée particulièrement élevés. La République dominicaine ayant dépénalisé, en décembre 2014, l'avortement en cas de viol, d'inceste, de malformation fœtale ou de danger pour la vie de la femme, le statu quo chilien est devenu intenable.

Lors de sa campagne présidentielle de 2013, la candidate de la coalition de gauche Michelle Bachelet, médecin de formation, avait promis la dépénalisation dans trois situations : en cas de viol, de fœtus non viable ou de mise en danger de la vie de la mère. Mais il a fallu les faits divers et les manifestations pour que le gouvernement dépose un projet de loi au Congrès, début 2015. Une première étape a été franchie début août avec l'adoption du texte en commission.

La discussion a toutefois débuté sous des auspices peu favorables : « Nous sommes en faveur de la vie. Par conséquent, notre réseau de centres de santé sera un lieu où la vie est protégée, nous n'y réaliserons pas d'avortements », a prévenu le recteur de l'Université pontificale catholique du Chili, M. Ignacio Sanchez, devant les députés. Son institution dispose du réseau de santé privé le plus important du Chili, UC Christus. Si la loi est adoptée, les plus de 1 200 médecins qui y officient ne l'appliqueront donc pas.

Dans un pays où le divorce n'a été autorisé qu'en 2004 et où 57 % de la population se dit catholique, cette prise de position n'est pas anodine. « L'Eglise fait pression sur le gouvernement, comme toujours, enrage la Dr Matamala Vivaldi. Et si le pouvoir se rebiffe, elle menace d'exercer une pression sociale, comme les évangélistes au Brésil. »

L'offensive est d'autant plus efficace qu'elle bénéficie de relais tant dans les partis de droite qu'au sein de la Démocratie chrétienne (DC), qui participe à la coalition gouvernementale. Fin juillet, la DC, qui a pourtant adhéré au programme présidentiel de la candidate Bachelet en 2013, a fait savoir que moins du tiers de ses vingt et un députés soutenaient le texte. Son vice-président, M. Matías Walker, a rappelé que les membres de son parti étaient majoritairement opposés à la dépénalisation de l'avortement en cas de viol.

Un manuel pratique circule sur Internet

Alors qu'une affaire de spéculation immobilière impliquant son fils et sa belle-fille entache son image, Mme Bachelet ménage ses partenaires pour préserver sa majorité au Congrès, tout en se conformant a minima aux recommandations des organisations internationales. Fin 2014, un groupe d'experts de l'Organisation des Nations unies (ONU), où la présidente a officié en tant que première dirigeante de l'organisation ONU Femmes, pressait le Chili de dépasser « les entraves d'une société patriarcale conservatrice ». Depuis peu, des organisations féministes ont également structuré leur discours sur l'avortement en s'invitant dans le débat. C'est le cas de Miles, une association de défense des droits sexuels et reproductifs fondée en 2010, qui concentre ses revendications sur la dépénalisation de l'interruption volontaire de grossesse (IVG) thérapeutique ; une idée à laquelle adhéreraient entre 60 et 70 % des Chiliens, d'après de récents sondages (1).

D'autres organisations voudraient pousser le gouvernement à aller plus loin. Si elle ne compte qu'une centaine de militants actifs, la coordination Féministes en lutte, créée en 2014, a réussi à organiser trois marches en faveur du droit à l'IVG à Santiago. « Le texte de Bachelet ne tient pas compte de la problématique de classe, explique Hillary Hiner, professeure d'histoire à l'université Diego Portales. Les riches pourront toujours avorter dans des cliniques privées ou aller à l'étranger. » Quid de celles qui n'en ont pas les moyens ? « Il y a une grande iniquité dans l'accès à l'IVG sans risques, et cela ne sera pas résolu avec le projet de loi », reconnaît la Dr Soledad Diaz, membre de l'Institut chilien de médecine reproductive.

« Les situations dans lesquelles la loi prévoit une dépénalisation ne concernent que 2 % des IVG », souligne quant à elle Carolina, qui requiert l'anonymat. Elle appartient à Linea Aborto Chile (« Ligne avortement Chili »), dont les militantes ont été formées à l'origine par l'association néerlandaise pro-choix Women on Waves (2). Tous les soirs de la semaine, de 20 heures à 23 heures, elles assurent une permanence téléphonique afin de fournir les informations nécessaires à un avortement médicamenteux sans danger.

En attendant, des milliers de femmes continuent d'être livrées aux revendeurs du marché noir. Importée clandestinement des pays voisins, la pilule abortive Misoprostol se négocie au prix fort (entre 40 000 et 120 000 pesos chiliens, soit entre 55 et 164 euros), et parfois à un mauvais dosage ou hors délai : elle n'est efficace que jusqu'à la douzième semaine de grossesse. Comme l'explique un rapport de l'université Diego Portales (3), lorsque celles qui avortent souffrent de complications (des hémorragies et des infections, principalement), elles ne s'exposent pas qu'à des risques sanitaires. Quand elles se rendent à l'hôpital, elles subissent souvent « des interrogatoires et un traitement brutal, et elles peuvent être dénoncées ». « Je vois arriver des femmes très angoissées et sans ressources », reconnaît la présidente du syndicat national des sages-femmes, Mme Anita Román, qui travaille à l'hôpital Luis Tisné Brousse de Santiago. « Elles ont attendu d'être dans un état grave pour se rendre à l'hôpital. » Mais elle l'assure : « Nous ne les dénonçons pas. » Un principe que partage le Dr Mauricio Besio, de l'Université pontificale catholique du Chili.

En 2013, 166 femmes ont tout de même fait l'objet de dénonciations. « Parmi elles, 22 ont été condamnées », indique le procureur Félix Inostroza, directeur de l'unité spécialisée en délits violents, dont l'IVG fait partie. « La majorité d'entre elles ne vont pas en prison et bénéficient de peines alternatives », précise Me Ana Piquer, avocate et directrice d'Amnesty International Chili. En 2015, six hommes purgeaient une peine d'emprisonnement. Le dernier, un infirmier de 76 ans, a été condamné en 2013 à 818 jours de détention pour avoir pratiqué des IVG de façon réitérée.

