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La revue de référence sur les questions internationales
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La naissance au Brésil d’une nouvelle puissance mondiale

lun, 24/08/2020 - 10:00

La rédaction de Politique étrangère vous offre à (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de Jacques Lambert, intitulé « La naissance au Brésil d’une nouvelle puissance mondiale », et publié dans le numéro 2/1946 de Politique étrangère.

La littérature française sur le Brésil est abondante et de haute qualité ; il est facile, à travers cette littérature, de suivre l’évolution du Brésil et d’en mesurer les progrès. Périodiquement, des Français ont dressé de ce pays de véritables inventaires. Pour le Brésil impérial, qui reste, dans une grande mesure, un Brésil colonial, il n’est rien de plus précis que les récits de voyage publiés par Saint-Hilaire dans la première moitié du XIXe siècle. En 1 909, Pierre Denis trace, dans Le Brésil du XXe siècle, le portrait scrupuleusement exact d’un grand pays agricole dont la prospérité fragile est encore liée a l’exportation du café. En 1941, enfin, René Courtin, dans Le Problème de la civilisation économique au Brésil, décrit un Brésil complexe et hésitant, difficile à juger, dans lequel l’industrie prend une place fort importante, sans toutefois être déjà prépondérante.

Mais ces facilités de documentation — il en existe d’équivalentes en langue anglaise — n’empêchent point l’observateur étranger d’être déconcerté par les problèmes brésiliens ; si bien que l’on connaisse le Brésil, on s’en fait généralement, plutôt qu’une image d’ensemble, une série d’images confuses et souvent contradictoires.

Une longue éducation, qu’il prend pour une expérience, habitue l’Européen à diviser les pays dans lesquels s’est poursuivie l’expansion de sa race en deux catégories et en deux catégories seulement : des pays neufs d’une part, et des colonies d’exploitation, d’autre part, et, de chacune de ces deux catégories, il se fait une image très précise.

Les pays neufs sont des pays de peuplement, dont les Etats-Unis de l’Amérique du nord fournissent le type le plus achevé ; devenant très vite indépendants de leurs métropoles, aussi bien politiquement qu’économiquement, ces pays neufs sont la terre par excellence du progrès social et se caractérisent par les niveaux de vie élevés de leur population ; ce sont des boutures semblables aux métropoles d’où elles sont issues, mais souvent plus robustes.

Les colonies d’exploitation offrent des traits bien différents : les Européens y rencontrent des populations indigènes installées qu’ils ne peuvent assimiler et dont les cultures résistent obstinément au changement : ce sont des pays à niveau de vie bas et, qu’ils soient dépendants de la souveraineté d’un autre pays ou qu’ils soient politiquement indépendants, ils paraissent destinés à demeurer longtemps les appendices de cultures plus riches et plus complètes, ou bien à végéter dans l’isolement.

Si l’unité du développement argentin conduit à ranger sans hésitation la République Argentine dans la première catégorie et à lui prédire, toutes proportions gardées, le même avenir qu’aux pays neufs anglo-saxons, la complexité de la structure brésilienne fait hésiter à classer le Brésil dans l’une ou l’autre catégorie et rend toute prédiction fort difficile.

La complexité du Brésil

Si l’on peut mesurer les progrès de la République Argentine à l’étalon des États-Unis, le Brésil ne se conforme point à cet étalon. Il n’est pas aussi simple: dans les traits originaux, mais confus et même contradictoires, qu’il présente à l’observateur, il est difficile de retrouver les schémas auxquels on est habitué et de prévoir l’avenir qui s’ébauche. Intimement mélangés aux traits caractéristiques du pays neuf, on trouve les traits également caractéristiques du vieux pays colonial, et un jugement, à peine formé, doit être aussitôt modifié ou qualifié.

Ce n’est pas que les étrangers qui ont été mis en contact avec le Brésil ne soient d’abord frappés par les caractères habituels de pays neuf prospère que leur présente le Brésil et par les progrès économiques et sociaux qu’ils y constatent à chaque voyage.

Comment pourrait-il en être autrement, puisque leur contact avec le Brésil s’établit généralement à Rio-de- Janeiro et se poursuit dans la ville et l’État de Saint-Paul ? Ils se trouvent en présence de grandes et belles villes modernes, d’une activité débordante. Rio ou Saint-Paul, comme l’ont été Chicago ou Détroit, sont de perpétuels chantiers de construction et, si le développement rapide de la ville ne les rendait toujours insuffisants pour une population qui croît plus vite qu’on ne peut la loger et la transporter, les logements et les services publics se présenteraient dans des conditions très supérieures à celles qui prévalent dans la majeure partie des villes européennes. Hygiène, transports, bibliothèques, écoles, tout est moderne, efficace et sans cesse renouvelé par un progrès rapide.

Ceux qui ne sont point sortis de ces villes et des campagnes qui les entourent — parfois à de très grandes distances, comme sur le plateau pauliste — sont surpris et souvent indignés qu’en présence de faits semblables on puisse hésiter à porter sur le Brésil le même jugement que sur la République Argentine et à lui prédire la prospérité plus grande encore que lui promettent son territoire, sa richesse et sa population. Parmi ceux qui ne connaissent ainsi qu’un des aspects du Brésil, il est d’ailleurs tout autant de Brésiliens que d’étrangers. Dans leur Brésil, tous les traits caractéristiques du pays neuf sont évidents : perpétuelle mobilité, énergie, activité et foi illimitée dans l’avenir.

Mais, par delà les campagnes paulistes, il est un intérieur immense et varié, dont une très grande partie, parfois même toute proche, comme dans l’État de Rio-de-Janeiro, offre un tableau bien différent. On se trouve transporté dans une autre société dont les valeurs ne sont pas les mêmes, ou dans un autre siècle.

Des populations nombreuses sont restées endormies dans un sommeil colonial, tantôt trop dispersées et isolées, tantôt très denses, dans un isolement largement volontaire, qui paraît facile à rompre. Colons misé’ râbles des fazendas décadentes, abandonnés, après l’émancipation des esclaves, sur des terres épuisées qu’ils savent mal exploiter, mais qu’ils ne veulent pas quitter, propriétaires lentement ruinés, qui aiment leur vie facile et médiocre, pionniers égarés, immobilisés sur des défrichements sans avenir, tous végètent en économie familiale fermée ou dans le cadre décrépit de domaines semi-féodaux et conservent des techniques médiévales ou même pré-colombiennes ; tous demeurent étrangers à la prospérité et au mouvement de l’autre Brésil.

Dans ces régions, laissées en dehors du progrès ou à peine effleurées par lui, la structure sociale et l’état économique paraissent à peine changés depuis que Saint-Hilaire, au début du siècle dernier, les parcourait à longueur de journée dans ces chars à bœufs dont les roues pleines grincent encore à quelques heures de Rio-de-Janeiro ; le voyageur peut y retrouver à chaque pas l’image du Brésil qu’en ont laissée les gravures de Debret.

