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Mensuel critique d'informations et d'analyses
Mis à jour : il y a 4 jours 5 heures

Jean Genet. Traces d'ombres et de lumières

dim, 02/10/2016 - 17:45

Ancien militant du Front homosexuel d'action révolutionnaire (FHAR) et de la Fédération anarchiste, Patrick Schindler expose la vie et l'œuvre de Jean Genet sous un éclairage politique. Il analyse plus brièvement sa méthode de création littéraire et sa poétique. Ouverte par le rappel de la vie du voleur, celle d'avant le succès littéraire — Genet volait surtout des draps et des livres de poésie —, cette biographie intellectuelle étudie ensuite l'œuvre romanesque, rédigée avant la « claque psychanalytique » infligée par Jean-Paul Sartre avec Saint Genet, comédien et martyr (Gallimard, 1952). Puis elle se tourne vers l'œuvre théâtrale qui va se centrer sur une question très sartrienne : « Comment supporter l'enfer des autres ? » La dernière partie retrace les engagements politiques : les Black Panthers, le Groupe d'information sur les prisons (GIP) et enfin la Palestine. Un appareil de notes, qui restitue le contexte politique et social, et deux textes majeurs de Genet (« Le condamné à mort » et « Quatre heures à Chatila ») complètent l'ouvrage.

Éditions libertaires, Saint-Georges-d'Oléron, 2016, 207 pages, 14 euros.

Au nom de l'humanité. L'audace mondiale.

dim, 02/10/2016 - 17:45

Le titre de cet ouvrage peut paraître démesuré par rapport aux possibilités de sa déclinaison concrète. Comme fondement de son manifeste, Riccardo Petrella propose de donner à l'humanité le statut de sujet juridique et politique, dont il dit qu'il « exprime la conscience de l'appartenance des êtres humains à une même entité, la communauté humaine, et leur volonté de bien vivre ensemble avec aussi les autres espèces vivantes ». Même si ceux qui pourraient adhérer à cette définition sont nombreux, l'ordre mondial actuel entraîne les habitants de la planète Terre dans un sens rigoureusement inverse. Face aux catastrophes annoncées, l'auteur propose de s'attaquer à leurs causes structurelles. Il énonce plusieurs batteries de mesures, s'appuyant sur un impressionnant appareil critique, et regroupées autour de trois « audaces mondiales » : déclarer illégale la pauvreté ; désarmer la guerre ; mettre fin à la finance actuelle. Petrella n'est pas seulement un lanceur d'alerte, c'est aussi un lanceur d'idées qui pourraient changer le monde.

Couleur livres, Bruxelles, 2015, 245 pages, 18 euros.

Juger. L'État pénal face à la sociologie

dim, 02/10/2016 - 17:45

Voici un ovni dans le monde des livres consacrés à la justice pénale, tant il déconcerte au premier abord. Ayant assisté à plusieurs procès de cour d'assises, l'auteur analyse la domination d'État à travers le prisme de la justice criminelle. « Un sujet de droit serait avant tout un sujet jugeable, emprisonnable, arrêtable, condamnable. » Il conteste la notion de responsabilité individuelle et s'appuie sur les travaux du sociologue durkheimien Paul Fauconnet portant sur la notion de responsabilité collective dans le passage à l'acte. Il invite à dépasser la contradiction État pénal - État social et propose de faire jouer, d'un côté, « une vision sociologique contre une vision individualisante » et, de l'autre, « une vision libertaire contre une vision socialisante ». Il suggère de traiter le crime de manière civile, par le biais notamment de l'indemnisation ; ou, à tout le moins, de repenser « une gestion des illégalismes qui s'émanciperait de la logique de la pénalité et de la répression ». Bref, une justice issue d'un État qui « ne fonctionnerait plus à la souveraineté », cet exercice d'un pouvoir historiquement situé, produisant des effets d'assujettissement.

Fayard, Paris, 2016, 297 pages, 18 euros.

Technique et civilisation

dim, 02/10/2016 - 17:45

La critique de la technoscience et de l'artificialisation du vivant a donné lieu à une littérature importante bien que minoritaire. Mais sans doute doit-on au philosophe et historien des sciences Lewis Mumford l'anticipation la plus clairvoyante et approfondie d'un désastre généralisé dont nul ne s'avise plus aujourd'hui de nier la possibilité, même si son imputation au système capitaliste suscite nombre de réticences. Ce n'est assurément pas le cas pour Mumford. Rédigée au début des années 1930, cette fresque magistrale aux formulations savoureuses fait ressortir avec une puissance inégalée le lien entre développement du machinisme, essor du capitalisme et déshumanisation des sociétés, le tout remis en perspective depuis l'aube de l'humanité. L'ouverture d'esprit de l'auteur et son immense érudition lui ont permis d'aborder toutes les phases de cette évolution (« éotechnique », « paléotechnique », « néotechnique »). La dernière pourrait englober l'ère numérique, dont l'avènement est célébré par des prophètes intéressés ou inconscients.

Parenthèses, Marseille, 2016, 480 pages, 19 euros.

Henri Dutilleux

dim, 02/10/2016 - 17:45

Il aura fallu le procès en « collaboration » intenté par un très inculte service culturel de la mairie de Paris pour que l'on parle à nouveau d'Henri Dutilleux (1916-2013), compositeur majeur du XXe siècle. Il manquait à ce discret génie, coincé entre Olivier Messiaen et Pierre Boulez, un ouvrage à sa mesure. Pierre Gervasoni s'y est attelé dans cette somme impressionnante. Évitant les écueils de la thèse austère comme de la surenchère de documents, cet émérite musicologue livre le roman d'une vie riche de rencontres et d'obstacles surmontés. Car, à l'instar d'interprètes français comme Régine Crespin ou Georges Prêtre, Dutilleux ne fut guère prophète en son pays. Cet Angevin imprégné de paysages flamands fut écarté du succès par la « dictature » de la musique sérielle, devenue après guerre un académisme jaloux. Adepte de la tonalité, Dutilleux séduisit l'étranger avant de revenir, sur le tard, chez lui. Il est désormais, pour la génération des Thierry Pécou, Thierry Escaich, voire du défunt Olivier Greif, un maître de référence. Celui que le grand public peut écouter sans avoir honte d'y trouver du plaisir, ce mot si grossier aux oreilles des snobs.

Actes Sud - Philharmonie de Paris, Arles-Paris, 2016, 1 760 pages, 49 euros.

Les invasions barbares. Une généalogie de l'histoire de l'art

dim, 02/10/2016 - 17:45

Née en Allemagne au XVIIIe siècle, l'histoire de l'art a entretenu d'emblée des liens forts avec le racisme, qui commence à se structurer à la même époque, expose Éric Michaud. Alors que surgissent les mouvements d'indépendance nationale en Europe, c'est le « moment romantique », avec ce qu'il implique d'obsession des origines, qui accentue le processus. Les peuples barbares, « virils », sont valorisés selon une nouvelle lecture de l'histoire, essentialiste et organique. La culture est biologisée, et l'on voit dans les arts l'expression naturelle de l'esprit d'un peuple et d'un sol. Ce retournement historiographique va faire du Juif le nouveau barbare — ce en quoi les écrits de Richard Wagner excellent à montrer la voie. Du philosophe Friedrich Hegel à Eugène Viollet-le-Duc, d'Aloïs Riegl à Heinrich Wölfflin, Élie Faure ou René Huyghe, tous grands historiens de l'art, aucun ne semble selon l'auteur avoir échappé à l'empire délirant du « racialisme ». Une conception qui survivrait encore, indique-t-il dans un trop court épilogue, dans les classifications de l'art contemporain…

Gallimard, Paris, 2015, 320 pages, 23 euros.

Enseignement de l'histoire. Enjeux, controverses autour de la question du fascisme

dim, 02/10/2016 - 17:45

Deux professeures d'histoire de l'enseignement secondaire étudient le processus de la casse systématique de l'enseignement en général et de l'histoire en particulier, baptisée « réforme » — un processus qui s'étire depuis les années 1970-1980. Secondés par l'affaiblissement de la résistance des enseignants, des parents et des élèves, tous les gouvernements français et leur majorité parlementaire ont suivi les consignes de l'Union européenne et de l'Organisation de coopération et de développement économiques. Fidèles au Livre blanc de Bruxelles de 1995, ils ont généralisé, après le Conseil européen de mars 2000, le programme de formation au plus bas niveau de « masses » vouées aux seules tâches d'exécution avec comme matières de base les « 3 I », selon le sigle italien (Internet, inglese, impresa, « Internet, anglais et entreprise ») ; ce qui minore les contenus scientifiques et la réflexion « abstraite », c'est-à-dire critique. Ce bref ouvrage est fort documenté sur cette politique et sur le bilan accablant de la liquidation d'une discipline propre à nourrir l'indocilité. Le traitement de la question du fascisme (les manuels utilisent-ils par exemple le terme de « fascisme » ou celui de « totalitarisme » ?) fait l'objet d'un examen très éclairant.

Adapt-SNES, Paris, 2016, 126 pages, 12 euros.