La criminalisation serait donc en recul. « La situation est bien plus grave au Salvador, tient à souligner Me Piquer. Là-bas, les femmes sont effectivement jetées en prison. » Amnesty International a lancé en avril 2015 la campagne dite « des 17 », en référence aux dix-sept femmes qui, entre 1999 et 2011, ont été condamnées au Salvador à des peines allant jusqu'à quarante ans d'emprisonnement, la plupart pour homicide avec circonstances aggravantes. Leurs avocats ont demandé une grâce présidentielle quand l'une d'elles, Mme Guadalupe Vásquez, a été libérée en janvier. Certains veulent y voir un signe. Le Salvador sera-t-il le prochain Etat à revoir sa législation ?

Partout dans la région, des groupes d'action directe travaillent depuis plusieurs années à tisser des liens de solidarité. Linea Aborto Chile a mis au point un manuel pratique de l'avortement médicamenteux, distribué et téléchargé à plusieurs milliers d'exemplaires. « Nous nous sommes inspirées du premier manuel d'Amérique latine, publié en Argentine », explique Carolina. Des Boliviennes ont à leur tour repris l'ouvrage, posant ainsi les jalons de ce qui deviendra peut-être un véritable réseau panaméricain.

(1) « Encuesta nacional del instituto de investigación en ciencias sociales » (PDF), université Diego Portales, Santiago, 2014.

(2) « Femmes sur les vagues ». Cette association fondée en 1999 pratique des avortements sur un bateau-clinique au large des pays où l'IVG est interdite, dans les eaux internationales.

(3) Lidia Casas et Lieta Vivaldi, « La penalización del aborto como una violación a los derechos humanos de las mujeres » (PDF), rapport sur les droits de l'homme, université Diego Portales, 2013.

En France, du « crime contre l'Etat » à la loi Veil

jeu, 06/10/2016 - 11:51

Ce que je vais vous exposer est une expérience militante que j'ai vécue avec un engagement très fort, et donc avec toute ma subjectivité. On entend souvent dire que la libéralisation de la contraception puis de l'avortement allait dans le sens de l'histoire. Mais parler d'une victoire quasi certaine de nos idées occulte la violence des luttes idéologiques qui ont opposé les partisans de la contraception et de l'avortement libre et gratuit à leurs adversaires. On ne rappellera jamais assez l'attitude inqualifiable de nombre de médecins hospitaliers : à leur arrivée à l'hôpital, les femmes qui avaient tenté de mettre fin à une grossesse étaient insultées, humiliées ; des curetages étaient pratiqués sans anesthésie…

En 1964, j'étais en troisième année de médecine. Il n'y avait pas d'éducation sexuelle. L'amphithéâtre de la nouvelle faculté de la rue des Saints-Pères, à Paris, était bondé d'étudiants venus écouter le cours du Pr Christian Cabrol — auteur plus tard, le 27 avril 1968, de la première greffe cardiaque en France. Cabrol dessinait au tableau l'anatomie du petit bassin de l'homme et de la femme, commentait, expliquait les organes internes et externes, émaillant son exposé de sous-entendus grivois dans le plus pur style des chansons de carabins. Ce cours avait une solide réputation et il constituait l'unique information sexuelle, limitée à l'anatomie, des futurs médecins. En revanche, les complications possibles de chaque méthode d'avortement étaient, elles, largement détaillées : la redoutable septicémie à perfringens, souvent mortelle (qui a aujourd'hui totalement disparu), les séquelles pouvant aboutir à une stérilité…

Le Planning familial a été créé en 1960. Avec mon amie Elisabeth Barthod-Michaut, nous avons décidé de nous y inscrire en 1965 et avons demandé à suivre une formation d'hôtesse. Notre statut d'étudiantes en médecine a certainement joué en notre faveur dans un premier temps. La formation d'hôtesse du Planning était très classique et entièrement soumise aux points de vue et aux exigences du collège des médecins. Nous apprenions les méthodes de contraception mécaniques : diaphragmes, capes, crèmes spermicides. Les dispositifs intra-utérins (stérilets) étaient alors peu utilisés et réservés aux femmes ayant déjà des enfants. Nous étions obligées d'apprendre par nous-mêmes la façon d'utiliser le diaphragme. Quant à la pilule, interdite en France, on n'en parlait pas. Très rapidement, nous avons senti que nous n'avions pas notre place dans cette structure, qui, à l'époque, avait son siège rue Vivienne. Notre situation de femmes non mariées posait problème non seulement aux mères de famille qui venaient demander des conseils, mais aussi aux responsables du Planning (1). Nous nous sentions contraintes par les rigidités qu'imposait le collège des médecins. Enfin, seules les femmes majeures pouvaient s'inscrire, et la majorité en France était encore fixée à 21 ans (2).

« Le vice des riches »

Avec l'appui de la Mutuelle nationale des étudiants de France (MNEF) [liée à l'Union nationale des étudiants français (UNEF), le principal syndicat étudiant], nous avons alors décidé de créer un Planning en milieu étudiant. En février 1966, une permanence a été inaugurée au 22, boulevard Saint-Michel sous le nom de Centre d'études sociologiques et démographiques universitaire (Cesdu). (…)

Notre pratique a été assez différente de celle des permanences du Planning. Dès l'ouverture, nous avons pris contact avec les généralistes et les gynécologues du quartier. Nous leur avons exposé le projet et leur avons demandé s'ils seraient disposés à recevoir les étudiants à la recherche d'une contraception. Après des discussions longues et difficiles, nous avons obtenu une liste des médecins. Nous n'avons jamais refusé d'informer les personnes que nous recevions, dont beaucoup étaient encore mineures, et nous avons répondu — dans la mesure du possible — aux demandes d'avortement.

Statut légal de l'avortement dans le monde Cécile Marin, octobre 2015

A partir de 1971, les luttes se sont intensifiées. Manifestes et contre-manifestes se succédaient. Le premier a été celui des 343 femmes déclarant avoir avorté, publié par Le Nouvel Observateur le 5 avril 1971, qui a marqué la véritable entrée en lutte des femmes pour la libre disposition de leur corps. Le prestige de certaines signataires (3) lui a donné un retentissement international. L'Ordre des médecins, par la plume de son président Jean-Louis Lortat-Jacob, à l'avant-garde de la réaction, a alors écrit à la Confédération nationale des familles chrétiennes : « En observant la qualité nominale des 343 délinquantes en question, l'orthographe et la résonance de leur nom patronymique, je me suis rendu à l'évidence qu'elles n'apparaissaient pas trop catholiques. »

Ces propos ont suscité quelques réactions outrées publiées dans Le Monde, mais nous n'en étions encore qu'au début de l'escalade de la violence verbale. Le Planning, dont la direction demeurait réticente à l'avortement libre et gratuit, a néanmoins émis un communiqué pour s'opposer à toute mesure répressive. Il n'y a pas eu de poursuites judiciaires à l'encontre des « vedettes » signataires du manifeste, mais d'autres, moins illustres, ont subi des mesures de rétorsion dans leur travail (4). C'est pour défendre gratuitement les femmes inquiétées par la justice que, en juillet 1971, l'avocate Gisèle Halimi a créé avec Simone de Beauvoir l'association Choisir la cause des femmes.

