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La loterie des appels à projets

mer, 11/01/2017 - 09:59

Les « investissements d'avenir » se déclinent en « initiatives d'excellence » (Idex), qui permettent d'obtenir des fonds pour financer des « laboratoires d'excellence » (Labex) et des « équipements d'excellence » (Equipex). Au jeu des appels à projets, Aix-Marseille Université (AMU) est un concurrent redoutable : elle a obtenu vingt-deux Labex et onze Equipex. Là réside toute l'ambiguïté des regroupements d'établissements voulus par le gouvernement français (lire « Aix-Marseille, laboratoire de la fusion des universités »). Ils sont coûteux : à Aix-Marseille, l'harmonisation à la hausse du régime indemnitaire du personnel, le rachat des licences, la réfection des locaux et la mise en place des logiciels communs ont nécessité 10 millions d'euros, ponctionnés sur le fonds de roulement (1). Mais ils permettent d'engranger les importantes sommes dévolues aux « initiatives d'excellence », qui « privilégient clairement la fusion des universités en un seul site », comme le relevaient vingt et un présidents d'université (2). « Les choix faits établissent clairement une volonté de concentration des moyens au profit d'universités dites de recherche “de rang mondial” situées au sein des métropoles »... à l'image d'AMU, constataient-ils.

Mêlant les approches philosophique, historique et physique, notamment autour de thèmes transversaux comme l'environnement, la licence « Sciences et humanités » fait partie des projets qui ont bénéficié du label « initiative d'excellence » : « Des sommes colossales réservées à quelques établissements et, au sein de ces établissements, à quelques secteurs », résume Mathieu Brunet, codirecteur de ce cursus. Pour ce maître de conférences à cheval sur cette formation « d'excellence » et sur le cursus classique, il est « difficile d'assumer que des moyens importants soient déployés pour soixante étudiants alors que la masse n'a pas grand-chose à se mettre sous la dent ».

Toutes « autonomes » depuis 2012, les universités peinent en effet à exercer leurs « responsabilités et compétences élargies », en particulier la gestion de la masse salariale, qui augmente mécaniquement chaque année avec l'ancienneté des fonctionnaires. Ce phénomène n'a été que partiellement pris en compte par l'État : la non-compensation représente au total 98 millions d'euros, qui ont dû être pris en charge par les universités concernées, rapportent les sénateurs Jacques Grosperrin et Dominique Gillot (3).

Pour faire face à cette difficulté, AMU et les autres universités transforment beaucoup de postes de titulaire en postes ATER (attaché temporaire d'enseignement et de recherche), contrats d'un an renouvelables une fois et rémunérés au lance-pierre (4). Leur nombre ? « Confidentiel », botte en touche la direction des ressources humaines. Le « soutien de base », dotation de début d'année au montant fixe qui doit permettre aux laboratoires de financer leurs factures d'électricité comme leurs missions, a été fortement réduit au niveau national. Consciente de la difficulté, AMU a augmenté cette dotation de 30 % en moyenne, en particulier pour les sciences sociales, qui peinent à obtenir d'autres sources de financement via les appels à projets gérés par l'Agence nationale de la recherche (ANR), dont les fonds diminuent également : de 728,9 millions d'euros en 2012 à 555,1 millions d'euros en 2016.

Pour Philippe Delaporte, directeur du laboratoire LP3 (Laser, plasma et procédés photoniques), gagner des appels à projets est vital : « Un laser coûte deux fois le soutien de base d'une année », détaille-t-il en montrant l'écran de surveillance face à son bureau, qui donne sur une salle contenant 2 millions d'euros d'équipement. Derrière la fenêtre, le mont Puget surplombe le parc national des Calanques. Delaporte regrette que le taux de succès lors de ces appels ne soit que de 8 %, dans la mesure où un an s'écoule entre le dépôt des préprojets et l'attribution du financement. « Les chercheurs exposent d'abord leur projet en cinq pages et l'envoient à des rapporteurs. S'il est présélectionné, il faut le détailler en trente pages, dont une partie “Calcul du budget et propriété intellectuelle” faite avec —voire parfois par— les services administratifs du CNRS [Centre national de la recherche scientifique] et de l'université. Ça consomme du temps, donc de l'argent, pour quelque chose qui relève un peu de la loterie », estime-t-il.

Ce fonctionnement par projets qui oriente les recherches constitue une fausse bonne idée, selon de nombreux universitaires. Le physicien Albert Fert soulignait par exemple que ce modèle n'aurait pas permis de financer ses travaux, alors « loin des thèmes à la mode ». « Je n'ai pas démarré mes travaux [sur les multicouches magnétiques] en me disant que j'allais augmenter la capacité de stockage des disques durs. Le paysage final n'est jamais visible du point de départ », soulignait-il en 2007, après avoir reçu le prix Nobel (5). Pour l'historien Christophe Granger, la recherche par projets subvertit même « les formes élémentaires de la vie scientifique » : « En privilégiant la science biomédicale, et en son sein la recherche contre le cancer, et en son sein encore la génétique au détriment des approches métaboliques, en privilégiant les “nouvelles technologies” et les sciences de l'environnement, en imposant partout, et tout spécialement au sein des sciences humaines et sociales, l'empire des neurosciences et de leur instrumentalisation (neurohistoire, neurodroit, etc.), l'actuelle politique de la recherche anéantit le nécessaire pluralisme des objets, des méthodes et des raisonnements qui est au principe de l'intellection [la compréhension] scientifique du monde (6).  »

(1) Compte sur lequel les universités doivent légalement garder l'équivalent d'un mois de fonctionnement.

(2) « Quel avenir pour l'enseignement supérieur et la recherche français ? », Mediapart.fr, 29 mai 2015.

(3) Avis présenté par M. Jacques Grosperrin et Mme Dominique Gillot au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication sur le projet de loi de finances pour 2016, Sénat, Paris, 19 novembre 2015.

(4) Un ATER à plein temps (128 heures de cours ou 192 heures de travaux dirigés par an) est rémunéré environ 1 650 euros net. Pour une charge d'enseignement identique, un maître de conférences avec trois ans d'ancienneté perçoit près de 2 200 euros.

(5) « Le Prix Nobel Albert Fert plaide pour une recherche libre », Le Monde, 25 octobre 2007.

(6) Christophe Granger, La Destruction de l'université française, La Fabrique, Paris, 2015.

Aix-Marseille, laboratoire de la fusion des universités

mer, 11/01/2017 - 09:58

Fondées pour dispenser des savoirs et préparer à la recherche, les universités françaises se transforment. Pour se faire une place dans le supermarché mondial de l'enseignement supérieur, les établissements rendus « autonomes » par la réforme de 2007 fusionnent. Les exigences scientifiques et pédagogiques fondamentales se heurtent alors à l'expansion d'une bureaucratie libérale.

Surplombant le Vieux-Port de la grâce imposante de son architecture impériale, le siège de la présidence d'Aix-Marseille Université (AMU) donne le ton. L'établissement, né le 1er janvier 2012 de la fusion des universités de Provence, de la Méditerranée et Paul-Cézanne, se targue d'être devenu, avec 74 000 étudiants, la plus grande université francophone du monde. Projet « métropolitain » avant l'heure, il voit sa bannière turquoise et jaune sur fond blanc flotter d'Aix-en-Provence à Marseille.

« Une université à l'ambition internationale », proclame le slogan d'AMU sur toutes les plaquettes publicitaires. La fusion doit permettre aux facultés d'atteindre des tailles suffisantes pour rayonner au-delà des frontières hexagonales. Le mouvement a été amorcé par l'université de Strasbourg en 2009 et soutenu par Mme Valérie Pécresse, ministre de l'enseignement supérieur (2007-2011) du gouvernement Fillon, qui s'était juré de « réparer les dégâts de Mai 68 (1) ». « Nous sommes des pastilles, vus de Shanghaï », se désolait en juillet 2013 sa successeure socialiste Geneviève Fioraso (2). Alors que les regroupements entreraient en ligne de compte « dans les classements internationaux de 2015 », la loi du 22 juillet 2013, dite « loi Fioraso », avait donné un an aux universités pour fusionner ou pour se réunir sous forme de communauté ou d'association.

En réalité, selon l'historien Christophe Charle, l'utilité de ces classements « réside moins dans l'information fournie que dans la justification (…) de décisions politiques ou administratives pour forcer les institutions et les personnels à évoluer et à se discipliner en fonction des objectifs fixés d'en haut ». Ils sont ainsi « en complète contradiction avec l'exaltation parallèle de l'autonomie et de l'esprit d'innovation (3) ». Cinq des six critères du classement de Shanghaï étant obtenus par comptage (nombre d'anciens élèves ayant reçu un prix Nobel ou une médaille Fields, quantité d'articles publiés dans les revues Nature et Science…), ce qui favorise les établissements de grande taille, la France fait le pari du gigantisme pour grimper dans le palmarès. AMU a ainsi gagné cent places depuis la fusion. Mais Harvard, Stanford ou le Massachusetts Institute of Technology (MIT), qui caracolent en tête, accueillent entre dix mille et vingt mille étudiants : des chiffres sans commune mesure avec ceux d'AMU.

Retards de salaire pour les vacataires

Le rapport des sénateurs Jacques Grosperrin (Les Républicains) et Dominique Gillot (Parti socialiste) épingle ces « quasi-monstres » dont la conception ne doit rien au hasard : elle s'inscrit dans la logique qui a abouti à la refonte des régions ou à la création des métropoles et des communautés d'agglomération. Le morcellement des institutions serait à l'origine d'une « gabegie » pour les finances publiques ; il faudrait donc se regrouper pour être plus fort, efficace et compétitif à l'échelle internationale. Ces réorganisations supposées « favoriser la mise en commun de compétences » et ainsi permettre des économies sont pourtant coûteuses. Ainsi, sur les mille postes créés en 2015 par le gouvernement pour l'enseignement supérieur, 348 ont été dévolus au fonctionnement de ces nouvelles structures, indique le rapport réalisé au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication (4).

L'université mastodonte est encore en chantier — au propre comme au figuré —, mais son président, M. Yvon Berland, peut être satisfait : si l'immense majorité du personnel désapprouvait la fusion lorsqu'il l'a appelée de ses vœux en 2004, les opposants se font de plus en plus rares. « Aix-Marseille Université a acquis une telle visibilité aux niveaux local, national et international que celui qui est contre est un peu couillon », balaie le sexagénaire dans son vaste bureau avec vue sur le large. Pourtant, après quatre ans d'existence, le rouleau compresseur aux huit mille employés souffre toujours de difficultés logistiques et structurelles.

Un vacataire, intérimaire de la fonction publique qui souhaite garder l'anonymat pour ne pas compromettre ses chances d'être reconduit, se souvient ainsi d'un imbroglio lors des partiels de 2015 : aucun service n'était habilité à conserver les sujets d'examen destinés aux étudiants handicapés. Il a donc dû se « débrouiller » en bricolant une solution avec la « mission handicap » et la scolarité. « On ne savait même pas si c'était légal », confie-t-il dans une salle de la toute nouvelle Maison de la recherche d'Aix-en-Provence.

Le bâtiment, inauguré en grande pompe par M. Jean-Marc Ayrault, alors premier ministre, est aux antipodes du reste du campus, construit dans les années 1960, aujourd'hui maculé de graffitis et dont les installations électriques brinquebalent au plafond. Grâce au plan Campus, passerelle aérienne, patios et bâtiments ultra-modernes remplaceront bientôt les filets de sécurité. AMU fait en effet partie des dix campus sélectionnés pour ce plan en 2008 ; elle a reçu de l'État 500 millions d'euros, auxquels les collectivités territoriales ont ajouté 300 millions.

En attendant, le jeune vacataire enseigne dans des préfabriqués. Doctorant, il bénéficie d'un statut ambigu d'étudiant-salarié, mais, trois mois après la rentrée 2015, il attendait toujours sa carte d'étudiant, prérequis indispensable pour signer son contrat de vacation. Les cours ayant tout de même commencé, il travaillait « au noir, en somme », et n'avait droit à aucune réduction — en particulier sur la carte de transport ZOU ! Ces multiples problèmes de gestion seraient moins ennuyeux s'ils ne concernaient pas également sa paye… L'université doit au doctorant 3 600 euros, une somme déjà maigre pour un semestre passé à donner trois cours de vingt-quatre heures chacun, plus la préparation et la correction.

Un « personnel administratif » (on ne parle pas de « secrétaires » au sein d'AMU) regrette : « On ne sait pas si les personnes que l'on demande à recruter reçoivent leur contrat, on n'a aucune visibilité là-dessus, mais c'est auprès de nous qu'elles viennent se plaindre. On a le même problème pour la paye. On fait monter les infos au chef, puis au DRH [directeur des ressources humaines] de notre UFR [unité de formation et de recherche], qui fait remonter au DRH de l'université. Tout est géré à la présidence ; les DRH des UFR n'ont même plus accès aux dossiers des personnels, ils servent juste de courroie de transmission. Avant, il y avait des difficultés de paiement car on manquait de personnel. Maintenant on ne sait même pas pourquoi… »

Des conditions de travail dégradées

Un autre « personnel administratif » rebondit sur la multiplication des strates entraînée par la fusion : « Prenons l'exemple de la DEV [Direction des études et de la vie étudiante]. Une information part le lundi de la DEV d'AMU, au [siège du] Pharo. Le temps qu'elle nous arrive, ça prend au moins cinq jours. Si les dossiers sont à remplir sous quinze jours, ça nous met davantage de pression pour les traiter dans les temps. Avant, on avait l'information pratiquement en direct. » M. Berland, qui, en plus d'assumer la présidence d'AMU, reste chef de service au centre hospitalier universitaire, dit comprendre le mécontentement : « Je râle souvent contre l'hôpital parce que c'est trop compliqué ; mais, en tant que responsable, j'ai voulu tout connaître avant de déléguer », se justifie-t-il.

De nombreux employés administratifs ont dû changer de fonctions, et le « tuilage » prévu — la formation des nouveaux par les anciens — n'a pas toujours été effectué. Les postes eux-mêmes ont été profondément transformés par la réorganisation des départements, mais aussi par toutes les nouvelles pratiques et les nouveaux logiciels qui continuent à être mis en place. Il faut toujours « aller à la pêche aux informations : nous ne sommes jamais informés des changements de procédure, alors, pour chaque tâche, on doit vérifier que la démarche n'a pas changé, pour éviter un retour du document accompagné d'un petit mot disant : “On a changé de formulaire” », témoigne une autre secrétaire.

En avril 2015, la Confédération générale du travail (CGT) d'AMU a distribué six cents questionnaires pour évaluer la santé des salariés. Sur la centaine de répondants — essentiellement des agents de catégorie C —, 70% considèrent que leurs conditions de travail se sont dégradées depuis la fusion et s'estiment mal reconnus dans l'établissement ; 68 % déplorent que le travail se fasse dorénavant dans l'urgence, et près de la moitié jugent les directives souvent contradictoires. M. Philippe Blanc, secrétaire général de la CGT d'AMU, estime que son syndicat a aidé une centaine de personnes depuis la fusion. « On intervient auprès de la direction quand les gens ne vont pas bien et doivent changer de service, explique-t-il. Les personnels ont fait des choix par défaut, mais, une fois qu'ils ont été mutés, leur poste ne correspondait pas forcément à leurs compétences, ou alors ils ne s'entendaient pas avec leur hiérarchie, dont le management est devenu de plus en plus agressif. » Lui-même a dû changer de service : avec les doublons qu'a aussi créés la fusion, il a fait un bore-out (ou syndrome d'épuisement professionnel par l'ennui). « Avec la restructuration, mon service d'hygiène et de sécurité a eu un responsable, au Pharo, qui donnait tout le travail à l'ingénieur avec lequel je collaborais », regrette cet agent de catégorie C dont le poste a été supprimé après son départ aux collections patrimoniales.

La centralisation qui a accompagné la fusion a également apporté son lot de lourdeurs administratives pour les enseignants et les étudiants. La demande pour installer une table sur l'un des campus pour un événement quelconque requiert dorénavant trois semaines de délai, le temps d'être validée par tous les échelons. Obtenir un ordre de mission pour se rendre à un colloque relève du parcours du combattant. Même les photocopies nécessitent dorénavant des bons de commande.

Un à-valoir sur le marché du travail

Il est cependant des dossiers sur lesquels l'administration centrale se montre redoutablement rapide et efficace : les « investissements d'avenir », appels à projets gouvernementaux dotés de 22 milliards d'euros. Ces fonds visent à faire émerger « des pôles capables de rivaliser avec les plus grandes universités du monde ». AMU a fait partie des huit universités sélectionnées : en 2012, elle a reçu 750 millions d'euros — une dotation reconduite en avril 2016 — et s'avère l'une des grandes bénéficiaires des « politiques d'excellence » (lire « La loterie des appels à projets »).

Le système de financement par projets favorise le « clientélisme », regrette Philippe Blache, directeur du laboratoire Parole et langage. Certes, la présidence ne joue aucun rôle dans l'acceptation des appels à projets. Toutefois, si les experts externes évaluant les projets estiment, par exemple, que vingt d'entre eux méritent d'être financés mais que seuls dix peuvent l'être, le choix final est fait en interne. « Aujourd'hui, le lieu essentiel des décisions est la présidence. Une décentralisation serait indispensable — il en va de la survie même de la vie démocratique de l'université », poursuit cet ancien élu au conseil scientifique d'AMU. Il souligne un « manque de confiance dans les instances intermédiaires », qu'il s'agisse des facultés, des départements d'enseignement ou des laboratoires de recherche, « sans cesse obligées de monter des dossiers, d'exposer des demandes pour répondre à une vision selon laquelle tout doit remonter au niveau central ». Il estime qu'il passe chaque année trois mois à remplir des dossiers administratifs.

Les thématiques et objectifs prioritaires de l'université sont en outre définis par les « conseils centraux » (5), qui regroupent enseignants-chercheurs, étudiants et personnel administratif. Difficile pour les élus de ces instances d'être au fait des dossiers : « Nous votons de façon globale, sur des tableaux qui contiennent des listes de cent à cent cinquante dossiers », précise Philippe Blache. Le président Berland, réélu au premier tour pour quatre ans (avec 27 voix contre 5 et 4 bulletins blancs ou nuls), le 5 janvier 2016, n'a pour ainsi dire pas d'opposition au sein du conseil d'administration, qui prend pour finir toutes les décisions ; ces conseils ont donc tout d'une chambre d'enregistrement. M. Tom Oroffino, étudiant en sociologie et élu de l'Union nationale des étudiants de France (UNEF), enrage : « Quand on manifeste notre désaccord, ça n'a aucune conséquence. » La Fédération des associations générales étudiantes (FAGE), le syndicat étudiant largement majoritaire à AMU, s'y est d'ailleurs résignée et préfère éviter toute contestation. « Ce n'est pas sur notre vote que ça se joue, remarque l'un de ses représentants, M. Renaud Argence. Aussi, nous préférons dire que nous avons des doutes ou qu'il faudrait retravailler un point particulier que de voter contre, car on sait que ça ne changera rien, mais que ce pourrait être préjudiciable à nos relations de travail par la suite. »

Pour M. Oroffino, la présidence s'est « mis les étudiants dans la poche » en attribuant aux associations une subvention de fonctionnement de 300 euros sans qu'elles aient à justifier d'aucune dépense, « juste pour qu'elles existent ». Ancien de l'association des étudiants en médecine, M. Argence confirme : « Lorsque je portais des projets avant la création d'AMU, on peinait à obtenir des fonds, et ils étaient moins importants qu'aujourd'hui. Si on voulait avoir un budget conséquent, il fallait passer par trois commissions, au lieu d'une seule depuis la fusion. » Les étudiants sont plutôt satisfaits de leurs associations et des nouveaux équipements mis à leur disposition ; mais le jour où ils arboreront les sweat-shirts ou les besaces siglés AMU, mis en vente par l'université sur le modèle de ses prestigieuses consœurs américaines, semble encore loin.

Les conseils d'administration restreints (entre 24 et 36 membres, au lieu des 30 à 60 permis par la loi Savary) ont été mis en place par Mme Fioraso pour que les entrepreneurs, invités à y prendre part, « y voient plus clair (6) ». Sept ou huit « personnalités extérieures », supposées mieux avisées de ces « réalités du monde » que l'université prend dorénavant pour horizon, font partie des administrateurs. Le conseil régional, la communauté du Pays d'Aix et la mairie de Marseille ont ainsi des représentants au Pharo. Mme Michèle Boi, directrice régionale de l'emploi chez Électricité de France (EDF), a aussi fait son entrée au conseil d'administration d'AMU en janvier 2016, ainsi que M. Johan Bencivenga, le président de l'Union pour les entreprises des Bouches-du-Rhône, une émanation du Mouvement des entreprises de France (Medef).

« En échange des capitaux qu'elles ont à présent à récolter auprès des entreprises, les universités doivent adapter leurs offres de formation aux besoins de l'économie, c'est-à-dire d'abord aux besoins des entreprises en matière de main-d'œuvre. Il leur revient, pour dire les choses autrement, d'assurer l'employabilité des futurs salariés », écrit l'historien Christophe Granger (7). Les entreprises partenaires poussent à des formations utilitaristes. Ainsi, EDF s'est fait tailler des diplômes sur mesure avec les masters « Modélisation et expérimentation des matériaux pour le nucléaire » et « Génie des procédés appliqués au nucléaire ». Pour le chercheur, ce changement de paradigme est lié au fait que « les universités ne disent plus qu'elles enseignent : elles prétendent assurer l'insertion professionnelle de leurs étudiants-clients. Elles n'osent plus dire qu'elles dispensent du savoir : elles vendent un à-valoir sur le marché du travail. »

Illusion d'interdisciplinarité

Opérée en partie au nom d'une meilleure lisibilité de l'offre de formation, notamment en sciences, la fusion n'a pas toujours eu l'effet escompté. Ainsi, Delphine Thibault, responsable de la licence « Sciences de la vie et de la Terre », regrette cette dénomination : « Auparavant, à Marseille, nous avions une spécificité autour des sciences de la mer qui était de fait très lisible. » Conséquence collatérale de la fusion, divers parcours ont été regroupés et le ministère n'a pas accepté d'intitulé précis : « Cela nous demande plus de démarches pour nous faire connaître aux niveaux régional et national. »

Toutefois, la crainte principale des opposants à la fusion, une baisse de l'offre de formation pour réduire les coûts, ne s'est pas réalisée. Si certaines options ont été supprimées, c'est « faute de combattants », indique Michèle Gally, responsable du master lettres. La méfiance reste pourtant de mise. En effet, l'offre de formation actuelle a été créée en 2011, avant la fusion. Elle la prenait en compte en supprimant les filières qui existaient à plusieurs endroits, en particulier en sciences. Mais, pour 2018, les mots d'ordre sont la mutualisation et l'interdisciplinarité.

« Les nuages s'accumulent peut-être à l'horizon », estime Michèle Gally. Pour elle, « cette fausse cohérence et cette illusion d'interdisciplinarité nuisent à la recherche et même à la formation ». Alors que les thématiques envisagées concernent notamment le big data et les villes connectées, une partie du secteur sciences humaines et sociales s'inquiète à l'idée de devenir la cinquième roue du carrosse.

(1) « Valérie Pécresse : “D'ici à 2012, j'aurai réparé les dégâts de Mai 68” », Les Échos, Paris, 27 septembre 2010.

(2) « Le gouvernement regroupe les universités en 25 grands ensembles », Les Échos, 22 juillet 2014.

(3) Christophe Charle et Charles Soulié (sous la dir. de), La Dérégulation universitaire. La construction étatisée des « marchés » des études supérieures dans le monde, Syllepse, coll. « La politique au scalpel », Paris, 2015.

(4) Avis présenté par M. Jacques Grosperrin et Mme Dominique Gillot au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication sur le projet de loi de finances pour 2016, Sénat, Paris, 19 novembre 2015.

(5) Le conseil d'administration de l'université, le conseil des études et de la vie universitaires et le conseil scientifique.

(6) « Fioraso : “Il faut ‘ouvrir' les universités aux entreprises” », Les Échos, 26 novembre 2012.

(7) Christophe Granger, La Destruction de l'université française, La Fabrique, Paris, 2015.

Lire aussi le courrier des lecteurs dans notre édition d'octobre 2016.

Routine présidentielle

mar, 10/01/2017 - 21:51

Au moins trente-six « meurtres de masse » ont eu lieu durant les deux mandats de M. Barack Obama (1). Le président s'est souvent dit déterminé à limiter la circulation des armes à feu, mais au Congrès, les républicains ont bloqué la moindre de ses initiatives, même celle qui visait à instaurer un contrôle obligatoire des antécédents (judiciaires, psychiatriques…) de tous les acquéreurs d'armes à feu. Mieux : les républicains ont fait passer deux lois permettant de voyager avec son calibre dans les parcs nationaux et les trains de la société Amtrak. Parallèlement, plusieurs États ont également allongé leur liste des lieux ouverts aux revolvers : les bars, églises et hôpitaux dans le Michigan ; les universités au Texas, etc. Les récentes tueries ont paradoxalement conforté le Parti républicain dans sa conviction pro-armes car, prétend-il, si les victimes du Bataclan ou de la discothèque d'Orlando avaient eu un fusil sous la main, ils auraient pu empêcher les massacres.

(1) Selon le Federal Bureau of Investigation (FBI), un « meurtre de masse » est une attaque perpétrée dans un lieu public et faisant au moins quatre victimes.

Entre la carotte et le bâton

mar, 10/01/2017 - 21:36
2009

20 janvier. Le jour de son investiture, M. Barack Obama suspend les tribunaux militaires d'exception créés en 2006 pour juger des détenus du camp de Guantánamo. Quatre mois plus tard, il annonce qu'ils seront finalement maintenus, mais avec de nouvelles règles de procédure.

27 février. Le président annonce le retrait progressif des troupes américaines d'Irak. Celui-ci sera achevé le 31 décembre 2011.

8 mars. Incident diplomatique entre Pékin et Washington après l'entrée d'un navire américain en mer de Chine méridionale.

2-5 avril. En tournée en Europe, M. Obama plaide pour un « monde sans armes nucléaires » et pour l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne.

18 avril. Lors du Ve sommet des Amériques, tenu à Trinité-et-Tobago, M. Obama propose aux chefs d'État latino-américains une « alliance entre égaux ».

18 mai. Au terme de la visite du premier ministre israélien Benyamin Netanyahou à Washington, M. Obama défend la création d'un État palestinien.

4 juin. Dans un discours prononcé au Caire, en Égypte, M. Obama propose un « nouveau départ » entre les États-Unis et le monde arabo-musulman.

24 juin. Les États-Unis et le Venezuela rétablissent leurs relations diplomatiques, rompues après l'expulsion de l'ambassadeur américain à Caracas en septembre 2008.

28 juin. Un coup d'État militaire renverse le président du Honduras, M. Manuel Zelaya. Sous la pression de la secrétaire d'État Hillary Clinton, la Maison Blanche apportera son soutien au gouvernement issu du putsch.

29 octobre. Par 189 voix contre 3, l'Assemblée générale des Nations unies demande aux États-Unis de mettre fin à l'embargo contre Cuba, en vigueur depuis 1962.

18 novembre. M. Obama admet que, faute d'accord du Congrès, les États-Unis ne fermeront pas le centre de détention de Guantánamo avant la fin de l'année.

1er décembre. Le président annonce le déploiement accéléré de 30 000 soldats supplémentaires en Afghanistan. Il évoque un retrait possible à partir de l'été 2011.

10 décembre. Recevant le prix Nobel de la paix à Oslo, décerné le 9 octobre, M. Obama évoque la notion de « guerre juste » et déclare qu'un « mouvement non violent n'aurait jamais arrêté les armées de Hitler ».

2010

5 février. La nouvelle doctrine de défense russe place l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) —dont les États-Unis sont le fer de lance— en tête des menaces extérieures.