Histoire du sabotage, de la CGT à la Résistance

dim, 02/10/2016 - 17:45

Cette première synthèse historique globale sur le sabotage étudie l'articulation entre la dimension ouvrière de cette méthode, adoptée par la Confédération générale du travail (CGT) en 1897, et ses applications militaires. Conçu au départ comme un travail volontairement mal fait, le sabotage acquiert avant 1914 une dimension plus radicale. Au cours de la première guerre mondiale, les manœuvres allemandes sur le continent américain afin d'entraver l'effort de guerre allié contribuent à faire basculer la figure du saboteur vers celle du traître, qui occupera une place centrale dans l'entre-deux-guerres. Mais il faut attendre le second conflit mondial (auquel plus de la moitié de l'ouvrage est consacrée) pour que cette méthode entre dans une ère nouvelle en s'industrialisant au sein du Special Operations Executive britannique. Soucieux de ne pas surestimer l'importance ni les effets du sabotage, l'auteur insiste sur le caractère souvent démesuré des attentes militantes et militaires qui y sont associées, et des peurs qu'il suscite. Le sabotage dans sa forme théorisée apparaît, pour finir, intrinsèquement lié aux réseaux et aux infrastructures constituant les bases de l'industrialisation depuis la fin du XIXe siècle.

Perrin, Paris, 2016, 496 pages, 25 euros.

« Je veux Mossoul », dit Lloyd George

ven, 30/09/2016 - 09:53

En 1916, en pleine guerre mondiale, Paris et Londres négocient le démembrement de l'Empire ottoman. Un premier schéma est entériné par les diplomates François Georges-Picot et Mark Sykes. Les frontières du Proche-Orient tracées par les vainqueurs après la fin du conflit seront finalement différentes. Mais ce partage restera connu sous le nom d'« accords Sykes-Picot ». Extraits.

Dans son journal, le 11 décembre 1920, Maurice Hankey, secrétaire du gouvernement britannique, notera : « Clemenceau et Foch ont traversé [la mer] après l'armistice, et on leur a donné une grande réception militaire et publique. Lloyd George et Clemenceau ont été conduits à l'ambassade de France… Quand ils furent seuls, Clemenceau dit : “Bien. De quoi devons-nous discuter ?” “De la Mésopotamie et de la Palestine”, répondit Lloyd George. “Dites-moi ce que vous voulez”, demanda Clemenceau. “Je veux Mossoul”, dit Lloyd George. “Vous l'aurez”, a dit Clemenceau. “Rien d'autre ?” “Si, je veux aussi Jérusalem”, a continué Lloyd George. “Vous l'aurez”, a dit Clemenceau. » (…)

La division du Proche-Orient en plusieurs Etats (…) s'est opérée contre la volonté des populations et en utilisant une rhétorique libérale que le recours à la force rendait vide de sens. Par rapport à l'évolution politique de la dernière décennie ottomane, où la cooptation des notables et l'établissement d'un système électoral, certes très imparfait, avaient tracé la voie à une vraie représentation politique, l'autoritarisme franco-anglais constitue une régression durable.

En tant que découpage territorial, le partage a duré, essentiellement parce que les nouvelles capitales et leurs classes dirigeantes ont su imposer leur autorité sur le nouveau pays. Mais les événements de 1919-1920 furent ressentis comme une trahison des engagements pris (en premier lieu, du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes). Ils dépossédèrent surtout les élites locales de leur destin. Quand le nationalisme arabe reviendra en force, il ne reconnaîtra pas la légitimité de ce découpage et appellera à la constitution d'un Etat unitaire, panacée à tous les maux de la région. Les Etats réels seront ainsi frappés d'illégitimité et durablement fragilisés. La constitution du Foyer national juif entraînera la région dans un cycle de conflits qui semble loin de se terminer. (…)

Tiré de nos archives en ligne (« Comment l'Empire ottoman fut dépecé »).

Changer d'ère

jeu, 29/09/2016 - 16:56

On ne présente plus Internet, ce réseau électronique qui permet de relier tous les ordinateurs de la planète. Pratiquement inconnu du grand public il y a à peine deux ans, Internet est devenu un phénomène social mondial qui suscite enthousiasmes et controverses. Comme souvent lorsque fait irruption une innovation technologique accompagnée d'un effet de mode, beaucoup s'extasient, d'autres sont effrayés.

Si les origines du réseau remontent à la fin des années 60, sa véritable naissance date de 1974, quand, répondant à un souhait du Pentagone, un professeur de l'université de Californie à Los Angeles, M. Vint Cerf, mit au point la norme commune permettant de fédérer tous les ordinateurs et lui donna son nom : Internet. M. Vint Cerf avait découvert que les ordinateurs, comme les hommes, sont grégaires, et qu'ils ne sont jamais aussi efficaces que lorsqu'ils sont reliés à d'autres ordinateurs.

Mais le développement massif de la galaxie Internet est beaucoup plus récent, il date en fait de 1989 lorsque, à Genève, des chercheurs du CERN mirent au point le World Wide Web, la « Toile », fondé sur une conception hypertexte qui a transformé Internet en réseau plus convivial. Grâce au Web, le nombre d'ordinateurs connectés dans le monde double chaque année, et le nombre de sites Web tous les trois mois. On estime que, en l'an 2000, il y aura environ 300 millions d'utilisateurs d'Internet ; et le temps passé devant un écran d'ordinateur sera supérieur, dans les pays développés, à celui passé devant l'écran de télévision. Courrier électronique, forums de discussion et consultation d'archives sont les utilisations les plus fréquentes ; elles sont rapides, faciles, interactives et peu onéreuses.

Structuré en mailles de filet, Internet est très résistant (il a été conçu, au moment de la guerre froide, pour survivre à une agression nucléaire). On dit qu'il est « aussi difficile à détruire qu'une toile d'araignée avec une balle de fusil ». Son protocole est du domaine public et n'appartient à aucune firme commerciale. Indestructible, décentralisé, propriété de tous, Internet - utilisé surtout, dans les premières années, par les professeurs universitaires et les milieux de la contre-culture américaine - a fait renaître le rêve utopique d'une communauté humaine harmonieuse, planétaire, où chacun s'appuie sur d'autres pour perfectionner ses connaissances et aiguiser son intelligence.

Ces caractéristiques, indiscutables, ne doivent pas nous empêcher de réfléchir aux dangers qui planent sur Internet. D'une part, sectes, négationnistes et autres pornographes envahissent déjà le réseau ; d'autre part, les entreprises commerciales songent à en prendre le contrôle, alors que les deux tiers de l'humanité sont, de fait, exclus d'Internet. Une foule de problèmes nouveaux se posent, juridiques, éthiques, politiques, culturels. Internet parviendra-t-il à demeurer longtemps un espace de communication libre, peu cher, ouvert aux citoyens, et à l'abri des grands prédateurs du multimédia ?

Autre interrogation : Internet favorisera-t-il l'avancée vers la « démocratie directe » ? Certains théoriciens expriment cette idée sans précaution, et prédisent que, dans un futur proche, nous pourrons voter en pianotant tout simplement sur le clavier de notre ordinateur personnel. Une telle possibilité électronique, affirment-ils, permettrait aux citoyens d'intervenir directement, en temps réel et sans intermédiaire dans la prise de décisions politiques, et, surtout, leur fournirait la possibilité de contourner l'influence de groupes de pression (lobbies) qui confisquent pour leur seul profit la démocratie.

Evidemment, cette idée du cybervote ne manque pas d'attrait. Mais, outre qu'elle suppose un équipement des foyers en matériel informatique fort coûteux, elle comporte de graves dangers. En premier lieu, celui de réintroduire le principe de la passion dans le champ politique. Imaginons un référendum sur la peine de mort organisé quelques jours après la découverte d'un assassinat particulièrement monstrueux et largement médiatisé. Le résultat serait évident. La démocratie électronique peut ainsi conduire, directement, au lynchage électronique. L'interactivité immédiate peut devenir une sorte de multiplicateur du cybercrétinisme. Et ce qui, aux yeux de certains, pouvait apparaître comme un progrès civique se transformer en régression politique.

Car, contrairement à ce que la vogue actuelle de l'instantanéité et du temps réel tente d'imposer, la démocratie suppose une distance entre les faits et les décisions ; un recul consacré à la réflexion, au débat, au dialogue afin que, même sur Internet, la raison l'emporte toujours sur les passions.

Par ailleurs, ce qui menace en effet Internet, c'est la tentation, de plus en plus manifeste, des grands mastodontes de la communication de s'emparer commercialement du « réseau des réseaux ». Les marchands se lancent à l'assaut d'Internet. Une féroce bataille oppose actuellement les fabricants d'ordinateurs personnels et les partisans des ordinateurs de réseaux, appareils moins chers (environ 2 500 F) et spécialisés dans la consultation d'Internet. Le géant Microsoft, quelques mois après avoir lancé dans le cyberespace Slate un magazine d'actualités sophistiqué et original, a fait un nouveau pas vers l'offre de contenu en s'associant à la chaîne de télévision américaine National Broadcasting Company (NBC, qui appartient à General Electric), dont les journaux télévisés obtiennent la plus forte audience aux Etats-Unis.

Ensemble, ces deux géants de la communication ont investi près d'un milliard de dollars pour mettre au point un réseau d'information en continu de type nouveau qui, pour la première fois, marie télévision et ordinateur. Ce réseau futuriste, baptisé MSNBC (Microsoft-National Broadcasting Company), diffuse des informations que l'on peut, à la fois, voir sur son téléviseur (par câble), lire en télétexte sur l'écran informatique, mais aussi regarder en images et sons sur un site Web (http://www.msnbc.com) d'Internet. Bref, on peut désormais recevoir des informations télévisées sur son ordinateur.

