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Mensuel critique d'informations et d'analyses
Mis à jour : il y a 3 semaines 4 jours

La fin de l'intellectuel français ? De Zola à Houellebecq

dim, 01/01/2017 - 16:33

Historien israélien, intellectuellement redevable à André Breton, Daniel Guérin, Simone Weil et George Orwell, Shlomo Sand s'emploie à « décrypter les mystères du débat intellectuel dans la Ville Lumière ». Et médite sur le statut particulier de ceux qui l'animent. Comment refuser son « regard critique et plutôt dubitatif » quand son objet d'étude a presque toujours joué le rôle d'une « intelligentsia docile » ? Il revint en effet à des écrivains minoritaires, à des éditeurs francs-tireurs de protester contre les conquêtes coloniales, le militarisme, l'ordre totalitaire, pendant que l'élite des diplômés britanniques s'engageait au service de l'Empire, que la majorité des intellectuels français prenaient position pour l'armée au moment de l'affaire Dreyfus, que des professeurs de philosophie allemands participaient aux autodafés nazis. Car, estime Shlomo Sand, « il n'y a jamais eu de lien causal entre raffinement culturel et comportement éthique ». L'auteur adjoint à son propos, élégiaque et documenté, deux chapitres qui, sur le ton du réquisitoire encoléré, s'étendent, peut-être inutilement, sur les cas de Michel Houellebecq, de Charlie Hebdo, d'Alain Finkielkraut et d'Éric Zemmour.

La Découverte, coll. « Cahiers libres », Paris, 2016, 288 pages, 21 euros.

Le Front national

dim, 01/01/2017 - 16:33

Enseignant à Sciences Po, Joël Gombin dresse le portrait du Front national (FN), quatre décennies après sa création par des nostalgiques de la collaboration et de l'Algérie française. Premier constat : la fameuse « dédiabolisation » ne traduirait pas une ligne de fracture entre « modérés » et « extrémistes », mais une simple stratégie. Selon l'auteur, malgré l'« euphémisation du discours » promue par Mme Marine Le Pen, le message ne diffère guère de celui de son père. Et, si elle a écarté ce dernier et ripoliné l'image du parti, elle cultive des relations personnelles avec des « gudards », du Groupe union défense, qualifié parfois de néofasciste. Gombin observe que la sociologie électorale du FN et le mode de scrutin majoritaire à deux tours rendent « extrêmement faible » la possibilité que ce parti accède au pouvoir.

Eyrolles, coll. « Essais », Paris, 2016, 160 pages, 16 euros.

L'ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l'État et la prospérité du marché

dim, 01/01/2017 - 16:33

Le sociologue Benjamin Lemoine retrace la fabrique du « problème de la dette », considérée comme un levier de croissance au début des années 1980, et devenue une menace justifiant le recul de l'État. Dans sa version actuelle, elle naît d'une volonté politique : les socialistes en 1985 transforment l'État en agent économique « comme les autres », l'obligeant à se tourner vers les marchés financiers. L'évolution de la dette — gestion et montant — épouse celle du néolibéralisme : elle incarne son ambition de discipliner les États et de les contraindre à transférer toujours plus de richesses vers le marché. L'auteur décortique ensuite la mécanique de l'emprunt, au cœur même du ministère des finances. Le livre se conclut sur une question originale : les retraites constituent-elles une dette sociale du même ordre que la dette financière ? Et, si oui, comment les gouvernements pourront-ils tenir leurs engagements financiers sans trahir ceux contractés auprès du peuple ?

La Découverte, coll. « Sciences humaines », Paris, 2016, 308 pages, 22 euros.

La mosaïque de l'islam. Entretien sur le Coran et le djihadisme avec Perry Anderson

dim, 01/01/2017 - 16:33

Profond et didactique, ce livre de conversations entre Suleiman Mourad, professeur de religion, et Perry Anderson, historien et sociologue, prouve que l'on peut avoir une approche de l'islam qui, sans être religieuse, le prend au sérieux et ne sombre pas dans les trop fréquentes approximations des « experts ». L'ouvrage revient d'abord sur ce que nous savons historiquement de l'islam des origines et de son fondateur. Il examine les différentes interprétations de la place respective de la parole de Dieu (le Coran), de celle de Mohammed et de celle de ses compagnons, ainsi que l'interprétation du concept de djihad.

Dans la deuxième partie, consacrée au salafisme et à l'islamisme militant, Mourad aborde le rôle du wahhabisme et son rejet de l'« idée du compromis » qui dominait traditionnellement dans l'islam sunnite, « la croyance qu'aucune secte n'est totalement dans le vrai ». Le wahhabisme a fini par occuper une place dominante, aidé par l'argent du pétrole et la complaisance occidentale. Mais les deux pays qui s'en réclament, l'Arabie saoudite et le Qatar, s'opposent sur nombre de dossiers.

Fayard, coll. « Poids et mesures du monde », Paris, 2016, 184 pages, 18 euros.

Skeleton Tree

dim, 01/01/2017 - 16:33

Loin des formats convenus et des chansons faciles, Nick Cave nous offre avec Skeleton Tree un disque exigeant, d'une beauté âpre, hallucinée. Ses huit morceaux forment un unique et lancinant chant de deuil, requiem en l'honneur du fils perdu, invitation au voyage de l'autre côté du fleuve de la mort. Warren Ellis et les Bad Seeds participent pleinement à l'atmosphère envoûtante du disque en proposant des arrangements d'une dignité épurée, mêlant lyrisme des cordes, grâce des chœurs, violence des drones (bourdons). Plus grave que jamais, Nick Cave y déploie ses psalmodies laïques d'où toute mélodie est parfois quasi absente, comme dans Jesus Alone : « Tu es un jeune homme qui s'éveille / couvert d'un sang qui n'est pas le tien (…) / Tu es un toxicomane gisant sur le dos / dans une chambre d'hôtel à Tijuana. » On pense à Howl d'Allen Ginsberg, à Wilderness de Jim Morrison. Si la poésie a déserté les rayons des bibliothèques, allons donc la chercher là où elle se trouve, dans la voix magnétique d'un prophète rock, témoin des ravages de son temps : « On nous avait dit que nos rêves nous survivraient, que nos dieux nous survivraient, mais on nous a menti. »

Kobalt-Pias, 2016, 46 minutes, 26 euros (vinyle), 16 euros (CD).

Jaurès. Esquisse biographique

dim, 01/01/2017 - 16:33

Peu de temps après l'assassinat de Jean Jaurès, en 1914, le sociologue Lucien Lévy-Bruhl, qui avait été son camarade d'études et de combats, lui consacra un bref portrait. Cette « esquisse biographique » veut se situer au-delà de l'anecdote : s'appuyant sur les textes, les souvenirs et quelques témoignages de proches, elle entend donner une image complète de Jaurès. Lévy-Bruhl fait défiler les grandes étapes de sa vie : la jeunesse occitane ; l'ascension scolaire et les réussites universitaires ; l'entrée en politique et l'entrée en socialisme ; l'activité inlassable du député, à la Chambre, dans les meetings ou dans les journaux. Puis il tâche de retrouver les grandes lignes de sa pensée, dont il montre l'unité profonde, l'originalité et la subtilité. Bien sûr, le portrait, tracé dans le contexte de l'union sacrée, en pleine première guerre mondiale, et republié quelques années après la scission de la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO) lors du congrès de Tours, en 1920, n'est pas dénué d'arrière-pensées politiques. Sélectif, il mériterait bien quelques retouches. Mais ce petit texte fervent, complété par une sélection de lettres de jeunesse, constitue encore une bonne introduction à la pensée et à l'action de Jaurès.

Manucius, coll. « L'Historien », Paris, 2016, 122 pages, 10 euros.

Une société sans chasser l'autre

sam, 31/12/2016 - 14:18

A l'occasion des manifestations de l'hiver 2011-2012 contre la fraude électorale, certains analystes ont pointé les risques d'une instabilité politique nourrie par l'ascension des classes moyennes. La question en escamote une autre : pourquoi une population soumise dans les années 1990 à un ajustement d'une violence inouïe ne s'est-elle pas soulevée ?

La chute de l'Union soviétique a entraîné des bouleversements profonds. Pourtant, par bien des aspects, les anciennes structures sociales sont toujours en place. Par conséquent, la coexistence de deux ordres sociaux présente une forme de « développement inégal ». Plus encore, c'est précisément la persistance de l'ancien qui assure la stabilité du nouveau et non l'héritage soviétique qui explique les dérives du capitalisme russe contemporain, comme le veut l'opinion commune des « transitologues » libéraux. Mais afin de dégager une image plus exacte de la refonte de la Russie depuis 1991, nous devons d'abord esquisser dans ses grandes lignes le développement du pays à l'ère soviétique. (…)

Selon la ligne officielle du Parti communiste, le triomphe de la révolution et la construction du socialisme ont fait disparaître les antagonismes de classe en tant que tels. On cite souvent la formule de Joseph Staline en 1936 : la société soviétique est composée de « deux classes amies plus une couche sociale » — respectivement les ouvriers, les paysans et les intellectuels. Pourtant celles-ci ne constituent pas des groupes homogènes auxquels on peut coller de telles étiquettes. Les citoyens soviétiques, en tant que membres de ces groupes, ont beau partager un rapport commun aux moyens de production, ils se différencient selon un certain nombre de critères : revenu, niveau de qualification et d'instruction, sexe, appartenance ethnique, secteur économique, accès au pouvoir politique, position dans cette « économie des échanges de faveurs » appelée le blat.

Après la révolution, on assiste à une première phase de nivellement social : la paysannerie bénéficie de la redistribution des grandes propriétés foncières, les critères de classe déterminent l'attribution des logements urbains. De son côté, le personnel technique et administratif de l'ancien régime voit ses salaires baisser et subit un déclassement social. Le tout entraîne une réduction des écarts de revenus au sein de la population. Cependant, par la suite, ces tendances s'inversent : la nouvelle économie politique (NEP) rétablit un certain degré d'inégalité de revenus et de richesse. Dans les années 1930, la différenciation salariale est même érigée en principe politique. Le pouvoir mène des campagnes officielles contre cette « déviation gauchiste » qu'est l'ouravnilovka (« égalitarisme »). Pour stimuler la productivité, on accorde désormais des primes aux ouvriers. Dès les années 1950, le salaire moyen du décile supérieur des salariés représente plus de huit fois celui du décile le plus bas. Sous Nikita Khrouchtchev, les écarts de salaire se réduisent de nouveau : le rapport entre les déciles supérieur et inférieur tombe à 5,1 en 1968, et à 4,1 en 1975. Les salaires varient considérablement d'un secteur économique à l'autre. Ainsi, un mineur gagne deux fois plus qu'un ouvrier du textile et son salaire dépasse ceux des ingénieurs et techniciens d'un grand nombre de secteurs (1). (…)

Le phénomène le plus spectaculaire a été la chute du taux d'activité des femmes.

Bien que de nombreux chercheurs estiment à l'époque que le bloc soviétique et l'Occident convergent selon un paradigme commun à toutes les sociétés industrielles, d'importantes différences persistent. Tout d'abord dans la hiérarchie professionnelle : en URSS, le statut social et les revenus des ouvriers qualifiés sont souvent plus élevés que ceux des employés de rang subalterne. Une situation inverse à celle que l'on connaît dans le monde occidental.

[Les] ouvriers hautement qualifiés touchent un salaire supérieur à celui des techniciens spécialisés, malgré un niveau de diplôme inférieur. Ni la qualification ni les études n'ont d'effet significatif sur les revenus ou le statut social. Il en va tout autrement pour les femmes. Elles sont surreprésentées dans les échelons inférieurs de la hiérarchie salariale, quel que soit leur niveau d'instruction (à l'exception de celles qui sont les plus hautement qualifiées). Leur forte participation au monde du travail est l'un des traits les plus marquants de la société soviétique : leur taux d'activité atteint 84 % en 1989, soit l'un des plus élevés au monde. (…)

Les femmes tendent également à être confinées dans certains emplois et dans certains secteurs d'activité. Dès les années 1950 elles sont majoritaires chez les employés de bureau. Selon le recensement de 1970, elles représentent 75 % du corps enseignant, des médecins et des dentistes, et 63 % des employés de bureaux. Ce que Gail Lapidus qualifie de « polarisation » entre « les secteurs à domination masculine et féminine » constitue le point de départ des inégalités de genre dans la Russie postsoviétique (2). Cette dernière n'a pas été construite sur une table rase, elle a émergé de la carapace de l'URSS, a hérité de bon nombre des particularités de l'ordre précédent, tout en les transformant ou en les exagérant. (…)

La première étape de ce processus fut la campagne de privatisation massive, de décembre 1992 à juin 1994. Quelque seize mille cinq cents entreprises, employant les deux tiers de la main-d'œuvre industrielle, sont mises en vente par l'émission de bons pour achat d'actions. (…) Quoique conduite sur une grande échelle, cette vague de privatisations « avait pour particularité de mettre la plupart des propriétés privatisables les plus précieuses hors de portée de la plupart des Russes » (3). Par exemple, les entreprises gérées auparavant par les ministères soviétiques des carburants et de l'énergie — y compris des conglomérats comme Gazprom — sont bradées ou alors transformées en sociétés par actions par décret présidentiel au milieu de l'année 1992. Ces transactions opaques font la fortune d'un petit groupe d'oligarques du secteur de l'énergie, loin de tout contrôle démocratique. (…)

Alors que se constitue cette élite, la paupérisation de masse gagne du terrain — un peu comme si la population du pays passait « à la centrifugeuse ». (…) La dissolution des services publics soviétiques aggrave la crise sociale. Certaines prestations — logement, crèches — sont encore assurées sur le lieu du travail, mais leur maintien dépend de la situation financière de l'entreprise et du bon vouloir des nouveaux propriétaires. (…) Selon les données de la Banque mondiale en 1988, le cœfficient de Gini — mesurant les inégalités— s'élevait à 0,24 en URSS, ce qui situait le pays au niveau de la Suède ; en 1993, le chiffre est de 0,48, comparable à des pays comme le Pérou ou les Philippines.

La « transition » a également aggravé les inégalités entre les sexes. Ce phénomène s'explique en partie par la surreprésentation des femmes dans les secteurs et les catégories professionnelles particulièrement exposés aux licenciements, au décrochage des salaires réels et aux retards de versement des paies.

Qui plus est, si les femmes étaient sous-représentées dans les échelons supérieurs du Parti et dans le management industriel, la suppression des quotas obligatoires de l'ère soviétique a nettement réduit leur présence — passée de 0 à 8 % au sein de l'appareil législatif, par exemple (4). Le nouveau monde des affaires était encore plus masculin que la nomenklatura soviétique. Mais le phénomène le plus spectaculaire a été la chute du taux d'activité des femmes : deux millions d'entre elles ont quitté leur emploi entre 1991 et 1995, ce qui représenterait, selon les estimations, quelque 50 % des postes supprimés pendant cette brève période. Si certaines se retirent volontairement du marché du travail, dans l'ensemble, leur décision est subie et reflète « la diminution du nombre d'emplois offerts et le déclin des services de garde (5). » (…)

Alors que de nouveaux clivages sociaux se font jour, les traces de l'ordre social précédent persistent.

La crise du rouble de 1998 a été un tournant décisif dans la trajectoire postsoviétique de la Russie. Sans freiner l'accroissement des inégalités, elle a déplacé le centre de gravité de l'économie. S'écartant du secteur financier à l'origine de la fuite des capitaux et des tensions sur le cours du rouble, l'économie se recentre sur la base industrielle et extractive du pays. Alors que le coefficient de Gini est de 0,48 en 1996, il tombe à 0,37 en 1999, à 0,36 en 2002. A cette date, il augmente à nouveau, pour atteindre 0,44 en 2007. Notons cependant que ces chiffres ne prennent en compte que les revenus salariaux déclarés, à l'exclusion du patrimoine et des revenus du capital. Ils sous-estiment donc largement les inégalités qui ont cours en Russie. (…)

Avec la stabilisation économique amorcée en 2000, on a souvent souligné l'émergence d'une « classe moyenne » perçue comme la conséquence logique d'une meilleure situation économique et comme un critère suffisamment fiable pour mesurer les progrès accomplis par rapport au monde capitaliste avancé. (…) Plus récemment, cette nouvelle classe moyenne a été saluée comme la force motrice des manifestations anti-Poutine [de l'hiver 2011-2012]. Mais ces mirages idéologiques cachent-ils une quelconque réalité sociologique ? Le moins qu'on puisse dire, c'est que les données empiriques laissent perplexe. (…) Nombre de sociologues russes ont tenté de définir les couches moyennes, à l'aide d'un éventail d'indicateurs se recouvrant partiellement les uns les autres : revenu et bien-être matériel, niveau d'instruction et statut professionnel, ou, plus subjectivement, le sentiment d'appartenance à cette classe. (…) Selon ces critères, la classe moyenne russe représenterait entre 7 %… et 80 % de la population ! Comment interpréter cet écart ? Dans son ouvrage Keywords le grand sociologue britannique Raymond Williams distingue d'une part la notion de classe comme rang social et expression d'une relation économique (le terme middle class signifie à l'origine un positionnement dans la hiérarchie sociale préindustrielle britannique) et, d'autre part, la notion de working class qui apparaît au cours de la révolution industrielle pour désigner tous ceux qui vivent de leur travail (6). Cette distinction a souvent été brouillée, ce qui met en lumière l'affaiblissement des identifications de classe au cours des dernières décennies. L'identification à la « classe ouvrière » est en voie de disparition à mesure que les relations économiques qui distinguaient celle-ci du reste de la société se dissolvent ou se reconfigurent. Le même processus peut être observé en Russie. Son impact a été d'autant plus grand que l'industrie a tenu une place prédominante dans l'économie soviétique. Le déclassement matériel de la classe ouvrière est allé de concert avec l'offensive idéologique qui a conduit à ce que Karine Clément appelle une « désubjectivisation » des ouvriers. Ces derniers ont intériorisé l'opprobre dont on accable le système qui a tant fait pour promouvoir l'image du travailleur (7). (…)

Alors que de nouveaux clivages sociaux se font jour en Russie, les traces de l'ordre social précédent persistent. Ceci est vrai aussi bien dans la conscience collective que dans la réalité matérielle : des retraités nostalgiques de Staline côtoient des jeunes pianotant sur leurs smartphones ; derrière les gratte-ciels et les boutiques de luxe moscovites se trouve un paysage jonché d'entreprises industrielles soviétiques. On pourrait parler d'une forme de « développement social combiné et inégal », de la coexistence et de l'interpénétration de différents systèmes socio-économiques et donc de multiples schémas d'identité sociale et de vécu. Et l'une des conséquences de cette superposition de deux ordres sociaux a bien pu être l'expansion d'une « classe moyenne » en puissance, en permettant à des secteurs entiers de la société russe de percevoir leur positionnement au sein du nouveau système capitaliste selon les catégories de la société soviétique. Par exemple, les ouvriers qualifiés avaient un statut médian au sein de la hiérarchie sociale à l'époque soviétique, alors que dans la Russie post-1991, le statut du travail manuel est de plus en plus dévalorisé (excepté dans les secteurs du pétrole et du gaz). Pourtant, les vestiges de la société soviétique atténuent les bouleversements sociaux. La persistance de certaines réalités matérielles permet à de nombreux individus de continuer à se percevoir selon les catégories de l'ancien système. Autrement dit, ils se voient comme appartenant à la classe moyenne alors que, dans les faits, ils font partie de cette majorité qui en est exclue selon la plupart des critères sociologiques. (…)

Le succès de l'économie de marché fournira les bases de nouvelles formes de contestation collective.