Puis, en 1972, Mme Marie-Claire Chevalier, une jeune fille de 17 ans qui avait été violée et qui avait avorté, fut inculpée sur la base de la loi de 1920 (lire la chronologie, « Des décennies de lutte »), de même que sa mère, Michelle, et la femme qui avait posé la sonde. Gisèle Halimi, qui les défendait, choisit une stratégie très politique. Elle appela à la barre des signataires du Manifeste des 343 et des personnalités comme [l'écrivain et biologiste] Jean Rostand, [le Prix Nobel de médecine] Jacques Monod ou M. Paul Milliez. Le témoignage de ce dernier retint toute l'attention. Professeur d'université, grand patron de médecine respecté, considéré comme un humaniste, il était aussi catholique pratiquant, père de six enfants et opposé à l'avortement. Il raconta ce qu'il avait vu des conséquences de l'avortement clandestin et déclara que si sa propre fille, à 17 ans, avait voulu interrompre une grossesse, oui, il l'aurait aidée. L'Ordre des médecins critiqua violemment son intervention dans la presse. M. Milliez fut convoqué par le ministre de la santé publique, M. Jean Foyer, qui aurait déclaré à cette occasion : « Il ne faut pas que le vice des riches devienne celui des pauvres. »

Nous formons alors, le 14 mai 1972, le Groupe information santé (GIS), sur le modèle du Groupe d'information sur les prisons créé un an plus tôt par Michel Foucault, Jean-Marie Domenach et Pierre Vidal-Naquet. Les membres du GIS sont médecins, étudiants en médecine ou exercent des professions de santé — quelques non-médecins nous rejoignent par amitié. Ils affirment que les altérations de la santé sont en grande partie provoquées par les conditions de travail et de vie, et mettent leur expertise au service des syndicats.

La découverte de la méthode Karman, ou méthode par aspiration, conduit le GIS à s'engager publiquement en faveur de l'avortement libre et gratuit. Une patiente de la gynécologue Joëlle Brunerie [formée au Planning familial et membre du GIS] a vu M. Harvey Karman pratiquer des avortements avec sa canule au Bangladesh ; une séance de démonstration doit avoir lieu à Paris, dans l'appartement de l'actrice Delphine Seyrig. Militant du Cesdu dès la première heure, puis membre du GIS, l'obstétricien Pierre Jouannet s'y rend. Il apprend la technique, découvre qu'elle est simple et revient avec les instruments pour convaincre les membres du groupe.

Nous commençons donc à pratiquer des avortements, soit au domicile des femmes, soit dans des chambres de garde des hôpitaux. Dépassé par la demande, le GIS veut le faire savoir par un manifeste et recherche le soutien de figures inattaquables du monde médical. Je me rappelle avoir essayé de convaincre le pédiatre Alexandre Minkowski — j'avais été externe dans son service —, mais il trouvait le texte trop radical. Nous avons tout de même obtenu la signature de quelques médecins réputés, chefs de service ou agrégés. Des psychiatres, des généralistes, mais très peu de gynécologues.

Le 3 février 1973, le GIS publie dans Le Nouvel Observateur le Manifeste des 331, qui affirme que la femme, et elle seule, est en droit de décider. Il refuse de considérer la position de l'Ordre comme représentative de celle des médecins. Les signataires déclarent pratiquer ou aider à pratiquer des avortements sans en tirer aucun bénéfice financier et s'engagent à répondre collectivement de leurs actions devant l'autorité judiciaire ou médicale, ainsi que devant l'opinion publique.

Les réactions sont très violentes. L'Ordre des médecins considère qu'« un avortement de convenance ne devrait pas être opéré par un médecin » ; nous sommes devenus des « avorteurs », une « association de malfaiteurs ». L'expression « massacre des innocents » apparaît même dans la presse religieuse. Mais le GIS reçoit aussi de nombreuses lettres de soutien. Quelques jours plus tard, nous atteignons près de huit cents signataires.

Des autocars vers les Pays-Bas

Quatre jours après la publication de notre manifeste, l'Association nationale pour l'étude de l'avortement (ANEA), qui travaille en collaboration avec un groupe de théologiens catholiques de la revue Etudes, fait paraître une charte signée par plus de deux cents personnalités (dont MM. Milliez et Minkowski) qui déclarent pratiquer des avortements. Ils réclament l'abolition de la loi de 1920, mais considèrent qu'une commission doit décider si la demande d'avortement d'une femme est légitime ou pas. La notoriété professionnelle, le capital social et symbolique sont de leur côté. La plupart résident à Neuilly, dans le 16e ou le 7e arrondissement de Paris ; ils défendent le rôle moral du médecin et s'opposent à l'avortement totalement libre.

En avril 1973, les médecins du GIS décident de travailler en collaboration avec les militantes du Mouvement pour la liberté de l'avortement et de la contraception (MLAC), même si certaines d'entre elles préféraient pratiquer les avortements sans les médecins. Les praticiens se tiennent à leur disposition en cas de besoin, redoutant un accident qui serait surexploité par nos adversaires. Je me souviens de mon soulagement lorsque le Pr Pierre Huguenard, chef de service d'anesthésie-réanimation au centre hospitalier universitaire (CHU) de Créteil, a fait savoir qu'en cas d'accident nous pouvions transférer la patiente dans son service.

Les militantes du MLAC et quelques médecins tiennent régulièrement une permanence où la technique Karman est expliquée aux femmes. Sachant qu'elles ne peuvent pas toutes en bénéficier à Paris, puisque les médecins disponibles ne peuvent pratiquer des avortements que le week-end, les militantes discutent avec elles pour identifier celles qui ne peuvent absolument pas quitter la capitale — parce qu'elles sont mineures, étrangères, qu'elles ont des enfants en bas âge… Aux autres nous fournissons des certificats d'arrêt de travail. Les membres du MLAC assurent l'organisation et l'accompagnement des voyages aux Pays-Bas ; chaque semaine, des autocars bardés de calicots traversent la France. Pour les avortements plus tardifs, il faut se rendre en Angleterre. Jouannet négocie les meilleurs prix avec des responsables de cliniques britanniques.