MSNBC a commencé à émettre le 15 juillet 1996 en diffusant un entretien avec le président Clinton, alors en campagne électorale, qui répondait aux questions du présentateur vedette Tom Brokaw. Certaines des questions avaient été préalablement formulées par des citoyens sur Internet par courrier électronique, ce qui a fait dire à des commentateurs que c'était le premier « entretien interactif » du président..

Ce réseau d'information en continu via télévision et ordinateur cherche directement à concurrencer la chaîne CNN, et témoigne de l'âpreté de la guerre pour le contrôle de l'information que se livrent les grandes firmes industrielles.

La volonté de Microsoft de dominer le réseau Internet est confirmée par l'annonce faite en juillet 1996 par M. Bill Gates de lancer un nouveau journal en ligne sur la Toile, Cityscape qui proposera tous les renseignements utiles des grandes villes américaines, des informations routières et, surtout, des petites annonces d'emplois de cadres. Ces rubriques constituent environ 35 % des recettes des grands quotidiens des Etats-Unis, qui voient ainsi surgir une nouvelle menace pour leur survie. Et, comme le redoutent beaucoup de citoyens, un nouveau danger pour la pluralité de l'information.

A cet égard, d'ailleurs, l'essor d'Internet crée une nouvelle inégalité entre les « inforiches » et les « infopauvres ». Non seulement au Nord, dans les pays développés, où seule une minorité dispose d'ordinateur personnel, mais surtout au Sud, où le manque d'équipements minimaux marginalise des millions de personnes. Il y a, par exemple, davantage de lignes téléphoniques installées dans la seule île de Manhattan (New York) que dans toute l'Afrique noire, et, on le sait, sans un téléphone connecté à un ordinateur, impossible d'accéder à Internet. Et ne parlons pas du sous-équipement en matière d'électricité (plus de deux milliards de personnes ne disposent pas d'électricité sur la planète) ni de la désastreuse situation en matière d'alphabétisation.

Il ne fait pas de doute qu'avec Internet, média désormais aussi banal que le téléphone, nous entrons dans une nouvelle ère de la communication. Beaucoup estiment, non sans ingénuité, que plus il y aura de communication dans nos sociétés, plus l'harmonie sociale y régnera. Ils se trompent. La communication, en soi, ne constitue pas un progrès social. Et encore moins quand elle est contrôlée par les grandes firmes commerciales du multimédia. Ou quand elle contribue à creuser le fossé des inégalités entre citoyens d'un même pays ou habitants d'une même planète.

Changer d'ère ? Le phénomène Internet y contribue à sa manière. Mais, pour que cette ère nouvelle voie l'essor des cultures, des solidarités et des libertés, les citoyens doivent s'approprier sans tarder Internet, avant que, une fois encore, l'aristocratie des finances, des médias et des loisirs ne s'en empare définitivement. Pour son seul profit.

Le réel, l'exact et le vrai

jeu, 29/09/2016 - 15:22

Dans son essai Bertolt Brecht et Fritz Lang (1), traitant de la seule œuvre — le film Les bourreaux meurent aussi (1943) — qui ait vu collaborer deux des plus célèbres artistes allemands en exil à Hollywood (trois, si l'on ajoute le musicien Hanns Eisler), la sociologue Danielle Bleitrach s'interroge : pourquoi, pour raconter l'histoire de l'assassinat bien réel du Reichsprotektor Reinhard Heydrich en 1942 par les partisans tchécoslovaques, les auteurs ont-ils eu besoin de s'éloigner de la vérité en inventant un complot ourdi par tout un peuple afin de charger un « faux coupable », par ailleurs authentique collaborateur nazi ?

Dès sa sortie, la censure américaine avait signalé que le film de Lang faisait l'apologie du mensonge. Plus tard, la commission McCarthy lira Les bourreaux meurent aussi comme un pur exemple de propagande communiste, puisqu'il n'y a pas véritablement de héros.

Selon l'analyse de Danielle Bleitrach, en construisant une machination à la limite de la vraisemblance, Brecht et Lang s'éloignaient de la simple reconstitution historique pour vanter la nécessité d'une action collective, car seule une fiction pouvait expliquer que, pour vraiment éradiquer le national-socialisme, il fallait que le peuple tout entier agisse — et non pas simplement quelques combattants déterminés.

Ce passage par la fiction, on le retrouve dans J'ai survécu à ma mort (1960) (2), film tchécoslovaque de Vojtěch Jasný contant le parcours d'un boxeur déporté à Mauthausen. Contemporaine de Kapò, le film de Gillo Pontecorvo mettant en scène une jeune Juive qui se fait passer pour une prisonnière de droit commun et devient kapo, cette puissante immersion dans le camp de concentration ne suscite pas les mêmes polémiques esthétiques et morales, le récit s'appuyant sur une reconstitution documentaire d'une grande force. Si le film avait été vu à l'époque, il aurait pu échapper à la fameuse polémique lancée par Jacques Rivette dans les Cahiers du cinéma sur le « travelling, affaire de morale » et nuancer les débats tranchés sur la possibilité de « fictionner » les camps à l'écran. Car qui verra les scènes où les détenus empruntent le cauchemardesque escalier de 186 marches les conduisant à la carrière de Mauthausen comprendra l'importance de cette représentation clinique de la barbarie nazie. Sortie de l'oubli par l'Amicale de Mauthausen, cette œuvre a pris, pour les anciens déportés du camp, valeur de témoignage exceptionnel.

Pour Roberto Rossellini, la question ne souffre pas de discussion : s'il va, en 1947, tourner Allemagne année zéro (3) dans les ruines de Berlin pour conclure son triptyque « néoréaliste » commencé avec Rome, ville ouverte (1945) et poursuivi par Païsa (1946), ce sera forcément par le biais d'une fiction, et elle contera le sort des « perdants » en prenant pour héros un enfant devant survivre aux temps nouveaux et aux relents mortifères de l'époque hitlérienne.

Mais cette fiction se nourrira de tout un travail documentaire préparé par son collaborateur Carlo Lizzani et du vécu de ses personnages, interprétés par des acteurs non professionnels. Si Allemagne année zéro est une plongée fictive dans l'âme d'un peuple par l'intermédiaire d'un enfant pour savoir si la « bête immonde » a vraiment été anéantie, elle se nourrit aussi du deuil de Rossellini, qui perd alors son fils âgé de 9 ans et trouve, pour interpréter son héros principal, un jeune garçon qui n'est pas sans ressemblance avec le disparu.

Ainsi, l'un des films fondateurs du cinéma moderne est d'abord une fiction, presque une autofiction. Et, si ce qu'il décrit touche encore aujourd'hui, c'est parce que Rossellini ne se contente pas de retranscrire le réel de l'Allemagne vaincue, mais le transgresse en imaginant comme fin le suicide d'un enfant. Comme l'anticipaient Lang et Brecht, pour le meilleur comme pour le pire, c'est désormais le mensonge du cinéma qui sera porteur de vérité.

(1) Danielle Bleitrach et Richard Gehrke (avec la collaboration de Nicole Amphoux), Bertolt Brecht et Fritz Lang. Le nazisme n'a jamais été éradiqué, LettMotif, La Madeleine, 2015, 410 pages, 29 euros.

(2) Vojtěch Jasný, J'ai survécu à ma mort, DVD Mille et Une Productions, 2016, 93 minutes, prix conseillé 22,90 euros.

(3) Roberto Rossellini, Allemagne année zéro, DVD Rimini Éditions, 2016, 104 minutes avec bonus, prix conseillé 14,99 euros.

Fukushima, mon amour

jeu, 29/09/2016 - 15:22

Cinq ans après l'accident de Fukushima au Japon, le 11 mars 2011, plusieurs livres décryptent les mécanismes qui l'ont rendu possible. Avec un essai court mais très documenté, Mathieu Gaulène (1) analyse le développement accéléré du secteur nucléaire japonais dans les années 1970, sous l'effet de la forte croissance et des crises pétrolières. Encouragé par des financements américains, Tokyo met en service son premier réacteur en dix ans (il en avait fallu presque vingt à la France). Puis construit dix-huit réacteurs en une décennie, dont ceux de Fukushima-Daiichi. Pour soutenir ce développement à marche forcée, tout un système se met en place. C'est le fameux « village nucléaire », fait de liens étroits entre médias, personnel politique et monde économique, et encadré par une autorité de régulation qui n'est pas indépendante. L'auteur examine comment se construit cette coalition d'intérêts, les individus et les méthodes sur lesquels elle repose, et surtout la persistance des dysfonctionnements.

L'opacité du secteur nucléaire japonais est également exposée par Arnaud Vaulerin (2). Le journaliste a interrogé quelques-uns des sept mille à dix mille liquidateurs qui se relaient chaque jour sur le site de la centrale accidentée. Il raconte les salaires souvent misérables, les nombreuses pressions et infractions, la loi du silence qui est imposée à une large majorité d'entre eux. Il décrit aussi ce chantier où planent encore de nombreuses incertitudes, notamment concernant la récupération des cœurs des réacteurs entrés en fusion, dont la facture ne cesse d'augmenter. Une étude parue en 2014 estimait ainsi à 81 milliards d'euros le coût global de la catastrophe — un chiffre qui devrait être majoré par le traitement des éléments radioactifs issus du démantèlement et par l'évolution des indemnisations (3).