Ce parallélisme de structures sociales à l'origine de la relative stabilité de la Russie postsoviétique ne peut durer éternellement. Si le passé soviétique « subventionne » en quelque sorte le présent russe, ce mécanisme ne fonctionne que parce que la génération qui a grandi en Union soviétique peut encore, dans une certaine mesure, vivre mentalement dans cette réalité. Avec les années qui passent, ils seront de moins en moins nombreux, et le poids relatif des citoyens formatés par le nouvel ordre augmentera. (…)

C'est précisément ce que souhaitaient les réformateurs libéraux des années 1990 — créer une génération de « nouveaux Russes », étrangers à la vie soviétique, entièrement acquis à l'esprit du marché. Mais l'ironie de l'histoire, c'est qu'à mesure que le souvenir du communisme s'effacera, les jeunes générations rechercheront de nouveaux liens de solidarité enracinés dans le vécu du capitalisme contemporain. Paradoxalement, le succès de l'économie de marché fournira les bases de nouvelles formes de contestation collective. Des signes annonciateurs sont apparus à partir de 2005, lorsque de nombreux Russes se sont mis à résister à la marchandisation rampante et à la déprédation écologique : luttes locales contre la libéralisation du logement et de services publics urbains en 2005, mouvements écologiques avec, notamment, la vive opposition à la construction d'une autoroute traversant la forêt de Khimki dans les environs de Moscou en 2010 ; enfin et surtout, de nouvelles formes d'activisme ouvrier, avec le développement depuis le milieu des années 2000 de syndicats autonomes dans les usines automobiles appartenant à des firmes étrangères. Ce paysage militant bigarré et pluriel porte en lui les germes d'une nouvelle phase de transformation sociale en Russie.

(1) Murray Yanowitch, Social and Economic Inequality in the Soviet Union : Six Studies, M.E. Sharpe, White Plains (New York), 1977.

(2) Gail Lapidus, Women in Soviet Society, University of California Press, Berkeley, 1978.

(3) Andrew Scott Barnes, Owning Russia : The Struggle Over Factories, Farms and Power, Cornell University Press, Ithaca, 2006.

(4) Olga Krychtanovskaïa, Anatomia rossiïskoï elity, Zakharov, Moscou, 2004.

(5) Bertram Silverman et Murray Yanowitch, New Rich, New Poor, New Russia, M.E. Sharpe, Armonk (New York), 1997.

(6) Raymond Williams, Keywords, Oxford University Press, New York, 1983.

(7) Karine Clément, Les Ouvriers russes dans la tourmente du marché, 1989-1999, Syllepse, Paris, 2000.

La Russie veut être un pôle entre Europe et Asie

sam, 31/12/2016 - 10:20

Ayant reconstruit son Etat, la Russie n'entend plus se laisser imposer de concessions unilatérales. Lors de la crise géorgienne, le Kremlin a réaffirmé son rôle dans sa zone d'influence. Mais il lui faudra compter sur les effets de la crise financière.

La nouvelle jeunesse de la diaspora russe

Contrairement à ses prédécesseurs, le président russe Dmitri Medvedev, élu en mars 2008, n'a pas choisi l'Ukraine ou l'un des pays européens pour sa première visite à l'étranger, mais le Kazakhstan et la Chine. Décision symbolique à plus d'un titre. La Russie a toujours été et reste profondément européenne. C'est avec l'Union européenne que Moscou entretient les relations économiques, politiques et culturelles les plus denses. Mais, si le statut de principal fournisseur de gaz à l'Union crée des liens de codépendance (celle-ci dépend des approvisionnements russes ; la Russie dépend de ces ventes pour assurer sa croissance et ne dispose pas pour l'instant d'autre voie d'exportation pour son gaz), le Kremlin tenait certainement à montrer ainsi que la Russie reste une puissance eurasienne et que le vecteur asiatique peut devenir un axe majeur de son développement.

Sans doute Moscou ne dispose-t-il pas en Asie d'alliés naturels faciles. Les observateurs décrivent prudemment les relations avec la Chine : les deux pays apparaissent tout autant concurrents que complémentaires, et les Russes ont peur des migrants chinois. Mais le Kremlin peut développer une alliance de raison avec Pékin dans le cadre de l'Organisation de coopération de Shanghaï, qui par ailleurs inclut comme observateurs l'Inde, l'Iran et le Pakistan. Durant son double mandat, l'ex-président Vladimir Poutine a agi efficacement pour faire admettre son pays dans les organismes de coopération du Pacifique et améliorer ses relations avec le Japon – en dépit du différend sur les îles Kouriles.

Ce choix asiatique souligne aussi les problèmes rencontrés par la Russie avec ce qu'on nomme à Moscou l'« étranger proche ». Les « révolutions colorées » en Géorgie (2003) puis en Ukraine (2004) ont montré à quel point le Kremlin perdait de son influence au sein d'une Communauté des Etats indépendants (CEI) moribonde, où les Etats-Unis n'hésitent plus à intervenir directement.

Une population en déclin

Entre 1991 et 1999, la Russie fut très affaiblie, minée par la crise économique et les convulsions politiques. Certains, en Occident, purent penser que cette période allait durer et qu'on pouvait la mettre à profit pour imposer à Moscou une série de concessions majeures. Pourtant, dès 1998, le pays reprit le chemin de la croissance, rapidement renforcée par la hausse des cours des matières premières. Sous la houlette autoritaire de M. Poutine, il retrouva stabilité et confiance en soi, non sans avoir réprimé la rébellion tchétchène dans le sang.

Le président russe avertit très tôt ses partenaires occidentaux du fait que son pays n'accepterait plus sans réagir des mesures considérées comme hostiles. Or, non seulement les Etats-Unis ne tinrent pas compte de ces mises en garde, mais ils accentuèrent les pressions sur leurs alliés pour imposer leurs décisions dans plusieurs dossiers sensibles : le projet de déploiement de missiles et de radars en Pologne et en République tchèque, l'indépendance accordée au Kosovo ou l'adhésion de la Géorgie et de l'Ukraine à l'Organisation du traité de l'Atlantique nord – repoussée lors du conseil de l'Alliance en avril 2008, puis à nouveau en décembre...

Méfiances occidentales

La tentative géorgienne de reprendre par la force le contrôle de l'Ossétie du Sud, le 7 août 2008, a bouleversé cet équilibre instable. En intervenant massivement le 8, la Russie a non seulement conforté son emprise sur les deux régions sécessionnistes d'Ossétie du Sud et d'Abkhazie (dont elle a reconnu l'indépendance le 26 août 2008), mais en a profi té pour réduire le potentiel militaire géorgien, adressant un message clair aux Occidentaux : ne faites pas près de nos frontières ce que vous ne supporteriez pas qu'on fasse près des vôtres. Mais cette démonstration armée a son envers : Moscou a encore renforcé la méfiance de ses voisins, facilitant la mobilisation pro-occidentale d'une partie de leurs populations.

Face à ceux qui, au sein de l'Union ou à Washington, évoquent des sanctions, le Kremlin affirme ne pas craindre l'isolement. Or, si l'économie de la Russie demeure fragile, trop dépendante des exportations d'hydrocarbures, sa société n'a jamais été plus ouverte sur le monde. D'autres voies que la « nouvelle guerre froide » sont possibles entre Moscou et l'Occident si l'on veut instaurer de vraies coopérations tout en respectant les intérêts de tous. Mais seront-elles explorées ?

Sur la Toile

Centre franco-russe de recherche en sciences humaines et sociales de Moscou : www.centre-fr.net

« Moscow Times » : www.moscowtimes.ru/index.htm

« Novaya Gazeta » (version anglaise) :
http://en.novayagazeta.ru

Human Rights Center Memorial :
www.memo.ru/eng/memhrc/index...

Bibliographie :

Gilles Favarel-Garrigues et Kathy Rousselet, La Russie, Fayard, 2009.

Marie Mendras, Russie. L'envers du pouvoir, Odile Jacob, 2008.

Jean Radvanyi, La Nouvelle Russie, 4e éd., Armand Colin, 2007.

Dans l'engrenage judiciaire, le cas Zakharov

ven, 30/12/2016 - 21:52

Miass, 14 mars. M. Nikolaï Matveev se tient devant un centre de recrutement de l'armée et guette l'arrivée de ses troupes. Ce président de la section locale d'un syndicat de routiers, l'Union interrégionale des conducteurs professionnels (MPVP), qui revendique dix mille membres dans toute la Russie, est rejoint par cinq personnes, dont une journaliste locale. L'autocar, affrété par le syndicat, emmène le petit groupe. En fin d'année dernière, le MPVP a organisé deux opérations escargot rassemblant plus d'une cinquantaine de véhicules, une performance pour une ville de 150 000 habitants. Mais, ce jour-là, le rappel des troupes n'a pas fonctionné : l'heure est à la démobilisation.

L'autocar se dirige vers le palais de justice de Tcheliabinsk, où se tient le procès en appel de M. Alexandre Zakharov, un membre du MPVP qui, en janvier dernier, a été condamné en première instance à neuf ans de prison ferme et à près de 500 000 roubles d'amende (environ 6 500 euros). L'affaire commence au printemps 2015, bien avant les manifestations de l'automne dernier. Le 28 mai 2015, l'accusé se bat avec un certain Denis Zapirov alors que ce dernier, ivre, tente de s'installer au volant de son camion et menace sa fille. L'homme décède cinq jours après les faits. L'instruction conclut qu'il a succombé aux blessures reçues lors de son altercation avec M. Zakharov. Alors qu'il est sous le coup d'une interdiction de sortie du territoire de la ville, celui-ci se rend à l'opération escargot non autorisée organisée par son syndicat le 25 novembre. Ses camarades l'obligent à quitter le rassemblement pour ne pas l'exposer à d'autres tracas judiciaires. Pour sa défense, le MPVP finance les services d'un avocat et une contre-expertise. Cette dernière établit que les blessures dont est mort Denis Zapirov entraînent la mort six à douze heures après les coups, et non cinq jours.

« Personne ne m'écoute, ni moi ni mon avocat. On refuse d'examiner les preuves ! » Sur l'écran de télévision en vidéoconférence, le visage de M. Zakharov est rayé par les barreaux de sa cellule de prison de Zlataoust, à cent cinquante kilomètres de là. L'accusé recule brusquement sa chaise. L'administration pénitentiaire a choisi un papier peint à fleurs bleues pour adoucir le tableau : le juge affirme en effet que le tribunal d'appel n'a jamais reçu la contre-expertise de la défense et, après une courte délibération, rejette le document avant de rendre sa décision. « La cour d'appel a décidé de modifier le jugement du tribunal de Miass (région de Tcheliabinsk) du 18 janvier 2016 relatif à Alexandre Petrovitch Zakharov… » Alors que le public espère que le jugement précédent sera cassé, le magistrat… énumère les fautes d'orthographe à corriger, avant de confirmer le verdict de première instance. Dans les couloirs, une vingtaine de gardes mobiles surveillent la dispersion du public. Sur le perron du tribunal, une policière s'approche de la belle-sœur de l'accusé. « Il n'y a pas de justice en Russie », lance cette dernière à l'agente publique qui s'enquiert du jugement, apparemment compatissante. « Je sais, mais, s'il vous plaît, n'organisez pas de rassemblement. Maintenant, il faut vous en aller », dit-elle d'une voix douce.

Les juges russes sont suspectés de confirmer systématiquement le point de vue de l'accusation. La police, incitée à élever les taux d'élucidation des délits, réalise souvent des enquêtes à charge. Lorsqu'ils sont traduits devant des juges, seuls 0,5 % des prévenus sont acquittés en première instance, un taux qui s'élève péniblement à 1,5 % en appel. À l'inverse, lorsque les accusés passent devant un jury populaire, ils sont 20 % à bénéficier d'un acquittement.

Le cas Zakharov serait-il une banale erreur judiciaire ? Ses collègues estiment que l'affaire a bien commencé par une instruction à charge, mais qu'elle a ensuite pris une tournure politique. Contrairement à d'autres citoyens confrontés à la justice russe, M. Zakharov disposait d'une solide défense et pouvait légitimement espérer un allégement de sa peine. Le refus de verser la contre-expertise au dossier, la sévérité de la condamnation prouvent à leurs yeux que le verdict sert à intimider le syndicat des routiers. Celui-ci sortira ainsi de la salle d'audience doublement défait : sa stratégie judiciaire balayée, ses rangs clairsemés.

Sur les routes russes, avec les camionneurs en colère

ven, 30/12/2016 - 21:51

La crise sociale peut-elle faire ombrage aux succès diplomatiques de la Russie ? L'automne dernier, les manifestations de camionneurs contre une nouvelle taxe l'ont laissé penser. Le gouvernement a rapidement éteint l'incendie et traité ce mouvement de petits entrepreneurs issu de l'économie grise avec des égards qu'il refuse à d'autres catégories de la population.

Ces photographies de Sergei Bobylev ont été prises lors d'une manifestation de camionneurs à Khimki, en 2015. Itar-Tass Photo Agency / Alamy Stock Photo

Khimki, banlieue nord-ouest de Moscou, le 7 mars dernier. Une dizaine de camions stationnent devant un centre commercial. « Augmentation des prix : la taxe sur les routiers concerne tout le monde », « On vole les chauffeurs routiers, on dépouille les retraités », ont affiché les chauffeurs sur les pare-brise de leurs poids lourds. En se hissant sur un tas de palettes, on accède à une remorque qui sert de quartier général aux routiers encore en grève. Le véhicule offre quelques commodités : une grande table, un réchaud où grillent quelques saucisses, une imprimante et une soufflerie qui fait soudain vrombir la carcasse de fer. Les conversations s'interrompent. Il est 19 heures, deux policiers en civil s'ennuient à quelques mètres de là. Le « campement » de Khimki et son homologue de Saint-Pétersbourg réunissent les chauffeurs routiers qui refusent de rendre les armes. Ils forment la queue de comète d'un mouvement social qui a secoué plusieurs dizaines de régions russes durant l'hiver. « Depuis 1998, on n'a pas enregistré de conflits du travail aussi importants en termes de nombre de participants et de régions concernées », commente le site du Centre des droits sociaux et salariaux, qui réalise un suivi bimestriel des conflits sociaux en Russie.

Avec environ 1,8 million de poids lourds assurant le transport routier de marchandises dans le pays, le nombre de routiers approche les 2 millions (1). À ses débuts, le mouvement a été suivi par une part significative de la profession. Rien qu'au Daghestan, une république autonome du Caucase du Nord dont les camionneurs approvisionnent la Russie en produits venus d'Iran, d'Azerbaïdjan et de Turquie, les opérations escargot et autres actions ont réuni cet automne près de 17 000 personnes (2). Dans les autres régions, des centaines de rassemblements ont été dénombrés entre novembre et février. Mais ce soir-là, à Khimki, neuf grévistes seulement tiennent le campement…

Obligés d'installer dans leur cabine des mouchards GPS

Ces protestations ont rompu le consensus apparent dont jouissait le gouvernement russe dans l'opinion malgré la forte récession économique (— 3,7 % en 2015), causée par les sanctions occidentales après le rattachement de la Crimée à la Russie ainsi que par la chute des prix du pétrole dans le courant de l'année 2015 (3). La capacité de résistance de la population à l'érosion de ses revenus réels (— 4 %) aurait-elle des limites ? Les routiers sont les premières victimes de la crise. Leur activité dépend étroitement de la consommation des ménages, qui a chuté de 7,5 % l'an dernier. La mise en place en novembre 2015 d'une nouvelle taxe, dite « taxe Platon », affectée à la « réparation des dégradations causées aux routes fédérales par les véhicules de plus de douze tonnes », a mis le feu aux poudres. Les camionneurs ont le sentiment de subir une double peine. Les nids-de-poule légendaires de la voirie russe harassent leurs amortisseurs, cassent leurs reins… et ils devraient en subir le coût ! La mesure les place par ailleurs sous étroite surveillance. Ils sont désormais obligés d'installer dans leur cabine des mouchards GPS qui calculent les distances parcourues, ou encore de communiquer sur un site Internet une feuille de route avant chaque livraison. Après la première journée d'action du 11 novembre, les opérations escargot se sont intensifiées, avant qu'une partie du mouvement menace de converger vers Moscou et de bloquer l'autoroute périphérique. L'absence de coordination et les opérations de filtrage de la police ont eu raison de l'initiative : début décembre, la plupart des véhicules ont été bloqués avant d'atteindre les portes de la capitale.

« Le transport de marchandises a reculé de 10 à 15 % », estime M. Valeri Voïtko, président de l'association Dalnoboïchtchik (« chauffeur routier »), qui défend les intérêts des petites et moyennes entreprises de transport routier. « Mais la faible rentabilité du secteur, qui a chuté de 30 %, menace encore plus nos entreprises. » La taxe Platon s'ajoute à d'autres coûts en augmentation. Les pièces de rechange, importées pour la plupart, ont renchéri à cause de la chute du rouble, qui a atteint en février son plus bas niveau historique (1 dollar pour 80 roubles) depuis la dévaluation de 1998. Malgré la chute du baril, le prix du carburant à la pompe a enflé de 10 % en deux ans, à mesure que le gouvernement cherchait de nouvelles rentrées fiscales pour compenser la perte de ses revenus pétroliers. En avril, la taxe sur le gazole a été relevée de 20 %. Autre cause de mécontentement : la gestion du dispositif — depuis les boîtiers GPS embarqués jusqu'à la flotte de véhicules de patrouille chargés de verbaliser les contrevenants — a été confiée à la société RT Invest Transportnye Sistemy, dont 50 % appartiennent à M. Igor Rotenberg, le fils de M. Arkadi Rotenberg, un oligarque proche du chef de l'État Vladimir Poutine. Pour ces routiers en colère, l'« impôt Rotenberg » permet au président d'enrichir « son ami » sur leur dos. Mieux vaudrait parler d'échange de bons procédés : M. Rotenberg a accepté de construire le pont qui reliera la Crimée au territoire russe par la presqu'île de Kertch, après qu'un autre oligarque, M. Guennadi Timtchenko, eut fait défection, invoquant « une histoire très risquée ». En acceptant d'engager des fonds pour ce projet dont le coût final demeure incertain (il est estimé aujourd'hui à 3 milliards d'euros), M. Rotenberg permet la construction d'une voie d'accès vitale pour la Crimée, aujourd'hui asphyxiée par le blocus de Kiev en réponse à l'annexion.