A côté du pays neuf, c’est un vieux pays colonial que l’on trouve ainsi au Brésil ; le pays tropical immobile vers lequel on voudrait s’évader d’une civilisation trop instable et trop active. L’image du pays neuf a été tout d’abord saisissante, mais cette population coloniale attardée est si nombreuse et occupé un si vaste territoire qu’on peut bien se demander quelle est des deux images du Brésil, celle qu’il faut choisir. […]

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L’Europe et les relations transatlantiques à l’heure de la négociation

ven, 21/08/2020 - 10:00

La rédaction de Politique étrangère vous offre de (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de Jean Klein, intitulé « L’Europe et les relations transatlantiques à l’heure de la négociation », et publié dans le numéro 1/1975 de Politique étrangère.

La crise ouverte en octobre 1973 par la reprise des hostilités au Moyen-Orient a permis d’illustrer la réalité de la concertation entre les deux superpuissances et de mesurer les divergences d’intérêts entre les Etats-Unis et leurs alliés européens. En dépit de péripéties ambiguës comme l’alerte nucléaire du 25 octobre, les deux protagonistes se sont employés à éviter l’affrontement direct et, après la conclusion du cessez-le-feu, ils sont apparus comme les principaux artisans d’un règlement de paix. Le rôle joué par les pays européens pendant la crise et lors de son dénouement a été négligeable ; par ailleurs, leur dépendance par rapport aux pays producteurs de pétrole les a conduits à adopter des positions différentes de celles souhaitées par Washington. D’où les rancœurs des uns et les frustrations des autres, ceux-ci s’insurgeant contre le fait d’avoir été traités comme des « non-personnes » alors que ceux-là s’irritaient de ne pas trouver chez leurs alliés un appui total dans des circonstances difficiles.

Cet épisode reflète les mutations qui se sont produites au cours des dernières années sur la scène internationale et notamment dans les rapports entre l’U.R.S.S. et les Etats-Unis. Placés sous le signe de la « confrontation » depuis la rupture de la grande alliance contre les puissances de l’Axe, les relations soviéto-américaines ont été marquées dans les années soixante par une volonté de coopération dans le domaine des arms control. C’est ainsi qu’on est parvenu à conclure divers accords relatifs à l’aménagement de l’équilibre nucléaire et que la parité stratégique a été consacrée au terme de la première phase des conversations SALT. Avec la création d’une commission consultative permanente, le dialogue stratégique a été institutionnalisé et l’objectif proclamé des deux parties est la stabilisation de la dissuasion réciproque. Cette entreprise s’inscrit elle-même dans le cadre d’une coopération plus vaste destinée à prévenir le déclenchement d’un conflit nucléaire en intervenant au besoin dans les querelles opposant des tiers, si celles-ci comportent le risque d’une ascension aux extrêmes. Une telle concertation, expressément prévue par l’accord du 22 juin 1973, ne peut qu’alimenter les soupçons de certains pays européens sur la fonction de l’alliance atlantique et il n’est pas surprenant qu’en dépit du style laudatif des communiqués du Conseil atlantique, la détente et l’entente entre superpuissances suscite moins de satisfactions que d’inquiétudes de ce côté-ci de l’Atlantique.

Certes, on ne nie pas la contribution que les Etats-Unis et l’U.R.S.S. apportent à la cause de la paix en concluant un armistice sur le front de la course aux armements et en rompant avec les pratiques de la guerre froide. Toutefois, le caractère bilatéral de l’entreprise fait craindre que les intérêts des puissances moyennes et petites soient méconnues et que la sécurité de l’Europe devienne un « thème pour des négociations qui passent au-dessus d’elles ». En outre, la philosophie de la coexistence pacifique qui s’exprime dans le texte relatif aux principes fondamentaux adopté à Moscou le 29 mai 1972 n’est pas nécessairement ajustée aux besoins de la coopération paneuropéenne. Enfin l’accord sur la prévention de la guerre nucléaire a été interprété par certains comme une entrave à l’application de la stratégie de la riposte souple (flexible response) et comme une confirmation de la primauté des intérêts globaux des deux adversaires nucléaires sur les exigences d’une harmonisation des politiques au sein de l’alliance.

Ainsi les dissonances qui se sont manifestées dans les relations euro-américaines au lendemain du sommet de Moscou (mai 1972) se sont-elles amplifiées à mesure que s’élargissait le champ de la concertation bilatérale entre l’U.R.S.S. et les Etats-Unis. Elles atteignirent leur point culminant dans les mois consécutifs au déclenchement de la guerre d’octobre 1973 au Moyen-Orient et des divergences quant à la stratégie à appliquer pour faire face à la crise provoquée par le renchérissement du prix du pétrole introduisirent des ferments de division supplémentaires parmi les alliés. Ainsi, la conférence sur l’énergie qui se tint à Washington du 11 au 13 février 1974 fut placée sous le signe de la confrontation entre la France et les Etats-Unis ; ultérieurement, les pays industriels consommateurs de pétrole ont pris conscience de leurs intérêts communs ce qui a favorisé un rapprochement des points de vue et l’adoption d’une démarche concertée pour la préparation d’une conférence entre pays producteurs et consommateurs. En outre, la signature par les quinze chefs d’Etat ou de gouvernement d’une déclaration atlantique à Bruxelles, le 26 juin 1974, a contribué à apaiser la querelle sur les consultations au sein de l’alliance.

On sait également que les accords signés à Moscou en mai 1972 ont été déterminants quant à l’ouverture de conversations multilatérales en vue de la préparation de la conférence sur la sécurité et la coopération en Europe. (C.S.C.E.). En effet, au terme de leurs entretiens, MM. Nixon et Brejnev jugèrent que les conditions d’une telle rencontre étaient réunies et qu’une « réduction réciproque des forces années et des armements, en premier lieu en Europe Centrale », serait un facteur de sécurité et de stabilité sur le continent. Il était entendu que ces deux négociations seraient conduites séparément, mais lors de son voyage à Moscou, en septembre 1972, M. Kissinger obtint qu’elles se déroulassent sur des plans parallèles. Des conversations préliminaires ont eu lieu à Vienne du 31 janvier au 28 juin 1973 et la négociation proprement dite sur la réduction mutuelle des. forces a commencé le 3 1 octobre suivant ; bien que les plans de limitation des forces armées déposés en novembre 1973 par les deux parties aient peu de chances d’être agréés et qu’aucun progrès valable n’ait été enregistré depuis lors dans l’élaboration d’une formule de compromis, il serait prématuré de conclure à l’échec de la négociation. En tout cas, seule une entente soviéto-américaine est susceptible de tirer le débat de l’impasse.