Les permanences de la rue Buffon sont rapidement submergées ; une longue queue de femmes s'étire dans la rue. Nous décidons alors de nous installer sur les pelouses du Jardin des plantes, rendant ainsi les permanences publiques. Plus discrets sur le lieu où se déroulent les avortements, nous louons sous un nom d'emprunt un appartement rue Ollier, dans le 15e arrondissement. Les femmes rencontrent d'abord une « intermédiaire », une militante qui leur explique comment se passe l'intervention, les soutient psychologiquement, les rassure pendant l'aspiration et leur donne des informations sur la contraception. Presque tous les médecins du GIS travaillent en binôme avec des intermédiaires du MLAC.

L'opposition ne reste pas inactive. En juin 1973 paraît un manifeste de douze mille médecins et trois mille juristes s'opposant résolument à l'avortement au nom de leurs principes moraux et religieux. Ces notables suivent le généticien Jérôme Lejeune dans sa croisade. La direction et le collège médical du Planning restent très prudents. Proches de Choisir, ils désirent conserver aux médecins le pouvoir de décider — ou, tout au moins, d'aider les femmes à décider. Mais, en juin 1973, un changement d'orientation l'emporte lors de l'assemblée générale du Planning familial national : la motion radicale l'emporte. Les médecins dits réformateurs quittent le Planning, qui s'engage alors résolument dans la pratique des avortements dans ses centres d'orthogénie (5).

La jeune génération des médecins « gauchistes » l'a emporté. Mais il faut se souvenir que c'est la génération précédente, celle des « réformateurs », qui a eu l'audace d'introduire l'idée de planification familiale. A l'issue de ces luttes, la loi Veil [du nom de la ministre qui la porte, Mme Simone Veil] autorisant l'interruption volontaire de grossesse (IVG) pour cinq ans est finalement promulguée en janvier 1975. Elle deviendra définitive en 1979.

(1) Sur les hésitations tactiques et l'approche légaliste du Planning familial, cf. Marie-Françoise Lévy, « Le Mouvement français pour le planning familial et les jeunes », Vingtième Siècle, no 75, Presses de Sciences Po, Paris, 2002.

(2) Elle est passée à 18 ans en 1974.

(3) Notamment Simone de Beauvoir, Marguerite Duras, Françoise Fabian, Delphine Seyrig, Catherine Deneuve, Ariane Mnouchkine…

(4) Maud Gelly, « Le MLAC et la lutte pour le droit à l'avortement », Fondation Copernic, 2005.

(5) Mouvement français pour le planning familial, Liberté, sexualités, féminisme. 50 ans de combat du Planning pour les droits des femmes, La Découverte, Paris, 2006.

Première victime, le fret

mer, 05/10/2016 - 10:03

Les partisans de la concurrence avaient affirmé que les opérateurs privés du transport de marchandises prendraient des parts de marché à la route, pas au rail. Ils ont en réalité contribué à dépecer la Société nationale des chemins de fer français (SNCF), sans réussir à accroître l'activité globale du fret ferroviaire, qui, entre 2008 et 2014, a perdu 20 % de trafic et représente désormais moins de 10 % du transport de marchandises en France (1).

Les voies de la concurrence sont parfois impénétrables : Euro Cargo Rail, un opérateur privé qui taille des croupières à la SNCF, appartient à une filiale de la Deutsche Bahn, entreprise publique avec laquelle la SNCF… coopère pour les liaisons à grande vitesse avec l'Allemagne. Un troisième opérateur, Voies ferrées locales industrielles (VFLI), est une filiale de... la SNCF. « C'est notre paradoxe, reconnaît Mme Vanessa Walter, porte-parole de VFLI. Nous sommes à la fois complémentaires et concurrents de notre maison mère. » Paradoxe qu'éclaircit plus sévèrement M. Hervé Gomet, élu de la Confédération générale du travail (CGT) au Conseil économique, social et environnemental du Nord - Pas-de-Calais : « On a parfois le sentiment d'une collusion entre la SNCF et sa filiale VFLI dans la répartition des trafics. » Laquelle serait liée au fait que les salariés de VFLI ne jouissent pas du statut des cheminots de la SNCF, ni du même cadre, notamment pour les horaires de travail. Présentée comme une compétition commerciale, la concurrence entraîne aussi un dumping social.

(1) « Indicateurs du transport de marchandises », www.arafer.fr

Grands argentiers, grands électeurs

mar, 04/10/2016 - 23:18

« Ceux qui possèdent le pays doivent aussi le gouverner. » La formule de John Jay (1745-1829), premier président de la Cour suprême des Etats-Unis, a soudain rajeuni de deux siècles, le 21 janvier 2010 : par un arrêt opposant la Commission électorale fédérale à Citizens United, une association conservatrice qui revendiquait le droit de diffuser une publicité contre Mme Hillary Clinton, la plus haute juridiction américaine venait de déréguler les dépenses de propagande électorale engagées par des personnes morales. Désormais, toute association ou entreprise privée pourrait investir sans limites dans la production et la diffusion de messages à caractère politique dans le cadre des élections, ce qu'interdisait la loi auparavant (1).

Une entreprise multinationale désireuse de faire valoir ses intérêts donnera des millions de dollars non pas directement au candidat de son choix mais à un « super comité d'action politique » (Super PAC) qui multipliera les dépenses en faveur de son poulain. En janvier 2015, le réseau de donateurs dirigé par les frères Charles et David Koch, deux industriels du pétrole et de la chimie, ultraconservateurs et farouchement antiécologistes, contrôlant chacun une fortune de 43 milliards de dollars, rendait publique son intention d'investir 900 millions de dollars dans la campagne pour l'élection présidentielle de 2016. Un tel engagement, supérieur à celui des partis républicain et démocrate, « transformerait de facto l'organisation des frères Koch en troisième force politique du pays », a observé le New York Times (26 janvier 2015).

Ce coup de marteau dans la balance démocratique n'a pas suscité de la part des grands médias les réactions indignées que provoquent de telles pratiques lorsqu'elles se déroulent dans d'autres pays. Et pour cause : télévisions commerciales, radios, journaux et sites d'information seront les premiers bénéficiaires de cette transformation. C'est peu de dire qu'en période de baisse des ventes et de fuite de la publicité vers Internet, la décision semble tomber du ciel. En deux décennies, la part des dépenses politiques dans les revenus publicitaires des chaînes commerciales n'a cesser de s'alourdir, passant de 3 % en 1990 à 20 % en 2010.