Emblématique, le cas du Japon est loin d'être isolé dans une Asie en pleine croissance qui concentre l'essentiel des perspectives de développement du secteur. Mathieu Gaulène montre dans la seconde partie de son livre que la logique mise en œuvre au Japon se retrouve en Corée du Sud comme en Chine. Elle y produit de nouveaux dysfonctionnements, notamment via l'exportation de centrales à bas prix vers les pays émergents. Les pays les moins solvables sont également incités à l'achat par des systèmes de crédits octroyés par les pays exportateurs ou dans le cadre de l'aide au développement (4). Les puissances occidentales ne sont pas exonérées de leurs responsabilités. L'auteur rappelle leur rôle dans le développement des filières nucléaires asiatiques et certains de leurs reniements, en particulier sur leurs engagements de non-prolifération.

Il montre enfin un continent divisé face aux choix énergétiques et des populations de plus en plus opposées au nucléaire. Si ces mouvements ont remporté quelques beaux succès dans certains pays, si des efforts en matière de développement des énergies renouvelables ont été faits, ces initiatives pèsent encore peu face aux impératifs de croissance, aux lobbys industriels et à la répression des opposants. Dans ces pays exposés aux catastrophes naturelles, où se concentrent les densités de population les plus élevées au monde et qui ont déjà connu pour certains des catastrophes industrielles majeures, un débat public serait pourtant le minimum.

(1) Mathieu Gaulène, Le Nucléaire en Asie. Fukushima, et après ?, Philippe Picquier, Arles, 2016, 208 pages, 13 euros.

(2) Arnaud Vaulerin, La Désolation. Les humains jetables de Fukushima, Grasset, Paris, 2016, 224 pages, 20 euros.

(3) Cf. Philippe Messmer, « La catastrophe de Fukushima plus coûteuse que prévu », Le Monde, 30 août 2014.

(4) Cf. Françoise Nicolas, Céline Pajon et John Seaman, « La nouvelle diplomatie économique asiatique : Chine, Japon, Corée comme exportateurs d'infrastructures », Asie. Visions, no 68, Institut français des relations internationales (IFRI), mai 2014.

De Léopold II à Joseph Kabila

jeu, 29/09/2016 - 15:22

Au moment où s'expriment sans fard des velléités de réhabiliter la colonisation, L'Afrique belge aux XIXe et XXe siècles (1), publiée en 2014, fait le point sur les recherches récentes des historiens. Il s'agit de déconstruire les clichés et les légendes qui continuent d'obscurcir l'intelligence du passé de la République démocratique du Congo (RDC). Les auteurs de cet ouvrage collectif réévaluent en particulier la portée des savoirs produits par les acteurs de la colonisation belge : administrateurs, géographes, sociétés scientifiques et aussi bien interprètes et porteurs congolais. L'un des intérêts majeurs de cette lecture méticuleuse des événements est de décortiquer les contradictions engendrées par la rencontre brutale entre les apports coloniaux et l'organisation socio-économique locale préexistante. La violence de ce qui s'appela l'État indépendant du Congo (1885-1908) — territoire sur lequel le roi Léopold II exerça une souveraineté de fait, prélude à ce qui sera le Congo belge (1908-1960) — fait l'objet d'une étude remarquable. Tel Janus, il présentait deux faces : l'État colonisateur et « civilisateur », paré de bonnes intentions, et l'État capitaliste, exploiteur des richesses, indifférent aux horreurs subies par les Congolais.

L'éclairage historique donne sens à l'apparente irrationalité des drames que traverse la RDC depuis plusieurs décennies. En effet, l'incompréhension provient en partie de l'énorme hiatus entre les catastrophes qui s'enchaînent depuis 1990 et l'extrême pauvreté des outils conceptuels utilisés pour en appréhender correctement les origines et les contradictions. On tirera donc profit de la lecture du numéro spécial des Cahiers africains intitulé « Conjonctures congolaises 2015 » (2), dont le sous-titre « Entre incertitudes politiques et transformation économique » souligne les enjeux d'une période particulièrement tendue alors que la colère contre le pouvoir de M. Joseph Kabila s'étend dans le pays. « Une année électorale en perdition », selon l'expression des politistes Paule Bouvier et Jean Omasombo Tshonda pour qualifier 2015, marquée par le report contesté de la présidentielle ainsi que par la violence politique et sociale : les autorités se montrent incapables de pacifier le territoire et la « compétition électorale ». Analysant minutieusement l'organisation de l'État, le sociologue Gauthier de Villers décrit la répression politique, les violations des droits humains, l'appropriation de la décentralisation en cours à des fins politiciennes.

Héritage colonial récupéré par Joseph Mobutu (1930-1997) et recyclé par M. Kabila, cette violence annihile la portée de certains projets économiques conçus sans vision globale d'un pays aux immenses ressources minières et sans prise en compte du point de vue des partenaires locaux. C'est dans ce contexte que le Musée royal de l'Afrique centrale à Tervuren (Belgique) continue à publier une série de monographies consacrées aux provinces de la RDC (3). Les deux plus récentes présentent la décentralisation de l'État à partir des exemples des provinces de l'Équateur et de Mongala. Mal conçue et confisquée à des desseins politiques par le gouvernement, la réforme entamée en 2006 n'a fait que régionaliser le patrimonialisme et la prédation des ressources économiques. Comme les précédents, ces deux ouvrages collectifs retracent l'histoire de chacune des provinces : leur démographie, les ressources naturelles, les soubresauts politiques et les changements administratifs.

(1) Patricia Van Schuylenbergh, Catherine Lanneau et Pierre-Luc Plasman (sous la dir. de), L'Afrique belge aux XIXe et XXe siècles. Nouvelles recherches et perspectives en histoire coloniale, Peter Lang, Bruxelles, 2014, 281 pages, 43,90 euros.

(2) Stefaan Marysse et Jean Omasombo Tshonda (sous la dir. de), « Conjonctures congolaises 2015 », Cahiers africains, no 87, L'Harmattan, Paris, 2016, 342 pages, 35 euros.

(3) Équateur. Au cœur de la cuvette congolaise (2016, 496 pages, 29 euros) et Mongala. Jonction des territoires et bastion d'une identité supra-ethnique (372 pages, 2015, 29 euros), Musée royal de l'Afrique centrale, coll. « Monographies des provinces de la République démocratique du Congo », Tervuren. Disponibles gratuitement en ligne sur www.africamuseum.be

Une Ève féministe

jeu, 29/09/2016 - 15:22

En 1972, la sonde spatiale Pioneer 10 emportait à son bord des informations à l'intention d'éventuelles créatures extraterrestres. Sur une plaque en aluminium figurait un dessin des habitants de la Planète bleue. L'anatomie masculine était fidèlement reproduite ; mais l'entrejambe de la femme ne présentait qu'un renflement lisse, comme sur une poupée. La dessinatrice suédoise Liv Strömquist imagine les réactions que la National Aeronautics and Space Administration (NASA) craignait de provoquer chez des créatures à quatre bras ou deux pinces si elle leur envoyait un dessin réaliste : « Beurk ! On va pas répondre à ça ! Si un jour ils nous le demandent, on dira qu'on l'a jamais reçu ! » (1).

Son précédent album, Les Sentiments du prince Charles (2012), dissection jubilatoire de l'institution du couple hétérosexuel, renvoyait dans les cordes deux siècles de courrier du cœur et d'articles de magazines féminins. Consacré à la représentation de la différence des sexes et du corps des femmes à travers l'histoire, L'Origine du monde remplacerait avantageusement bien des manuels d'éducation sexuelle.

Lors d'une soirée, un confrère de Strömquist lui avait déclaré ne pas aimer les dessinatrices parce qu'elles « ne parlaient que des règles (2)  ». Il n'en fallait pas plus pour lui donner des idées. Avec sa splendide réinterprétation de La Belle au bois dormant, son chapitre sur le sujet réussit à susciter une émotion inattendue.

(1) Liv Strömquist, L'Origine du monde, Rackham, Paris, 2016, 144 pages, 20 euros.

(2) Entretien à Libération, Paris, 29 mai 2016.

Se relever d'entre les morts

jeu, 29/09/2016 - 15:22

Quatre-vingt-treize ans après l'envol du Voleur de Bagdad, d'Achmed Abdullah (1881-1945), Ahmed Saadawi choisit d'insuffler de la magie dans sa ville pour en dire la vérité quotidienne. Ancien correspondant de la British Broadcasting Corporation (BBC) en arabe, journaliste de terrain entre 2006 et 2008, et aujourd'hui producteur de films documentaires, il a fait en 2013, avec Frankenstein à Bagdad, le pari de confier à la fiction le soin d'exprimer les violences subies par ses concitoyens. Salué par l'International Prize for Arabic Fiction 2014, le livre a été tragiquement rattrapé par les événements. Le 3 juillet dernier, un attentat a causé la mort de deux cents personnes dans la capitale irakienne. Les Bagdadis ont alors exprimé leur colère, le premier ministre Haïdar Al-Abadi réagissant en prenant des mesures qualifiées de sécuritaires, dont l'exécution de tous les condamnés à mort pour terrorisme encore incarcérés.