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Toute la profession, ou presque, est vent debout. « Les grandes et moyennes entreprises de transport et de logistique sont quasiment toutes favorables à “Platon” parce qu'elles parient sur la restructuration du secteur à leur avantage. Les syndicats d'employeurs, qui représentent leurs intérêts, ne se rapprochent pas des chauffeurs protestataires pour cette raison », affirme M. Boris Kravtchenko, président de la Confédération du travail de Russie, deuxième syndicat de salariés du pays, qui revendique deux millions de membres (4). À l'inverse, les routiers protestataires sont issus de la masse des petits entrepreneurs individuels, qui possèdent entre un et cinq camions et comptent pour près de 70 % des entreprises de transport routier. « En 2001, le gouvernement a annulé le système de licences. Cette dérégulation a ouvert le marché à de nombreux chauffeurs sans qualification. Même si cela peut surprendre, la libéralisation de notre économie sous le gouvernement actuel est bien supérieure à celle de la France ou de l'Allemagne. Et cela nuit au développement du secteur », analyse M. Voïtko. Plus qu'une humeur antifiscale, la colère est celle d'un groupe social attaché à son indépendance et qui craint de disparaître. « Ils veulent nous expulser du marché, et au final nous obliger à devenir salariés des grosses boîtes », tonne M. Andreï Bajoutine, propriétaire de deux camions et coordinateur du campement de Khimki.

À 1 500 kilomètres de là, à Tcheliabinsk (sud-est de l'Oural), une dizaine de ces petits chauffeurs routiers traînent sur la stoïnka, une aire où ils parquent leurs véhicules et effectuent quelques réparations entre deux livraisons. L'heure est au désœuvrement. Entre les camions, la neige ne fondra qu'en avril ; mais, sous les châssis des véhicules qui attendent en vain un chargement, le sol est resté sec. « Les camions ne sortent plus. Ils disent que la crise est passée, mais elle ne fait que commencer pour nous », s'inquiète M. Anatoli Stakheev, un entrepreneur qui possède un camion-benne et se dit criblé de dettes. Parmi les silhouettes carrées de ces collègues, M. Anton Krylov paraît bien frêle. « Il sort d'une opération. La vie au volant lui a coûté la moitié de son estomac », commente M. Alexandre Tatarintsev, propriétaire de la stoïnka et d'une petite entreprise de transport. « Asphyxiés par les délais de livraison trop courts, beaucoup de routiers ont pris l'habitude de grignoter des soupes de pâtes chinoises sur la route et de boire de l'eau chaude pour qu'elles gonflent directement dans le ventre », précise très sérieusement M. Nikolaï Matveev, président d'un syndicat de petits entrepreneurs du transport routier basé à Miass, une ville voisine.

Au pied de la chaîne montagneuse de l'Oural, Tcheliabinsk est un point de passage vers la Sibérie orientale. Les routiers qui s'aventurent vers l'extrême est de la Russie sont appelés les zimniki (« ceux de l'hiver »). Dans ces régions, les déplacements se font en convoi afin qu'on puisse se porter secours en cas de panne. « En Iakoutie, j'ai roulé sur la glace du fleuve Léna pendant plus de mille kilomètres », se souvient un routier qui se joint à la conversation. En hiver, les fleuves gelés servent d'axes de communication dans une région où le réseau routier reste famélique et peu praticable. La nuit, il faut faire tourner le moteur à l'arrêt pour éviter que l'essence ne gèle par — 40 °C… « On devrait tout bêtement devenir chauffeurs salariés, en déduit M. Stakheev. Nombre de mes collègues ont vendu leur camion. Ils travaillent pour des chaînes d'hypermarchés : un jour de travail, deux jours de récupération, pour 40 000 roubles [530 euros], par mois », un salaire pas très éloigné du bénéfice net qu'un camionneur indépendant tire de l'exploitation d'un poids lourd : entre 40 000 et 70 000 roubles, selon l'association Dalnoboïchtchik.

Un loisir de saison : « bouksavat », ou l'art de s'embourber

Mais, plus que les salariés, les routiers indépendants se meuvent dans les méandres de l'économie grise. « Il est impossible de respecter la loi », se justifie M. Tatarintsev en donnant pour exemple la réglementation sur le tonnage. Si les routiers peinent à démêler un maquis réglementaire pas toujours cohérent, ils restent attachés aux « souplesses » qu'offre la possibilité de négocier une amende, de sous-déclarer un chargement, de payer en liquide leurs chauffeurs. « Entre 70 et 75 % du chiffre d'affaires du transport routier relève de l'économie grise : marché parallèle de carburant, travail au noir, trafic des certifications, sans compter les relations avec la police, explique M. Kravtchenko. Cette nouvelle taxe entame leur rentabilité parce qu'ils ne pourront plus utiliser les itinéraires bis et ainsi éviter les stations de contrôle de tonnage : “Platon” leur assigne un itinéraire et, en cas de détour, ils risquent une amende. Une partie des protestataires disent qu'il n'est pas nécessaire de contrôler ce marché. Mais laisser les choses en l'état, cela signifie tolérer que des chauffeurs travaillent dix-huit heures d'affilée. En ce sens, nos objectifs divergent en partie des intérêts des routiers qui protestent. »

Deux jeeps dépassent le panneau Miass. Située sur les contreforts de l'Oural, aujourd'hui sur le déclin, la ville a prospéré à l'époque soviétique grâce à l'usine de poids lourds OuralAz. C'est dimanche et, comme la chasse est fermée, M. Matveev et ses amis routiers s'adonnent à un loisir de saison : bouksavat, ou l'art de s'embourber. Hors des routes balisées, on s'enfonce dans la neige jusqu'au pare-choc — une aubaine. Les véhicules s'enlisent de longues heures, en essayant d'avancer par tous les moyens : la plus grosse cylindrée tire du bourbier la voiture plus légère, tandis qu'un treuil attaché à un sapin puis un bon coup d'accélérateur peuvent faciliter la progression. L'intérêt du passe-temps consiste à disserter sur la meilleure technique. M. Oleg Soukhov est affecté au service des verres de vodka, une fonction propice aux remémorations : « Je suis né dans un village à trois cents kilomètres d'ici, raconte-t-il devant le barbecue qui chauffe au bord de la piste. Tout était bon pour survivre : travailler comme voler. Nous étions des bandits. À 20 ans, je suis venu en ville pour gagner ma vie. Je me suis mis à racheter des coupons de privatisation (5) en association avec un autre type. Lui, il se chargeait d'investir. Je ne comprenais pas la différence à l'époque, mais maintenant c'est évidemment lui qui est devenu riche. Il contrôle le plus grand hôtel de Tcheliabinsk tout en siégeant à l'assemblée municipale. » Sans avoir fait fortune, cette génération de petits entrepreneurs qui dépasse la quarantaine a accumulé un premier capital dans les années 1990, une période durant laquelle l'économie s'est effondrée tout en basculant dans la violence mafieuse. M. Tatarintsev travaillait à cette époque dans le recouvrement de dettes, un marché tenu davantage par les gros bras que par les huissiers assermentés. Créer une entreprise dans ce contexte procure aussi certaines dispositions à l'arrangement : « Au moins, dans les années 1990, quand les bandits faisaient la loi, il y avait une forme de justice, on pouvait toujours négocier », regrette M. Soukhov.

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Le pouvoir russe se montre clément envers les camionneurs contestataires. Certes, le champ d'application de la très punitive loi sur les manifestations (6) a été élargi aux opérations escargot. Mais, à l'exception d'une condamnation pénale (lire « Dans l'engrenage judiciaire, le cas Zakharov »), aucun routier n'a pour l'instant eu à subir de peine de prison. Rien à voir avec la répression qui s'est abattue sur les derniers contestataires de l'élection de M. Poutine pour un troisième mandat présidentiel. Ces derniers ont payé très cher leur meeting du 6 mai 2012 sur la place Bolotnaïa à Moscou, un rassemblement pourtant autorisé. Accusés de participer à une opération de subversion financée par Washington, une trentaine de manifestants ont été mis en examen pour « participation, organisation ou incitation à des émeutes de grande ampleur ». Parmi ceux qui ont écopé de peines fermes allant jusqu'à cinq ans de prison, une dizaine ont été amnistiés à l'occasion de l'anniversaire des vingt ans de la Constitution de décembre 1993, après plusieurs mois d'assignation à résidence ou de détention.

Le Kremlin a su se montrer conciliant

Comme le montraient déjà en 2005 les manifestations contre la remise en cause des avantages sociaux en nature, dont les retraités composaient le gros des troupes (7), le pouvoir sait être plus conciliant envers les mouvements partis des régions (et non de Moscou), avançant des revendications sociales (et non politiques) et portés par des catégories socioprofessionnelles réputées fidèles au régime. Lors de sa grande conférence de presse annuelle, le chef de l'État a tenu des propos presque tendres envers les chauffeurs routiers : « Moi aussi, je viens d'une famille de travailleurs. (…) [Ella] Panfilova [présidente du Conseil auprès du président pour la promotion de la société civile et des droits de l'homme] est venue me voir et m'a dit : “Vous savez, ce sont des bourreaux de travail.” Ils me sont sympathiques, mais ils doivent sortir de l'économie grise, et il faut les aider à le faire. »

Les camionneurs ont rapidement obtenu quelques concessions : dès l'annonce de la première journée d'action du 11 novembre, le gouvernement a proposé un allégement provisoire de la taxe jusqu'au 29 février (8). Le 4 décembre, la Douma votait une loi qui divisait par… 90 le montant des amendes pour les mauvais payeurs. Lors de sa grande conférence de presse annuelle, le président a promis aux routiers une exemption de la taxe sur les transports (9), reconnaissant qu'elle faisait double emploi avec la taxe Platon.

Le mouvement des camionneurs s'est moins heurté à la répression qu'à ses propres divisions internes. « Je ne parlerais pas de mouvement. C'est plutôt une vague de protestations. Nous avons constaté que la coordination était très faible : chaque région avait son mot d'ordre, son calendrier », analyse M. Kravtchenko. Peu structurée, la protestation a attiré des forces politiques d'opposition à la recherche d'une base sociale. Dans la colère des routiers, elles ont vu une possibilité de critiquer un gouvernement sacrifiant la santé économique du pays au nom de son retour sur la scène internationale. Elles ont par ailleurs obligé le mouvement à se positionner — et à se déchirer — sur l'opportunité de politiser ses revendications sectorielles. Un homme d'affaires, M. Dmitri Potapenko, a mis son franc-parler, et certainement quelques finances, au service de la cause des camionneurs. Lors du Forum économique de Moscou, le 8 décembre, il a déclaré que l'administration avait porté des « coups fatals » à l'économie : l'« embargo criminel » sur certaines importations occidentales, qui provoque une envolée des prix, ou encore… l'« impôt Rotenberg ». Les routiers des campements de Khimki et de Saint-Pétersbourg s'identifient à ce modèle de réussite, bien loin des politiciens, qu'ils exècrent. M. Potapenko vient pourtant d'adhérer au Parti de la croissance, une formation qui représente les intérêts du patronat — hors secteurs pétrolier et gazier. Selon le journal économique Vedomosti, ce nouveau parti est un « bébé-éprouvette (…) baptisé à l'eau bénite du Kremlin par Viatcheslav Volodine », proche communicant de M. Poutine. Son but : à l'approche des élections législatives de septembre 2016, capter et canaliser l'électorat des petites et moyennes entreprises et maintenir dans leur marginalité les partis d'opposition libéraux et sociaux-démocrates plus critiques envers le Kremlin, comme Iabloko (qui a recueilli 1,6 % aux dernières législatives, moins que la barre des 5 % exigée pour être représenté à la Douma) ou Parnas (auquel appartenait M. Boris Nemtsov, opposant assassiné le 28 février 2015 à Moscou) (10).

Le 3 avril, les amis de M. Bajoutine, le leader du campement de Khimki, boycottent un nouveau rassemblement « anti-Platon » organisé dans la capitale. Des drapeaux d'au moins trois partis de l'opposition extraparlementaire flottent au-dessus d'une assistance clairsemée : Iabloko, Parnas ou encore le Parti du progrès, présidé par M. Alexeï Navalny, un blogueur anticorruption au passé nationaliste, devenu une des figures marquantes des manifestations de l'hiver 2011-2012. « Poutine, démission ! », scande-t-on à la tribune. Parmi la centaine de personnes présentes, M. Matveev. Comment un routier si patriote peut-il se retrouver sous les drapeaux de l'opposition libérale, régulièrement accusée de fomenter le renversement du régime ? Ce jour-là, un mouvement en perte de vitesse et une opposition dépourvue de base sociale ont compté leurs maigres forces.

La « révolution » ukrainienne fait figure de repoussoir

Tous les manifestants de cet automne ne sont pas prêts à élargir leur mécontentement à une critique du système politique. La « révolution » de la place de l'Indépendance de février 2014 qui a conduit au renversement du président ukrainien Viktor Ianoukovitch, présentée dans les médias comme une manœuvre du département d'État américain, fait fonction de repoussoir pour une majorité de citoyens russes. « Nos deux premières actions étaient spontanées, puis il y a eu cet accident [lors d'une action le 19 novembre, un chauffeur non gréviste a perdu le contrôle de son véhicule, tuant un manifestant et en blessant trois]  », avance M. Pavel Smolnyï, un jeune entrepreneur de 30 ans qui possède un unique camion. « On a alors décidé d'organiser un rassemblement autorisé dans le centre-ville. Je suis allé déposer la demande à l'administration comme on va au boulot : ça a duré une semaine entière ! On m'a demandé tout un tas d'explications, mais on a reçu l'autorisation. Selon moi, c'est normal. Regardez ce qui s'est passé en Ukraine ! »

La Russie pourrait-elle connaître une explosion sociale ? « Pas du tout, répond sans ambiguïté M. Kravtchenko. Les Russes ont enduré des crises bien plus graves. » Le mouvement des camionneurs, qui a bénéficié d'une attention soutenue de la presse papier et d'Internet — mais d'aucun journal télévisé —, est retombé. Finalement, la tentative de politisation du mouvement est allée de pair avec son affaiblissement numérique. Difficile de déterminer si les derniers contestataires ont rejoint les rangs d'une opposition marginalisée pour se sentir moins seuls ou si la politisation a fait fuir une partie de leurs propres troupes.

(1) Chiffres de l'inspection routière.

(2) Selon Kavkazski Ouzel (journal en ligne consacré à la région du Caucase), 1er décembre 2015.

(3) La dégringolade s'est poursuivie jusqu'à la mi-janvier 2016 (28 dollars le baril). À la mi-mai, le baril était remonté à 48 dollars.

(4) Il rassemble les syndicats dit « alternatifs », sans lien historique avec les syndicats soviétiques très liés à l'appareil du Parti communiste et aujourd'hui peu revendicatifs.

(5) Fin 1991, l'État a distribué des bons pour actions d'une valeur de 10 000 roubles aux citoyens, qui les revendaient bien en deçà de leur valeur faciale à des fonds d'investissement ou aux cadres dirigeants des entreprises eux-mêmes.

(6) En février 2014, le code pénal russe s'est enrichi d'un nouvel article. Désormais, participer à une manifestation non autorisée est considéré pour les récidivistes comme une infraction passible de cinq ans d'emprisonnement et de 1 million de roubles d'amende.

(7) Lire Carine Clément et Denis Paillard, « Dix éclairages sur la société russe », Le Monde diplomatique, novembre 2005.

(8) 1,53 rouble par kilomètre, contre 3,73 roubles précédemment. Par la suite, cet allégement a été prorogé jusqu'à octobre 2016.

(9) Prélevée sur tous les véhicules motorisés et proportionnelle à la puissance du moteur.

(10) Vedomosti.ru, 30 mars 2016.

Avis de gros temps sur l'économie russe

ven, 30/12/2016 - 16:32

A chaque saison son choc. Après l'annexion de la Crimée au printemps, l'escalade des sanctions cet été, la chute brutale du prix des hydrocarbures cet automne, l'économie russe subit l'effondrement du rouble depuis novembre dernier. Rouvrant les cicatrices des années 1990, cette crise de change laissera des traces. Car elle expose au grand jour des faiblesses structurelles longtemps sous-estimées par le pouvoir.

Si le rattachement de la Crimée est interprété au Kremlin comme un succès militaire et politique, le bilan économique de l'année 2014, marquée par l'adoption de sanctions occidentales à l'encontre de la Russie, est loin d'être positif. L'ampleur de la chute du rouble vis-à-vis du dollar (— 42% entre le 1er janvier 2014 et le 1er janvier 2015) a effacé les gains de puissance économique relative réalisés depuis 2009. Le pays a rétrogradé du dixième au seizième rang mondial en termes de produit intérieur brut (PIB) au taux de change courant. Les autorités visaient une inflation réduite à 5 % ; elle a plus que doublé et s'établit à 11,4 %. La croissance devait se redresser à 3,5 % ; dans le meilleur des cas, elle sera nulle en 2014 et fera place à une récession en 2015 (entre — 3 % et — 4,5 % selon les prévisions du gouvernement). La diversification industrielle devait être relancée ; la production d'automobiles a chuté lourdement. Le leader Avtovaz a déjà supprimé plus de dix mille postes et s'apprête de nouveau à licencier. Si la situation continue de se dégrader, nul doute que ses concurrents lui emboîteront le pas.

La persistance d'une forte inflation dans une période de stagnation a pour conséquence d'aggraver les inégalités de revenus réels et de déprimer la consommation. Le commerce de détail, après avoir longtemps résisté, a commencé à céder. Du côté des entreprises, l'investissement, nerf de la guerre pour la modernisation de l'économie russe, confirme et amplifie un repli amorcé au printemps 2013. Il continuera en 2015 sur cette pente descendante, compte tenu des taux d'intérêt directeurs portés à 17 % par la banque centrale en décembre pour limiter la dérive du change et de l'inflation. Par ailleurs, le système financier russe n'est plus en mesure d'apporter les liquidités nécessaires : les sanctions (lire la chronologie « L'escalade des sanctions ») obligent les grandes banques à modifier le cœur de leur modèle économique, qui reposait sur l'emprunt en devises à bas taux d'intérêt sur les marchés internationaux combiné à des prêts à taux d'intérêt plus rémunérateur en roubles sur le marché national. L'épargne nationale en roubles ne suffira pas aux besoins de l'économie russe, tant elle est découragée par l'inflation.

Les fleurons nationaux commencent eux aussi à souffrir. Si, en 2014, un nouveau record de production de pétrole vient d'être battu, cette progression risque de rester sans lendemain car la croissance des volumes extraits ralentit depuis 2011. Elle est portée par les compagnies privées, désormais minoritaires dans le paysage énergétique russe. Le géant Gazprom a quant à lui enregistré une chute de 9 % de l'extraction de gaz en 2014. Jamais depuis sa création, son niveau de production n'avait été aussi bas.