La prééminence des deux Grands ne s’est pas affirmée aussi nettement au cours de la « préconférence » d’Helsinki ; les pays petits et moyens y ont joué un certain rôle et en dépit de la concertation préalable dans le cadre des groupements existants, les Etats ont pu. s’y exprimer en tant qu’entités nationales ayant des intérêts particuliers à faire valoir. La délégation américaine a fait preuve en l’occurrence d’une remarquable discrétion et l’U.R.S.S. n’a pu obtenir un aval pur et simple des schémas qu’elle avait tracés. Elle a dû faire des concessions au point de vue occidental tant sur l’ordre du jour que sur la façon d’aborder les problèmes et elle a dû tenir compte de la fronde qui s’est manifestée aussi bien à l’intérieur du camp socialiste (Roumanie) que parmi les neutres et les non-alignés. Cependant, si on a lieu d’être satisfait de la manière dont se sont déroulés; les pourparlers préliminaires, il faut attendre les résultats de la seconde phase de la C.S.C.E. — les travaux en commission qui ont commencé à Genève le 18 septembre 1973 — avant de se prononcer sur le succès de l’entreprise, notamment dans le domaine délicat de la coopération culturelle et des contacts humains. Des progrès ayant été accomplis vers la fin de l’année 1974 dans le règlement de certaines questions litigieuses, il est probable que les travaux de la conférence seront conclus avant l’été 1975.

Eu égard à l’accueil réservé dont les SALT ont fait l’objet parmi les alliés des Etats-Unis et des appréhensions avec lesquelles ils abordent la négociation dite MBFR (Mutual and balanced force reductions), on s’attachera à présenter brièvement les objections que soulèvent ces tentatives d’arms control. Après avoir apprécié l’impact des accords conclus et des pourparlers en cours sur la structure et le fonctionnement de l’alliance atlantique, on s’efforcera de mesurer la signification des initiatives prises récemment pour renforcer la cohésion et favoriser en son sein le développement d’une composante européenne autonome. Enfin, on examinera les possibilités offertes par la C.S.C.E. et les MBFR pour surmonter les structures de confrontation héritées de la guerre froide et d’accroître ainsi la participation de tous les pays européens à l’organisation de leur sécurité dans un contexte de désarmement régional.

I. Les SALT et les MBFR vues de l’Europe

Du fait de l’imbrication des armes nucléaires américaines dans le dispositif défensif occidental, les interactions entre les SALT et les MBFR sont évidentes ; toutefois, pour la commodité de l’exposé il convient de distinguer ces deux négociations : la première met en présence les deux protagonistes nucléaires et ses résultats n’affectent qu’indirectement leurs alliés. La seconde est une entreprise multilatérale dans laquelle sont impliqués 19 Etats et sa visée est l’aménagement de l’équilibre militaire en Europe par la création d’une zone à armements limités. Le rôle déterminant joué par les Etats-Unis et l’Union soviétique dans la mise en œuvre de la politique des alliances et l’importance de leur contribution aux armées de coalition qui se sont constituées dans ce cadre depuis 1950 expliquent qu’une limitation des armements en Europe est inconcevable sans leur accord. Mais certains en déduisent que les petites et moyennes puissances n’auront pas voix au chapitre et que leur rôle se bornera à « enregistrer » des accords procédant d’une entente directe entre les deux Grands. Le cadre multilatéral des négociations servirait alors de paravent à des réductions unilatérales concertées et les pratiques en honneur au comité du désarmement de Genève trouveraient leur pendant dans l’organe chargé de négocier ce que d’aucuns appellent déjà les « SALT de l’Europe ».

1. Les SALT

Les SALT s’inscrivent dans le prolongement des efforts déployés par les Etats-Unis et l’U.R.S.S. depuis le début des années 60 pour prévenir la guerre nucléaire et stabiliser l’équilibre stratégique qui commande leurs relations mutuelles. Dans la mesure où la sécurité des pays européens dépend de la stabilité de la dissuasion réciproque, on conçoit que les premiers accords aient été salués comme une contribution notable à la détente et au maintien de la paix. Toutefois, des dissonances n’ont pas tardé à se faire entendre, même dans les milieux de l’OTAN, et depuis que le dialogue stratégique soviéto-américain a été institutionnalisé, on n’a cessé de s’interroger sur la signification et les conséquences de cette mutation quant à la sécurité de l’Europe.

De prime abord, il peut paraître surprenant qu’une démarche dont le but est de mettre un frein à la course aux armements et de réduire les risques d’affrontement nucléaire n’ait pas recueilli une adhésion unanime. Certes, les alliés des Etats-Unis pouvaient craindre que des questions intéressant leur sécurité soient réglées sans leur participation mais on ne voit pas au nom de quoi ils auraient contesté aux deux Grands le droit de débattre des problèmes que posait la croissance de leurs armements stratégiques d’autant qu’en agissant de la sorte, ils ne faisaient que se conformer à l’engagement pris en signant le traité de non-prolifération. Or, les résultats enregistrés à Moscou en mai 1972 au terme d’une longue et délicate négociation ne donnent pas entièrement satisfaction au plan de la limitation des armements. En dépit d’une réglementation très stricte du développement des ABM, un vaste champ reste ouvert à la compétition technostratégique entre les deux superpuissances et il semble bien que les accords de Moscou, loin de mettre un cran d’arrêt à la course aux armements n’aient fait que lui donner une orientation différente, l’accent étant désormais mis sur le perfectionnement qualitatif des instruments de la représaille nucléaire au détriment de l’accumulation des vecteurs primaires. […]

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L’Amérique centrale : 5, 6, 7 Etats et une seule nation ?

ven, 14/08/2020 - 10:00

La rédaction de Politique étrangère vous offre à (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de Pierre Gilhodès, intitulé « L’Amérique centrale : 5, 6, 7 Etats et une seule nation ? », et publié dans le numéro 2/1982 de Politique étrangère.

Jusqu’à une date récente on a appelé Amérique centrale les anciens territoires relevant, sous la colonie espagnole et jusqu’en 1921, de la Capitainerie générale du Guatemala. Peu de temps après l’Indépendance, au nord, le Chiapas a été rattaché au Mexique. Pendant longtemps, sur la Côte caraïbe, des comptoirs britanniques ou refuges de pirates ont subsisté. L’un d’eux, le Beïize, vient d’accéder à l’indépendance. Panama, qui appartenait au Vice-Royaume de Nouvelle Grenade, devenant indépendant en 1821, hésita entre son rattachement au Centre Amérique, au Pérou ou à la Nouvelle Grenade, la Grande Colombie bolivarienne, solution qu’il adopta en fin de compte et jusqu’en 1903, date de sa sécession de la Colombie. On l’a, de ce fait, toujours considéré comme appartenant à l’Amérique du Sud. Les données relatives à Panama seront cependant fournies ici, la problématique de ce pays dépendant largement de l’évolution de la situation en Centre Amérique.

Le niveau de développement économique

Un simple regard à la carte ci-jointe et aux données qu’elle contient met en évidence tout à la fois, les grandes différences entre chacun des Etats — ne serait-ce qu’en densité de population, 18 habitants au kilomètre carré au Nicaragua, 212 au Salvador — et certaines ressemblances par exemple dans le type de production encore très largement primaire.

Le Centre Amérique a une superficie totale supérieure à celle de l’Espagne et, en Amérique latine, sensiblement égale à celle du Chili. Sa population a un taux de croissance annuelle d’environ 3 %± supérieure à celle de l’ensemble de l’Amérique latine, 2,8 %. Sa densité moyenne de 42 habitants au kilomètre carré est supérieure à celle de l’ensemble de l’Amérique latine : 17 habitants au kilomètre carré. Mais la moyenne dissimule de très grandes disparités ; que l’on réfléchisse seulement aux effets diversifiés de la pression démographique au Nicaragua et au Salvador.

