Vous êtes ici

Le Monde Diplomatique

S'abonner à flux Le Monde Diplomatique
Mensuel critique d'informations et d'analyses
Mis à jour : il y a 4 jours 6 heures

Les enseignants aux bons soins du patronat

dim, 13/11/2016 - 22:30

En septembre dernier, « Le Monde diplomatique » publiait un « Manuel d'économie critique » présentant, de façon pédagogique et accessible, son traitement des programmes de première et terminale en sciences économiques et sociales. Depuis longtemps, d'autres s'y intéressent également. Notamment le patronat, qui ne ménage pas ses efforts pour sensibiliser les enseignants aux vertus de l'entreprise.

Johanna Jaeger. — « b/w », 2013 Johanna Jaeger / Schwarz Contemporary, Berlin « Chers collègues, les inscriptions aux Entretiens Enseignants-Entreprises [EEE] sont ouvertes. »

Disponible en kiosques jusqu'au 8 décembre et sur notre boutique en ligne.

Ce n'est pas tous les jours que les professeurs de sciences économiques et sociales (SES) et de gestion d'Île-de-France reçoivent une missive de leur hiérarchie. Lorsque, en juin 2016, ils découvrent un courriel de leur inspectrice d'académie, ils n'en retardent pas la lecture.

Les EEE « auront lieu les jeudi 25 et vendredi 26 août 2016 sur le thème “L'Europe dans tous ses États : un impératif de réussite !”. (…) Comme vous le constaterez en consultant le programme, des intervenants très variés participeront aux échanges, qui promettent d'être de haute tenue ».

Aux côtés de M. Emmanuel Macron, alors ministre de l'économie, on entendrait notamment Mme Élisabeth Guigou, présidente socialiste de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale, ainsi que MM. Hubert Védrine, ancien ministre socialiste des affaires étrangères et membre du Conseil d'État, Pascal Lamy, ancien commissaire européen au commerce, cinquième directeur général de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), et Denis Kessler, président-directeur général (PDG) du groupe de réassurance Scor, ancien vice-président du Mouvement des entreprises de France (Medef).

Qui avait pu rassembler un tel aréopage ? Selon le courriel de l'inspectrice, la rencontre avait été « organisée, préparée et animée par une équipe de professeurs de SES, d'histoire-géographie et d'économie-gestion ». En réalité, les EEE ont été créés en 2003 par l'Institut de l'entreprise, un think tank réunissant certaines des plus grandes sociétés françaises, dont le site Internet proclame la mission : « mettre en avant le rôle et l'utilité de l'entreprise dans la vie économique et sociale ». Le courriel de l'inspection précisait néanmoins que cette université d'été s'inscrivait dans le « plan national de formation » que le ministère de l'éducation nationale réserve à ses personnels. Autrement dit, les rencontres seraient en grande partie financées par l'État, qui prendrait en charge les frais d'inscription et de transport (à hauteur de 130 euros) ainsi que l'hébergement en pension complète des participants.

« Slow dating » avec des DRH

L'inspection académique de Versailles avait mis en ligne un diaporama (1) présentant l'événement comme « le rendez-vous d'été pour préparer sa rentrée ». En guise d'illustration, la photographie d'un amphithéâtre bondé — image dont nous allions découvrir qu'elle exagérait quelque peu l'intérêt des enseignants pour ce type de rencontres. Au menu, des intervenants « très enthousiasmants » et un « “slow dating” avec des DRH », c'est-à-dire la possibilité d'échanger avec des directeurs des ressources humaines de grandes sociétés comme on rencontre des partenaires amoureux potentiels lors d'une séance de speed dating — mais en prenant tout son temps. Comment résister ?

Quand, le jour J, nous pénétrons enfin dans l'immense amphithéâtre rouge de l'École polytechnique, c'est la déception : nous sommes à peine trois cents dans cette salle capable d'accueillir mille personnes. La perspective d'un week-end tous frais payés à côtoyer la crème de la crème du patronat français n'a visiblement pas fasciné les enseignants.

Côté invités, en revanche, tout le monde a répondu présent. Outre les têtes d'affiche annoncées, une dizaine de grands dirigeants de sociétés du CAC 40, une demi-douzaine de DRH d'entreprises prestigieuses (Mazars, Veolia, Orange, Sanofi, Capgemini, etc.), ainsi que plusieurs hauts fonctionnaires en poste, dont certains issus de la Commission européenne, également partenaire des EEE. Un seul syndicaliste : M. Yvan Ricordeau, membre du bureau national de la Confédération française démocratique du travail (CFDT).

M. Xavier Huillard, président de l'Institut de l'entreprise et PDG de Vinci, introduit la rencontre. Séduit par le « modèle américain », il se félicite des efforts de la France pour s'en approcher, notamment à travers « le resserrement des liens entre le monde enseignant et l'entreprise », une évolution qui produira « le meilleur pour la France ». À condition que chacun y travaille. Comment ? En défendant le « projet européen ». M. Huillard invite les enseignants à s'engager : « Votre rôle dans cette lutte urgente contre l'euroscepticisme est très important : faire en sorte que ces jeunes générations en attente d'Europe ne finissent pas par basculer dans la désillusion. » Mais les enseignants ne seront pas seuls : « En complément de votre action, l'entreprise a une contribution majeure à apporter pour défendre et illustrer les bienfaits de l'Europe, qui n'est pas seulement un projet économique, mais bel et bien un projet politique, un projet de société. » Lequel ? Il faudra le déduire des mérites de Bruxelles célébrés à la tribune. Ainsi, son intervention auprès de la Grèce aurait, selon le directeur du Trésor à la Commission, M. Benjamin Angel, démontré la capacité de l'Union à la « solidarité » (2).

Les organisateurs invitent alors à la tribune M. Jean-Marc Huart. Comment le « chef du service de l'instruction publique et de l'action pédagogique au ministère de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche » va-t-il réagir aux propos d'un chef d'entreprise qui vient de fixer la feuille de route des enseignants de SES et de gestion ? Sans le moindre accroc. Mieux : le fonctionnaire se félicite du partenariat « quotidien » liant son ministère à l'Institut de l'entreprise.

Prix du manager public de l'année en 1992, M. Huart confie d'abord un « vrai plaisir personnel » à participer à ces journées. Puis il enfile sa casquette officielle : « Je tiens, au nom de la direction de l'éducation nationale, au nom de la ministre, à saluer la solidité de cette collaboration. » Le lien avec l'entreprise, affirme-t-il, « est une priorité du ministère », car « l'école ne peut rien faire sans les entreprises ».

Soucieux de ne pas présenter aux enseignants le seul point de vue des organisations patronales sur l'entreprise, le ministère avait-il cherché à compléter ce discours par le biais d'autres partenariats, avec des syndicats, par exemple ? Pour en savoir plus, nous contactons M. Huart. La question le surprend un peu : « Alors… Par exemple… Alors… On a, avec le monde économique, un certain nombre d'autres partenariats. Par exemple, la Semaine école-entreprise. » Partenariat avec un syndicat ? Non, « avec le Medef ». « On a également un partenariat avec l'Esper, qui représente l'économie sociale et solidaire. » Oui, mais un syndicat ? « On n'a pas de partenariat spécifique avec la CGT [Confédération générale du travail] ou avec la CFDT comme on en a avec le monde patronal, concède le haut fonctionnaire. Mais les syndicats ne sont absolument pas absents. » Comment sont-ils présents ? « À travers la gestion paritaire des organismes de pilotage des branches professionnelles. » Sur un plateau de la balance, un haut fonctionnaire, membre enthousiaste du comité de pilotage des EEE ; sur l'autre, le fonctionnement routinier des structures chargées de la formation professionnelle.

Ce « deux poids, deux mesures » agace depuis longtemps les organisations de salariés. « De notre côté, on a droit à une heure de formation syndicale par mois, nous explique Mme Mathilde Hibert, du syndicat SUD Éducation. Et quand on se plaint de la façon dont l'école fait les yeux doux aux patrons, on s'entend répondre : “Il faut bien préparer les enfants au monde de l'entreprise ! Vous, vous ne créez que des chômeurs”, comme nous l'a répliqué l'ancien directeur de l'académie de Paris, Claude Michelet, il y a deux ans. »

« L'école ne peut rien faire sans les entreprises » ? Les entreprises semblent convaincues de la réciproque. Interventions répétées sur le contenu des programmes, lobbying à l'Assemblée : elles ne ménagent aucun effort pour tenter de séduire le corps enseignant. Problème : celui-ci demeure conscient de sa responsabilité politique et jaloux de son indépendance. Ainsi, l'Association des professeurs de sciences économiques et sociales (Apses) dénonce la transformation du ministère de l'éducation nationale en « relais de la propagande d'un lobby patronal (3)  ». La solution imaginée par l'Institut de l'entreprise ? Redoubler de sollicitude.

Serveurs en livrée, entrecôtes obèses, petits-fours, desserts exquis : les repas de l'EEE sont à la hauteur des goûts les plus exigeants. Après de longues heures à écouter des propos un peu monotones de la part d'intervenants aussi prompts à exalter la créativité et l'innovation, l'entrain renaît.

En déambulant dans le hall, on découvre les stands d'organisations comme Entreprendre pour apprendre (EPA), qui aide les enseignants à créer des minientreprises « porteuses de projets » avec un comité de direction constitué d'élèves. On nous explique que la démarche ne se limite pas à distiller l'esprit d'entreprise dans les établissements scolaires : elle dynamise la classe, motive les élèves, les prépare au marché du travail et offre un moyen de lutter contre l'échec scolaire. Rien ne suggère que l'enthousiasme est feint.

Seule fausse note : l'absence de dernière minute de Mme Najat Vallaud-Belkacem, pour cause d'« incompatibilité d'emploi du temps ». La décision de la ministre de l'éducation de rendre optionnel l'enseignement de la « loi » de l'offre et de la demande (4) en classe de seconde venait de provoquer l'ire du Medef. « Ce projet d'appauvrissement du programme contredit totalement le discours louable de la ministre en faveur d'un rapprochement de l'école et de l'entreprise, s'était indignée l'organisation patronale. Tout doit être fait au contraire pour insuffler l'esprit et le goût d'entreprendre le plus tôt possible (5).  » La ministre aurait-elle préféré ne pas rencontrer ses détracteurs ?

De retour dans l'amphithéâtre, on retrouve la préoccupation des intervenants pour l'Europe. Une Europe menacée par « la recrudescence de la menace terroriste, la montée des populismes et des discours protectionnistes », selon M. Huillard, qui met tous ces « dangers » sur un pied d'égalité. « L'euro a tenu cinq promesses sur six », clame néanmoins M. Philippe Trainar, chef économiste chez Scor et ancien conseiller de M. Édouard Balladur. Son unique échec ? L'Europe politique. Car le Vieux Continent souffrirait d'un excès de démocratie. L'eurodéputée Sylvie Goulard s'en amuse : « Il n'est pas possible que les Parlements nationaux verrouillent toutes les décisions ! Que fait la Commission ? Shame on you [honte à vous]  ! », lance-t-elle aux représentants de l'institution présents dans la salle, avant de leur décocher un sourire malicieux. « On se tire une balle dans le pied à estimer que tout doit être validé par les Parlements nationaux ! Vous, les profs, vous savez que c'est difficile de convaincre (…), parce qu'à un moment il faut vendre quelque chose de difficile. Vous imaginez si vous deviez organiser vos interros sur le même principe ? “Ah non, madame, on ne fait pas d'interro, on décide de manière participative !” Je pense bien sûr que les politiques doivent écouter les gens ; mais, à un moment donné, il y a un effort à faire. »

Le salaire minimum, « une absurdité »

« Faire un effort » ? Agnès Bénassy-Quéré, membre du Cercle des économistes et présidente déléguée du Conseil d'analyse économique, y invite également la France, en lui suggérant de supprimer le salaire minimum, « une absurdité en Europe ». Enhardie par la présence de M. Peter Hartz, artisan d'une dérégulation du marché du travail en Allemagne à travers une série de lois qui portent son nom, l'ancienne ministre du commerce extérieur des Pays-Bas — et présidente de la branche française de l'institution financière ING — Karien Van Gennip renchérit : « Faites les réformes en France, s'il vous plaît ! » Tonnerre d'applaudissements à la tribune… et dans la salle.

Les enseignants n'auront pas voix au chapitre. Ceux qui participent jouent le rôle peu gratifiant de présentateurs cantonnés aux introductions générales et aux résumés de biographies. Les intervenants ne cherchent même pas à dissimuler leur proximité : le tutoiement semble de mise, les prénoms connus de tous. M. Pascal Lamy confesse : « Pour une fois, je suis d'accord avec Hubert [Védrine], que j'ai trouvé étonnamment optimiste par rapport aux débats que nous avons régulièrement, en toute amitié bien entendu. » Le ton est tour à tour taquin et flagorneur, léger et complice. Les désaccords ne portent que sur des nuances, dans un camaïeu dont nul ne vient gâter l'harmonie.

Président de la Fédération française de l'assurance et du pôle International et Europe du Medef, M. Bernard Spitz enfonce le clou en invitant les professeurs « à remettre l'entreprise au centre », non seulement « en ce qui concerne le contenu des programmes », mais également pour le « financement ». « La volonté première de ces rencontres, c'est la transposition au sein des classes du vaste travail réalisé ici en lien avec les entreprises », conclut de son côté M. Huart. Qui ajoute : « Vous avez aussi un rôle de transmission des documents auprès de vos collègues ! »

De retour dans leurs lycées, des professeurs parisiens reçoivent un nouveau courriel de leur inspectrice : « Chère ou cher collègue, une journée nationale “Enseignants de SES en entreprise” est organisée le 19 octobre dans le cadre du partenariat entre le ministère de l'éducation nationale et l'Institut de l'entreprise. (…) Pour participer à cette journée, je vous remercie de m'indiquer par retour de mel la ou les entreprises dans laquelle ou lesquelles vous souhaiteriez vous rendre. Le nombre de places est limité. »

(1) « Entretiens Enseignants-Entreprises 2016 », www.creg.ac-versailles.fr

(2) Lire Yanis Varoufakis, « Leur seul objectif était de nous humilier », Le Monde diplomatique, août 2015.

(3) Communiqué de l'Apses, 1er septembre 2015.

(4) Pour une critique de ladite « loi », lire le Manuel d'économie critique du Monde diplomatique, 2016, en kiosques.

(5) « Programme d'économie de seconde : halte à la braderie ! », communiqué du Medef, 30 juin 2016.

Novembre 2016 en perspective

sam, 12/11/2016 - 13:26

Il n'y aura pas de femme à la tête de la Maison Blanche mais les Américaines auront toujours Woody Allen et le féminisme radical. Révéler les étranges affaires d'Areva en Afrique ; diagnostiquer la mutation de la social-démocratie européenne en social-libéralisme, jusqu'au crépuscule de l'« extrême centre » ; analyser la stratégie militaire de la Russie en Syrie, où les grandes puissances se livrent des guerres par procuration… Sélection d'archives en rapport avec le numéro du mois.