Pressions sur les ressources publiques

Dans la conjoncture actuelle, l'investissement dans les technologies permettant de mettre en valeur les gisements non conventionnels et de grande profondeur devient crucial. Les restrictions occidentales sur les transferts de technologie aux compagnies pétrolières et gazières russes obèrent sérieusement leurs perspectives de développement, notamment en Sibérie orientale et dans l'Arctique. Confronté à une situation financière délicate, Gazprom vient de renoncer au South Stream, le projet de gazoduc devant approvisionner l'Europe en contournant l'Ukraine par le sud, pour déployer davantage de ressources vers la Chine et le nouveau gazoduc oriental. Selon toute probabilité, le retard d'investissement ne sera pas rattrapé dans les années qui viennent.

Certains secteurs de l'économie affichent de meilleurs résultats. C'est le cas de l'agriculture, qui a enregistré des récoltes record en 2014. En pareil cas, la Russie devient habituellement l'un des principaux exportateurs mondiaux de céréales. De plus, la chute du rouble se combine aux volumes produits pour offrir des possibilités redoublées. Mais, par crainte d'une hausse des prix intérieurs, le gouvernement a cru bon de freiner administrativement les exportations, avec pour effet pervers de limiter la capacité des agriculteurs russes à acheter en devises étrangères les intrants (semences, engrais…) nécessaires à leur production future.

A mesure que la crise mord sur des secteurs-clés de l'économie, l'Etat subit une pression croissante de la part des acteurs touchés. Celle-ci est d'abord venue du secteur énergétique : Rosneft, Novatek et Lukoil ont obtenu durant l'été des financements de plusieurs milliards de dollars, soit directement tirés des fonds publics, soit via des banques non touchées par les sanctions. En juin, M. Vladimir Poutine avait déjà chiffré les besoins en capitaux supplémentaires de Gazprom à 50 milliards de dollars, avant que l'entreprise ne publie ses premières pertes trimestrielles depuis 2008, attribuées à des retards de paiement ukrainiens.

Cette première salve a été bientôt suivie d'une autre dans le secteur bancaire : le gouvernement a annoncé début septembre une série de recapitalisations pour VTB, Rosselkhozbank et Gazprombank notamment. Tout comme Sberbank, première banque du pays, VTB est présente en Ukraine, où la situation est encore plus dégradée qu'en Russie. Ces établissements, par ailleurs coupés des marchés internationaux de capitaux, sont donc touchés doublement. Le gouvernement, qui fait du secteur bancaire sa priorité, prévoit de le renflouer à hauteur de 18 milliards de dollars durant le premier trimestre 2015.

L'appareil militaro-industriel constitue le troisième groupe de pression ayant actuellement une influence réelle sur le pouvoir politique. Avec les succès obtenus sur le terrain en Crimée et au Donbass — où sa présence est toujours niée par les autorités —, ses responsables sont désormais en position de force pour négocier la sécurisation de leurs moyens (+ 11 % prévus dans le projet de budget 2015). Les conflits de répartition vont donc s'intensifier. Dans quelques mois, les effets de l'inflation et de la détérioration de l'activité industrielle risquent d'ajouter de nouvelles pressions, politiques et sociales, à celles des secteurs bancaire, énergétique et militaire. Compte tenu de la nature fédérale de l'Etat, c'est vers les budgets municipaux et régionaux que se tourneront les revendications. Or ceux-ci souffrent déjà depuis la récession de 2009.

Fardeau de l'endettement extérieur

La Russie vendant son pétrole en dollars, un baril lui rapporte d'autant plus de roubles que sa devise nationale est faible. Mais la chute du rouble n'a pas suffi à compenser la dégringolade du prix du pétrole : sur l'année, le prix du baril Oural (unité de référence en Russie) exprimé en roubles a perdu 14 %. Par ailleurs, avec une monnaie aussi dépréciée, la capacité de l'économie russe à se procurer les importations indispensables en technologies et biens d'équipement pour lesquelles il n'existe aucun substitut à court terme en Russie a été divisée par près de deux.

Les projets de privatisation, qui pourraient procurer des recettes de substitution, restent dans les cartons en raison du contexte économique incertain. Le gouvernement s'abstient aussi de recourir à l'emprunt, car, si l'endettement propre de l'Etat demeure très faible (12 % du PIB, lire l'encadré « Un Etat producteur mais peu protecteur »), celui des grandes entreprises publiques — en devises — s'avère très lourd. Alors que les agences de notation internationales multiplient les avertissements sur la dette souveraine, le ministère des finances a renoncé à plusieurs reprises à émettre des obligations d'Etat, les conditions du marché étant défavorables. Le fardeau de l'endettement extérieur peut s'avérer létal pour des agents économiques fortement engagés qui ne peuvent compter sur un renouvellement de leurs emprunts.

Sur le plan financier et commercial, un nouveau problème est désormais posé aux autorités monétaires : celui de la volatilité du rouble vis-à-vis de l'euro et plus encore du dollar. Cette instabilité soulève une difficulté au moins aussi redoutable que la faiblesse de la monnaie ou que les sanctions. Elle déprime le commerce extérieur en renchérissant la couverture contre le risque de change que les entreprises tant nationales qu'étrangères doivent contracter pour poursuivre leurs activités.

Jusqu'ici, les sirènes prônant des restrictions aux flux de capitaux n'ont pas réussi à séduire les autorités monétaires. L'option reste néanmoins sur la table, avec ses avantages — mettre le rouble à l'abri de la spéculation et redonner de l'autonomie à la politique monétaire — et ses limites — réduire les financements en provenance des investisseurs étrangers directs, aggraver la frilosité des investisseurs et multiplier les occasions de corruption et de développement des marchés parallèles. D'ores et déjà, le gouvernement a annoncé qu'il obligerait cinq grandes compagnies exportatrices (Gazprom, Rosneft, Alrosa, Zaroubejneft, Kristall Production Corporation) à vendre dans les semaines qui viennent les devises accumulées depuis octobre 2014 (soit 40 à 50 milliards de dollars), pour reconstituer les réserves de la banque centrale et soutenir le rouble (1). A l'avenir, d'autres mesures administratives pourraient s'ajouter à celle-ci.

Le régime recherche d'autres perspectives économiques. La mise en œuvre de l'Union économique eurasiatique (UEE) avec le Kazakhstan et la Biélorussie, rejoints depuis le 1er janvier 2015 par l'Arménie, avant de l'être par le Kirghizstan dans le courant de l'année, s'inscrit dans cette logique. Sans l'Ukraine, ce projet revêt bien sûr beaucoup moins de sens d'un point de vue économique. L'enthousiasme des premières années a laissé place à des critiques de plus en plus ouvertes parmi les fondateurs. Mais la dimension symbolique du projet demeure essentielle pour M. Poutine.

De même, l'appartenance au groupe des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), qui a constitué un sujet de fierté et d'optimisme durant ces dernières années, tarde à porter ses fruits économiques, sauf si on lui attribue la signature récente d'accords d'exportation de centrales nucléaires russes avec New Delhi et Pretoria. Deux organismes financiers multilatéraux (Nouvelle Banque de développement et Dispositif de réserves contingentes) ont été lancés au sommet des Brics de Fortaleza (Brésil) en juillet dernier et doivent entrer en fonction en 2016, ce qui représentera une première. Toutefois, les conditions concrètes de leur fonctionnement restent à établir, en particulier le type de conditionnalités qui sera pratiqué pour l'octroi de prêts.

Se tourner vers la Chine ?

C'est surtout dans sa relation avec la Chine que la Russie a réussi d'importantes percées en 2014. Au-delà de l'accord permettant de régler des échanges bilatéraux sans passer par le dollar, la question du gaz a retenu l'attention. La construction du gazoduc qui permettra de relier directement les gisements russes au territoire chinois a été décidée le 21 mai 2014. Cette décision boucle fort opportunément des négociations menées depuis plus de dix ans et offrant à Gazprom ses premières perspectives réelles de diversification de ses débouchés. Compte tenu des délais de mise en œuvre, les premières retombées concrètes des accords ne sont pas attendues avant 2018, soit bien au-delà de l'horizon qui importe aujourd'hui. Dans l'intervalle, la Chine semble prête à subvenir aux besoins de plus en plus pressants en devises des grandes compagnies russes. Elle trouve sans doute trop belle cette occasion de faire un pied de nez aux sanctions occidentales et d'affirmer sa capacité d'intervention en tant que nouvelle grande puissance financière.

La Russie n'est pas seulement prisonnière des positions géopolitiques sur lesquelles campe son président à propos de l'Ukraine. Elle est prise dans une contradiction entre deux objectifs économiques dont la poursuite simultanée n'est pas tenable. Le premier consiste à fonder le renouveau économique sur l'attractivité internationale du territoire. On peut lire cette tendance dans l'accession à l'Organisation mondiale du commerce (OMC), devenue réalité en 2012, dans l'objectif maintes fois rappelé par M. Poutine de hisser le pays à la vingtième place du classement Doing Business de la Banque mondiale d'ici 2020, dans celui de faire de Moscou un centre financier international et d'attirer toujours plus d'investissements directs étrangers, ou bien dans l'idée, datant de l'intérim Medvedev (2008-2012), de créer des pôles technologiques à vocation mondiale, comme celui de Skolkovo. Le second axe de développement, orthogonal au premier, consiste à bâtir un modèle économique et institutionnel autochtone, reposant sur des normes propres et abrité pour cette raison d'une concurrence mondiale présentée comme menaçante. Fondamentalement, cet objectif s'est traduit par les mesures protectionnistes prises après la récession de 2009 et par les premières réactions, en 2013, de la Russie à l'accord de libre-échange proposé à l'Ukraine par l'Union européenne. C'est aussi lui qui teinte le projet de l'UEE, qui fonctionne selon des règles très directement inspirées par la Russie. Depuis l'annonce des sanctions occidentales, ce second axe a trouvé une nouvelle vigueur et domine largement les discours tenus sur la scène nationale.

Si les conditions géopolitiques ne changent pas, les sources privées de financement ont toutes les chances de continuer de s'amenuiser dans les prochains mois. Les comptes publics resteront aussi sous pression, ce qui va motiver de nouvelles quêtes de liquidités des autorités russes, notamment vers la Chine. Pékin pourrait trouver intérêt à prendre des options sur des actifs tangibles (parts de gisements, parts du capital de sociétés) en Russie. Mais, pour des raisons d'occupation de l'espace, de démographie et de dynamiques économiques et migratoires, les relations entre les deux voisins restent empreintes de méfiance. La puissance économique de la Chine représente aujourd'hui plus de dix fois celle de la Russie, et sa dynamique récente est tout autre. Les dirigeants russes savent aussi que l'intensification des relations commerciales bilatérales a de fortes chances de hâter la désindustrialisation de leur pays. Or cette perspective contredit la stratégie économique menée jusqu'à maintenant, qui érige en priorités nationales la diversification industrielle et le maintien de l'emploi dans le secteur manufacturier.

Aux niveaux actuels du rouble et du prix du pétrole, l'économie russe se trouve dans une impasse. La dégradation de la situation découle de l'annexion de la Crimée et du conflit dans le Donbass, mais aussi des fragilités structurelles de l'économie russe que la crise actuelle a révélées. Trois de ces fragilités méritent d'être soulignées : la première est la paradoxale faiblesse de l'Etat. Omniprésent depuis 2000, il s'est pourtant montré de moins en moins en mesure d'exister en dehors de la figure de son chef actuel et d'assurer son rôle d'institution capable de dépasser les intérêts particuliers. La deuxième est la concentration des ressources du pays dans les secteurs énergétique et financier, tous deux contrôlés par une oligarchie ayant conservé, tout au long des années 2000, une forte influence sur l'appareil d'Etat. La troisième est le sous-développement persistant des infrastructures de maillage de l'immense territoire du pays, qui limite l'efficacité et la résilience des activités qui s'y développent.

Parce qu'il a fourni au pouvoir l'occasion de lui imputer la responsabilité des difficultés actuelles, le durcissement des sanctions occidentales en juillet 2014 a été politiquement contre-productif. Il revient donc aux puissances européennes — au sein desquelles la France a toutes les raisons et les moyens de jouer un rôle moteur — de proposer une sortie par le haut à M. Poutine. Les possibilités de partenariats mutuellement bénéfiques entre l'Union européenne et la Russie sont légion : administration publique, infrastructures, nouvelles technologies, enseignement et recherche, transition énergétique… Conditionnées à une coopération effective dans le règlement du conflit ukrainien, ces perspectives peuvent offrir une issue à l'impasse dans laquelle l'économie russe est engagée. Si, au contraire, il est placé au pied du mur, le pouvoir en place risque de se crisper plus encore, nourrissant l'isolement, le nationalisme et le revanchisme. L'histoire de l'Europe nous montre que cette voie ne mène qu'à la désolation. Européens et Russes devraient donc se donner les moyens d'une levée des sanctions.

(1) Russian Legal Information Agency (Rapsi), 23 décembre 2014, www.rapsinews.com

Grande braderie en Grèce

jeu, 15/12/2016 - 12:08

Le revolver sur la tempe, Athènes a capitulé devant les exigences de ses « partenaires » européens en juillet 2015. Les décisions budgétaires et fiscales du pays sont désormais soumises à leur accord préalable. Et le programme de privatisations imposé à la Grèce orchestre le plus important transfert de propriétés jamais opéré dans un pays de l'Union européenne.

Daniel Arsham. – « Man » (Homme), 2010 Daniel Arsham Studio - Galerie Emmanuel Perrotin, Paris

Une étude du Transnational Institute (TNI) sur l'industrie de la privatisation en Europe (1), publiée en février 2016, parvient à la conclusion qu'il « n'existe aucune preuve démontrant que les entreprises privatisées fournissent un service plus efficace ». En revanche, la vague de privatisations a fait chuter les salaires, dégradé les conditions de travail et accru les inégalités de revenus.

À cet égard, la Grèce constitue un cas d'école. À cause de la crise provoquée par son endettement, le pays s'est vu contraint par ses créanciers de vendre au plus offrant le plus grand nombre possible de ses entreprises publiques ou para-publiques, dans le seul objectif d'honorer ses remboursements. Cette mise à l'encan des biens de la collectivité est l'un des aspects les plus absurdes des « plans de sauvetage » imposés depuis 2010 par la « troïka (2) », qui ont précipité l'économie grecque dans une interminable récession. Exiger d'un État en crise qu'il privatise ses sociétés l'amène nécessairement à les brader, observent les auteurs de l'étude. La privatisation réunit tous les critères d'un abus de confiance.

Ce constat s'impose indépendamment de l'idée que l'on se fait des avantages ou des inconvénients d'un secteur public. En Grèce, ce dernier souffrait de dysfonctionnements incontestables, dont les adeptes de la privatisation n'ont pas manqué de tirer argument. Certaines entreprises d'État ne délivraient aucun bien ou service indispensable à la population (tel que l'électricité ou les transports en commun), mais avaient pour vocation essentielle de pourvoir les partisans de tel ou tel gouvernement en emplois bien rémunérés, protégés et peu fatigants — aux frais du client et du contribuable. Cela explique pourquoi leur mise sur le marché n'a pas suscité que du mécontentement.

Pour évaluer, d'un point de vue libéral, le bien-fondé d'une privatisation, les dirigeants doivent répondre à trois questions. Le prix est-il proportionnel aux revenus dont l'État se prive en vendant son bien ? De quelles garanties dispose-t-on quant aux investissements que l'opération est supposée générer ? Quelle marge d'intervention l'État conserve-t-il sur les entreprises privatisées dans les domaines stratégiquement vitaux pour les intérêts du pays ?

Le client est roi

Ces questions se posent de façon particulièrement aiguë dans le cas des deux projets de privatisation les plus lourds du pays : la vente de 67 % des parts de la société du port du Pirée (OLP) au groupe chinois China Ocean Shipping Company (Cosco) et la concession de quatorze aéroports à un consortium privé dominé par le groupe allemand Fraport.

L'acquisition du Pirée par Cosco, entreprise d'État chinoise, s'est déroulée en vertu d'une procédure qui caractérise la quasi-totalité des ventes aux enchères des « bijoux de famille » grecs : l'appel d'offres ne s'adressait qu'à un seul candidat. L'affaire s'est conclue au bénéfice d'une puissance monopolistique qui pouvait dicter au vendeur non seulement le prix de la transaction, mais aussi toute une série d'autres conditions. Cette opération confère aux Chinois un contrôle absolu sur le plus grand port de Grèce, puisqu'une filiale de Cosco gère déjà, depuis 2008, deux des trois terminaux à conteneurs du Pirée grâce à une confortable concession de trente-cinq ans (3).

Pour acquérir les deux tiers des parts de l'OLP, Cosco a déboursé 368,5 millions d'euros. Ce tarif s'est négocié dans une totale opacité. L'agence grecque chargée des privatisations (le Taiped) avait jugé insuffisante la première offre du groupe chinois ; mais le montant du supplément consenti par celui-ci demeure aussi secret que le « juste prix » fixé par les sociétés d'expertise. Le Taiped s'est borné à estimer la valeur totale de la transaction à 1,5 milliard d'euros, chiffre obtenu par un calcul hautement acrobatique consistant à additionner au prix de vente les recettes fiscales qui pourraient en découler un jour, ainsi que les investissements de 350 millions d'euros promis par l'acheteur.

Ce calcul est doublement pipé. Avant l'opération de vente, la filiale de Cosco qui règne sur les deux terminaux à conteneurs reversait à l'OLP un droit de concession de 35 millions d'euros par an. Or les deux tiers de cette somme seront désormais versés au propriétaire majoritaire de l'OLP ; autrement dit, l'argent passe de la poche gauche de Cosco à sa poche droite. L'État grec se prive ainsi des loyers qu'il lui restait à encaisser jusqu'au terme de la concession des terminaux, soit au moins 700 millions d'euros, qu'il serait logique par conséquent de soustraire à la valeur totale de la privatisation du Pirée.

L'addition du Taiped recèle une autre erreur, plus saugrenue encore : elle prend en compte les 115 millions d'euros de subventions accordés par l'Union européenne à un projet d'extension du terminal à paquebots, enveloppe dont le versement n'était pourtant nullement conditionné à la privatisation du port. Par ailleurs, rien ne garantit que Cosco réalisera les investissements promis, puisque l'acte de vente contient une clause interdisant pour cinq ans toute sanction à son encontre en cas de non-respect de ses engagements (4).

Une autre opération de privatisation soulève de nombreuses questions. De concert avec l'oligarque grec Dimitris Copelouzos (5), la société allemande Fraport vient d'acquérir pour une durée de quarante ans — avec une option pour cinquante — les droits d'exploitation et d'extension de quatorze aéroports. Aux 1,23 milliard d'euros versés à la signature du contrat s'ajouteront annuellement des droits de concession et des versements d'impôts évalués à un total de 8 milliards d'euros sur quarante ans.

Les détracteurs de cette vente proposent un autre calcul. Les quatorze aéroports dégagent aujourd'hui déjà un bénéfice annuel de 150 millions d'euros, soit 6 milliards sur la durée entière de la concession. Mais ces revenus sont appelés à augmenter considérablement, de l'aveu même de Fraport, qui mise sur le potentiel de croissance des vols commerciaux en direction des îles touristiques de Rhodes, Kos, Mykonos, Santorin et Corfou — le trafic aérien qui relie le continent à ces destinations prisées a progressé de 20 % par an au cours des deux dernières années. Le directeur financier de Fraport, M. Matthias Zieschang, estime à 100 millions d'euros annuels les gains supplémentaires que son groupe devrait engranger à partir de 2017 « uniquement grâce aux aéroports grecs (6) ».