8 avril. Washington et Moscou signent un nouvel accord sur le désarmement nucléaire Strategic Arms Reduction Talks (Start), après l'expiration du précédent en décembre 2009. Ils s'engagent à réduire de 75 % leurs arsenaux respectifs.

28 mai. À l'issue de la conférence de suivi du traité de non-prolifération nucléaire (TNP), à New York, les États-Unis paraphent, malgré des réserves, le document proposant la création d'une zone dénucléarisée au Proche-Orient et enjoignant à Israël de placer ses installations sous contrôle international.

3 juillet. Les États-Unis et la Pologne signent un accord sur un bouclier antimissile, malgré les objections de Moscou.

30 août. Après des manœuvres navales aux côtés de la Corée du Sud en mer du Japon (du 25 au 28 juillet), Washington impose de nouvelles sanctions à la Corée du Nord. Elles font suite à la destruction, attribuée à Pyongyang, d'un navire sud-coréen en mars.

8 décembre. Trois mois après avoir relancé les pourparlers entre Israéliens et Palestiniens sous leur égide, à Washington, les États-Unis renoncent à exiger de Tel-Aviv le gel de la colonisation en Cisjordanie comme préalable aux négociations de paix.

2011

7 mars. Décevant les défenseurs des droits civiques, M. Obama donne son feu vert à la reprise des procès militaires d'exception à Guantánamo.

19 mars - 31 octobre. Les États-Unis participent, aux côtés de la France et du Royaume-Uni, à l'intervention militaire multinationale en Libye, menée sous l'égide des Nations unies et dirigée par l'OTAN.

2 mai. Oussama Ben Laden, le chef d'Al-Qaida, est tué par un commando américain au Pakistan.

19 mai. À la suite des « printemps arabes », M.Obama dévoile son « plan Marshall » de plusieurs milliards de dollars pour aider le monde arabe à se démocratiser. Il se déclare favorable à un État palestinien dans les frontières de 1967.

22 juin. Le président annonce le rapatriement d'un tiers des 100 000 soldats américains déployés en Afghanistan, d'ici à l'été 2012. Le départ du reste des troupes est programmé pour 2014.

2 septembre. La divulgation par WikiLeaks de 250 000 câbles diplomatiques internes du département d'État américain met toutes les chancelleries en émoi, en premier lieu à Washington.

2012

17 avril. Washington décide d'alléger les sanctions financières contre la Birmanie pour soutenir le processus de démocratisation amorcé en 2011.

26 avril. Les États-Unis et le Japon s'accordent sur le retrait de 9 000 marines de l'île d'Okinawa, où des soldats américains stationnent depuis 1960.

5 mai. Début du procès, dans le camp de Guantánamo, des cinq principaux suspects dans les attentats du 11-Septembre.

13 juillet. Première liaison maritime —censée devenir hebdomadaire— entre les États-Unis et Cuba depuis 1962, avec l'arrivée à La Havane d'un navire américain transportant du matériel humanitaire.

11 septembre. L'ambassadeur des États-Unis en Libye et trois de ses collègues sont tués lors de l'attaque du consulat américain de Benghazi par des militants armés. Le 15, Al-Qaida déclare « venger » ainsi la mort de son numéro deux, éliminé en juin par Washington.

18 septembre. Moscou ordonne à l'Agence américaine pour le développement international (Usaid) de quitter la Russie d'ici à la fin du mois. L'Usaid, qui finance les organisations non gouvernementales (ONG) du pays, est accusée de s'immiscer dans ses affaires intérieures.

13 novembre. En tournée en Australie, le chef du Pentagone, M.Leon Panetta, assure que le redéploiement des forces américaines dans la région Asie-Pacifique est « réel » et à « long terme ». M.Obama se rend en Birmanie, en Thaïlande et au Cambodge une semaine plus tard.

3 décembre. M.Obama met en garde le président syrien Bachar Al-Assad contre les « conséquences » de l'emploi d'armes chimiques.

4 décembre. L'OTAN autorise le déploiement de missiles américains Patriot en Turquie, une mesure réclamée par Ankara pour protéger sa frontière avec la Syrie.

14 décembre. M.Obama promulgue une loi interdisant l'entrée sur le sol américain de personnes responsables de violations des droits humains en Russie et prévoyant le gel de leurs avoirs aux États-Unis.

2013

20-21 mars. Première visite officielle du président Obama en Israël et dans les territoires palestiniens occupés. Tout en appelant à un règlement pacifique du conflit, il réaffirme l'alliance « éternelle » entre Washington et Tel-Aviv.

23 mai. Dans une allocution prononcée à la National Defense University de Washington, M. Obama explique vouloir mettre fin à la « guerre globale contre le terrorisme » et annonce un changement radical de stratégie.

5-30 juin. Révélations sur les programmes d'espionnage menés à l'échelle mondiale par l'Agence nationale pour la sécurité américaine (NSA). L'auteur des fuites, M.Edward Snowden, un ancien employé de la NSA, trouve asile en Russie.

18 juin. Sa mission terminée, la force internationale de l'OTAN en Afghanistan remet au gouvernement afghan le contrôle de la sécurité dans le pays.

29 juillet. Washington obtient la reprise des négociations directes entre Israéliens et Palestiniens, gelées depuis 2010. Elles bloqueront à nouveau sur la poursuite de la colonisation juive en Cisjordanie.

2-11 août. Devant les menaces d'attentats proférées par Al-Qaida, les États-Unis décident de fermer temporairement une vingtaine de leurs ambassades au Proche-Orient et en Afrique.

14 septembre. Moscou et Washington parviennent à s'entendre sur un plan de démantèlement de l'armement chimique du régime syrien. Il permet d'éviter l'éventualité d'une intervention militaire américaine.

17 septembre. Après la publication, le 1er septembre, de documents relatifs à sa mise sur écoute par la NSA en juin 2012, la présidente du Brésil, Mme Dilma Rousseff, annule sa visite aux États-Unis prévue en octobre.

27 septembre. À son initiative, M. Barack Obama s'entretient par téléphone avec M. Hassan Rohani, élu à la présidence de l'Iran en juin. C'est le premier contact direct entre les chefs d'État des deux pays depuis trente-quatre ans.

21-29 octobre. Crise diplomatique entre l'Europe et les États-Unis après la parution de nouveaux documents sur l'espionnage pratiqué par la NSA à l'encontre de diplomates et de dirigeants européens, dont la chancelière allemande Angela Merkel.

20 novembre. Accord de principe entre Washington et Kaboul sur un pacte bilatéral de sécurité. Huit mille à douze mille soldats de l'OTAN resteront en Afghanistan après le départ des forces de l'Alliance fin 2014 ; les militaires américains bénéficieront de l'immunité juridique.

24 novembre. Signature à Genève d'un accord préliminaire sur le programme nucléaire iranien entre l'Iran et les États du G5 + 1 (États-Unis, Royaume-Uni, France, Russie, Chine et Allemagne).

2014

16 mars. Les États-Unis et l'Europe adoptent une série de sanctions contre Moscou après le rattachement de la Crimée à la Russie consécutif au référendum d'autodétermination organisé dans la péninsule. Les pays occidentaux contestent la légitimité de cette consultation.

28 avril. Accord américano-philippin pour renforcer la présence militaire des États-Unis aux Philippines.

19 juin. Après la prise de Mossoul (Irak), le 10 juin, par l'Organisation de l'État islamique (OEI), M. Obama décide de dépêcher trois cents conseillers militaires américains en Irak pour appuyer l'armée gouvernementale. Leur nombre passera à trois mille en novembre.

8 août. Début des bombardements américains contre les positions de l'OEI dans le nord de l'Irak. Le mouvement djihadiste a proclamé son califat le 29 juin dans les régions irakiennes et syriennes qu'il contrôle.

5 septembre. Les États-Unis forment une coalition internationale pour lutter contre l'OEI. Elle regroupe notamment la France, l'Allemagne, le Royaume-Uni et la Turquie. Dix pays arabes, dont l'Arabie saoudite, l'Égypte et la Jordanie, la rejoignent une semaine plus tard.

8 décembre. Un rapport du Congrès américain évalue à 1 600 milliards de dollars les dépenses des États-Unis depuis le 11 septembre 2001, dans le cadre de la lutte antiterroriste.

9 décembre. Un rapport du Sénat américain sur les « interrogatoires renforcés » pratiqués par la Central Intelligence Agency (CIA) après les attentats du 11 septembre 2001 estime qu'ils « n'ont pas été efficaces » et constituent des actes de torture.

17 décembre. La Havane et Washington annoncent le rétablissement de leurs relations diplomatiques, rompues en 1961. La question de la levée de l'embargo économique, auquel est soumis Cuba depuis 1962, doit être examinée par le Congrès américain.

2015

3 mars. Dans un discours au Congrès américain à l'invitation des républicains, M. Netanyahou, le premier ministre israélien, fustige la politique de M.Obama à l'égard de Téhéran et dénonce l'accord sur le nucléaire iranien en voie d'être conclu.

11 avril. Premier tête-à-tête entre le président cubain Raúl Castro et M.Obama, en marge du sommet des Amériques, à Panamá. Trois jours plus tard, M. Obama déclare vouloir retirer Cuba de la liste américaine des pays soutenant le terrorisme, ce qui sera fait le 29 mai.

14 juillet. Signature de l'accord final sur le nucléaire iranien, à Vienne, entre Téhéran et les pays du G5 + 1. Vivement critiqué par les républicains aux États-Unis, il sera entériné de justesse par le Congrès américain le 11 septembre suivant.

20 juillet. Réouverture officielle des ambassades américaine à La Havane et cubaine à Washington.

28 septembre. Rencontre sous tension à l'Organisation des Nations unies (ONU) entre M.Obama et M.Vladimir Poutine —dont les troupes sont présentes en Syrie pour soutenir M. Al-Assad—, qui s'accusent mutuellement d'attiser le chaos syrien. Ils conviennent d'une coordination tactique entre leurs forces respectives sur le terrain. Les raids aériens russes en Syrie débutent deux jours plus tard.

3 octobre. En Afghanistan, les États-Unis bombardent « par erreur » (selon le commandement américain) l'hôpital de Médecins sans frontières (MSF) à Kunduz, faisant vingt-deux morts. M.Obama s'excusera auprès de MSF, qui parle de « crime de guerre ».

15 octobre. M. Obama annonce que les 9 800 soldats encore en poste en Afghanistan y resteront finalement en 2016, et que 5 500 d'entre eux seront maintenus après 2017.

14 novembre. Le chef de l'OEI en Libye est tué au cours d'un raid aérien mené pour la première fois par les États-Unis dans le pays, où le mouvement djihadiste gagne du terrain.

15 novembre. Lors d'un entretien imprévu pendant le sommet du G20, MM. Obama et Poutine s'accordent sur la nécessité d'un cessez-le-feu et d'une transition politique en Syrie, menée entre l'opposition et le régime sous l'égide de l'ONU. Le sort de M. Al-Assad demeure en suspens.

2016

4 février. Signature, en Nouvelle-Zélande, du partenariat transpacifique (Trans-Pacific Partnership, TPP), qui prévoit la création d'une zone de libre-échange unissant les États-Unis à onze autres pays du Pacifique (Australie, Canada, Chili, Japon, Singapour, Vietnam, etc.).

17 février. Selon des estimations officielles américaines, les frappes conduites par les États-Unis contre l'OEI, en Irak et en Syrie, ont tué environ 27 000 combattants de l'organisation.

20 avril. Le président Obama annonce l'envoi de 200 membres des forces spéciales américaines en Irak. Le 25 avril, 250 hommes sont dépêchés en Syrie.

7 juillet. À la veille du sommet de l'OTAN à Varsovie (8-9 juillet), M. Poutine dénonce la « frénésie militariste » de l'Alliance atlantique. Le 15 juin, celle-ci a fait savoir qu'elle avait décidé de déployer en 2017 des troupes en Pologne, en Estonie, en Lituanie et en Lettonie.

14 juillet. En visite à Moscou, le secrétaire d'État John Kerry propose à M. Poutine la création d'un « commandement militaire conjoint » à Amman (Jordanie) et des opérations américano-russes coordonnées en Syrie, dans le cadre de la lutte contre l'OEI et contre Al-Nosra, la branche syrienne d'Al-Qaida épargnée jusque-là par les Américains.

19-21 juillet. Tensions entre Ankara et Washington après le putsch militaire manqué contre le président turc Recep Tayyip Erdogan, dans la nuit du 15 au 16 juillet. La Turquie reproche aux États-Unis d'abriter le prédicateur Fethullah Gülen, qu'elle accuse d'avoir fomenté la tentative de coup d'État.

L'ours polaire, animal géopolitique

mar, 10/01/2017 - 16:22

L'ours polaire est devenu le symbole d'une biodiversité en péril, sous la menace du réchauffement climatique. Impossible toutefois de dissocier la protection de l'espèce des enjeux géopolitiques liés à un territoire convoité, l'Arctique. Une dimension dont les organisations environnementales ne sont pas toujours conscientes, pas plus qu'elles ne mesurent le rôle des peuples autochtones.

En avril 2010, M. Vladimir Poutine, alors premier ministre de la Russie, se faisait photographier avec un ours polaire — une femelle anesthésiée par des scientifiques — sur l'archipel François-Joseph, à l'extrême nord du pays. Le discours écologiste qu'il tenait alors, plaidant pour la protection de l'animal et de l'Arctique, dissimulait mal certaines arrière-pensées.

En septembre 2012, la réduction de la surface des glaces de mer estivales qui couvrent l'océan Arctique a atteint un record, au point que celles-ci pourraient avoir totalement disparu d'ici à 2050. Un minimum de glaces hivernales a aussi été atteint en mars 2015. Or l'ours polaire — nanouk dans la langue des Inuits, qui le divinisent et le chassent régulièrement— ne peut vivre sans la banquise, où il trouve ses principales proies, les phoques. Désormais en danger, il est donc devenu l'étendard de la lutte contre le réchauffement climatique. De surcroît, d'autres périls pèsent sur l'animal, dont la population est estimée à 20 000 ou 25 000 individus : la chasse, le braconnage ou encore les polluants, qui se concentrent dans les tissus de cet ultime maillon de la chaîne alimentaire.

Ce prédateur symbole de puissance, dont les plus gros mâles peuvent dépasser les 600 kilos et mesurer deux à trois mètres, régna longtemps en maître absolu sur les étendues gelées. Les premiers explorateurs blancs l'associaient au danger de l'« enfer polaire ». Au XVIIe siècle, Hollandais, Danois et Britanniques se livrent déjà des conflits armés pour prendre pied en Arctique, dont les ressources prometteuses suscitent la convoitise : animaux à fourrure, phoques, baleines, morues... L'archipel du Svalbard, à l'est du Groenland, est très disputé. La faune, et particulièrement l'ours polaire, seigneur déchu, paie un lourd tribut, subissant une élimination de masse.

Puis, à partir des années 1950, l'Arctique se retrouve au cœur de la guerre froide. Les Etats-Unis mettent en place la ligne DEW (pour « Distant Early Warning line », soit « ligne avancée d'alerte précoce »), un réseau de radars allant des îles Aléoutiennes à l'Islande en passant par l'Alaska, le nord du Canada et le Groenland. Avec pour objectifs d'anticiper l'arrivée par le plus court chemin de missiles ou de bombardiers en provenance d'URSS et d'espionner l'ennemi. Des bases militaires se mettent en place en Arctique, dont celle de Churchill (Manitoba, Canada), l'une des plus importantes. Située sur la route migratoire de l'ours blanc, la ville est aujourd'hui devenue une destination touristique. Au cours d'une guerre froide plutôt calme sous ces hautes latitudes, les soldats désœuvrés se rendent coupables d'une chasse excessive autour des bases : se procurer une peau d'ours à rapporter en souvenir agrémente leur morne quotidien. Cette pression de la chasse est particulièrement forte autour des bases de Resolute (Nunavut) et de Thulé (Groenland).

A cette hécatombe s'ajoutent diverses pollutions durables dans un milieu pourtant réputé immaculé. Les Soviétiques réalisent des essais nucléaires dans l'archipel de la Nouvelle-Zemble et entreposent fûts et réacteurs radioactifs en mer de Kara et en mer de Barents. Mais ils ne sont pas les seuls : les Canadiens abandonnent également des déchets radioactifs près de mines d'uranium autour du Grand Lac de l'Ours. Les militaires américains, eux, exploitent deux centrales nucléaires, l'une au Groenland, l'autre en Alaska, et laissent sur place des déchets radioactifs qui contaminent les cours d'eau et les populations locales. La plupart des bases, responsables de pollutions aux hydrocarbures, seront démantelées dans les années 1990.

Pourtant, à la même époque, l'ours polaire offre aussi l'occasion d'une coopération internationale faisant fi des frontières Est-Ouest. En 1965, des biologistes travaillant dans l'Arctique s'inquiètent de la diminution de sa population. Les Soviétiques et les Américains posent alors les fondements d'une collaboration indifférente aux tensions politiques. En 1968, un groupe de spécialistes se crée au sein de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). L'initiative de fédérer les cinq nations abritant l'animal autour d'un même projet annonce une collaboration plus large, prémices du futur Conseil de l'Arctique. Les représentants de ces pays se réunissent à Oslo en novembre 1973 pour entériner l'Accord sur la protection des ours polaires.

Le Conseil de l'Arctique voit le jour en 1996. Il réunit les nations circumpolaires, ainsi que des représentants des communautés autochtones. Par la suite, plusieurs pays, de plus en plus éloignés du pôle Nord, obtiendront des sièges d'observateur. On y traite d'environnement et de sécurité des transports, le rôle géopolitique du Conseil étant officieux.

L'Arctique retrouve son importance stratégique après les années 2000, même si la gravité des conflits est souvent surestimée. Les enjeux de souveraineté et d'exploitation des ressources sont réels ; mais la coopération et la négociation dominent. La plupart des pays circumpolaires règlent leurs litiges en s'appuyant sur le droit international, à commencer par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, signée en 1982 à Montego Bay (Jamaïque). La Russie s'est par exemple appuyée sur les règles régissant le plateau continental pour demander à l'ONU, le 4 août dernier, de lui reconnaître une « zone économique exclusive » de 1,2 million de kilomètres carrés. La Norvège avait obtenu une extension de ce type en 2009.

Les demandes d'exploitation des ressources minérales ne traduisent pas des prétentions d'appropriation hégémonique ; pour reprendre les termes du géographe Frédéric Lasserre, « c'est une course contre la montre, pas contre les voisins (1) ». Souvent évoqué, le pétrole revêt une importance bien moindre que le gaz et, surtout, que les autres ressources naturelles : zinc, nickel, cuivre, or, diamant, uranium... Des Etats non polaires s'intéressent également à la zone et à ses ressources, à l'instar de la Chine, du Japon et de Singapour, qui ont obtenu des sièges d'observateur au Conseil de l'Arctique en 2013.

Entre les Etats circumpolaires, les batailles se livrent à fleurets mouchetés, comme en témoigne le statut des routes maritimes. Le passage de l'Est est contrôlé par la Russie, qui a la meilleure pratique de la navigation périlleuse dans les eaux arctiques grâce à sa flotte de brise-glaces nucléaires. Le Canada souhaite développer la route de l'Ouest, de plus en plus libre de glaces. Cependant, plusieurs pays, à commencer par les Etats-Unis, contestent ces appropriations nationales, considérant qu'il devrait s'agir d'eaux internationales.

Dans cet écheveau de tensions géopolitiques, l'ours polaire occupe une place de choix. Régulièrement réévaluée, la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction (Convention on International Trade of Endangered Species, Cites), dite aussi convention de Washington, fixe les règles du commerce d'espèces protégées. Actuellement, l'ours blanc est classé en « annexe II », c'est-à-dire qu'il bénéficie d'une protection forte : très limités, le commerce et l'exportation de produits issus de l'animal ne sont autorisés que pour certaines communautés comme les Inuits du Canada. Mais des Etats signataires tels que les Etats-Unis ou la Russie, soutenus par plusieurs ONG, comme Polar Bear International (PBI) ou le Fonds international pour la protection des animaux (IFAW), militent pour qu'il passe en annexe I, qui implique une protection intégrale et l'interdiction totale du commerce lié à l'animal. Ils arguent que l'espèce serait menacée d'extinction et que l'existence d'une chasse légale encouragerait le braconnage grâce à des certificats d'exportation contrefaits en Russie. Le Canada est vent debout contre ce projet et crie à la désinformation : selon lui, les effectifs seraient stables, voire croissants — du moins sur son territoire, qui en concentre plus de 60 %.

Le gouvernement d'Ottawa défend les intérêts des communautés autochtones qui bénéficient d'un droit de chasse sur des espèces protégées comme les baleines et les ours polaires. Mais, avec les campagnes contre la chasse aux phoques, qui ont débuté à la fin des années 1970, puis l'interdiction par l'Union européenne, en 2009, de l'importation des produits issus de cet animal, leurs rentrées monétaires se sont taries. Dès les années 1980, afin de compenser ces pertes, Ottawa a incité les Inuits à transformer une partie de leurs quotas de prélèvement d'ours en chasses sportives pour des Européens ou des Américains fortunés. De crainte qu'une protection intégrale n'encourage le braconnage, des ONG écologistes comme Greenpeace ou le Fonds mondial pour la nature (WWF) soutiennent le maintien en annexe II de la Cites.

Ce sont aussi des considérations géopolitiques qui motivent ce soutien du Canada à la chasse. Le gouvernement fédéral a absolument besoin de conserver de bonnes relations avec les Inuits, car ceux-ci jouent le rôle de véritables bornes vivantes des territoires de l'Arctique. Il doit également se faire pardonner les déportations passées. En 1953, il a déplacé onze familles inuits originaires du Labrador beaucoup plus au nord, afin de créer les communautés de Grise Fjord et de Resolute. En langue inuit, celles-ci ont été rebaptisées respectivement Aujuittuq, « le lieu qui ne dégèle jamais », et Qausuittuq, « l'endroit où il n'y a pas d'aube »... En 2008, le gouvernement canadien a présenté des excuses officielles et versé 10 millions de dollars de dédommagements aux survivants.

Sur ces territoires au climat plus rigoureux, aux ressources plus limitées et à la nuit hivernale plus longue, ces communautés ont dû s'adapter pour survivre et sont ainsi devenues expertes en chasse à l'ours polaire. Pour établir la frontière entre le Nunavut, région inuit autonome depuis 1999, et les Territoires du Nord-Ouest, les zones de chasse ont été déterminantes. S'y ajoutait l'éventualité d'une exploitation pétrolière et minière, dont chacune des entités territoriales voulait préserver les bénéfices potentiels. Depuis 2007, pour affirmer la souveraineté du pays sur les territoires arctiques, l'armée canadienne organise chaque été l'« opération Nanouk ».

Les questions de protection animale et environnementale ont créé des dissensions entre des nations circumpolaires et l'Union européenne. Alors que celle-ci devait entrer au Conseil de l'Arctique avec le statut d'observatrice en mai 2013, le Canada a obtenu que son intronisation soit suspendue à la résolution du contentieux sur les restrictions aux importations de produits dérivés du phoque. Cela explique probablement que l'Union — ainsi que la France — se soit abstenue lors du vote concernant le passage de l'ours polaire en annexe I de la Cites la même année.

Les discussions sur le droit de chasse masquent les menaces les plus importantes qui pèsent sur l'ours blanc : la disparition de la banquise, liée au réchauffement climatique, et la diffusion de polluants régionaux et mondiaux. Or Etats-Unis et Russie figurent parmi les premiers responsables de ces deux phénomènes.

Au Canada et au Groenland, la chasse permet la conservation du patrimoine culturel, car les autorités la conditionnent à l'usage d'équipages de traîneaux à chiens. Si elle disparaissait, l'acculturation des Inuits et leur déconnexion par rapport à leur territoire, déjà réelles, ne pourraient que s'aggraver. Si la pratique peut choquer des écologistes, surtout quand ces droits sont vendus à des nantis occidentaux, les quotas accordés (de 400 à 600 bêtes sur une population estimée à 15 000 pour le Canada) sont présentés comme raisonnables et limitent le braconnage.

Pour sauver le plantigrade, certains scientifiques comme Steven Amstrup, de PBI, accréditent l'idée plus que discutable selon laquelle il faudrait capturer davantage de spécimens et utiliser les zoos comme banques génétiques (2). Il est vrai que plusieurs zoos ont transformé l'ours polaire en produit financier rentable. PBI, qui s'inscrit en partie dans la pratique d'ONG américaines animées par des hommes d'affaires, n'est pas exempt de mercantilisme. De tels propos contribuent à dissocier la cause de l'ours de son milieu. Or, même si des menaces sérieuses pèsent sur lui à moyen et long terme, il semble aussi faire montre de capacités d'adaptation. La situation de ses dix-neuf sous-populations n'est pas uniforme : certaines déclinent, mais plusieurs autres sont stables, voire en légère croissance.

Communautés locales, ONG, entreprises et Etats utilisent l'ours à des fins géopolitiques, car c'est l'usage futur des territoires de l'Arctique qui est en jeu ; mais l'animal n'est pas sorti d'affaire pour autant.

(1) Frédéric Lasserre, « Frontières maritimes dans l'Arctique : le droit de la mer est-il un cadre applicable ? », Ceriscope Frontières, 2011.

(2) Cf. Mika Mered, Rémy Marion, Farid Benhammou et Tarik Chekchak, « Pour que l'ours polaire ne soit plus la vache à lait des zoos », les blogs du Huffington Post, 5 juin 2015.

Réenchanter la politique par la dérision

mar, 10/01/2017 - 16:12

Au lendemain de l'effondrement de 2008, la capitale de l'Islande était l'image de la désolation. La forêt de grues hérissée durant la bulle financière avait disparu. Les immeubles inachevés de Reykjavík offraient au blizzard leurs flancs de béton brut. Une partie importante de la population, surendettée, perdait son logement ou se saignait aux quatre veines pour le conserver. Lors des municipales de 2010, les électeurs désemparés choisirent pour maire un acteur humoriste, M. Jón Gnarr.

La candidature de ce punk gravement dyslexique au parcours tourmenté (1), admirateur de Tristan Tzara, Pierre Joseph Proudhon ou Mikhaïl Bakounine, était au départ purement parodique. Il déclarait vouloir le pouvoir pour « [s']en foutre plein les poches sans se fatiguer » et en profiter pour « placer [ses] proches à des postes juteux ». Il était accompagné de musiciens et d'acteurs, beaucoup dans l'entourage de la chanteuse Björk, qui se qualifiaient eux-mêmes d'« anarchistes surréalistes ». Annonçant qu'elle trahirait ses promesses électorales, la liste du Meilleur parti proposait l'abolition de toutes les dettes, des voyages surprises pour les personnes âgées, l'obligation pour les hommes de rester à la maison certains jours ou l'introduction dans le pays d'ours blancs, d'écureuils et de grenouilles.

Devenu maire, M. Gnarr s'est associé aux sociaux-démocrates pour diriger cette municipalité qui fut longtemps un bastion du Parti de l'indépendance (conservateur) et qui abrite plus du tiers de la population du pays. Il a endossé alors un nouveau rôle. Le provocateur je-m'en-foutiste a fait place à un personnage d'une humilité désarmante. Les habitants de la capitale l'ont suivi dans sa démarche de transparence et de démocratie participative. Et ce personnage atypique a paradoxalement été l'homme de la situation. Les Islandais, plongés dans la récession, ne croyaient plus aux promesses et sentaient que le mieux serait gagné à la marge, dans la qualité de vie.

La crise a aidé M. Gnarr et ses amis à transformer une ville où la « bagnole » était reine en une capitale écologique, branchée et pourvue d'un très dense réseau de pistes cyclables. Passés brutalement de l'opulence à la récession, les Islandais ont liquidé leur troisième voiture, voire leur deuxième, et la circulation a diminué. Les pistes cyclables doublant une voie piétonne se sont multipliées — ce qui agace aujourd'hui les automobilistes avec le retour de la prospérité et des bouchons.