En février 2016, avant même le début des primaires, l'arrêt de la Cour suprême avait permis la collecte de plus de 400 millions de dollars de fonds. Dont 119 millions en soutien au candidat républicain Jeb Bush, promptement dépensés sous la forme de 35 681 spots audiovisuels (2). Sans succès. Mi-février, M. Bush renonçait à la course à l'investiture au grand dam de ses donateurs, lesquels orientent leurs flux de dollars vers M. Marco Rubio (M. Donald Trump affirme financer sa campagne avec sa fortune personnelle). Les dirigeants des grandes chaînes, eux, se frottent les mains en attendant la suite.

(1) Lire Robert W. McChesney et John Nichols, « Aux Etats-Unis, médias, pouvoir et argent achèvent leur fusion », Le Monde diplomatique, août 2011.

(2) The Center for Public Integrity, www.publicintegrity.org, 21 février 2016.

Cinq décennies d'efforts internationaux

mar, 04/10/2016 - 14:28

Depuis le premier Sommet de la Terre à Stockholm, en 1972, les Etats multiplient les rencontres internationales sur les questions écologiques. Traités sur les pollutions, conventions sur les changements climatiques, protocoles sur les émissions nocives : les négociations, qui débouchent souvent sur des accords non contraignants, ne sont pas toujours couronnées de succès, comme l'ont été, par leur ratification finalement universelle, la convention de Vienne et le protocole de Montréal sur la protection de la couche d'ozone.

Les soldats étaient tous unis dans les tranchées

dim, 02/10/2016 - 19:14

« Au sein des unités, les hommes sont soudés par des liens forts, nourris par les difficultés de leur expérience de guerre » : à l'image de ce manuel édité par Belin (première, 2011), les livres de classe français relaient largement la thèse de l'« union sacrée » dans les tranchées. Pourtant, si les combats ont parfois rapproché des personnes aux convictions politiques opposées, ils n'ont pas remis en cause la distance entre les classes sociales.


Mobilisation en 1914 : départ d'un train de recrues à Berlin, le 28 août. Colorisation numérique.

Dans la plupart des manuels d'histoire, l'union sacrée qui aurait entouré la Grande Guerre est donnée comme une évidence, et ce à deux niveaux. Au sommet de l'Etat, elle est identifiée à l'appel que lance le président de la République, Raymond Poincaré, le 4 août 1914, dans le but de réaliser l'unité nationale. On en trouverait l'incarnation concrète dans la présence, ce même jour, de Maurice Barrès, chef de la Ligue des patriotes, aux obsèques de Jean Jaurès, ou dans la composition du Comité du Secours national, où siègent côte à côte le secrétaire général de la Conféderation générale de travail Léon Jouhaux et des représentants de la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO), de l'Action française ou de l'archevêché de Paris.

Tirailleurs sénégalais à Saint-Ulrich (Haut-Rhin). Autochrome.

Cette union se serait par ailleurs prolongée dans le temps et jusque dans les tranchées, prenant cette fois la forme particulière d'un brassage, sinon d'une osmose, entre les classes sociales. Physiquement rassemblés dans la défense de la patrie, des hommes que leurs origines sociales et leurs conditions de vie civiles rendaient étrangers les uns aux autres se seraient à la fois découverts, reconnus et appréciés sous le feu. En témoignerait la devise toujours rappelée de l'Union nationale des combattants (UNC), la plus importante des associations d'anciens combattants d'après-guerre : « Unis comme au front ».

Certes, le brassage des hommes a bien eu lieu. En raison des pertes énormes de 1914 et du printemps 1915, l'armée a dû suspendre le caractère localement homogène du recrutement régimentaire. Dès lors, des hommes issus de régions éloignées, parlant des patois inconnus les uns des autres, se sont effectivement côtoyés et découverts. En revanche, les rencontres entre personnes de groupes sociaux différents furent beaucoup plus rares – l'accès au statut d'officier est très lié à l'appartenance aux classes supérieures – et surtout bien plus superficielles que ne le laisse entendre la devise de l'UNC.

Au front, des préoccupations communes réconcilient d'anciens adversaires politiques

D'autres rencontres eurent bien lieu, que signalent des témoignages de lettrés partis se battre : elles ont mis en contact des hommes du même milieu social qui s'étaient durement opposés, politiquement ou religieusement, dans les années d'avant-guerre. Le mieux est encore, pour faire saisir ce qu'a été cette union des élites en guerre, d'en donner des exemples.

Le chef d'escadron Moog au milieu des hommes du 4e régiment de spahis. Autochrome.

Le premier met en scène l'historien Jules Isaac, coauteur du célèbre manuel Malet et Isaac, lorsqu'il avoue, dans une lettre à sa femme Laure, s'être surpris à bavarder avec un nouveau sergent « disciple de Maurras et ami de l'Action française, médaillé du Sacré Cœur, bien loin, bien loin de moi ! », mais avec lequel il reconnaît partager « tout de même certaines préoccupations communes ».

Le radical Emile Combes, farouche partisan de la séparation de l'Eglise et de l'Etat, au côté de sœur Julie. Photographie anonyme de 1916.

Le second évoque la mémoire du sociologue Robert Hertz, « tué à l'ennemi » le 13 avril 1915. Lors d'une visite de condoléances faite à sa femme Alice, Emile Durkheim, son directeur de thèse, découvre avec surprise que, dans ses lettres du front, son élève fait preuve d'« un idéalisme un peu fumeux » et que, pis encore, il lui arrive d'évoquer Barrès « avec sympathie ». Le professeur en Sorbonne ne comprend pas l'attitude du jeune socialiste. Comment peut-il parler en aussi bons termes d'hommes que l'affaire Dreyfus, la séparation de l'Eglise et de l'Etat ou la montée en puissance des idées jaurésiennes avaient constitués en irréductibles adversaires politiques ?

Dans les tranchées, nombreux sont ces membres de la bourgeoisie lettrée qui découvrent qu'ils ont plus de choses à partager avec leurs semblables sociaux, quand bien même ils auraient été ennemis politiques dans le civil, qu'avec les hommes avec lesquels ils se retrouvent condamnés à vivre, quand ils ne les commandent pas. Sans doute l'union sacrée est-elle, bien plus qu'une fraternité entre classes sociales, la reconnaissance d'une appartenance à la même « espèce » sociale, selon le terme qu'ils utilisent pour qualifier les individus dont ils recherchent, d'autant plus fortement que la guerre se prolonge, la compagnie.