Au départ, trois candidats avaient postulé à l'appel d'offres — une diversité exceptionnelle pour une privatisation en Grèce. Faut-il pour autant croire sur parole le patron de Fraport, M. Stefan Schulte, lorsqu'il affirme que son groupe « l'a emporté contre une forte concurrence grâce à la qualité de son dossier » ?

La procédure comporte au moins deux curiosités qui retiennent l'attention. D'abord, il y a cette surprenante décision de céder un réseau aéroportuaire qui rapporte de l'argent. Jusqu'au début de 2013, l'État envisageait une autre façon de procéder : les trente-sept aéroports du pays étaient répartis en deux lots regroupant chacun des installations bénéficiaires et déficitaires. Il s'agissait de faire en sorte que l'acheteur ne se contente pas d'empocher les profits réalisés grâce aux destinations en vogue, mais qu'il en réinvestisse une partie dans le développement des aéroports mal desservis des îles les plus reculées. Ce schéma équilibré, conçu pour éviter un effet d'aubaine trop éclatant, s'est heurté à un refus catégorique de la « troïka ». Laquelle a insisté pour que le « paquet » à privatiser ne contienne que les pièces de choix hautement profitables.

Il est tentant de supposer que la puissance la plus influente au sein de la « troïka », à savoir l'Allemagne, n'est pas étrangère à cette décision. Et le soupçon se renforce lorsqu'on découvre l'autre bizarrerie du dossier : dans la procédure d'appel d'offres, le Taiped a choisi comme « conseiller technique » Lufthansa Consulting, filiale de la compagnie aérienne allemande fort soucieuse des intérêts de Fraport, puisqu'elle en est coactionnaire à hauteur de 8,45 %… En somme, il y a là les ingrédients d'un conflit d'intérêts flagrant, en violation de toutes les règles européennes en matière d'appels d'offres — sans parler de l'infrac-tion à la décence la plus élémentaire.

Les auteurs de l'étude du Transnational Institute aboutissent à la même conclusion. Ils soulignent un autre détail insolite : Fraport appartient majoritairement au Land de Hesse et à la ville de Francfort, qui détiennent ensemble 51,3 % de ses parts. La plus grande partie des profits accumulés grâce à la liquidation des biens publics de la Grèce viendra donc alimenter les recettes de collectivités locales en Allemagne, pays qui, coïncidence, est le principal créancier d'Athènes. Que l'on y voie ou non un pillage caractérisé, le résultat est le même : l'État grec se retrouve privé d'une source de revenus à long terme qui aurait été bien plus utile à la stabilisation de ses finances que le produit immédiat d'une privatisation au rabais, aussitôt absorbé par les traites de sa dette.

De son côté, Fraport est bien décidée à maximiser les gains de sa martingale méditerranéenne. Elle table non seulement sur une hausse continue du nombre de passagers, mais aussi sur une « extension et une optimisation considérables des surfaces commerciales » afin de « générer rapidement des bénéfices supplémentaires », comme le confie en toute franchise M. Zieschang.

Pour faire tourner la machine à cash, le concessionnaire a pris soin de se garantir des conditions optimales. Fraport s'exonère non seulement du paiement des taxes foncières et locales, mais aussi de toutes sortes d'autres obligations financières de base. Elle peut par exemple annuler d'un trait de plume les baux et les contrats souscrits par les anciens prestataires des quatorze aéroports, et redistribuer les licences d'exploitation aux partenaires de son choix sans verser un centime de dédommagement aux restaurateurs, commerçants et fournisseurs congédiés : ce sera à l'État grec d'y pourvoir. Et ce n'est pas tout. Les pouvoirs publics s'engagent aussi à indemniser les employés licenciés par Fraport, à prendre en charge les futures victimes d'accidents du travail, même lorsque la responsabilité de l'entreprise ne fait aucun doute, ou encore à financer les expertises environnementales requises pour les travaux d'extension des aéroports. Il est même prévu que l'État mette la main à la poche au cas où des découvertes archéologiques malencontreuses retarderaient un chantier (7).

Cet usage illimité de fonds publics pour couvrir n'importe quelle dépense du concessionnaire ne trahit pas seulement un cynisme des plus débridés ; il contrevient aussi aux principes édictés par l'Union européenne elle-même. « La privatisation d'entreprises publiques contribue à la réduction des subventions, transferts de fonds ou garanties d'État octroyés aux entreprises publiques », déclarait en octobre 2012 la Commission européenne aux organisations non gouvernementales (ONG) qui protestaient contre la privatisation de sites de traitement d'eau.

Dans le cas de Fraport, cela se passe un peu différemment : le concessionnaire des quatorze aéroports jouit d'une réserve presque illimitée de subventions, de transferts de fonds et de garanties de la part d'un État grec pris à la gorge. Celui-ci n'a pas son mot à dire dans les décisions qui affectent l'un des secteurs-clés de l'économie nationale. Par exemple au sujet des taxes locales, dont certaines îles auraient tant besoin pour se développer.

Les avocats de l'opération Fraport font valoir que la rénovation d'aéroports vétustes et peu accueillants — tels que ceux de Corfou et de Santorin — exige des investissements qu'Athènes ne peut se permettre. Mais d'autres solutions auraient été possibles. Les crédits de la Banque européenne d'investissement auraient pu servir à moderniser ces infrastructures. C'était l'occasion d'un investissement utile sur la durée, assurant à l'État des revenus réguliers et en progression constante.

Pour qui se soucie de la stabilisation durable des finances publiques grecques, l'opération Fraport représente de toute évidence la pire des options possibles. On pourrait en dire de même de la plupart des dix-neuf privatisations (gaz, électricité, port de Salonique…) engagées ou programmées ; à l'exception peut-être du secteur de l'immobilier d'État, où les investisseurs privés semblent vouloir utiliser leurs achats à des fins à peu près utiles.

On aurait tort d'en déduire que la conservation du secteur public tel qu'il fonctionnait auparavant aurait été la solution idéale. Mais, entre les soldes pour prédateurs internationaux et l'économie du clientélisme, il y avait de la place pour une troisième option.

Dans nos archives

• « “La thérapie de choc exige l'opacité” », par Philippe Lamberts (octobre 2015).
• « Syriza et les chausse-trapes du pouvoir », par Baptiste Dericquebourg (septembre 2015).
• « Il ne s'est rien passé à Athènes », par Pierre Rimbert (septembre 2015).
• « L'Europe dont nous ne voulons plus », par Serge Halimi (août 2015).
• « “Leur seul objectif était de nous humilier” », par Yanis Varoufakis (août 2015).
• « Sortie de l'euro, une occasion historique », par Costas Lapavitsas (juillet 2015).
• « Grèce, le coup d'État silencieux », par Stelios Kouloglou (juin 2015).
• « Dette publique, un siècle de bras de fer », par Renaud Lambert (mars 2015).
• « À Athènes, des médias à genoux », par Valia Kaimaki (mars 2015).
• « La gauche grecque peut-elle changer l'Europe ? » (S. H.) (février 2015).
• « Quand l'austérité tue », par Sanjay Basu et David Stuckler (octobre 2014).
• « La Grèce face à l'Europe, dépendance et industrialisation truquée », par Hassan Zaoual (juin 1992).

(1) Sol Trumbo Vila et Matthijs Peters, « The privatising industry in Europe » (PDF), Transnational Institute, Amsterdam, février 2016.

(2) Groupe informel constitué par la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international.

(3) Lire Pierre Rimbert, « Modèle social chinois au Pirée », et Panagiotis Grigoriou, « Visite guidée de la nouvelle Athènes », Le Monde diplomatique, respectivement février 2013 et avril 2014.

(4) Ces détails ont été révélés par le site indépendant grec The Press Project.

(5) M. Copelouzos a fait fortune dans l'énergie et les infrastructures grâce à ses réseaux politiques en Grèce, mais aussi grâce à ses contacts avec le groupe russe Gazprom.

(6) Börsen-Zeitung, Francfort, 27 février 2016.

(7) La liste des conditions imposées à la Grèce a été publiée par The Press Project.

Grèce, le coup d'Etat silencieux

jeu, 15/12/2016 - 11:34

Semaine après semaine, le nœud coulant des négociations étrangle progressivement le gouvernement grec. De hauts dirigeants européens ont d'ailleurs expliqué au « Financial Times » qu'aucun accord ne serait possible avec le premier ministre Alexis Tsipras avant qu'il ne « se débarrasse de l'aile gauche de son gouvernement ». L'Europe, qui prêche la solidarité, ne la consentirait-elle qu'aux conservateurs ?

A Athènes, « tout change et tout reste pareil », comme le dit une chanson traditionnelle grecque. Quatre mois après la victoire électorale de Syriza, les deux partis qui ont gouverné le pays depuis la chute de la dictature, le Mouvement socialiste panhellénique (Pasok) et la Nouvelle Démocratie (droite), sont totalement discrédités. Le premier gouvernement de gauche radical dans l'histoire du pays depuis le « gouvernement des montagnes (1) », au temps de l'occupation allemande, jouit d'une grande popularité (2).

Mais si personne ne mentionne plus le nom de la « troïka » détestée, car responsable du désastre économique actuel, les trois institutions — Commission européenne, Banque centrale européenne (BCE) et Fonds monétaire international (FMI) — poursuivent leur politique. Menaces, chantages, ultimatums : une autre « troïka » impose au gouvernement du nouveau premier ministre Alexis Tsipras l'austérité qu'appliquaient docilement ses prédécesseurs.

Avec une production de richesse amputée d'un quart depuis 2010 et un taux de chômage de 27 % (plus de 50 % pour les moins de 25 ans), la Grèce connaît une crise sociale et humanitaire sans précédent. Mais en dépit du résultat des élections de janvier 2015, qui ont donné à M. Tsipras un mandat clair pour en finir avec l'austérité, l'Union européenne continue à faire endosser au pays le rôle du mauvais élève puni par les sévères maîtres d'école de Bruxelles. L'objectif ? Décourager les électeurs « rêveurs » d'Espagne ou d'ailleurs qui croient encore à la possibilité de gouvernements opposés au dogme germanique.

La situation rappelle le Chili du début des années 1970, lorsque le président américain Richard Nixon s'employa à renverser Salvador Allende pour empêcher des débordements similaires ailleurs dans l'arrière-cour américaine. « Faites hurler l'économie ! », avait ordonné le président américain. Lorsque ce fut fait, les tanks du général Augusto Pinochet prirent la relève...

Le coup d'Etat silencieux qui se déroule en Grèce puise dans une boîte à outils plus moderne — des agences de notation aux médias en passant par la BCE. Une fois l'étau en place, il ne reste plus que deux options au gouvernement Tsipras : se laisser étrangler financièrement s'il persiste à vouloir appliquer son programme ou renier ses promesses et tomber, abandonné par ses électeurs.

C'est justement pour éviter la transmission du virus Syriza — la maladie de l'espoir — au reste du corps européen que le président de la BCE Mario Draghi a annoncé le 22 janvier 2015, soit trois jours avant les élections grecques, que le programme d'intervention de son institution (la BCE achète chaque mois pour 60 milliards d'euros de titres de la dette aux Etats de la zone euro) ne serait accordé à la Grèce que sous conditions. Le maillon faible de la zone euro, celui qui a le plus besoin d'aide, ne recevrait de soutien que s'il se soumettait à la tutelle bruxelloise.

Menaces et sombres prédictions

Les Grecs ont la tête dure. Ils ont voté Syriza, contraignant le président de l'Eurogroupe Jeroen Dijsselbloem à les rappeler à l'ordre : « Les Grecs doivent comprendre que les problèmes majeurs de leur économie n'ont pas disparu du seul fait qu'une élection a eu lieu » (Reuters, 27 janvier 2015). « Nous ne pouvons faire d'exception pour tel ou tel pays », a confirmé Mme Christine Lagarde, directrice générale du FMI (The New York Times, 27 janvier 2015), cependant que M. Benoît Cœuré, membre du directoire de la BCE, renchérissait : « La Grèce doit payer, ce sont les règles du jeu européen » (The New York Times, 31 janvier et 1er février 2015).

Une semaine plus tard, M. Draghi démontrait que l'on savait également « faire hurler l'économie » au sein de la zone euro : sans la moindre justification, il fermait la principale source de financement des banques grecques, remplacée par l'Emergency Liquidity Assistance (ELA), un dispositif plus coûteux devant être renouvelé chaque semaine. Bref, il plaçait une épée de Damoclès au-dessus de la tête des dirigeants grecs. Dans la foulée, l'agence de notation Moody's annonçait que la victoire de Syriza « influait négativement sur les perspectives de croissance » de l'économie (Reuters, 27 janvier 2015).

Le scénario du Grexit (la sortie de la Grèce de la zone euro) et du défaut de paiement revenait à l'ordre du jour. Quarante-huit heures à peine après les élections de janvier, le président de l'Institut allemand pour la recherche économique, M. Marcel Fratzscher, ancien économiste à la BCE, expliquait que M. Tsipras jouait « un jeu très dangereux » : « Si les gens commencent à croire qu'il est vraiment sérieux, on pourrait assister à une fuite massive des capitaux et à une ruée vers les banques. Nous en sommes au point où une sortie de l'euro devient possible » (Reuters, 28 janvier 2015). Exemple parfait de prophétie autoréalisatrice qui conduisit à aggraver la situation économique d'Athènes.

Syriza disposait d'une marge de manœuvre limitée. M. Tsipras avait été élu pour renégocier les conditions attachées à l'« aide » dont son pays avait bénéficié, mais dans le cadre de la zone euro, l'idée d'une sortie ne bénéficiant pas d'un soutien majoritaire au sein de la population. Celle-ci a été convaincue par les médias grecs et internationaux qu'un Grexit constituerait une catastrophe d'ampleur biblique. Mais la participation à la monnaie unique touche d'autres cordes, ultrasensibles ici.

Dès son indépendance, en 1822, la Grèce a balancé entre son passé au sein de l'Empire ottoman et l'« européanisation », un objectif qui, aux yeux des élites comme de la population, a toujours signifié la modernisation du pays et sa sortie du sous-développement. La participation au « noyau dur » de l'Europe était censée matérialiser cet idéal national. Pendant la campagne électorale, les candidats de Syriza se sont donc sentis obligés de soutenir que la sortie de l'euro constituait un tabou.

Au centre de la négociation entre le gouvernement Tsipras et les institutions, la question des conditions fixées par les prêteurs : les fameux mémorandums, qui, depuis 2010, obligent Athènes à appliquer des politiques d'austérité et de surimposition dévastatrices. Plus de 90 % des versements des créanciers leur reviennent pourtant directement — parfois dès le lendemain ! —, puisqu'ils sont affectés au remboursement de la dette. Comme l'a résumé le ministre des finances Yanis Varoufakis, qui réclame un nouvel accord avec les créanciers, « la Grèce a passé ces cinq dernières années à vivre pour le prêt suivant comme le drogué qui attend sa prochaine dose » (1er février 2015).

Mais comme le non-remboursement de la dette équivaut à un « événement de crédit », c'est-à-dire à une sorte de banqueroute, le déblocage de la dose est une arme de chantage très puissante aux mains des créanciers. En théorie, puisque les créanciers ont besoin d'être remboursés, on aurait pu imaginer qu'Athènes disposait aussi d'un levier de négociation important. Sauf que l'activation de ce levier aurait conduit la BCE à interrompre le financement des banques grecques, entraînant le retour à la drachme.

Rien d'étonnant donc si, trois semaines à peine après les élections, les dix-huit ministres des finances de la zone euro ont envoyé un ultimatum au dix-neuvième membre de la famille européenne : le gouvernement grec devait appliquer le programme transmis par ses prédécesseurs ou s'acquitter de ses obligations en trouvant l'argent ailleurs. Dans ce cas, concluait le New York Times, « beaucoup d'acteurs du marché financier pensent que la Grèce n'a guère d'autre choix que de quitter l'euro » (16 février 2015).

Pour échapper aux ultimatums étouffants, le gouvernement grec a sollicité une trêve de quatre mois. Il n'a pas réclamé le versement de 7,2 milliards d'euros, mais espérait que, pendant la durée du cessez-le-feu, les deux parties parviendraient à un accord incluant des mesures pour développer l'économie puis résoudre le problème de la dette. Il eût été maladroit de faire tomber tout de suite le gouvernement grec ; les créanciers ont donc accepté.

Athènes pensait pouvoir compter — provisoirement, du moins — sur les sommes qui allaient rentrer dans ses caisses. Le gouvernement espérait disposer, dans les réserves du Fonds européen de stabilité financière, de 1,2 milliard d'euros non utilisé dans le processus de recapitalisation des banques grecques, ainsi que de 1,9 milliard que la BCE avait gagné sur les obligations grecques et promis de restituer à Athènes. Mais, à la mi-mars, la BCE annonçait qu'elle ne restituerait pas ces gains, tandis que les ministres de l'Eurogroupe décidaient non seulement de ne pas verser la somme, mais de la transférer au Luxembourg, comme si l'on craignait que les Grecs ne se changent en détrousseurs de banques ! Inexpérimentée, ne s'attendant pas à de pareilles manœuvres, l'équipe de M. Tsipras avait donné son accord sans exiger de garanties. « En ne demandant pas d'accord écrit, nous avons commis une erreur », a reconnu le premier ministre dans une interview à la chaîne de télévision Star, le 27 avril 2015.

Le gouvernement continuait à jouir d'une grande popularité, en dépit des concessions auxquelles il a consenti : ne pas revenir sur les privatisations décidées par le gouvernement précédent, ajourner l'augmentation du salaire minimum, augmenter encore la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Berlin a donc lancé une opération visant à le discréditer. Fin février, le Spiegel publiait un article sur les « relations torturées entre Varoufakis et Schäuble » (27 février 2015). L'un des trois auteurs en était Nikolaus Blome, récemment transféré de Bild au Spiegel, et héros de la campagne menée en 2010 par le quotidien contre les « Grecs paresseux » (3). Le ministre des finances allemand Wolfgang Schäuble, qui, fait rare dans l'histoire de l'Union européenne, mais aussi de la diplomatie internationale, ironisait publiquement sur son homologue grec, qu'il qualifiait de « stupidement naïf » (10 mars 2015), était présenté par le magazine allemand comme un Sisyphe bienveillant, désolé de ce que la Grèce soit condamnée à échouer et à quitter la zone euro. Sauf si, insinuait l'article, M. Varoufakis était démis de ses fonctions.