Les tueries à répétition qui frappent cet État sans tête viennent comme confirmer l'intuition qu'eut Ahmed Saadawi lorsqu'il imagina un être vengeur créé dans une ruelle du quartier de Batawin par un vieux brocanteur, à partir des restes des victimes déchiquetées par les bombes des kamikazes. Mais la créature, tout comme celle du Dr Frankenstein, va échapper à tout contrôle, car elle est conduite par un destin intraitable qui la pousse à venger les hommes dont les fragments la constituent. Elle exécute sans hésiter leurs assassins et les commanditaires des attentats, et devient ainsi l'incarnation de la justice pour une partie de la population, une source de terreur pour les assassins… et un mystère à éclaircir pour la brigade de surveillance et d'intervention, une branche de la police secrète dirigée par un militaire versé dans l'ésotérisme qu'appuie une équipe de gros bras et de mages barbichus. Celui qui devient vite une légende, « le Sans-Nom », constate que ses membres se décomposent dès lors que les êtres à qui ils appartenaient ont été vengés. Il lui faut donc trouver toujours plus de responsables pour ne pas disparaître…

Le récit d'Ahmed Saadawi ne sombre à aucun moment dans le gore ou le gothique frelaté. Avec beaucoup de finesse et de grâce, il conjugue le conte et la fable réaliste en peignant, tout autant que son « monstre », la vie d'une vieille femme inconsolable de la mort de son fils durant la guerre contre l'Iran, celle d'un vigile lecteur de Badr Chakir Al-Sayyab — le grand poète, membre du Parti communiste irakien, qui influença Mahmoud Darwich — ou encore d'un marchand immobilier bien placé pour profiter de la situation, d'un tenancier d'hôtel las, d'un jeune journaliste... et de beaucoup d'autres qui tentent de survivre dans les décombres, au milieu des luttes de clans et des tirs de kalachnikov. Cette vie bigarrée de Batawin rappelle beaucoup celle que décrivait si bien l'Égyptien Naguib Mahfouz, et parfois même évoque La Maison de la mort certaine (1945), d'Albert Cossery, où logent dans des conditions lamentables des pauvres qui n'osent pas se révolter contre le propriétaire… Ahmed Saadawi, avec cette fantasmagorie remarquable, sait étonnamment évoquer la souffrance du « corps » de la nation, tout en maintenant de la tendresse pour les ressources imprévues des vivants.

Frankenstein à Bagdad, d'Ahmed Saadawi, traduit de l'arabe (Irak) par France Meyer, Piranha, Paris, 2016, 400 pages, 22,90 euros.

Rire sous l'orage

jeu, 29/09/2016 - 15:22

Lorsqu'il publie ces trois contes, en 1905, 1907 et 1911, Sholem-Aleikhem (1859-1916), un pseudonyme qui signifie « La paix soit avec vous », n'est plus un inconnu dans la société juive de Russie. Après avoir commencé à écrire en russe et en hébreu, il est l'un des premiers à choisir le yiddish. Sous une forme d'« oralité écrite » qui prolonge l'héritage des conteurs, il propose de nombreuses histoires souvent désopilantes décrivant une communauté tiraillée entre désir d'assimilation dans un empire absolutiste, largement antisémite, et volonté de bousculer les féodalités, y compris celles établies en son sein. L'un de ses personnages est devenu emblématique du conflit des générations dans les shtetls (quartiers ou villages juifs) : le laitier Tévyè, dont les aventures inspireront la célèbre comédie musicale Un violon sur le toit. Les trois « histoires » présentées ici tiennent à la fois du conte et du monologue. Elles favorisent une proximité immédiate entre auteur, personnages et lecteur. Mais Sholem-Aleikhem les a écrites après l'échec de la révolution de 1905. Pogroms, rafles, persécutions l'ont amené à quitter la Russie, et sans doute à radicaliser son propos.

Si personnages et situations mis en scène restent ancrés dans la communauté juive, avec son lot de cocasseries, de tendresse, d'humeurs vagabondant au gré du cheminement de chacun, tous ces petits « héros dépités » sont, cette fois-ci, confrontés à un système politique en pleine décomposition donc peu enclin à la tolérance : la différence est qu'ils en ont pris conscience et vont, chacun à sa minuscule mesure, s'y confronter. Comme cette veuve entre deux âges, Guitel, dont le fils unique est appelé à accomplir son service militaire. Au terme d'un périple oscillant de rebuffades administratives en indifférence hostile, elle ira jusqu'à la Douma, où les deux seuls députés juifs l'accueilleront sans hâte excessive. Son obstination lui vaut d'être surnommée par sa propre communauté Guitel Pourishkevitsh, du nom d'un député connu pour son antisémitisme… Double ironie puisque c'est paradoxalement ce dernier qui, par son discours fallacieux prétendant qu'aucun Juif ne fait de service militaire, déclenchera en pleine Assemblée l'ire de la veuve et la « libération » de son fils.

Bien différent est le deuxième conte. Un jeune homme aisé — « Un rouble ne vaut pas tripette pour moi » — tombe amoureux d'une jeune fille dont la mère tient une gargote kasher. Mais la jeune fille en aime un autre, un certain Joseph, qui fait partie d'un groupe de gens bizarres, plus ou moins étudiants, révolutionnaires et conspirateurs. Et le narrateur, plutôt conservateur, va les côtoyer et même être peut-être ébranlé. D'autant plus que l'histoire se termine mal : l'arrestation puis l'exécution de Joseph et de ses camarades le touchent quasiment au cœur…

Et, si le troisième conte se place sous le signe farfelu d'un homme qui aime successivement une femme, puis sa fille, puis la fille de celle-ci, toutes devenues veuves les unes après les autres, c'est une fois de plus le champ politique qui joue le rôle de deus ex machina. Est-ce à cause de cette attention aux petites gens que l'auteur, établi aux États-Unis, fut surnommé « le Mark Twain juif » ? Sans doute — et Twain répliqua qu'il était « le Sholem-Aleikhem américain ».

Guitel Pourishkevitsh et autres héros dépités, de Sholem-Aleikhem, traduit du yiddish par Nadia Déhan-Rostchild, L'Antilope, Paris, 2016, 154 pages, 15 euros.

Lumières sur le chaos syrien

jeu, 29/09/2016 - 15:22

Alors que la situation en Syrie est souvent présentée comme si chaotique qu'on ne saurait même plus l'expliquer, plusieurs livres permettent d'en saisir les enjeux. Le recueil d'articles précis, détaillés et vifs de Yassin Al-Haj Saleh en est un bon exemple (1). L'auteur, né en 1961, a passé seize ans dans les prisons syriennes sous Hafez Al-Assad pour appartenance au Parti communiste, et vit aujourd'hui en Turquie, après avoir gagné la clandestinité pendant le soulèvement. Il pose sur le processus en cours le regard d'un militant. Le premier texte (2011), « La révolution des gens ordinaires », célèbre « une insurrection contre soi et une révolution contre ce qui est », dans une tonalité optimiste. Plus tard, il va décrire avec des accents bien plus sombres l'origine et le rôle des chabiha (miliciens), qui représentent selon lui « l'inconscient du régime » et dont la grossièreté serait un moyen de briser symboliquement la dignité dont les manifestants se sont réclamés au premier jour. Un des traducteurs de ces articles, Ziad Majed, éditorialiste et chercheur, a quant à lui signé dans la même collection (« Sindbad »), dirigée par le Syrien Farouk Mardam-Bey, un texte emporté, allant de l'apologie de l'insurrection à la dénonciation des puissances étrangères et offrant une série d'arguments opposés aux propos de ceux qui peignent le régime syrien en héraut de l'anti-impérialisme ou en défenseur de la laïcité (2).

À côté de ces ouvrages militants, les travaux des chercheurs ne sont pas en reste. Un premier livre collectif paru en 2013 (3) avait abordé les raisons démographiques et économiques de la colère, entre exode rural et désengagement de l'État social (Samir Aïta), tandis que Nicolas Dot-Pouillard, lui, sondait l'impact de la crise sur les gauches dans le monde arabe. Plus récente, une enquête de terrain commencée avec le soulèvement et nourrie par de nombreux entretiens permet d'analyser des thématiques inédites (4) : la création de nouveaux marchés régionaux, la naissance d'institutions et la mise en place de systèmes de taxes par les rebelles, ou encore les usages du « capital social révolutionnaire ». Dans cette publication parfois ardue (les auteurs s'attardant sur des questions de méthodologie), ce sont les engrenages en cours qui sont traités plus que les raisons initiales du soulèvement.

Ces essais, pour divers qu'ils soient, ont des vertus semblables. Tout en éclairant la dynamique confessionnelle, ils rappellent avec clarté que le conflit n'est pas sous-tendu uniquement par le fait religieux. Tandis que Al-Haj Saleh revient ainsi sur les sources sociales de la confessionnalisation de la société, les chercheurs examinent le rôle des étrangers dans les groupes islamistes, la remise en question de l'autorité des oulémas sunnites par la révolution, les différences entre les mouvements salafistes ou encore les usages très pragmatiques d'un discours religieux qui peut être autant une simple réponse à l'omniprésence de la mort qu'un moyen d'attirer des financements étrangers.

(1) Yassin Al-Haj Saleh, La Question syrienne, Actes Sud, Arles, 2016, 240 pages, 22 euros. Cf. aussi Récits d'une Syrie oubliée. Sortir la mémoire des prisons, Les Prairies ordinaires, Paris, 2015.

(2) Ziad Majed, Syrie. La révolution orpheline, Actes Sud, Arles, 2014, 176 pages, 19,80 euros.