  • Toutes les Américaines ne s'appellent pas Hillary Clinton Florence Beaugé • pages 6 et 7 Aperçu Coutumier des propos misogynes et rattrapé par des accusations de harcèlement sexuel, Donald Trump s'est aliéné une partie de l'électorat féminin. Profitant de cette impopularité, Hillary Clinton se présente comme un modèle pour les femmes désirant s'émanciper. Mais l'égalité des sexes demeure un horizon lointain aux États-Unis…
  • → La tragédie de l'émancipation féminine Emma Goldman • août 2011 Aperçu
  • → La longue marche des Américaines Katha Pollitt « Femmes rebelles », Manière de voir nº 68, mars - avril 2003 Aperçu
  • → Les femmes vues par Woody Allen Alain Brassart • mai 2000 Aperçu
  • Aux sources du scandale UraMin Juan Branco • pages 4 et 5 Aperçu Championne mondiale du nucléaire, Areva peine à sortir de la tourmente. Aux inquiétudes sur l'avenir de la filière depuis l'accident de Fukushima s'ajoutent les retards des réacteurs de troisième génération. Mais, surtout, l'entreprise publique française est mise en cause pour des investissements suspects dans trois gisements d'uranium africains.
  • → Bataille pour l'uranium au Niger Anna Bednik • juin 2008 Aperçu
  • → En Centrafrique, stratégie française et enjeux régionaux Vincent Munié • février 2008 Aperçu
  • → La RCA entre les décombres et le redressement Pierre Kalck • août 1982 Aperçu
  • Crépuscule de l'« extrême centre » Miguel Urban • page 3 Aperçu La politique européenne traverse une période de polarisations. Ce processus n'est pas né par hasard. Une série de bouleversements économiques et sociaux ont bousculé les fidélités partisanes, renversé les consensus d'antan et conduit à des glissements tectoniques dont nul ne saurait prédire l'aboutissement.
  • → Le couteau sans lame du social-libéralisme Evelyne Pieiller • avril 2009
  • → A gauche, l'éternelle tentation centriste Grégory Rzepski & Antoine Schwartz • juin 2007 Aperçu
  • → La social-démocratie privatisée José Vidal-Beneyto • juillet 1999 Aperçu
  • Quitte ou double de la Russie à Alep Jacques Lévesque • pages 1, 14 et 15 Aperçu La bataille qui s'engage à Mossoul en Irak inquiète les États-Unis, contraints de composer avec les rivalités régionales. D'autre part, une reprise sanglante d'Alep pourrait compromettre la dynamique diplomatique qui avait suivi l'engagement militaire direct de la Russie aux côtés du régime syrien.
  • → En Syrie, une issue politique bien incertaine Akram Belkaïd • décembre 2015
  • → Le pari syrien de Moscou Alexeï Malachenko • novembre 2015
  • → Guerres par procuration en Syrie Karim Emile Bitar • juin 2013 Aperçu
  • Haïti, l'imposture humanitaire Frédéric Thomas • page 8 Aperçu Avec près de cinq cents morts dénombrés une semaine après son passage en octobre, l'ouragan Matthew a causé davantage de dégâts en Haïti que dans les autres régions traversées. Le pays le plus pauvre des Caraïbes serait-il condamné à rechuter sans fin en dépit de l'aide reçue ?
  • → Haïti dépecé par ses bienfaiteurs Céline Raffalli • mai 2013
  • → Bataille humanitaire à Haïti Benjamin Fernandez • février 2010 Aperçu
  • → Haïti, un pays au bord de l'effondrement Serge Gilles • août 1982 Aperçu
  • Pourquoi les Colombiens ont rejeté la paix Gregory Wilpert • page 9 Aperçu Tous les sondages donnaient le « oui » gagnant avec une marge confortable. Le 2 octobre, les Colombiens ont pourtant rejeté l'accord de paix entre le gouvernement et FARC, qui orchestrait la fin d'un conflit vieux de plus d'un demi-siècle. Le pays préférerait-il la guerre à la paix ?
  • → Que vont devenir les FARC en Colombie ? Loïc Ramirez • août 2016 Aperçu
  • → Âpres négociations en Colombie Pascal Drouhaud • janvier 2000 Aperçu
  • → Colombie : la paix désirée et violentée Bernard Cassen • janvier 1986 Aperçu
  • Amma, l'empire du câlin Jean-Baptiste Malet • pages 1, 10 et 11 Aperçu Honorée par les Nations unies, invitée par le pape François, célébrée par les médias du monde entier, la gourou indienne Amma attire les foules, inspire les artistes et côtoie les plus grands dirigeants de la planète grâce à ses câlins prodigués à la chaîne lors d'événements de masse. Elle fait escale en France ce mois-ci.
  • → Affairisme et racisme au pays de Gandhi Clea Chakraverty • mai 2014 Aperçu
  • → De la manipulation mentale à la secte globale ? Denis Duclos • août 2000 Aperçu
  • → La spiritualité au risque des idoles Bernard Ginisty • décembre 1999 Aperçu
  • Le Maghreb entre autoritarisme et espérance démocratique Hicham Alaoui • pages 12 et 13 Aperçu Alors que les turbulences politiques et la guerre balaient le Proche-Orient, Algérie, Maroc et Tunisie peuvent apparaître comme un pôle de stabilité dans le monde arabe. Mais, exception faite de la Tunisie, l'ouverture démocratique n'a pas duré : les régimes en place continuent de s'arc-bouter sur leurs privilèges.
  • → L'opinion musulmane rejette-t-elle la démocratie ? • juillet 2005
  • → Le Maroc indécis Ignacio Ramonet • juillet 2000
  • → « Pour faire l'unité du Maghreb il faut construire de solides bases économiques » Abderrahim Bouabid • juillet 1961 Aperçu
  • La deuxième génération des « mingong » Loup Espargilière & Théau Monnet • page 16 Leurs parents se sont tués à la tâche pour faire marcher « l'atelier du monde ». Comme eux, ils ont quitté la campagne par millions dans l'espoir d'une vie meilleure. Mais leurs rêves se heurtent aux difficultés de la vie en ville, où ils ne disposent pas des mêmes droits que ceux qui y sont nés. Rencontre avec des « mingong », dans les quartiers ouvriers de Canton.
  • → Paysans chinois entre cueillette et Internet Martine Bulard • novembre 2015
  • → Les cahiers de doléances du peuple chinois Isabelle Thireau • septembre 2010 Aperçu
  • → Chine : opposition entre les cadres cultivés et les jeunes étudiants d'origine populaire Alain Roux • mai 1967 Aperçu
  • Avortement, l'obscurantisme polonais Audrey Lebel • page 17 Aperçu Face à la mobilisation massive des Polonaises début octobre, le parti au pouvoir Droit et justice a renoncé à étendre l'interdiction de l'avortement aux cas de viol ou de malformation du fœtus. Mais, soumis à la pression des militants catholiques et de l'Église, le pays demeure, avec l'Irlande, le plus restrictif d'Europe.
  • → Les acquis féministes sont-ils irréversibles ? Mona Chollet • avril 2007 Aperçu
  • → Menaces sur la liberté d'avorter Paul Cesbron • février 1997 Aperçu
  • → Les effets de la loi sur la courbe démographique Roland Pressat • novembre 1973 Aperçu
  • Les enseignants aux bons soins du patronat Renaud Lambert & Sylvain Leder • page 18 En septembre dernier, « Le Monde diplomatique » publiait un « Manuel d'économie critique » présentant son traitement des programmes de première et terminale en sciences économiques et sociales. Depuis longtemps, d'autres s'y intéressent également. Notamment le patronat, qui ne ménage pas ses efforts pour sensibiliser les enseignants aux vertus de l'entreprise.
  • → Des enseignants notés triple A Christophe Hélou • avril 2012 Aperçu
  • → La révolte enseignante face aux inégalités Jérôme Deauvieau & Jean-Pierre Terrail • septembre 2003 Aperçu
  • → Les lycéens et le grand marché Jacques Muglioni • décembre 1990 Aperçu
  • Le libre-échange divise la société allemande Peter Wahl • page 19 Aperçu En refusant pendant une semaine d'approuver le CETA, le Parlement de Wallonie s'est attiré les foudres des dirigeants européens et des éditorialistes. Or ce traité de libre-échange alimente une forte contestation populaire. Notamment en Allemagne, où il fracture la société.
  • → Ces Européens qui défient le libre-échange Amélie Canonne & Johan Tyszler • octobre 2015
  • → Un bâton dans la roue du libre-échange Pierre Rimbert « Libre-échange, la déferlante », Manière de voir nº 141, juin - juillet 2015
  • → Du protectionnisme au libre-échangisme, une conversion opportuniste Ha-Joon Chang • juin 2003
  • L'Union européenne au défi de ses frontières Michel Foucher • pages 20 et 21 Aperçu Le « Brexit » a rappelé que les frontières de l'Union européenne n'étaient pas intangibles, comme celles du continent. Alors que les candidatures à l'adhésion sont nombreuses, comment construire l'intégration politique d'un espace sans cesse en recomposition ?
  • → Un Vieux Continent à géographie variable Philippe Rekacewicz • mars 2012
  • → Quelles frontières et quel projet pour l'Union ? M. F. • mai 2007 Aperçu
  • → L'Europe sans nations, cet artifice, ce mirage dangereux... Max Gallo • mars 1989 Aperçu
  • Le beau Danube noir E. P. • pages 22 et 23 Aperçu Qu'est-ce que l'identité nationale hongroise ? À partir de leur lecture de l'histoire, les deux grands partis classés à droite la définissent chacun à sa façon. Leurs programmes politiques et sociaux s'en inspirent pour proposer un ensemble de valeurs, qui trouvent une expression dans une « contre-culture » — des concerts de rock aux démonstrations équestres.
  • → Voyage aux marges de Schengen Laurent Geslin & Sébastien Gobert • avril 2013 Aperçu
  • → Hongrie, laboratoire d'une nouvelle droite G. M. Tamas • février 2012 Aperçu
  • → Alerte : nationalismes européens Claude Julien • janvier 1990
  • En finir avec la cuculture Jean-Pierre Salgas • page 27 Aperçu Grand perturbateur, l'écrivain polonais Witold Gombrowicz a donné forme aux mensonges qui figent les beaux désordres du vivant. Porté par son rapport à l'histoire de son pays et par les tensions politiques de son temps, il a rendu visibles le burlesque d'une certaine modernité et la bouffonnerie de la « maturité ».
  • → Les excentriques, le léninisme et Buster Keaton Owen Hatherley • août 2016 Aperçu
  • → Pouvoirs du roman Guy Scarpetta • avril 2005 Aperçu
  • → Mickiewicz et la beauté polonaise Witold Gombrowicz • février 1983
  • Des missionnaires aux mercenaires Jean-Michel Quatrepoint • page 28 Aperçu Le monde des affaires sait miser sur ceux qui, demain, pourront faire prévaloir ses intérêts, lui ouvrir les portes des administrations, relayer son discours. Aux États-Unis, bien sûr, mais aussi dans le reste du monde. Cette stratégie permet de rendre désuet le recours aux pots-de-vin et autres enveloppes. Plus besoin de corrompre !
  • → Uber et la pantoufle d'or P. R. • juillet 2016
  • → Les amitiés haut placées de Goldman Sachs Ibrahim Warde • août 2010 Aperçu
  • → Comment contrôler le gouvernement William G Domhoff • juillet 1976 Aperçu
  • L'attentat de sarajevo, une explication commode


    ven, 11/11/2016 - 17:31

    Selon une analyse fort répandue, l'assassinat de l'héritier du trône d'Autriche-Hongrie, le 28 juin 1914, aurait, en déclenchant un « domino d'alliances », provoqué la première guerre mondiale. Cette lecture occulte les causes véritables du conflit, en particulier la logique mortifère des rivalités impériales.


    La première guerre, vraiment mondiale ?

    La première guerre mondiale a-t-elle vraiment été « provoquée » par l'attentat de Sarajevo qui coûta la vie à l'archiduc héritier, François-Ferdinand d'Autriche-Hongrie, et à son épouse le 28 juin 1914 ? Les combats ont-ils véritablement débuté en Belgique et en Lorraine ? Cette chronologie, centrée sur les événements européens, est la plus répandue, mais elle oublie tout un pan de l'histoire du conflit, amputant l'analyse de ses causes.

    Le 5 août 1914, un accrochage éclate à la frontière de l'Ouganda, colonie britannique, et de l'Afrique orientale allemande (Schutzgebiet Deutsch-­Ostafrika). Le 8 août, des navires britanniques bombardent Dar es-Salaam, le centre administratif de cette colonie allemande qui s'étend sur les ter­ritoires actuels du Burundi, du Rwanda et d'une partie de la Tanzanie. Les semaines suivantes, les combats se généralisent pour le contrôle du lac Kivu.

    Illustration d'un épisode du début de la guerre de 14-18  Les Autrichiens affrontent les Serbes au pied du pont sur la Save qui unit les deux pays (août 1914).

    Pendant ce temps, en Europe, déclarations de guerre et ordres de mobilisation générale se succèdent (en Russie le 30 juillet ; en France et en Allemagne le 1er août). Le 4 août, l'Allemagne envahit la Belgique et le Luxembourg. Quatre jours plus tard, la France lance une percée en Lorraine allemande. Mais les lignes françaises sont vite enfoncées et l'offensive fait long feu. Sur le front de l'Est, l'Allemagne accumule également les succès contre la Russie. En revanche, la Serbie résiste : le 23 août, elle parvient à stopper les troupes austro-hongroises à la bataille du Cer.

    Ainsi, en quelques semaines, le « domino infernale » des alliances précipite l'entrée en guerre des belligérants : d'un côté, la France, le Royaume-Uni et la Russie (Triple-Entente) avec leurs alliés serbe et belge, puis japonais, roumain et grec ; de l'autre, la Triple-Alliance (ou « Triplice ») qui réunit initialement l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et le royaume d'Italie. Mais ce dernier se rallie à la neutralité dès septembre 1914, avant de passer dans le camp adverse en avril 1915, tandis que les empires centraux reçoivent en octobre 1914 le soutien de l'Empire ottoman.

    Des milliers de combattants africains ou indochinois des troupes coloniales meurent pour le contrôle des Balkans...

    Ce jeu d'alliances correspond à de puissantes logiques d'intérêts. Les rivalités coloniales représentent l'un des principaux motifs de tension entre d'un côté la France et le Royaume-Uni (tous deux à la tête d'un vaste empire) et de l'autre l'Allemagne, qui s'estime lésée dans ce partage impérialiste du monde. Déjà implanté en Afrique orientale, au Cameroun et en Tanzanie, Berlin lorgne sur l'Afrique du Nord et le centre du continent.

    Le sort de l'Empire ottoman, présenté depuis plusieurs décennies comme « l'homme malade de l'Europe », constitue l'autre grande inconnue. A la suite des guerres balkaniques (1912-1913), les possessions ottomanes en Europe sont partagées entre la Bulgarie, la Grèce, le Monténégro, la Roumanie et la Serbie.

    Mais l'avenir des immenses territoires contrôlés par l'empire en Anatolie et au Proche-Orient attise toutes les convoitises. Au-delà de sa dimension symbolique, le coup de feu de Sarajevo rappelle que l'Autriche-Hongrie, la Russie mais aussi la France et l'Italie cherchent à renforcer leurs sphères d'influence respectives dans les Balkans.

    Pourtant ces rivalités entre Etats n'expliquent pas tout, car le déclenchement de la guerre répond aussi à des logiques sociales internes à chaque nation. Aux yeux des classes dirigeantes notamment – aristocratiques et terriennes dans les empires centraux, bourgeoises et industrielles, commerciales ou financières en France et au Royaume-Uni –, l'idéologie impérialiste et le nationalisme sont des ciments permettant de ressouder une unité sociale fissurée par les progrès de la démocratie et du socialisme.

    Cimetières en macédoine

    Les manuels scolaires ont renoncé, tant en France qu'en Allemagne, au ton vengeur et belliqueux des années 1920, attribuant à « l'autre camp » toutes les responsabilités du déclenchement de la guerre. Mais ils continuent à observer cette guerre « mondiale » avec des lunettes d'Europe de l'Ouest. Dans les immenses cimetières français du front d'Orient, à Bitola (Macédoine) ou Salonique (Grèce), près de la moitié des tombes sont pourtant celles de combattants africains ou indochinois des troupes coloniales, tombés pour le contrôle des Balkans…

    Manuels scolaires

    Qui est responsable de la guerre ? Dans les années 1920, la France et l'Allemagne se rejettent la faute, et chacune impose sa position officielle dans les manuels scolaires.

    • Vu de France (1922). Tandis que les puissances de la Triple-Entente ne visaient qu'à maintenir la paix et l'équilibre européens, l'Allemagne sous Guillaume II poursuivait une politique d'hégémonie qui menait à la guerre (…). Grisée par ses succès militaires et économiques, l'Allemagne avait en effet, plus qu'aucun autre peuple, une mentalité impérialiste et belliqueuse. Cette mentalité allemande, faite de convoitises, d'orgueil, d'un immense appétit de domination joint au culte de la force brutale, telle est, en dernière analyse, la cause principale de la guerre.

    • Vu d'Allemagne (1929). Les hommes d'Etat ennemis maniaient le jeu diplomatique de manière habile, de sorte à induire l'Allemagne dans l'erreur consistant à déclarer la première, du fait de sa situation de contrainte, la guerre à la France et à la Russie. Ainsi, les obligations d'alliance réciproques devinrent formellement valables du côté de l'Entente. Et les peuples des Etats ennemis eurent l'impression que l'Allemagne avait été l'agresseur, alors qu'elle fut en réalité l'agressée.

    La deuxième génération des « mingong »

    jeu, 10/11/2016 - 20:28

    Leurs parents se sont tués à la tâche pour faire marcher « l'atelier du monde ». Comme eux, ils ont quitté la campagne par millions, partant à l'assaut des mégapoles chinoises dans l'espoir d'une vie meilleure. Mais leurs rêves se heurtent aux difficultés de la vie en ville, où ils ne disposent pas des mêmes droits que ceux qui y sont nés. Rencontre avec des « mingong », dans les quartiers ouvriers de Canton.

    Un père, venu récupérer sa fille à la sortie de l'école Loup Espargilière

    Les traits tirés par une semaine harassante passée à confectionner des chaussures, le regard dans le vague, Zhang, 27 ans, raconte : « Cela fait un an que je suis à Baiyun. Ma femme et mon fils sont toujours dans la province du Guangxi. J'étais fermier, je suis venu ici pour l'argent. » Comme près de 280 millions de Chinois (1), il a quitté son village natal pour rejoindre les rangs des mingong (ou migrants, littéralement « paysans-ouvriers »), ces ruraux chinois venus chercher une vie meilleure dans les mégapoles du pays. Un exode entamé en 1979, lors de l'ouverture de la Chine à l'économie mondialisée sous l'impulsion de Deng Xiaoping. Bâtisseurs, ouvriers, balayeurs : ils sont depuis quarante ans les petites mains de la croissance chinoise.

    À Baiyun, district ouvrier du nord de Canton où l'on trouve des immeubles-dortoirs, de petites usines de textile et des échoppes qui vendent de tout, les générations de mingong se succèdent. Attablé à la terrasse d'une épicerie de quartier, à l'ombre d'immeubles vétustes, Zhang fait le calcul. Il travaille douze heures par jour, six jours sur sept, dans un atelier de confection où la chaleur est insupportable durant les longues journées d'été. Malgré ses soixante-douze heures de labeur hebdomadaire, soit vingt-huit de plus que la durée légale — fixée à quarante-quatre heures et dépassée par 85 % des travailleurs migrants (2) —, il répète une idée communément admise en Chine : « Ma génération est plus flemmarde que la précédente. Eux travaillaient bien plus dur, ils étaient capables de produire beaucoup plus que nous dans le même temps. » Souvent enfants uniques, élevés par leurs grands-parents, les jeunes mingong ont la réputation d'être plus capricieux et moins travailleurs que leurs parents, qui ont connu les heures les plus dures du communisme chinois.

    Recréer une cellule familiale

    À deux pas de là, sur une placette où des enfants s'ébattent après l'école, Dai, la trentaine, s'inquiète. Cette jeune mère au visage émacié, ouvrière dans une usine de chaussures, aimerait travailler plus : « Lorsque je suis arrivée ici, en 2006, je faisais des journées de douze heures. Mais maintenant, les commandes diminuent et je ne travaille plus que huit heures par jour. » En 2015, la croissance chinoise s'est établie à 6,9 %, son plus bas niveau depuis vingt-cinq ans (3). Les manufactures du Guangdong (la province de Canton), qui constituent l'« atelier du monde », en paient le prix fort. Avec leurs emplois précaires dans ces industries, les mingong de Baiyun figurent parmi les premières victimes du ralentissement économique. Une perte que ne compense pas la hausse officielle des salaires (10,7 % par an en moyenne entre 2008 et 2014 (4)).

    « Les conditions de travail sont très difficiles, alors autant mourir ! », ironise Li, 30 ans, dont dix passés dans les usines textiles de Canton. Il redoute l'« effet domino » que crée la baisse des commandes chez ces travailleurs payés au rendement. Il constate que « beaucoup de petites usines ferment et ne paient pas leurs ouvriers ». Zhang en a été témoin : « Un jour, dans l'usine à côté de la mienne, le patron n'a pas versé les salaires, car il n'avait pas été payé par ses clients. Il a vendu les produits et il est parti avec la caisse. » Le gouvernement local a alors saisi le bâtiment, assure-t-il, pour le revendre afin d'honorer les dettes de l'entreprise et payer les salariés.