Tandis que fuites, sombres prédictions et menaces se multipliaient, M. Dijsselbloem avançait un nouveau pion, déclarant dans le New York Times que l'Eurogroupe examinait l'éventualité d'appliquer à la Grèce le modèle chypriote, soit une limitation des mouvements de capitaux et une réduction des dépôts (19 mars 2015)... Une annonce qu'on peine à interpréter autrement que comme une tentative — infructueuse — de provoquer une panique bancaire. Tandis que la BCE et M. Draghi resserraient encore le nœud coulant, limitant davantage les possibilités pour les banques grecques de se financer, Bild publiait un pseudo-reportage sur une scène de panique à Athènes, n'hésitant pas à détourner une photographie banale de retraités faisant la queue devant une banque pour toucher leur retraite (31 mars 2015).

Fin avril, l'opération de Berlin a porté ses premiers fruits. M. Varoufakis a été remplacé par son adjoint Euclide Tsakalotos pour les négociations avec les créanciers. « Le gouvernement doit faire face à un coup d'Etat d'un nouveau genre, a alors déclaré M. Varoufakis. Nos assaillants ne sont plus, comme en 1967, les tanks, mais les banques » (21 avril 2015).

Pour l'instant, le coup d'Etat silencieux n'a touché qu'un ministre. Mais le temps travaille pour les créanciers. Ceux-ci exigent l'application de la recette néolibérale. Chacun avec son obsession. Les idéologues du FMI demandent la dérégulation du marché du travail ainsi que la légalisation des licenciements de masse, qu'ils ont promises aux oligarques grecs, propriétaires des banques. La Commission européenne, autrement dit Berlin, réclame la poursuite des privatisations susceptibles d'intéresser les entreprises allemandes, et ce au moindre coût. Dans la liste interminable des ventes scandaleuses se détache celle, effectuée par l'Etat grec en 2013, de vingt-huit bâtiments qu'il continue d'utiliser. Pendant les vingt années qui viennent, Athènes devra payer 600 millions d'euros de loyer aux nouveaux propriétaires, soit presque le triple de la somme qu'il a touchée grâce à la vente — et qui est directement revenue aux créanciers...

En position de faiblesse, abandonné de ceux dont il espérait le soutien (comme la France), le gouvernement grec ne peut résoudre le problème majeur auquel le pays est confronté : une dette insoutenable. La proposition d'organiser une conférence internationale similaire à celle de 1953, qui dispensa l'Allemagne de la plus grande partie des réparations de guerre, ouvrant la route au miracle économique (4), s'est noyée dans une mer de menaces et d'ultimatums. M. Tsipras s'efforce d'obtenir un meilleur accord que les précédents, mais celui-ci sera sûrement éloigné de ses annonces et du programme voté par les citoyens grecs. M. Jyrki Katainen, vice-président de la Commission européenne, a été très clair à ce sujet dès le lendemain des législatives : « Nous ne changeons pas de politique en fonction d'élections » (28 janvier 2015).

Les élections ont-elles donc un sens, si un pays respectant l'essentiel de ses engagements n'a pas le droit de modifier en quoi que ce soit sa politique ? Les néonazis d'Aube dorée disposent d'une réponse toute prête. Peut-on exclure qu'ils bénéficient davantage d'un échec du gouvernement Tsipras que les partisans de M. Schäuble à Athènes ?

(1) Lire Joëlle Fontaine, « “Il nous faut tenir et dominer Athènes” », Le Monde diplomatique, juillet 2012.

(2) Selon un sondage du 9 mai publié par le quotidien Efimerida ton Syntakton, 53,2 % de la population jugerait « positive » ou « plutôt positive » la politique du gouvernement.

(3) Lire Olivier Cyran, « “Bild” contre les cyclonudistes », Le Monde diplomatique, mai 2015.

(4) Lire Renaud Lambert, « Dette publique, un siècle de bras de fer », Le Monde diplomatique, mars 2015.

Syriza et les chausse-trapes du pouvoir

jeu, 15/12/2016 - 10:29

En remettant en jeu son mandat de premier ministre après avoir accepté les conditions draconiennes des autorités européennes, M. Alexis Tsipras a précipité la scission de Syriza. La Plate-forme de gauche s'est aussitôt constituée en un mouvement, Unité populaire, favorable à la sortie de l'euro. Les leçons que les uns et les autres tirent des six mois de pouvoir de Syriza en Grèce diffèrent…

Athènes, 30 juillet 2015. Dans une ville à moitié désertée par ses habitants, le comité central de Syriza tient l'une des réunions les plus importantes de son histoire. Le parti, qui a obtenu 36,34 % des voix et 149 députés lors des élections législatives de janvier dernier, a ensuite formé le premier gouvernement grec déterminé à en finir avec l'austérité et avec la tutelle de la « troïka » — Commission européenne, Fonds monétaire international (FMI) et Banque centrale européenne (BCE). Mais, le 13 juillet, le premier ministre Alexis Tsipras a accepté de signer un troisième mémorandum qui, en échange de 86 milliards de prêts supplémentaires pour les trois prochaines années, permettant notamment une recapitalisation des banques du pays, exsangues, impose de nouvelles mesures d'austérité et un vaste plan de privatisations.

Tout en affichant les réserves que leur inspire ce nouvel arrangement, M. Tsipras et son entourage en défendent certains aspects. Le ministre de l'économie Georges Stathakis déclare par exemple : « Bien que de nombreuses mesures contenues dans cet accord aient un effet récessif, en aucun cas on ne peut le comparer aux deux premiers mémorandums, qui comprenaient un ajustement budgétaire de 15 % du produit intérieur brut [PIB] sur quatre ans et des réductions de retraites et de salaires comprises entre 30 % et 40 % (1). » Toutefois, le 15 juillet, lors du vote en urgence des « mesures préalables » exigées par les institutions avant tout déboursement d'une partie des 86 milliards de prêts promis, 32 des 149 députés Syriza se sont opposés à un plan qu'ils jugeaient contraire au programme de leur parti ; six se sont abstenus et un n'a pas pris part au vote. Le texte n'a pu être approuvé qu'avec le soutien d'une partie de l'opposition. Depuis, Syriza a éclaté. Les deux tendances, l'une favorable à la signature du plan, l'autre, notamment au sein de la Plate-forme de gauche (PG (2)), qui la refuse, se renvoient la responsabilité de la rupture.

Un manque de compétences administratives

Lors de la réunion du 30 juillet, M. Tsipras demande à ceux qui le critiquent de proposer une solution de rechange à l'accord qu'il vient de conclure. Selon lui, une sortie de l'euro équivaudrait à une catastrophe, sans nécessairement permettre à la Grèce de changer de politique : « Il n'y a pas de solution hors de l'euro ; on applique aussi une austérité sévère dans les pays qui sont hors de la zone euro (3). » De façon plus pressante encore, le vice-premier ministre Yannis Dragasakis estime qu'en cas de crise ouverte avec ses « partenaires » européens, le parti serait incapable de pourvoir aux besoins du pays pour des biens de première nécessité, en particulier le pétrole et les médicaments. M. Panos Kosmas, de la PG, lui réplique alors : « Qui, sinon le premier ministre, avait le devoir de disposer d'une telle solution alternative ? Pourquoi n'a-t-elle pas été élaborée ? » C'était toute la différence entre une sortie de l'euro entièrement subie et un « Grexit » en partie maîtrisé, auquel avait réfléchi, parmi d'autres, l'économiste et député Syriza Costas Lapavitsas (4).

Pour expliquer certains des obstacles sur lesquels a buté le gouvernement de gauche, cette question de la préparation revient très souvent dans les discussions avec les cadres du parti et les membres du gouvernement. Après son congrès fondateur de juillet 2013, la coalition de gauche Syriza est devenue un parti unifié comptant entre 30 000 et 35 000 membres (5), qui s'est ensuite organisé à trois niveaux : local, professionnel et thématique. Les comités locaux rassemblent la base du parti. Un tiers des inscrits environ assistent aux réunions mensuelles. Ces comités jouissent d'une liberté presque totale, qui s'est épanouie dans des actions de solidarité avec les grévistes. Le parti s'est également doté d'organisations regroupant ses membres par professions, ce qui lui a permis de s'impliquer plus efficacement dans les luttes sectorielles. L'élaboration d'un programme de gouvernement, enfin, a été confiée à des commissions thématiques qui recrutaient par cooptation. Il n'était pas nécessaire d'être membre du parti pour y participer. « Après le mouvement des “indignés”, j'ai adhéré à une association pour la réforme de la Constitution. C'est pour cela qu'on m'a proposé de rentrer dans la commission sur ce thème, et j'ai pris ma carte. J'ai ainsi renoué avec la politique après trente ans de désintérêt », nous explique M. Vassilis Xidias, professeur de religions à Athènes.

Un constat revient souvent : le parti a manqué des compétences techniques qui auraient pu lui permettre de passer des axes généraux de son programme à des mesures concrètes. Malgré les nouvelles adhésions qui ont suivi la percée électorale de 2012, les cadres de Syriza sont restés les mêmes depuis 2009. Or, avec les succès remportés ces dernières années, des centaines d'entre eux ont été absorbés par d'autres tâches, et il a parfois été difficile de constituer des équipes : 76 députés ont été élus en juin 2012, 6 parlementaires européens en mai 2014, ainsi que, le même mois, 927 conseillers municipaux et 144 élus régionaux, puis enfin, en janvier dernier, 149 députés... Dans son bureau du Parlement, M. Dimitris Triandafyllou, psychologue, nous confie : « Je suis rentré d'Angleterre pour devenir attaché parlementaire en janvier. Il m'a fallu tout apprendre sur le tas. » La députée pour laquelle il travaille, Mme Chrysoula Katsavria, a elle-même fait ses premiers pas à la Vouli en janvier.

Il a également fallu former les équipes gouvernementales. Certes, comme nous le rappelle Stathis Kouvelakis, membre de la PG, « le parti regorge de jeunes qui ont fait une thèse, y compris d'économie ou d'économétrie ». Mais, ajoute un haut fonctionnaire au ministère de l'économie qui préfère rester anonyme, « c'est une chose que d'avoir des idées générales et des connaissances, et c'en est une autre de disposer de compétences techniques au niveau étatique. Il faut savoir faire tourner une équipe, repérer les postes-clés auxquels on doit nommer des gens de confiance, savoir dans quel bureau on peut faire traîner les choses, quels obstacles juridiques vont se présenter, etc., pour arriver à faire ce que l'on veut. Et l'expérience acquise dans les administrations locales n'aide en rien au niveau de l'Etat. » En somme, le parti compte peu de cadres administratifs opérationnels.

Résultat : on constate partout un énorme retard dans les désignations, dans la prise des décisions et dans leur exécution. Exemple parlant : celui de la loi sur les grands médias d'information. Après des années de laisser-faire au cours desquelles l'oligarchie grecque s'est approprié la totalité des grandes chaînes de télévision, des radios et la majeure partie de la presse écrite (6), le ministre Nikos Pappas a promis de faire adopter une loi réglementant l'attribution des fréquences. En préparation depuis mars, le projet n'a été présenté au Parlement que deux semaines après le référendum qui avait procuré à ces médias une nouvelle occasion de mener une campagne acharnée contre le gouvernement.

Ces retards ont également laissé en place l'ancien personnel, avec ses vieilles pratiques. Dans la police, les réseaux d'extrême droite, qui n'ont pas été démantelés, font planer un danger permanent (7). Dans la santé, M. Panayiotis Venetis, psychologue et militant de Syriza à Thessalonique, témoigne du même immobilisme : « Nous avons attendu en vain que les administrateurs des hôpitaux soient remplacés. » Ces derniers avaient la réputation d'être souvent corrompus et d'avoir accompagné l'effondrement du système de santé grec.

Consciente de ces problèmes, la direction estime que des critères méritocratiques doivent désormais prévaloir, alors que les recrutements étaient jusqu'ici principalement déterminés par l'appartenance à la famille politique de la majorité au pouvoir. Cela permettrait d'en finir avec les pratiques du Mouvement socialiste panhellénique (Pasok) et de la droite. Le changement des critères de recrutement s'intégrait bien dans le cadre que l'équipe dirigeante souhaitait donner aux rapports entre parti et gouvernement, car il permettait de prévenir les remous qu'aurait provoqués un trop large remplacement de personnel. « Ils voulaient éviter de donner l'impression de se venger des partis précédemment au pouvoir », nous explique le journaliste Nikos Sverkos. M. Tsipras et son entourage (principalement MM. Pappas, Dragasakis et M. Alekos Flambouraris, ministre d'Etat pour la coordination gouvernementale) étaient en effet convaincus qu'ils pourraient parvenir à un meilleur compromis avec les institutions européennes en créant un rapport de confiance avec elles et en utilisant les divergences entre les institutions et les Etats : le FMI contre la Commission européenne, les Etats-Unis contre l'Allemagne, etc. Pour cela, mieux valait éviter une montée des tensions en Grèce et un emballement de la base du parti.

Parfois, cette modération a eu des conséquences surprenantes. Ainsi, le gouverneur de la Banque de Grèce Yannis Stournaras, ancien ministre des finances du gouvernement de M. Antonis Samaras, n'a pas été remplacé. Même le quotidien économique français Les Echos s'est étonné de la mansuétude de M. Tsipras envers un homme qui a « présidé au début des années 2000 aux destinées de la banque Emporiki, dont la déconfiture a coûté plus de 10 milliards d'euros au Crédit agricole ». En outre, « comme conseiller du Trésor grec, il a joué un rôle important dans le processus d'adhésion de la Grèce à l'euro, cautionnant le maquillage des chiffres qui a empêché l'Europe de prendre conscience à temps de l'état réel de son économie » (8). Depuis l'arrivée au pouvoir de Syriza, le gouverneur de la banque centrale n'a cessé de critiquer sa stratégie de négociation, en particulier au cours de la semaine qui a précédé le référendum.

La question du maintien dans la zone euro

En l'occurrence, pourtant, les cadres de substitution ne manquaient pas : l'organisation du parti pour le personnel du secteur bancaire compte « plus de 500 membres, parmi lesquels des directeurs d'établissement bancaire ou des administrateurs, avec une expérience technique, nous indique l'une de ses membres. Nous avions élaboré un plan de nationalisation des banques et un plan pour les prêts non remboursables. Après les élections, nous attendions des mesures, d'autant que les capitaux avaient déjà commencé à s'enfuir. Mais rien n'a été fait, et Dragasakis n'a fait appel à aucun d'entre nous ». Or, selon M. Tsipras, ce sont l'asphyxie financière provoquée par la BCE et l'imminence d'un effondrement du système bancaire qui ont conduit à la signature de l'accord du 13 juillet.

Depuis janvier, les habitants du quartier populaire du Village olympique n'ont vu aucun représentant du parti venir les informer ou les solliciter. Certains confient que la formation d'un gouvernement Syriza leur a procuré « une joie immense », mais ils estiment néanmoins que les membres du gouvernement demeurent aussi loin du peuple que par le passé, et ne comprennent pas la signature du dernier accord. Contrairement aux attentes de la PG, cependant, ils ne sont pas mobilisés pour s'y opposer. Les affiches pour le « non » au référendum encore visibles sur les murs témoignent d'un intérêt très variable selon les quartiers d'Athènes. « Ce sont surtout les comités où nous [la PG] étions majoritaires qui ont fait la campagne », assure M. Kouvelakis.

Pour cette tendance, l'équipe de M. Tsipras s'est autonomisée très tôt du parti et a refusé de préparer la population à une éventuelle sortie de l'euro. Faut-il s'en étonner ? La déclaration du congrès fondateur du parti annonçait : « Comme l'affirme le slogan “Aucun sacrifice pour l'euro”, la priorité absolue pour Syriza est d'arrêter la catastrophe humanitaire et de satisfaire les besoins de la société ». Pourtant, à plusieurs reprises, avant même les élections de janvier, MM. Tsipras et Dragasakis ont prévenu qu'ils ne sortiraient jamais la Grèce de la zone euro. Selon les opposants à l'accord du 13 juillet, l'idée selon laquelle « la société grecque n'est pas prête » ne serait qu'un prétexte : une option n'existe réellement que si on la présente, arguent-ils. Quoi qu'il en soit, aujourd'hui encore, si la majorité des Grecs restent attachés à la monnaie unique, c'est souvent parce qu'ils espèrent ainsi prévenir un effondrement du système bancaire. M. Dragasakis l'a admis : Berlin était mieux préparé qu'Athènes à un « Grexit » (9).

Lors d'une réunion publique organisée le 27 juillet dernier par le site de la PG, Iskra.gr, autour du slogan « Le “non” n'a pas été vaincu », la proposition d'un retour à la monnaie nationale formulée par M. Panagiotis Lafazanis, ministre de la restructuration de la production, de l'énergie et de l'environnement dans le premier gouvernement Tsipras, a été accueillie par un tonnerre d'applaudissements. Néanmoins, M. Tsipras répète que le « non » du 5 juillet n'a jamais signifié un « oui » à la drachme (10). Désormais, ce débat qui traverse l'ensemble de la société anime la campagne électorale. La scission à l'intérieur de Syriza, la transformation de la PG en un nouveau mouvement, Unité populaire, vont poser ouvertement la question de savoir de quelles armes la gauche grecque entend se doter pour résister au chantage des institutions européennes.

(1) Le Journal des rédacteurs, Athènes, 1er août 2015.

(2) Tendance au sein de Syriza qui défend un programme plus radical, et notamment l'élaboration d'un plan de sortie de l'euro. Un tiers des membres du comité central en sont issus.

(3) Interview à la radio Sto Kokkino, 29 juillet 2015. Le quotidien français L'Humanité en a publié des extraits dans son édition du 31 juillet 2015.

(4) Lire Costas Lapavitsas, « Sortie de l'euro, une occasion historique », Le Monde diplomatique, juillet 2015.

(5) Lire « Prendre le pouvoir sans perdre son âme », Le Monde diplomatique, juin 2013.

(6) Lire Valia Kaimaki, « Médias grecs en temps de crise » et « A Athènes, des médias à genoux », Le Monde diplomatique, respectivement mars 2010 et mars 2015.

(7) Lire Thierry Vincent, « Un espoir tempéré, la crainte des coups tordus », Le Monde diplomatique, février 2015.

(8) Les Echos, Paris, 20 juillet 2015.

(9) ERT, 12 août 2015.

(10) Sto Kokkino, 29 juillet 2015.

Données personnelles, une affaire politique

mer, 14/12/2016 - 17:34

Les traces que nous laissons sur Internet, les informations de nos smartphones, nos contributions aux réseaux sociaux ne sont pas seulement convoitées par les agences de renseignement : elles ravissent les publicitaires et enrichissent les géants de la Silicon Valley. Pourtant, les données personnelles ne sont pas condamnées à ce destin. Leur usage à des fins d'utilité publique exige une mobilisation politique.

Kim Dong-Kyu. – Détournement du tableau de Paul Cézanne « Les Joueurs de cartes » (entre 1890 et 1895), 2013

Il s'est vendu dans le monde 1,424 milliard de smartphones en 2015 ; deux cents millions de plus que l'année précédente. Un tiers de l'humanité porte un ordinateur dans sa poche. Tripoter cet appareil si pratique relève d'une telle évidence qu'on en oublierait presque le troc qu'il nous impose et sur lequel repose toute l'économie numérique : les entreprises de la Silicon Valley offrent des applications à des utilisateurs qui, en échange, leur abandonnent leurs données personnelles. Localisation, historique de l'activité en ligne, contacts, etc., sont collectés sans vergogne (1), analysés et revendus à des annonceurs publicitaires trop heureux de cibler « les bonnes personnes en leur transmettant le bon message au bon moment », comme le claironne la régie de Facebook. « Si c'est gratuit, c'est vous le produit », annonçait déjà un adage des années 1970.