Le poids économique des Etats diffère également, le Guatemala représente environ 36 % du produit intérieur brut centre-américain suivi par le Salvador 16 %, Costa Rica et Panama 15 %, Honduras 10 % et le Nicaragua 8 %. La croissance du produit intérieur brut est également très diversifiée et modifie les équilibres régionaux.

On peut voir simplement à partir de ce tableau que les Etats centre-américains qui, dans l’ensemble, avaient échappé à la récession de 1974-1975 ont été frappés, de plein fouet, par celle de 1980-1981. Sans tomber dans un « économicisme » simplificateur, on peut se demander si les difficultés économiques de 1980 et 1981 n’ont pas joué un rôle décisif dans la déstabilisation de la région.

La structure des PIB diffère considérablement. Un seul exemple : pour la période 1976-1980, la part de l’industrie, du bâtiment et des services de base (eau, gaz, électricité, transports et communications) varie d’un maximum de 36 % au Costa Rica et au Nicaragua à un minimum de 27 % au Guatemala. Celle de l’agriculture et des industries extractives (ces dernières peu significatives sauf au Guatemala) varie d’un maximum de 31,3 % du PIB au Honduras à 19,9 % à Panama, le Guatemala se situant à 26 %, le Nicaragua à 27 %, le Salvador à 23 % et le Costa Rica à 19 %.

Tous ces pays se trouvaient dans les années 60 dans une zone d’inflation très modérée entre 0,7 % par an pour le Salvador et 2,5 % pour le Costa Rica ; en 1981, l’inflation oscille entre un minimum de 5,6 % au Panama et 48,5 % au Costa Rica, pays pour lequel elle augmente rapidement, les autres pays se situant aux alentours de 10 %.

En 1981, tous les pays ont un solde négatif de leur balance des paiements. Le déficit régional est d’environ 500 millions de dollars. La dette extérieure publique des différents pays s’est considérablement accrue au cours de ces dernières années ; à la différence du reste de l’Amérique latine, elle a surtout été contractée auprès d’organismes officiels multilatéraux (Banque mondiale, Banque interaméricaine de développement) ou nationaux (Eximport Bank…).

Il est important de noter que, sauf pour le Costa Rica, qui a vu en 1981 sa dette à court terme augmenter très rapidement, l’Amérique centrale a réussi à placer 27 % de sa dette à plus de 15 ans (5 % seulement pour les autres Etats de l’Amérique latine) ce qui soulage d’autant le service de la dette. Le Guatemala concentre à lui seul plus de 50 % des capitaux étrangers investis dans la région, suivi par le Costa Rica (30 %).

Si nous prenons quelques indicateurs sociaux autres que le taux d’analphabétisation porté sur la carte, nous les voyons évoluer d’une manière favorable mais selon des rythmes très différenciés.

La situation militaire

Parmi les pays considérés comme faisant partie de l’Amérique centrale, le Guatemala, le Salvador et le Honduras sont des régimes longtemps dominés par les militaires, les forces armées y étant la véritable source du pouvoir ; ces mêmes forces armées jouent un grand rôle à Panama et au Nicaragua tant sous le régime du général Somoza que sous celui de la junte sandiniste (mais la Garde nationale a été dissoute et une armée sandiniste créée de toutes pièces). On a longtemps considéré que le Costa Rica était un pays sans armée mais le récent développement des forces de sécurité dont la mission est semblable à celle des Gardes nationales de la région rend cette appréciation quelque peu caduque.

Durant les années 70, tant les dépenses militaires globales que le rapport entre ces dépenses militaires et le PIB se sont accrus. En 1978, à la veille de la crise actuelle centre-américaine qui a provoquer le gonflement brutal de ces dépenses, celles-ci étaient comprises dans une fourchette allant de 2 % du PIB pour le Nicaragua et le Salvador et 0,6 % pour le Costa Rica.

Une grande partie du personnel de ces pays — au niveau des officiers et des spécialistes — a été formé dans les bases de l’armée des Etats-Unis, en particulier dans la Zone du canal de Panama. Entre 1950 et 1977 cela a été le cas pour 696 militaires Costa ricains, 1 972 salvadoriens, 3 004 hondurègnes, 3 339 guatémaltèques, 4 623 panaméens et 5 400 nicaraguayens. Le total des militaires centre-américains ainsi entraînés représente 25 % des militaires de toute l’Amérique latine passés par les dites écoles de formation.

Des troupes des Etats-Unis sont installées à Panama, le commandement du Sud ; des forces armées britanniques sont implantées à Belize qui est en conflit déclaré avec le Guatemala. Il y avait en outre au début de la crise une mission militaire des Etats-Unis au Honduras, pays récepteur d’une aide militaire considérable. Le président Carter avait retiré les missions et l’aide militaire au Salvador et au Guatemala en raison des violations aux droits de l’homme imputées aux gouvernements de ces pays.

Les régimes politiques

Comme nous venons de le signaler tous les pays, à l’exception du Costa Rica, sont fortement marqués par la présence militaire. Ils n’ont guère connu de période démocratique même si, pour plusieurs d’entre eux, un rituel électoral a pu masquer quelque peu cette domination militaire, point d’appui du pouvoir de couches dominantes très concentrées liées à la propriété du sol et à l’exportation des denrées agricoles : café, bananes, coton, etc.

Le Costa Rica

Depuis la guerre civile de 1949, ce pays connaît un régime constitutionnel qui permet l’expression des diverses forces politiques et sociales. Le gouvernement actuellement présidé par le social-démocrate Monge, du Parti de libération nationale, est issu d’élections régulières qui ont vu ce parti, créé par José Figueres, alterner au pouvoir avec une coalition de partis conservateurs. Le PLN est membre de l’Internationale socialiste. La gauche en particulier le parti d’Avant Garde populaire (communiste) a une présence plus forte au plan syndical (notamment chez les travailleurs des bananeraies) qu’au plan politique. Une détérioration continue de la situation économique fait craindre la fin de l’ère de tranquillité civique qu’a connue cette « Suisse » de l’Amérique centrale.

Le Guatemala

La révolution d’octobre 1944 qui renversa une longue dictature, donna au Guatemala dix ans de vie démocratique et pluripartiste. Dès 1946, le régime de Juan José Arévalo puis de Jacobo Arbenz se heurta aux intérêts de la United Fruit Company, soutenue par le gouvernement des Etats-Unis. En 1954, une invasion du territoire national mit fin à cet intermède démocratique ; depuis lors le pays connaît des convulsions périodiques. L’agitation paysanne et indigène va croissante. Le pouvoir a été assumé presque sans interruption par l’une des factions d’extrême droite existant au sein des forces armées. En 1981 et 1982 à l’image des forces politiques et sociales en mouvement au Salvador, une coalition de groupes insurrectionnels, de syndicats, de comités agraires s’est opposée, en particulier par les armes, au gouvernement militaire. En 1982 un coup d’Etat a porté au pouvoir le général Rios Montt dans un pays où le nombre des victimes est sans doute supérieur à celui du Salvador.