    Depuis quelques années, la tension monte dans les usines du Guangdong (5). Au cœur des revendications : le respect des lois en vigueur. De très nombreux patrons refusent par exemple de payer leur part obligatoire de l'« assurance sociale » pour les travailleurs. Grèves et occupations d'usine sont les principaux moyens de pression des ouvriers. Le China Labour Bulletin (CLB), une organisation non gouvernementale de défense des travailleurs basée à Hongkong, a recensé 2 774 grèves en 2015, soit deux fois plus qu'en 2014. Selon ses décomptes, dans le seul Guangdong, il y en aurait eu 281 entre août 2015 et janvier 2016. L'écrasante majorité des ouvriers de ces usines sont des migrants.

    Porte-parole du CLB, M. Geoffrey Crothall dénonce l'inefficacité de la Fédération des syndicats de toute la Chine (All-China Federation of Trade Unions, ACFTU), la principale organisation du pays, qui représente près de 300 millions de salariés (6). Directement liée au gouvernement, l'ACFTU « ne fait rien pour aider les travailleurs lorsqu'une usine ferme, affirme-t-il. Si les ouvriers font grève, son rôle sera de les remettre à l'ouvrage. » « C'est très difficile d'être contre le gouvernement », renchérit Li. Il y a quelques années, il travaillait dans les grosses usines du district de Panyu, dans le sud de Canton. Bien plus nombreux, les ouvriers pouvaient se faire entendre des pouvoirs publics. « Mais quand nous ne sommes que vingt par entreprise, nous ne recevons aucun soutien. »

    En 2010, la jeunesse des usines s'est soulevée, « même si les médias occidentaux ont exagéré le phénomène », commente la chercheuse Luo Siqi. Parti de l'usine Honda de Foshan, à quelques kilomètres de Canton, le mouvement de grève a rassemblé soixante mille ouvriers et stagiaires de l'industrie automobile autour du slogan : « Nous voulons 800 yuans de plus ! », alors qu'ils gagnaient en moyenne 1 500 yuans (200 euros) par mois, selon la chercheuse (7). Les protestataires avaient fini par obtenir gain de cause, mais l'insatisfaction des mingong perdure. « L'ancienne génération ne se plaignait pas, confirme Zhang. La nouvelle, mieux formée, a plus de moyens de lutter. Elle est également plus courageuse. Si les jeunes savent qu'ils sont dans leur bon droit, ils osent s'opposer à leurs patrons. » M. Crothall se montre moins enthousiaste : « Il y a quatre ou cinq ans, nous avons atteint un effet de seuil. Aujourd'hui, les patrons réalisent que la situation économique est très différente de l'époque où le pays connaissait une croissance à deux chiffres. »

    Son smartphone en main, Zhang raconte qu'il passe ses soirées sur les réseaux sociaux et dans le groupe de conversation qui rassemble sa famille et ses proches. Il dort et mange à l'usine. De son salaire, il ne dépense presque rien. « Ma femme et mon fils vont bientôt me rendre visite pour quelques mois. En attendant, je dois mettre assez d'argent de côté pour louer un appartement plus grand. » Malgré les difficultés, les jeunes parents sont de plus en plus nombreux à vouloir recréer la cellule familiale en ville.

    Alors que son garçon de 10 ans se renverse une briquette de lait de soja entre les orteils, Dai se rappelle pourquoi elle a décidé de le faire venir à Canton. « Mes parents s'en occupaient mal. Ils lui donnaient à manger et faisaient ses lessives, mais ce n'était pas assez. L'an dernier, dans notre village, j'ai surpris mon fils en train d'essayer la cigarette. J'étais folle de rage. Même si je savais que ça me coûterait très cher, il fallait que je le reprenne en main ! », s'amuse-t-elle. Constat similaire pour M. Dan Yuong, ouvrier lustreur originaire du Guangxi voisin : « Avant de venir ici, mon fils de 8 ans ne savait ni lire ni compter jusqu'à cent. Je l'avais confié à mes parents, mais ils étaient trop âgés pour bien s'occuper de lui. » Arrivé il y a trois mois, le garçon n'est toujours pas scolarisé. En journée, M. Dan le confie à la garderie. Chaque soir, après le travail, il est obligé de lui apprendre à lire et à écrire sur la table basse de son studio. Il espère pouvoir bientôt l'inscrire à l'école à Canton.

    Des jeunes jouent au basket dans une école du quartier de Baiyun Loup Espargilière

    Dans les grandes villes, la situation progresse, mais la scolarisation des enfants de mingong relève encore du parcours du combattant. L'obstacle vient du hukou. Ce passeport intérieur, mis en place sous Mao en 1958 pour contrôler les mouvements de population, instaure une différence de statut entre les natifs des villes et ceux des campagnes. Il restreint l'accès aux services publics pour ces derniers et rend difficile l'accès à l'école pour leurs enfants. Des tentatives d'assouplissement ont eu lieu ces dernières années, comme dans le district de Baiyun, à Canton, en 2012 : une certaine ancienneté de résidence, des contributions financières au système éducatif, du bénévolat ou un don de sang permettent d'accumuler des points qui favoriseront l'accès aux écoles publiques. Des conditions impossibles à remplir pour une grande partie des mingong, contraints de se tourner vers les établissements privés.

    Problème : ceux-ci sont débordés face à l'explosion de la demande. « La capacité d'accueil n'est pas à la hauteur », reconnaît M. Ling Yuming, directeur de l'école de Huijiang à Canton, dont les 2 600 places sont occupées à 98 % par des enfants de migrants. « Dans le privé, la qualité de l'enseignement ne vaut pas celle des écoles publiques, déplore quant à elle une institutrice de l'établissement. Ici, la majorité des enseignants sortent d'écoles techniques. Dans le public, en ville, ils ont un niveau universitaire. »

    Depuis 1985, l'école est obligatoire et gratuite pendant neuf ans pour tous les enfants chinois scolarisés dans la zone de leur hukou. Pour ceux qui vivent en ville, cette gratuité n'est pas garantie de fait. Dans le privé, les frais de scolarité oscillent entre 3 000 et 4 000 yuans (400 et 540 euros) par semestre. L'équivalent d'un mois de salaire moyen pour les migrants (3 072 yuans, soit 420 euros (8)). Seulement une partie est parfois prise en charge par l'État : « Chaque semestre, les élèves reçoivent entre 675 yuans [92 euros] et 1 200 yuans [164 euros] d'aide gouvernementale », indique M. Ling. L'établissement perçoit aussi chaque année 1 million de yuans (137 000 euros) pour améliorer ses moyens d'enseignement. Des mesures insuffisantes, selon le directeur : « Le système de points [introduit lors de l'assouplissement des règles du hukou] est une bonne chose, mais le gouvernement doit davantage aider les mingong. Ils apportent énormément à la Chine, mais ils ne peuvent pas mener une vie décente. C'est injuste. »

    La tête pleine de projets

    « Ce n'est ni juste ni injuste, ce n'est pas la question », considère Zhang. Lui-même ne veut pas du hukou de Canton, ni que son fils vienne y faire ses études. Il a accepté la vie urbaine avec résignation, mais il compte les jours. Il attend d'avoir mis suffisamment d'argent de côté pour payer la dot dont son fils devra s'acquitter quand il sera en âge de se marier. « Quand mon fils sera plus grand, je travaillerai plus dur », promet-il. Puis il rentrera dans le Guangxi. Pour l'heure, il tue le temps en lisant des romans de kung-fu sur son smartphone.

    « Couci-couça » : voilà comment Dai résume ce qu'elle pense de sa vie cantonaise. « Je n'ai pas à me plaindre. Je ne compte pas changer de travail tout de suite. Avec le déclin de l'économie, j'aimerais ouvrir mon propre commerce, vendre de la nourriture, par exemple, mais je ne sais pas comment faire », répond-elle avec légèreté.

    Depuis son studio de vingt mètres carrés, si proche de l'immeuble d'en face qu'il peut le toucher par la fenêtre, M. Wu Erwei attend patiemment son heure. En dix ans à Canton, il a multiplié les contrats dans l'industrie textile, et sa vie gravite autour de celle de l'usine. Il habite seul et ne se sent pas intégré à la ville. Il lâche, désabusé : « Les mœurs locales sont trop différentes des miennes. » Lorsqu'il rentre chez lui, il se connecte à Internet. Il y a découvert que les filles russes sont « très belles », « plus ouvertes » et « moins matérialistes » que les Chinoises, énumère-t-il en comptant sur ses doigts. Il espère en rencontrer une. Un jour, s'il en a les moyens, il rentrera au Hunan fonder son usine. Pour réaliser son rêve, il ne compte pas sur le Parti : « Le “ rêve chinois” [slogan politique de l'actuel président Xi Jinping] n'a pas beaucoup de sens. Surtout pour les gens ordinaires comme moi. »

    De l'espoir, Tang, elle, en a à revendre. À 18 ans, elle a été successivement manucure, caissière et coiffeuse. En ce moment, elle passe entre treize et quatorze heures, chaque jour de la semaine, à servir les clients d'un restaurant de grillades pour un salaire de 3 000 yuans (400 euros) par mois. « Je ne travaille pas pour l'argent, mais pour l'expérience », assure-t-elle, un large sourire aux lèvres. Ses parents ont quitté le Fujian pour ouvrir une supérette à Canton. Ils lui ont donné naissance ici, avant de la renvoyer faire une partie de sa scolarité dans leur province natale. Revenue il y a dix ans afin de poursuivre ses études, elle appartient à cette dernière génération pour qui la vie en ville s'est imposée comme une évidence. Avec son pantalon noir évasé et ses accessoires assortis à son tee-shirt blanc imprimé, elle est la Cantonaise type. Comme Zhang, Dai et les autres, elle a la tête pleine de projets. Elle voudrait ouvrir un jour une échoppe de thé glacé. « Absolument certaine » qu'elle aura une vie plus facile que ses parents, elle lance avec enthousiasme : « C'est une nouvelle ère ! »

    Concours étudiants 2016

    L'association des Amis du Monde diplomatique (9), qui regroupe les lecteurs du mensuel, a organisé cette année son cinquième concours destiné aux étudiants, doté de 1 000 euros (10). Le jury, présidé par Denise Decornoy (directrice de collection littéraire) et composé de Mireille Azzoug (maîtresse de conférences hors classe, ancienne directrice de l'Institut d'études européennes de l'université Paris-VIII), Philippe Leymarie (ancien journaliste à Radio France Internationale, animateur du blog Défense en ligne) et Mathieu O'Neil (chercheur, collaborateur du Monde diplomatique), a étudié les 41 reportages et enquêtes reçus. Les cinq meilleurs articles ont été soumis à la direction et à la rédaction en chef du Monde diplomatique. Les lauréats voient leur texte publié ici.

    (1) Statistiques 2015 fournies par le China Labour Bulletin, Hongkong, www.clb.org.hk

    (2) Bureau national des statistiques de la République populaire de Chine, Pékin, www.stats.gov.cn

    (3) « La croissance chinoise au plus bas depuis un quart de siècle », Le Monde, 20 janvier 2016.

    (4) « Wages, productivity and labour share in China » (PDF), bureau régional pour l'Asie et le Pacifique de l'Organisation mondiale du travail, Bangkok, avril 2016.

    (5) Lire Martine Bulard, « Le Parti communiste aux prises avec le mécontentement social », Le Monde diplomatique, septembre 2012.

    (6) Lire Han Dongfang, « En Chine, colère cherche syndicats », Le Monde diplomatique, septembre 2014.

    (7) Lire Isabelle Thireau, « Les cahiers de doléances du peuple chinois », Le Monde diplomatique, septembre 2010.

    (8) Bureau national des statistiques, www.stats. gov.cn

    (9) www.amis.monde-diplomatique.fr

    (10) Pour tout renseignement sur le concours 2017 : amis@monde-diplomatique.fr

    Les deux photographies n'ont pas été publiées dans la version papier.

    Les limites de la décollectivisation

    jeu, 10/11/2016 - 18:08

    « Aujourd'hui, le système agricole chinois est bloqué. » L'économiste Wen Tiejun, directeur de l'école d'économie agricole et de développement rural à l'université Renmin, à Pékin, ne mâche pas ses mots. Ce qui ne l'empêche pas de reconnaître : « Avec 20 % de la population mondiale à nourrir, mais seulement 9 % des terres arables et 6 % de l'eau douce, le défi est considérable. »

    En trente ans, la Chine a du moins éradiqué la famine. Dès 1979, quand la réforme est lancée, les terres sont décollectivisées et leur droit d'usage réparti à égalité entre les paysans — la propriété restant à la collectivité. Comme les trois quarts de la population vivent encore à la campagne, chacun hérite de petites parcelles qu'il cultive comme il veut. Les récoltes deviennent plus abondantes, grâce aussi à de meilleures semences et aux engrais, tandis que fleurissent de petites entreprises locales qui apportent des compléments de revenu. Ce n'est toutefois qu'une parenthèse : soumises à la loi du marché, celles-ci ne résistent pas. Pour survivre, l'un au moins des membres de chaque famille doit quitter le village — et rejoindre les fameux mingong, les migrants intérieurs, qui fournissent une main-d'œuvre bon marché aux multinationales étrangères soudain séduites par le modèle chinois.

    A l'aube des années 2000, la situation de ceux qui demeurent à la campagne est si mauvaise qu'un cadre communiste de la province du Hubei, M. Li Changping, rédige une lettre ouverte au premier ministre d'alors, M. Zhu Rongji, publiée dans Nanfang Zhoumo, l'un des journaux les plus populaires de Chine : « Le sort des paysans est lugubre, la campagne réellement pauvre, l'agriculture en crise (1). » Inédite, la démarche fera grand bruit et ne sera guère prisée des autorités centrales. Cependant, en 2006, le gouvernement supprimera les impôts payés par les ruraux, qui représentaient 6 à 7 % de leurs revenus.

    Ce tournant marquera le début d'une série de réformes visant à « prendre moins, donner plus et libérer les initiatives », comme le résume Lin Wanlong, directeur des études et professeur au collège d'économie et de gestion de l'Université de l'agriculture de Pékin — l'un des rares campus de la capitale où trône une immense statue blanche de Mao Zedong. Parmi les mesures prises : la création d'un revenu minimum rural (dibao) ; des aides pour l'achat des semences, des engrais, des pesticides, des machines ; un prix minimum pour certaines productions (blé, coton, soja…). Les subventions passent de 77,4 milliards de yuans en 1996 à 1 400 milliards de yuans (plus de 198 milliards d'euros) en 2014.

    A l'heure actuelle, le revenu moyen des ruraux n'en demeure pas moins trois fois inférieur à celui des familles habitant la ville : 8 896 yuans par an contre 26 995 yuans. Vingt pour cent des terres cultivées sont déclarées polluées, par le ministère de l'agriculture lui-même. Les consommateurs se méfient des produits en raison de scandales à répétition : lait frelaté, porc contaminé, chou au formol, etc. Les terres sont épuisées par un usage irraisonné d'engrais, singulièrement sur les petites parcelles : 647,6 kilogrammes par hectare cultivé, contre 136,9 pour la France, pourtant connue pour ne pas être parcimonieuse dans ce domaine. Au nord, elles manquent d'eau ; à l'échelle du pays, elles restent morcelées, ne dépassant pas 0,8 hectare en moyenne.

    De plus, les Chinois consomment moins de céréales et plus de viande. Les deux tiers du maïs produit servent désormais à l'alimentation animale, et les exploitations géantes ont fait leur apparition : plus du quart des porcs vendus sont déjà élevés dans des fermes industrielles de plus de 3 000 têtes chacune (2). Enfin, certains produits subventionnés (coton, soja) coûtent bien plus cher que les produits importés autorisés. Résultat : l'Etat se retrouve avec des stocks qu'il ne peut vendre qu'à perte et qui, le plus souvent, pourrissent. C'est l'impasse.

    Principales ressources agricoles de la Chine Agnès Stienne, novembre 2015 Aperçu

    La Chine est ainsi devenue le premier importateur mondial de soja (que lui vendent, dans l'ordre, les Etats-Unis, le Brésil et l'Argentine). Elle achète même du blé (d'Australie, du Canada et des Etats-Unis). Certes, l'empire du Milieu reste le premier producteur mondial de riz, de blé et de thé, et le deuxième de maïs. Mais à un coût de plus en plus élevé.

    En guise de réponse, le gouvernement entend franchir une étape décisive dans la voie de la libéralisation : baisse des subventions et hausse des importations, conformément aux accords de libre-échange ; regroupement des terres et accélération de l'urbanisation, comme le prévoit un plan tablant sur 20 à 25 millions de migrants supplémentaires d'ici à 2020. Parmi les supporteurs les plus enthousiastes de ce programme figure le patron du groupe d'Etat China National Cereals, Oils and Foodstuffs Corporation (Cofco), M. Ning Gaoning, pour qui « la seule solution est le libre-échange ». Numéro un chinois de l'agroalimentaire, Cofco produit, transforme, importe, exporte et, accessoirement, achète des terres à l'étranger. Groupe public ou pas, tout ce qui déréglemente lui semble bon à prendre.

    Selon M. Chen Xiwen, qui pilote les réformes au nom du groupe central sur les questions rurales au Conseil des affaires d'Etat (gouvernement), en 2014, « 26 % des foyers paysans ont transféré leur droit d'usage ; ce qui représente 28 % des terres arables ». Un « transfert » qui n'a rien de spontané. Les potentats locaux poussent les paysans à céder leurs droits à vil prix (le montant est calculé en fonction de ce que rapporterait la culture de la parcelle), avant de les revendre à prix d'or, soit à des promoteurs immobiliers, soit à l'industrie agroalimentaire. Voilà comment des paysans se retrouvent sans terre, donc sans revenus, ou coactionnaires fictifs de « coopératives » où ils n'ont pas leur mot à dire et doivent se contenter de travailler, salariés sur leur propre exploitation.

    Cette privatisation qui ne dit pas son nom suscite de nombreuses oppositions. Fait rare, en pleine conférence de presse, M. Chen lui-même a reconnu des divergences au plus haut niveau. « A franchement parler, nous ne pouvons atteindre un consensus sur la réforme du système foncier. Des différends majeurs existent sur certains points entre les divers partenaires [Etat, collectivités locales, groupes industriels, paysans] (3) », a-t-il déclaré. En attendant, on continue à privatiser sans le dire.