Et le Paraguay découvrit le libre-échange


dim, 02/10/2016 - 19:12

Quand il trouve porte close, le libre-échange sait s'imposer par les armes. Adepte d'un protectionnisme rigoureux, le Paraguay en a fait la douloureuse expérience entre 1865 et 1870, lors de la guerre de la Triple Alliance qui l'opposa au Brésil, à l'Uruguay et à l'Argentine. Financés par les milieux d'affaires londoniens, ces trois pays sont parvenus à le soumettre à l'économie-monde britannique.


Soldats paraguayens prisonniers et blessés après la bataille de Yatay le 17 août 1865, par Cándido López, vers 1891.

A la fin du XIXe siècle, la plupart des Etats d'Amérique latine dépendent presque entièrement du Royaume-Uni, la première puissance mondiale : ils se consacrent à la production des matières premières dont Londres a besoin et offrent aux industriels britanniques de nouveaux marchés pour écouler leurs marchandises. Reposant sur l'idéologie dominante du libre-échange – selon laquelle chaque pays doit renforcer ses « avantages comparatifs » –, un tel mode d'insertion dans l'économie-monde présente de nombreux problèmes : il entrave l'industrialisation des pays du Sud, concentre la richesse dans ceux du Nord et favorise les comportements parasitaires des oligarchies nationales. Bref, il condamne les pays de la périphérie au sous-développement.

Dans ce montage, le Paraguay fait figure d'exception.

Lorsqu'il prend le pouvoir, en 1814, le dirigeant paraguayen José Gaspar Rodríguez de Francia met en place un régime autoritaire. Pas dans l'optique d'opprimer la population, mais pour écraser l'oligarchie : s'appuyant sur la paysannerie, il exproprie les grands propriétaires. Alors que la plupart des pays comptent sur l'essor d'une bourgeoisie nationale pour piloter la création de richesses, Francia jette les bases d'un Etat fort et dirigiste. Veillant à se prémunir des flux internationaux de marchandises qui pourraient fragiliser sa propre production, le Paraguay instaure ainsi un protectionnisme rigoureux.

Après la mort de Francia, en 1840, ses successeurs (Carlos Antonio López puis son fils Francisco Solano López) poursuivent sa politique. Vingt ans plus tard, les résultats sont considérables. La persécution des grandes fortunes a conduit à leur disparition : la redistribution des richesses atteint de tels niveaux que de nombreux voyageurs étrangers rapportent que le pays ne connaît ni la mendicité, ni la faim, ni les conflits. La terre a été répartie sur des bases qui rappellent les projets les plus avancés de réforme agraire du XXe siècle.

Au milieu du XIXe siècle, l'élite paraguayenne vient se former dans les universités européennes.

Asunción figure parmi les premières capitales latino-américaines à inaugurer un réseau de chemins de fer. Disposant d'une ligne de télégraphe, de fabriques de matériaux de construction, de textile, de papier, de vaisselle, de poudre à canon, le pays parvient à se doter d'une sidérurgie ainsi que d'une flotte marchande composée de navires construits dans des chantiers nationaux. Sa balance commerciale excédentaire indique qu'il ignore tout du problème de l'endettement et peut se permettre d'envoyer certains de ses citoyens se former dans les meilleures universités européennes.

Population décimée

Londres voit d'un mauvais œil cette expérience unique de développement économique autonome d'un pays de la périphérie : Asunción échappe au libre-échange ! Très rapidement, la Couronne intervient dans un conflit frontalier entre le Brésil et le Paraguay et parraine la signature du traité grâce auquel l'Argentine, le Brésil et l'Uruguay unissent leurs forces pour terrasser leur voisin : le traité de la Triple Alliance, qui donnera son nom au conflit qui éclate en 1865. Les trois alliés bénéficient du soutien financier de la Banque de Londres, de la Baring Brothers et de la banque Rothschild.

Cinq ans plus tard, le Paraguay est défait. Il a perdu 60 % de sa population et neuf hommes sur dix sont morts. Ceux que les combats n'ont pas fauchés ont succombé à la faim (toutes les forces productives ayant été accaparées par la guerre). A mesure que les soldats tombent, on enrôle les enfants, auxquels on fait porter de fausses barbes et qu'on équipe de morceaux de bois peints de façon à ressembler à des fusils lorsque les armes manquent. Au bout de quelques années, certains Paraguayens n'ont plus d'uniforme. Ils combattent nus.

Lors de la reddition de Solano López, en 1870, la plupart des infrastructures ont été détruites. Le Paraguay s'insère finalement dans le système économique mondial.

Gravure représentant des soldats brésiliens dans les tranchées pendant la guerre de la Triple Alliance. Manuels scolaires des Amériques

Officiellement destinée à protéger le continent américain de la colonisation européenne, la doctrine Monroe (1823) servira à Washington pour justifier ses interventions en Amérique latine. Instrument de protection selon les manuels édités aux Etats-Unis, elle est un outil de l'impérialisme dans les livres scolaires utilisés au Nicaragua.

ÉTATS-UNIS : Dangereusement divisés, les Etats-Unis ont subi une défaite humiliante pendant la guerre [anglo-américaine] de 1812. Mais de là est né un sens nouveau de l'unité et de l'intérêt national. Président du pays pendant cette « ère des bons sentiments », James Monroe proclama, dans la doctrine Monroe de 1823, que l'Amérique du Nord et du Sud était désormais fermée aux interventions européennes. Les fondements d'une économie à l'échelle continentale étaient lancés (…). La doctrine Monroe aurait été mieux nommée doctrine d'autodéfense. Le président se souciait essentiellement de la sécurité de son propre pays.

NICARAGUA : Dans les années 1890 renaît la doctrine Monroe et, avec elle, l'idée que Dieu a donné au peuple américain un pouvoir spécial pour réaliser une mission civilisatrice. Cette doctrine fut utilisée par les Etats-Unis pour montrer au monde que l'Amérique latine faisait partie de ce qu'ils appelaient eux-mêmes leur sphère d'influence.