Le Honduras

Longtemps gouverné d’une manière autoritaire par le parti national (conservateur) alors que le parti libéral faisait figure d’opposition, le Honduras a connu, au cours des quinze dernières années, des gouvernements militaires de signes variables. Au gouvernement de l’aviateur Lopez Arellano, marqué à gauche par son amitié avec le général Torrijos de Panama, a succédé celui du fantassin Policarpo Paz, beaucoup plus conservateur, qui vient de céder le pouvoir au président Suazo Cordoba, du parti libéral, élu cette année. Le pays avait été traumatisé par sa guerre avec le Salvador en 1969. La présence des militaires, divisés en courants d’inclinations diverses, y reste forte. Le nouveau gouvernement cherche à se tenir à l’écart des soubresauts qui affectent tous ses voisins alors même que les incidents de frontières sont nombreux.

Le Nicaragua

La famille Somoza a succédé en 1933 à une longue occupation du territoire national par les Etats-Unis. Gouvernant d’une main de fer, les Somoza ont géré leur pays comme un patrimoine familial marginalisant du pouvoir politique et économique le reste de la population. Reprenant le nom de Sandino, guérillero qui leva une armée de paysans contre l’occupation des Etats-Unis, une coalition politique allant du centre gauche à l’extrême gauche, le Front sandiniste de libération nationale, soutenu par diverses forces civiques, renversa, au terme d’une longue lutte, la dictature de Somoza et porta les sandinistes et leurs amis au pouvoir en juillet 1979. Une fraction importante de la bourgeoisie, en particulier agraire ou liée aux services, a depuis basculé dans l’opposition pour protester contre les mesures dirigistes ou d’étatisation prises par les sandinistes qu’elle qualifie de marxistes. Le Front, qui doit faire face à une vive opposition sur sa frontière nord, reste une coalition de sociaux-démocrates, de marxistes et de chrétiens de gauche.

Panama

Entre 1955, date de l’assassinat du colonel Remon qui gouvernait d’une main de fer, et 1968, Panama connaît un régime oligarchique dominé par le vieux parti libéral. Un coup d’Etat porte alors au pouvoir un des chefs de la Garde nationale, Omar Torrijos, qui va rester l’homme fort du pays jusqu’à sa mort en 1981. L’essentiel de sa politique va être dirigé vers la récupération de la Zone du canal de Panama et la redéfinition des relations avec les Etats-Unis, consacrée par le traité de 1977. Des réformes de structure, un effort d’équipement seront à porter à l’actif d’un pays qui s’inscrit, au plan extérieur, dans le groupe des nations non-alignées. La Constitution de 1972 consacre un pouvoir populaire représentatif et pluripartiste. A l’heure présente, le président Royo s’appuie sur le parti majoritaire aux dernières élections, le Parti révolutionnaire démocratique, affilié à l’Internationale socialiste. L’arrivée à la tête de la Garde nationale d’un officier ambitieux, le colonel Paredes, pourrait être porteuse de nouveaux développements.

Le Salvador

Depuis 1932, les diverses factions des forces armées ont tour à tour assumé le pouvoir soit à la suite de putschs, soit par des élections sui generis où la contrainte, la violence et la fraude jouent un rôle déterminant. Sauf à de brefs intervalles, les officiers au pouvoir ont gouverné en bonne harmonie avec un groupe très concentré de propriétaires du café et d’industriels. A la fin des années 70, la violence et la fraude croissantes ont entraîné des réactions de forces civiles de mieux en mieux organisées et s’appuyant notamment sur l’Eglise catholique. Un coup d’Etat en octobre 1979 laissait penser à une possibilité d’ouverture démocratique qui, ne se concrétisant pas, laisse au pouvoir une curieuse coalition de militaires de droite et d’extrême droite et d’un secteur de la démocratie chrétienne. Les autres formations politiques, démocrates chrétiens de gauche, sociaux-démocrates, communistes… ont formé avec des groupements d’extrême gauche, une coalition politique, le Front démocratique révolutionnaire associé à une coalition militaire le Front Farabundo Marti de libération nationale, d’orientation marxiste. Des élections constituantes.au début de 1982 ont vu, dans le climat troublé de ce pays, le triomphe des formations d’extrême droite. La gauche refusa de participer à ces élections. Sous la pression des Etats-Unis, un banquier modéré, Magana, a été élu président du Salvador.

Une seule nation ?

Le traitement de l’Amérique centrale au niveau étatique présente l’inconvénient de laisser dans l’obscurité le sentiment vivace de l’appartenance à une même Nation.

Après l’indépendance, l’Amérique centrale constitue effectivement un seul Etat jusqu’en 1938. Le père de l’unité, Morazan, tenta une nouvelle fois de la reconstituer et y trouva la mort. D’autres efforts unitaires existèrent à la fin du XIXe siècle sous l’impulsion du guatémaltèque Barrios puis en 1921. Les Constitutions des différents Etats font mention de la vocation à l’unité et de l’existence d’une seule citoyenneté centre-américaine qui explique que les concepts d’intervention et de non-intervention n’ont pas, sur place, le même contenu que dans d’autres régions du monde. L’indépendance fut un geste unique ; la lutte contre le pirate Walker qui tenta de se constituer un fief sur la Côte caraïbe du Nicaragua et du Costa Rica ne fut victorieuse que grâce à l’effort conjugué des différents Etats. A la fin du XIXe siècle, la vague libérale en Amérique centrale et dans le nord de l’Amérique du Sud ne l’emporta qu’en raison de l’aide mutuelle que se prêtèrent les différents partis de ces pays, qui sont également intervenus activement pour aider les indépendantistes cubains. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale les partis d’orientation social-démocrate des différents pays, Cuba y compris, conjuguèrent leurs efforts pour armer une Légion internationale des Caraïbes destinée à lutter contre les dictatures. La même observation peut être formulée quant à l’aide fournie à l’insurrection castriste à Cuba en 1957 et 1958 ou à celle apportée à l’insurrection sandi- niste au Nicaragua en 1978-1979.

Pour des raisons d’opportunité évidentes ces interventions peuvent être occultées ou dénoncées par les gouvernements en place dans les pays et au moment où elles se produisent, elles ne sont toutefois pas senties exactement comme telles par les opinions publiques où le sentiment unitaire reste très fort.

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Le rapprochement irano-irakien et ses conséquences

mer, 12/08/2020 - 10:00

La rédaction de Politique étrangère vous offre de (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de Mohammad-Reza Djalili, intitulé « Le rapprochement irano-irakien et ses conséquences », et publié dans le numéro 3/1975 de Politique étrangère.

Introduction

L’accord de réconciliation signé le 6 mars 1975 par le Souverain iranien et le Vice-Président irakien M. Saddam Hussein, à l’issue du premier « sommet » de l’OPEP à Alger, allait mettre fin aux différends qui opposaient les deux pays voisins depuis plus de cinq ans de façon permanente, mais qui ont une origine beaucoup plus ancienne, et déclencher le processus de normalisation rapide des relations irano-irakiennes. Conclu sous l’égide du Président Houari Boumédiène, cet accord est le résultat d’un effort de médiation des pays arabes et des rencontres successives des représentants des deux pays durant ces derniers mois.