Alors que les controverses sur la surveillance se multiplient depuis les révélations de M. Edward Snowden en 2013, l'extorsion de données à visée commerciale n'est guère perçue comme une question politique, c'est-à-dire liée aux choix communs et pouvant faire l'objet d'une délibération collective. En dehors des associations spécialisées, elle ne mobilise guère. Peut-être parce qu'elle est mal connue.

Dans les années 1970, l'économiste américain Dallas Smythe s'avise que toute personne affalée devant un écran est un travailleur qui s'ignore. La télévision, explique-t-il, produit une marchandise : l'audience, composée de l'attention des téléspectateurs, que les chaînes vendent aux annonceurs. « Vous apportez votre temps de travail non rémunéré et, en échange, vous recevez les programmes et la publicité (2).  » Le labeur impayé de l'internaute s'avère plus actif que celui du téléspectateur. Sur les réseaux sociaux, nous convertissons nous-mêmes nos amitiés, nos émotions, nos désirs et nos colères en données exploitables par des algorithmes. Chaque profil, chaque « J'aime », chaque tweet, chaque requête, chaque clic déverse une goutte d'information valorisable dans l'océan des serveurs réfrigérés installés par Amazon, Google et Microsoft sur tous les continents.

« Travail numérique », ou digital labor, est le nom dont on a baptisé ces tâches de mise en données du monde réalisées gratuitement. Les mastodontes de la Silicon Valley prospèrent sur ce « péché originel ». « Ce qui gît au fond de l'accumulation primitive du capital, écrivait Karl Marx en 1867 dans Le Capital, c'est l'expropriation du producteur immédiat. » Pour clôturer les pâtures communes, mettre au travail salarié les paysans affamés ou coloniser le Sud, le capital recourut à « la conquête, l'asservissement, la rapine à main armée, le règne de la force brutale ». Au XXIe siècle, l'arsenal comprend aussi des armes légères, comme les vidéos de chatons rigolos.

L'histoire économique créditera peut-être le patronat en baskets d'avoir universalisé la figure du dépouillé ravi, coproducteur consentant du service qu'il consomme. Les 75 milliards de dollars de chiffre d'affaires de Google en 2015, principalement tirés de la publicité, indiquent assez l'ampleur d'une accumulation par dépossession qui ne se cache même plus. À l'annonce des résultats de Facebook au deuxième trimestre 2016, le site Re/Code s'esbaudissait de ce que le réseau social, fort de 1,71 milliard d'inscrits, « gagne encore plus d'argent sur chaque personne, 3,82 dollars par utilisateur (3) ».

Rien n'est donc plus mal nommé que la donnée : elle est non seulement produite, mais de surcroît volée. Si le travail involontaire des internautes fait l'objet de lumineuses analyses universitaires (4), la gauche politique ou syndicale n'a pas encore intégré cette dimension à son analyse — et encore moins à ses revendications. Pourtant, les formes matérielles et immatérielles de l'exploitation s'imbriquent étroitement. Le travail numérique n'est qu'un maillon d'une chaîne passée aux pieds des mineurs du Kivu contraints d'extraire le coltan requis pour la fabrication des smartphones, aux poignets des ouvrières de Foxconn à Shenzhen qui les assemblent, aux roues des chauffeurs sans statut d'Uber et des cyclistes de Deliveroo, au cou des manutentionnaires d'Amazon pilotés par des algorithmes (5).

Les fermiers se rebiffent

Qui produit les données ? Qui les contrôle ? Comment se répartit la richesse qu'on en tire ? Quels autres modèles envisager ? Ériger ces questions en enjeu politique urge d'autant plus que la multiplication des objets connectés et l'installation systématique de capteurs tout au long des circuits de fabrication industrielle gonflent chaque jour les flux d'informations. « Les voitures actuelles produisent une quantité massive de données, fanfaronne le président de Ford, M. Mark Fields (Las Vegas, 6 janvier 2015) : plus de 25 gigaoctets par heure », soit l'équivalent de deux saisons de la série Game of Thrones. Des trajets aux paramètres de conduite en passant par les préférences musicales et la météo, tout atterrit sur les serveurs du constructeur. Et, déjà, des consultants s'interrogent : en échange, les conducteurs ne pourraient-ils pas négocier une ristourne (6) ?

Certaines forces sociales organisées et conscientes de leurs intérêts ont choisi d'élever le chapardage des données au rang de leurs priorités politiques. Par exemple les gros fermiers américains. Depuis plusieurs années, les engins agricoles bardés de capteurs moissonnent quantité d'informations qui permettent d'ajuster au mètre près l'ensemencement, les traitements, l'arrosage, etc. Début 2014, le semencier Monsanto et le fabricant de tracteurs John Deere ont, chacun de leur côté, proposé aux agriculteurs du Midwest de transmettre directement ces paramètres à leurs serveurs afin de les traiter.

Mais l'austère Mary Kay Thatcher, responsable des relations de l'American Farm Bureau avec le Congrès, ne l'entend pas de cette oreille. « Les agriculteurs doivent savoir qui contrôle leurs données, qui peut y accéder et si ces données agrégées ou individuelles peuvent être partagées ou vendues », affirme-t-elle dans une vidéo pédagogique intitulée « Qui possède mes données ? ». Mme Thatcher redoute que ce matériel capté par les multinationales ne tombe entre les mains de spéculateurs : « Il leur suffirait de connaître les informations sur la récolte en cours quelques minutes avant tout le monde (7). » La mobilisation a porté ses fruits. En mars 2016, prestataires informatiques et représentants des fermiers s'accordaient sur des « principes de sécurité et de confidentialité pour les données agricoles », tandis qu'une organisation, la Coalition des données agricoles (Agricultural Data Coalition), mettait sur pied en juillet 2016 une ferme de serveurs coopérative pour en mutualiser le stockage.

De telles idées n'effleurent pas les dirigeants de l'Union européenne. En octobre 2015, une série de plaintes déposées par un étudiant autrichien contre Facebook pour non-respect de la vie privée a conduit à l'invalidation d'un arrangement vieux de vingt ans qui autorisait le transfert des données vers les entreprises américaines (le Safe Harbor). L'Union aurait alors pu imposer aux géants du Web de stocker les informations personnelles des Européens sur le Vieux Continent. Elle s'est au contraire empressée de signer, début 2016, un nouvel accord de transfert automatique, l'orwellien «  bouclier de confidentialité » (le Privacy Shield), en échange de l'assurance par le directeur du renseignement national américain qu'aucune « surveillance de masse indiscriminée » ne serait pratiquée — promis-juré ! Il suffit ainsi d'allumer son téléphone mobile pour pratiquer l'import-export sans le savoir. Au moment où la bataille contre le grand marché transatlantique rassemble des millions d'opposants, la réaffirmation du libre-échange électronique n'a pas suscité de réaction particulière.

L'existence et l'ampleur de mobilisations sur ces thèmes aiguilleront l'avenir du « travail numérique » sur l'une des pistes qui déjà se dessinent. La première, celle d'une défaite sans combat, consacrerait le statut de l'usager-courtier de ses propres données. Selon ce modèle imaginé aux Etats-Unis au début des années 2010 par Jaron Lanier, informaticien et gourou de la réalité virtuelle, « dès qu'une personne contribue par quelque moyen et si peu que ce soit à une base de données, (…) elle recevra un nanopaiement proportionnel à l'ampleur de la contribution et à la valeur qui en résulte. Ces nanopaiements s'additionneront et fonderont un nouveau contrat social (8) ». Tous (nano)boutiquiers !

La deuxième voie est celle d'une reprise en main par les États. Depuis le début des années 2010 aux États-Unis et le renforcement de l'austérité, l'exaspération monte contre la grande évasion fiscale pratiquée par les entreprises de haute technologie. En marge des procédures ouvertes par le commissariat européen à la concurrence contre Google et des diverses enquêtes nationales pour fraude, l'idée a germé en France de taxer les entreprises technologiques sur la valeur générée par les données personnelles. Dans leur rapport sur la fiscalité du secteur numérique, les hauts fonctionnaires Nicolas Colin et Pierre Collin militent pour que « la France recouvre un pouvoir d'imposer les bénéfices issus du “travail gratuit” des internautes localisés sur le territoire français » selon le principe du « prédateur-payeur » (9).

S'appuyant sur cette méthode, le sociologue Antonio Casilli a proposé que cette taxe finance un revenu inconditionnel de base. Ce dernier, explique-t-il, serait envisagé à la fois « comme levier d'émancipation et comme mesure de compensation pour le digital labor (10) ». La métamorphose de la question des données personnelles en une question politique progressiste trouve ici une formulation. On peut en imaginer d'autres, qui reposeraient non plus sur la marchandisation, mais sur la socialisation.

Dans les domaines du transport, de la santé, de l'énergie, les informations de masse n'ont jusqu'ici servi qu'à mettre en musique l'austérité en réalisant des économies. Elles pourraient tout aussi bien contribuer à améliorer la circulation urbaine, le système sanitaire, l'allocation des ressources énergétiques, l'éducation. Plutôt que de migrer par défaut outre-Atlantique, elles pourraient échoir par obligation à une agence internationale des données placée sous l'égide de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco). Des droits d'accès différenciés étageraient la possibilité de consultation et d'usage : automatique pour les individus concernés ; gratuite mais anonymisée pour les collectivités locales, les organismes de recherche et de statistique publics ; possible pour les animateurs de projets d'utilité collective non commerciaux.

L'accès des acteurs privés à la précieuse matière première serait en revanche conditionné et payant : priorité au commun, et non plus au commerce. Une proposition connexe, mais envisagée à l'échelon national, dans une optique de souveraineté, a été détaillée en 2015 (11). Une agence internationale présenterait l'avantage de regrouper d'emblée autour de normes strictes un ensemble de pays sensibles aux questions de confidentialité et désireux de contester l'hégémonie américaine.

Une colère qui se trompe d'objet

L'élan nécessaire pour populariser une propriété et un usage socialisés des données se heurte encore au sentiment d'infériorité technique qui conjugue le « C'est trop complexe » au « On n'y peut rien ». Mais, malgré sa sophistication et son lexique emberlificoté, le domaine numérique n'est pas détaché du reste de la société, ni placé en apesanteur politique. « Nombre de concepteurs d'Internet déplorent le devenir de leur créature, mais leur colère se trompe d'objet, observe le critique Evgeny Morozov  : la faute n'incombe pas à cette entité amorphe, mais à la gauche, qui s'est montrée incapable de proposer des politiques solides en matière de technologie, des politiques susceptibles de contrecarrer l'innovation, le “bouleversement”, la privatisation promus par la Silicon Valley (12). »

La question n'est plus de savoir si un débat émergera autour du contrôle des ressources numériques, mais si des forces progressistes prendront part à cet affrontement. Des revendications comme la réappropriation démocratique des moyens de communication en ligne, l'émancipation du travail numérique, la propriété et l'usage socialisés des données prolongent logiquement un combat vieux de deux siècles. Et déjouent le fatalisme qui situe inéluctablement l'avenir au croisement de l'État-surveillant et du marché prédateur.

(1) Bruce Schneier, Data and Goliath. The Hidden Battles to Collect Your Data and Control Your World, W. W. Norton and Company, New York, 2015.

(2) Dallas W. Smythe, « On the audience commodity and its work », dans In Dependency Road : Communications, Capitalism, Consciousness, and Canada, Ablex, Norwood (États-Unis), 1981.

(3) Kurt Wagner, « You're more valuable to Facebook than ever before », Re/Code, 27 juillet 2016.

(4) Cf. notamment la revue en ligne Triple C.

(5) Trebor Scholz (sous la dir. de), Digital Labor. The Internet as Playground and Factory, Routledge, New York, 2012.

(6) Chuck Tannert, « Could your personal data subsidize the cost of a new car ? », The Drive.com, 18 juillet 2016.

(7) Dan Charles, « Should farmers give John Deere and Monsanto their data ? », NPR.org, 22 janvier 2014.

(8) Jaron Lanier, Who Owns the Future ?, Simon & Schuster, New York, 2013.

(9) Nicolas Colin et Pierre Collin, Mission d'expertise sur la fiscalité de l'économie numérique, La Documentation française, Paris, 2013.

(10) Dominique Cardon et Antonio A. Casilli, Qu'est-ce que le Digital Labor ?, INA Éditions, Paris, 2015. Lire Mona Chollet, « Le revenu garanti et ses faux amis », Le Monde diplomatique, juillet 2016.

(11) Pierre Bellanger, « Les données personnelles : une question de souveraineté », Le Débat, no 183, Paris, janvier-février 2015.

(12) Evgeny Morozov, Le Mirage numérique. Pour une politique du Big Data, Les Prairies ordinaires, Paris, 2015. Lire aussi Thomas Frank, « Les démocrates américains envoûtés par la Silicon Valley », Le Monde diplomatique, mars 2016.

Noces de plomb

mer, 14/12/2016 - 12:05

Vivant entre le Nigeria et les États-Unis, la romancière Chimamanda Ngozi Adichie a livré dans une conférence, en 2012, son regard sur les inégalités de sexe dans les deux pays.

Une de mes amies américaines a un poste très bien payé dans la publicité. C'est une des deux femmes de son équipe. Lors d'une réunion, son patron n'avait pas tenu compte de ses observations puis avait complimenté un homme qui avait dit plus ou moins la même chose. Elle avait eu envie de hausser le ton pour demander à son patron de s'expliquer, mais elle ne l'avait pas fait. Au lieu de quoi, dès la fin de la réunion, elle s'était précipitée dans les toilettes, où elle avait pleuré avant de m'appeler pour s'épancher. Elle avait gardé le silence parce qu'elle ne voulait pas avoir l'air agressive. Et elle avait rongé son frein.

Ce qui m'a frappée, tant chez elle que chez nombre d'amies américaines, c'est leur souci d'être « aimées ». On les a élevées en leur donnant à croire que plaire est primordial, qu'il s'agit d'une caractéristique spécifique. Et que cela exclut l'expression de la colère, de l'agressivité ou d'un désaccord formulé avec trop de force.

Nous passons un temps fou à apprendre à nos filles à se préoccuper de l'opinion que les garçons ont d'elles. Mais le contraire n'est pas vrai. Nous n'apprenons pas à nos fils à se soucier d'être aimables. Nous passons un temps fou à répéter à nos filles qu'elles ne peuvent être en colère, ni agressives ni dures, ce qui est déjà assez grave en soi, sauf que nous prenons le contre-pied et félicitons ou excusons les garçons qui, eux, ne s'en privent pas. Dans le monde entier, il y a un nombre incroyable d'articles de magazines et de livres qui abreuvent les femmes de conseils sur ce qu'il faut faire, sur la façon d'être ou de ne pas être pour attirer les hommes ou leur plaire. On ne trouve pas, loin s'en faut, autant de guides de ce genre destinés aux hommes.

Une jeune fille qui participe à l'atelier d'écriture que j'anime à Lagos m'a confié qu'une de ses amies lui avait recommandé de ne pas écouter mon « discours féministe », sinon elle assimilerait des idées qui saperaient son mariage. Dans notre pays, on menace bien davantage une femme qu'un homme de cela —la ruine d'un mariage, l'éventualité de ne jamais se marier. (...)

Une de mes relations nigérianes m'a demandé un jour si je ne craignais pas d'intimider les hommes. Je ne le craignais absolument pas —ça ne m'était jamais passé par la tête, étant donné qu'un homme que j'intimiderais serait précisément le genre d'homme qui ne m'intéresserait pas.

Cela ne m'en avait pas moins frappée. Comme je suis une fille, on s'attend à ce que j'aspire à me marier. On s'attend à ce que je fasse des choix en gardant toujours à l'esprit que le mariage est ce qu'il y a de plus important. Le mariage peut être une bonne chose, une source de bonheur, d'amour, d'entraide. Mais pourquoi apprenons-nous aux filles à y aspirer et non aux garçons ? (...)

Je connais une célibataire nigériane qui, lorsqu'elle se rend à une conférence, porte une alliance parce qu'elle souhaite —selon ses propres termes— « inspirer du respect » à ses collègues.

Le plus triste, c'est qu'une alliance lui vaudra automatiquement le respect alors qu'elle n'aura droit qu'à du dédain si elle n'en porte pas —et il s'agit d'un lieu de travail moderne.

Chimamanda Ngozi Adichie, Nous sommes tous des féministes, Gallimard, coll. « Folio 2 euros », Paris, 2015.

Ça vous choque ?

mer, 14/12/2016 - 11:33

Féminisme ! Prononcer le mot — pis, s'en revendiquer — attire souvent des froncements de sourcils. Goût pour l'outrance, tendance à l'exagération, le « féminisme » est encore aujourd'hui considéré comme un gros mot. La journaliste Clarence Edgard-Rosa a préféré tenter de le définir, pour mieux s'en saisir. Extraits d'un abécédaire « joyeusement moderne du féminisme » (1).

« Queen bee » Syndrom

« Queen bee » n'est pas seulement le petit surnom de Beyoncé. C'est aussi le nom d'un « syndrome », celui de la reine de la ruche. Au début des années 1970, une étude de psychologie révèle que les femmes ayant atteint un poste de leadership traitent leurs subordonnés plus durement s'il s'agit de femmes. Pire, elles les piétinent parfois sciemment pour protéger leur place. Une seconde étude vient dans la foulée renforcer cette idée, et décrit la « queen bee » comme une femme « ayant réussi professionnellement, refusant d'aider les autres femmes à en faire autant ». Nous sommes à l'orée des années 1980, avènement de la figure d'une executive woman qui doit jouer des coudes pour se faire une place dans un monde du travail encore massivement trusté par les hommes, où la compétition ne peut faire que rage. Un mythe est né, et l'imagerie qui l'accompagne s'illustre désormais dans une pop culture qui prend l'habitude de montrer les femmes de pouvoir comme des bitches malveillantes à l'égard de leurs semblables. L'idée fait son chemin dans l'imaginaire collectif : les femmes préfèrent aujourd'hui que leur boss soit un homme plutôt qu'une femme. Le symbole de la « queen bee » est-il toujours une réalité ? Après plus de quarante ans de statu quo, des chercheurs ont questionné la véracité du syndrome, et révèlent que cette malveillance supposée toute féminine ne se vérifie pas du tout chez les executive women de la nouvelle génération (2). Il est peut-être temps de dépoussiérer l'idée qu'on se fait des femmes qui en ont.

Règles

Les Suédoises parlent de la « semaine des airelles », les Allemandes de celle « des framboises », les anglophones disent que « tante Flo » ou « Bloody Mary » vient rendre visite. Au Danemark, il y a « des communistes à la fête foraine » ; en Afrique du Sud, « Maie est coincée dans les embouteillages » ; en Chine, « la petite sœur est arrivée ». D'où qu'elles viennent dans le monde, les femmes déclarent être gênées de parler de leurs règles.