(3) François Burgat et Bruno Paoli (sous la dir. de), Pas de printemps pour la Syrie, La Découverte, Paris, 2013, 240 pages, 23 euros.

(4) Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay, Syrie. Anatomie d'une guerre civile, CNRS Éditions, Paris, 2016, 416 pages, 25 euros.

Riposte culturelle au Cachemire

jeu, 29/09/2016 - 14:33

Depuis 1947, trois guerres ont opposé l'Inde et le Pakistan sur le Cachemire. La partie administrée par New Delhi vit sous un régime d'exception. Le 8 juillet, Buhrhan Muzaffar Wani, chef d'un groupe séparatiste, a été tué par des militaires indiens. Il était devenu un symbole de la résistance armée grâce aux réseaux sociaux. Une partie des opposants continuent à se battre en utilisant toutes les ressources de la culture.

Un jeune Cachemiri masqué crie des slogans hostiles à l'Inde pendant une manifestation, le 31 juillet 2016, pour protester contre la répression par les forces indiennes, qui a fait cinquante morts. Syed Shahriyar

Une galerie d'art contemporain dans une ville en pleine occupation. Le 12 janvier 2015, pour la première fois de son histoire, l'État du Jammu-et-Cachemire voyait naître un lieu culturel. Située à Srinagar, la capitale d'été (1) de cette région administrée par l'Inde, Gallerie One se voulait un endroit où les artistes pourraient exposer leurs œuvres et les étudiants, observer et apprendre. « Ce sera enfin un espace permanent pour l'art, ici, au Cachemire », déclarait alors Syed Mujtaba Rizvi. Comme plus de 96 % des habitants de la vallée du Cachemire, ce jeune homme est musulman (2). Il a été à l'origine de cette initiative, surprenante dans une zone de conflit où groupes rebelles et soldats de l'armée indienne s'affrontent depuis plus de soixante ans. L'art peine à exister face aux quelque 700 000 soldats déployés dans cette vallée de l'Himalaya, auxquels une loi spéciale, votée en 1990, accorde l'impunité ainsi que le droit de tuer des suspects et de saisir leurs biens. À force de persévérance, Rizvi a pourtant rassemblé la somme nécessaire à la création d'un tel espace. Les autorités locales chargées du tourisme ont mis à sa disposition un bâtiment de 460 mètres carrés.

Le 23 février 2015, ces mêmes autorités ont décidé de fermer Gallerie One, sans préavis et en recourant à la force, allant jusqu'à vandaliser certaines œuvres. « L'occupation est aussi culturelle, lance Rizvi. L'art permet une élévation sociale et culturelle. Il est évident qu'un régime oppressif n'en veut pas dans une zone qu'il occupe. »

« Les médias ne peuvent plus raconter ce qu'ils veulent »

Aujourd'hui, il tient un café à Srinagar. Cet espace permet à des artistes cachemiris de toutes les générations de lire de la poésie, de chanter, de jouer de la musique, selon des pratiques traditionnelles ou modernes, politiquement engagées ou pas. L'art cachemiri peut exister tant qu'il ne se revendique pas comme tel, constate amèrement le maître des lieux. Après la destruction de la faculté d'art de Srinagar lors des grandes inondations de 2014, « le département a été relogé dans un endroit encore plus exigu que le précédent. C'est un vieux bâtiment abandonné situé dans le complexe universitaire de Srinagar ».

Enseignant d'histoire de l'art dans cette université, Showkat Kathjoo explique que certaines formes d'expression sont tolérées, d'autres exclues. Traditionnellement, « l'artisanat est très important pour l'économie cachemirie. Mais, pour l'art contemporain, rien n'est fait ». Et pour cause. « Les artistes peuvent exprimer leur rébellion à travers leur travail. Ils ont donc très peu de chances d'obtenir un endroit pour exposer. » Pour le pouvoir, cet étouffement de la création est stratégique : « Nous [les Cachemiris musulmans], on veut toujours nous représenter comme des personnes violentes, qui prennent les armes et tuent des gens, constate Rizvi. Les poètes, les artistes et les écrivains sont toujours relégués au second plan. »

Ce que confirme le spécialiste du Jammu-et-Cachemire Dibyesh Anand, qui dirige le département des sciences politiques et des relations internationales à l'université de Westminster. « Le conflit est utilisé pour alimenter le nationalisme indien, explique-t-il. Quand quelqu'un est tué au Cachemire, les médias indiens s'en emparent afin d'en faire un problème national. De cette façon, ils déshumanisent les Cachemiris en les représentant comme violents. »

Les forces paramilitaires et la police indienne près de leur camp de base, après la levée du couvre-feu, dans la vieille ville de Srinagar, le 8 août 2016. Syed Shahriyar

Quant aux médias occidentaux, ils restent silencieux, ou presque. « Pendant la guerre froide, les États-Unis et le Royaume-Uni n'étaient pas opposés aux revendications d'indépendance des Cachemiris face à l'Inde prosoviétique. Les États-Unis étaient alors alliés au Pakistan, qui les aidait contre l'Union soviétique en Afghanistan, et soutenaient les rebelles cachemiris. Après la fin de l'URSS, l'Inde est devenue un marché potentiel pour l'Occident. » À partir de 1998, la France se pose en partenaire privilégiée de New Delhi, notamment dans le domaine de l'armement aéronautique. « Le Cachemire a occupé de moins en moins de place dans les médias occidentaux, conclut Anand. L'idée que l'Inde est la plus grande démocratie du monde convient à la communauté internationale, qui préfère ignorer ce qui s'y passe. »

Depuis le début de l'insurrection armée au Jammu-et-Cachemire, dans les années 1990 (entre cinq mille et dix mille recrues estimées en 1996 (3)), les médias indiens ont le champ libre pour représenter les Cachemiris à leur convenance. « Les soutiens aux talibans ou, plus récemment, à l'Organisation de l'État islamique sont mis en avant, même s'ils se réduisent à quelques graffitis — par exemple “Welcome talibans”ou encore à quatre individus masqués agitant un drapeau noir dans une manifestation comptant des milliers de personnes. Selon moi, ces groupes-là n'existent pas au Cachemire indien, même s'il y a d'autres forces islamiques », assure le professeur.

Parmi les principaux groupes rebelles, on trouve l'organisation islamique Hizbul Mujahideen, qui souhaite s'unir au Pakistan, ainsi que le Front de libération du Jammu-et-Cachemire (Jammu and Kashmir Liberation Front, JKLF), laïque, qui milite pour l'indépendance (4). Aujourd'hui, la lutte armée attire beaucoup moins que dans les années 1990 (5). Selon Anand, les Cachemiris sont divisés sur cette question, mais la majorité veut l'azadi (la liberté). De ce fait, il leur est presque devenu habituel d'encourager ceux qui tiennent tête à l'Inde. En avril 2016, quand l'équipe de cricket des Indes occidentales (Caraïbes) a gagné contre l'Inde, certains Cachemiris ont manifesté leur joie dans les rues de Srinagar, ce qui a donné lieu à des agressions et à des arrestations. En juillet, la mort du chef de Hizbul Mujahideen, Buhrhan Muzaffar Wani, 22 ans, abattu par l'armée, a donné lieu à des manifestations massives, lourdement réprimées : au moins cinquante civils ont été tués, huit mille blessés, les journaux interdits, les réseaux sociaux suspendus.

Une femme musulmane devant le mémorial Indira-Gandhi à Srinagar, le plus grand jardin de tulipes d'Asie, 2016. Syed Shahriyar

Pour le Parti du peuple indien (Bharatiya Janata Party, BJP), le parti nationaliste du premier ministre Narendra Modi, « le Cachemire est un moyen de museler l'opposition en Inde, explique Anand. Tous ceux qui s'aventurent à parler des exactions des militaires indiens sont rangés dans la case “antinationaux”, et leur discours progressiste est automatiquement décrédibilisé. Il n'y a aucun musulman ou chrétien élu dans la majorité gouvernementale au Parlement » — alors que l'Inde compte officiellement 14,2 % de musulmans.

Fahad Shah, journaliste natif de la vallée, a créé en 2011 The Kashmir Walla, premier journal en ligne du Jammu-et-Cachemire. Il le conçoit comme une autre voix face aux puissants médias indiens, dans lesquels « il est extrêmement difficile de bien couvrir le conflit. Des sujets sont censurés ». Les événements de juillet en ont fourni la démonstration. En avril 2015 déjà, New Delhi avait suspendu la diffusion d'Al-Jazeera English pendant cinq jours parce que la chaîne avait montré une carte du Cachemire où la zone contrôlée par le Pakistan n'était pas distincte du territoire administré par l'Inde.