Quelles sont les origines historiques des différends qui ont opposé les deux pays pendant une quarantaine d’années ? Quelles sont les modalités du rapprochement actuel et que peuvent être les conséquences et la portée de l’entente entre Bagdad et Téhéran à court et moyen terme ? Ce sont là les trois points que nous essayerons de développer dans cet article. Mais, conscients du peu de temps qui nous sépare des événements et, tenant compte des négociations qui sont actuellement en cours entre les représentants des deux pays, nous ne pourrons ici tracer que quelques esquisses des faits et ne déduire que des conclusions prudentes.

I. Historique

Bien que voisins, et tous deux pays musulmans, l’Iran et l’Irak n’ont presque jamais eu de relations tout à fait détendues et normales. A deux reprises pourtant, à l’époque du « Pacte de Saadabad » en 1937 et du « Pacte de Bagdad» en 1955, ces relations ont semblé se normaliser et se développer rapidement, mais ce n’était qu’à titre provisoire. Avant la signature de ces deux Pactes et pendant la période qui les sépare, mais surtout après le retrait de l’Irak du Pacte de Bagdad, les relations sont passées par des hauts et des bas. Il y a eu des périodes de détente relative, de crise et de menace, de guerres sur les ondes et des accrochages dans les régions frontalières. A certains moments, on a cru même, de part et d’autre, à l’imminence d’une intervention généralisée des forces armées. Depuis la révolution du 14 juillet 1958 en Irak et l’instauration d’un régime républicain à Bagdad, il est apparu de plus en plus difficile de diminuer les tensions toujours latentes qui existaient entre les deux pays. La crise atteindra son point culminant le 19 avril 1969, lorsque l’Iran, las de voir ses droits lésés dans le Chatt-el-Arab, dénonça officiellement le Traité du 4 juillet 1937 réglementant la navigation sur le fleuve et délimitant la frontière entre les deux pays. Depuis lors, le problème majeur du contentieux irano-irakien est le conflit du Chatt-el-Arab autour duquel gravitent des questions comme celle concernant les résidents d’origine iranienne en Irak et surtout le problème kurde. Nous allons ici les évoquer rapidement.

A propos du Chatt-el-Arab, Nouri Saïd déclarait devant la Société des Nations que l’« Irak était essentiellement le pays de deux fleuves, l’Euphrate et le Tigre. Le Chatt-el-Arab, formé par leur jonction, constitue le seul accès de l’Irak à la mer. Bassorah, situé à 100 km de l’embouchure est le seul port de l’Irak ». En conséquence, il jugeait indésirable qu’une puissance étrangère contrôle les eaux du Chatt.

Quant à l’Iran, le Chatt-el-Arab lui est aussi vital qu’à l’Irak. Le Karoun, seul fleuve navigable iranien, s’y jette. Khoramchahr, un des plus importants ports iraniens par lequel transite une grande partie du commerce extérieur de l’Iran, et Abadan, où se trouve la première raffinerie du pays, sont tous deux situés sur le bord du Chatt. De plus, la plupart des puits de pétrole sont concentrés dans cette région proche du Chatt.

Comme on le constate, le problème est donc d’une importance capitale pour les deux pays : l’Irak voulant faire du Chatt un fleuve complètement irakien et l’Iran désirant faire admettre un principe de droit international, à savoir la désignation du thalweg comme ligne frontière entre les deux pays sur le Chatt-el-Arab.

Le litige qui oppose l’Iran et l’Irak à propos du Chatt-el-Arab remonte au XIXe siècle. A l’époque l’Irak ne formait que quelques « vilayat » de l’Est de l’Empire Ottoman. A plusieurs reprises, en 1848 par le Traité d’Erzéroum, en 1911 par le Protocole de Téhéran et en 1913 par le Protocole de Constantinople on avait essayé de délimiter les frontières de l’Iran et de l’Empire Ottoman, mais ces traités n’ont jamais revêtu un caractère définitif. Ainsi, le problème était resté en suspens.

En 1921, l’Emir Fayçal fut proclamé Roi d’Irak, pays qui devint un Etat indépendant sous tutelle britannique. Le gouvernement iranien ne reconnut le nouvel Etat qu’en 1929, après avoir reçu des Britanniques, protecteurs du régime irakien, des garanties quant à la conclusion d’un traité équitable au sujet du Chatt-el-Arab. Mais après cette reconnaissance, le gouvernement irakien ne montra aucun empressement à conclure un accord frontalier avec l’Iran. Le voyage du Roi Fayçal en Iran, en 1932, permit aux deux pays d’avoir des relations relativement bonnes pendant une courte période et d’éveiller quelques espoirs quant à la signature imminente d’un accord sur le Chatt-el-Arab. La mort de Fayçal survenue le 8 septembre 1933 mit brusquement fin à cette période. La situation se détériora et des notes, d’un ton plutôt vif, furent échangées entre les deux capitales. Par ailleurs, les incidents frontaliers se multipliaient. Prenant prétexte d’un de ces incidents, le gouvernement irakien déposa une plainte contre l’Iran à la Société des Nations, le 4 décembre 1934. Mais la S.D.N. n’ayant pu trouver une solution au différend, les deux parties engagèrent peu à peu des pourparlers directs. Ceux-ci aboutirent à la signature à Téhéran, le 4 juillet 1937, du Traité de frontière sur le Chatt-el-Arab, qui comporte 6 articles et un protocole annexe.

Le seul changement important que ce Traité ait apporté dans le tracé de la frontière concerne le port d’Abadan ; la frontière est déplacée vers l’ouest sur le thalweg, créant ainsi une zone de mouillage placée sous la souveraineté iranienne (article 2). A part cela, la frontière définie par le Protocole de Constantinople de 1913 et les procès-verbaux de la Commission de délimitation de 1914 reste valable (article 1), ce qui revient à dire que sur le Chatt la frontière se trouve sur la rive orientale (côté Iran) au niveau des eaux les plus basses ; c’est reconnaître un avantage certain à l’Irak.

L’article 4 stipule qu’à partir du point où la ligne de frontière terrestre descend dans le fleuve, et jusqu’à la haute mer, le Chatt- el-Arab restera ouvert d’une façon égale aux navires de commerce de tous les pays, les redevances perçues devant subvenir à des dépenses faites dans l’intérêt de la navigation ; le Chatt restera ouvert au passage des bâtiments de guerre et des autres navires affectés au commerce des Hautes Parties contractantes ; la ligne frontalière suivra tantôt la limite des eaux basses et tantôt le thalweg et ne préjudiciera en rien au droit d’usage des deux parties contractantes dans tout le cours du fleuve.

Par l’article 5, les deux pays s’engagent à conclure une convention relative à l’amélioration de la voie navigable, au drainage, au pilotage, aux redevances à percevoir.

Une fois le Traité signé, les autorités irakiennes ne se montrèrent guère empressées d’appliquer les clauses du traité et de son protocole annexe. Des malentendus à propos de l’interprétation des textes apparurent, mais l’éclatement de la deuxième guerre mondiale ramena le problème du Chatt au niveau d’une préoccupation secondaire au Moyen-Orient.