M. Gnarr a voulu donner la parole à la population. Mais en dépassant le chauvinisme de quartier. Deux programmeurs avaient créé des forums pour un « meilleur quartier » et un « meilleur Reykjavík ». Loin de se sentir court-circuitée, la municipalité les a encouragés. Ainsi, chaque habitant peut lancer une initiative sur ces plates-formes. Une discussion s'ouvre alors : pour ou contre, les intervenants participant sous leur nom. Le projet qui a le plus de soutiens obtient un financement immédiat. Toutes les positions doivent être expliquées et justifiées, ce qui exclut les mouvements d'humeur, les rancœurs et les effets de manche.

Aux élections municipales de 2014, la classe politique attendait Jón Gnarr au tournant. Après avoir goûté au pouvoir, n'allait-il pas rempiler ? C'était dans la logique des choses, il allait enfin devenir l'un des leurs. Au zénith dans les sondages, l'homme annonçait qu'il quittait la politique. Il a refusé d'y revenir en 2016 après l'épisode des « Panama papers », quand ses admirateurs lui ont demandé d'être candidat à l'élection présidentielle. L'aventure continue pour le Meilleur parti, qui s'est transformé en parti Avenir radieux. Il compte six députés au Parlement et gère toujours la municipalité au sein d'une coalition dirigée par un social-démocrate, avec la participation des écologistes de gauche et du Parti pirate.

Jadis morne capitale dès la tombée de la nuit, Reykjavík est devenue avec l'explosion du tourisme une ville vivante, gaie, dynamisée par de nombreux événements culturels et un sentiment de sécurité dont l'effet est contagieux. Accusés souvent d'abîmer la nature, les visiteurs ont rendu la ville plus écologique en se déplaçant à pied, ce que les Reykjavikois ne pratiquaient plus guère. Ils ont certes fait monter le tarif des consommations, mais sans eux les nombreux bars et restaurants qui ont éclos n'existeraient pas. Ombre au tableau, il leur faut de la place. Les grues sont de retour. La municipalité de gauche accorde des permis de construire à des hôtels de luxe, alors que les habitants les plus pauvres n'arrivent pas à se loger. Le succès très rapide d'Airbnb raréfie les locations disponibles à l'année et tire les prix à la hausse. L'opposition de droite, hier favorable à la destruction des vieilles maisons en bois, se découvre des états d'âme esthétiques et critique le bétonnage du centre.

En 2010, M. Gnarr promettait du rêve à bon marché dans une capitale paupérisée. La construction d'échangeurs sur les artères reliant les quartiers éloignés par un étalement urbain jusqu'ici sans limites sera sans doute l'enjeu du prochain scrutin auprès d'une population de nouveau enrichie. Une ville à deux vitesses, au sens propre, se dessine : un centre coquet sans voitures où l'on marche aisément, et des banlieues banales suréquipées en automobiles où l'on roule au pas.

(1) Qu'il raconte dans deux livres traduits en anglais, The Indian et The Pirate, Deep Vellum, Dallas, 2015 et 2016.

Des Pirates à l'assaut de l'Islande

mar, 10/01/2017 - 16:10

Touchée de plein fouet par la crise financière et l'effondrement de son système bancaire en 2008, l'Islande affiche aujourd'hui une santé économique resplendissante. Si ce petit pays a pu très vite se redresser en s'écartant de l'orthodoxie libérale, les promesses de refondation du contrat social restent à accomplir.

Geirix. – Noir et Blanc jouant aux échecs dans le centre de Reykjavik, 2015 © Pressphotos - Geirix

Pas un policier à l'horizon, pas une invective entre militants : le Forum nordique réunit début septembre tous les partis politiques islandais dans une grande quiétude. À la veille des élections législatives du 29 octobre, les principaux candidats s'expriment sous un modeste chapiteau planté devant l'université de Reykjavík. Par 64 degrés de latitude, l'inclinaison des rayons solaires donne à la lumière une grande douceur, tandis qu'un air venu du large apporte un peu de fraîcheur. Dans les débats, l'avenir de la Constitution passionne davantage que l'immigration, la construction de logements bien plus que le niveau des impôts ; la protection des données personnelles figure en bonne place. La crise… quelle crise ?

Sur cette île-volcan, la lave bouillonne pourtant toujours sous les glaciers depuis la débâcle financière de 2008. En avril 2016, une éruption populaire a balayé en quarante-huit heures le premier ministre Sigmundur Davíð Gunnlaugsson, empêtré dans les « Panama papers ». À son tour rattrapé par les révélations concernant l'argent de son épouse dissimulé dans un paradis fiscal, le président de la République Ólafur Ragnar Grímsson a dû renoncer à se présenter aux élections de juin dernier, après vingt ans de pouvoir. Enfin, à la mi-septembre, les sondages laissaient entrevoir une nouvelle réplique en plaçant le Parti pirate en tête des intentions de vote.

Il y a huit ans, ce pays de 320 000 habitants perdu au milieu de l'Atlantique nord a vécu un cauchemar. Les premiers jours d'octobre 2008 voyaient s'effondrer les trois principales banques, dont les actifs représentaient neuf fois la production nationale, tandis que partaient en fumée l'essentiel de la capitalisation boursière et une partie de l'épargne des familles. Seule l'intervention massive de l'État par la nationalisation des banques, la garantie des dépôts des insulaires et un strict contrôle des capitaux permit d'éviter le chaos social et la faillite des principales entreprises. En 2016, le pays affiche un budget en excédent, une dette en net recul, une croissance de plus de 3 % et un taux de chômage de 2,7 % (1)…

Il figure dans les premiers du monde pour le revenu par habitant et présente le plus fort taux d'emploi des pays industrialisés, avec 84,7 % d'actifs au sein de la population en âge de travailler (contre 64,5 % dans la zone euro ou 50,8 % en Grèce (2)).

Appelé au chevet de l'Islande par le premier ministre de l'époque Geir Haarde, le Fonds monétaire international a apporté une aide financière jusqu'en 2011. Même ses économistes ont dû reconnaître que cette success story doit beaucoup aux mesures antimarché, et notamment à la décision du gouvernement de donner la priorité aux déposants sur les actionnaires et de ne pas assumer la responsabilité des pertes des banques, contrairement à l'approche irlandaise (3). Après la « révolution des casseroles » qui a chassé du pouvoir le Parti de l'indépendance (conservateur, allié aux sociaux-démocrates), la majorité de gauche élue en avril 2009 (sociaux-démocrates et gauche écologiste) a mis en place des mesures d'austérité. Mais elle s'est efforcée de réduire la charge des emprunts pour les particuliers, en effaçant notamment les dettes excédant la valeur des propriétés tout en utilisant les recettes de l'État-providence pour atténuer l'impact de la récession sur les ménages (4). D'un côté, les programmes sociaux visant les plus faibles revenus étaient renforcés (les transferts aux ménages et la protection sociale, hors retraite, passant de 15 % du produit intérieur brut en 2008 à 19,5 % en 2009) ; de l'autre, les plus hauts revenus se voyaient fortement mis à contribution par l'impôt (par exemple, pour les 10 % les plus riches, l'impôt est passé de 24 % du revenu disponible en 2008 à 31,8 % en 2010). Ainsi, outre le retour rapide de la croissance et la baisse du chômage, l'exemple islandais se caractérise par une réduction des inégalités accompagnant la sortie de crise (voir le graphique ci-dessous).

Plusieurs banquiers ont été condamnés à la prison

« Nous avons aussi refusé les privatisations et mis en place un grand nombre de formations pour les personnes qui perdaient leur travail », nous explique Mme Katrín Jakobsdóttir, ministre de l'éducation à l'époque. Aujourd'hui cheffe du Mouvement gauche-vert, elle estime qu'avoir pu dévaluer la monnaie et ne pas être membre de l'Union européenne fut une chance : « La politique économique de la Banque centrale européenne est trop guidée par la lutte contre l'inflation. Avec de tels taux de chômage, les mesures d'austérité prises en Grèce, en Espagne, au Portugal engendrent beaucoup de rage dans la population, ce qui peut mener vers des routes très dangereuses. Nous pensons qu'il faut repenser la politique économique par une approche plus keynésienne. »

Les Islandais, qui avaient longtemps reconduit au pouvoir les partisans de la dérégulation et de la privatisation des banques en espérant devenir riches, découvraient alors les affres de la finance. L'envie de réussite et l'esprit pionnier forgé sur ces terres ingrates laissèrent la place au dégoût pour la triche et à la soif de justice. « L'attente était telle que beaucoup de gens qui ne possédaient plus rien ne comprenaient pas toutes les précautions de procédure. Mais les poursuites en matière de criminalité financière s'avèrent beaucoup plus difficiles que pour d'autres crimes », se souvient Mme Ragna Árnadóttir, nommée ministre de la justice au plus fort de la crise. Aujourd'hui directrice adjointe de la compagnie nationale d'électricité, elle semble encore éprouvée par cette expérience : « Lorsque les gens n'ont plus confiance dans le système, c'est à celui-ci de trouver la voie pour regagner la confiance du peuple. Y avons-nous réussi ? Je ne sais pas. » Les enquêtes du groupe spécial de magistrats et de policiers (5) ont permis d'envoyer plusieurs banquiers en prison et de condamner (sans peine) M. Haarde. Mais la Cour européenne des droits de l'homme n'a toujours pas statué sur le sort de l'ancien premier ministre, et la plupart des banquiers sont déjà revenus dans la vie économique. Les révélations sur les « Panama papers » n'ont pour l'instant donné lieu qu'à des enquêtes fiscales.

Geirix. – Jón Þór Ólafsson, ancien député du Parti pirate d'Islande, 2015 © Photographer.is - Geirix

« Nous n'avons pas vraiment réalisé ce que les gens attendaient après le très bon rapport parlementaire (6) sur ce qui ne fonctionnait pas dans la sphère politique ou dans le système bancaire », explique Mme Birgitta Jónsdóttir, la figure de proue du Parti pirate, qui se verrait bien présider le prochain Alþingi (Parlement) si le succès était au rendez-vous. Artiste, militante de WikiLeaks et d'une association écologiste, elle s'est lancée en politique en 2009 avec le Mouvement des citoyens. Depuis, elle siège au Parlement et a fondé le Parti pirate en 2012. « Par exemple, nous n'avons toujours pas séparé les banques de dépôt des “banques-casinos ”, poursuit-elle. L'élaboration d'une nouvelle Constitution fut un beau moment. Nous avons un bon texte sur la séparation des pouvoirs, la transparence et la responsabilité (7), mais, malgré son approbation par référendum, le processus est bloqué par le Parlement depuis 2013. » En juin 2010, elle a obtenu le vote d'une résolution unanime des députés en soutien à une « Initiative pour la modernisation des médias » qui visait à transformer l'Islande en paradis de la liberté d'expression et en refuge pour les lanceurs d'alerte : « Cela reste aussi un projet inachevé. Les textes d'application attendent leur passage devant le Parlement. Alors que les technologies évoluent rapidement, nous n'écrivons pas les lois assez vite. »

Référendums gagnants contre la Commission européenne

Le retour de la droite au pouvoir en avril 2013 a figé le processus de refondation de la vie politique. La gauche n'avait pas su répondre à l'aspiration pour davantage de démocratie ou à certains problèmes concrets, telle l'insuffisance de logements. Elle a surtout payé ses positions sur l'Europe et le remboursement des épargnants étrangers. Depuis les années 2000, l'Alliance sociale-démocrate militait, tout comme la très puissante Confédération islandaise du travail, pour entrer dans l'euro afin de ne plus subir les variations de la monnaie, explique M. Kristján Guy Burgess, son secrétaire général : « En lançant le processus d'adhésion à l'Union européenne en 2009, nous pensions qu'il serait possible d'obtenir un bon accord, même s'il y a des questions très difficiles comme la protection de notre pêche et de notre agriculture. Aujourd'hui, nous avons toujours besoin d'une solution monétaire durable pour lever sereinement le contrôle des capitaux. Pouvoir dévaluer notre couronne fut certes un avantage pendant et après le krach, mais sa volatilité représente aussi une cause du krach, en offrant la possibilité de spéculer sur les taux d'intérêt avec une banque centrale peu regardante. »

« Le gouvernement a commencé à perdre la confiance de la population à cause du dossier Icesave, reconnaît-il en se justifiant : Nous savions que nous allions le payer politiquement, mais qu'il nous fallait travailler pour l'intérêt national. » Après la faillite de la banque Icesave (succursale de la Landsbanki), le Royaume-Uni et les Pays-Bas réclamèrent le remboursement des dépôts de leurs ressortissants. Sous la pression européenne, le gouvernement islandais se montra ouvert à un compromis coûteux pour ses contribuables. C'est alors que le président Grímsson, sortant de sa fonction protocolaire, sut transformer en colère contre les Britanniques et les Néerlandais la révolte de la population contre le système capitaliste. Par deux fois, en mars 2010 et avril 2011, les électeurs rejetèrent un accord validé par le Parlement, mais que le président avait soumis à un référendum (8). Entêtée dans sa volonté de faire payer les Islandais, la Commission européenne porta l'affaire devant la cour de justice de l'Association européenne de libre-échange (AELE), qui lui donna tort le 28 janvier 2013 (9). Le tribunal considéra que l'État n'avait pas failli aux obligations de l'Espace économique européen en ne garantissant pas lui-même les dépôts des ressortissants étrangers. Depuis, la vente des actifs de la Landsbanki a tout de même permis de rembourser en partie ces apprentis spéculateurs.

« Ne pas confondre manifestants et électeurs »

En promettant d'aider au désendettement des ménages et en approuvant le recours au référendum par le chef de l'État, le Parti du progrès (centre droit, d'origine agrarienne) et le Parti de l'indépendance s'offrirent une virginité qui permit leur retour aux commandes. Député du Parti de l'indépendance, M. Vilhjálmur Bjarnason reconnaît aussi l'aubaine qui s'est présentée à leur retour : « Nous avons eu beaucoup de chance dans deux domaines clés : le tourisme et la pêche. En bloquant le trafic aérien plusieurs jours en 2010, le panache du volcan Eyjafjöll a fait connaître l'Islande comme une destination d'aventure et provoqué une explosion du tourisme (lire l'encadré ci-dessous). Et, avec le réchauffement des océans, de gigantesques bancs de maquereaux remontent vers le nord pour se jeter dans les filets des pêcheurs islandais. » En dépit de l'émoi suscité depuis par les « Panama papers » et du discrédit rapide de la majorité actuelle, il se veut optimiste à la veille du scrutin : « Il ne faut pas confondre les manifestants et les électeurs. »

Ces électeurs conservateurs, on pouvait les rencontrer le 3 septembre dernier dans l'immeuble moderne et cossu qui abrite le siège de leur mouvement. La plupart des partis islandais se sont convertis au rite des primaires, et il s'agissait ce jour-là de désigner les candidats pour les soixante-trois sièges en jeu. Gros véhicules de luxe ou tout-terrain, bijoux bien visibles voire talons hauts pour les dames, vestes impeccables et belles montres pour les messieurs, la composition sociale des votants relève de la caricature. Dans la salle protocolaire, de grands portraits rappellent que ce parti a dominé la vie politique depuis l'indépendance, en 1944, jusqu'en 2009.

GEIRIX. – Birgitta Jónsdóttir s'informant du procès de Chelsea Manning dans l'affaire WikiLeaks, 2013 © Pressphotos - Geirix

La droite a su comprendre qu'avec les déboires de la Grèce et de l'euro les électeurs des couches sociales les plus défavorisées se détourneraient davantage des partisans de l'Union européenne (essentiellement les sociaux-démocrates) que des artisans de réductions d'impôts pour les plus riches. Eurosceptiques par souci de leur clientèle (notamment les armateurs), ses dirigeants ont même cru pouvoir pousser leur avantage en écrivant à la Commission européenne en mars 2015 pour que l'Islande « ne soit plus considérée comme candidate ». Mais cela a provoqué une nouvelle éruption. Car, même s'ils s'opposent majoritairement à une adhésion, beaucoup d'électeurs auraient préféré juger sur pièces à l'occasion du référendum promis par ce gouvernement. Cette trahison des promesses électorales a entraîné une dissidence au sein des conservateurs, avec l'émergence d'un nouveau parti europhile de centre droit, Viðreisn, qui pourrait jouer les arbitres dans la formation de la prochaine majorité. L'épisode a aussi propulsé le Parti pirate, chantre de la démocratie directe, à plus de 40 % des intentions de vote, avant qu'il ne retombe entre 20 et 30 % cet été.

L'ambiance au siège du Parti pirate plonge dans un tout autre univers : un pavillon violet flottant au vent au milieu d'une zone d'activités inachevée, des bureaux étroits en duplex face à la mer (et aux baleines). À l'intérieur : des petits drapeaux Pirates, des chopes Pirates, un coin enfants avec un bateau Pirates, une étagère remplie de jeux de société… Âge moyen des candidats : la trentaine. Sont-ils prêts pour le pouvoir ? « Nous sommes prêts à redistribuer le pouvoir », répond M. Björn Leví Gunnarsson, informaticien dans l'éducation nationale. « Nous portons une responsabilité internationale : celle de donner l'espoir que l'on peut changer la politique », ajoute M. Viktor Orri Valgarðsson, jeune docteur en science politique.

Sont-ils de gauche ou de droite ? Mauvaise question ! « Nous sommes antiracistes, internationalistes, pour l'État-providence de type nordique, l'accès pour tous à l'éducation et à la santé, indépendamment du revenu ou du domicile, répond ce dernier. Toutefois, nous voulons sortir des monopoles et du protectionnisme. Nous voulons lutter contre la corruption, la triche, mais nous ne pensons pas que le rôle de l'État soit de rendre le monde plus égalitaire. Dans l'absolu, pour moi, si un riche s'est enrichi loyalement, ce n'est pas un problème. » Quelques nuances chez ses voisins, mais pas de réprobation dans ce parti taxé tantôt de « libertarien » — pour ses positions favorables à une grande liberté des affaires —, tantôt de « communiste de conseils » — pour sa défense de la démocratie directe.

« Les Pirates répondent à leur manière au rejet du système »

Un des projets-phares des Pirates étant l'instauration d'un revenu universel garanti, on obtiendra tout de même une réponse plus concrète le lendemain en poussant Mme Jónsdóttir dans ses retranchements : « Nous ne sommes pas pour le revenu garanti tel que le voyait Milton Friedman, mais clairement pour la version de gauche (10). J'espère que nous saurons rester ouverts à d'autres visions et nous entourer de compétences plurielles, y compris de l'étranger. Le rôle des artistes et des militants est surtout de faire évoluer les normes, pour que les gens qui ne sont pas politisés puissent aller de l'avant. » Elle compte beaucoup faire avancer la bataille qui fédère son parti autour de la neutralité de l'Internet et de la protection des données personnelles : « Dans les Constitutions, le respect de la vie privée est érigé en droit fondamental ; pourquoi cela n'est-il pas appliqué à l'Internet ? D'un autre côté, et alors qu'il serait beaucoup plus facile aujourd'hui de donner accès aux informations d'intérêt général, pourquoi est-il si difficile d'obtenir le droit d'éclairer les zones obscures où se tapit la corruption ? »

Geirix. – Juste avant une manifestation contre l'attribution de mitraillettes MP5 à la police. Sur l'affiche : « Les Islandais sont de retour ! Deuxième édition révisée » © Photographer.is - Geirix

La droite a déjà indiqué qu'elle ne voulait pas gouverner avec les Pirates. Un accord de coalition semble en revanche possible avec le nouveau parti centriste Viðreisn, les sociaux-démocrates et le Mouvement gauche-vert. La dirigeante de ce dernier parti et favorite pour le poste de premier ministre en cas d'alternance, Mme Jakobsdóttir, ne craint pas les nouveaux venus : « Comme partout en Europe, la politique islandaise devient très versatile. Mais nous sommes assez chanceux de ne pas être confrontés à des partis d'extrême droite. Les Pirates répondent à leur manière au rejet du système. C'est une bonne chose, car ce sont des gens avec lesquels nous pouvons travailler. Bien sûr, nous ne sommes pas d'accord lorsqu'il s'agit de politique fiscale ou de dépense publique. Mais nous nous retrouvons sur l'accueil des réfugiés, la démocratie, les droits de l'homme, la transparence. Je reste toutefois inquiète, car nous voyons monter le sentiment qu'il n'y a pas vraiment de différence entre la gauche et la droite. Pour moi, il n'y en a jamais eu autant : partout on voit croître les inégalités. »

Relation avec l'Europe, redistribution, protectionnisme, les sujets de discorde ne manqueraient pas dans une telle coalition. Sur le plan géopolitique, les écologistes de gauche sont les seuls à préconiser une évolution vers la neutralité avec une sortie de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord. Mais leur cheffe relativise l'enjeu à l'échelle de ce pays qui n'a pas d'armée, « et même pas de services secrets », ajoute-t-elle.

(1) Banque centrale d'Islande, 7 septembre 2016.

(2) Données de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pour 2015, www.data.ocde.org

(3) « Iceland's recovery. Lessons and challenges », Reykjavík, 27 octobre 2011.

(4) Stefán Ólafsson, « Level of living consequences of Iceland's financial crisis. What do the social indicators tell us ? » (PDF), Reykjavík, 2011, et « La sortie de crise de l'Islande », École des hautes études en sciences sociales, Paris, 28 mai 2014.

(5) Lire le témoignage d'Eva Joly, « Pour en finir avec l'impunité fiscale », Le Monde diplomatique, juin 2016.

(6) « Rannsóknarnefnd Alþingi » (rapport de la commission spéciale d'enquête du Parlement), 12 avril 2010, www.rna.is

(7) Lire Silla Sigurgeirsdóttir et Robert Wade, « Une Constitution pour changer d'Islande ? », La valise diplomatique, 18 octobre 2012.

(8) Lire Silla Sigurgeirsdóttir et Robert Wade, « Quand le peuple islandais vote contre les banquiers », Le Monde diplomatique, mai 2011.

(9) Judgment of the Court (Directive 94/19/EC on deposit-guarantee schemes). European Commission vs Iceland (PDF), 28 janvier 2013.

(10) Lire Mona Chollet, « Le revenu garanti et ses faux amis », Le Monde diplomatique, juillet 2016.

Janvier 2017 en perspective

sam, 07/01/2017 - 16:26

Quand son voisin vote Front national, le militant doit-il céder à l'amertume et renoncer au combat politique ? À Séoul, la « révolution des bougies » a eu raison de sa dame de fer, en attendant mieux. Quand les entreprises européennes sont mises à l'amende au nom de la loi américaine, les principes du droit anglo-saxon — et ses avocats — triomphent. Une sélection d'archives en rapport avec le numéro du mois.