    Pour sa part, le Pr Lin, très mesuré depuis le début de notre entretien à l'Université de l'agriculture de Pékin, n'en critique pas moins le cours actuel des choses : « Je ne suis pas partisan de laisser les grosses entreprises [de l'agroalimentaire] piloter les changements. Atteindre la taille moyenne d'une ferme familiale en Europe [de 30 à 60 hectares], cela voudrait dire pour la Chine qu'une seule famille va en remplacer 80. Que va-t-on faire des 79 restantes ? Où va-t-on les entasser ? Quelle source de revenus vont-elles avoir ? On voit bien que ce n'est pas réaliste. »

    D'autant que les paysans expulsés se retrouvent à la ville, sans protection. Campagnards ils sont nés, campagnards ils restent, comme indiqué sur leur passeport intérieur, le hukou. Ils n'ont donc pas les mêmes prérogatives que ceux qui sont nés en ville. Instauré en 1958 pour contrôler la population, puis pour éviter l'entassement dans des bidonvilles urbains, le hukou a transformé les migrants en sous-citoyens privés de droits élémentaires : inscrire un enfant à l'école publique, être intégralement remboursé de ses frais médicaux, acheter un logement — même lorsqu'on en a les moyens…

    Certes, le gouvernement promet un changement. Hors des grandes métropoles (Pékin, Shanghaï, Chongqing), le hukou serait remplacé par une simple carte d'identité, ou par un certificat de résidence ouvrant les mêmes droits pour tous. Mais, pour l'heure, la réforme patine. Les collectivités locales hésitent à lever des impôts pour payer les droits sociaux des migrants. Les couches moyennes urbaines y semblent d'autant moins disposées que le ralentissement économique — « l'économie normale », selon l'expression officielle — alimente leurs craintes pour l'avenir de leurs propres enfants. Alors, celui des paysans…

    Bien sûr, tout le monde reconnaît la nécessité de remembrer les parcelles afin de faciliter la mécanisation et de regrouper les villages pour bénéficier d'enseignants formés et de médecins qualifiés. Des expériences existent, mais elles ne sortent pas du modèle occidental productiviste. Le Pr Lin regrette l'absence d'une vision plus novatrice, ainsi qu'« un certain mépris des citadins pour la campagne ». Et de citer un exemple : « Pour la plupart des urbains chinois et pour la nation, le TGV est un grand progrès. Mais chez les paysans, il a été vécu comme une régression : les billets sont plus chers, les trains ne s'arrêtent plus dans les petites gares. Les citadins ont de l'argent et veulent aller vite ; les paysans ont du temps mais pas d'argent. Ce sont ces contradictions qu'il faut résoudre. » A l'évidence, la marche sera longue.

    (1) Cité par Alexandre F. Day, The Peasant in Postsocialist China, Cambridge University Press, 2015.

    (2) Chiffres cités par Jean-François Dufour, Jeffrey de Lairg et Du Shangfu, China Corp. 2015, « Agroindustry. In the dragon's farm » (PDF), www.chine-analyse.com

    (3) Conférence de presse lors de la présentation du « Document no 1 », « SCIO briefing on agricultural modernisation », 4 février 2015, www.china.org.cn

    Javert, la revanche

    jeu, 10/11/2016 - 16:21

    Liberté, c'est de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens, qui chantent davantage qu'il ne parlent », a pu écrire Paul Valéry. Il est vrai que l'idée de liberté, ou la simple évocation de son nom, a été utilisée pour justifier toute sorte d'attitudes et de mesures, parfois carrément liberticides. Qu'on songe, par exemple, à la loi Sécurité et liberté, d'Alain Peyrefitte en 1981, dont l'objectif était, déjà, d'élargir les prérogatives discrétionnaires de la police au détriment des garanties traditionnelles de l'ordre démocratique. Les mesures adoptées par les gouvernements de gauche comme de droite depuis le 11 septembre 2001 affichent mieux la couleur, comme la loi sur la sécurité quotidienne adoptée au printemps 2002.

    Pourtant, si le mot liberté chante souvent davantage qu'il ne parle, la civilisation occidentale - pour ne parler que d'elle - était progressivement parvenue, à partir de la Renaissance augmentée des Lumières, à une définition commune de la liberté. Cette définition se traduisait, en particulier, par un corpus de droits (civiques et politiques) que transcrivent bien les différentes déclarations des droits de l'homme (1789, 1948) ou la convention adoptée par le Conseil de l'Europe en 1951 (1). Cette reconnaissance formelle des libertés n'était, bien sûr, pas exclusive d'un débat sur leurs frontières ou leur dépassement. Au titre du dépassement, la critique marxiste introduisait notamment une distinction entre droits formels et droits réels, réduisant la portée des garanties accordées par la démocratie bourgeoise. L'analyse de classes aboutit, en effet, à considérer que la différence des situations sociales rend théorique la liberté des uns par rapport à la puissance des autres.

    Au titre des frontières, le débat a surtout opposé la conception républicaine de la liberté, issue des cités de la Renaissance italienne, à la conception libérale émanant de la philosophie politique anglosaxonne. La première privilégie la puissance publique, la loi, les droits collectifs et les devoirs civiques comme instrument de sauvegarde et de promotion des libertés, quand la seconde préfère se reposer sur la société civile, le contrat, l'extension des droits individuels et des procédures notamment judiciaires. Aujourd'hui, dans la foulée de l'extension du libéralisme économique, le libéralisme politique semble prendre l'ascendant, notamment au travers des règles de la construction européenne. Judiciarisation, individualisme exacerbé, jeu de prétoire, destruction des droits collectifs, crise des institutions phares du modèle républicain (école, laïcité…) sont des traits communs aux sociétés contemporaines.

    Cependant, au-delà de ces débats, les grandes démocraties occidentales s'accordaient sur un socle de libertés dont la caractéristique consistait grosso modo à placer l'individu titulaire de droits au centre de l'organisation sociale. Il pouvait, bien sûr, survenir des périodes de régression comme la guerre d'Algérie avec la censure et la suspension des droits fondamentaux (2). Il pouvait aussi exister des poches de non-droit : tribunaux d'exception, régimes temporaires de mise à l'écart des libertés comme l'Etat d'urgence (Nouvelle-Calédonie, 1984, ou Irlande du Nord), statut juridique de certaines catégories d'individus comme les femmes, qui furent, jusqu'aux lois Roudy sur l'égalité professionnelle ou matrimoniale, les inférieures légales des hommes. Ces questions alimentaient un débat public plus ou moins vif suivant les sujets et les époques et articulaient la pensée sur le progrès. Mais la référence restait la même.

    La grande nouveauté de la période mondialisée réside donc, non pas dans la formidable régression des libertés publiques insufflée par l'idéologie sécuritaire, mais dans le fait que cette régression soit théorisée, justifiée et organisée par les appareils traditionnels de la démocratie (intellectuels, classe politique, corps intermédiaires…).

    En outre, ce recul est en voie de fossilisation par le jeu des traités internationaux ou des mécanismes de la construction européenne. Le socle des droits politiques que l'on croyait relativement solide se trouve aujourd'hui rongé, mité, miné par des valeurs concurrentes et progressivement dominantes : la sécurité, mais aussi les « valeurs » issues du monde économique ou technique (la liberté des marchés compte davantage que celle des individus). L'enjeu n'est plus le dépassement ou les frontières des libertés, mais leur sauvegarde même face à ce qui apparaît comme un véritable renversement des valeurs.

    L'Union européenne se présente comme l'appartement-témoin de ce nouveau monde où l'argent, la concurrence et les « libertés » économiques se trouvent placées au sommet de la hiérarchie des principes. La Charte des droits fondamentaux de l'Union, adoptée au sommet de Nice en décembre 2000 et destinée à donner le la en matière de droits fondamentaux dans le système communautaire, traduit bien cette inversion morale. Dès l'abord, l'objectif qu'elle se fixe est gangrené par les nécessités liées au fonctionnement du Marché commun et réduit à elles : « La Charte cherche à promouvoir un développement équilibré et durable, et assure la libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux, ainsi que la liberté d'établissement (3).  » Une telle feuille de route ne saurait constituer un frein à la pénalisation des sociétés, dont l'espace Schengen constitue une illustration puisqu'il privilégie la sophistication policière au détriment du pouvoir judiciaire, réduit au bricolage ; en second lieu, la Charte ne mentionne carrément pas des libertés fondamentales comme l'interdiction des arrestations et des détentions arbitraires (ce qui constitue une régression même au regard de la Déclaration universelle de 1948) ; en troisième lieu, elle déconstruit l'universalité des droits en les subdivisant (l'expression générale « Les humains naissent et demeurent libres et égaux » disparaît), ouvrant ainsi la voie à leur décomposition (4) ; enfin, elle officialise la régression sociale en consacrant, par exemple, le droit de travailler en lieu et place du droit au travail.

    Finalement, les valeurs proposées par l'Union, les nouvelles libertés, sont en réalité des libertés au rabais. Par exemple, la libre circulation des personnes, formule « économique » - dans tous les sens du terme - du vieux principe de la liberté d'aller et venir, devient absurde quand elle est isolée du reste des droits. Dans le cadre des 3 191 000 km2 de l'Union, elle s'adresse par définition à ceux qui peuvent s'acheter une voiture ou prendre l'avion. L'idéologie du grand marché sans frontières présente comme un progrès pour la société une politique monétariste qui répond avant tout aux intérêts d'une minorité (5). Qu'on songe au fait que la monnaie unique fut « vendue », entre autres, à l'opinion publique européenne avec l'argument qu'elle permettrait de mieux comparer les prix. On voit mal l'intérêt que représente pour un Portugais le fait d'apprendre par Internet qu'il paie sa télévision plus chère qu'en Autriche ! Quelle conséquence concrète peut-il en tirer en tant que consommateur ou citoyen ?

    Le fédéralisme économico-juridique mis en place par l'Union, sensé se juxtaposer aux droits nationaux, envoie ainsi un formidable signal de recul des libertés devant les Impératifs du marché, à rebours de la voie choisie par exemple par le Conseil de l'Europe ou le Bureau international du travail. Dans ce cadre, les atteintes aux libertés, aux droits civiques, dénoncées par les associations, apparaissent secondaires comparées aux impératifs de l'insertion dans la mondialisation. C'est à l'homme de s'adapter, pas au marché ou à la conjoncture : il n'est plus un individu titulaire de droits, mais - au mieux - un consommateur, un travailleur ou un entrepreneur titulaire de droits, les libertés des deux premiers n'étant que le solde de celles du dernier. Tant que les capitaux circulent librement, l'essentiel est assuré et on protège le grand marché de l'assaut des gueux, d'ici ou d'ailleurs. Au nom d'une adaptation aux réalités « naturelles » de la globalisation, on met en place tout un appareillage juridique (traités, cours, institutions) et administratif destiné à cadenasser ce tête-à-queue « civilisationnel ».

    Car l'idéologie sécuritaire, l'atrophie des libertés, est évidemment le corollaire obligé de la violence de l'ordre économique. Au nom d'un nouveau visage des libertés - paré de la modernité européenne -, on organise en pratique le retour de la fatalité sociale. « Le pire crime disait Brecht, c'est de ne pas avoir d'argent. » Idéologie libérale de l'Etat minimum et critères de convergence européens obligent, l'Etat pénal a davantage de moyens que l'Etat social. Le sort, voire les hasards de la naissance, peuvent vous placer dans des situations criminogènes (chômage, précarité, banlieues pauvres…) ; si vous commettez une faute, plus de circonstances atténuantes au nom de causes sociologiques : la sanction s'abat sur vous sans faille, dans une ambiance d'Ancien Testament où le Dieu vengeur transforme les contrevenants en statut de sel ou les noie sous un déluge… Tout est mobilisé, par exemple, dans la répression de la petite délinquance ; on prend des mesures de bannissement territorial comme au Far West (6). Tout est fait pour que la prison ne réinsère pas - ne vient-on pas de supprimer, par exemple, les crédits alloués à la formation professionnelle dans les maisons d'arrêt de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur ? Dans le même temps, les institutions sociales sont privées de moyens : protection judiciaire de la jeunesse, juges d'application des peines, éducateurs… Petit à petit, on supprime ainsi les cessions de rattrapage, les filets de sécurité.

    Serait-il revenu, le temps des Misérables ? Les petits enfants du commissaire Javert poursuivront-ils avec le même acharnement obsessionnel que leur aïeul les nouveaux Jean Valjean victimes de l'ordre social ? A l'époque, Victor Hugo dénonçait la bêtise fondamentale de ceux qui ne savent pas voir l'injustice et qui ne connaissent que la punition. C'est sur cette pensée que la démocratie s'est développée. Par un invraisemblable retournement de l'histoire, notre époque entend-elle se donner des Javert pour héros ?

    (1) Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

    (2) Lire Claude Liauzu, Violence et colonisation, Syllepse, Paris, 2003.

    (3) Journal officiel des Communautés européennes (JOCE), C/2000 364/01, Luxembourg.

    (4) Lire Corinne Gobin, « Vers une régression des droits démocratiques au sein de l'Union européenne », www.attac.org.

    (5) Lire Dominique Plihon, « L'euro pour toute politique », Manière de voir, n° 61, janvier-février 2002.

    (6) Un mineur délinquant peut se voir interdire son quartier temporairement.

    Alena : comment la Maison Blanche acheta le Congrès

    jeu, 10/11/2016 - 14:25

    Constamment encensé par les journalistes et les économistes américains, le libre-échange s'impose-t-il naturellement par la force de ses vertus ? La manière dont le traité de l'Alena fut voté aux Etats-Unis en 1993 permet d'en douter. C'est en « achetant » les suffrages des parlementaires récalcitrants que les lobbyistes remportèrent cette bataille.

    Accords économiques américains

    Pour convaincre les Américains des bienfaits du libéralisme, les projets comme l'Accord de libre-échange nord-américain, ou Alena, doivent dissimuler, sous des arguments voulus incontournables, les pressions exercées par le président, les parlementaires qui le soutiennent et les groupes de pression des multinationales. Aux Etats-Unis, la notion de « libre-échange » réfère, certes, à une théorie économique. Mais aussi à la libre circulation d'argent et de services, notamment politiques, entre la Maison Blanche, point d'appui des lobbies d'affaires, et les élus de la Chambre des représentants et du Sénat qui doivent ratifier tout accord traitant du commerce avec l'étranger.

    Cet « échange » a pris une tournure spectaculaire en 1993, lors du débat sur les barrières douanières entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique. La proposition de lever ces barrières, auparavant lancée par le président républicain George Bush père et son homologue mexicain Carlos Salinas, est reprise par le président William Clinton. Elle déclenche un tir de barrage. Hétéroclite, l'opposition agrège les principaux syndicats et une fraction de la droite nationaliste, regroupée autour du milliardaire Ross Perot, lequel avait obtenu 19 % des voix comme candidat indépendant à la présidence en 1992.

    Un voisin très encombrant

    Le Parti démocrate est lui-même divisé. Une aile anti-Alena y est conduite par deux membres puissants de la Chambre des représentants, Richard Gephardt et David Bonior. Elle s'oppose au président Clinton et à ses lieutenants, qui promettent un nouvel eldorado économique aux ouvriers de l'Ohio, du Michigan, de l'Illinois, de l'Indiana, de Pennsylvanie et de New York. Des travailleurs déjà durement touchés par les délocalisations vers le sud des Etats-Unis, faiblement syndicalisé, et vers les régions du monde à bas coût de main-d'oeuvre, le Mexique et les pays asiatiques en particulier.

    Achat de voix

    Les opposants à l'Alena mettent en relief les enjeux de cet accord, qui constitue en premier lieu un contrat d'investissement conçu pour encourager les implantations industrielles au Mexique. Il s'agirait avant tout de protéger les multinationales américano-canadiennes contre l'éventuel retour au pouvoir d'un gouvernement mexicain protectionniste et interventionniste, comme celui qui, en 1938, avait exproprié les compagnies pétrolières étrangères.

    A la poursuite du « rêve américain »

    En octobre 1993, confrontés à des adversaires déterminés, les partisans de l'accord sont loin d'avoir gagné la partie, bien que les organisations patronales ne ménagent ni leur argent ni leur peine. Comment convaincre les démocrates, largement majoritaires à la Chambre des représentants, de voter une initiative républicaine adulée par Wall Street, repoussée par les syndicats, et qui de surcroît pourrait entraîner une importante désyndicalisation alors que les ouvriers syndiqués constituent encore l'un des piliers électoraux de leur parti et contribuent à sa cagnotte ?

    Le président Clinton étant assuré du soutien des républicains dans leur majorité, et le Sénat formant un club de millionnaires moins sensibles (du fait de leur mandat de six ans) aux aspirations populaires que la Chambre des représentants, réélue tous les deux ans, c'est dans cette « Maison du peuple » elle-même que l'issue de la bataille va se jouer. Clinton et ses amis utilisent alors une pratique du « libre-échange » qui a fait ses preuves tout au long de l'histoire américaine. Elle consiste à échanger les voix manquantes contre des faveurs politiques et de l'argent prélevé sur les deniers du contribuable.

    Qui manipuler ?

    Les exigences des parlementaires sont variées. Bill Brewster, élu démocrate de l'Etat fort conservateur de l'Oklahoma, souhaite que le président l'accompagne à la chasse aux canards, histoire de s'attirer les faveurs de la National Rifle Association, le principal lobby des armes à feu. Esteban Torres, représentant de Californie et ancien membre du syndicat de l'automobile, réclame le financement par les fonds publics d'une banque de développement qui appuierait des travaux d'infrastructures tout le long de la frontière avec le Mexique. Faute de quoi, il ne trahirait pas ses camarades syndicalistes. En Floride, premier Etat producteur de tomates des Etats-Unis, comme les démocrates craignent une hausse des importations de légumes mexicains en cas d'abolition des droits de douane, l'administration Clinton offre de doubler la quantité des tomates fraîches habituellement payées par le « Programme fédéral » pour les déjeuners gratuits offerts aux écoliers. Et ainsi de suite...

    Le 17 novembre 1993, la Chambre des représentants adopte l'Alena grâce au vote favorable de 132 républicains et 102 démocrates. Selon Tom Nides, membre de l'équipe Clinton, « l'opinion publique n'appuyait pas le projet de l'Alena... Aussi a-t-il fallu conquérir les représentants l'un après l'autre en essayant de comprendre ce qui était possible dans chaque circonscription, et en déterminant qui pouvait être manipulé et comment ».

