Paul Magnette, le ministre président de la région wallone, répond en exclusivité aux questions de Libération. Ce socialiste, ancien professeur de sciences politiques et, à ce titre, l’un des meilleurs spécialistes de l’Union européenne, estime ne pas sortir de ses compétences en s’opposant à la signature du CETA, l’accord de libre échange avec le Canada.
La Wallonie est-elle le vilain petit canard de l’Union européenne ?
Parce que nous faisons notre devoir démocratique ? Soyons sérieux ! Le parlement et le gouvernement wallon ont simplement analysé, comme ils en ont l’obligation constitutionnelle, puisqu’ils ont les mêmes droits qu’un parlement national, le CETA, ce qui nous a conduits à observer qu’un certain nombre de ses dispositions nous posent problème et que nous ne pouvons l’accepter en l’état. Nous n’avons aucune volonté de bloquer l’Union : nous sommes désolés de constater que nos réserves aient conduit à une petite crise institutionnelle.
La Commission semble avoir pris tardivement la mesure du problème wallon…
Nous avons commencé à examiner le traité avant même qu’il ne soit définitif : j’ai déposé moi-même à la Commission la résolution votée par le Parlement wallon qui énumérait nos réserves le 2 octobre 2015. Malheureusement, elle n’a commencé à discuter avec nous que le 4 octobre 2016. Et maintenant, on nous presse, on nous dit que le temps de la discussion est passé…
Les défenseurs du CETA affirment qu’il est peu démocratique qu’une région représentant moins de 1 % de la population européenne ait un tel droit de vie ou de mort sur un traité.
C’est un raisonnement curieux quand on sait que ce qui fonde l’Union, c’est le respect des États, quelle que soit leur taille et le refus de tout hégémonisme ou domination des grands. Je rappelle au passage qu’il y a sept États membres qui sont plus petits que la Wallonie : eux aussi n’auraient qu’un droit, celui de se taire ? Il faut être clair : certaines parties de cet accord relèvent des compétences nationales et régionales et donc le contrôle parlementaire doit s’exercer là où sont les compétences. C’est la logique normale dans tout système fédéral.
Comment sortir de ce blocage si ce n’est pas une réouverture du CETA ?
On préfèrerait le renégocier sur le fond, c’est clair. Mais, à défaut, nous sommes prêts à accepter un instrument interprétatif juridiquement contraignant, ce qui reviendrait de facto à amender le CETA. La difficulté de ce type de traité est que, pour composer avec les divergences politiques entre les 28 États membres et entre les 28 États membres et le pays tiers avec lequel on négocie, on écrit des phrases ambigües à charge pour le juge de les interpréter. C’est cela qui ne nous va pas : si on laisse des zones grises ouvertes à une interprétation laissée à un tribunal arbitral qui ne présente pas toutes les garanties d’indépendance juridictionnelle, c’est la porte ouverte à des dérives qui pourraient être préjudiciables à notre modèle de société, à l’action de l’État. Donc il faut clarifier ces zones grises, par exemple, en disant clairement ce que veut dire un service public, un service de santé, ou encore qu’une entreprise ne pourra jamais demander une indemnisation lorsqu’un pays modifie sa législation environnementale. Par ailleurs, le tribunal arbitral prévu par le CETA et qui sera chargé de cette interprétation ne présente pas toutes les garanties d’indépendance offertes par les ordres juridictionnels européens et canadiens. Or, c’est par ce biais que les multinationales pourraient contraindre l’action publique des États. Je préfèrerais franchement que cette instance disparaisse purement et simplement et que l’on se repose sur nos tribunaux. À tout le moins, si on veut un tribunal arbitral, il doit donner des garanties équivalentes à celles existantes dans les ordres internes.
Les Canadiens sont-ils prêts à revoir ce mécanisme?
Le Canada est extrêmement vigilant sur cet aspect, car ils ont été les premières victimes de l’ALENA qui instaurait un tel mécanisme. Il est donc d’accord avec nous. En réalité, c’est un débat purement interne à l’Union.
Avez-vous reçu des pressions d’autres pays afin de vous faire plier ?
Disons que les pressions, plus ou moins amicales, viennent de plusieurs directions. Je n’en dirais pas plus.
La Wallonie est-elle isolée dans cette affaire ?
Les questions que nous posons sont très largement partagées, en particulier sur l’instance arbitrale. Soyons clairs : je ne suis pas un héraut de l’altermondialisme, je veux un accord. La mondialisation a lieu et la question est de savoir avec quel type de règles elle se fera. Car il ne faut pas s’y tromper : il ne s’agit pas seulement du CETA, mais de fixer les standards européens pour toutes les futures négociations avec les pays qui ont le même niveau de développement que nous, et notamment avec les États-Unis. L’enjeu est de déterminer comment on va façonner la mondialisation au cours des 20 ou 30 prochaines années.
Si le PS avait été au gouvernement fédéral belge, aurait-il eu la même attitude ?
On a commencé cette discussion il y a pratiquement deux ans au parlement wallon. Il est donc un peu facile d’en faire un jeu électoraliste… Certains ne semblent pas comprendre que l’on puisse se battre pour des principes. Un ami m’a rappelé un article que j’ai écrit il y a 15 ans, lorsque j’étais professeur de sciences politique, dans lequel je dis exactement ce que je dis aujourd’hui. Il faut accepter que de temps en temps les femmes et les hommes politiques aient des principes et des convictions et se battent pour eux. Mais je ne me fais pas d’illusions : beaucoup de ceux qui me soutiennent aujourd’hui me critiqueront si on aboutit à un compromis. Croire que c’est un calcul électoraliste, c’est très mal comprendre ce que nous sommes en train d’essayer de faire.
N.B.: version longue de l’ITW publiée dans Libération du 25 octobre.