  • « Mon voisin vote Front national » Willy Pelletier • page 3 Aperçu Combattre un parti impose-t-il de condamner ceux qu'il a réussi à séduire ? Un militant de longue date de diverses organisations antiracistes d'extrême gauche interroge les formes de lutte dont il a usé, sans succès, contre le Front national. Son témoignage aide à comprendre comment celui-ci a réussi à devenir l'un des acteurs décisifs de la prochaine élection présidentielle française.
  • → Les deux jambes du militantisme Astra Taylor • juin 2016
  • → Les trois visages du vote FN Joël Gombin • décembre 2015
  • → Front national, un vote contre l'immigration… et l'injustice André Campana & Jean-Charles Eleb • mars 1998 Aperçu
  • « Révolution des bougies » à Séoul Sung Il-kwon • page 6 Aperçu Bravant des températures inférieures à 0°C, plus d'un million de Sud-Coréens ont manifesté chaque semaine pendant plus de deux mois. Du jamais-vu depuis la chute de la dictature, en 1987. Ils ont obtenu la mise à l'écart de la présidente Park Geun-hye, accusée de corruption et de faiblesse — le tout sur fond de chamanisme. Désormais, ils se battent pour des changements plus profonds.
  • → Virage autoritaire à Séoul S. I.-k. • janvier 2016
  • → Une dame de fer à Séoul Martine Bulard (La valise diplomatique • 21 décembre 2012
  • → La Corée du Sud au miroir de son cinéma Gonul Donmez-Colin • janvier 1997 Aperçu
  • Au nom de la loi… américaine Jean-Michel Quatrepoint • pages 1, 22 et 23 Aperçu Les entreprises européennes ont dû payer aux États-Unis un pactole de plus de 40 milliards de dollars ces dernières années. La justice américaine les accuse de ne pas respecter les sanctions décidées par Washington (et non par les Nations unies) contre certains États. Le droit devient alors une arme pour absorber ou éliminer des concurrents.
  • → Les Etats-Unis mettent les banques à l'amende Ibrahim Warde • juillet 2014 Aperçu
  • → Quand le droit anglo-saxon s'impose Cyril Laucci • avril 2014 Aperçu
  • → Etats-Unis, république des avocats Alan Audi • septembre 2010 Aperçu
  • Quand Le Corbusier redessinait Paris Olivier Barancy • pages 14 et 15 Aperçu Classée au patrimoine mondial de l'Unesco en juillet 2016, l'œuvre architecturale de Le Corbusier est célébrée comme une contribution exceptionnelle au mouvement moderne. Mégalomane, fasciné par l'ordre, l'architecte suisse était aussi, selon un ouvrage à paraître, un urbaniste doctrinaire.
  • → Architecture : bâtir ou briller ? Karim Basbous • août 2012 Aperçu
  • → Chandigarh et Le Corbusier Thierry Paquot « L'urbanisation du monde », Manière de voir nº 114, décembre 2010 - janvier 2011
  • → A qui profite Paris ? Claude Bourdet • juin 1976 Aperçu
  • Le monde selon Donald Trump Michael Klare • pages 1, 8 et 9 Aperçu « L'Amérique d'abord ! » Martelé depuis des mois par le prochain président des États-Unis, ce slogan suggère ce que sera sa politique étrangère. Un mélange d'unilatéralisme, de brutalité et de mercantilisme. Sans oublier une certaine imprévisibilité…
  • → Les Etats-Unis sont fatigués du monde Benoît Bréville • mai 2016
  • → La prudence forcée de M. George H. Bush Serge Halimi • novembre 1989 Aperçu
  • → Conflit de pouvoirs entre M. Reagan et le Congrès sur la politique étrangère Marie-France Toinet • juin 1984 Aperçu
  • Ce qui attend l'Amérique latine Alexander Main • pages 8 et 9 Aperçu Le décès du dirigeant historique de la révolution cubaine Fidel Castro a plongé dans l'affliction une grande partie des progressistes latino-américains. De l'Argentine au Venezuela, une droite atlantiste et libérale accumule depuis quelque temps les victoires. Doit-elle également se réjouir de l'arrivée au pouvoir du nouveau président américain Donald Trump ?
  • → Aux origines du messianisme américain Perry Anderson • octobre 2016 Aperçu
  • → Washington a-t-il perdu l'Amérique latine ? Janette Habel • décembre 2007 Aperçu
  • → Une tentative pour s'affranchir de la tutelle des Etats-Unis Edouard Bailby • novembre 1967 Aperçu
  • « Terra nullius », une fiction tenace Maxime Lancien • page 13 Aperçu Lors des Jeux olympiques de Sydney, en 2000, l'Australie avait célébré dans l'allégresse la réconciliation nationale entre Aborigènes et descendants de migrants européens. Dix-sept ans plus tard, la question du droit à la terre et de la dette coloniale empoisonne à nouveau la société.
  • → Le rêve perdu des Aborigènes Michèle Decoust • octobre 2000 Aperçu
  • → Une manifestation a fait resurgir le problème des aborigènes en Australie David Parker • septembre 1972 Aperçu
  • → « Nous autres aborigènes… » Charles Perkins • janvier 1966 Aperçu
  • Un esthète révolutionnaire Marion Leclair • page 27 Aperçu Au XIXe siècle, le Britannique William Morris, promis par son éducation, son aisance financière et ses talents à une belle carrière d'artiste et d'écrivain, choisit d'accorder son action et ses convictions politiques : il entreprend de réhabiliter l'artisanat et de vulgariser la pensée marxiste.
  • → Les « turpitudes » de Pissarro Evelyne Pieiller • février 2010 Aperçu
  • → Le déclin des avant-gardes au XXe siècle Eric Hobsbawm • mai 2001 Aperçu
  • → Le geste essentiel Nadine Gordimer • janvier 1985 Aperçu
  • Entre l'Allemagne et la Turquie, l'enjeu des réfugiés Hans Kundnani & Astrid Ziebarth • pages 16 et 17 Aperçu En mars 2016, la chancelière allemande Angela Merkel a négocié pour le compte de l'Union européenne un accord controversé avec la Turquie, afin de dissuader les migrants de traverser la mer Égée en bateau. Il semblerait que les deux partenaires entendent renouer aujourd'hui une alliance stratégique semblable à celle qu'ils entretenaient par le passé.
  • → Migrations : comment l'Union européenne enferme ses voisins Alain Morice & Claire Rodier • juin 2010
  • → Brève histoire des relations turco-européennes depuis 1963 Didier Billion • juin 2008
  • → L'Allemagne s'active au Proche-Orient Michel Verrier • juillet 2002 Aperçu
  • Ankara et Téhéran, alliés ou concurrents ? Mohammad-Reza Djalili & Thierry Kellner • pages 16 et 17 Aperçu Des tensions opposent de manière récurrente la Turquie à son partenaire historique allemand et à son rival ancestral iranien. Elles devraient persister, malgré une dynamique de rapprochement diplomatique entre Ankara et Téhéran pour la recherche d'un cessez-le-feu durable entre tous les acteurs du conflit syrien.
  • → Le monde selon Téhéran Shervin Ahmadi • janvier 2014 Aperçu
  • → Ni Orient ni Occident, les choix audacieux d'Ankara Wendy Kristianasen • février 2010 Aperçu
  • → La Turquie dans le grand jeu Alain Gresh • avril 1992 Aperçu
  • Le double défi de la gauche brésilienne Guilherme Boulos • page 7 Aperçu Le 31 août 2016, le Sénat brésilien a voté la destitution de Mme Dilma Rousseff. Le nouveau président, le conservateur Michel Temer, pourrait connaître le même sort. Quant à la gauche, elle fait face à un double défi : son crédit est entamé alors même que la droite repart à l'offensive. Le dirigeant de l'un des principaux mouvements sociaux présente son analyse.
  • → Amérique latine, pourquoi la panne ? Renaud Lambert • janvier 2016
  • → Brésil, du Parti des travailleurs au parti de Lula Douglas Estevam • juillet 2013 Aperçu
  • → Brésil, le gâchis Ignacio Ramonet • octobre 2005
  • Mais que fait la police ? Anthony Caillé & Jean-Jacques Gandini • page 28 Aperçu Avec le soutien du Front national, qui recueillerait plus de 50 % des suffrages parmi les policiers et militaires, les gardiens de la paix cherchent à élargir leur mouvement aux autres corps relevant de la sécurité — gendarmes, pompiers, personnels soignants — et demandent aux « civils » de s'y associer. Faut-il y voir un risque de sédition ?
  • → Urgences sociales, outrance sécuritaire Laurent Bonelli • septembre 2010 Aperçu
  • → Aux bons soins d'une société sécuritaire Christian de Brie • mai 1994 Aperçu
  • → La police, la gauche et le changement Jean-Jacques Gleizal • janvier 1985 Aperçu
  • L'icône de la démocratie birmane ménage les militaires Christine Chaumeau • pages 4 et 5 Aperçu Depuis le 1er novembre 2016, près de trente mille Rohingyas, victimes d'exactions, ont fui la Birmanie. Les divisions ethniques demeurent. Un an après son élection, toujours tributaire des généraux, Mme Aung San Suu Kyi doit aussi faire face aux problèmes économiques intérieurs.
  • → Désunion nationale en Birmanie Renaud Egreteau • décembre 2012 Aperçu
  • → Accélération de l'histoire en Birmanie Elizabeth Rush • janvier 2012 Aperçu
  • → La Birmanie : un Eldorado encore sous-exploité Marcel Barang • août 1983 Aperçu
  • Trafics d'influence en Afrique Anne-Cécile Robert • pages 10 et 11 Aperçu Passé quasiment inaperçu, le quatrième sommet afro-arabe s'est tenu à Malabo, en Guinée-Équatoriale, en novembre. Cette rencontre traduit l'intérêt croissant des pays du Golfe pour l'Afrique et, pour celle-ci, une diversification inédite de ses partenaires. Les pays situés au sud du Sahara redessinent leur insertion dans la géopolitique mondiale.
  • → Spéculation : ruée sur les terres africaines Joan Baxter • janvier 2010 Aperçu
  • → La Chine est-elle impérialiste en Afrique ? M. K. • septembre 2012 Aperçu
  • → Washington à la conquête d'« espaces vierges » en Afrique Philippe Leymarie • mars 1998 Aperçu
  • Pluie de critiques sur les casques bleus Sandra Szurek • page 21 Aperçu Mise en échec en Syrie, l'ONU a pu obtenir du Conseil de sécurité l'autorisation d'envoyer des observateurs pour superviser l'évacuation d'Alep. L'organisation semble plus démunie que jamais. Même ses opérations de maintien de la paix suscitent de vives critiques, comme au Rwanda en 1994, en ex-Yougoslavie en 1995 ou plus récemment en Centrafrique.
  • → Réformer les Nations unies Samantha Power • septembre 2005 Aperçu
  • → « Casques bleus » et souveraineté des Etats François Honti • avril 1964
  • → Malgré les critiques du « tiers monde » les soldats de l'O.N. U. jouent un rôle essentiel dans un pays déchiré par les passions Eric Rouleau • juillet 1961 Aperçu
  • Les Yézidis, éternels boucs émissaires Vicken Cheterian • page 12 Aperçu Alors que la bataille pour la reprise de Mossoul semble s'enliser, les Yézidis qui ont fui le nord-ouest de l'Irak en 2014 hésitent à regagner leur région natale. Persécutés par l'Organisation de l'État islamique, ils reprochent aux peshmergas de les avoir abandonnés à leur sort.
  • → Chance historique pour les Kurdes V. Ch. • mai 2013 Aperçu
  • → Faiblesses d'une résistance divisée Chris Kutschera • septembre 1980 Aperçu
  • → Le malheur d'une nation sans Etat Jean-Pierre Viennot • avril 1970 Aperçu
  • Prostitution, la guerre des modèles William Irigoyen • pages 18 et 19 Aperçu Au nom de la lutte contre les violences faites aux femmes, la Suède est devenue, le 1er janvier 1999, le premier pays à pénaliser l'achat de services sexuels, tandis que d'autres, comme l'Allemagne en 2001, choisissaient de légaliser les maisons closes. Quinze années de recul permettent d'observer les effets de ces deux approches opposées de la prostitution.
  • → Surprenante convergence sur la prostitution Mona Chollet • septembre 2014
  • → La prostitution, un droit de l'homme ? Florence Montreynaud • mars 1999 Aperçu
  • → Garantir à tout être humain la même dignité André Jacques • novembre 1987 Aperçu
  • Matteo Renzi se rêve en phénix Raffaele Laudani • page 19 Aperçu Alors que les arrestations et démissions pour corruption se multiplient dans l'entourage de la maire de Rome, issue du Mouvement 5 étoiles, ce dernier apparaît comme le grand vainqueur du référendum organisé par le président du conseil, M. Matteo Renzi. Les électeurs n'ont pas seulement rejeté le projet de réforme constitutionnelle : ils ont massivement condamné la politique menée depuis février 2014.
  • → « Jobs Act », le grand bluff de Matteo Renzi Andrea Fumagalli • juillet 2016
  • → Beppe Grillo, le criquet dans la Toile Lucie Geffroy • septembre 2013
  • → Inquiétants paradoxes italiens Guido Moltedo • février 1995 Aperçu
  • Interrègnes...

    sam, 07/01/2017 - 15:54
    Le naufrage de l'URSS 1989

    15 avril-4 juin. Des manifestations étudiantes et ouvrières en faveur de la démocratie sont organisées place Tiananmen, à Pékin. Le mouvement est écrasé par l'armée.

    Eté. Francis Fukuyama publie dans The National Interest son article « La fin de l'histoire ? ».

    30 juin. Coup d'Etat du général Omar Al-Bachir au Soudan.

    26 septembre. Retrait officiel des derniers soldats vietnamiens du Cambodge, qu'ils occupaient depuis 1979. Les accords de Paris, scellant la paix, seront signés deux ans plus tard.

    1er-24 octobre. La réunion des députés libanais à Taëf (Arabie saoudite) débouche sur un document d'« entente nationale » prévoyant des réformes politiques pour mettre fin à la guerre civile, qui dure depuis 1975.

    Novembre. Définition des principes du « consensus de Washington » par l'économiste John Williamson. L'Amérique latine va servir de laboratoire.

    14 décembre. Au Chili, la présidence de la République de Patricio Aylwin met fin à seize ans de dictature du général Augusto Pinochet.

    17 décembre. Le Brésil connaît ses premières élections libres depuis 1964.

    20 décembre. Les troupes américaines envahissent le Panamá et chassent le général Manuel Noriega du pouvoir au terme d'une semaine de combats.

    1990

    12 février. En Afrique du Sud, libération du chef historique de l'ANC (Congrès national africain), M. Nelson Mandela, après vingt-sept années de détention.

    2 août. Invasion irakienne du Koweït.

    Septembre. Effondrement du marché international de l'immobilier à la suite d'une importante vague de spéculation.

    19 novembre. Signature du traité de réduction des forces conventionnelles en Europe (FCE).

    1991

    17 janvier-28 février. Intervention en Irak d'une coalition internationale dirigée par les Etats-Unis, après l'invasion du Koweït par l'armée irakienne six mois plus tôt. La principauté pétrolière est rapidement libérée.

    21 mai. Le premier ministre indien Rajiv Gandhi est tué au cours d'un meeting électoral, à Madras, dans un attentat attribué aux Tigres tamouls.

    25 juin. La Croatie et la Slovénie proclament leur indépendance. La Macédoine fait de même le 15 septembre, suivie par la Bosnie-Herzégovine le 15 octobre. Début des guerres yougoslaves, qui vont durer quatre ans.

    31 juillet. Signature à Moscou, entre M. Mikhaïl Gorbatchev et M. George H. Bush, du traité Start I prévoyant une importante réduction des armements nucléaires stratégiques.

    30 octobre. Ouverture à Madrid, à l'initiative des Etats-Unis, de la conférence de paix sur le Proche-Orient, suivie des premières négociations bilatérales entre Israël et ses voisins arabes, y compris palestiniens.

    8 décembre. La Russie, l'Ukraine et la Biélorussie constatent officiellement la disparition de l'URSS et créent la Communauté des Etats indépendants (CEI).

    Illusions d'un nouvel ordre mondial 1992

    11 janvier. Les autorités algériennes annulent les élections législatives, dont le premier tour a été remporté par le Front islamique du salut (FIS). L'état d'urgence est proclamé un mois plus tard et le FIS dissous. La guerre civile fera près de 150 000 morts en treize ans.

    7 février. Signature du traité de Maastricht instituant l'Union européenne (UE).

    6 décembre. La destruction de la mosquée d'Ayodhya, en Inde, par des extrémistes hindous est le point de départ de violences intercommunautaires (1 200 morts).

    9 décembre. M. George H. Bush lance l'opération militaro-humanitaire « Restore Hope » en Somalie, menée sous les auspices des Nations unies.

    1993

    1er janvier. Naissance de la République tchèque et de la Slovaquie, après la dissolution de la Tchécoslovaquie.

    3 janvier. Signature du traité Start II entre les Etats-Unis et la Russie, qui abaisse le plafond des missiles nucléaires stratégiques.

    Eté. Parution dans la revue Foreign Affairs de l'article de Samuel Huntington sur « Le choc des civilisations ».

    13 septembre. Signature des accords d'Oslo par l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) et le gouvernement israélien, à Washington, respectivement représentés par Yasser Arafat et Itzhak Rabin, en présence du nouveau président des Etats-Unis William Clinton.

    3 octobre. Dix-huit soldats américains sont tués en Somalie. Le 7, M. Clinton annonce le retrait progressif de ses troupes, lesquelles quitteront le pays en mars 1994.

    1994

    1er janvier. Mise en place de l'Accord de libre-échange nord-américain (Alena) entre le Canada, les Etats-Unis et le Mexique. L'Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) déclenche une insurrection au Chiapas (Mexique).

    10-11 janvier. Lancement du Partenariat pour la paix, destiné à accueillir dans l'OTAN les ex-pays communistes d'Europe centrale.

    9 février. Ultimatum de l'OTAN aux Serbes de Bosnie-Herzégovine qui assiègent Sarajevo. Le 28 commence la première intervention militaire de l'OTAN en ex-Yougoslavie.

    6 avril. L'avion du président rwandais Juvénal Habyarimana est abattu. Début du génocide des Tutsis par les Hutus, qui fera entre 500 000 et 800 000 morts.

    9 mai. M. Mandela est élu président de l'Afrique du Sud.

    15 avril. Signature à Marrakech (Maroc) de l'acte final du cycle de l'Uruguay instituant l'Organisation mondiale du commerce (OMC), qui succède au GATT.

    15 octobre. Les Etats-Unis interviennent militairement en Haïti afin de rétablir à la tête du pays le président Jean-Bertrand Aristide, renversé par un coup d'Etat le 30 septembre 1991.

    11 décembre. Les troupes russes entrent en Tchétchénie. Cette première guerre durera jusqu'en août 1996.

    Fragiles espoirs de paix 1995

    Janvier. Instauration du Mercosur (Marché commun du Sud), regroupant l'Argentine, le Brésil, le Paraguay et l'Uruguay.

    Mai. A l'OCDE, début des négociations confidentielles sur l'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI), conférant tous les pouvoirs aux investisseurs face aux gouvernements. Il sera abandonné en 1998.

    11 mai. Le traité de non-prolifération nucléaire (TNP) est reconduit par 178 pays pour une durée indéfinie.

    Juillet. Les forces serbes de Bosnie massacrent près de 8 000 musulmans bosniaques à Srebrenica.

    28 septembre. Signature à Washington des accords israélo-palestiniens sur l'extension de l'autonomie, dits Oslo II, divisant la Cisjordanie en trois zones à souveraineté différenciée.

    4 novembre. Assassinat du premier ministre israélien Rabin par un extrémiste juif. Il sera remplacé par M. Shimon Pérès.

    21 novembre. Les accords de Dayton (Etats-Unis) mettent fin au conflit en Bosnie-Herzégovine et entérinent le partage ethnique en deux entités, l'une croato-musulmane, l'autre serbe.

    1996

    Février-mars. Après l'assassinat par les Israéliens de l'« ingénieur » du Hamas, le 5 janvier, le mouvement multiplie les attentats-suicides en Israël (plus de 100 morts).

    12 mars. La loi Helms-Burton durcit les sanctions américaines à l'égard des pays commerçant avec Cuba. Elle est condamnée par la communauté internationale.

    Avril. Le Hezbollah tirant, par solidarité avec les Palestiniens, des missiles sur Israël, M. Pérès déclenche l'opération « Raisins de la colère » contre le Liban (175 morts, pour l'essentiel civils).

    25 juin. Attentat de Khobar, en Arabie saoudite, contre les forces américaines (dix-neuf morts).

    5 août. La loi d'Amato-Kennedy renforce l'embargo mis en place par les Etats-Unis contre l'Iran et la Libye concernant les investissements dans le secteur pétrolier.

    10 septembre. L'ONU adopte le traité d'interdiction complète des essais nucléaires (TICE). Il sera rejeté par le Sénat américain en 1999.

    1997

    Mars-décembre. Succession de crises monétaires et financières en Asie orientale (Thaïlande, Philippines, Corée du Sud, Indonésie, Hongkong...). L'onde de choc atteint bientôt la Russie, puis l'Amérique latine.

    1er juillet. Les Britanniques rétrocèdent Hongkong à la Chine.

    11 décembre. Adoption du protocole de Kyoto sur la réduction des gaz à effet de serre.

    13 décembre. Accord sur la libéralisation des services financiers à l'OMC.

    Secousses sociales, émergence d'Al-Qaida 1998

    6 mai. Début de la guerre entre l'Ethiopie et l'Erythrée. Un accord de paix sera conclu en 2000.

    11-13 et 28-30 mai. L'Inde puis le Pakistan procèdent à des essais nucléaires, entraînant un embargo occidental.

    21 mai. En Indonésie, le général Suharto est chassé du pouvoir après trente-deux ans de dictature.

    17 juillet. Cent vingt pays s'expriment en faveur de la création d'une Cour pénale internationale (CPI). Elle sera mise en place le 1er juillet 2002.

    7 août. Deux attentats islamistes contre les ambassades des Etats-Unis font 224 victimes, dont douze Américains, en Tanzanie et au Kenya. En représailles, le Soudan et l'Afghanistan sont bombardés le 20 août.

    17 août. Le rouble est dévalué, plongeant la Russie dans une crise sans précédent.

    6 décembre. Election de M. Hugo Chávez à la présidence du Venezuela, première victoire d'une série que la gauche remporte dans les années 2000 en Amérique latine.

    1999

    Janvier. Naissance de l'euro, qui sera mis en circulation le 1er janvier 2002. En 2008, il représentera 25 % des réserves mondiales en devises.

    23 mars-11 juin. L'OTAN déclenche des bombardements aériens sur la Serbie, sans mandat de l'ONU, qui aboutissent au retrait des forces serbes du Kosovo. La région est placée sous protectorat des Nations unies.

    30 août. Le Timor-Leste, occupé par l'Indonésie depuis 1975, se prononce massivement pour l'autodétermination lors d'un référendum. L'armée indonésienne mène une répression sanglante.

    Septembre. Après plusieurs attentats à la bombe au Daghestan et à Moscou, attribués aux indépendantistes tchétchènes, les Russes bombardent Grozny et envahissent la république. Seconde guerre de Tchétchénie.

    30 novembre-3 décembre. La troisième conférence ministérielle de l'OMC, à Seattle (Etats-Unis), se solde par un échec. Le sommet donne lieu à d'importantes manifestations contre la mondialisation.

    2000

    Mars. Chute des valeurs de la « nouvelle économie » (bulle Internet).

    24 mai. Les forces israéliennes se retirent du Liban sud — à l'exception de la zone dite des fermes de Chebaa.

    23 juin. Signature de l'accord de Cotonou entre l'Union européenne et les 77 Etats du groupe ACP (Afrique, Caraïbes et Pacifique). Conclu pour vingt ans, cet accord de coopération succède à la convention de Lomé.

    28-29 septembre. Début de la seconde Intifada dans les territoires occupés palestiniens.

    10 octobre. Normalisation des relations commerciales sino-américaines.

    12 octobre. Attentat contre le destroyer américain USS Cole dans le port d'Aden (Yémen). Revendiqué par Al-Qaida, il cause la mort de douze marins.

    Le choc du 11-Septembre 2001

    Janvier. Premier Forum social mondial (FSM) à Porto Alegre (Brésil), tenu aux mêmes dates que le Forum économique mondial de Davos (Suisse).

    13 mars. Les Etats-Unis rejettent le protocole de Kyoto sur la réduction des gaz à effet de serre.

    20-22 avril. M. George W. Bush présente, lors du Sommet des Amériques, le projet de création d'une Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) regroupant tous les Etats américains, excepté Cuba.

    14-15 juin. Création officielle de l'Organisation de coopération de Shanghaï (OCS) par la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan et l'Ouzbékistan. Quatre Etats observateurs (l'Inde, le Pakistan, l'Iran et la Mongolie) intégreront cette organisation.

    20-21 juillet. Plus de 300 000 personnes manifestent à Gênes (Italie), à l'occasion de la réunion du G8. Un jeune altermondialiste, Carlo Giuliani, est tué par les carabiniers. On dénombre également des centaines de blessés.

    11 septembre. Les attentats contre le World Trade Center, à New York, et le Pentagone, à Washington, font près de trois mille morts.

    7 octobre. Intervention militaire en Afghanistan, avec l'aval des Nations unies, d'une coalition dirigée par les Etats-Unis et le Royaume-Uni.

    23 octobre. Lancement du Nouveau partenariat pour le développement de l'Afrique (Nepad).

    11 décembre. La Chine entre à l'OMC.

    13 décembre. Les Etats-Unis se retirent du traité américano-soviétique de défense antimissile (ABM, 1972), qui interdisait le déploiement d'un bouclier antimissile sur le sol américain.

    2002

    29 janvier. M. Bush qualifie l'Irak, l'Iran et la Corée du Nord d'« axe du Mal ».

    18-22 mars. La conférence des Nations unies sur le financement du développement, réunie à Monterrey (Mexique), adopte le « consensus de Monterrey », selon lequel les problèmes se règleront par les investissements privés et le libre-échange.

    11-14 avril. La CIA participe en sous-main au coup d'Etat tenté contre le président vénézuélien Chávez.

    21 mai. Washington annonce que les Etats-Unis ne ratifieront pas le traité instituant la Cour pénale internationale (CPI), signé par M. Clinton en décembre 2000.

    Juillet. WorldCom, le géant américain des télécommunications, dépose le bilan. C'est la plus grosse banqueroute (frauduleuse) de l'histoire.

    20 septembre. Adoption par les Etats-Unis d'une nouvelle « stratégie de sécurité nationale » prévoyant notamment des attaques préventives contre les « Etats voyous ».

    12 octobre. A Bali (Indonésie), une série d'attentats islamistes visant deux discothèques de Kuta Beach et le consulat des Etats-Unis fait 187 morts.

    Invasion de l'Irak 2003

    20 mars. Début de l'opération militaire américano-britannique « Liberté de l'Irak ». Bagdad tombe le 9 avril. Le 1er mai, M. Bush déclare que la « mission » en Irak est « remplie ».

    26 août. L'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) affirme avoir découvert en Iran des taux d'uranium enrichi supérieurs aux normes civiles. Elle intime peu après à Téhéran de prouver qu'il ne développe pas l'arme nucléaire.

    30 août. Un compromis est trouvé à l'OMC, après plusieurs mois de négociations, pour l'accès des pays du Sud aux médicaments génériques.

    10-14 septembre. Echec de la conférence de l'OMC à Cancún (Mexique) : le Sud refuse l'accord sur l'agriculture proposé par les Etats-Unis et l'Union européenne, ainsi que l'ouverture de négociations sur l'investissement, la concurrence, les services et l'ouverture des marchés.

    2004

    Janvier. Signature de l'Accord de libre-échange de l'Asie du Sud (SAFTA) entre le Bangladesh, le Bhoutan, l'Inde, les Maldives, le Népal, le Pakistan et le Sri Lanka.

    29 février. Les Etats-Unis, aidés par la France, démettent de ses fonctions le président haïtien, M. Jean-Bertrand Aristide.

    11 mars. Des bombes explosent dans des trains de voyageurs en gare d'Atocha, dans la banlieue de Madrid. Le bilan s'élève à près de 200 morts.

    2 avril. La Bulgarie, l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie rejoignent l'OTAN.

    Mai. Indignation dans le monde après la publication de témoignages et de photographies sur les tortures de l'armée américaine dans la prison d'Abou Ghraib, en Irak.

    3 septembre. Une prise d'otages dans une école de Beslan, en Ossétie du Nord, se solde par la mort de 340 personnes — en majorité des enfants — après l'intervention des forces spéciales russes.

    6 octobre. Le rapport de la mission américaine chargée d'enquêter sur la présence d'armes de destruction massive en Irak conclut que Saddam Hussein n'en possédait plus depuis 1991.

    26 décembre. Un tremblement de terre, au large de l'Indonésie, provoque un raz de marée géant causant la mort de près de 220 000 personnes en Asie du Sud.

    2005

    17 janvier. M. Bush évoque une intervention armée pour arrêter le programme nucléaire iranien.

    10 février. La Corée du Nord annonce qu'elle détient l'arme nucléaire afin d'assurer son « autodéfense contre la volonté américaine de [l'] étouffer ».

    2 mai. Pour la première fois, le candidat élu au poste de secrétaire général de l'Organisation des Etats américains (OEA), le Chilien José Miguel Insulza, n'est pas le postulant soutenu par les Etats-Unis.

    20 octobre. L'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco) adopte la convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, malgré l'opposition de Washington.

    Des Etats-Unis plus isolés 2006

    16 mars. M. Bush dévoile sa « nouvelle » doctrine stratégique de sécurité nationale, axée sur la notion de « guerre préventive ». Sept pays sont qualifiés de « despotiques » : l'Iran, la Corée du Nord, la Biélorussie, la Birmanie, Cuba, la Syrie et le Zimbabwe.

    11 avril. Selon le président iranien, M.Mahmoud Ahmadinejad, l'Iran a « rejoint le club des pays disposant de la technologie nucléaire ».

    Juin-novembre. Après avoir évacué la bande de Gaza en septembre 2005, l'armée israélienne y lance deux vastes opérations terrestres et aériennes.

    15-17 juillet. La tenue du G8 à Saint-Pétersbourg (Russie) consacre le retour de la Russie au sein du club des grandes puissances.

    12 juillet-14 août. Le Hezbollah ayant capturé deux soldats israéliens et en ayant tué huit autres, le premier ministre d'Israël, M. Ehoud Olmert, déclenche une offensive militaire au Liban. Le bilan est de près de 1 200 morts côté libanais, et 150 morts côté israélien.

    26 septembre. Une étude du renseignement américain affirme que la guerre en Irak a « aggravé la menace terroriste » et renforcé l'islamisme radical.

    12 octobre. La revue médicale britannique The Lancet estime que près de 650 000 Irakiens seraient décédés à la suite de l'occupation américaine.

    16 octobre. Le président Bush impose des sanctions contre le régime soudanais, qu'il accuse de commettre un génocide au Darfour.

    Novembre. Le Vietnam devient le 150e Etat membre de l'OMC.

    23 décembre. Le Conseil de sécurité des Nations unies instaure un embargo sur le programme nucléaire iranien, mais n'autorise pas le recours à la force. Les sanctions économiques sont durcies trois mois plus tard.

    2007

    10 janvier. M. Bush annonce l'envoi de 21 500 soldats supplémentaires en Irak.

    27 juillet. La Bolivie du président Evo Morales signe un accord pour l'exploitation du minerai de fer avec une compagnie indienne. C'est le premier investissement indien d'importance en Amérique latine.

    Août. Effondrement du marché américain des crédits immobiliers à risque (subprime). Début de la crise financière.

    16 septembre. Selon les prévisions de The Economist, le poids des pays émergents dans l'économie mondiale devrait dépasser les 60 % en 2025, retrouvant un pourcentage équivalent à celui du début du XIXe siècle, quand la Chine et l'Inde dominaient la production manufacturière mondiale.

    17 septembre. La Chine accorde un prêt de 5 milliards de dollars à la République démocratique du Congo (RDC).

    1er octobre. Washington crée un commandement régional militaire unique pour l'Afrique (Africom).

    10 décembre. L'Argentine, la Bolivie, le Brésil, l'Equateur, le Paraguay et le Venezuela créent une nouvelle institution régionale latino-américaine, la Banque du Sud, pour prendre leurs distances avec la Banque mondiale et le FMI et retrouver leur autonomie financière.

    Nouvelle politique ou nouveau discours ? 2008

    21 janvier. Les Bourses mondiales s'effondrent. Elles plongeront à nouveau en octobre.

    19 février. Le président cubain Fidel Castro prend sa retraite politique. Les Etats-Unis indiquent qu'ils ne changeront pas leur politique à l'égard de Cuba.

    Mars. L'armée chinoise réprime violemment une série de manifestations au Tibet, organisées à l'occasion du 49e anniversaire du soulèvement de 1959.