    Bibliographie :

    David Bacon, The Children of NAFTA : Labor Wars on the US/Mexico Border, University of California Press, Berkeley, 2004

    John R. MacArthur, The Selling of « Free Trade » : NAFTA, Washington and the Subversion of American Democracy, Hill and Wang, New York, 2000

    Alan Tonelson, The Race to the Bottom : Why a Worldwide Worker Surplus and Uncontrolled Free Trade Are Sinking American Living Standards, Westview Press, Boulder, 2000

    Edward Luttwak, Turbo-Capitalism : Winners and Losers in the Global Economy, HarperCollins, New York, 1999

    Hermann von Bertrab, Negotiating NAFTA : A Mexican Envoy's Account, Praeger Publishers, Westport, 1997

    Démocratie (peu) représentative

    jeu, 10/11/2016 - 10:37

    Le Congrès américain est composé de 435 représentants et 100 sénateurs. Si les premiers sont répartis suivant la population de chaque État — ce qui n'empêche pas certaines disparités —, les sénateurs sont toujours au nombre de deux par État. Ainsi, un sénateur californien porte la voix de 19 millions d'habitants tandis que son homologue du Wyoming ne représente que 290 000 personnes. Cette inégalité se répercute sur l'élection présidentielle, puisque la répartition des grands électeurs — le collège élu au suffrage universel qui désigne le président des États-Unis — est calquée sur celle des élus du Congrès.

    Trump, le châtiment

    mer, 09/11/2016 - 20:43
    Donald cc David

    Commencée il y a dix-huit mois, l'élection présidentielle s'est conclue après les dizaines de scrutins des primaires, deux conventions à grand spectacle dans des États industriellement sinistrés, des dizaines de milliers de spots de publicité politique et plusieurs milliards de dollars, par un match entre deux Américains richissimes, l'un et l'autre résidents de New York et détestés par la majorité de la population. C'est finalement le candidat républicain honni par les médias, les élites de Washington et même les caciques de « son » propre parti, qui l'a emporté. Celui qui a le moins dépensé et que tout le monde donnait perdant.

    Durant cette interminable campagne, l'attention des commentateurs s'est souvent portée sur les provocations racistes et sexistes du futur président des États-Unis, ses scandales, ses excès, Mme Hillary Clinton étant présentée par contraste comme la candidate formée depuis toujours pour hériter de la Maison Blanche en même temps qu'elle briserait, raisonnablement, le « plafond de verre ». Mais rassurer l'establishment et séduire les électeurs ne sont pas des exercices toujours compatibles…

    D'aucuns analysent déjà les résultats d'hier comme une preuve de la régression de l'Amérique dans le nationalisme, le « populisme », le racisme, le machisme : le vote républicain serait principalement déterminé par un rejet de l'immigration, un désir de repli, une volonté de revenir sur les conquêtes progressistes des cinquante dernières années. Or si M. Trump l'a emporté, en réalisant apparemment de meilleurs scores chez les Noirs et les Latinos que son prédécesseur Willard Mitt Romney, c'est avant tout parce que les démocrates se sont révélés incapables de conserver en 2016 l'appui des électeurs que M. Barack Obama avait su convaincre en 2008 et en 2012, en Floride ou dans les États de la « Rust Belt ».

    La victoire de M. Trump, c'est donc avant tout la défaite du néolibéralisme « de gauche » incarné par Mme Clinton : son culte des diplômes et des experts, sa passion pour l'innovation et les milliardaires de la Silicon Valley, sa morgue sociale et intellectuelle. L'instrument du châtiment est redoutable. Mais la leçon sera-t-elle retenue ailleurs ?

    Retrouvez, ci-dessous, une sélection d'archives.

    Dans « Le Monde diplomatique »

    Moumoutes, flingues et talonnettes

    mer, 09/11/2016 - 18:13
    Carte postale représentant un homme bandant ses muscles, vers 1913 Lake County Discovery Museum – Uig – Bridgeman Images

    Propriétaire entre 1996 et 2015 du concours de beauté Miss USA, M. Donald Trump avait promis « de réduire la taille des maillots de bain et d'augmenter la hauteur des talons ». Le jour de l'édition 2005, il clamait : « Si vous voulez voir un génie, n'allumez pas votre télévision ce soir ; mais si vous voulez voir une très belle femme, vous devriez regarder. » (1) Le milliardaire a fait l'objet de plusieurs plaintes pour viol, dont l'une concernant une adolescente de 13 ans. Tout en se vantant sans relâche de ses propres conquêtes et exploits sexuels, il avait envisagé en 2007 de produire un reality-show dans lequel des jeunes filles « aimant faire la fête » seraient envoyées dans un pensionnat où on leur « apprendrait les bonnes manières » (2).

    Sa passion pour la plastique féminine va de pair avec une profonde répulsion pour le corps des femmes. L'avocate Elizabeth Beck a raconté (CNN, 29 juillet 2015) qu'en 2011 elle avait dû interrompre une réunion pour aller tirer son lait ; M. Trump s'était alors levé, le visage rouge, et avait agité son index dans sa direction en répétant : « Vous êtes dégoûtante ! » Traumatisé par une interview tendue avec la journaliste de la Fox Megyn Kelly, il frissonnait : « Vous pouviez voir du sang jaillir de ses yeux, de son… Bref ! » (CNN, 7 août 2015). Et, le 21 décembre 2015, au cours d'un meeting, il commentait une brève absence de Mme Hillary Clinton, qui avait profité d'une pause publicitaire pendant un débat du Parti démocrate pour se rendre aux toilettes : « Je sais où elle est allée. C'est trop dégoûtant, je ne veux pas en parler. Non, ne le dites pas ! »

    Le symbole laisse rêveur : la première femme à accéder à l'investiture pour l'élection présidentielle dans l'histoire des États-Unis affronte un homme qui se distingue par un étalage de misogynie virulente. « Vous savez, elle joue la carte féminine. Sans cela, elle n'aurait aucune chance de gagner », a lancé le candidat républicain à propos de Mme Clinton lors d'un meeting, le 7 mai. Rien d'étonnant : quand un membre d'un groupe marginalisé — une femme, un Noir — vient jouer les trouble-fête sur la scène politique, « on lui reproche d'injecter des questions identitaires dans le débat, comme si cela détournait l'attention des vrais sujets », observe Jackson Katz (3). Or, soutient l'essayiste, l'élection présidentielle américaine a toujours été une affaire d'identité. Sauf qu'auparavant personne ne le remarquait, car la seule identité qu'elle mettait en jeu était la masculinité — et, jusqu'à M. Barack Obama, la masculinité blanche.

    « Une version à peine plus sophistiquée d'un concours de popularité entre adolescents mâles » : voilà, selon Katz, à quoi s'apparente la course au titre de leader du monde libre. Comme au lycée, le pire est de passer pour une « mauviette » (4) ; et, comme au lycée, ceux qui fournissent des efforts trop voyants pour avoir l'air à leur avantage ne peuvent espérer aucune pitié. En 1988, le démocrate Michael Dukakis avait épargné aux républicains la fatigue de le ridiculiser eux-mêmes quand il avait cru bon de se faire filmer paradant à bord d'un tank, un casque sur la tête : on aurait dit un garçon de 4 ans effectuant son premier tour de manège. En 2004, le candidat John Kerry, tentant de rivaliser avec l'image de cow-boy du président sortant, M. George W. Bush, avait convié les photographes à une partie de chasse dans l'Ohio ; les conservateurs avaient ricané de l'aspect un peu trop neuf de sa veste.

    Cette année, cependant, M. Trump et ses concurrents de la primaire républicaine ont réussi la prouesse de se livrer à une version littérale du concours de celui qui a la plus grosse. En mai, M. Marco Rubio a insinué que le vieux play-boy au teint orange avait un tout petit pénis ; l'intéressé a démenti en fanfaronnant. En janvier, lui-même s'était moqué d'une paire de bottines à talonnettes arborée par le sénateur de Floride, obligeant celui-ci à contre-attaquer en parlant football américain et armes à feu. Voir le débat politique sombrer dans de tels abysses inquiète jusqu'au militant masculiniste Dean Esmay : « On a une bulle de la dette étudiante sur le point d'exploser, une classe moyenne en cours de désintégration (5)…  » Encore un intello efféminé qui ne sait pas s'amuser.

    M. Trump se vantait, lors d'un meeting, de pouvoir « tirer sur quelqu'un au milieu de la 5e Avenue sans perdre un seul vote ». S'il était élu, son profil de président « petite frappe » ne serait toutefois pas une innovation. M. Vladimir Poutine en Russie, M. Nicolas Sarkozy en France (2007-2012), M. Rodrigo Duterte aux Philippines… Le premier voulait « aller buter les terroristes jusque dans les chiottes » (septembre 1999) ; le deuxième, « nettoyer au Kärcher » la cité des 4 000 à La Courneuve (19 juin 2005) ; le troisième, élu le 9 mai dernier, a promis la mort de « cent mille délinquants dont les cadavres iront engraisser les poissons de la baie de Manille (6)  ».

    Dans chaque pays, cet hypervirilisme prend racine dans une histoire particulière. Aux États-Unis, c'est Richard Nixon qui, dans les années 1970, a le premier eu l'idée d'exploiter le ressentiment des hommes blancs des classes populaires ; non pas en leur redonnant la dignité économique qui leur avait été volée avec la complicité du Parti républicain, mais en plaçant le débat sur le terrain des « valeurs » (7) et en les incitant à diriger plutôt leur colère contre les femmes libérées, les hippies, les minorités.

    Nul n'aura incarné la réussite de cette stratégie mieux que Ronald Reagan. Face à un Jimmy Carter dont le crédit avait été sapé par une interminable prise d'otages (quatre cent quarante-quatre jours) à l'ambassade américaine de Téhéran, il apparut en 1980 comme un rédempteur. Sa carrière hollywoodienne lui permit de réactiver le mythe du cow-boy, ce paroxysme de la virilité blanche, recourant volontiers à la violence dans un monde impitoyable. « This is Reagan country » (« Ceci est le pays de Reagan »), disait un slogan pour sa réélection en 1984 — allusion transparente à celui des célèbres publicités pour cigarettes mettant en scène un cow-boy, « This is Marlboro country ». Bien sûr, tout cela entretenait peu de rapports avec la réalité. L'un de ses anciens stratèges de campagne a raconté comment un jour, alors que, candidat au poste de gouverneur de Californie, il devait aller se promener à cheval avec une journaliste, il était apparu vêtu d'un pantalon jodhpur — sa tenue habituelle pour monter. Accablé, son conseiller l'avait immédiatement envoyé se changer : « Tu vas passer pour une chochotte de la côte Est ! Les électeurs californiens veulent que tu sois un cow-boy ! »

    Autre réminiscence du Far West : un candidat au poste suprême se doit d'afficher sa détermination à « protéger sa famille ». En 1988, M. Dukakis a définitivement sabordé une carrière politique déjà bien compromise par l'affaire du tank quand, interrogé sur ce qu'il ferait si son épouse était violée et assassinée, il s'est contenté de répondre que, à son avis, la peine de mort n'était pas la solution. Détaillant la spectaculaire crispation antiféministe qui a suivi le 11-Septembre (8), l'essayiste Susan Faludi a montré comment, en réaction aux attentats, les Américains se sont mis à produire à jet continu des récits fantasmatiques de sauvetages de faibles femmes par des héros musculeux. L'humiliation infligée par la soudaine découverte de leur vulnérabilité les ramenait à la première « guerre contre la terreur » que la nation ait connue : celle des colons face aux incursions indiennes. Réécrite pour les besoins de la propagande, l'histoire du sauvetage de la soldate Jessica Lynch en Irak en 2003 (9) faisait ainsi écho à La Prisonnière du désert de John Ford (1956). Un clip pour la réélection de M. Bush en 2004 mettait en scène le président serrant dans ses bras une adolescente, Ashley, dont la mère avait péri dans l'attentat du World Trade Center, tandis que la jeune fille disait en voix off : « Il est l'homme le plus puissant du monde et tout ce qu'il veut, c'est s'assurer que je suis en sécurité. »

    On l'aura compris : dans cette surenchère de postures viriles agressives, les démocrates partent avec un désavantage structurel. Cependant, Katz a une remarque intéressante : nombre d'entre eux se laissent entraîner sur le terrain idéologique de l'adversaire — quand ils ne droitisent pas tous azimuts leur discours, comme en témoigne la politique étrangère prônée par Mme Clinton. Ils apparaissent alors fatalement comme hésitants et pusillanimes. À cet égard, la candidature de M. Bernie Sanders à l'investiture démocrate a marqué un tournant. En assumant sans complexes ses convictions de gauche, le sénateur du Vermont a réussi à ramener une partie des hommes blancs des classes populaires dans le giron (si l'on ose dire) du parti. Il s'est même offert le luxe de l'autodérision, affirmant lors d'un meeting en Californie, en mai, qu'il était « typiquement l'homme [du magazine masculin] GQ  » (Daily Republic, 19 mai 2016). Sur Instagram, on l'a vu poser, souriant, avec un chapeau rouge vif et ce commentaire : « Enfin chopé ce look GQ.  » Une pointe d'humour dans un océan de testostérone : voilà qui ne fait pas de mal…

    (1) Andrew Kaczynski, « Donald Trump said a lot of gross things about women on “Howard Stern” », Buzzfeed.com, 24 février 2016.

    (2) Steven Zeitchik, « Trump's “Lady” comes to Fox », Variety.com, 12 juin 2007.

    (3) Jackson Katz, Man Enough ? Donald Trump, Hillary Clinton, and the Politics of Presidential Masculinity, Interlink Books, Northampton, 2016. La plupart des anecdotes citées ici en sont tirées.

    (4) Cf. Stephen J. Ducat, The Wimp Factor. Gender Gaps, Holy Wars, & the Politics of the Anxious Masculinity, Beacon Press, Boston, 2005.

    (5) Hannah Levintova, « Even some men's rights activists are worried about a Trump presidency », Mother Jones, San Francisco, 20 mai 2016.

    (6) Cf. Harold Thibault, « Aux Philippines, “Duterte Harry”, le candidat à la présidence partisan des escadrons de la mort », Le Monde, 29 février 2016.

    (7) Cf. Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite, Agone, Marseille, 2013.

    (8) Susan Faludi, The Terror Dream. Fear and Fantasy in Post 9/11 America, Metropolitan Books, New York, 2007.

    (9) Lire Ignacio Ramonet, « Mensonges d'État », Le Monde diplomatique, juillet 2003.

    « Moins 10% sur toutes les maisons »

    mer, 09/11/2016 - 16:24

    Pour ceux qui imaginent les mobile homes comme des caravanes étroites, sombres et mal isolées, rien de tel qu'une visite dans une boutique Clayton Homes, le leader national de la maison industrielle, propriété du milliardaire Warren Buffett. Le magasin de Pueblo, à 200 kilomètres au sud de Denver (Colorado), se situe sur un petit terrain vague où sont disposés des logements témoins que l'on visite avec un « consultant maison ». De l'intérieur, rien ne distingue ces mobile homes contemporains d'un logement classique : l'insonorisation est correcte, les fenêtres larges, les appareils électroménagers ultramodernes. « Toutes les maisons sont garanties un an, du réfrigérateur à la toiture, nous indique un vendeur, M. Ryan Castellanos. Mais pour 699 dollars, vous pouvez avoir une extension de quatre ans. Et si vous vous décidez avant demain, il y a une grosse promotion : 10 % de réduction sur toutes les maisons. »

    Le jeune homme évoque, comme la loi l'y oblige, la possibilité de choisir entre plusieurs sociétés de crédit, puis nous donne les dossiers de trois d'entre elles. Il ne détaillera que celui de Vanderbilt Mortgage and Finance, une compagnie qui appartient également à M. Buffett : « C'est très facile, il n'y a que quelques papiers à remplir. » Dans la plupart des Etats américains, les mobile homes sont considérés comme des biens personnels, au même titre qu'un jet-ski ou une télévision, et non comme des biens immobiliers. A ce titre, ils sont assurés comme des voitures et peuvent être financés par des crédits à la consommation, faciles à obtenir mais aux taux d'intérêt élevés. Ainsi, d'après une étude du Center for Public Integrity et du Seattle Times, les acquéreurs de mobile homes paient en moyenne des taux supérieurs de 3,8 % à ceux pratiqués pour un bien immobilier classique. Sauf avec les maisons Clayton, pour lesquelles l'écart est de plus de 7 % (1).

    (1) Daniel Wagner et Mike Baker, « Warren Buffett's mobile home empire preys on the poor », Publicintegrity.org, 3 avril 2015.

    Trump, le châtiment

    lun, 07/11/2016 - 18:19
    La victoire de M. Trump, c'est donc avant tout la défaite du néolibéralisme « de gauche » incarné par Mme Clinton. L'instrument du châtiment est redoutable. Mais la leçon sera-t-elle retenue ailleurs ? Avec une sélection d'archives. / États-Unis, États-Unis (affaires intérieures), Démocratie, Élections, (...) / , , , , , - La valise diplomatique

    Rejouer en Ukraine la guerre des années 1990

    dim, 06/11/2016 - 23:03

    La guerre du Donbass reprendrait-elle une partie interrompue dans les Balkans ? Les combattants croates interviewés par la presse de Zagreb confient tous le même rêve : être déployés face aux volontaires serbes, pour rejouer en Ukraine le conflit des années 1990. La plupart sont intégrés dans le bataillon ultranationaliste Azov (1). Parmi eux, M. Denis Seler, ancien chef des Bad Blue Boys, les supporters ultras du club de football Dinamo de Zagreb, pour qui l'Ukraine serait « le dernier front de la droite chrétienne en Europe (2) ».

    Selon les autorités de Belgrade, plusieurs dizaines de Serbes se battraient aussi, principalement dans les rangs des milices des « Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk », les deux régions sécessionnistes du Donbass (3). Cet afflux de volontaires représenterait une sorte de retour d'ascenseur à l'égard des unités de Cosaques russes qui avaient combattu aux côtés des forces serbes. M. Igor Strelkov, officier supérieur de la direction générale des renseignements (GRU) russe et ministre de la défense de la « République populaire de Donetsk » de mai à août 2014, raconte y avoir lui-même fait ses classes en 1992-1993.

    M. Aleksandar Savic, dit « Svab », ne se fait pas prier pour commenter les tatouages qui recouvrent entièrement ses bras et son buste. On y trouve des saints orthodoxes, mais aussi le portrait de l'ancien chef des Serbes de Bosnie, Radovan Karadzic, ainsi que des croix et des symboles nationaux serbes et russes. L'homme, qui reçoit dans un café de Nis, dans le sud de la Serbie, est le chef de la branche serbe des Loups de la nuit, une organisation de motards russes créée il y a une vingtaine d'années. Il était présent en Crimée au début du mois de mars 2014. « Nous étions installés sur la route entre Balaklava et Sébastopol, raconte-t-il, chargés de sécuriser la zone pour éviter les violences. » Au moins trois membres du mouvement auraient déjà été radiés de la gendarmerie serbe pour avoir combattu en Ukraine.