En 1949, les négociations reprirent et le gouvernement iranien proposa un projet de convention en 16 articles. Cette convention portait sur les principes suivants :

— liberté de navigation de tous les navires marchands, de plaisance et de guerre de l’Irak et de l’Iran, avec droits égaux des deux pays dans le Chatt, et liberté de navigation à tous les bâtiments de commerce étrangers ;

— création d’une commission mixte irano-irakienne pour la surveillance et l’utilisation du Chatt ;

— perception et administration des péages, confiées à cette commission ;

— unanimité des votes, ou recours à un arbitrage neutre pour cette commission.

Cette proposition qui semblait bien être dans la ligne du Traité de 1937, ne fut cependant pas bien accueillie par l’Irak. Plus d’un an et demi plus tard, le gouvernement irakien répliqua par des contre-propositions :

— exercice de la pleine et entière souveraineté de chaque partie dans la portion du Chatt faisant partie de son territoire, mais négociation avec l’autre partie pour l’établissement des règlements d’utilisation des eaux ;

— reconnaissance de fonctions purement consultatives à la commission mixte.

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Le problème du contrôle des armements

lun, 10/08/2020 - 09:55

La rédaction de Politique étrangère vous offre à (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de Marcel Coignard, intitulé « Le problème du contrôle des armements », et publié dans le numéro 5/1960 de Politique étrangère.

Les négociations sur le désarmement, qui se sont poursuivies entre les puissances occidentales et les puissances de l’Est depuis quinze ans, dans le cadre des Nations-Unies, ont permis d’affronter un certain nombre de plans de désarmement d’inspiration politique respective. Elles ont donné aussi l’occasion aux puissances occidentales de présenter des études de mécanisme et d’organisation du contrôle, où perçait la préoccupation de peser l’efficacité des moyens d’inspection. Les divergences politiques profondes, les intérêts stratégiques opposés et les réticences soviétiques à l’égard du contrôle lui-même considéré comme un instrument d’espionnage jouant en leur défaveur, ont empêché tout accord général, tandis que se poursuivaient les discussions techniques sur les objets précis dont l’Est espère pouvoir tirer un bénéfice immédiat (par exemple à propos de l’interdiction des expériences nucléaires).

Sur un autre plan, plus limité, et dans un système plus défini couvrant une aire géographique et politique restreinte, l’Agence de Contrôle des Armements de l’U.E.O. a poursuivi normalement depuis cinq ans l’accomplissement de sa mission de contrôle des armements des 7 puissances d’Europe occidentale, sur le continent européen. Elle a pu mettre au point l’étude des moyens et méthodes de contrôle des armes classiques et entrer dans le domaine des armes nouvelles, engins guidés, armes chimiques et armes biologiques. Des résultats expérimentaux satisfaisants ont été obtenus dans les secteurs, les plus immédiats touchant les armes et fabrications qui peuvent effectivement être contrôlées actuellement sur le continent européen. Les études ont permis de fixer les grandes lignes des possibilités de contrôle de tels armements à prévoir dans le proche avenir. Le domaine de l’arme atomique n’a cependant pas encore été abordé.

Rappelons que le contrôle n’est pas une fin en soi, et qu’il représente la mise en œuvre de l’ensemble des moyens capables d’assurer le respect d’engagements politiques portant sur des limitations ou sur des interdictions à appliquer aux forces armées et à leurs armements. Engagement politique sous-entend, bien entendu, acceptation des mesures d’application dans une ambiance favorable.

En nous plaçant dans le cadre européen, nous limiterons nos réflexions au potentiel d’armement, le contrôle pouvant porter quantitativement sur les niveaux convenus (stocks, fabrications, importations moins exportations), ou sur l’interdiction de production de certaines armes. Nous n’aborderons pas ici le chapitre des interdictions d’usage ou de possession de certaines catégories d’armes, ni celui des moyens de prévention des attaques par surprise, qui sortent du cadre actuel des contrôles en Europe occidentale, mais qui pourraient être envisagés en d’autres perspectives.

Rappelons encore qu’un système de contrôle, pour être valable dans un certain domaine, peut rarement fournir des conclusions à partir d’une donnée unique, considérée isolément susceptible d’être entachée d’erreur ou même de ne pouvoir donner lieu à une vérification satisfaisante. C’est sur la conjonction et le recoupement des renseignements et constatations que repose la valeur d’un système de contrôle. On peut dire qu’un contrôle doit opérer dans l’espace, sous la forme d’un réseau à mailles judicieusement calculées, et dans le temps par la continuité et l’enchaînement des observations successives. Cela posé, le contrôle doit être exercé sous le signe d’une très grande faculté d’adaptation pour faire face à tous les cas rencontrés, et pour se tenir constamment au niveau des progrès de la technique des armements. Ces principes, déjà vérifiés dans les enseignements du passé, prendront une valeur singulière dans l’évolution des contrôles.

La découverte de nouvelles armes a inspiré une nouvelle stratégie et, pour satisfaire à l’échelonnement des besoins militaires ainsi créés, une gamme extraordinaire de types d’armes variées voit le jour sous le signe de progrès extrêmement rapides et constants. Dans cet éventail d’armements, on peut distinguer trois grandes catégories pour faciliter l’étude fondamentale des problèmes de contrôle de demain.

Les armes dites classiques

En relation directe et continue avec le passé, subsistera dans le proche avenir un ensemble d’armes jusqu’alors appelées classiques, et dont les caractéristiques et les performances bénéficieront des derniers progrès de la technique. Le trait commun de ces armements est et sera toujours, du point de vue du contrôle, leur important aspect dimensionnel et numérique pour un ensemble d’opérations militaires de quelque envergure. Du fait de leur visibilité résulte une réelle facilité de détection et de dénombrement (véhicules blindés, chars, avions, canons, lots de munitions, mines, etc.).

Dans le domaine terrestre et aérien, on peut les qualifier d’armements de masse numérique, et ceci est encore vrai, bien qu’à un degré moindre, pour l’armement classique des navires. On rattachera à cette catégorie les armes nouvelles, de puissance moyenne, utilisant un explosif classique à haut rendement. Parce qu’elles devront exister en grand nombre dans les dotations des forces, ces armes seront fabriquées en grande série. Dans cette catégorie « nouvelle » rentreraient les engins guidés antichars, les engins de défense aérienne de moyenne importance (air-air et sol- air), les engins air-sol d’appui tactique à courte portée, les projectiles et engins ASM construits en grande série, etc..

Il semble pratiquement impossible de soustraire aux vues d’un organe de contrôle, bien outillé à tous points de vue, des quantités de tels armements capables de constituer une menace à la sécurité. Des stocks clandestins ou des usines fantômes ne semblent pas pouvoir être créés pour ces armes, dans une zone soumise à de bonnes règles de surveillance. La vérification des stocks déclarés annuellement, par exemple, peut être effectuée avec une précision tout à fait satisfaisante.