    8 avril. Le FMI évalue à 945 milliards de dollars le coût de la crise financière.

    23 mai. Signature du traité constitutif de l'Union des nations sud-américaines (Unasur).

    24 mai. En visite à Pékin, le nouveau président russe, M. Dmitri Medvedev, déclare : « La coopération sino-russe est devenue un facteur majeur de la sécurité mondiale. »

    8 juillet. Washington obtient l'autorisation de Prague pour l'installation d'une base de radars en sol tchèque dans le cadre du projet américain de bouclier antimissile.

    Août. Guerre entre la Russie et la Géorgie, au sujet des régions séparatistes d'Ossétie du Sud et d'Abkhazie, à laquelle les Etats-Unis et l'OTAN assistent impuissants.

    15 septembre. L'Unasur intervient, sans les Etats-Unis, pour soutenir le président bolivien Morales, victime d'une tentative de déstabilisation.

    23 septembre. « Wall Street tel qu'on l'a connu cessera d'exister », annonce... le Wall Street Journal concernant la crise financière mondiale.

    Octobre. Le Sénat américain approuve le plan de sauvetage du secteur financier (700 milliards de dollars). Le plan européen s'élève, quant à lui, à 1 700 milliards d'euros.

    4 novembre. M.Barack Obama est élu président des Etats-Unis.

    27 décembre. Israël déclenche un assaut contre Gaza. Au terme de vingt-deux jours d'offensive, le bilan est de 1 400 morts.

    2009

    Janvier. L'armée sri-lankaise lance une opération d'envergure contre les Tigres de libération de l'Eelam tamoul (LTTE). Les rebelles annonceront le 17 mai qu'ils déposent les armes. C'est la fin d'un conflit vieux de trente ans, qui aurait fait près de 100 000 morts selon l'ONU.

    17 février. M. Obama promulgue un nouveau plan de relance de l'économie, d'un montant de 787 milliards de dollars.

    27 mars. Le président américain annonce l'envoi de 17 000 soldats supplémentaires en Afghanistan.

    12 juin. Election présidentielle contestée en Iran. M. Ahmadinejad est déclaré vainqueur.

    30 juin. Les troupes américaines se retirent des villes irakiennes.

    5 juillet. Plus de 150 personnes sont tuées au cours d'émeutes dans la province chinoise du Xinjiang.

    6 juillet. Accord entre Washington et Moscou sur les armes nucléaires, qui prend le relais du traité Start I expirant en décembre 2009.

    La guerre froide

    sam, 07/01/2017 - 15:54
    De l'alliance à l'affrontement 1945

    4-11 février. La conférence de Yalta réunit Franklin Roosevelt, Winston Churchill et Joseph Staline, les dirigeants des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de l'URSS. Le communiqué commun annonce une coopération militaire pour le désarmement et l'occupation de l'Allemagne, ainsi qu'un accord sur la prochaine réunion d'une conférence des Nations unies à San Francisco.

    25 avril-26 juin. La conférence de San Francisco réunit les représentants de cinquante nations pour élaborer les statuts de la future organisation internationale (l'Organisation des Nations unies).

    2 septembre. Hô Chi Minh proclame l'indépendance de la République démocratique du Vietnam.

    1946

    5 mars. Constatant l'influence croissante des communistes sur les gouvernements des pays libérés par l'armée rouge, Churchill déclare qu'un « rideau de fer » est tombé sur le continent.

    19 décembre. A la suite du bombardement du port de Haïphong par l'armée française, Hô Chi Minh lance une attaque contre ses garnisons.

    1947

    5 juin. Annonce du plan Marshall (programme américain d'aide à la reconstruction pour l'Europe).

    1949

    2 janvier. La Bulgarie, la Hongrie, la Pologne, la Roumanie et la Tchécoslovaquie créent le Conseil d'assistance économique mutuelle (Comecon).

    4 avril. Signature à Washington du traité de l'Atlantique nord par les Etats-Unis, le Canada, la Belgique, la France, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, le Danemark, l'Islande, l'Italie, la Norvège et le Portugal.

    8 mai. Vote de la Loi fondamentale constituant la République fédérale d'Allemagne (RFA).

    29 août. Explosion de la première bombe atomique soviétique.

    1er octobre. Mao Zedong annonce la prise de pouvoir des communistes et proclame la République populaire de Chine.

    7 octobre. La République démocratique allemande (RDA) est proclamée.

    1950

    25 juin. L'armée de la Corée du Nord franchit le 38e parallèle.

    27 juin. Le Conseil de sécurité des Nations unies adopte, en l'absence de l'URSS, une résolution condamnant l'agression nord-coréenne.

    7 juillet. Une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies confie le commandement d'une force onusienne aux Etats-Unis. Seize pays acceptent de venir en aide à la Corée du Sud.

    26 septembre. Du fait de l'ampleur de la contre-offensive, les Nord-Coréens sont repoussés au-delà du 38e parallèle.

    18 octobre. Les forces onusiennes entrent en Corée du Nord et s'emparent de Pyongyang, sa capitale.

    Novembre-décembre. Face à la menace américaine à la frontière mandchoue, les troupes chinoises se portent au secours de leur allié nord-coréen.

    1951

    18 avril. Création de la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) par la Belgique, la France, la RFA, le Luxembourg, l'Italie et les Pays-Bas.

    Juin-juillet. Stabilisation du front autour du 38e parallèle et début des négociations entre l'ONU et la Corée du Nord.

    1951

    1er novembre. Les Etats-Unis font exploser leur première bombe H avec succès dans les îles Marshall.

    Vers la coexistence pacifique 1953

    5 mars. Mort de Staline. Elle ouvre une période de « dégel » à l'intérieur (libération de prisonniers) comme à l'extérieur.

    17 juin. Soulèvement à Berlin-Est et dans plusieurs villes de RDA. Les autorités soviétiques décrètent l'état d'urgence ; l'insurrection est réprimée par l'armée rouge.

    27 juillet. Signature de l'armistice qui met fin à la guerre de Corée.

    13 septembre. Nikita Khrouchtchev est élu premier secrétaire du Parti communiste.

    1954

    21 juillet. A la suite de la bataille de Diên Biên Phu, les accords de Genève officialisent la fin de la guerre d'Indochine. Il est établi que le Vietnam sera partagé en deux zones de regroupement militaire le long du 17e parallèle. Les Etats-Unis et Ngô Dinh Diêm, le chef du gouvernement de l'Etat vietnamien — créé par les Français à Saïgon en 1949 —, ne ratifient pas la déclaration finale.

    1955

    24 février. L'Irak, l'Iran, le Pakistan et la Turquie signent un traité d'alliance avec le Royaume-Uni (pacte de Bagdad).

    18-24 avril. La conférence de Bandoung des peuples afro-asiatiques consacre l'émergence politique des pays du tiers-monde. Au-delà de la volonté de coopération économique, culturelle et politique, ces nations condamnent le colonialisme et plaident pour la coexistence pacifique et le non-alignement.

    6 mai. Adhésion officielle de la RFA à l'OTAN.

    14 mai. Création du pacte de Varsovie entre l'URSS, la Pologne, la Bulgarie, la Tchécoslovaquie, la Roumanie, la Hongrie et l'Albanie.

    1956

    14-25 février. Lors du XXe Congrès du Parti communiste de l'Union soviétique (PCUS), Khrouchtchev dénonce le culte de la personnalité de Staline et révèle les crimes de l'ancien dirigeant.

    Octobre-novembre. Soulèvement en Hongrie ; Israël, la France et le Royaume-Uni lancent une action conjointe contre l'Egypte, qui a nationalisé la Compagnie du canal de Suez. Sous la pression des Etats-Unis et de l'URSS, le Royaume-Uni, la France et Israël acceptent un cessez-le-feu.

    1957

    5 janvier. Dwight D. Eisenhower annonce au Congrès l'engagement des Etats-Unis contre le communisme au Proche-Orient.

    25 mars. La France, la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas, l'Italie et la RFA signent le traité de Rome, qui établit le Marché commun (la Communauté économique européenne).

    Octobre. Lancement de Spoutnik 1, le premier satellite soviétique.

    1959

    4 janvier. Ernesto « Che » Guevara entre dans La Havane abandonnée par Fulgencio Batista. M. Fidel Castro devient premier ministre.

    15-25 septembre. Première visite de Khrouchtchev aux Etats-Unis. Rencontre avec Eisenhower à Camp David.

    1961

    17 avril. Tentative d'invasion de la baie des Cochons à Cuba organisée par la Central Intelligence Agency (CIA).

    11 mai. Le vice-président américain Lyndon B. Johnson annonce à Saïgon le soutien des Etats-Unis au régime de Diêm. John Fitzgerald Kennedy portera à 15 000 le nombre de soldats américains au Sud-Vietnam.

    12-13 août. Pour enrayer l'exode croissant des citoyens de RDA, les autorités est-allemandes entreprennent la construction du mur de Berlin.

    1962

    Février. Un commandement militaire américain est créé à Saïgon.

    Octobre. L'installation à Cuba de rampes de lancement de missiles soviétiques déclenche une crise majeure.

    L'enjeu vietnamien 1963

    Août. Le traité de Moscou, signé par les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l'URSS, interdit notamment les essais nucléaires dans l'atmosphère.

    1964

    7 août. A la suite du prétendu incident du golfe du Tonkin, le Congrès des Etats-Unis donne au président Johnson la possibilité de « prendre toutes mesures nécessaires pour faire échec au communisme ». Johnson fait bombarder les installations côtières du Nord-Vietnam.

    14 octobre. Khrouchtchev est destitué de toutes ses fonctions. Leonid Brejnev devient premier secrétaire.

    1965

    7 mai. Les marines américains débarquent à Da Nang alors que Moscou livre ses premiers missiles à Hanoï.

    1966

    7 mars. Charles de Gaulle annonce que la France se retire du commandement militaire intégré de l'OTAN.

    1967

    2 mars. Les Etats-Unis déclenchent l'opération « Rolling Thunder » contre le Nord-Vietnam. Ces bombardements massifs se poursuivront jusqu'en 1968.

    1968

    30 janvier. L'offensive du Têt lancée par les forces du Front national de libération du Vietnam (ou Vietcong) et de l'Armée populaire vietnamienne prend les Etats-Unis par surprise. Repoussée, elle affecte cependant l'administration Johnson, dont de nombreuses personnalités se positionnent contre la guerre.

    Janvier-août. En Tchécoslovaquie, le premier secrétaire du PC slovaque, Alexander Dubcek, lance une vague de libéralisation politique, économique et sociale (le printemps de Prague). Les armées des cinq pays du pacte de Varsovie envahissent la Tchécoslovaquie.

    1er juillet. Signature à Londres, Moscou et Washington du traité de non-prolifération nucléaire (TNP).

    1970

    12 août. Signature du traité germano-soviétique qui confirme le statu quo territorial entre l'Union soviétique et la RFA. Il inaugure l'Ostpolitik en ce qu'il ouvre la voie à la normalisation diplomatique.

    1971

    3 septembre. Signature du traité de Berlin, qui définit le statut de Berlin-Ouest.

    25 octobre. La Chine populaire est admise à l'ONU parmi les membres permanents du Conseil de sécurité.

    1972

    26 mai. Signature, à Moscou, par l'URSS et les Etats-Unis de deux accords sur la limitation des armements stratégiques (SALT I).

    3 octobre. Signature entre les Etats-Unis et l'URSS du traité ABM d'interdiction des missiles antibalistiques.

    21 décembre. Le « traité fondamental » signé par les deux Etats allemands affirme le respect de l'indépendance, de la souveraineté et de l'intégrité territoriale, du droit à l'autodétermination et de la non-discrimination.

    1973

    27 janvier. Les accords de paix de Paris signés par les Etats-Unis, la République démocratique du Vietnam et le Sud-Vietnam prévoient le retrait des forces terrestres américaines du Vietnam dans un délai de soixante jours.

    1975

    1er août. Signature de l'acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) à Helsinki. Les trente-trois pays européens, à l'exception de l'Albanie, les Etats-Unis et le Canada reconnaissent l'inviolabilité des frontières, le respect des droits de l'homme, la libre circulation des hommes et des idées, la nécessité de développer leurs relations économiques.

    Retour de la tension : la « guerre fraîche » 1976

    9 septembre. Mort de Mao.

    1979

    1er février. Retour à Téhéran de l'imam Ruhollah Khomeiny (en exil depuis 1963), qui proclame la République islamique.

    15-18 juin. Les accords SALT II sont signés à Vienne entre le président James Carter et Brejnev.

    12 décembre. L'OTAN décide du principe de déploiement de nouveaux missiles nucléaires (fusées Pershing-2 et missiles de croisière Cruise) en Europe occidentale. Il s'agit de rétablir un équilibre avec les SS-20 soviétiques.

    27 décembre. Intervention de l'armée soviétique en Afghanistan.

    1980

    Novembre. Ronald Reagan est élu président des Etats-Unis.

    1982

    12 novembre. Iouri Andropov succède à Brejnev, décédé le 10 novembre.

    1983

    Novembre. L'OTAN déploie ses euromissiles (Allemagne, Royaume-Uni, Italie) en réponse aux SS-20 soviétiques. Rupture des négociations sur la limitation des armements.

    La fin de la guerre froide 1985

    11 mars. M.Mikhaïl Gorbatchev est élu secrétaire général du PCUS. Ses mots d'ordre sont : perestroïka (« restructuration ») de l'économie nationale et glasnost (« transparence ») dans les affaires politiques et culturelles.

    1989

    15 février. Les dernières troupes soviétiques quittent l'Afghanistan.

    4-18 juin. Victoire de Solidarnosc aux élections législatives polonaises, un non-communiste dirige le gouvernement pour la première fois à l'Est.

    9 novembre. Chute du mur de Berlin.

    22 décembre. Le régime de Nicolae Ceausescu est renversé par la population roumaine soutenue par l'armée.

    1990

    31 mai-2 juin. Les présidents George H. Bush et Gorbatchev concluent un accord sur la préparation d'une réduction des armements stratégiques offensifs.

    Août. L'URSS condamne l'invasion du Koweït par l'Irak et ne s'oppose pas aux diverses résolutions.

    1991

    Janvier-mars. Les pays baltes se déclarent favorables à l'indépendance.La Géorgie fait sécession tandis que neuf des quinze Républiques soviétiques acceptent de participer à un référendum sur l'organisation d'une « Union rénovée ».

    1er juillet. Dissolution du pacte de Varsovie.

    3 octobre. Unification de l'Allemagne.

    21 décembre. Dissolution de l'URSS.

    Les deux jambes du militantisme

    ven, 06/01/2017 - 18:03

    Contre l'ordre actuel, deux types de combats se côtoient, parfois rivalisent. La propagande par le fait recherche une prise de conscience morale et politique. Elle a recours à des techniques spectaculaires, souvent individuelles, mais peine à maintenir l'élan initial. Moins en vogue, l'organisation privilégie un travail de longue haleine, plus collectif, moins ludique. Il arrive pourtant que ces deux fleuves se rejoignent.

    Herbert Wegehaupt. – « Cercles concentriques », 1927-1928 ADAGP – Photo : Philippe Migeat - Centre Pompidou – MNAM – CCI – RMN

    Il y a une dizaine d'années, j'assistai à une conférence intitulée « 1968 » dans une université du New Jersey. L'orateur, Mark Rudd, une figure du mouvement étudiant et de la contre-culture des années 1960, avait pris sa retraite au Nouveau-Mexique après avoir enseigné les mathématiques au sein d'établissements d'enseignement supérieur fréquentés surtout par des pauvres. Dans son discours, il s'amusa à démystifier la célébrité qui lui était tombée dessus lorsque, âgé d'une vingtaine d'années, il joua un rôle important dans l'occupation de l'université Columbia, à New York. À la même époque, il fut également partie prenante du Weather Underground, un groupe radical apprécié des médias, adepte de la « propagande par le fait », qui connut son heure de gloire en faisant exploser des bombes devant le Capitole puis le Pentagone (heureusement sans faire de victimes).

    L'assistance, composée pour l'essentiel d'étudiants et de jeunes gens politisés, ne demandait qu'à s'enflammer pour le passé révolutionnaire de Rudd, fascinée par sa condition de fugitif pendant des années. Les « Weathermen », se disait-on, y sont peut-être allés trop fort et n'ont rien accompli de tangible ; mais au moins ils ont agi !

    Rudd ébranla notre romantisme bon marché. À la différence de la plupart de ses anciens camarades, devenus plus conservateurs avec l'âge, il était resté fidèle aux idéaux politiques de sa jeunesse. Mais il n'adhérait plus à la tactique de la confrontation directe qui lui avait valu sa notoriété. La pavane machiste, les appels à prendre les armes, tout cela, nous disait-il, n'avait représenté qu'une illusion délirante. En s'attribuant le rôle avantageux d'avant-garde destinée à catalyser une force combattante au service des « peuples du monde », lui et ses camarades ne réussirent qu'à démobiliser la base militante que d'autres avaient mis des années à rassembler, au prix de beaucoup d'efforts.

    Ce qu'il ne mesurait pas à l'époque, nous expliqua-t-il sans chercher à ménager nos fantasmes insurrectionnels, c'était la différence entre l'« activisme » et l'organisation, entre la mise en scène de ses idéaux et la construction d'un mouvement. Ce message, il ne cesse de le marteler. « La seule fois, m'a-t-il dit récemment, où j'ai entendu le mot “activiste” il y a cinquante ans, c'était sous forme d'insulte adressée aux militants étudiants par nos ennemis d'alors, les administrateurs de l'université et les éditorialistes. »

    À la différence du terme « organisateur (1) », ancré dans l'histoire du syndicalisme et de la gauche américaine, celui d'« activiste », aux origines ambiguës, s'est progressivement imposé pour désigner les personnes engagées dans une action de régénération individuelle et politique au sens large. « Nous-mêmes avions l'habitude de nous qualifier tour à tour de révolutionnaires, de radicaux, de militants, de socialistes, de communistes ou d'organisateurs », se souvient Roxanne Dunbar-Ortiz, une historienne de gauche forte de cinquante ans d'expérience des mouvements sociaux. L'apparition du mot « activiste » sur la scène publique coïncida, selon elle, avec la généralisation du « discrédit de la gauche ».

    Maintenir la mobilisation

    Une grande partie des camarades de lutte de Rudd et de Dunbar-Ortiz venaient de familles imprégnées d'idées communistes, syndicalistes, ou alors ils avaient pris part au combat pour les droits civiques dans les États du Sud. Ils s'y étaient familiarisés avec un mouvement adossé aux Églises et à des structures communautaires, payant souvent — pauvrement — des organisateurs afin qu'ils maintiennent la population mobilisée pendant de longues périodes, alors même que les perspectives de victoire étaient lointaines.

    C'est seulement après la fin des années 1960 et à la faveur de nouveaux combats — centrés sur le féminisme, l'émancipation des homosexuels, l'écologie, les droits des handicapés — que les activistes ont commencé à proliférer. Au cours des années 1980 et 1990, le terme s'est imposé. Les mouvements qualifiés de la sorte ont accompli un travail énorme en un temps très court, bien souvent grâce à la mise en œuvre de techniques qui enrichirent les formes de lutte traditionnelles ; ils inventèrent notamment des procédures ouvertes, démocratiques et antihiérarchiques. Cependant, tout à leur désir de s'affranchir de l'héritage pesant de la gauche traditionnelle, ils ont parfois jeté par-dessus bord des tactiques, traditions et méthodes qui auraient pu leur être utiles.

    Les activistes ont tiré parti d'une période où les contestataires se détournaient de ce qu'ils estimaient être des idéologies désuètes au profit de choix politiques plus incisifs et plus radicaux. À partir des années 1960, il devint également courant de chercher à se dégager de la figure du leader charismatique, compte tenu des dégâts essuyés par le mouvement social lorsque le personnage ayant endossé ce rôle finissait assassiné (Martin Luther King), perdait la raison (Eldridge Cleaver (2)) ou retournait sa veste (Jerry Rubin (3)). Dans le même temps, les syndicats américains pâtirent d'avoir laissé s'installer à leur tête des bureaucrates timorés ou corrompus. Le désenchantement envers les professionnels du changement social a alors gagné les cercles les plus idéalistes.

    Mais, pendant que la gauche se détachait de ses racines organisationnelles, les conservateurs, eux, créaient des structures nouvelles, des think tanks, des groupes d'affaires arrosés d'argent par les multinationales ; ils galvanisaient l'infanterie évangélique de la « majorité morale » ; ils déroulaient le terrain à la « révolte fiscale » des grosses fortunes. La gauche gagnerait donc à réapprendre à s'organiser pour rendre son activisme plus durable, plus efficace, pour soutenir et amplifier son élan lorsque l'intensité des protestations de rue décline. Autrement dit, fonder des organisations politiques, débattre de stratégies à long terme, faire émerger des dirigeants (choisis en fonction de leur fiabilité et non de leur charisme) et réfléchir à la manière de les soutenir. La progression de l'activisme au cours des dernières décennies est un phénomène salutaire. Toutefois, les modes d'organisation qui assuraient jadis le succès des mouvements sociaux ne se sont pas développés au même rythme, bien au contraire.

    Aujourd'hui, les activistes américains ont des repères politiques très différents de ceux de leurs aînés. Nul n'a plus de parent membre du Parti communiste, les syndicats sont moribonds et, de la longue lutte du mouvement des droits civiques, qui aurait encore tant à nous apprendre, ne subsiste qu'une série d'images pieuses et de contes de fées. Le terme même d'« activiste » a été dévoyé de son sens. Dorénavant, il décrit davantage un tempérament qu'un spectre donné d'opinions et de pratiques politiques. Nombre de ceux qu'on qualifie ainsi paraissent se délecter de leur marginalisation et se soucier comme d'une guigne de l'efficacité, en imaginant peut-être que leur isolement constitue une marque de noblesse ou une preuve de vertu.

    De larges segments de l'activisme contemporain risquent donc de succomber au piège de l'individualisme. Or l'organisation est coopérative par nature : elle aspire à entraîner, à construire et à exercer un pouvoir partagé. Elle consiste, comme l'écrit le jeune sociologue et militant Jonathan Smucker, à transformer un « bloc social en force politique ». N'importe qui peut se dire activiste, même quelqu'un qui, en tentant sans relâche d'attirer l'attention sur un sujet important, agit seul et ne répond de ses actes envers personne. Faire en sorte que nos semblables prennent conscience d'un problème — l'un des objectifs privilégiés par l'activisme contemporain — peut se révéler fort utile. Mais l'éducation n'est pas la même chose que l'organisation, laquelle n'implique pas uniquement d'éclairer l'individu qui reçoit votre message, mais aussi d'agréger des personnes autour d'un intérêt commun afin qu'elles puissent combiner leurs forces. L'organisation, tâche de longue haleine et souvent fastidieuse, implique de créer des infrastructures et des institutions, de trouver des points vulnérables dans les défenses de vos adversaires, de convaincre des individus dispersés d'agir au sein d'une même équipe.

    Depuis 2011, nombre d'acteurs des mouvements sociaux ayant surgi aux quatre coins du monde sont tombés dans le piège décrit par Mark Rudd : « L'activisme comme expression de nos sentiments profonds n'est que l'un des éléments de la construction d'un mouvement. C'est une tactique qui a été élevée au rang de stratégie en l'absence de toute stratégie. La plupart des jeunes militants pensent que s'organiser consiste à prendre les dispositions nécessaires à la tenue d'un rassemblement ou d'un concert de soutien. » On pourrait ajouter à cette liste : créer un hashtag sur les réseaux sociaux, poster une pétition en ligne, animer des débats entre internautes. Le travail réel d'organisation a perdu de son cachet auprès de nombreux cercles militants, figés dans leur croyance en une insurrection spontanée et dans une suspicion profonde envers toute institution, direction ou tentative de prise de pouvoir.

    À certaines périodes, des rassemblements, des concerts, des hashtags, des pétitions et des débats en ligne trouvent leur pleine utilité. Le problème surgit lorsque ces pratiques représentent l'horizon ultime de l'engagement politique. « C'est une bonne chose qu'au cours des dernières années bien des gens aient eu envie d'agir, et que le développement des nouvelles technologies ait facilité leur passage à l'acte », observe L. A. Kauffman, qui achève la rédaction d'une histoire de l'action directe. S'engager dans de petites actions concrètes — signer une pétition, participer à un rassemblement, etc. — peut en effet encourager ensuite à se mettre au service d'objectifs plus généraux, par exemple contrarier les élites et s'attaquer à leurs profits.

    Mais des organisateurs de la vieille école, comme les syndicalistes, continuent simultanément à abattre un travail inestimable. Et un nombre croissant d'individus font l'expérience de nouvelles formes de pouvoir économique et de résistance. L'un des défis majeurs de notre époque néolibérale et postfordiste consiste donc à trouver des moyens inventifs de mettre à jour le modèle du syndicalisme et à l'adapter aux conditions actuelles de financiarisation et d'insécurité sociale. À construire de nouveaux liens entre les millions de travailleurs échoués, privés d'un emploi stable, de droits syndicaux, afin qu'ils constituent une puissance avec laquelle il faudra compter.

    Les organisateurs du combat pour la justice climatique, par exemple, ont mis au point des formes de mobilisation originales contre les profits des compagnies pétrolières en poussant le gouvernement américain à ne plus délivrer de licences d'exploitation de mines de charbon sur des terres publiques. Lancée en 2012 par des étudiants sur leurs campus, cette campagne contre les énergies fossiles a contraint des investisseurs totalisant 3 400 milliards de dollars (3 000 milliards d'euros) de fonds à se retirer du marché. L'action s'est rapidement propagée au-delà des cercles universitaires, jusqu'à rallier une soixantaine de villes dans le monde. « L'un des plus grands succès de cette campagne jusqu'ici est qu'elle a ruiné la confiance dans les projets de l'industrie des énergies fossiles, se réjouit Jamie Henn, l'un des instigateurs du mouvement et cofondateur du groupe de lutte pour l'environnement 350.org. Ce ne sont plus seulement de petites écoles de beaux-arts de gauche qui prennent au sérieux le risque carbone, mais d'énormes institutions financières telles que la Banque d'Angleterre, le fonds souverain norvégien et les fonds de pension californiens. »

    Internet montre des limites

    Le mouvement Black Lives Matter (« Les vies des Noirs comptent ») peut également se prévaloir d'un résultat impressionnant, puisqu'il a remis sur le devant de la scène la question des oppressions subies par les Noirs aux États-Unis. De jeunes collectifs comme les Dream Defenders (« Défenseurs du rêve »), un groupe fondé en Floride après le meurtre raciste de Trayvon Martin, revendiquent un modèle d'organisation qui accepte la présence de dirigeants et qui doute des effets d'un activisme uniquement basé sur Internet. « Pour changer la vie de nos communautés, nous avons besoin de pouvoir, pas seulement de “followers” », ont expliqué les dirigeants du groupe.

    Quand la notion d'activisme est née il y a un siècle dans l'esprit du philosophe allemand Rudolf Eucken, elle privilégiait le monde spirituel plutôt que le monde matériel. Cette préférence s'observe encore chez ceux qui croient que l'action, même déconnectée de toute stratégie cohérente, peut provoquer magiquement une sorte d'épiphanie sociale. Heureusement, les activistes n'ont pas totalement évincé les organisateurs. Une multitude d'espaces subsistent où, selon Mark Rudd, se pratique le triptyque « éducation, construction d'une base, coalition », qu'on pourrait décrire comme la création d'une identité collective alliée à un partage du pouvoir économique. Mais ces efforts, peu spectaculaires, se voient trop souvent ensevelis par le dernier buzz en ligne.