    Les Serbes présents dans le Donbass sont rassemblés au sein d'une brigade de « hussards » fondée par un ancien présentateur de télévision, Radomir Pocuca. En avril 2014, ce dernier avait été démis de ses fonctions de porte-parole de l'unité antiterroriste (PTJ) du ministère de l'intérieur serbe pour avoir appelé des hooligans à s'attaquer aux Femmes en noir de Belgrade, une organisation féministe et antifasciste.

    (1) « Ukraine : la “Légion croate” se bat dans les rangs du bataillon Azov », Le Courrier des Balkans, 16 février 2015.

    (2) « Denis Seler : “Ukraine is the last bastion of the Christian Europe” », 9 décembre 2014.

    (3) « Serbian mercenaries fighting in eastern Ukraine », Deutsche Welle, 14 août 2014.

    La Macédoine au cœur des manœuvres

    dim, 06/11/2016 - 23:03

    Faut-il lire la crise qui secoue la République de Macédoine depuis le début de l'année à l'aune de la confrontation entre la Russie et l'Occident ? Le régime conservateur et nationaliste de ce fragile pays multiethnique voisin du Kosovo est secoué par les révélations qu'assène jour après jour le chef de l'opposition sociale-démocrate, M. Zoran Zaev. Les enregistrements produits révèlent comment le premier ministre Nikola Gruevski et ses proches collaborateurs organisent la corruption au plus haut niveau de l'Etat, surveillent et orientent la justice et les médias, bref, mettent le pays en coupe réglée. L'origine de ces enregistrements reste controversée. M. Zaev affirme avoir une « taupe » au sein des services de renseignement, mais les regards se tournent vers de mystérieux services étrangers qui auraient choisi d'aider l'opposition. Depuis le début du mois de mai, celle-ci est dans la rue. Elle réclame la démission de M. Gruevski et campe devant le siège du gouvernement de Macédoine, selon un modèle qui n'est pas sans rappeler celui des « révolutions de couleur ».

    M. Gruevski et son parti, l'Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne-Parti démocratique pour l'unité nationale macédonienne (VMRO-DPMNE), ont remporté pour la première fois les élections en 2006. Ils revendiquaient alors le double objectif de l'intégration à l'Union européenne et à l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN). Ils défendaient une vision ultralibérale de l'économie reposant sur des privatisations massives ainsi que sur un dumping fiscal et social censé attirer de miraculeux investissements étrangers. Ces derniers ne sont jamais venus, tandis que la Macédoine, engluée dans la crise économique, voyait sa candidature euroatlantique bloquée du fait du différend non résolu avec la Grèce sur son nom (1).

    Face à cet échec, M. Gruevski a réorienté sa politique dans un sens de plus en plus nationaliste, exaltant le passé antique du pays, tandis que le régime s'engageait dans la spirale d'une dérive autoritaire. Longtemps courtisé par les Occidentaux du fait de l'importance stratégique de la Macédoine, M. Gruevski est peu à peu devenu infréquentable au cours des deux dernières années. Il s'est alors rapproché de Moscou — et de Belgrade, ce qui ne manque pas d'ironie, car il se veut l'héritier d'une tradition politique probulgare et violemment antiserbe. Alors que le gazoduc Turkish Stream doit passer par la Macédoine, la Russie a apporté un soutien marqué au gouvernement de Skopje en dénonçant les tentatives occidentales de « déstabilisation » du pays. Le premier ministre a, lui, semblé vouloir gagner du temps en annonçant des élections anticipées en réponse aux manifestations.

    (1) Athènes considère que l'appellation « Macédoine » appartient de manière exclusive au patrimoine hellénique. En 1995, un compromis a été trouvé avec l'appellation provisoire d'Ancienne République yougoslave de Macédoine (ARYM). Des discussions se poursuivent depuis, sans progrès notable, sous l'égide des Nations unies.

    Un neuvième juge décisif

    dim, 06/11/2016 - 22:58

    Les débats récents autour de l'arrêt Citizens United ont mis en lumière le pouvoir de la Cour suprême — notamment son influence sur le jeu politique et électoral —, au point que la plus haute juridiction américaine est devenue en elle-même un sujet de campagne. Début 2016, la Cour était composée de quatre conservateurs (1), nommés par des présidents républicains, et de quatre progressistes (2), désignés par des démocrates. Le neuvième membre, M. Anthony Kennedy, choisi par Ronald Reagan en 1988, est un « juge pivot » : il vote le plus souvent avec les républicains, mais parfois avec les démocrates sur les sujets qui touchent aux libertés fondamentales. C'est par exemple lui qui a rédigé l'opinion majoritaire légalisant le mariage entre personnes du même sexe (3). Parmi ces neuf juges, quatre étaient âgés de plus de 79 ans en janvier dernier ; il paraissait donc presque acquis que le prochain président aurait la possibilité de nommer un, voire plusieurs membres de la Cour suprême. Le décès soudain du très conservateur juge Antonin Scalia, le 13 février 2016, moins de trois cents jours avant la fin du mandat de M. Obama, a accéléré les choses.

    Cette disparition pourrait donner la possibilité à l'actuel président de modifier la coloration idéologique de la Cour. Mais son choix doit être approuvé par le Sénat (4), qui n'est pas disposé à lui faciliter la tâche. Moins d'une heure après l'annonce du décès, le chef de la majorité républicaine au Sénat, M. Mitch McConnell, a rejeté catégoriquement l'idée d'auditionner un candidat sélectionné par M. Obama. « Il n'est pas question qu'un président en fin de mandat procède à une nomination », a-t-il déclaré lors d'un entretien sur Cable News Network (CNN) le 20 mars dernier, « oubliant » que la chose s'est déjà produite avec les présidents Woodrow Wilson, Herbert Hoover et Ronald Reagan, en 1916, 1932 et 1988. Selon M. McConnell, « c'est au peuple de décider, et il le fera lors de l'élection ». Or la Constitution américaine fut justement pensée pour que le « peuple » soit le moins possible associé à ce processus… Peu importe la validité des arguments, le dirigeant républicain cherche à jouer la montre jusqu'en novembre, nonobstant la détermination de M. Obama, qui a annoncé, mi-mars, le nom de son candidat : M. Merrick B. Garland, le très respecté président de la cour d'appel du district de Columbia, dont était également issu le juge Scalia. Analysant 450 de ses décisions, le groupe Alliance for Justice a montré que M. Garland pouvait être considéré comme un modéré. Pourtant, les républicains maintiennent leur opposition et, malgré quelques « rencontres de courtoisie », les choses n'ont pas bougé.

    Le 18 mai 2016, M. Trump a dévoilé une liste de onze candidats potentiels, tous blancs et conservateurs, dont M. William Prior, juge à la cour d'appel du onzième circuit (5), farouche opposant à l'avortement ; M. Don Willett, qui a fait partie de l'équipe de campagne de M. George W. Bush et a travaillé avec lui avant d'être nommé à la Cour suprême du Texas ; et Mme Diane Sykes, sans doute la plus conservatrice de la liste, qui fut nommée à la cour d'appel du septième circuit par M. Bush. Controversé dans le camp républicain (6), M. Trump cherche à donner des gages de conservatisme aux cadres de son parti, en particulier au président de la Chambre des représentants, M. Paul Ryan.

    La Cour suprême aura rarement autant animé les débats présidentiels. Les sujets sur lesquels elle pourrait avoir à se prononcer ces prochaines années sont nombreux : la peine de mort (au moins un cas par an), les politiques de discrimination positive, l'avortement, la loi sur l'assurance-maladie, la loi sur le droit de vote, plusieurs fois écornée ces dernières années, et les droits des syndicats. En fonction du résultat à la présidentielle et des juges qui seront nommés, la Cour basculera d'un côté ou de l'autre sur ces questions qui mettent en jeu des préférences idéologiques. Soit elle continuera à interpréter le premier amendement et la liberté d'expression au bénéfice des nantis et au détriment de l'égalité ; soit elle ouvrira, comme dans les années 1960, l'accès aux juridictions grâce à des règles de recevabilité assouplies et mettra l'accent sur la clause d'égale protection des cinquième et quatorzième amendements (7), afin de reconnaître les droits des plus faibles et ceux du citoyen non milliardaire.

    (1) Antonin Scalia, nommé par Ronald Reagan en 1986 ; M. Clarence Thomas, désigné par M. George H. Bush en 1991 ; MM. John G. Roberts Jr. et Samuel Alito, choisis par M. George W. Bush en 2005.

    (2) Mme Ruth Bader Ginsburg et M. Stephen Breyer, nommés par M. William Clinton en 1993 et 1994 ; Mmes Sonia Sotomayor et Elena Kagan, nommées par M. Barack Obama en 2009 et 2010.

    (3) Arrêt Obergefell v. Hodges, rendu le 26 juin 2015.

    (4) La Constitution prévoit que chaque juge est nommé à vie par le président avec approbation du Sénat. Sept candidatures ont été rejetées depuis 1969.

    (5) Les Etats-Unis comptent treize zones de juridiction d'appel, appelées « circuits ».

    (6) Lire Serge Halimi, « Guerre civile au sein de la droite américaine », Le Monde diplomatique, avril 2016.

    (7) Ces amendements garantissent la « sécurité juridique » et l'égale protection de tous les citoyens des États-Unis.

    Inventer la joie

    dim, 06/11/2016 - 22:58

    Dans les premières années de la révolution russe, une vive effervescence saisit tous les domaines de l'art, et notamment le théâtre. Anatoli Lounatcharski, responsable de la politique culturelle, en fut le garant et l'un des théoriciens. Le réalisme socialiste, promu sous Staline en 1934, y mit un terme.

    Rudolf Bauer. – « Allegro », 1938 Bridgeman Images © Weinstein Gallery ; San Francisco

    La guerre civile dure depuis trois ans, la guerre avec la Pologne vient d'éclater et, comme le dira bientôt Lénine, la Russie est menacée de famine : il y a peut-être d'autres urgences que les interrogations esthétiques, d'autant que l'analphabétisme est massif. Pourtant, en 1920, quand Anatoli Lounatcharski (1875-1933), commissaire du peuple à l'instruction publique chargé en particulier de ce qu'on appellerait aujourd'hui la culture, questionne : « Qu'est-ce que la révolution peut apporter à l'art, et qu'est-ce que l'art peut apporter à la révolution (1) ? », le sujet n'apparaît pas déplacé. La jeune Russie révolutionnaire porte un très grand intérêt au rôle de l'art. C'est remarquable… et inquiétant. Car comment, par qui va être défini l'art authentiquement « de gauche »  ? Quelles devront être les valeurs qu'il mettra en forme ? Devra-t-il être populaire pour être légitime ? Qui en seront les auteurs, des « spécialistes » ou des amateurs ? Questions cruciales, dont les réponses sont intimement liées à la définition politique de l'art.

    Lounatcharski est un politique, bien sûr, un militant depuis son adolescence. Mais il est aussi un essayiste, un dramaturge, et plus encore peut-être un très grand critique. Car, s'il sait que « la critique esthétique et la critique sociale, en vérité, sont une seule et même chose ou, mieux, deux moments d'un même processus », il ne réduit jamais l'œuvre à un message. Il n'ignore pas qu'une métaphore peut nous amener à « chanter un hymne magique à la vie, si saisissant, si frappant, que la vie elle-même ne saurait le chanter (2)  »… Cette compréhension intime de l'étrange spécificité de l'art, où la logique interne du travail peut libérer des forces auxquelles leur créateur serait consciemment opposé, il ne la reniera jamais. C'est l'ensemble de ces convictions qu'il va appliquer dans les réponses qu'il élabore, et elles sont souvent enthousiasmantes. Ce fut un moment magnifique et tendu. Vaste, et bref : il sera démis de ses fonctions en 1929, mais semble s'être retiré, avec prudence ou découragement, des batailles décisives qui agitent le Parti après la mort de Lénine, en 1924.

    C'est autour du théâtre que se cristallisent les enjeux les plus brûlants : puisqu'une ère neuve s'ouvre, faut-il anéantir l'« art bourgeois » et lui substituer un « art prolétarien » ? Faut-il conserver les vieilleries classiques ou trouver les formes de la modernité révolutionnaire, la créer pour et avec la classe ouvrière ? Les tenants de ladite modernité révolutionnaire sont divers. Il y a d'abord les avant-gardes, ardentes, parfois géniales, merveilleusement remuantes, et plus particulièrement le mouvement futuriste. « Dans mon âme je n'ai pas un seul cheveu blanc, ni la douceur des vieilles gens », écrivait l'un de ses hérauts, Vladimir Maïakovski, dans le prologue du Nuage en pantalon. Le premier (et dernier) numéro du Journal des futuristes l'affirmait, en 1918 : « La révolution du contenu (socialisme, anarchisme) est impensable sans une révolution de la forme (futurisme). » Vision radicale, qui exigeait d'en finir avec le monde ancien et ses expressions périmées, et aspirait à la disparition du divorce entre l'art, devenu création permanente, et la vie. Comme le proclame le peintre et sculpteur Alexandre Rodchenko en 1921, « à bas l'art comme moyen de fuir une vie qui n'en vaut pas la peine. La vie consciente et organisée, qui peut voir et construire, c'est là l'art moderne ».

    Mais les futuristes ne sont pas les seuls à rechercher un art révolutionnaire. C'est également le projet du Proletkult, « vaste appareil autonome de culture populaire, encadré par des militants communistes », dont l'objectif est de promouvoir « une culture dominée par les principes spécifiques de la condition prolétarienne » (3). Il importe donc de donner aux prolétaires les moyens de produire cette culture, et de substituer à la fiction la réalité immédiate. Le Proletkult a ouvert des sections spécialisées en théâtre, poésie, architecture dans ses milliers de clubs, et rencontre un très vif succès. Il n'est pas sans lien avec le futurisme. Mais il y a également l'agit-prop, avec les « blouses bleues » qui, en vêtement de travail, à l'aide de panneaux et de masques, racontent une histoire instructive, les Théâtres de la jeunesse ouvrière (TRAM) qui se donnent pour but l'éducation artistique de la jeunesse par des « organisateurs de culture »… Tandis qu'en face, si l'on ose dire, les théâtres classiques, ceux qui proposent le répertoire, recueillent les suffrages du public cultivé et, il faut bien le reconnaître, des ouvriers.

    Lounatcharski va devoir penser et concrétiser les enjeux de ces tensions, au sein d'un intense débat idéologique que mènent non seulement Lénine et Trotski (4), mais de nombreux intellectuels et militants. Dans le cadre de la nationalisation des théâtres, effective dès 1919, il va développer une conception d'une vive intelligence dialectique, sur fond de discussion avec un Lénine parfois rétif à l'innovation… D'emblée, en 1920, il affirme l'essentiel : « L'État n'a pas l'intention d'imposer aux artistes des idées révolutionnaires et ses orientations en matière de goût. Cela ne pourrait donner que des caricatures d'art révolutionnaire, car la première qualité de l'art véritable, c'est la sincérité de l'artiste. » Cela posé — et maintenu —, il va s'employer à jeter les bases d'un théâtre qui pourra être celui de la révolution, à partir de sa conception du rôle de l'œuvre : « Le théâtre est le royaume de la joie. (…) Il peut réussir à faire sentir toute la beauté indescriptible du bonheur qu'il est permis aux hommes d'obtenir. » Mieux, « il peut élever au cube le bonheur qui règne déjà, et le montrer quand il est rare ». Cette joie, elle passe aussi par le répertoire classique, n'en déplaise aux chantres de la nouveauté à tous crins. Car les grandes œuvres portent toujours témoignage d'une lutte vers une vie libérée de ses empêchements, les grands artistes « bourgeois » expriment toujours, consciemment ou non, leur discordance d'avec la classe dominante. Lounatcharski va donc défendre, contre les modernistes épris de la table rase, l'art du passé, en incitant à reprendre les classiques mais dans une libre lecture qui fasse sonner ce qu'ils peuvent apporter de libérateur : qu'on les trahisse avec bonheur !

    Ce point de vue semblait correspondre à celui de Lénine : « C'est seulement la parfaite connaissance de la culture créée au cours du développement de l'humanité et sa transformation qui permettront de créer une culture prolétarienne (5).  » Mais, s'il entend ainsi appuyer le « processus d'intégration du prolétariat dans l'ensemble de la culture humaine » et « fondre l'élan de classe (…) avec les connaissances acquises par l'humanité », Lounatcharski sait aussi se demander pourquoi nous devrions « servir une classe, et pas l'humanité ». Ce qui le conduit à une définition inattendue du réalisme.

    Il refuse avec vigueur « le petit “catéchisme” marxiste, totalement étranger à la grande symphonie du marxisme-léninisme », celui qui croit qu'il suffit de jouer L'Internationale, quitte à l'orner de quelques variations, ou de présenter des « marionnettes à étiquette » — le soldat rouge, le méchant capitaliste — pour rendre compte de la réalité du nouveau monde. Il refuse tout autant de confondre le travail des amateurs, qui proposent des sortes de manifestes vivants, avec le théâtre, qui entreprend de « montrer une réalité plus réelle que celle que nous rencontrons dans la vie ». Or, pour la montrer, il importe de ne pas être… réaliste, dans le sens étriqué du mot. Réaliste comme pouvait l'être le théâtre de Constantin Stanislavski, le metteur en scène d'Anton Tchekhov, passionnément porté sur le petit détail vrai, les « broutilles quotidiennes ». Ce que Lounatcharski soutient, ce n'est pas le naturalisme, mais un réalisme qui intègre l'hyperbole fantastique, la caricature, le grotesque et le libre bonheur du jeu.

    Ce « réalisme »-là, travail formel au service d'un grand théâtre, il va en trouver la possibilité avec Vsevolod Meyerhold, alors un des metteurs en scène les plus inventifs d'Europe. Meyerhold est du côté du futurisme, se fait souvent traiter de « gauchiste ». Lounatcharski lui donne des moyens, le défend contre la « morgue communiste », discute ses « fanfreluches » formalistes. Mais sa mise en scène de la première œuvre soviétique sur la révolution, Mystère bouffe, de Maïakovski, en 1918, avec un décor de Kazimir Malevitch, et celle de 1921, où les machinistes sont à vue et l'acteur est un « ouvrier de la scène », apparaissent à Lounatcharski, malgré l'insuccès, comme les prémices de ce qu'il faudrait espérer de l'avenir.