En 2015, une marque de sous-vêtements proposant des culottes « pour les femmes qui ont leurs règles » utilisait sobrement le mot dans une campagne placardée dans le métro de New York. Selon la marque, la MTA (équivalent new-yorkais de la RATP parisienne) a estimé que la campagne était « trop risquée ». Leur inquiétude : si des enfants voyaient le mot « règles », ils pourraient demander à leurs parents sa signification. Aïe, vous imaginez le bazar dans les chaumières si les enfants en venaient à s'interroger sur le fonctionnement du corps humain…

(1) Clarence Edgard-Rosa, Les Gros Mots, Hugo Doc - Les Simone, Paris, 2016.

(2) Il s'agit d'une étude de la Colombia Business School, qui a étudié le comportement des executive women sur une période de vingt ans.

La bataille d'Alep et ses acteurs

mer, 14/12/2016 - 10:39

Dans le Nord, emploi en miettes et sentiment d'abandon

mar, 13/12/2016 - 12:49

Contestée par une large part des forces syndicales et de la jeunesse, la loi El Khomri entend poursuivre — et accélérer — la déréglementation du marché du travail. Flexibilité, travail le dimanche, horaires décalés : dans ce domaine, le nord de la France fait figure de laboratoire. Une évolution dont seul le Front national semble tirer profit, comme lors des élections régionales de décembre 2015.

Jean-Marc Deltombe. – Usine Jules-Desurmont à Tourcoing, de la série « Friches industrielles », 2012 www.jeanmarcdeltombe.com

Ce matin de février, il y a déjà foule dans les locaux vétustes de la Bourse du travail de Tourcoing, dans l'agglomération lilloise (Nord). L'époque où cette ville et sa voisine Roubaix pouvaient se targuer d'être les capitales mondiales de la laine paraît bien loin. Depuis les années 1980, le travail ouvrier a cédé la place aux emplois de services. Caractérisé par sa pénibilité et par ses bas salaires, le premier avait le mérite d'être encadré par un droit du travail forgé dans les luttes. En comparaison, personnel de ménage, caissiers, gardiens, serveurs font aujourd'hui figure de tâcherons précaires et flexibles. « En quelques années, observe M. Samuel Meegens, secrétaire général de l'union locale de la Confédération générale du travail (CGT), on est passé d'un dialogue social certes musclé, genre lutte des classes, à une sorte de Far West où tout est permis. Surtout dans le nettoyage et la sécurité, ces laboratoires du détricotage du code du travail qui concentrent les plus faibles, les plus pauvres, les anciens sans-papiers, les personnes issues de l'immigration. »

Tendre l'oreille dans le hall du bâtiment, c'est découvrir les souffrances quotidiennes d'une grande partie du salariat. Des élus du personnel de la société Diam, spécialisée dans le routage, sont venus chercher des informations pour défendre leurs collègues. En décembre 2014, cette filiale de l'entreprise de vente par correspondance La Redoute a été rachetée par le groupe Prenant, qui remet en question la convention collective de tous ses employés. « Ils parlent d'instaurer les trois-huit, même le week-end, confie cette ouvrière, mère célibataire d'un enfant de 10 ans. Ça me fait peur. Comment je vais faire pour m'organiser ? » Un peu à l'écart, un agent de sécurité en guerre contre sa nouvelle société. En rentrant de vacances, il a appris qu'il était muté à plus d'une trentaine de kilomètres du supermarché où il travaillait. « C'est interdit par la loi, normalement », soupire ce Français d'origine maghrébine.

« La paupérisation n'est plus réservée aux chômeurs »

Permanent de la structure en contrat aidé (1), M. Jean-Claude Vanhaecke accueille tous les jours ces salariés déboussolés et les informe de leurs droits. « J'ai une petite expérience. A 50 ans, j'ai été licencié trois fois, deux fois pour faute grave et une autre pour faute lourde. A deux reprises, j'ai gagné aux prud'hommes, raconte cet ancien ouvrier de l'agroalimentaire. Ici, on est sur le front. On voit une partie des victimes de la guerre sociale. Et, comme dans toute guerre, il n'y a pas de différence entre ceux qui sont français et ceux qui viennent d'ailleurs. C'est ce qu'on leur répète tous les jours. »

Deux femmes élégantes attendent leur tour dans un couloir qui sert de salle d'attente. La prise de contact est rapide et directe. « Je suis agent petite enfance aux Petits Chaperons Rouges, l'un des leaders des crèches d'entreprise en France, explique la première. Le boulot, ça devient le grand n'importe quoi. On se retrouve seul en poste le matin, les congés sont repoussés au dernier moment, les salaires toujours plus bas. On en a ras le bol. A 40 ans, c'est la première fois que je me syndique. » Derrière elle, une femme d'un certain âge opine du chef. A quelques mois de la retraite, cette employée de banque sort d'un arrêt maladie de longue durée : « Ils ont profité de ma maladie pour me voler une quarantaine de jours de congés payés. Je suis d'accord avec ces dames. Ça devient de plus en plus dur. J'ai travaillé toute ma vie dans la même banque comme conseillère en agence ou sur un plateau téléphonique, mais là, je ne sais pas comment ça va finir. »

Responsable du syndicat Sud Travail - Affaires sociales pour la région, M. Pierre Jaouny a été en poste à Tourcoing comme inspecteur du travail pendant dix-huit ans. Les fermetures d'entreprises, les vagues de licenciements, les transformations du salariat, il connaît. « Entre les temps partiels subis, les horaires décalés, le travail du dimanche, la flexibilité et l'intérim, les emplois sont de plus en plus déstructurés. Et, dans le secteur des services, les gens sont de plus en plus isolés. Seuls face à leurs patrons ou leurs chefs, ils n'ont pas les moyens de se défendre. » Conséquence ? Angoisse, frustration, mais aussi colère : « L'envie de ne plus accepter ces humiliations, de tout envoyer balader. »

« On évoque souvent le chômage, la misère, la déstructuration sociale pour expliquer la colère et le vote Front national d'une partie de la population, poursuit-il. Mais il ne faudrait pas oublier que 10 ou 20 % de chômage, cela veut dire 80 ou 90 % de gens qui travaillent. Et, parmi ceux-là, beaucoup vivent des situations proches de celles des chômeurs. La paupérisation n'est plus réservée aux demandeurs d'emploi. Comment imaginer que le ressentiment accumulé ne se traduise pas dans les urnes ? »

Au premier tour des régionales de décembre 2015, à Tourcoing, la liste de Mme Marine Le Pen est arrivée en tête avec 33,48 % des voix, largement devant celle du Parti socialiste (20,71 %). Cinq ans plus tôt, le Front national (FN), troisième, ne récoltait que 18,29 % des voix, quand le PS en recueillait 34 % avant de l'emporter au second tour avec une liste d'union de la gauche. L'arrivée au pouvoir de M. François Hollande en 2012 en aurait conduit beaucoup à conclure que, avec les partis traditionnels, le même était condamné à succéder au pire, les invitant à tourner leur regard ailleurs...

A deux cents kilomètres au sud-ouest, la ville de Montataire (Oise) connaît une autre tragédie industrielle : celle de la métallurgie et de la chimie. La région a été marquée par la fermeture de l'usine Chausson, spécialisée dans la fabrication de véhicules utilitaires pour Peugeot et Renault. Trois ans d'agonie, entre 1993 et 1996 ; quatre mille salariés licenciés. Chacun s'en souvient encore ; les plaies sont à vif. En décembre 2015, au premier tour des régionales, la liste de Mme Le Pen est arrivée en tête, largement devant celle du Front de gauche : 36,3 % contre 27,87 %. En 2010, le FN atteignait 15,32 % et le Parti communiste français, 35,38 %.

Autour de la petite ville ouvrière, les digues ont lâché davantage encore. A Mouy, Mogneville, Pont-Sainte-Maxence, Rantigny, la liste FN a dépassé les 40 %, voire les 50 % en 2015. Pour le sénateur de l'Oise et maire communiste de Montataire, M. Jean-Pierre Bosino, délégué CGT chez Chausson dans les années 1980, la raison de la percée du FN est à chercher dans l'onde de choc qui, vingt ans après, n'en finit pas de détruire ses concitoyens. « Je connais d'anciens salariés qui ne sont jamais repassés devant l'usine depuis la fermeture, en 1996. Des copains ont été recrutés et relicenciés trois ou quatre fois. Et il y en a plein qui n'ont jamais rien retrouvé. Alors les gars, ils ont en marre des promesses. Certains votent FN pour tout envoyer paître. »

Un jeune de 21 ans écrasé par un wagon de minerai

Difficile d'obtenir des témoignages à ce sujet lors de nos échanges à la Bourse du travail de Tourcoing. « Vous savez, l'entreprise s'avère parfois plus dangereuse que les “quartiers” », ironise un interlocuteur qui préfère garder l'anonymat. Et les immigrés ? « Contrairement à ce que suggèrent les médias, les zones de non-droit ne sont pas forcément les banlieues », tranche un autre. La menace patronale préoccuperait donc davantage que celle incarnée par « l'étranger » ? Pas sûr non plus… « Il y a des gens qui viennent ici et qui laissent entendre qu'ils votent Le Pen, nous raconte M. Meegens. Je ne me gêne pas pour leur dire qu'ils se plantent, qu'ils vont se faire avoir. Ils ont l'impression que tout le monde se fout de leur gueule : les patrons, les politiques. Alors ils cherchent des soutiens. »

Au sentiment d'une absence de réponse politique de la part des partis traditionnels s'ajoute un durcissement de l'attitude des employeurs. « Le dialogue n'est pas simple aujourd'hui avec le patronat, même au niveau des entreprises, souligne M. Stéphane Maciag, secrétaire général de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) de la métallurgie de l'Oise. L'UIMM [Union des industries et métiers de la métallurgie, l'organisation patronale] a donné des consignes pour envenimer les choses. Le plus rageant est qu'on essaie de négocier sur des points comme le compte pénibilité, qu'on porte depuis des années, et que les patrons bloquent. »

M. Antonio Molina est entré à l'usine sidérurgique de Montataire (désormais détenue par ArcelorMittal) en 1985. Il a vu les effectifs fondre, passant de 5 000 salariés à environ 500 aujourd'hui. « Il y a trente ans, des dizaines de bus déversaient des centaines d'ouvriers. Si vous vous pointez à la sortie, à 13 heures, vous ne verrez pas plus de cinquante personnes. Et ils nous ont annoncé une nouvelle restructuration à l'horizon 2018 : 180 gars en moins. Quand vous avez du gras et que vous faites 80 kilos, vous pouvez en perdre deux ou trois. Mais quand vous en faites 45, ce n'est pas pareil. Chaque gramme compte. La menace d'une fermeture définitive plane tout le temps. Alors les gars, soit ils ont peur de l'avenir, soit ils ont perdu l'espoir. Dans tous les cas, ils apprennent à vivre au jour le jour, même avec un CDI [contrat à durée indéterminée] et une colère de plus en plus rentrée. »

Depuis une vingtaine d'années, la sous-traitance est venue perturber les solidarités d'antan. La logistique du transport des bobines a été confiée à une centaine d'ouvriers employés par la société ISS Logistique & Production. La sécurité et le ménage, à une trentaine d'agents embauchés par Elior. « Notre direction a travaillé à fractionner certaines tâches. A ISS, la majorité des salariés sont d'origine maghrébine. A Elior, ce sont plutôt des Italiennes et des Portugaises. La sous-traitance n'a pas seulement divisé les tâches , elle a divisé les gens. L'ennemi, ça devient peu à peu l'autre, qui n'est plus réellement ton collègue. » Une aubaine pour les employeurs… et pour Mme Le Pen.

Dans le port de Dunkerque, à deux cents kilomètres au nord, l'un des plus importants sites d'ArcelorMittal en France emploie 3 000 salariés, dont 230 intérimaires et environ 1 500 sous-traitants. En avril 2015, un jeune de 21 ans a été écrasé par un wagon chargé de minerai ; en juillet, un fondeur de 41 ans a été précipité dans une rigole d'acier en fusion. A la même période, trois travailleurs détachés sur le chantier du terminal méthanier de Loon-Plage (2) ont également trouvé la mort : deux Portugais et un Polonais. « Chaque fois qu'on ajoute un niveau de sous-traitance, observe M. Marcel Croquefer, animateur d'un collectif de lutte contre la précarité à l'union locale CGT, on ajoute un niveau supplémentaire de précarité, et donc un niveau de danger dans nos installations à risque. »

« La preuve que ce parti n'est pas du côté des salariés »

En décembre 2015, dans l'agglomération dunkerquoise, à Loon-Plage, Craywick, Brouckerque, Cappelle-la-Grande, la liste de Mme Le Pen a dépassé la barre des 50 %, contre 20 % cinq ans plus tôt. Pour la plupart des militants syndicaux, l'insécurité chronique qui règne dans les entreprises, l'emploi massif de salariés précaires comme les travailleurs détachés et la menace qu'ils incarnent pour les titulaires de CDI expliquent au moins en partie la montée de l'extrême droite. « Le FN joue sur la peur, oppose les salariés entre eux et désigne des boucs émissaires, par exemple les travailleurs détachés, tempête M. Croquefer. Il ne dénonce jamais les grands donneurs d'ordres et les multinationales responsables de ce désordre économique. Son grand silence actuel sur la réforme du code du travail est bien la preuve que ce parti n'est pas du côté des salariés. »

Pour M. Molina, la solution passe par un regain de l'action syndicale : « Nous, à la CGT, on ne fait pas de différence entre les gens. On a mené des combats avec tout le monde, et les gars nous apprécient, ils votent massivement pour nous. Résultat : on fait 49 % aux élections professionnelles, avec un taux de participation de 90 %. A ISS et à Elior, on est ultramajoritaires. On a 180 syndiqués, dont beaucoup de jeunes. » La mobilisation observée contre la destruction du code du travail porte-t-elle les germes d'une autre réponse politique à cette sourde colère ?

(1) Un contrat aidé est un contrat de travail dérogatoire au droit commun, pour lequel l'employeur bénéficie d'aides : subventions à l'embauche, exonérations de certaines cotisations sociales, aides à la formation.

(2) Lire « Travail détaché, travailleurs enchaînés », Le Monde diplomatique, avril 2014.

Le seul peuple « autochtone » d'Europe

mar, 13/12/2016 - 12:41

Les Saames seraient entre 50 000 et 65 000 en Norvège, 20 000 à 40 000 en Suède, environ 8 000 en Finlande et 2 000 en Russie, selon le Centre d'information saame d'Östersund (Samer). Dernier peuple autochtone d'Europe (1), ils se sont installés dans le nord de la Scandinavie et dans la péninsule de Kola (Russie) à la fonte des glaciers, il y a environ dix mille ans. Tacite est le premier à évoquer, dans Germania (98 après Jésus-Christ), les nomades du Grand Nord, pour s'étonner que les femmes participent à la chasse. L'historien romain aurait pu ajouter que les huit saisons du calendrier saame correspondent chacune à un cycle de la vie du renne. Et que, dans leur langue, le mot « guerre » n'existe pas.

Les États ne s'intéressent aux terres glaciales de Laponie, à ses fourrures et à ses eaux poissonneuses qu'à partir du XVIIe siècle. La Suède accélère la colonisation à partir de 1634, avec la découverte d'un gisement d'argent. Les percepteurs royaux font payer aux « Lapons » des taxes, tandis que l'Église luthérienne s'efforce de convertir ces animistes, livrant aux flammes leurs tambours sacrés… et parfois leurs chamans, tel Lars Nilsson, exécuté en 1693. Le climat extrême rebutant les volontaires, la proclamation de Lappmark (1673) exempte les colons d'impôts et de service militaire. Pour le pouvoir royal, éleveurs de rennes et colons pouvaient se côtoyer sans se gêner. Mais subsister de la seule agriculture s'avérant impossible sous ces latitudes, les colons devaient chasser et pêcher… Néanmoins, en cas de litige avec des colons, les Saames — dont les fourrures sont appréciées du Trésor royal — l'emportent souvent devant les tribunaux.

La perception des Saames change cependant à la fin du XIXe siècle, avec l'irruption du racisme biologique : « Dans les années 1920, rappelle Anna-Karin Niia, éleveuse de rennes et journaliste à Sámi Radio, radio publique en langue saame, des chercheurs de l'Institut de biologie raciale sont venus mesurer les crânes des Saames, dont ceux de mes grands-parents. Un procédé qui a inspiré l'Allemagne nazie. Cette humiliation reste un traumatisme pour notre peuple. » En outre, la fermeture des frontières entre la Suède, la Norvège (indépendante de la Suède en 1905), l'URSS et la Finlande (indépendante de la Russie en 1917) rend impossible les pérégrinations des nomades. En Suède, plusieurs milliers d'entre eux sont déplacés de force plus au sud dans les années 1920. La Suède entend alors assimiler les Saames. Dans les écoles, les enfants qui parlent leur langue sont punis et ostracisés. « Mes parents ne comprenaient même pas ce que disait l'instituteur », raconte Anna-Karin Niia. Les nomades se voient retirer leurs enfants, placés en internat. Afin de se couler dans le moule, beaucoup de Saames changent de patronyme et ne transmettent pas leur langue à leurs enfants.

L'émancipation politique s'amorce dans les années 1970. En Norvège, les Saames s'opposent alors avec virulence à un projet de barrage sur la rivière Alta. Cette lutte conduit Oslo à instaurer en 1989 le premier parlement saame, dont s'inspireront la Finlande puis la Suède. La Norvège demeure le seul État concerné à avoir ratifié, dès 1990, la convention 169 de l'Organisation internationale du travail (OIT), qui préconise d'octroyer davantage de droits aux peuples autochtones. Oslo a accordé une large autonomie à 95 % de son comté le plus septentrional, le Finnmark (46 000 kilomètres carrés pour 73 000 habitants), cogéré depuis 2005 par le parlement saame et le comté. « La lutte des Saames de Norvège nous a inspirés. Les nouvelles générations ont appris la langue », poursuit Anna-Karin Niia en allant chercher son fils à la sortie de l'école saame de Kiruna, l'une des cinq que compte la Laponie suédoise. « J'ai grandi dans le Sud, et je n'ai appris que le suédois à l'école, témoigne Me Jenny Wik-Karlsson, avocate de l'Association nationale des Saames suédois (Svenska Samernas Riksförbund) qui défend le sameby (regroupement d'éleveurs de rennes) de Girjas. Depuis une dizaine d'années, j'apprends le saame, avec la fierté de me réapproprier quelque chose qui a été pris à ma famille. » Le Samer estime que, désormais, 40 à 45 % des Saames parlent leur langue.

(1) Selon les Nations unies, quatre critères définissent un peuple autochtone : il descend des habitants présents avant la colonisation de la région ; il conserve, dans ses pratiques économiques et culturelles, des liens étroits avec sa terre ; il souffre, en tant que minorité, de marginalisation économique et politique ; il se perçoit lui-même comme autochtone.

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