    Ces derniers mois, des dizaines de milliers d'Américains se sont rués dans les meetings de M. Bernie Sanders pour l'entendre dénoncer la « classe des milliardaires ». Dès lors qu'un nombre croissant de jeunes et une majorité de nouveaux électeurs démocrates ont une perception positive du mot « socialisme », un travail d'organisation efficace et intelligent permettrait d'appuyer cette résurgence renversante de la sensibilité de gauche et de canaliser l'énergie qu'elle charrie au-delà du rituel étriqué du scrutin présidentiel et de la politique électoraliste.

    Les élites n'ont jamais eu de mal à faire passer ceux qui contestent leur pouvoir pour des perdants et des grincheux. Il leur sera toujours plus difficile de disqualifier des organisateurs qui ont réussi à mobiliser une base populaire qui agit de façon stratégique.

    (1) « Organisateur » (organizer en anglais) s'entend ici comme cadre d'une structure politique ou associative.

    (2) Militant des Black Panthers, il finit membre du Parti républicain et de la secte Moon.

    (3) Libertaire, hippie, il se reconvertit dans les affaires et appuya Ronald Reagan.

    Chandigarh et Le Corbusier

    ven, 06/01/2017 - 15:59

    Au lendemain de l'indépendance de l'Inde, en 1947, Jawaharlal Nehru lance un ambitieux programme de villes nouvelles. Après la partition, Lahore, capitale historique de l'Etat du Pendjab, appartient au Pakistan ; il faut donc en créer une autre pour le Pendjab indien.

    Il est fait appel à Albert Mayer, en 1949, aidé de Matthew Nowicki et des ingénieurs P.N. Thapar et P.L. Varma. Nowicki meurt dans un accident d'avion en août 1950. Mayer hésite à poursuivre, et les deux ingénieurs indiens sont chargés de recruter de nouveaux architectes.

    Ce seront Le Corbusier (alors âgé de 63 ans), Edwin Maxwell Fry et Jane Berverly Drew, deux spécialistes de l'habitat tropical. Le cousin de Le Corbusier, Pierre Jeanneret (1896-1967), non seulement le représente sur place pour le suivi des travaux, mais y tient une place de plus en plus importante et créative : il devient en quelque sorte « indien », au point que ses cendres seront dispersées sur le lac de la ville.

    Le plan de 1952 prévoit cent cinquante mille habitants. Très vite, l'architecte et les autorités tableront sur cinq cent mille. En ce début de xxie siècle, le chiffre a vraisemblablement triplé...

    Le plan géométrique distribue les secteurs et, en leur sein, les blocks à partir d'un système hiérarchisé de voies de circulation (théorie dite des « 7V », plus la V8 réservée aux cyclistes), qui fait la part belle aux arbres (choisis par le botaniste M.S. Randhawa) et tient compte des importantes variations climatiques selon les saisons (une « grille climatique » a été mise au point par l'architecte et l'ingénieur thermicien André Missenard).

    Des ajouts ont été abusivement construits par les habitants, diverses entorses au plan directeur se sont succédé, mais Chandigarh apparaît à bon nombre d'Indiens comme une ville agréable, avec ses nombreux parcs (dont l'incroyable Rock Garden, réalisé sur plusieurs années par Nek Chand, à partir de matériaux de récupération), le Capitole, l'université, le lac Sukhna, l'école d'art, la bibliothèque municipale, etc.

    Maîtrisant mal l'anglais, Le Corbusier échangeait peu avec ses collaborateurs indiens, et ne se documentait pas vraiment sur la culture de cette civilisation ancestrale. Néanmoins, il note dans ses Carnets — 1950-1954 : « Avec les joies essentielles du principe hindou, la fraternité, les rapports entre cosmos et êtres vivants : étoiles, nature, animaux sacrés, oiseaux, singes et vaches, et dans le village les enfants, les adultes et les vieillards, l'étang et les manguiers, toute est présent et sourit, pauvre mais proportionné. »

    Cette cité administrative résiste mieux que d'autres, en Inde, à la spéculation immobilière, aux modes architecturales et à la multiplication des résidences sécurisées (gated communities). Pour combien de temps encore ? Régulièrement, la presse indienne dénonce le vandalisme dont sont victimes le mobilier urbain dessiné par Le Corbusier et Jeanneret, mais aussi les plaques d'égout, les lampadaires en béton, les sièges en cannage, etc., qui alimentent un trafic entre la ville-parc et les galeries européennes.

    Casse-tête américain à Mossoul

    ven, 06/01/2017 - 11:59

    Après avoir longtemps hésité, Washington a finalement donné son feu vert à une reprise de la grande ville du Nord par l'armée irakienne et ses alliés.

    Jaber Al Azmeh. — « The Creation of Freedom » (La Création de la liberté), de la série « Wounds » (Blessures), 2012 www.jaberalazmeh.com

    « L'Irak ne renaîtra que lorsque Mossoul sera libérée. Nous devons nous hâter d'atteindre cet objectif. » Ainsi parlait le premier ministre Haïdar Al-Abadi en septembre 2014, après avoir obtenu le vote de confiance du Parlement irakien pour former un gouvernement d'unité visant à défaire l'Organisation de l'État islamique (OEI). De report en report, il aura donc fallu attendre plus de deux ans pour qu'il annonce le lancement de l'« attaque victorieuse » visant à déloger l'OEI de la ville tombée entre ses mains en juin 2014. Aux États-Unis, M. Barack Obama a salué un « pas décisif vers la destruction totale » des forces djihadistes et estimé lui aussi que la reprise de Mossoul permettrait à l'Irak de retrouver sa cohésion. Une cohésion mise à mal, faut-il encore le rappeler, par une guerre (1991), une décennie d'embargo (1990-2003), puis par une invasion et une occupation militaire américaine (mars 2003 - décembre 2011).

    Le discours volontariste du président américain cache mal de multiples inquiétudes quant à l'évolution de la situation dans la province de Ninive. Les stratèges du Pentagone doutent de la capacité de l'armée irakienne à l'emporter rapidement. Ils n'ont pas oublié qu'en 2014 ses troupes, nettement supérieures en nombre, s'étaient retirées de la ville sans combattre, en abandonnant leur armement lourd aux mains des djihadistes.

    Ces deux dernières années, les États-Unis ont aidé Bagdad à accélérer la réorganisation de l'armée, avec la constitution d'unités spéciales entraînées aux combats urbains. M. Al-Abadi assure que le nécessaire a été fait en matière de formation et que l'armée irakienne veut sa revanche. Par prudence, M. Obama a prévenu que la bataille serait « difficile et marquée par des avancées et des revers ». Il y va de la réussite de son diptyque stratégique : pas de présence au sol autre que celle des conseillers et formateurs, mais un usage intensif de l'aviation pour affaiblir l'ennemi djihadiste et cibler sa chaîne de commandement. De fait, les opérations terrestres sont menées par l'armée et la police irakiennes, appuyées par diverses forces supplétives, dont des milices chiites et les peshmergas du Parti démocratique du Kurdistan (PDK). Ces forces reçoivent les conseils de divers spécialistes étrangers (américains, français, britanniques, iraniens, etc.) et le soutien des frappes aériennes de la coalition internationale contre l'OEI.

    Outre qu'elle reposerait la question d'un engagement terrestre américain, une nouvelle déroute de l'armée irakienne — ou son incapacité à l'emporter rapidement — aurait pour conséquence de permettre à d'autres acteurs armés de s'imposer. Cela vaut surtout pour les diverses milices et groupes paramilitaires chiites, que Washington ne souhaite pas voir pénétrer les premiers dans Mossoul, ville dont une large majorité de la population est de confession sunnite.

    Lors de combats précédents dans le « triangle sunnite », la reprise de villes et villages aux troupes de l'OEI a donné lieu à des exactions contre les populations civiles, accusées par ces milices — dont le Hachd Al-Chaâbi, soutenu financièrement par l'Iran — d'avoir accueilli les djihadistes à bras ouverts. Amnesty International a ainsi apporté des preuves d'exécutions sommaires, de tortures et de détentions abusives contre des sunnites en juin 2016 à Fallouja. Pour empêcher de pareilles violences à Mossoul, les États-Unis ont exigé de leur allié irakien que les milices restent à l'arrière-plan. De fait, une « libération » de Mossoul suivie par des règlements de comptes et des exécutions sommaires sur fond de rivalité confessionnelle aggraverait le passif américain dans la région, au moment où Washington sermonne Moscou en raison des bombardements de civils à Alep.

    De son côté, l'Organisation des Nations unies (ONU) met en garde contre un exode massif et se prépare à « la plus grande opération humanitaire de 2016 ». Les organisations non gouvernementales (ONG) basées dans le Kurdistan irakien estiment qu'au moins 500 000 personnes pourraient se retrouver sur les routes. Fin octobre, seuls six camps des vingt-cinq nécessaires pour faire face à ce flot humain étaient construits, l'ONU et les autres ONG manquant de fonds pour financer le reste. Les réfugiés de Mossoul risquent de subir le même sort que les habitants de Fallouja ou de Ramadi, deux villes sunnites reprises à l'OEI au prix de durs combats et d'importantes destructions. Ne pouvant se réfugier dans le Kurdistan irakien ou rejoindre la Turquie, les survivants n'ont d'autre choix que d'errer de camps improvisés en regroupements de fortune, sans que le gouvernement central de Bagdad s'en émeuve.

    Les États-Unis cherchent avant tout à signifier à l'Iran qu'ils demeurent influents en Irak, et que Téhéran ne saurait tirer profit de la situation en endossant les habits du vainqueur de l'OEI. Une telle évolution provoquerait la panique des monarchies du Golfe, qui exigent que Washington garde toujours un pied en Irak. Ces derniers mois, le ton n'a cessé de monter entre Bagdad et Riyad, au point que les diplomates américains font la navette entre les deux capitales pour calmer le jeu.

    Second objectif des Etats-Unis : perturber le rapprochement en cours entre Bagdad et Moscou. Le premier ministre Al-Abadi loue régulièrement l'intervention russe en Syrie et ne perd aucune occasion de dire le plus grand bien du président Vladimir Poutine. Certes, le Kremlin entend instrumentaliser la bataille de Mossoul pour rendre la monnaie de leur pièce aux Occidentaux, en accusant par exemple la coalition internationale de « crimes de guerre » (1) ; mais ses critiques épargnent le gouvernement irakien. Mieux : il lui a proposé son assistance dans sa lutte contre les djihadistes, se disant ainsi implicitement prêt, au besoin, à suppléer les Américains. En bons termes avec le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi en Égypte, qui approuve son action en Syrie, la Russie est donc en embuscade en Irak — ce que les Américains ne peuvent ignorer.

    Les tensions récurrentes entre les gouvernements turc et irakien inquiètent également Washington. À Ankara, le président Recep Tayyip Erdoğan veut que son armée participe à la libération de Mossoul. Il endosse l'habit du protecteur des populations sunnites de cette ville face à la menace des milices chiites et de l'Iran. À Bagdad, M. Al-Abadi dénonce la présence de trois mille soldats turcs sur le sol irakien et refuse qu'ils combattent. Plusieurs journaux progouvernementaux accusent même la Turquie de vouloir annexer de fait la région de Mossoul, qui faisait partie de l'Empire ottoman jusqu'à la fin de la première guerre mondiale. En se déplaçant fin octobre à Bagdad, le secrétaire d'État à la défense américain, M. Ashton Carter, a tenté de convaincre le dirigeant irakien d'accepter que l'armée turque, la deuxième en effectifs de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN), puisse participer aux combats contre l'OEI. Très contesté à l'intérieur de son propre pays pour sa supposée faiblesse vis-à-vis des États-Unis et exposé aux critiques virulentes de plusieurs dirigeants chiites, dont l'influent imam Moqtada Al-Sadr, M. Al-Abadi a tergiversé et opposé un refus de façade. Tout le monde sait que le président turc veut imposer sa présence à la table des négociations le jour venu et que son armée, alliée aux peshmergas irakiens et aux modestes troupes mobilisées auprès des tribus sunnites, sera partie prenante de la bataille de Mossoul. Un problème de plus à gérer pour Washington, dans une région où les stratégies concurrentes de ses alliés ne cessent de lui compliquer la tâche.

    (1) « Russia accuses US-lead coalition of “war crimes” in Iraq », Agence France-Presse, 22 octobre 2016.

    Venezuela, les raisons du chaos

    jeu, 05/01/2017 - 12:21

    En novembre, manifestations populaires et tentatives de déstabilisation ont intensifié les convulsions politiques que connaît le Venezuela. Tout au long des années 2000, les réussites — sociales, géopolitiques et culturelles — de la « révolution bolivarienne » d'Hugo Chávez avaient pourtant suscité l'enthousiasme des progressistes par-delà les frontières. Comment expliquer la crise que traverse actuellement le pays ?

    Yaneth Rivas. – « El ejemplo que Caracas dió » (L'Exemple qu'a donné Caracas), 2014 © Yaneth Rivas – Cartel de Caracas

    Parfois, la mémoire est cruelle. Le 2 février 1999, à Caracas, un homme au teint mat prononce son premier discours de président. Son nom : Hugo Chávez. « Le Venezuela est blessé au cœur », assène-t-il en citant Francisco de Miranda, héros de l'indépendance. Il décrit la crise « éthique et morale » que traverse alors son pays. Ce « cancer » gangrène l'économie, de sorte que, dit-il, « nous avons commencé à entendre parler de dévaluation, d'inflation ». « Tel un volcan qui travaille de façon souterraine », ces crises économique et morale en ont généré une troisième : la crise sociale. L'ancien militaire formule une promesse : « Cette cérémonie n'est pas une passation de pouvoirs de plus. Non : elle marque une nouvelle époque. (…) Nous ne devons pas freiner le processus de changement et encore moins le dévier : il risquerait de se replier sur lui-même et nous, de nous noyer à nouveau. »

    La mémoire est parfois cruelle, mais les Vénézuéliens ont appris à sourire de ses vexations. « Regarde, ça c'est moi il y a un an, nous lance Mme Betsy Flores en s'esclaffant. Je pesais dix kilos de plus ! Et sur cette photo, c'est Martha. Tu ne la reconnais pas, hein ! À vrai dire, moi non plus. À l'époque, elle avait une vraie paire de fesses. Désormais, on dirait une planche ! » Combien de fois avons-nous vécu la scène ? La quasi-totalité des personnes que nous rencontrons, une ancienne ministre comprise, confessent se contenter régulièrement d'un repas par jour. Et lorsqu'elles s'attablent, les festins demeurent rares : chacun se débrouille avec ce qu'il a pu obtenir dans les boutiques aux rayons clairsemés ou au marché noir, dont les prix reposent sur l'évolution du dollar parallèle. Entre le 11 octobre et le 11 novembre, celui-ci est passé de 1 230 à 1 880 bolivars, soit un bond de plus de 50 %. Comme en 1999, « dévaluation » et « inflation » font partie du vocabulaire quotidien des Vénézuéliens, qui formulent un même constat : leur paie, y compris lorsqu'elle dépasse le salaire minimum, fixé à 27 000 bolivars par mois (1), « ne suffit pas pour survivre ».

    « Dopé à la rente, le Venezuela distribuait les uppercuts »

    Il y a dix ans, la rue frémissait de politique. On y parlait de Constitution, de réduction de la pauvreté, de participation populaire. Et pas seulement à gauche. En 2016, les gens n'ont plus qu'un sujet à la bouche : la nourriture. Celle qu'ils ont réussi à glaner et, surtout, celle qui leur manque ou dont les prix s'envolent. À la mi-novembre 2016, le riz coûtait 2 500 bolivars le kilo, ce qui le renvoyait dans le domaine de l'inaccessible. Domaine où figuraient déjà le poulet, le beurre, le lait ainsi que la farine nécessaire à la confection des arepas, ces galettes de maïs blanc dont raffolent les Vénézuéliens.

    Il y a dix ans, en pleine campagne présidentielle, Chávez présentait les progrès du système de santé comme « l'une de [ses] plus grandes réussites (2)  ». Aucun adversaire sérieux n'aurait songé à le lui contester. Désormais, le pays manque de médicaments. Pas seulement d'aspirine et de paracétamol, mais également d'antirétroviraux et de molécules destinées aux chimiothérapies.

    Il y a dix ans, dans la foulée de dizaines d'autres programmes sociaux, naissait la « mission Negra Hipólita ». Son objectif ? Venir en aide aux sans-abri urbains. Elle fut l'une des premières victimes de la crise. Le spectacle des personnes attendant la sortie des poubelles le soir est redevenu familier, cependant que les rues de Caracas exposent aux regards les mille et un visages de la détresse infantile.

    Inflation, misère et corruption : les forces telluriques que décrivait Chávez lors de sa prise de fonctions sont à nouveau à l'œuvre ; le volcan s'est réveillé. Pour la droite, les choses sont simples : le socialisme échoue toujours. À gauche, où l'on avait appris à voir le Venezuela comme un phare dans la nuit néolibérale, l'incompréhension le dispute à l'incrédulité. Et une question s'impose, celle que formulait déjà le dirigeant bolivarien quand il esquissait le bilan de ses prédécesseurs, en 1999 : comment expliquer que, en dépit de « tant de richesses », « le résultat soit aussi négatif » ?

    « À cause de la guerre économique que nous livrent l'opposition et ses alliés », répond le président Nicolás Maduro, élu en avril 2013, un mois après le décès de Chávez. Les chefs d'entreprise profitent de la chute des cours du pétrole (retombé sous les 40 dollars en 2016 après avoir dépassé les 100 dollars entre 2011 et 2014) pour organiser la pénurie, souffler sur les braises de la colère populaire et préparer le renversement du pouvoir chaviste. Au prétexte d'en rendre compte, le site Dolartoday (3), sis à Miami, orchestre la flambée du dollar parallèle. Ses ambitions politiques ne s'affichent-elles pas clairement à travers un sondage présenté à sa « une » depuis plusieurs semaines ? « Si l'élection présidentielle avait lieu aujourd'hui, pour qui voteriez-vous ? » Parmi les réponses possibles : MM. Henry Ramos Allup, Leopoldo López, Henrique Capriles Radonski, Henri Falcón et Lorenzo Mendoza Giménez, ainsi que Mme María Corina Machado. Tous membres de l'opposition.

    On ne compte plus les analystes proches du pouvoir qui, se rappelant le sort réservé au président chilien Salvador Allende en 1973, défendent cette explication de la situation, comme si elle était vraiment contestée dans le camp progressiste. Or la question qui divise le chavisme est d'une autre nature : l'hostilité de ceux que la « révolution bolivarienne » cherche à priver de leurs privilèges suffit-elle à expliquer le chaos actuel ?

    Membre du Parti socialiste unifié du Venezuela (PSUV), M. Sergio Sánchez en a été exclu pour avoir refusé de soutenir un candidat au poste de gouverneur parachuté en dépit de forts soupçons de corruption. Le thème de la « guerre économique » lui évoque une image : « Dopé à la rente pétrolière, le Venezuela est monté sur le ring pour distribuer les uppercuts à la bourgeoisie et à l'empire. Désormais, les anabolisants ont disparu : le gouvernement est dans les cordes. D'un seul coup, il trouve anormal que ses adversaires poursuivent le combat. » Se revendiquant toujours du chavisme, « mais opposé au gouvernement », le militant Gonzalo Gómez formule les choses autrement : « On ne fait pas la révolution en espérant que le capitalisme ne réagira pas. » « D'ailleurs, poursuit-il, il faut distinguer deux attitudes : celle qui consiste à créer les conditions de la crise et celle qui consiste à en profiter. Bien souvent, les patrons se contentent de tirer parti des dysfonctionnements de l'économie. »

    Quand les petites perturbations s'accumulent

    Pour une partie de la gauche, le chaos actuel s'expliquerait par la toute-puissance d'un adversaire capable, dix-sept ans après sa défaite, de produire le déraillement de l'économie. Pour une autre, il découlerait de la trahison de dirigeants cyniques qui auraient passé l'arme à droite. Mais on peut également envisager les processus de transformation sociale comme contradictoires : leurs réussites — considérables dans le cas vénézuélien (4) — engendrent parfois des difficultés qui, faute de réponse, peuvent devenir menaçantes. La chute ne serait donc pas inscrite dans l'amorce, mais dans l'incapacité à corriger les conséquences néfastes de ses choix. C'est la leçon de la « théorie des catastrophes », que Chávez exposait à son auditoire un certain 2 février 1999 : « Selon cette théorie, les catastrophes apparaissent de manière progressive, quand, dans un système donné, se manifeste une petite perturbation qui ne rencontre aucune capacité de régulation, une toute petite perturbation qui n'appelait qu'une toute petite correction. En l'absence de capacité et de volonté d'agir, la première perturbation en rencontre une autre, tout aussi petite, qui ne trouve pas plus de réponse. Et les petites perturbations s'accumulent, jusqu'à ce que le système perde la capacité de les réguler. C'est alors que survient la catastrophe. »

    Quand Chávez arrive au pouvoir, le prix du baril de pétrole est à un plancher historique, proche des 10 dollars : un désastre dont l'explication impose de plonger dans l'histoire du pays. Au début du XXe siècle, la nation caribéenne figure parmi les premiers producteurs de café et de cacao. Et puis elle découvre d'immenses réserves d'or noir… En dix ans seulement, de 1920 à 1930, le secteur pétrolier passe de 2,5 % du produit intérieur brut (PIB) à près de 40 %, l'agriculture dévissant de 39 % à 12,2 % (5). Alors que la crise des années 1930 provoque la chute des cours du café, la plupart des pays de la région dévaluent leur monnaie pour maintenir la compétitivité de leurs exportations et lancer un processus d'industrialisation reposant sur la production locale des biens autrefois importés (« substitution des importations »). Le Venezuela procède à rebours : disposant d'importantes quantités de devises grâce à la rente, il cède à la pression du lobby commercial, qui organise l'importation de tout ce que le pays consomme.

    Chávez se découvre un pouvoir extraordinaire

    Le raisonnement de ces épiciers en costume trois-pièces ? Plus la monnaie locale sera forte, plus les Vénézuéliens pourront consommer, et eux s'enrichir. Entre 1929 et 1938, en pleine crise internationale, Caracas élève la valeur du bolivar de 64 %. L'opération verrouille les portes du commerce international au secteur agricole ; elle lui barre également l'accès aux échoppes nationales, inondées de produits bon marché. En dépit de promesses récurrentes de sortir du modèle rentier depuis lors, le déséquilibre économique s'accroît peu à peu ; et, lorsque Chávez prend les rênes du pays, 85,8 % de la valeur des exportations provient du pétrole (6).

    Avec un prix du brent au plus bas en 1999, l'économie vénézuélienne ressemble à un gros-porteur tracté par un moteur de Mobylette : elle ahane. Le nouveau président a placé la diversification de l'économie au premier rang de ses priorités, mais il mesure qu'elle prendra du temps. Or la patience ne caractérise pas une population fébrile dont les espoirs ont été aiguillonnés par la campagne électorale. La solution passe par une réactivation de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep), dont aucun des membres ne respecte plus les quotas. L'opération paie : les cours repartent à la hausse. Mais elle entraîne une première perturbation : l'urgence de se libérer des affres de la disette s'estompe devant la tentation de jouir de l'abondance.

    « Les premières années furent très difficiles, se remémore M. Víctor Álvarez, ancien ministre des industries de base et du secteur minier (2005-2006). La presse présentait Chávez comme un clown. Et l'opposition n'a pas choisi la voie de la contestation démocratique. » En 2002, elle organise un coup d'État (qui échouera) avec l'aide des grands médias et de Washington. Pis, poursuit M. Álvarez, « le 10 décembre 2002, le jour même où nous allions lancer un programme visant à renforcer l'industrie nationale en réorientant vers elle les contrats publics, les patrons organisent un lock-out ! ». La grève du secteur privé et des hauts dirigeants du secteur pétrolier (nationalisé) durera deux mois et amputera le PIB d'environ 10 % (7). « Notre projet fut rangé dans un tiroir, dont il n'est jamais ressorti. »

    Les prix du pétrole continuent à grimper, pour atteindre une trentaine de dollars le baril en 2003. Le gouvernement bolivarien dispose des ressources lui permettant de mettre en œuvre les programmes sociaux qui consolideront sa popularité dans les milieux modestes. Incapable de chasser Chávez du pouvoir, l'oligarchie vénézuélienne décide d'exfiltrer son pécule. La fuite des capitaux atteint des montants alarmants : plus de 28 milliards de dollars entre 1999 et 2002, soit près de 30 % de l'ensemble de la richesse produite en 2002 (8). À ce niveau, on ne parle plus de ponction, mais de saignée.

    Alors que les réserves de devises s'effondrent, le pouvoir bolivarien prend la seule mesure adaptée : en février 2003, il introduit un contrôle des changes et fixe la parité entre la monnaie nationale et le dollar (le précédent contrôle des changes avait été interrompu en 1996). À partir de ce moment, l'État se réserve la capacité d'allouer ou non les dollars que lui demande telle ou telle entreprise pour importer. « Chávez découvre qu'il dispose d'un pouvoir extraordinaire, commente M. Álvarez. Non seulement la rente permet de satisfaire les besoins de la population, mais elle offre la possibilité de punir ceux qui avaient conspiré contre le pouvoir en leur refusant les devises. » Privées de dollars, bien des entreprises mettent la clé sous la porte, à moins que leur patron ne fasse amende honorable. « Car la rente garantit enfin la loyauté des entrepreneurs opportunistes. » L'espèce n'est pas rare.

    « La politique du bolivar fort a constitué une subvention à l'ensemble de l'économie, renchérit le sociologue Edgardo Lander. La rente finançait la consommation, voitures de luxe et billets d'avion compris. » Entre 2004 et 2008, le Venezuela connaît une période d'abondance. Le PIB par habitant frôle son niveau de 1977, l'apogée d'une période connue comme le « Dame dos ! » (« J'en prends deux ! »). Hier considérée comme un piège dont il fallait s'émanciper, la rente retrouve son rôle traditionnel de clé de voûte du modèle économique vénézuélien. Nouvelle perturbation, sans correction…

    Le contrôle des changes ne disparaîtra plus. Conçu comme une mesure temporaire pour lutter contre la fuite des capitaux, « il en devient le principal moteur, explique M. Temir Porras, ancien chef de cabinet de M. Maduro. Pays extrêmement dépendant des importations, le Venezuela affiche une inflation structurelle d'environ 15 à 20 %. Pas le dollar. Fixer une parité avec la devise américaine implique donc de surévaluer sa monnaie. On ne connaît pas de meilleure recette pour détruire la production nationale. Non seulement il devient plus coûteux de produire localement que d'importer, mais le pays redécouvre un négoce particulièrement juteux : l'importation surfacturée, qui permet de mettre la main sur des dollars » .

    L'opération est simple. Imaginons un importateur qui dispose d'un réseau lui permettant d'acheter des bouteilles d'eau à 10 centimes de dollar pièce. Il obtient de l'État des dollars pour en acheter un million qu'il déclare payer 20 centimes pièce par le biais d'une entreprise qu'il aura préalablement créée en dehors du pays. Résultat : l'entrepreneur dispose de 100 000 dollars, qu'il peut écouler sur le marché noir local ou faire sortir du pays. « La culbute est parfois réalisée avant même la distribution du produit, poursuit M. Porras. De sorte que certains importateurs abandonnent les produits dans les hangars, ne vendant que de quoi acheter de nouveaux dollars. » Entre 2002 et 2012, la valeur des importations quintuple, passant d'environ 10 milliards de dollars à 50, un bond bien plus rapide que celui de leur volume. Lucratif, le secteur de l'importation attire du monde : ceux qu'on dénommera bientôt les « bolibourgeois » et que le pouvoir présente comme des « patrons socialistes », mais également des militaires, des hauts fonctionnaires et des malfrats.