Un jeune garçon attend sa visite médicale à l'hôpital après des rumeurs de morts d'enfants liées à une campagne de vaccination contre la poliomyélite, 2016. Syed Shahriyar

Shah concède que son journal touche principalement les jeunes anglophones de la vallée et des lecteurs en Inde ou à l'étranger. Mais, pour lui, il reste un rempart face à la désinformation : « Les médias traditionnels ont créé des mythes sur le Cachemire, et le journalisme numérique ainsi que les réseaux sociaux peuvent les briser. Internet est devenu une sentinelle pour tout ce qui est publié sur le conflit. Les médias ne peuvent plus raconter ce qu'ils veulent sans qu'il y ait de réactions. »

Les difficultés viennent aussi de la société cachemirie elle-même. En 2013, Fahad Shah a subi un violent lynchage sur les réseaux sociaux après avoir défendu Pragash, un groupe de rock composé exclusivement de filles de la vallée. Alors que le grand mufti (l'autorité religieuse) avait émis une fatwa contre elles en déclarant que la musique était anti-islamique, le journaliste a rappelé la tradition musicale féminine soufie de la vallée. Les attaques qui ont suivi ne l'ont pas découragé : « Il faut que nous apprenions à critiquer notre société. C'est là le rôle des médias. Quand nous avons parlé de ces filles qui faisaient de la musique, on m'a appelé plusieurs fois pour me dire d'arrêter mes activités. Une fois, à la suite d'un article sur la liberté d'expression au Cachemire, un de nos journalistes a été menacé par téléphone : “Ta famille est au Cachemire, arrête de travailler avec Fahad.” » Il préfère ne pas s'étendre sur l'origine de ces intimidations. The Kashmir Walla continue, mais les filles de Pragash, elles, ont arrêté leurs activités.

Sur cet érable abattu, des artistes locaux ont représenté des scènes de la culture cachemirie, 2016. Syed Shahriyar

Pour Fahad Shah, les choses pourraient s'améliorer si le conflit trouvait un écho international. « La situation au Cachemire est proche de celle qui prévaut en Palestine. Rien ne pourra changer tant que des personnalités influentes n'en parleront pas. C'est important que des gens du monde entier puissent désormais lire des choses sur le Cachemire, voir de l'art ou écouter de la musique qui vient d'ici. » Le gouvernement indien cherche au contraire à démontrer que le Cachemire fait partie intégrante du pays. Les journalistes étrangers n'ont d'ailleurs pas besoin de visa pour s‘y rendre. Cependant, quand la ligne éditoriale est clairement critique envers la politique de l'Inde, cela ne reste pas sans conséquence. En 2011, David Barsamian, journaliste américain connu pour dénoncer les violations des droits humains commises par l'armée au Cachemire, s'est vu refuser l'accès au pays (6).

D'autres initiatives viennent s'ajouter à celles de Fahad Shah ou de Syed Mujtaba Rizvi. Le morceau I protest (Remembrance) (Je proteste [souvenir]) de MC Kash — pour « Kashmir » —, le premier rappeur de la vallée, a été étroitement associé aux manifestations de 2010. Déclenchées par l'assassinat de trois civils cachemiris, celles-ci ont été violemment réprimées : cent douze manifestants ont été tués (7). Dans sa chanson propulsée par Internet, Roushan Illahi (son vrai nom) qualifie l'occupation de « régime meurtrier ». Pour lui, « l'art traditionnel cachemiri ne suit plus l'évolution de la société et ne parle pas des problèmes qui touchent notre génération. La souffrance des gens, les meurtres, les viols n'y sont pas abordés. C'est pour cela que nous nous ouvrons à d'autres formes d'art. L'émergence du rap, du graffiti, de la culture hip-hop en est un exemple. » MC Kash affirme que son studio a été perquisitionné plusieurs fois et que son téléphone est sur écoute.

Désormais, refuser l'occupation « devient la norme »

Pourtant, selon M. Khurram Parvez, militant de l'association de défense des droits humains Jammu Kashmir Coalition of Civil Society, une nouvelle tendance émerge au sein de la société. De la même manière que la génération précédente avait pris les armes dans les années 1990, celle d'aujourd'hui prend position contre l'Inde par l'écriture et par l'art. À l'époque, les Cachemiris ne voulaient déjà pas de l'occupation. Mais, à cause « des violences et des dogmes qui lui étaient associés, la résistance faisait peur, explique M. Parvez. Maintenant, l'occupation n'est plus acceptée. La refuser devient la norme ». C'est pour cela qu'une musique contestataire comme le rap a explosé dans la vallée : « Il y a aujourd'hui des centaines de rappeurs », assure MC Kash. Quant aux plates-formes en ligne qui dénoncent le conflit, Shah assure qu'elles fleurissent.

Cette nouvelle génération se rassemble autour de projets. En témoigne le documentaire Bring Him Back (Ramenez-le). Sorti en 2015, il raconte la lutte de la mère de Maqbool Bhat, figure emblématique du JKLF, qui essaye de faire rapatrier la dépouille de son fils, pendu dans la prison de Tihar, en Inde. Le film a été réalisé par Fahad Shah, l'affiche par Syed Mujtaba Rizvi, et MC Kash a donné une de ses chansons dédiées au résistant. Plus qu'une simple collaboration, ce film montre l'unité idéologique de cette génération, qui mêle l'art, la culture et l'information pour combattre l'occupation. En 2015, la première bande dessinée de la vallée voyait le jour : Munnu : A Boy from Kashmir. Son auteur, Malik Sajad, un ami de Rizvi, y retrace son enfance tumultueuse, en prise quotidienne avec le conflit.

Depuis 2010, la résistance numérique et culturelle connaît une vraie effervescence, parce qu'elle permet d'échapper à la répression physique violente et au contrôle, omniprésents.

(1) La capitale d'hiver est Jammu.

(2) Dans le Jammu-et-Cachemire (1,254 million d'habitants), on compte 68,3 % de musulmans, 28,4 % d'hindous, 2,4 % de sikhs et 0,9 % de bouddhistes, selon le recensement de 2011.

(3) « India's secret army in Kashmir », Human Rights Watch, mai 1996.

(4) « Who are the Kashmir militants ? », BBC News, 1er août 2012.

(5) Cf. Fahad Shah, « Kashmir's young rebels », The Diplomat, 22 août 2015.

(6) Rajesh Joshi, « “In free India I was denied entry” », Outlook, New Delhi, 26 septembre 2011.

(7) Bilal Ahmad Shah et Dr P. Chinnathurai, « Violence's against the unarmed protestors in Kashmir : a disguised brutality » (PDF), Asia Pacific Journal of Research, vol. 1, no 35, Bangalore, janvier 2016.

Barack Obama devant les décombres

jeu, 29/09/2016 - 11:24
2008

15-16 septembre. Liée à la crise des subprime, la banque Lehman Brothers dépose le bilan, la Réserve fédérale refusant de la sauver. L'Etat rachète le numéro un mondial de l'assurance, American International Group (AIG).

3 octobre. Adoption du plan de sauvetage bancaire de 700 milliards de dollars (plan Paulson), conçu pour éviter l'effondrement des marchés financiers.

11 décembre. Arrestation de l'ex-président du Nasdaq Bernard Madoff, gestionnaire d'un fonds d'investissement et auteur d'une fraude boursière de 50 milliards de dollars.

2009

20 janvier. Prise de fonctions de M. Barack Obama. Le déficit budgétaire est évalué à 1 300 milliards de dollars.

30 janvier. M. Obama signe une loi sur l'égalité salariale entre hommes et femmes et promet d'annuler les lois antisyndicats de son prédécesseur.

10 février. Nouveau plan de soutien au secteur financier de plus de 2 000 milliards de dollars, pour faciliter le crédit et décharger les banques d'actifs « toxiques ».

17 février. Promulgation d'un plan de relance de l'économie de 787 milliards de dollars, dont un tiers est affecté aux allègements fiscaux en vue de favoriser la consommation.

18 février. Washington débloque un fonds de stabilisation de 75 milliards de dollars afin d'enrayer les saisies immobilières et de réaménager les prêts des ménages en difficulté.

16-19 mars. Après le scandale des bonus versés aux cadres dirigeants d'AIG, le Congrès décide de taxer à 90 % les primes touchées par les salariés émargeant à plus de 250 000 dollars par an dans les entreprises renflouées par l'Etat.

23 mars. Le ministre des finances, M. Timothy Geithner, présente son programme public-privé (entre 500 et 1 000 milliards de dollars), destiné à purger le secteur bancaire des actifs à risque.

30 mars. M. Obama dévoile son plan de sauvetage de l'industrie automobile, qui comprend des mesures fiscales pour faciliter l'achat de voitures « propres » et une aide financière à Chrysler et General Motors, moyennant des restructurations « viables ».

30-31 mai. Chrysler se place sous la protection du chapitre xi de la loi sur les faillites. General Motors dépose le bilan ; l'Etat lui injecte 30 milliards de dollars, détenant alors 61 % de son capital.

2 octobre. Le taux de chômage atteint 9,8 %, son plus haut niveau depuis juin 1983 (10,1 %). 11 décembre. Le Trésor impose de limiter à 500 000 dollars annuels le salaire des cadres supérieurs des entreprises bénéficiaires d'une aide publique, comme Citigroup, AIG ou General Motors.

24 décembre. Après la Chambre des réprésentants en novembre, le Sénat adopte la réforme du système de santé présentée au Congrès en septembre par M. Obama. Elle impose une couverture médicale à 32 millions d'Américains qui en sont privés, mais ne comprend plus la création d'un assureur public prévue initialement. Elle sera promulguée le 30 mars 2010, après le vote des amendements quelques jours plus tôt.

2010

14 janvier. Les grandes banques ayant renoué avec les profits et les primes, M. Obama annonce l'instauration d'une taxe pour qu'elles remboursent aux contribuables jusqu'à 117 milliards de dollars.

16 avril. L'autorité de régulation des marchés financiers (SEC) poursuit Goldman Sachs pour fraude. La banque d'affaires est accusée d'avoir dupé ses clients en 2007 en continuant à leur vendre des titres à risque.