Chine, les visages de la justice ordinaire

dim, 02/10/2016 - 17:46

Tout était à inventer ou presque. Au sortir de la Révolution culturelle, la justice était en miettes, la profession d'avocat avait disparu. La Chine s'est attachée à reconstruire un appareil judiciaire — de façon chaotique, en enchevêtrant principes occidentaux, rites ancestraux et tradition maoïste. Un mélange détonant parfaitement décrypté par la chercheuse Stéphanie Balme. Elle ne s'est pas contentée de retracer les réformes, en menant un formidable travail. Pendant dix ans, elle a arpenté le territoire chinois et « suivi les pas des justiciables dans les dédales des palais de justice et les arcanes de la procédure civile » jusque dans les provinces les plus reculées — ce qui est inédit pour une Occidentale. Si la modernisation des tribunaux est spectaculaire et la construction d'un corpus juridique tout à fait réelle, l'autoritarisme de l'État-parti, la pression sur les avocats (y compris la répression), singulièrement dans la dernière période, témoignent qu'on est encore loin d'un État de droit démocratique, avec une justice indépendante…

Presses de Sciences Po, Paris, 2016, 334 pages, 26 euros.

Les femmes dans l'espace décisionnel congolais

dim, 02/10/2016 - 17:46

En République démocratique du Congo, la place des femmes grandit dans les sphères du pouvoir politique et économique. Le remarquable ouvrage que leur consacre le journaliste Joseph Roger Mazanza Kindulu Ndungu souligne les hautes responsabilités acquises par nombre d'entre elles dans l'enseignement, les secteurs infirmier et médical, la magistrature, la presse écrite et audiovisuelle, les associations, le monde des affaires et les institutions internationales. La promotion des femmes, qui a commencé sous Joseph Mobutu (1965-1997), fait l'objet d'une politique volontariste (formations spéciales, séminaires ad hoc). Le malheur a son revers : la crise, le chômage et la guerre leur ont permis de s'imposer dans les espaces abandonnés par les hommes. Mais les portraits rassemblés dans ce Who's Who soulignent aussi la force et le courage dont les Congolaises doivent faire preuve face aux préjugés de leurs compatriotes « mâles » et à la standardisation rampante des comportements promue par la « communauté internationale ».

L'Harmattan, Paris, 2015, 289 pages, 30,50 euros.

La littérature à l'heure du printemps arabe

dim, 02/10/2016 - 17:46

Dans une première partie, cet ouvrage collectif propose de lire une continuité entre les écrits antérieurs aux « printemps arabes » et les bouleversements politiques que ceux-ci ont constitués. Les auteurs abordés ont en commun de décrire, parfois en situant les intrigues dans des époques passées ou des contextes spatio-temporels flous, un climat de malaise social face aux multiples formes de violence, à la corruption, au consumérisme ou à la chape de plomb imposée par le régime en place, qui débouche, dans plusieurs romans, sur des soulèvements populaires. En étudiant, dans la seconde partie, les genres littéraires (prose, poésie, théâtre), les styles de narration ou encore la langue (usage du dialecte et/ou de l'arabe littéral) des écrits plus strictement concomitants des événements, les contributions mettent en lumière non seulement des innovations littéraires (néologismes issus des réseaux sociaux, mélange de journalisme et d'autofiction), mais aussi la place des auteur(e)s dans des sociétés en pleine ébullition.

Karthala, Paris, 2016, 351 pages, 29 euros.

Canada/États-Unis, les enjeux d'une frontière

dim, 02/10/2016 - 17:46

Si la frontière que les États-Unis partagent avec le Mexique focalise l'attention des journalistes et des chercheurs, celle qui les sépare du Canada est beaucoup moins connue. Cette délimitation joue pourtant, comme le montre le chercheur Pierre-Alexandre Beylier, un rôle essentiel dans l'économie continentale. Totalement ouverte aux personnes, mais fermée au commerce durant le XIXe siècle, elle présente aujourd'hui les caractéristiques inverses. À partir de 1989, l'Accord de libre-échange (ALE) Canada - États-Unis la rend ainsi perméable à la circulation des marchandises : « Alors que l'intégration économique était jusqu'à présent une sorte de fatalité dictée par les forces du marché, elle est désormais posée comme politique officielle », constate l'auteur. Puis la frénésie sécuritaire engendrée par le 11-Septembre entrave la libre circulation des individus, rendant la frontière américano-canadienne fermée aux personnes…

Presses universitaires de Rennes, 2016, 367 pages, 24 euros.

Le livre de la jungle. Histoires contemporaines de l'Amazonie et de ses périphéries

dim, 02/10/2016 - 17:46

L'Amazonie : écrin immaculé où s'épanouirait une Nature reine, paradis perdu d'une humanité préservée, terminal privilégié de communication avec le cosmos ? Non, l'immense bassin tropical est un lieu perméable à l'histoire, aux forces du marché et aux contradictions des sociétés modernes. Publié à l'occasion d'une exposition aux Rencontres de la photographie d'Arles, cet ouvrage offre un voyage désabusé — et halluciné — au cœur de cette région où les fantasmes occidentaux viennent s'échouer sur ceux des populations locales. On y rencontre ainsi une indigène qui souhaite nommer sa fille Ampicilline, du nom de l'antibiotique qui lui a sauvé la vie ; un Hitler, parce que ses parents avaient « lu ce nom dans un livre » et que « le personnage semblait très puissant » ; ou encore un missionnaire américain soucieux de protéger la culture des autochtones, tout en les évangélisant. L'Amazonie répond « aux mirages par d'autres mirages », écrit le journaliste Arnaud Robert dans sa préface. « Et, au plus profond de la jungle, on ne tombe en général que sur une variante, suante et harassée, de soi. »

Actes Sud - Fondation Luma - Les Rencontres d'Arles, Arles, 2016, 224 pages, 29 euros.

10 Petits Films pour « Strip-Tease », Pierre Carles

dim, 02/10/2016 - 17:45

De 1993 à 1997, Pierre Carles a tourné une dizaine de sujets pour « Strip-Tease », une émission de télévision créée par Jean Libon et Marco Lamensch. Se pliant aux contraintes imposées, c'est-à-dire suivre des gens dans leur quotidien sans les questionner ni fournir d'autres explications que celles contenues dans les images et les propos des protagonistes, il n'a pas pour autant perdu le ton impertinent qui a suscité son départ des médias audiovisuels dominants, de Canal Plus à TF1. Il parvient dans la plupart de ces courts-métrages à construire une réflexion cohérente sur les hommes d'influence, politiciens, communicants, journalistes et publicitaires, alors encore balbutiants dans leurs méthodes mais déjà prêts à travailler l'opinion. Et, quand il s'intéresse à la formation des livreurs de pizzas à domicile d'une chaîne aujourd'hui numéro un des ventes, son sujet pourrait être tourné à l'identique aujourd'hui.