    Des taux de profit taquinant les 18 000 %

    Pendant ce temps, la réduction de la pauvreté — l'une des plus grandes réussites de la « révolution bolivarienne » — permet à la population de consommer davantage. Dans un contexte où le pouvoir conteste peu au secteur privé sa mainmise sur les importations, la manne pétrolière qu'il déverse sur la population pour « solder la dette sociale » ruisselle jusque dans les poches des chefs d'entreprise. De sorte qu'en dépit de ses réussites sociales et géopolitiques, le Venezuela retrouve peu à peu sa fonction première dans la division internationale du travail : celle d'exportateur non seulement de pétrole, mais surtout de devises. Selon les calculs du trimestriel Macromet, la fuite des capitaux (surfacturation des importations comprise) aurait atteint 170 milliards de dollars entre 2004 et 2012 (9), soit pratiquement 160 % du PIB de l'année 2004. Un chiffre étourdissant.

    Lorsque la crise financière internationale oriente le cours du pétrole à la baisse, en 2008, la rente ne suffit plus à couvrir la facture des importations. Le pays doit s'endetter. Il tente de limiter les dépenses, notamment en introduisant un double taux de change : un premier, préférentiel, pour les importations jugées stratégiques ; un autre, plus élevé, pour le reste. L'idée n'était pas mauvaise, mais sa mise en œuvre aurait gagné à être précédée d'une analyse des « perturbations » qu'elle avait engendrées dans le passé. Car des dispositifs similaires avaient été instaurés dans les années 1980 puis 1990, avec chaque fois une même conséquence : l'essor de la corruption. Qu'on en juge. En 2016, le Venezuela affiche un taux de change préférentiel de 10 bolivars par dollar et un autre de 657. Obtenir un accès (légal ou non) à la manne du dollar préférentiel pour alimenter le marché courant assure donc un taux de profit stratosphérique de 6 500 %. Que l'on revende ses dollars sur le marché parallèle, et le taux de profit taquine les… 18 000 %. On fait naître des vocations de brigand au moyen de chiffres beaucoup moins élevés.

    « La droite veut mettre le peuple à genoux »

    Or le Venezuela entretient une relation particulière avec la corruption. Ici, l'accumulation capitaliste ne repose pas sur la production de richesse, mais sur la capacité à butiner les ressources qu'administre l'État. Redistribution, clientélisme, népotisme, favoritisme, renvoi d'ascenseur ou simple illégalité, les frontières entre les formes de captation des dollars du pétrole s'avèrent d'autant plus ténues que beaucoup les franchissent plusieurs fois par jour.

    « En 2012, Chávez prend enfin conscience du problème économique, notamment celui lié au taux de change, nous raconte M. Porras, qui a œuvré pour l'éclairer sur la question. Nous avions réussi à le convaincre d'agir. Et… il est tombé malade. » L'instabilité politique provoque un décollage soudain du dollar et de l'inflation, alors que les cours du pétrole recommencent à plonger fin 2014. Le pays redécouvre les pénuries, liées à l'atrophie d'une production locale étouffée par la survalorisation du bolivar et à la chute des importations, étranglées par le manque de devises. « Or, observe M. Álvarez, la pénurie offre le bouillon de culture idéal pour la spéculation et le marché noir. »

    « Brinquebalant, l'édifice tenait grâce à deux clés de voûte, résume Lander : Chávez et la rente pétrolière. » Avec l'annonce officielle du décès du premier, on constate la mort clinique de la seconde. Le modèle socio-économique chaviste s'effondre d'autant plus vite que plus personne, pas même le nouveau président Maduro, n'est en mesure d'opérer la moindre modification d'azimut : la cohésion précaire du camp chaviste ne repose plus que sur la résolution commune à défendre l'héritage du comandante, le meilleur moyen de préserver les équilibres internes — et les prébendes. Il était urgent de changer de stratégie ; chacun s'employa à maintenir le cap. Quitte à mettre en péril certaines conquêtes de la période glorieuse du chavisme.

    L'urgence de « diversifier » l'économie s'incarne désormais dans les projets tels que l'« arc minier de l'Orénoque » : une zone de 111 800 kilomètres carrés (près de quatre fois la superficie de la Belgique) où l'État vient d'autoriser diverses multinationales à extraire or, coltan, diamants, fer, etc., en jouissant d'exonérations fiscales et de dérogations à la réglementation du travail. De la rente pétrolière à la rente minière ? On a connu diversification plus bigarrée.

    En dépit de ses dénonciations récurrentes des méfaits de l'oligarchie importatrice, le pouvoir en préserve la tranquillité. Il ne manque pas de créativité, en revanche, pour imaginer des bricolages tactiques « qui finissent par jeter de l'huile sur le feu de la spéculation », comme nous l'explique M. Álvarez. En 2011, le gouvernement fait passer une loi organique de « prix justes », pour tenter d'imposer un plafond aux prix de produits de base. « Mais ils sont bien souvent inférieurs aux coûts de production, si bien que les gens ont arrêté de produire. » Caracas subventionne par ailleurs certaines importations qu'il met à disposition de communautés organisées, à travers les comités locaux d'approvisionnement et de production (CLAP). Le 11 novembre dernier, dans le quartier de La Pastora, à Caracas, on pouvait ainsi se procurer un gros panier d'aliments (quatre kilos de farine de maïs, deux kilos de riz, deux paquets de pâtes, deux pots de beurre, un litre d'huile, un sachet de lait en poudre et un kilo de sucre) pour 2 660 bolivars. Un prix aussi bas offre la perspective de gains importants sur le marché noir… où finit donc une partie des produits.

    Sur le plan économique, la chute du pouvoir d'achat est telle que l'ajustement structurel a en quelque sorte déjà eu lieu. Rendu plus acceptable par la rhétorique de la « guerre économique », il touche en particulier les personnes qui se conçoivent comme les membres de la classe moyenne : celles-là ne bénéficient pas des programmes sociaux et n'ont pas le temps de faire la queue des heures devant les supermarchés. Elles se trouvent donc plongées dans les « eaux glacées » du marché noir, ce qui finit par aiguiser leur colère contre les plus pauvres qu'eux : ceux qui profiteraient du système, avec lesquels l'État se montrerait « trop généreux »…

    Quid de l'autre grande réussite chaviste, l'approfondissement de la démocratie ? Militant du mouvement social « depuis toujours », M. Andrés Antillano estime que celle-ci « n'était pas seulement un étendard pour Chávez. Elle a toujours été un moyen de mobiliser, de politiser la population ». « Je n'avais jamais vraiment cru aux vertus des élections, confesse-t-il. Mais ici, elles étaient devenues un outil subversif, une force révolutionnaire. » « Étaient » ?

    En 2016, l'opposition parvient à dépasser ses (innombrables) divisions pour demander l'organisation d'un référendum révocatoire, permise par la Constitution de 1999. Bien que se rendant coupable de nombreuses fraudes, elle réussit à recueillir suffisamment de signatures valides pour lancer le processus et obtient le feu vert du Conseil national électoral (CNE). Mais depuis, gouvernement et pouvoir judiciaire — ce dernier ne se caractérisant pas par sa propension à s'opposer à l'exécutif — jonchent le parcours d'obstacles frisant parfois le ridicule. Menace à peine voilée : le 4 mai 2016, M. Diosdado Cabello, l'une des principales figures du chavisme, estimait que « les fonctionnaires chargés d'institutions publiques qui se prononcent en faveur du référendum révocatoire ne devraient pas conserver leur poste ». En procédant de la sorte, « Maduro ne prive pas uniquement l'opposition de référendum, observe M. Antillano. Il nous ôte, à nous la gauche, l'un des instruments-clés du chavisme : la démocratie ».

    « Le référendum, c'est le combat de la droite, pas le mien », rétorque Mme Atenea Jimenez Lemon, du Red de comuneros, une puissante organisation qui regroupe plus de cinq cents communes à travers le pays. Ces structures qui maillent le territoire national (surtout la campagne) ont constitué le fer de lance du « nouvel État socialiste », reposant sur la participation, qu'imaginait Chávez (lire la recension ci-dessous). « Je sais qu'à bien des égards on peut décrire le gouvernement comme contre-révolutionnaire. Mais, pour moi, la gauche critique qui appelle au référendum fait le jeu de la droite. Car si l'opposition gagne, qu'est-ce qu'on fait ? Est-ce que les gens se rendent compte de ce qu'ils nous préparent ? »

    Privatisations en masse, recul de l'État, austérité violente : ici, nul ne se fait d'illusions sur le programme des partis d'opposition. D'ailleurs, rares sont ceux qui souhaitent les voir arriver au pouvoir. En dépit des efforts de certains de ses représentants pour mâtiner de social leurs discours, le principal objectif de la droite consiste à « mettre le peuple à genoux pour nous donner une bonne leçon », analyse Mme Flores. Une sorte de contre-révolution dans la contre-révolution.

    Des hauts fonctionnaires rétifs au changement

    « Tout n'est pas écrit, renchérit Mme Jimenez Lemon. Les communes offrent un moyen d'approfondir la démocratie, de débureaucratiser l'État et de développer la production. » Plaidoyer pro domo ? Non. À gauche, on imagine rarement une sortie positive de la crise actuelle sans renforcement de ce dispositif, créé par Chávez à la fin de sa vie. Seulement voilà : l'ancien président « était comme un révolutionnaire au sein de son propre gouvernement, explique l'ancienne ministre Oly Millán Campos. Il pouvait prendre des décisions allant à l'encontre des intérêts de l'appareil d'État. Sans lui, les communes se heurtent à la résistance des hauts fonctionnaires : pourquoi renforceraient-ils des structures imaginées dans l'optique de les affaiblir, puis de les remplacer ? ».

    Une guerre intestine qui ravit l'opposition

    En 2004, Chávez avait décidé d'organiser le référendum révocatoire qu'exigeait l'opposition en dépit de fraudes avérées. Procéder de la sorte aujourd'hui imposerait-il au chavisme une cure d'opposition ? Pas nécessairement. Une défaite lors d'un référendum organisé en 2016 aurait conduit à de nouvelles élections. En d'autres termes, elle aurait pu offrir à la gauche vénézuélienne ce dont elle semble avoir le plus besoin : une période d'autocritique permettant de sortir des raisonnements tactiques pour penser à nouveau en termes stratégiques. Cette période aurait peut-être permis au chavisme critique de faire entendre sa voix.

    Mais encore eût-il fallu que le pouvoir accepte de prêter l'oreille. À la fin de l'année 2015, l'organisation chaviste Marea socialista a souhaité procéder à son inscription au registre des partis politiques du pays. Fin de non-recevoir du CNE, qui a estimé, sans rire, que le nom de la formation « ne faisait pas » parti politique. De son côté, un procureur a jugé qu'elle ne pouvait pas se réclamer du socialisme… puisqu'elle critiquait le gouvernement. « Le gouvernement discute actuellement avec l'opposition, avec le Vatican et avec l'ambassade américaine, mais avec nous, la gauche critique, il refuse le dialogue », s'amuse un militant de Marea socialista.

    Dans les rangs du chavisme, la bataille fait donc rage, dans un vacarme d'autant plus stérile qu'il n'existe plus de lieu de discussion structuré. D'un côté, les partisans du pouvoir sont de plus en plus discrets. D'un autre, un courant ancré dans la population critique les dirigeants actuels, mais considère que la lutte ne peut avoir lieu en dehors du PSUV, sauf à remettre les clés du pouvoir à la droite. Enfin, un dernier courant, dépourvu de véritable base sociale, regroupe de nombreux anciens ministres, très actifs sur les réseaux sociaux. Ils estiment avec M. Gómez que l'actuelle bureaucratie « constitue une nouvelle bourgeoisie, tout aussi rapace que la précédente et désormais en concurrence avec elle ».

    Cette guerre intestine ravit la droite, qui souhaite détruire l'espoir auquel Chávez avait donné naissance. Elle enchante également les nouveaux oligarques en chemise rouge, lesquels rêvent de transformer la lutte de classes qui les a portés au pouvoir en vulgaire lutte de camps. S'ils devaient l'emporter, les innombrables « perturbations » auxquelles le chavisme n'a pas su répondre auraient assurément enfanté la catastrophe.

    (1) Environ 38 euros sur la base du taux de change officiel. Près de trois fois moins dans une économie dont les prix suivent l'évolution du dollar parallèle.

    (2) Elizabeth Nunez, « Chavez touts health care ahead of vote », The Washington Post, 24 novembre 2006.

    (3) https://dolartoday.com

    (4) Lire « Ce que Chávez a rappelé à la gauche », Le Monde diplomatique, avril 2013.

    (5) Chiffres tirés de Steve Ellner (sous la dir. de), Latin America's Radical Left. Challenges and Complexities of Political Power in the Twenty-First Century, Rowman & Littlefield, Lanham, 2014.

    (6) Commission économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes (Cepalc), 2008.

    (7) Lire Maurice Lemoine, « L'opposition vénézuélienne joue son va-tout », Le Monde diplomatique, avril 2004.

    (8) Daniela García, « Fuga de capitales : Sello revolucionario », La Verdad, Maracaibo, 1er juillet 2013.

    (9) Miguel Ángel Santos, « Venezuela : de la represión financiera a la posibilidad de default » (PDF), Macromet, vol. 1, no 3, Caracas, novembre 2014.

    « Marianne », service compris

    mer, 04/01/2017 - 09:43

    Aux lecteurs qui se demanderaient comment les barons de la presse peuvent publier tant de livres sans que jamais leurs éditeurs n'osent réfréner ces élans graphomanes, les couvertures des hebdomadaires français suggèrent une réponse rustique : leur médiatisation sera quoi qu'il arrive assurée. Par exemple, la « une » de l'hebdomadaire Marianne du 9 octobre 2015 sur « Le réquisitoire de Jacques Julliard : L'école perd ses valeurs ! » — suivie d'un dossier de seize pages — se trouve dévolue à la promotion du dernier livre de l'éditorialiste-vedette de Marianne, L'école est finie. Les copinages, eux, continuent. Dans l'édition du 10 octobre 2014, le journaliste de Marianne Eric Conan saluait un « face-à-face épistolaire constructif et réjouissant » qui « procure un plaisir rare » : un ouvrage coécrit par Jacques Julliard et Jean-Claude Michéa sur La Gauche et le Peuple.

    Deux grands types de joueurs dominent les débats. Les premiers empilent les louanges sans états d'âme, comme on moule des gaufres. Par trois s'il le faut. L'éditorial du 20 octobre 2012 signé Maurice Szafran, alors directeur de Marianne, commande de « Lire Minc, Dély et Gozlan » — trois amis de l'auteur dont l'un fut directeur adjoint de l'hebdomadaire et l'autre y travaille encore. Et quand Marianne consacre sa « une » au thème « Les extraits du livre de Nicolas Domenach et Maurice Szafran », respectivement directeur adjoint de la rédaction et directeur de Marianne, leur ami Denis Jeambar, ancien directeur de L'Express, écrit en roue libre : « Plume tenue et élégante, style maîtrisé, sens de l'image et de la mise en scène sans égarements verbaux inutiles. (…) Ce livre est une vraie pochette-surprise » (5 mars 2011).

    Les seconds se livrent à l'exercice parce qu'il le faut bien. Encombrés de scrupules, ils flattent à reculons. « Amis lecteurs, explique Philippe Besson en entamant dans Marianne ses deux pages règlementaires à la gloire du dernier ouvrage de Joseph Macé-Scaron, directeur adjoint de la rédaction de l'hebdomadaire, vous pourriez vous montrer soupçonneux à l'égard de l'article qui va suivre. En effet, il ne vous a pas échappé que Joseph Macé-Scaron exerce des fonctions éminentes dans le magazine que vous tenez entre les mains. Le fait, pour moi, de porter un jugement sur le roman qu'il vient de faire paraître pourrait donc relever de cette consanguinité détestable qui est le trait le plus saillant de Saint-Germain-des-Prés et fournir des preuves supplémentaires au procès en complaisance qu'on instruit (à raison) au petit monde médiatico-littéraire. Circonstances aggravante : à Joseph me lie un sentiment profond d'amitié (et je crains qu'il ne soit réciproque…). Bref, la cause semble entendue et perdue. Si je vous conseille néanmoins de ne pas passer tout de suite votre chemin, c'est parce que j'ai (hélas) la réputation de n'être pas naturellement porté à la bienveillance (on me reconnaît même une certaine malice qui m'a valu quelques déboires) et que le roman est (hélas) très bon. » Ouf !

    En septembre 2012, Marianne annonçait en « une » le « livre événement » de Julliard sur les gauches françaises, un ouvrage qui « renouvelle en profondeur notre vision de la politique française » au point que Michel Onfray lui-même se sentit obligé de saluer cette « somme », une « merveilleuse histoire de France » écrite d'une « plume épique, (…) un stylet bien taillé, fin comme la pointe d'un poignard florentin » (22 septembre 2012). Un mois plus tôt, le même Julliard déplorait dans ces mêmes colonnes (25 août 2012) la dégénérescence de la critique littéraire : « Elle n'est plus, à quelques exceptions près — j'ai envie de conserver quelques amis —, qu'un exercice de copinage et de désinvolture. »

    La vérité scientifique et le saut du tigre

    mer, 04/01/2017 - 09:13

    Les théories scientifiques ne sont-elles que des croyances parmi d'autres ? Leur vérité est-elle relative ou rendent-elles compte de la réalité ? Autant de questions cruciales, car la détermination du champ de la recherche et la valeur accordée à ses résultats ont des conséquences sur l'ensemble de la société.

    Aaron Beebe. – « Manuel », 2014 « Vous êtes, patatras ! tombée assise à terre ; la loi de la pesanteur est dure, mais c'est la loi. »

    Georges Brassens, Vénus Callipyge

    Selon le juriste Alain Supiot (1), aucune société ne peut subsister durablement sans des croyances communes, qui sont placées au-dessus des individus et cimentent le corps social. Ainsi, c'est au nom de droits humains proclamés sacrés que la République française est censée « assujettir le bon plaisir des plus forts à quelque chose de plus fort qu'eux, qui s'impose à tous et évite que la société des hommes ne se transforme en jungle ». Au cours de l'histoire, ce sont les rites, les religions ou — grande invention de la Rome antique — un ordre juridique autonome qui ont rempli ce rôle.

    La modernité est marquée par la place grandissante accordée aux sciences, même si elles n'ont bien évidemment pas les mêmes fondements. Le temps présent se caractérise, comme le souligne un livre collectif dirigé par Dominique Pestre (2), par « la mise en œuvre, à une large échelle, de manières de gérer les hommes ou les choses qui se donnent comme inéluctables parce que scientifiquement fondées ». Or ce « fondement scientifique » peut servir plusieurs discours. Une même personne pourra, pour étayer ses convictions, s'appuyer sur des résultats scientifiques ou au contraire les relativiser — recourir, par exemple, aux sciences du climat pour attaquer le puissant lobby pétrolier et, dans le même élan, s'élever contre certains dangers des organismes génétiquement modifiés (OGM), au mépris de l'avis de nombreux biologistes.

    Comment justifier l'autorité des sciences ? Les chercheurs utilisent volontiers une épistémologie réaliste très classique : la science découvrirait le monde extérieur, qui est ce qu'il est quoi que puissent en penser des individus ou des cultures différentes. On retrouve cette vision dans l'ouvrage récent (3) de deux physiciens qui opposent les atomes « imaginés » au cours de l'histoire au véritable atome, enfin « découvert » par les scientifiques au début du XXe siècle, notamment grâce aux travaux de Jean Perrin (4). Pour eux, la victoire finale de l'atomisme s'explique par le fait que les atomes « étaient bien là, tout simplement », comme peuvent l'être une chaise ou une montagne.

    La science pure ne se discute pas. Elle ne fait que découvrir le monde ; elle est neutre. Seules les applications qui en sont faites peuvent prêter le flanc à la critique. Les gènes sont là, qu'on le veuille ou non, mais on peut contester les OGM, applications particulières de ce savoir neutre qu'est la génétique. Une solution simple et sans doute confortable pour les chercheurs, car elle légitime leur savoir tout en leur permettant de s'exonérer des mauvaises « applications ».

    Les philosophes ont depuis longtemps montré l'insuffisance de cette vision des choses (5). En effet, comment réconcilier l'idée selon laquelle les objets des sciences qui font consensus à un moment donné sont « simplement là » avec les changements de cadre théorique, ou avec le fait que des théories postulant des entités très différentes prédisent les mêmes phénomènes ? Le physicien Niels Bohr, fondateur de la mécanique quantique et passionné par les difficultés épistémologiques, soulignait pour sa part qu'on ne peut dissocier le phénomène observé de l'instrument d'observation. Tel instrument nous fait percevoir la lumière comme des ondes, tel autre comme des particules... Les travaux des historiens et des sociologues des sciences ont montré « les intrications profondes, depuis cinq siècles, des sciences et des univers techniques, productifs, militaires, politiques et impériaux », pour citer l'ouvrage de Pestre. Non seulement le praticien des sciences n'est pas un pur sujet — il a été modelé par une certaine culture, un certain milieu —, mais, de surcroît, on ne peut séparer le conceptuel ou l'instrumental du technique et du politique (6). Ainsi le surgissement de travaux sur les séries numériques, à la fin du XVIIIe siècle, est-il lié à des choix sociaux, induits notamment par les besoins de nombreux groupes, comme les compagnies d'assurances, les banquiers ou l'Etat.

    Mais faire le deuil de la prétention des chercheurs à obtenir une « vue de nulle part » sur le monde, c'est-à-dire une représentation impeccablement objective, n'implique-t-il pas de renoncer à une vérité scientifique immuable, intrinsèque et définitive ?

    La vérité scientifique passe par la construction d'un fait scientifique dans un laboratoire ; ce qui, si l'on accepte l'analogie, ressemble à la transformation d'un tigre sauvage bondissant dans la forêt en un tigre captif observé derrière une grille et sous des projecteurs qui peuvent modifier son comportement. Par la « capture », autrement dit par un investissement lourd en temps, en équipements et en institution, on ne prélève que quelques sauts sur la multitude possible de ceux du tigre sauvage, et on les rend reproductibles. Cette image rend justice à l'inventivité du travail des chercheurs, qui ne font pas que découvrir l'agencement du monde : ils doivent le transformer profondément pour l'apprivoiser, c'est-à-dire pour pouvoir l'observer et le caractériser à partir du type d'outils, tant conceptuels que techniques, qu'ils mettent en œuvre.

    Il y a donc continuité et altérité entre le monde extérieur et les résultats scientifiques. Continuité, car c'est bien le tigre qui saute dans sa cage, et non un être inventé qu'on pourrait manipuler comme on veut — les faits scientifiques ne peuvent être réduits à des constructions sociales où la nature ne jouerait aucun rôle. Altérité, car on ne fera jamais sauter un tigre sauvage sous les lumières d'un cirque... On pourra toujours affirmer qu'il était dans la nature du tigre de se laisser capturer de la façon dont on l'a fait (7), mais à titre rétrospectif, et sans certitude : le tigre, souvent, rêve de retourner sauter dans la jungle...

    L'erreur de l'épistémologie réaliste est de croire que la stabilité, l'objectivité tout à fait réelle des faits scientifiques témoignent de la saisie de ce monde extérieur, qui serait permise par l'émancipation de tout intermédiaire déformant. Pour qui prête attention au quotidien des chercheurs, l'objectivité résulte au contraire d'un énorme travail de domptage du monde dans les laboratoires (8). En domptant le tigre d'une certaine façon, on aboutit à l'un des mondes possibles, dont on devrait se sentir responsable — si on le dompte pour le rendre plus agressif, par exemple.

    Ainsi, des historiens (9) ont montré que la vision génétique procédait d'une observation particulière du vivant, encouragée dans les années 1940 par la fondation Rockefeller, qui finance de nombreux centres de recherche dans le domaine de la santé et sera soupçonnée de promouvoir l'eugénisme. Les processus biologiques sont perçus comme contrôlés par les gènes, qui deviennent autant de leviers de contrôle potentiels par des techniques d'ingénierie. Ce parti pris a joué un rôle crucial dans les orientations de la recherche sur le vivant, au détriment de l'étude d'autres facteurs plus diffus, comme le régime alimentaire ou les influences environnementales. Mais ce choix d'« experts » découle de partis pris techniques, sociaux et politiques plus ou moins implicites.

    Autre exemple : les statistiques du chômage, analysées par Alain Desrosières, qui « contribuent à faire de la réalité et non pas simplement à la “refléter”. Cette idée n'est pas relativiste, en ce qu'elle ne nie pas l'existence du chômage. Mais elle attire l'attention sur le fait que le chômage peut être pensé, exprimé, défini et quantifié de multiples façons ; et que les différences entre ces façons de faire ne sont pas de simples détails techniques, mais ont toujours une signification historique, politique, sociologique (10) ».

    Pour donner aux sciences leur juste place dans le débat public, il importe donc d'étayer nos décisions en nous appuyant sur leurs connaissances robustes, tout en réclamant la discussion démocratique des priorités de recherche en amont et non en réaction aux applications (11). Les questions politiques importantes comportent toujours des dimensions autres que scientifiques, et il serait contre-productif de faire reposer sur les sciences tout le poids des décisions, car elles sont vulnérables à l'amplification dogmatique du doute, doute qui est constitutif de la recherche. Ce sera indûment que l'on justifiera au nom de la science le recours aux semences améliorées plutôt qu'à des réformes agraires pour lutter contre la faim dans le monde. Mais la réduction de nos émissions de carbone se justifie par la réduction de l'empreinte environnementale et de la consommation, la justice sociale...

    Comme le souligne Luc Boltanski, la distinction entre le « monde » et une « réalité » construite grâce à des formatages qui permettent de le stabiliser représente un élément critique essentiel dans le régime de domination caractéristique des démocraties capitalistes, fondé sur l'expertise : « Etre ce qu'il est et qui ne peut être autrement est bien la caractéristique du monde. Mais à cette différence essentielle près, par laquelle il se distingue précisément de la réalité, que le monde, on ne le connaît pas et qu'on ne peut prétendre le connaître, dans la perspective d'une totalisation. Or, dans la métaphysique politique sous-jacente à cette forme de domination, le monde est précisément ce que l'on peut maintenant connaître, par les pouvoirs de la science, c'est-à-dire, indissociablement, des sciences naturelles et des sciences humaines ou sociales (12). » La « réalité » commune ne se réduit pas à ce qui peut être découvert par une élite dans les laboratoires de sciences ou d'économie. Elle est à composer, péniblement, par tous (13).

    (1) Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, Fayard, Paris, 2015.

    (2) Dominique Pestre, Le Gouvernement des technosciences, La Découverte, Paris, 2014.

    (3) Hubert Krivine et Annie Grosman, De l'atome imaginé à l'atome découvert. Contre le relativisme, De Boeck, Paris, 2015.

    (4) Jean Perrin, Les Atomes, Flammarion, coll. « Champs sciences », Paris, 2014 (1re éd. : 1913).

    (5) Cf. Alan F. Chalmers, Qu'est-ce que la science ?, Le Livre de poche, Paris, 1990, et Michel Bitbol, Mécanique quantique. Une introduction philosophique, Flammarion, coll. « Champs sciences », 2008.

    (6) Cf. aussi Dominique Pestre, « Pour une histoire sociale et culturelle des sciences. Nouvelles définitions, nouveaux objets, nouvelles pratiques », Annales HSS, n° 3, vol. 50, 1995, et (sous la dir. de), Histoire des sciences et des savoirs (3 vol.), Seuil, Paris, 2015.

    (7) Cf. Didier Debaise, L'Appât des possibles, Les Presses du réel, Paris, 2015, et Bruno Latour, Enquête sur les modes d'existence, La Découverte, 2012, ainsi que le site associé : modesofexistence.org

    (8) Cf. Bruno Latour, La Science en action, La Découverte, 2005. Pour le cas du climat, cf. Paul N. Edwards, A Vast machine, MIT Press, Cambridge (Etats-Unis), 2010.

    (9) Lily E. Kay, The Molecular Vision of Life, Oxford University Press, 1993.

    (10) Alain Desrosières, « La statistique, outil de libération ou de pouvoir ? », Statactivisme. Comment lutter avec des nombres, Zones, Paris, 2014.