21 juillet. Loi sur la réforme du système financier (loi Dodd-Frank), la plus importante depuis les années 1930. Elle interdit le sauvetage des établissements bancaires aux frais de l'Etat et encadre les prêts usuraires.

2 novembre. Raz de marée électoral républicain lors du scrutin législatif de mi-mandat.

3 novembre. La Réserve fédérale décide d'acheter 600 milliards de dollars en bons du Trésor pour soutenir la reprise.

18 novembre. Retour à Wall Street de General Motors. Grâce aux 23 milliards de dollars levés par le constructeur automobile — un record pour une introduction en Bourse —, la participation de l'Etat dans son capital passe de 61 % à 33 %.

16 décembre. Afin de maintenir les allocations des chômeurs de longue durée, le président consent, à l'issue d'un compromis passé avec les républicains, à reconduire les réductions d'impôts datant de l'ère Bush, qui favorisent les hauts revenus.

2011

11 février. Réforme du financement du logement. Les deux géants du crédit hypothécaire, Fannie Mae et Freddie Mac, à l'origine de la crise immobilière de 2007 et placés sous tutelle publique en 2008, voient leur rôle réduit au minimum au profit du secteur privé.

2 août. A l'issue d'un accord trouvé in extremis au Congrès, le plafond de la dette américaine, établi à 14 300 milliards de dollars (100 % du PIB), est relevé de 2 500 milliards en contrepartie d'importantes coupes budgétaires.

5 août. L'agence de notation Standard & Poor's abaisse la note de la dette souveraine des Etats-Unis de « AAA » à « AA+ ». Les marchés boursiers dévissent.

8 septembre. M. Obama expose un nouveau plan de 447 milliards de dollars pour lutter contre le chômage.

17 septembre. L'occupation du parc Zuccotti, près de la Bourse de New York, par un millier de manifestants anticapitalistes marque le début du mouvement de protestation populaire Occuper Wall Street.

28 septembre. Le gouvernement charge la Cour suprême de statuer sur la constitutionnalité de la réforme de l'assurance-maladie, contestée par vingt-six Etats et par la Fédération nationale de l'entreprise indépendante (NFIB), qui ont déposé deux recours.

2012

17 février. Le Congrès vote la prolongation jusqu'à la fin de l'année des abattements fiscaux pour les salariés (1 000 dollars par an) et l'extension des allocations-chômage. Près de 160 millions d'Américains sont concernés.

3 mai. La première banque d'affaires américaine, JP Morgan Chase, fait état d'une perte de 2 milliards de dollars, due à des prises de positions spéculatives douteuses.

28 juin. Au terme de trois mois de débats, et par cinq voix contre quatre, la Cour suprême juge la loi sur l'assurance-maladie conforme à la Constitution.

Du Nobel aux drones

jeu, 29/09/2016 - 11:22
2009

20 janvier. Le jour de son investiture, M. Barack Obama suspend les tribunaux militaires d'exception créés en 2006 pour juger des détenus du camp de Guantánamo. Quatre mois plus tard, il explique qu'ils seront finalement maintenus, mais avec de nouvelles règles de procédure.

22 janvier. M. Obama décrète la fermeture, dans un délai d'un an, de Guantánamo et des centres de détention de la Central Intelligence Agency (CIA).

17 février. M. Obama décide d'envoyer en Afghanistan dix-sept mille hommes supplémentaires à partir du printemps.

27 février. Le président annonce le retrait progressif des troupes américaines d'Irak. Celui-ci sera achevé le 31 décembre 2011.

2-5 avril. En tournée en Europe, M. Obama assiste au G20 de Londres et au sommet de l'OTAN à Strasbourg. Il plaide pour un « monde sans armes nucléaires » et pour l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne.

13 avril. Les restrictions concernant les voyages et les transferts d'argent des Cubano-Américains vers leur pays d'origine sont allégées. Ces mesures assouplissent l'embargo économique auquel est soumis Cuba depuis 1962.

18 avril. Lors du Ve Sommet des Amériques, tenu à Trinité-et-Tobago, M. Obama propose aux chefs d'Etat latino-américains une « alliance entre égaux ».

18 mai. Au terme de la visite du premier ministre israélien Benyamin Netanyahou à Washington, M.Obama défend la création d'un Etat palestinien.

21 mai. Le Congrès refuse d'allouer les 80 millions de dollars nécessaires pour financer la fermeture de Guantánamo.

4 juin. Dans un discours prononcé au Caire, en Egypte, M. Obama propose un « nouveau départ » entre les Etats-Unis et le monde arabo-musulman.

24 juin. Les Etats-Unis et le Venezuela rétablissent leurs relations diplomatiques, rompues après l'expulsion de l'ambassadeur américain à Caracas en septembre 2008.

7 juillet. M. Obama et son homologue russe Dmitri Medvedev amorcent un dégel dans les relations entre Washington et Moscou en concluant un accord sur la réduction d'un tiers de leurs arsenaux stratégiques.

29 octobre. Par cent quatre-vingt-neuf voix contre trois, l'Assemblée générale des Nations unies demande aux Etats-Unis de mettre fin à l'embargo contre Cuba.

18 novembre. Pour la première fois, M. Obama admet que les Etats-Unis ne pourront fermer le centre de détention de Guantánamo en janvier 2010, comme prévu.

1er décembre. M. Obama annonce le déploiement accéléré de trente mille soldats supplémentaires en Afghanistan. Il évoque un retrait possible à partir de l'été 2011.

10 décembre. Recevant le prix Nobel de la paix à Oslo, décerné le 9 octobre, M. Obama évoque la notion de « guerre juste » et déclare qu'un « mouvement non violent n'aurait jamais arrêté les armées de Hitler ».

18 décembre. En partie sous l'impulsion de M. Obama, un « accord » très contesté sur le réchauffement climatique est signé lors du sommet de Copenhague.

2010

6 avril. M. Obama expose sa doctrine nucléaire. S'écartant des déclarations d'avril 2009, il explique qu'il pourrait utiliser l'arme atomique « dans des cas extrêmes ».

8 avril. Washington et Moscou signent un nouvel accord sur le désarmement nucléaire (Start), après l'expiration du précédent en décembre 2009. Ils s'engagent à réduire de 75 % leurs arsenaux respectifs.

28 mai. A l'issue de la conférence de suivi du traité de non-prolifération (TNP), à New York, les Etats-Unis paraphent, malgré des réserves, le document proposant la création d'une zone dénucléarisée au Proche-Orient et enjoignant à Israël de placer ses installations sous contrôle international.

3 juillet. Les Etats-Unis et la Pologne signent un accord sur un bouclier antimissile, malgré les objections de Moscou.

25 juillet. Le site Internet WikiLeaks diffuse des documents secrets de l'armée américaine sur la guerre en Afghanistan, créant la polémique.

30 août. Après des manœuvres navales aux côtés de la Corée du Sud en mer du Japon (25 au 28 juillet), Washington impose de nouvelles sanctions à la Corée du Nord. Elles font suite à la destruction, en mars, d'un navire sud-coréen attribuée à Pyongyang.

8 décembre. Trois mois après avoir relancé les pourparlers entre Israéliens et Palestiniens sous leur égide, à Washington, les Etats-Unis renoncent à exiger de Tel-Aviv le gel de la colonisation en Cisjordanie comme préalable aux négociations de paix.

2011

7 mars. Décevant les défenseurs des droits civiques, M. Obama donne son feu vert à la reprise des procès militaires d'exception à Guantánamo.

19 mars - 31 octobre. Les Etats-Unis participent, aux côtés de la France et du Royaume-Uni, à l'intervention militaire multinationale en Libye menée sous l'égide des Nations unies et dirigée par l'OTAN.

28 avril. Le directeur de la CIA, M. Leon Panetta, remplace à la tête du Pentagone le républicain Robert Gates, en poste depuis 2006.

2 mai. Oussama Ben Laden, le chef d'Al-Qaida, est tué par un commando américain au Pakistan. Tandis que certains s'interrogent sur la légalité de l'opération, celle-ci est saluée par presque tous les pays, notamment européens.

19 mai. M. Obama dévoile son « plan Marshall » de plusieurs milliards de dollars pour aider le monde arabe à se démocratiser et se déclare favorable à un Etat palestinien dans les frontières de 1967.

22 juin. Le président annonce le rapatriement d'un tiers des soldats américains, sur les cent mille hommes déployés en Afghanistan, d'ici l'été 2012. Le départ massif des troupes est programmé pour 2014.

2 septembre. La divulgation par WikiLeaks de l'intégralité de deux cent cinquante mille câbles diplomatiques internes du département d'Etat américain met toutes les chancelleries en émoi, en premier lieu à Washington.

2012

17 avril. Washington décide d'alléger les sanctions financières contre la Birmanie pour soutenir le processus de démocratisation amorcé en 2011.

26 avril. Les Etats-Unis et le Japon s'accordent sur le retrait de neuf mille marines de l'île d'Okinawa, où dix-neuf mille des quarante-sept mille soldats américains présents sur l'archipel nippon sont stationnés depuis 1960.

5 mai. Début du procès, dans le camp de Guantánamo, des cinq principaux suspects dans les attentats du 11-Septembre.

13 juillet. Première liaison maritime — censée devenir hebdomadaire — entre les Etats-Unis et Cuba depuis 1962, avec l'arrivée à La Havane d'un navire américain transportant du matériel humanitaire.

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