    Pendant quelques années, le projet avance, mettant en relation les enjeux de l'avant-garde artistique et ceux de l'avant-garde politique. Mais il est doublement menacé : par le « conservatisme petit-bourgeois » de ceux qui ne peuvent pas comprendre qu'un réactionnaire comme Nicolas Gogol se prête à une esthétique révolutionnaire, comme l'a montré Meyerhold en montant sa pièce Le Revizor, et par le spontanéisme de ceux qui veulent, en idéalisant et figeant le concept de classe ouvrière, « aller vers le peuple » au risque de vider le théâtre de son rôle — « susciter l'indignation ou l'amour de la réalité ». Il est entendu que la réalité n'est guère univoque.

    Lounatcharski se heurte parfois à Lénine, négocie avec le Comité de censure (notamment en faveur de Mikhaïl Boulgakov), critique Léon Trotski quand Joseph Staline est au pouvoir : mais ce « don Quichotte », pour reprendre l'expression de Varlam Chalamov (qui sera déporté au goulag), permet que se dessine un « réalisme » révolutionnaire à multiples facettes, irréductible à la propagande comme à la reconduction des anciens critères, nourri par les avancées intrépides des futuristes et par l'ébullition des théâtres « engagés », freiné sans doute par la rareté de dramaturges de l'importance de Maïakovski.

    Les divergences et les ambiguïtés qu'il a réussi à surmonter n'ont pas disparu. En 1932, un décret du Comité central du Parti communiste dissout tous les groupements d'artistes et d'écrivains existant en Union soviétique, et institue des syndicats uniques. En 1934, Andreï Jdanov, au premier Congrès des écrivains, postule que la littérature va assigner aux auteurs la mission de « représenter la réalité dans son développement révolutionnaire » et leur impose « une tâche de transformation idéologique et éducative des travailleurs dans l'esprit du socialisme ». Le réalisme socialiste naît ainsi par décret. Trotski a été expulsé en 1929. Maïakovski s'est suicidé en 1930. Au même moment, Meyerhold commence à subir de nombreuses attaques — il sera finalement exécuté en 1940. Lounatcharski meurt en 1933. Jadis, Maïakovski écrivait (6) :

    Qui vaut le plus ? Le poète ou le technicien qui mène les gens vers les biens matériels ? Tous les deux. Les cœurs sont comme des moteurs L'âme, un subtil moteur à explosion. Nous sommes égaux, camarades, dans la masse des travailleurs Prolétaires du corps et de l'esprit. Ensemble seulement Nous pouvons embellir l'univers…

    On oubliera Lounatcharski, pour ne plus se rappeler que Jdanov.

    (1) Anatoli Vassilievitch Lounatcharsky, Théâtre et révolution, François Maspero, Paris, 1971. Les citations ultérieures de Lounatcharski, sauf indication contraire, sont extraites de ce recueil.

    (2) Anatole Lounatcharski, L'Esthétique soviétique contre Staline, Delga, Paris, 2005.

    (3) Claude Frioux, « Lénine, Maïakovski, le Proletkult et la révolution culturelle », Littérature, n° 24, Paris, 1976.

    (4) Cf. Lénine, Sur l'art et la littérature, présenté par Jean-Michel Palmier, Union générale d'éditions (UGE), coll. « 10/18 », Paris, trois volumes, 1975-1976. Également, Léon Trotsky, Littérature et révolution, UGE, coll. « 10/18 », 1974.

    (5) Lénine, op. cit.

    (6) Vladimir Maïakovski, Écoutez si on allume les étoiles…, Le Temps des cerises, Montreuil, 2005.

    Et la Cour suprême américaine inventa le casino électoral

    dim, 06/11/2016 - 22:57

    Rarement la Cour suprême des États-Unis aura autant fait parler d'elle pendant une campagne électorale. Critiquée par MM. Donald Trump et Bernie Sanders pour avoir dérégulé le financement de la vie politique, elle est devenue l'enjeu d'un bras de fer entre républicains et démocrates : qui nommera le successeur du défunt juge Scalia et fera basculer la juridiction dans un camp ou dans l'autre ?

    La campagne électorale qui se déroule actuellement aux États-Unis sera certainement la plus onéreuse de l'histoire du pays. Depuis les années 1970, chaque nouveau scrutin bat un record, et le rythme s'est accéléré ces dernières années. En 2008, la facture des différents scrutins (présidentielle, Chambre des représentants, sénateurs, référendums locaux…) s'est élevée à 5,3 milliards de dollars (4,7 milliards d'euros), excédant de 27 % celle de 2004 (1). À lui seul, le candidat démocrate Barack Obama a dépensé 730 millions de dollars, soit deux fois plus que M. George W. Bush quatre ans plus tôt et 260 fois plus qu'Abraham Lincoln en 1860 (2). En 2012, la note totale a dépassé 6,3 milliards de dollars, dont 2,6 milliards pour les deux candidats à la présidentielle. Cette année, diverses estimations évoquent déjà le chiffre de 5 milliards de dollars pour la seule course à la Maison Blanche (3). Cette pluie d'argent est le résultat d'un mode de financement qui permet aux individus et aux personnes morales de financer généreusement les dépenses du candidat de leur choix. Le Congrès a parfois légiféré pour tenter d'encadrer ce système critiqué depuis plus d'un siècle, mais les textes qu'il a votés ont été, grâce à un procédé de « dérégulation par le contentieux », affaiblis ou rendus inopérants par la Cour suprême.

    Le 23 août 1902, dans un discours baptisé « Le contrôle des entreprises », le président républicain Theodore Roosevelt s'alarmait déjà de l'emprise excessive des grandes fortunes sur la politique américaine. Deux ans plus tard, il n'hésitait pourtant pas à solliciter la générosité des compagnies de chemins de fer et d'assurances ainsi que des grandes banques pour assurer sa réélection. L'affaire fit un tollé et, dans un discours prononcé le 5 décembre 1905, il affirma : « Les entreprises ne devraient pas être autorisées à contribuer financièrement aux campagnes électorales ; les élections fédérales devraient faire l'objet d'un financement public. »

    Peu après fut adoptée la loi Tillman de 1907, qui interdit toute contribution directe des entreprises. Puis les réglementations du Federal Corrupt Practices Act de 1910 et 1925 ont fixé des montants maximaux de contributions et de dépenses. Mais, faute d'autorité indépendante pour les faire respecter, ces plafonds sont restés largement théoriques. Et, pour contourner la loi Tillman, les entreprises ont créé des comités d'action politique (PAC) et incité leurs employés à contribuer, via ces structures, à certaines campagnes.

    Liberté d'expression pour les entreprises

    Seuls les candidats à l'élection présidentielle peuvent bénéficier, depuis le Federal Election Campaign Act (FECA) de 1971 (amendé en 1974), d'un financement public. Mais, dès 1976, la Cour suprême porta un premier coup à ce système. L'arrêt Buckley v. Valeo valida le principe de financement public du scrutin présidentiel, mais rejeta les plafonds de dépenses prévus par la loi : selon les magistrats, empêcher les candidats de dépenser autant qu'ils le souhaitent constituerait une atteinte à la liberté d'expression, en violation du premier amendement de la Constitution.

    Depuis cette décision, seuls les prétendants qui acceptent des subventions d'État sont tenus de respecter les plafonds ; les autres peuvent dépenser comme bon leur semble. Les candidats à la Maison Blanche ont ainsi été progressivement conduits à refuser les fonds publics. En 2004 par exemple, M. George W. Bush refusa les subventions dévolues à la phase des primaires afin de pouvoir s'affranchir du plafond de dépenses fixé à 37 millions de dollars. Mais il accepta, tout comme son adversaire John Kerry, les subventions destinées à l'élection générale (74 millions dollars) et donc les maxima de dépenses. Puis, en 2008, en dépit de ses engagements de campagne, M. Obama fut le premier à refuser les fonds publics pour l'élection générale. Il put ainsi dépenser sans limites et signa la disparation du système — personne n'y a eu recours depuis.

    La loi adoptée en 2002 sur la réforme des campagnes bipartites (Bipartisan Campaign Reform Act), dite loi McCain-Feingold, a elle aussi fait les frais de la Cour suprême. Elle visait à encadrer le soft money, c'est-à-dire l'argent non régulé par la loi électorale, qui passe par des groupes extérieurs à la campagne du candidat et échappe donc aux plafonds des dépenses. La portée de ce dispositif fut d'abord restreinte par l'arrêt McConnell en 2003, puis surtout par l'arrêt Citizens United en 2010.

    L'affaire opposait la Commission électorale fédérale (FEC) à l'association conservatrice Citizens United, qui réclamait le droit de diffuser sur le câble un film à charge contre Mme Hillary Clinton. Le 21 janvier 2010, par cinq voix contre quatre, la Cour suprême a jugé qu'au nom de la liberté d'expression les personnes morales devaient bénéficier des mêmes droits à faire valoir leurs opinions que les personnes physiques (4). En d'autres termes, associations, syndicats et entreprises privées peuvent désormais verser des fonds illimités pour produire et diffuser des publicités politiques. Toutes les barrières au financement direct par les entreprises et les limites aux contributions individuelles ont sauté. Seuls garde-fous : les donations doivent passer par l'intermédiaire de structures indépendantes de la campagne des candidats (ce qu'on appellera les « super-PAC »), et des mesures sont prévues pour assurer la publicité des financements.

    Si la lettre de la loi est largement respectée, l'esprit ne l'est certainement pas. Les responsables de super-PAC sont souvent des amis proches ou d'anciens collaborateurs du candidat, et leur indépendance est purement fictive. Right to Rise USA, le groupe qui récoltait de l'argent pour M. Jeb Bush durant la primaire républicaine de 2016, a à sa tête M. Mike Murphy, auparavant conseiller de deux anciens candidats à la Maison Blanche. Côté démocrate, le super-PAC Priorities USA Action, soutien de Mme Clinton, a pour directeur exécutif M. Guy Cecil, qui dirigeait la campagne de cette dernière en 2008 (5). Quant aux mesures de divulgation, elles ont été mises à mal dès mars 2010 par une décision de la cour d'appel du district de Columbia qui autorise de nombreuses exemptions à l'impératif de transparence (6).

    « C'est vraiment un système pourri »

    Depuis le lancement de l'actuelle campagne des primaires, l'arrêt Citizens United a essuyé de nombreuses critiques. Soucieux de mobiliser les électeurs hostiles à l'« establishment », M. Donald Trump a décrit les élus du Capitole comme des « marionnettes », « à la solde des lobbys et des groupes d'intérêt » (7). Il se dit à l'abri de telles influences grâce à sa fortune personnelle et se vante d'avoir souvent acheté des élus par le biais de contributions électorales : « Je donne à tout le monde. Il suffit qu'ils m'appellent et je donne. Et, vous savez, quand j'ai besoin de quelque chose deux ou trois ans après, je les appelle et ils ne m'ont pas oublié. C'est vraiment un système pourri (8)  », a-t-il notamment déclaré, dénonçant aujourd'hui des pratiques qu'il a alimentées pendant de longues années.

    Pourfendeur du pouvoir de l'argent sur la politique américaine depuis le début de sa carrière, M. Bernie Sanders a lui aussi fait de l'arrêt Citizens United l'une de ses cibles favorites. Il a utilisé cette décision pour établir un lien entre les inégalités croissantes et le mode de financement des élections aux États-Unis : c'est parce qu'ils sont financés par Wall Street et les groupes d'intérêt que les élus du Congrès adoptent des lois favorisant les nantis et les entreprises. « Il y a six ans, avec l'arrêt Citizens United, la Cour suprême a dit aux riches de ce pays : “Vous possédez déjà la majeure partie de l'économie américaine. Nous allons à présent vous donner la possibilité d'acheter le gouvernement fédéral, la Maison Blanche, le Sénat, les sièges de gouverneur, les législatures des États et le pouvoir judiciaire dans les États où les juges sont élus” », explique M. Sanders sur son site de campagne (9). S'il est élu, le candidat « socialiste » s'est engagé à nommer des juges à la Cour suprême « qui auront pour priorité de revenir sur la décision Citizens et qui comprennent que la corruption politique ne se réduit pas à l'échange entre de l'argent et une faveur ». Il a enfin proposé de faire passer un nouvel amendement à la Constitution, afin de fixer le pouvoir du Congrès et des États en matière de réglementation du financement des élections. Cette réforme paraît pour l'heure quasi impossible, compte tenu des majorités requises pour modifier la Constitution (deux tiers des voix dans les deux assemblées, ainsi que trois quarts des États) et de la polarisation du Congrès.

    Paradoxalement, les effets de Citizens United se font pour le moment peu sentir sur la campagne présidentielle. Selon les chiffres de la FEC, au 21 avril 2016 (10) M. Trump n'a récolté « que » 48,3 millions de dollars — dont 36 millions proviennent directement de sa fortune personnelle — et aucun super-PAC ne le soutient. Cela ne l'a pas empêché de battre à plate couture M. Jeb Bush, pourtant à la tête d'un pactole de plus de 150 millions de dollars.

    M. Sanders a quant à lui récolté 200 millions de dollars, mais en petites donations, versées par plus de deux millions de personnes. Son adversaire Hillary Clinton a fait mieux (280 millions de dollars), en utilisant tous les moyens disponibles, depuis l'aide de deux super-PAC jusqu'aux initiatives les plus « indécentes », selon le mot de l'acteur George Clooney, qui a organisé pour la candidate démocrate un dîner de levée de fonds à 350 000 dollars les deux couverts. M. Trump pourrait finir par accepter la création d'un super-PAC pour l'élection générale, notamment afin de contrer le déluge de publicités négatives financées par les proches de Mme Clinton.

    Si la campagne présidentielle est encore relativement épargnée, les conséquences de Citizens United sur les scrutins locaux et fédéraux au Sénat et à la Chambre des représentants sont déjà bien visibles. Certains élus — le représentant républicain de Floride David Jolly, le représentant démocrate de New York Steve Israel, etc. — ont récemment critiqué les contraintes excessives des collectes de fonds, des études ayant montré que les élus américains consacrent plus de temps à chercher de l'argent qu'à légiférer. « Notre travail, en tant que nouveau membre du Congrès, est de lever 18 000 dollars par jour », a résumé M. Jolly (11). Comme l'a montré Jane Mayer, l'« argent sombre » (dark money) — celui qui parvient à échapper aux mesures de transparence — est omniprésent dans les élections au niveau local : utilisé pour torpiller un adversaire, il peut faire la différence entre deux candidats (12). Les frères Koch, deux milliardaires influents de la droite conservatrice qui envisagent de dépenser 900 millions de dollars pour les scrutins de 2016, en savent quelque chose.

    (1) Jeanne Cummings, « 2008 campaign costliest in US history », Politico.com, 5 novembre 2008.

    (2) Calcul effectué en dollars de 2011. Cf. Dave Gilson, « The crazy cost of becoming president, from Lincoln to Obama », Mother Jones, San Francisco, 20 février 2012.

    (3) Amie Parnes et Kevin Cirilli, « The $5 billion presidential campaign ? », The Hill, Washington, DC, 21 janvier 2015.

    (4) Lire Robert W. McChesney et John Nichols, « Aux États-Unis, médias, pouvoir et argent achèvent leur fusion », Le Monde diplomatique, août 2011.

    (5) David Sirota et Andrew Perez, « Hillary Clinton says she does not coordinate with super PAC she reportedly raised money for », Ibtimes.com, 12 février 2016.

    (6) Speech Now.org v. Federal Election Commission, 26 mars 2010.

    (7) Jill Ornitz et Ryan Struyk, « Donald Trump's surprisingly honest lessons about big money in politics », ABC News, 11 août 2015.

    (8) Cité dans Andrew C. McCarthy, « The “anti-establishment” candidate boasts about his history of bribing politicians », The National Review, New York, 25 janvier 2016.

    (9) « Getting big money out of politics and restoring democracy », www.berniesanders.com

    (10) Les rapports détaillant contributions et dépenses à rendre à la FEC sont trimestriels ; les derniers chiffres disponibles sont ceux du 21 avril.

    (11) Cité dans Norah O'Donnell, « Are members of Congress becoming telemarketers ? », CBS News, 24 avril 2016.

    (12) Jane Mayer, Dark Money. The Hidden History of the Billionaires Behind the Rise of the Radical Right, Doubleday, New York, 2016.

    Avis de tempête au Venezuela

    dim, 06/11/2016 - 22:57

    Après dix-neuf victoires sur les vingt scrutins organisés depuis l'élection d'Hugo Chávez, en 1998, le terme « défaite » avait presque disparu du vocabulaire de la gauche vénézuélienne. Sa déroute face à la droite lors des législatives de décembre 2015 la prive-t-elle du contrôle du pays ?

    Yosman Botero Gómez yosmanbotero.com

    Les résultats des élections législatives du 6 décembre dernier au Venezuela sont dévastateurs pour le président Nicolás Maduro et la révolution bolivarienne. L'opposition a remporté 67 % des sièges à l'Assemblée nationale, soit 112 sur 167. Cette majorité des deux tiers lui assure des pouvoirs d'une ampleur inédite depuis la première élection à la présidence d'Hugo Chávez, le 6 décembre 1998.

    Sèchement battus, le Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV) et ses alliés sont néanmoins parvenus à réunir 41,6 % des voix, soit 5,6 millions d'électeurs, quand la coalition de droite, la Plate-forme de l'unité démocratique (Mesa de la Unidad Democrática, MUD), en a fédéré 54,4 %, soit 7,5 millions. Par rapport à la présidentielle de 2013, l'opposition a gagné 400 000 voix, là où les chavistes en ont perdu 2 millions. Si la droite a triomphé, c'est donc moins grâce à son pouvoir d'attraction qu'en raison de la lassitude d'une bonne partie de l'électorat bolivarien, qui a préféré aller à la pêche plutôt que de se rendre aux urnes (1).

    Nombre de Vénézuéliens le reconnaissent : leur abstention sanctionne avant tout une crise économique épouvantable, marquée par une inflation de près de 200 %, des pénuries constantes et des files d'attente de plusieurs heures pour se procurer les produits de première nécessité — ceux, du moins, dont le prix est contrôlé par le gouvernement (2).