    (11) Brian Wynne, postface à Matthew Kearnes, Phil Macnaghten et James Wilsdon, « Governing at the Nanoscale. People, policies and emerging technologies », Demos Foundation, Londres, 2006.

    (12) Luc Boltanski, De la critique, Gallimard, Paris, 2009.

    (13) Cf. John Dewey, Le Public et ses problèmes, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010, et l'introduction lumineuse de Joëlle Zask ; Bruno Latour, « Il n'y a pas de monde commun : il faut le composer », Multitudes, n° 45, Paris, 2011.

    Lire aussi le [courrier des lecteurs] dans notre édition de janvier 2016.

    Les communs, un projet ambigu

    mar, 03/01/2017 - 08:59

    Revivifiée dès les années 1980, la notion de « communs » ou de « biens communs » connaît une popularité croissante chez les militants de gauche. Qu'il s'agisse de la fourniture d'eau potable ou des logiciels libres, la gestion collective fait un sort au mythe selon lequel la privatisation serait garante d'efficacité. Mais ses partisans se défient aussi de l'État, auquel ils n'attribuent qu'un rôle circonscrit.

    Jean Dubuffet. – « Empressement », 1980 © ADAGP, Paris, 2016 / Photo : Christie's / Bridgeman Images

    Le 11 janvier 2016, le secrétaire national du Parti communiste français Pierre Laurent présentait ses vœux pour l'année qui commençait et décrivait « la société que nous voulons » : « Un nouveau mode de développement où social et écologie se conjuguent pour l'humain et la planète, pour une société du bien-vivre et du bien commun. » « Bien commun » ? De l'autre côté de l'échiquier politique, le dirigeant du Mouvement pour la France, M. Philippe de Villiers, se réfère au même concept, mais pour justifier le recul de l'État auquel il souhaite œuvrer : « L'État n'existe plus comme fournisseur du bien commun. Il n'a aucun droit sur nous (1).  »

    En mai 2016, quelques mois après l'annonce du Retour des communs par l'« économiste atterré » Benjamin Coriat (2), le libéral Jean Tirole publiait Économie du bien commun (3). À la rubrique « Nos idées » de son site, l'Association pour la taxation des transactions financières et pour l'action citoyenne (Attac) dit vouloir « promouvoir les alternatives et récupérer les biens communs ». Quant à l'Institut de l'entreprise, il affirme, sous la plume de son délégué général, que « les initiatives privées se préoccupent du bien commun (4)  ».

    Rarement concept se sera montré aussi malléable. Ses déclinaisons dans les champs politique et universitaire sont multiples : « bien commun », « biens communs », « commun », « communs »… D'un côté, l'expression « bien commun » — plus ou moins synonyme d'« intérêt général » — s'est érigée en élément de langage pour les dirigeants de tous bords. De l'autre, la notion de (biens) communs apporte un renouveau intellectuel et militant à un mouvement social parfois caractérisé par son ronronnement conceptuel. Difficile de s'y retrouver… Mais pas impossible.

    Avril 1985, Annapolis (États-Unis). Lors d'une conférence financée par la National Research Foundation, des universitaires du monde entier présentent leurs recherches sur les « communs ». Le terme n'évoque en général qu'une histoire ancienne : celle de la transformation, à l'aube de l'ère industrielle, des terres dévolues au pâturage et gérées de façon collective en propriétés privées délimitées par des clôtures. Ce mouvement des enclosures est considéré comme un moment fondateur pour le développement du capitalisme. Il symbolise l'émergence de la propriété comme droit individuel : une « révolution des riches contre les pauvres », écrit Karl Polanyi (5). Les chercheurs réunis à Annapolis reprennent le fil de cette histoire et montrent qu'il existe encore de nombreux endroits dans le monde où des terres, des pêcheries ou des forêts sont gérées comme des communs : des ressources partagées au sein de communautés qui organisent collectivement leur exploitation.

    Les chercheurs soutiennent que ces systèmes de communs sont souvent efficaces et qu'ils évitent la surexploitation des ressources (6). Il y a là un renversement total des thèses développées par Garrett Hardin dans son célèbre article sur la « tragédie des communs (7)  ». Au-delà, c'est toute l'orthodoxie économique libérale qui est attaquée, puisque pour elle la propriété privée exclusive est toujours le meilleur système d'allocation des ressources rares.

    L'Italie en pointe

    En 1990, l'économiste Elinor Ostrom synthétise les principaux acquis des recherches exposées à Annapolis. Elle insiste notamment sur les conditions institutionnelles qui permettent de pérenniser les systèmes de communs. Elle montre qu'un commun ne peut exister durablement sans règles pour encadrer son exploitation. Elle souligne aussi que ces règles peuvent être produites et appliquées par les communautés concernées, sans faire appel à la puissance surplombante de l'État. Parmi de nombreux exemples, elle cite le cas d'une pêcherie en Turquie, où « le processus de surveillance et d'exécution des règles (…) est pris en charge par les pêcheurs eux-mêmes (8)  ». Ces travaux lui valent en 2009 le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel — souvent considéré comme le « prix Nobel d'économie ».

    En Italie, le renouveau de l'intérêt pour les biens communs s'étend au champ politique lorsqu'une commission créée par le gouvernement de M. Romano Prodi dévoile ses conclusions en 2008. Présidée par le juriste Stefano Rodotà, elle propose de les définir comme des « choses dont dépendent l'exercice des droits fondamentaux et le libre développement de la personne ». « Personnes juridiques publiques ou privées », le statut des titulaires de ces biens — leurs « propriétaires » — importe peu (9). La commission insiste en revanche sur le fait que les ressources doivent être gérées conformément à leur fonction, pour permettre l'exercice d'un droit. Qualifier l'eau de « bien commun » signifie ainsi que sa distribution, quel que soit l'acteur qui l'organise, doit garantir l'accès de tous à une eau saine et en quantité suffisante.

    Sur la base des travaux de la commission Rodotà, de nombreux mouvements sociaux et politiques transalpins s'emparent de la notion de bien commun pour dénoncer le secteur privé et l'État néolibéral, également incapables de satisfaire les besoins collectifs fondamentaux (10). Forts de ce principe, 25 millions d'Italiens (sur 27 millions de votants) se prononcent en juin 2011 par référendum contre la privatisation des services publics locaux de fourniture d'eau potable.

    Mais la redécouverte des communs ne se limite pas aux ressources naturelles. En 1983, Richard Stallman, jeune informaticien du Massachusetts Institute of Technology (MIT), poste un appel à contributions sur un groupe de discussion Usenet : il propose de développer un système d'exploitation distribué librement. Ainsi apparaît le mouvement du logiciel libre, en réaction à l'émergence d'une florissante industrie du logiciel qui transforme les programmes informatiques en biens marchands soumis au droit d'auteur (copyright) et protégés par des conditions d'utilisation restrictives (11). Ici, le code informatique n'est plus considéré comme la propriété exclusive d'un acteur privé ; il constitue une ressource librement accessible que chacun peut contribuer à améliorer. De nombreux communs numériques ont repris ces principes d'ouverture et de partage pour les appliquer à la production d'encyclopédies (Wikipédia), de bases de données (Open Food Facts) ou à des créations artistiques collectives placées sous des licences Art Libre ou Creative Commons.

    En dépit de leurs différences, les diverses composantes du mouvement des communs opèrent une même remise en question de la propriété privée exclusive. Le mouvement italien des beni comuni réagit à la privatisation des services publics ; l'intérêt pour les communs dits « physiques » répond à l'accaparement massif des terres. Quant au développement des communs numériques, il s'oppose à la privatisation de l'information et de la connaissance : celle-ci a pris une telle ampleur que certains juristes ont pu évoquer un « deuxième mouvement des enclosures (12)  ».

    Les communs portent ainsi le fer au cœur d'une des institutions centrales du néolibéralisme, en s'attaquant à la croyance selon laquelle davantage de propriété privée garantirait un surcroît d'efficacité économique. Les travaux d'Ostrom invalident ce postulat, et l'essor de nombreuses ressources partagées le contredit en pratique. S'agissant des ressources physiques, les communs reposent souvent sur des formes de propriété collective et s'appuient par exemple, en France, sur des structures coopératives ou des groupements fonciers agricoles (GFA). Les communs numériques sont quant à eux protégés par des licences spécifiques, qui subvertissent les formes classiques de propriété intellectuelle afin de permettre la circulation et l'enrichissement des créations collectives : General Public License (GPL), Open Database License (ODbL)…

    Si les militants des communs remettent en question la propriété privée, ils critiquent également le dévoiement de la propriété publique dans un contexte de libéralisation massive. Lorsque l'État a toute latitude de brader les ressources dont il dispose pour équilibrer ses finances, la propriété publique offre-t-elle vraiment davantage de garanties que la propriété privée ? Ne se réduit-elle pas à un simple déplacement de la propriété privée entre les mains d'un acteur qui n'agit pas nécessairement dans l'intérêt de tous (13) ?

    On comprend mieux, dès lors, la définition proposée par la commission Rodotà. En insistant sur la fonction sociale des biens communs, les juristes italiens ont voulu substituer à la logique classique de l'État-providence — la propriété publique comme gardienne de l'intérêt général — la garantie inconditionnelle de certains droits. Ce changement de perspective va de pair avec une lutte contre la bureaucratisation des services publics, vue comme la principale cause de leur incapacité à défendre l'intérêt de tous. La critique des faiblesses de la propriété publique se double ainsi d'une exigence de participation citoyenne, dont l'expérience d'Acqua Bene Comune (ABC) à Naples offre un exemple intéressant. Dans la foulée du référendum de 2011, la gestion de l'eau de cette ville a en effet été remunicipalisée et confiée à un « établissement spécial » de droit public nommé ABC. Ses statuts ont été pensés pour permettre une gestion démocratique et participative, grâce à la présence de deux citoyens au conseil d'administration et à la création d'un comité de surveillance où siègent des représentants des usagers et des associations.

    Le retentissement politique de la notion de beni comuni en Italie signale le rapport ambigu des défenseurs des communs avec l'État. Né d'une critique percutante de la propriété privée et des renoncements de l'État néolibéral, le mouvement des communs aboutit parfois à un éloge sans nuance des capacités d'auto-organisation de la « société civile ». Avec un risque : celui de devenir les « idiots utiles » du néolibéralisme, en ne critiquant la sacralisation de la propriété privée que pour favoriser de nouveaux reculs de l'État social. Nombre de chercheurs et de militants sont toutefois conscients de ce danger. Comme le rappelle Benjamin Coriat, « les communs ont besoin de l'État pour se développer, car il doit créer les ressources (à commencer par les ressources juridiques) dont les commoners [les producteurs des biens communs] ont besoin pour exister (14)  ». Interdire la vente forcée d'ordinateurs avec certains logiciels — l'achat d'un PC correspondant en pratique à l'achat d'un ordinateur et de Windows — favoriserait par exemple le développement des logiciels libres.

    Il s'agit donc de réaffirmer le rôle de l'État tout en réfléchissant à l'évolution de ses interventions. Cela implique de concevoir un cadre juridique propre à favoriser les communs et les structures — coopératives, par exemple — les mieux à même de les porter, y compris dans un cadre marchand. Cela suppose aussi de considérer que la propriété publique ne se résume pas à un patrimoine dont l'État peut faire un usage discrétionnaire, mais comprend l'ensemble des biens et des services destinés à l'usage public, qui doivent par conséquent être gérés dans l'intérêt de tous. Cela nécessite enfin de rappeler que l'État social a vocation à fournir aux individus les moyens temporels et financiers de développer des activités hors du seul champ de la propriété privée et de la recherche du profit.

    Les communs invitent donc à revoir l'articulation entre la sphère marchande, les missions de l'État et ce qui peut être laissé à l'auto-organisation de collectifs librement constitués. Un beau sujet de philosophie politique, et peut-être aussi quelque espoir.

    (1) « Parlez-vous le Philippe de Villiers ? », BFMTV.com, 7 octobre 2016.

    (2) Benjamin Coriat (sous la dir. de), Le Retour des communs. La crise de l'idéologie propriétaire, Les Liens qui libèrent, Paris, 2015.

    (3) Jean Tirole, Économie du bien commun, Presses universitaires de France, 2016.

    (4) Frédéric Monlouis-Félicité, « Pour une élite économique engagée », L'Opinion, Paris, 16 avril 2015.

    (5) Karl Polanyi, La Grande Transformation, Gallimard, Paris, 1983.

    (6) Cf. National Research Council, Proceedings of the Conference on Common Property Resource Management, National Academy Press, Washington, DC, 1986.

    (7) Garrett Hardin, « The Tragedy of the Commons », Science, vol. 162, no 3859, Washington, DC, 13 décembre 1968.

    (8) Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, De Boeck Supérieur, Paris - Louvain-la-Neuve, 2010 (1re éd. : 1990).

    (9) Commission Rodotà, conclusions citées par Ugo Mattei, « La lutte pour les “biens communs” en Italie. Bilan et perspectives », Raison publique, 29 avril 2014.

    (10) Lire Ugo Mattei, « Rendre inaliénables les biens communs », Le Monde diplomatique, décembre 2011.

    (11) Lire « L'étrange destin du logiciel libre », Le Monde diplomatique, juillet 2014.

    (12) Cf. James Boyle, « The second enclosure movement and the construction of the public domain », Law and Contemporary Problems, vol. 66, no 1-2, Durham (États-Unis), hiver 2003.

    (13) Cf. Pierre Crétois et Thomas Boccon-Gibod (sous la dir. de), État social, propriété publique, biens communs, Le Bord de l'eau, Lormont, 2015.

    (14) « Ne lisons pas les communs avec les clés du passé. Entretien avec Benjamin Coriat », Contretemps, 15 janvier 2016.

    Sept niveaux de désespoir

    lun, 02/01/2017 - 20:52

    Je voudrais — tout simplement en tant que conteur — ajouter quelques brèves remarques au débat en cours.

    Le fait d'être l'unique superpuissance sape chez les militaires l'intelligence de la stratégie. Pour penser stratégiquement, il faut s'imaginer à la place de l'ennemi. On est alors en mesure d'anticiper, de feinter, de le prendre par surprise, de le déborder et ainsi de suite. Mal interpréter un ennemi peut à terme entraîner la défaite — celle de l'interprète fautif. C'est ainsi que parfois s'écroulent les empires.

    Qu'est-ce qui pousse un homme au terrorisme et, à la limite, à endurer le martyre du suicide ? C'est là, aujourd'hui, la question décisive. (Je parle ici des volontaires anonymes : les chefs terroristes sont une tout autre affaire.) Ce qui façonne un terroriste, c'est, avant tout, une forme de désespoir ou, pour être plus précis, une façon de transcender une forme de désespoir et, par le don de sa vie, de lui donner sens.

    C'est pourquoi le terme de « suicide » ne convient pas tout à fait, car transcender son désespoir donne au martyr un sentiment de triomphe. Triomphe sur ceux qu'il est censé haïr ? Je n'en suis pas si sûr. Le triomphe du terroriste est triomphe sur la passivité, l'amertume, le sentiment d'absurdité, qui émanent d'une certaine profondeur de désespoir.

    Il n'est pas facile pour le monde développé d'imaginer ce type de désespoir. Non pas à cause de sa richesse relative (la richesse engendre ses propres désespoirs), mais parce que le monde développé est constamment sollicité, et son attention distraite. Le désespoir dont il est question ici accable ceux qui subissent des situations, comme par exemple des décennies passées dans un camp de réfugiés, les contraignant à nourrir une idée fixe.

    En quoi consiste ce désespoir ? A avoir le sentiment que la vie, la vôtre et celle de vos proches, ne compte pour rien, sentiment qu'on éprouve à divers niveaux distincts, si bien que le désespoir devient total, c'est-à-dire — comme dans le totalitarisme — sans appel.

    Chercher chaque matin
    les déchets
    permettant de survivre encore un jour

    Savoir en s'éveillant
    que dans ce désert légal
    il n'y a pas de droits
    Eprouver qu'au fil des années
    rien ne s'améliore
    mais que tout empire
    Etre mortifié parce qu'on est capable
    de changer presque rien
    et de s'emparer de ce « presque »
    qui conduit alors à une nouvelle impasse

    Ecouter mille promesses
    qui vous ignorent inexorablement
    vous et les vôtres
    Avoir sous les yeux l'exemple
    de ceux qui résistent
    et que des bombes transforment
    en poussière

    Subir le poids de vos propres tués
    poids qui met fin
    pour toujours à l'innocence
    parce qu'ils sont si nombreux.

    Ce sont là sept niveaux de désespoir — un pour chaque jour de la semaine — qui conduisent certains des plus courageux à la révélation qu'offrir leur propre vie pour contester les forces qui ont poussé le monde au point où il en constitue la seule manière d'invoquer un tout qui soit plus vaste que le désespoir.

    Toute stratégie élaborée par des dirigeants politiques incapables d'imaginer un tel désespoir échouera et accroîtra sans cesse le nombre de ses ennemis.

    L'art de la chute

    lun, 02/01/2017 - 20:43

    Peu de films tournés au début du siècle passé peuvent apparaître aujourd'hui comme « un commentaire intime sur le XXIe siècle ». Il y faut tout le talent, toute la vitalité et toutes les pitreries d'un clown hors normes…

    A ses yeux, ce qu'il se passe dans le monde est quelque chose d'à la fois impitoyable et inexplicable. Et, pour lui, cela va de soi. Son énergie se concentre sur l'immédiat, sur comment s'en sortir et trouver une issue vers quelque chose d'un peu meilleur. Il a observé que beaucoup de circonstances et de situations dans la vie se reproduisent, devenant ainsi familières malgré leur étrangeté. Depuis sa petite enfance, il s'est familiarisé avec les dictons, les blagues, les astuces, les ficelles du métier et les combines ayant trait à ces énigmes quotidiennes récurrentes. Alors, il leur fait face avec une proverbiale connaissance prémonitoire de ce à quoi il se heurte. Il est rarement perplexe.

    Voici quelques-uns des axiomes de cette connaissance prémonitoire proverbiale qu'il a acquise :

    Le cul est le centre du corps masculin ; c'est là que l'on donne un coup de pied en premier à son adversaire, et c'est sur cette partie du corps que l'on tombe le plus souvent quand on vous renverse.

    Les femmes forment une autre armée. Regardez surtout leurs yeux.

    Les puissants sont toujours brutaux et nerveux.

    Les prêcheurs n'aiment que leur propre voix.

    Il y a tellement de handicapés dans les parages qu'il faudrait peut-être un agent pour régler la circulation des fauteuils roulants.

    Les mots manquent pour désigner ou expliquer le cours quotidien des ennuis, des besoins non satisfaits et du désir frustré.

    La plupart des gens n'ont pas de temps pour eux, mais ils ne le réalisent pas. Poursuivis, ils poursuivent leur vie.

    Comme eux, vous ne comptez pour rien, jusqu'au moment où vous vous écartez du chemin et prenez des risques, et qu'alors vos compagnons s'arrêtent net, le regard émerveillé. Et le silence de cet émerveillement contient tous les mots imaginables de toutes les langues maternelles. Vous avez créé un hiatus de reconnaissance.

    Les rangs des hommes et des femmes qui ne possèdent rien ou presque rien peuvent offrir un trou de rechange exactement à la bonne taille pour qu'un petit bonhomme s'y cache.

    Le système digestif échappe souvent à notre contrôle.

    Un chapeau ne protège pas du temps, c'est la marque d'un rang.

    Quand le pantalon d'un homme tombe sur ses chevilles, c'est une humiliation ; quand la jupe d'une femme se soulève, c'est une illumination.

    Dans un monde sans merci, une canne peut servir de compagnon.

    D'autres axiomes s'appliquent au lieu et au cadre :

    Pour entrer dans la majorité des bâtiments, il faut de l'argent ou la preuve qu'on en a.

    Les escaliers sont des toboggans.

    Les fenêtres servent à jeter des choses ou à être escaladées.

    Les balcons sont des postes d'où descendre précipitamment ou d'où faire tomber des choses.

    La nature sauvage est un endroit où se cacher.

    Toutes les courses-poursuites sont circulaires.

    Le moindre pas a toutes les chances d'être une erreur, alors faites-le avec style pour détourner l'attention quand tout part en vrille.

    Cela donne une idée de la connaissance prémonitoire d'un gamin, d'environ 10 ans — la première fois que ton âge affiche deux chiffres —, qui traîne dans le sud de Londres, à Lambeth, au tout début du XXe siècle.

    Une grande partie de cette enfance se déroula dans des établissements publics : une maison de correction d'abord, puis une école pour les enfants indigents. Hannah, sa mère, à laquelle il était profondément attaché, était incapable de s'occuper de lui. Elle passa une grande partie de sa vie enfermée dans un hôpital psychiatrique. Elle venait d'un milieu d'artistes du music-hall du sud de Londres.

    Les institutions publiques pour les indigents comme les maisons de correction et les écoles pour les enfants pauvres ressemblaient, et ressemblent toujours, à des prisons dans la façon dont elles étaient organisées et agencées. Pénitentiaires pour Perdants. Quand je pense à ce gamin de 10 ans et à ce qu'il a vécu, je pense aujourd'hui aux tableaux d'un de mes amis.

    Jusqu'à la quarantaine, Michael Quanne a passé plus de la moitié de sa vie en prison, condamné pour une série de vols mineurs. Durant ses incarcérations, il s'est mis à peindre.

    Ses peintures ont pour thème l'histoire d'événements s'étant produits à l'extérieur dans le monde libre, vus et imaginés par un prisonnier. Une de leurs caractéristiques frappantes est l'anonymat des endroits, des lieux qui y figurent. Les personnages imaginés, les protagonistes sont saisissants, expressifs et énergiques, mais les coins de rue, les bâtiments imposants, les sorties et les entrées, les lignes de toit et les passages parmi lesquels se trouvent les personnages sont désolés, anonymes, sans vie, indifférents. Nulle part on ne voit la moindre évocation ou trace de la caresse d'une mère.

    Nous voyons des lieux du monde extérieur à travers le verre transparent mais impénétrable et sans pitié de la fenêtre d'une cellule.

    Le gamin de 10 ans devient un adolescent, puis un jeune homme. Petit, filiforme, aux yeux bleus perçants. Il danse et chante. Il fait aussi du mime. Il mime en inventant des dialogues élaborés entre les traits de son visage, les gestes de ses mains méticuleuses et l'air qui l'entoure, l'air libre qui n'appartient à aucun lieu. En tant qu'artiste, il devient un maître pickpocket, faisant jaillir le rire en inspectant poche après poche avec confusion et désespoir. Il réalise des films, dans lesquels il joue. Leurs décors sont désolés, anonymes et sans mère.

    Cher lecteur, vous avez deviné de qui je parle, n'est-ce pas ? De Charlie Chaplin, le Petit Bonhomme, le Vagabond.

    Pendant que son équipe tournait La Ruée vers l'or en 1923, une discussion animée se déroulait dans le studio à propos du scénario. Et une mouche n'arrêtait pas de distraire l'attention des participants, si bien que Chaplin, furieux, demanda une tapette et essaya de la tuer. En vain. Au bout d'un moment, la mouche atterrit sur la table à côté de lui, à sa portée. Il prit la tapette pour l'écraser, puis s'arrêta brusquement et la reposa. Lorsque les autres lui demandèrent pourquoi, il les regarda et répondit : « Ce n'est pas la même mouche. »

    Une décennie auparavant, Roscoe Arbuckle, l'un des collaborateurs « costauds » favoris de Chaplin, avait déclaré que son copain Charlie était un « génie comique complet, sans aucun doute le seul de notre temps dont on parlera dans un siècle ».

    Le siècle a passé et les propos de « Fatty » Arbuckle se sont révélés vrais. Durant ce siècle, le monde se transforma profondément — aux plans économique, politique et social. Avec l'invention des talkies [« films parlants »] et l'édification de Hollywood, le cinéma changea également. Pourtant, les premiers films de Chaplin n'ont rien perdu de leur effet de surprise, de leur humour, de leur mordant ou de leur illumination. Mais, avant tout, leur pertinence paraît plus proche, plus urgente que jamais : ils sont un commentaire intime sur le XXIe siècle dans lequel nous vivons.

    Comment est-ce possible ? J'aimerais proposer deux raisons. La première concerne la vision du monde proverbiale de Chaplin décrite plus haut, et la seconde, son génie en tant que clown, qui, de manière paradoxale, devait tellement aux tribulations de sa jeunesse.

    Aujourd'hui, la tyrannie économique mondiale du capitalisme financier spéculatif, qui fait des gouvernements nationaux (et de leurs politiciens) ses esclavagistes et du monde médiatique son pourvoyeur de drogue, cette tyrannie, dont le seul but est le profit et l'accumulation permanente, nous impose une vision et un schéma de vie chaotiques, précaires, sans pitié et inexplicables. Et cette vision de la vie est encore plus proche de la vision du monde légendaire de notre gamin de 10 ans que la vie à l'époque où les premiers films de Chaplin ont été tournés.

    Les journaux de ce matin [de juillet 2014] rapportent qu'Evo Morales, le président de la Bolivie, un homme relativement sincère et dénué de cynisme, a proposé une mesure légalisant le travail des enfants à partir de 10 ans. Près d'un million d'enfants boliviens concernés travaillent déjà afin d'aider leurs familles à manger. Cette loi leur garantira une légère protection juridique.

    Il y a six mois, au large de l'île italienne de Lampedusa, quatre cents immigrés venant d'Afrique et du Proche-Orient à bord d'un bateau impropre à la navigation ont trouvé la mort par noyade alors qu'ils tentaient de gagner l'Europe clandestinement dans l'espoir d'y trouver du travail. Sur la planète, trois cents millions d'hommes, de femmes et d'enfants cherchent du travail pour avoir les moyens minimaux de survivre. Le Vagabond ne se singularise plus.

    L'étendue de ce qui apparaît comme inexplicable augmente de jour en jour. Le suffrage universel a perdu tout sens, car le discours des politiciens nationaux n'a plus aucun rapport avec ce qu'ils font ou peuvent faire. Toutes les décisions fondamentales qui affectent le monde d'aujourd'hui sont prises par des spéculateurs financiers et leurs agences, anonymes et sans voix. Comme le présumait le gamin de 10 ans, « les mots manquent pour désigner ou expliquer le cours quotidien des ennuis, des besoins non satisfaits et du désir frustré ».

    Le clown sait que la vie est cruelle. Le costume hétéroclite et haut en couleur du bouffon d'antan était déjà une plaisanterie sur son expression habituelle de mélancolie. Le clown est habitué à la perte. La perte est son prologue.

    L'énergie des pitreries de Chaplin se répète et augmente à chaque fois. A chaque fois qu'il tombe, c'est un homme nouveau qui retombe sur ses pieds. Un homme nouveau qui est à la fois le même homme et un homme différent. Le secret de sa vitalité après chaque chute tient à sa multiplicité.

    Cette même multiplicité lui permet de s'accrocher à son prochain espoir, bien qu'il ait l'habitude de toujours voir ses espoirs voler en éclats. Il subit humiliation après humiliation avec sérénité. Même quand il contre-attaque, il le fait avec une pointe de regret et avec sérénité. Cette sérénité le rend invulnérable — invulnérable au point de sembler immortel. Et nous, en sentant cette immortalité dans notre cirque d'événements sans espoir, nous la reconnaissons par notre rire.

    Dans le monde de Chaplin, le Rire est le surnom de l'immortalité.

    Il existe des photos de Chaplin quand il avait dans les 85 ans. En les regardant un jour, j'ai trouvé que l'expression de son visage m'était familière. Mais je ne savais pas pourquoi. Plus tard j'ai trouvé. J'ai vérifié. Cette expression ressemble à celle de Rembrandt dans son dernier autoportrait : Autoportrait en Zeuxis riant.

    « Je ne suis qu'un petit comédien de quatre sous, dit-il, tout ce que je demande, c'est de faire rire les gens. »

    (Traduit de l'anglais par Claude Albert.)

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