150 minutes, 2015, 28 euros, DVD disponible sur le site http://www.pierrecarles.org

La double dépendance. Sur le journalisme

dim, 02/10/2016 - 17:45

Loin de s'imposer naturellement comme tel, l'« événement » est une construction collective dépassant le travail des journalistes. Le processus par lequel un fait accède au rang d'information est détaillé à l'aide de multiples exemples (arrivée de la télé-réalité en France, affaire du RER D en 2004…). Structurellement tiraillé entre des logiques politiques et des contraintes économiques, le journalisme s'apparente selon l'auteur à « l'histoire sans fin d'une autonomie toujours à reconquérir parce que toujours menacée ». Aux discours célébrant la liberté de la presse, le sociologue oppose les mécanismes sophistiqués par lesquels les médias sont instrumentalisés politiquement, ainsi que la censure qui s'exerce par l'intermédiaire du marché. Bouleversé par l'avènement de la presse à grand tirage au XIXe siècle, puis par le développement de la télévision, le champ journalistique serait désormais dominé par la « pensée par sondages », qui produit artificiellement une « opinion publique » appelée à réagir à des sujets imposés.

Raisons d'agir, Paris, 2016, 192 pages, 8 euros.

Le secret le mieux gardé du monde. Le roman vrai des Panama Papers

dim, 02/10/2016 - 17:45

Un lanceur d'alerte, anonyme et invisible jusqu'au bout, livre durant des mois à deux journalistes de la Süddeutsche Zeitung des informations en provenance d'un cabinet panaméen, Mossack Fonseca, spécialisé dans la vente clés en main de sociétés-écrans à des banques, cabinets d'avocats, d'experts-comptables, etc. : 11,5 millions de documents concernant plus de 200 000 sociétés fictives, réparties dans une vingtaine de paradis fiscaux. Au profit de multinationales, mafias, grosses fortunes, dictateurs et politiciens, services secrets, terroristes. Les deux enquêteurs n'ayant pas les moyens de traiter cette masse d'informations, ils font appel à une association américaine, le Consortium international de journalistes d'investigation (ICIJ, en partie financé par M. George Soros), qui compte près de deux cents journalistes du monde entier. Ils travaillent pendant un an dans le plus grand secret avant de sortir au même moment, partout, ce que l'on appellera les « Panama Papers ». Un exemple passionnant d'investigation collective et anonyme.

Seuil, Paris, 2016, 419 pages, 20 euros.

Les Vierges jurées d'Albanie. Des femmes devenues hommes

dim, 02/10/2016 - 17:45

Lule a 19 ans lorsque ses parents meurent. Dixième enfant d'une famille qui en compte onze, elle a été élevée comme un garçon, éclipsant son unique frère, beaucoup trop choyé pour répondre à ses « devoirs d'homme ». Après la disparition du chef de famille, elle s'est naturellement imposée comme le nouveau maître des lieux. Elle est devenue un homme, ou plutôt une vierge jurée. L'étude de l'anthropologue britannique Antonia Young accompagne l'histoire d'une transformation sociale propre aux populations du nord de l'Albanie. Une histoire qui suit consciencieusement le kanun, ce code de conduite transmis oralement qui fait de la défense de l'honneur un devoir de vengeance dévolu aux hommes. Sans transformation physique, une vierge jurée s'habille comme un homme, vit comme un homme et jure de ne plus avoir de rapports sexuels, pour l'honneur de la famille. Ce voyage profondément ancré dans les campagnes albanaises et kosovares lève le voile sur une pratique ancestrale, tout en aidant à reconsidérer la part du social dans la construction du genre.

Non Lieu, Paris, 2016, 240 pages, 15 euros

Une mort de plomb. Qui a tué Mauro Brutto ?

dim, 02/10/2016 - 17:45

Jeune journaliste à L'Unità, Mauro Brutto enquêtait dans l'Italie des années 1970 sur les enlèvements contre rançon, les meurtres classés faute de preuves, les tentatives d'infiltration de l'extrême gauche par les services de renseignement ou les trafics d'armes entre mouvements néofascistes et mafias. Il avait donc beaucoup d'ennemis. Le 28 novembre 1978, il est fauché par une voiture dans une rue de Milan. La police bâcle son enquête et conclut à un accident. Telle n'est pas la conviction des collègues et amis de Brutto, ni de sa famille, ni du documentariste et écrivain Pino Adriano. Près de quarante ans plus tard, convaincu qu'il s'agissait d'un assassinat, celui-ci a décidé de rouvrir le dossier. À partir d'archives et d'entretiens inédits, il retrace son parcours et tente de trouver les responsables de sa mort. Au croisement de l'enquête policière et du récit historique, ce travail offre un éclairage captivant sur l'Italie des « années de plomb ».

La librairie Vuibert, Paris, 2016, 286 pages, 20,90 euros.

Storia di un comunista

dim, 02/10/2016 - 17:45

Dans cette « autobiographie philosophique » unique en son genre, Toni Negri raconte sa jeunesse, ses premiers travaux et ses combats dans le mouvement pour l'autonomie ouvrière. Politisé au sein de la Jeunesse catholique italienne dans les années 1950, Negri va devenir communiste avant de découvrir Karl Marx. Passant assez vite « de la laïcité radicale à l'athéisme vertueux », il adhère à l'opéraïsme de la revue Quaderni Rossi (Raniero Panzieri, Mario Tronti), avant de fonder, avec des comités d'usine radicalisés, l'organisation Potere Operaio (1969), qui s'oppose au Parti communiste italien et se définit comme « le parti de l'insurrection ». Il n'en poursuit pas moins une carrière universitaire brillante. Opposé à la dérive militariste de son parti, il crée en 1973 Autonomia Operaia, qui jouera un rôle important dans les grandes grèves et mobilisations de l'année 1977 — le Mai 68 italien. Curieusement, Antonio Gramsci est absent de son horizon intellectuel, jusqu'en 1978. Le volume se clôt sur l'arrestation, en 1979, du philosophe, accusé notamment d'être l'inspirateur de l'assassinat d'Aldo Moro.

Ponte alle Grazie, Milan, 2015, 607 pages, 18 euros.

Pages