    Jamais, au cours des dix-sept dernières années — à l'exception de la courte période du coup d'Etat avorté de 2002 —, l'opposition n'avait approché de si près son objectif de renversement de la révolution bolivarienne. Pour l'atteindre tout à fait, elle s'emploie maintenant à mettre la main sur tous les leviers de l'administration. Le Venezuela diffère de la plupart des démocraties parlementaires par son Etat ramifié en cinq branches : en plus des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, il dispose d'une autorité chargée du contrôle des élections et d'un « pouvoir citoyen », lequel inclut les fonctions qui, en France, sont connues sous le nom de contrôleur général des finances, de procureur général et de médiateur de la République. Hormis les membres de l'exécutif, les responsables de ces différentes branches du pouvoir sont tous élus par l'Assemblée nationale. Ce qui signifie que les actuels titulaires de ces postes appartiennent encore à l'ancienne majorité chaviste.

    La Constitution vénézuélienne n'accorde pas des prérogatives illimitées aux députés, même lorsqu'ils détiennent deux tiers des sièges : c'est le président qui nomme le gouvernement. Pour prendre le contrôle du pays, l'actuelle majorité doit donc choisir entre trois options. La plus radicale serait la convocation d'une assemblée constituante en vue de réécrire la Constitution de 1999, le nouveau texte devant ensuite être soumis à référendum. La deuxième, à peine moins drastique, consisterait à engager une réforme constitutionnelle visant à modifier la loi fondamentale sur quelques points majeurs, de manière à faciliter la prise de pouvoir de l'Assemblée sur les autres branches de l'Etat — à condition, là encore, d'obtenir l'approbation du peuple. Enfin, les élus de la MUD peuvent tenter de destituer les principaux dirigeants des institutions rivales : le président, bien sûr, mais aussi les membres de la Cour suprême, du ministère public, du Conseil national des élections (CNE), etc.

    Chacun de ces choix est lourd de risques pour les nouveaux hommes forts de l'Assemblée. Tout d'abord, il suffirait qu'un seul député de l'opposition rende son tablier ou passe à l'ennemi pour que la droite perde sa majorité des deux tiers et voie ses efforts réduits à néant. Une telle éventualité est d'autant moins à exclure que la MUD, coalition très hétéroclite, rassemble douze partis dont certains se détestent de moins en moins cordialement. S'assurer de la discipline sans faille de ses élus ne sera pas facile. Compte tenu de la longue histoire des tractations et des changements d'alliances à l'Assemblée nationale, y compris entre factions pro- et antigouvernementales, il n'est pas inconcevable que le PSUV parvienne à rogner la super-majorité de la MUD.

    Pourquoi modifier un système qui affaiblit le président ?

    Des trois options offertes par la Constitution de 1999 (contre laquelle une large partie de l'opposition avait protesté !), la plus simple consisterait pour la droite à tenter de faire tomber l'une après l'autre les têtes de l'Etat, à commencer par les membres de la Cour suprême, puisque ce sont eux qui détiennent le pouvoir de valider ou non les procédures de destitution. Encore faudrait-il au préalable que le procureur général accepte de mettre en accusation la plus haute juridiction du pays. Or le procureur est un partisan de M. Maduro…

    Reste une quatrième possibilité, pour laquelle l'Assemblée nationale n'est même pas requise : lancer un référendum révocatoire contre le président. La crise économique ayant fait dégringoler sa cote de popularité, nombre de ses opposants estiment que c'est la meilleure façon d'obtenir sa destitution avant la fin de son mandat, en janvier 2019. Mais ce choix ne serait pas non plus de tout repos : il faut réunir le soutien de 20 % des électeurs inscrits pour ouvrir le processus référendaire. La dernière fois que l'opposition a tenté d'emprunter cette voie, contre le président Chávez en 2004, elle a dû batailler durant des mois pour collecter les deux millions et demi de signatures requises. Depuis, le corps électoral s'est considérablement accru ; pas seulement pour des raisons démographiques, mais parce que le CNE a enregistré une vaste frange de la population qui, jusque-là, ne votait pas. Le nombre de signatures exigé pour lancer un référendum atteint à présent les quatre millions. Même contre un président impopulaire, mobiliser suffisamment de bénévoles pour les recueillir pourrait s'avérer une mission ardue.

    L'opposition (désormais majoritaire à l'Assemblée) n'est pas pour autant démunie. Elle peut entreprendre immédiatement d'abroger plusieurs lois progressistes de l'ère Chávez, ainsi que l'ont déjà annoncé certains de ses porte-parole. Parmi les cibles prioritaires figureront certainement la réforme agraire de 2001, qui établit un impôt sur les terres non productives et empêche qu'une seule personne possède une surface supérieure à 5 000 hectares (3) ; la loi sur le travail de 2013, qui interdit, par exemple, les licenciements massifs et réduit la semaine de travail de quarante-quatre à quarante heures ; la loi de responsabilité des médias de 2004, qui introduit un contrôle des contenus et favorise le développement des médias du tiers secteur, dits « communautaires » (4) ; et la loi d'encadrement des prix. Suivraient certains accords multilatéraux — comme le programme d'aide pétrolière aux Caraïbes, PetroCaribe (5) —, le financement de la chaîne internationale vénézuélienne TeleSur, les fonds publics versés aux programmes sociaux et les grandes entreprises d'Etat, comme la compagnie de téléphone, que la droite rêve de reprivatiser. Avant toute chose, cependant, l'opposition prévoit de faire passer une loi d'amnistie en faveur de ceux qu'elle qualifie de « prisonniers politiques », condamnés pour corruption ou pour incitation à la violence, comme M. Leopoldo López (6).

    Dans l'intérêt du pays, le plus urgent serait de réparer le système de contrôle du taux de change, dont les malfaçons ont permis aux milieux d'affaires de livrer une véritable guerre économique au gouvernement Maduro. Mais la droite ne paraît pas pressée d'entamer ce chantier-là. Pourquoi modifier un système qui présente l'avantage d'affaiblir toujours davantage le président ? Par ailleurs, toucher au taux de change et dévaluer risquerait à court terme d'aggraver un peu plus les difficultés de la population ; un scénario dont l'opposition n'a nullement envie d'assumer la responsabilité (7).

    Les anciens ministres dissidents donnent de la voix

    Il ne fait guère de doute que le Venezuela s'apprête à connaître des temps hautement conflictuels. La droite a reconquis un pilier du pouvoir, à partir duquel elle va s'efforcer de détruire le plus grand nombre possible d'acquis de l'ère Chávez. Mais sa marge de manœuvre reste limitée, surtout face à un mouvement bolivarien qui n'a rien perdu de sa puissance, au sein de l'Etat comme dans la population (lire « La révolution bolivarienne par sa base »). Les résistances à une tentative de restauration du néolibéralisme seront d'autant plus vives que les forces du chavisme sont actuellement en plein processus de renouvellement et de réorganisation après leur cuisant échec électoral.

    Depuis l'annonce des résultats, M. Maduro et les mouvements sociaux qui composent la galaxie chaviste organisent une série de rencontres visant à « préparer la renaissance de la révolution bolivarienne, du bas vers le haut », selon les mots du président (15 décembre 2015). Les dissidents donnent aussi de la voix, notamment les anciens ministres Hector Navarro (enseignement supérieur), Jorge Giordani (planification) et Miguel Rodríguez Torres (intérieur) ; ils formulent à la fois des critiques et des propositions constructives visant à amender la politique du gouvernement. Des assemblées de rue s'organisent également, où tous les chavistes présentent leur analyse des raisons de la défaite. Enfin, le gouvernement a convoqué une semaine de rassemblement de tous les représentants des conseils communaux et des communes (lire « La révolution bolivarienne par sa base »). L'efficacité d'un tel déploiement d'activité dépendra de la façon dont le gouvernement s'emparera des suggestions formulées par les mouvements sociaux, notamment dans la sphère économique…

    (1) Même si la participation (74,25 %) a été plus forte que lors des précédentes législatives, en 2010 (66,45 %).

    (2) Lire « Le Venezuela se noie dans son pétrole », Le Monde diplomatique, novembre 2013.

    (3) Lire Maurice Lemoine, « Terres promises du Venezuela », Le Monde diplomatique, octobre 2003.

    (4) Lire Renaud Lambert, « En Amérique latine, des gouvernements affrontent les patrons de presse », Le Monde diplomatique, décembre 2012.

    (5) L'accord permet à différents pays de la Caraïbe d'acheter au Venezuela du pétrole brut à un tarif préférentiel.

    (6) Lire Franck Gaudichaud, « De Santiago à Caracas, la main noire de Washington », Le Monde diplomatique, juin 2015.

    (7) Lire Ladan Cher, « Le Venezuela miné par la spéculation », Le Monde diplomatique, mars 2015.

    Contre l'originalité à outrance

    dim, 06/11/2016 - 22:56

    En janvier 2014, les zapatistes du Chiapas mexicain convient plusieurs centaines d'intellectuels internationaux à célébrer le vingtième anniversaire de leur soulèvement. Aucune question ne restera sans réponse, promettent-ils, dès lors que les invités consentent au préalable à partager le quotidien de l'organisation : sa résistance aux agressions de l'armée mexicaine, sa bataille pour la subsistance alimentaire, sa quête visant à ne pas reproduire les structures autoritaires d'antan. Lors de la cérémonie de clôture, une jeune femme originaire des Etats-Unis lève la main : « Tout ce que j'ai vu ici m'a beaucoup intéressée, mais je reste un peu sur ma faim concernant un point : quelle est votre position sur la question queer  ? » A la tribune, le représentant des zapatistes reste coi (1)…

    Un Sud trop peu soucieux des combats de certains militants occidentaux ? Il arrive aussi que les reproches fusent en sens inverse. Dans un article fustigeant l'intérêt de ses collègues latino-américains pour les travaux du marxiste britannique David Harvey, l'intellectuel uruguayen Eduardo Gudynas dénonce une forme de « colonialisme sympathique » : les analyses du Britannique, consacrées à la géographie ou à l'exégèse du Capital de Karl Marx, ne réservent « aucune place au sumak kawsay équatorien ou au suma qamaña bolivien » — des concepts généralement traduits par « bien-vivre » (2).

    L'émancipation ne se penserait donc pas de la même façon d'un côté et de l'autre de l'Atlantique. Le socialisme latino-américain ne sera « ni un calque ni une copie (3) » de sa version européenne, avait prévenu le marxiste José Carlos Mariátegui dès 1928. Depuis, l'auteur et l'idée ont à ce point été liés que taper « Mariátegui » dans le moteur de recherche Google produit aussitôt les termes « ni calque ni copie » en espagnol.

    L'œuvre du Péruvien ne se limite cependant pas à ces mots. D'autres, moins souvent cités, complètent son analyse : « Bien que le socialisme soit né en Europe, comme le capitalisme, il n'est pas (…) spécifiquement ni particulièrement européen. C'est un mouvement mondial auquel ne peut se soustraire aucun des pays qui se meuvent dans l'orbite de la civilisation occidentale. (…) Dans la lutte entre deux systèmes, entre deux idées, il ne nous vient pas à l'esprit de nous sentir spectateurs ni d'inventer une troisième voie. L'originalité à outrance est une préoccupation littéraire et anarchique (4). »

    (1) Merci à Hélène Roux qui a rapporté cette anecdote de son séjour au Chiapas.

    (2) Eduardo Gudynas, « La necesidad de romper con un “colonialismo simpático” », 30 septembre 2015, www.rebelion.org

    (3) José Carlos Mariátegui, Sept essais d'interprétation de la réalité péruvienne, Maspero, Paris, 1968 (éd. originale : 1928).

    (4) Cité dans Michael Löwy, Le Marxisme en Amérique latine. Anthologie, Maspero, 1980.

    Une dépendance aux matières premières jamais résolue

    dim, 06/11/2016 - 22:56

    « Lorsque les Etats-Unis éternuent, l'Amérique latine s'enrhume », disait-on autrefois. Les miasmes ne descendent plus du nord : ils traversent le Pacifique. Mais la menace demeure. Dès les années 1950, l'économiste argentin Raúl Prebisch avait analysé les dangers de cette dépendance vis-à-vis des soubresauts d'économies étrangères — le Royaume-Uni, les Etats-Unis, puis la Chine.

    Depuis la période coloniale, la division internationale du travail a relégué l'Amérique latine au rang de producteur de matières premières, condamné à importer les produits manufacturés que débitent les ateliers du Nord. Au sein d'anciennes colonies où les bourgeoisies ont appris à reproduire les modes de consommation du Nord, toute augmentation du revenu national conduit à une croissance plus rapide des importations que des exportations, et au déséquilibre de la balance des paiements. Prebisch recommandait donc une politique volontariste de substitution des importations, pour développer l'industrie locale.

    Au Brésil, la thérapie de choc du président Fernando Henrique Cardoso (1995-2002) procède à rebours : il ne s'agit plus de promouvoir un développement autonome à travers une production locale, mais, au contraire, de faciliter des importations censées éperonner la productivité et la compétitivité brésiliennes. La balance commerciale plonge dans le rouge ? Qu'à cela ne tienne : on équilibrera les comptes externes en affriolant les capitaux spéculatifs internationaux, notamment par le biais de taux d'intérêt stratosphériques.

    Le prix des matières premières a chuté de 40 % depuis 2010 ; celui du pétrole, de 60 % entre juin 2014 et janvier 2015. Implacable, la réaction en chaîne ne s'est pas fait attendre : en 2015, la production de richesses devrait avoir stagné en Equateur et en Argentine, reculé de 3 % au Brésil et dévissé de 10 % au Venezuela.

    Les nuages n'ont pas fini de s'amonceler au-dessus de Brasília. Préoccupés par les bulletins de santé mitigés des économies « émergentes », les investisseurs rapatrient leurs liquidités vers le Nord. D'autant plus que la Réserve fédérale, la banque centrale américaine, a annoncé une hausse de ses taux d'intérêt, sur lesquels elle base sa rémunération des capitaux. Les 14,25 % servis par le Brésil (auxquels il convient de retrancher une inflation d'environ 7 %) ne suffisent plus à garantir un afflux suffisant de devises. Selon l'Institut de finance internationale, les pays émergents enregistreront en 2015 la plus importante sortie de capital depuis que fut inventée la notion d'« émergence », dans les années 1980 (Financial Times, 2 octobre 2015). Parmi les pays les plus touchés, le Brésil. Alors que certains célébraient il y a quelques années le « découplage » du Sud par rapport aux économies du Nord, l'équilibre de la balance des comptes externes du géant sud-américain repose en grande partie sur les priorités d'une Américaine : Mme Janet Yellen, présidente de la Réserve fédérale.

    Conscients du mécanisme analysé par Prebisch, les gouvernements progressistes ont tenté de rééquilibrer leurs économies en stimulant le secteur industriel. Avec d'autant plus d'entrain que la plupart de leurs dirigeants reprennent à leur compte une idée développée par le mouvement communiste : dans les nations sous-développées, la révolution vise dans un premier temps l'émergence d'une bourgeoisie nationale ; après cette première étape « anti-impérialiste » seulement, il deviendra possible d'œuvrer à la révolution socialiste.

    Utiliser une partie du patronat contre l'autre : l'idée pourrait sembler séduisante. Mais la modernisation capitaliste dessert-elle vraiment le capital ? S'intéressant au cas vénézuélien, le chercheur libertaire Rafael Uzcátegui, hostile à la révolution bolivarienne, suggère qu'une autre forme d'instrumentalisation serait à l'œuvre : « L'hypothèse que nous formulons, c'est que l'arrivée au pouvoir au Venezuela d'un président populiste, charismatique, ressemblant à un caudillo, rend possible l'adaptation du pays (…) aux changements rendus nécessaires par le processus de production mondialisé (1). »

    Le raisonnement d'Uzcátegui s'avère d'autant plus douteux que les efforts visant à aiguillonner les industriels se sont pour l'heure soldés par un échec. Après avoir subi un coup d'Etat orchestré — entre autres — par le patron des patrons vénézuéliens en 2002, puis un lock-out généralisé en 2003, l'ancien président Hugo Chávez avait rassemblé plus de 500 patrons, le 11 juin 2008, afin de leur proposer un effort national de « relance productive ». Au cours d'un discours de réconciliation, il répéta le mot « alliance » plus de trente fois. Cinq ans plus tard, les choses n'avaient guère avancé. Et son successeur Nicolás Maduro renouvelait l'initiative : « Nous lançons un appel (…) pour construire un secteur privé nationaliste », déclarait-il à la presse (Folha de S.Paulo, 7 avril 2013).

    Un peu plus au sud, les contorsions de la présidente brésilienne Dilma Rousseff pour plaire aux industriels décoiffent jusqu'au très libéral Veja  : « La présidente a fait tout ce que les entrepreneurs exigeaient, constate l'éditorial du magazine dans un numéro dont la couverture évoque un « choc de capitalisme » (12 décembre 2012). Ils voulaient que les taux d'intérêt baissent ? Ils ont baissé, à des niveaux record. Ils souhaitaient des taux de change favorables à l'exportation ? Le dollar a dépassé les 2 reals. Ils réclamaient une baisse des coûts salariaux ? Ceux-ci ont été réduits dans plusieurs secteurs d'activité. »

    Et pourtant, ni la production industrielle ni l'investissement privé n'ont augmenté. Membre du Parti des travailleurs (PT), M. Valter Pomar n'est pas vraiment surpris. « Les patrons rencontrent une vraie difficulté : ils sont capitalistes. Il ne serait pas responsable de leur part de choisir une autre voie que celle qui optimise la rentabilité. » Au Brésil comme ailleurs, la financiarisation de l'économie a effacé l'opposition entre capital industriel et spéculatif. Miser sur des produits financiers (au Brésil) ou jouer sur les taux de change (au Venezuela) s'avère beaucoup plus rentable que d'investir dans l'appareil de production…

    « Il existe mille et une façons d'accroître la demande, conclut le journaliste Breno Altman. On peut introduire un salaire minimum, des programmes sociaux, développer des services publics. Doper l'offre, par contre, se révèle un véritable casse-tête. Dans ce domaine, les gouvernements dépendent du bon vouloir des patrons. » M. Pomar en arrive à la même conclusion : « Ou l'Etat prend les choses en main et accepte l'épreuve de force avec la bourgeoisie, ou il tente de la convaincre de bien vouloir jouer le jeu, sans être certain qu'elle accepte. »

    (1) Rafael Uzcátegui, Venezuela : révolution ou spectacle ?, Spartacus, Paris, 2011.

    Pages