Le même degré de précision ne peut cependant être toujours assuré dans le contrôle de la production, surtout pour des objets fabriqués en très grand nombre, mais là encore les quantités marginales qui pourraient échapper au contrôle seraient d’un ordre compatible avec les exigences de la sécurité.

L’affaire peut, bien entendu, se compliquer lorsque les fabrications militaires portent sur des pièces, voire des ensembles, susceptibles d’avoir des usages civils ou pour lesquels la distinction des spécifications militaires et civiles n’est pas très visible. Un contrôle anecdotique, dont la forme serait trop circonscrite, sans ramifications vers des activités corollaires, ni continuité dans l’enchaînement des constatations, pourrait alors être mis en défaut. Il est certain que le contrôle dans un domaine complexe a des chances d’autant meilleures de bien démarrer que ses commencements s’appliquent aux débuts d’une fabrication. Mais ce n’est pas là une condition sine qua non de réussite, lorsqu’il s’agit d’armes moyennes ou lourdes en quantités nombreuses, exigeant de grandes usines spécialement outillées pour leur fabrication. L’organe de contrôle, s’il dispose de statuts, règlements et outillages convenables, pourra toujours réunir les éléments de recoupement utiles pour former sa conviction.

Le contrôle d’un engagement de non-production de telles ou telles armes de cette première catégorie ne rencontrerait pas non plus de difficultés majeures, en raison de la nécessité de disposer d’installations et d’outillages importants, hautement spécialisés, pour réaliser des quantités appréciables de matériels militaires modernes, qu’il faut non seulement fabriquer, mais encore développer, essayer, modifier… Il faut, bien entendu, que le droit d’investigation dans les usines, qui normalement ne fabriquent que pour les besoins civils, ne soit pas restreint dans tous les aspects où une fabrication militaire partielle pourrait être, le cas échéant, camouflée. […]

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Sida, un enjeu global de sécurité

ven, 07/08/2020 - 10:00

La rédaction de Politique étrangère vous offre à (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui, et pour faire un parallèle avec les enjeux de la crise sanitaire actuelle liée au COVID-19, un article de Stefan Elbe, intitulé « Sida, un enjeu global de sécurité », et publié dans le numéro 1/2005 de Politique étrangère.

En décembre 2004, Onusida évaluait à 39,4 millions le nombre de personnes infectées par le virus de l’immunodéficience humaine (VIH), ou vivant avec le sida dans le monde. Parmi elles : 37,2 millions d’adultes (de 15 à 49 ans), et 2,2 millions d’enfants. En 2004, on estimait à 3,1 millions le nombre de morts du fait de maladies liées à l’infection, et à 4,9 le nombre des nouveaux infectés en 2004. Entre 20 et 25 millions de personnes sont, à ce jour, mortes du sida dans le monde depuis l’apparition de l’épidémie.

Le continent africain a été particulièrement affecté par la pandémie. On ne peut pourtant généraliser, les différences régionales demeurant importantes. Pour l’Afrique du Nord, on dispose de peu d’informations, mais il s’agit sans doute de la région la moins touchée du continent. En Afrique de l’Est, les taux de prévalence sont par contre très élevés, dépassant dans plusieurs pays les 5 % de la population adulte. En Afrique centrale et de l’Ouest, huit pays, dont le Nigeria, sont proches ou au-dessus des 5 %, seuil au-delà duquel l’expérience enseigne qu’il est difficile de contrôler la diffusion de la maladie à toute la population. En Afrique australe, où la situation est la plus mauvaise, quatre pays, le Zimbabwe, le Botswana, le Lesotho et le Swaziland, ont un taux de prévalence dépassant un tiers de la population adulte ; plusieurs autres pays se situent entre 10 % et 20 %.

En Asie et dans la région du Pacifique, ce sont 8,2 millions de personnes qui vivent avec le VIH. Le Cambodge, Myanmar et la Thaïlande affichent des taux de prévalence de plus de 1 % de la population adulte, l’Indonésie étant juste au-dessous. Cela peut paraître un chiffre peu important. Mais l’Afrique du Sud comptait en 1990 moins de 1 % de sujets séropositifs parmi les femmes enceintes fréquentant les maternités. Dix ans plus tard, son taux de prévalence dans la population adulte approche 20 %, et elle est le pays qui compte le plus grand nombre de personnes infectées au monde. La Chine a quant à elle identifié des cas de contamination dans ses 31 provinces, entre 500 000 et 1 million de personnes étant touchées ; et le ministre chinois de la Santé prévoit qu’en 2010, 10 millions de Chinois pourraient vivre avec le VIH en l’absence de mesures déterminantes. Quant à l’Inde, elle dispute à l’Afrique du Sud le statut de pays le plus touché par le VIH, avec environ 4 millions de séropositifs.

En termes de progression, l’espace le plus touché est sans conteste l’Europe de l’Est et la Russie, avec environ 210 000 nouvelles infections pour 2004, et un taux de prévalence qui dépasse déjà 1 % de la population adulte en Russie et en Ukraine. Des taux de progression similaires ont été enregistrés dans les États baltes, et certaines républiques d’Asie centrale.

Si l’on s’en tient aux taux de prévalence nationaux, la deuxième région la plus affectée (après l’Afrique) est l’Amérique latine et les Caraïbes. Elle compte désormais 12 pays ayant une prévalence adulte de plus de 1 %, avec un total d’environ 1,7 million de personnes infectées. Haïti et les Bahamas sont parmi les pays les plus frappés, avec une prévalence adulte de 5,6 % et de 3 %. Dans les pays à haut revenu d’Amérique du Nord et d’Europe par contre, moins de 2 millions de personnes vivent avec le virus, avec 64 000 nouvelles contaminations en 2004. Pour ces pays, la mortalité due au sida a bien décliné grâce aux trithérapies, mais ce déclin n’a pas touché le rythme des contaminations.

Historiquement, la pandémie de sida est donc, en chiffres, l’une des pires qu’ait eu à connaître l’humanité. Dans la première décennie du XXIe siècle, elle pourrait avoir fait plus de morts que l’épidémie de grippe espagnole de 1918-1919, accusée d’avoir fait entre 25 et 40 millions de victimes. Elle aura dépassé aussi la peste bubonique, puisque Onusida estime que si le rythme de la transmission n’est pas sérieusement bridé, 45 millions de personnes pourraient avoir été infectées vers 2010. C’est ce caractère démesuré de la pandémie qui incite à s’interroger, au-delà des effets de santé publique, sur ses conséquences en matière de sécurité. Le 10 janvier 2000, le Conseil de sécurité, réuni pour se pencher sur les effets du sida sur la paix et la sécurité en Afrique, identifiait pour la première fois un problème de santé comme une menace à la paix internationale.

Le VIH/sida : un enjeu de sécurité humaine

Le VIH/sida figure déjà parmi les cinq causes majeures de mortalité dans le monde. En Afrique, il n’est pas seulement l’explication majeure des décès : il cause dix fois plus de morts que les conflits armés. Dans les décennies à venir, la durée moyenne de vie va sans doute chuter de 20 à 30 ans dans certains pays d’Afrique. En 2010, l’espérance de vie de nombre de pays pourrait régresser jusqu’à passer sous les niveaux du début du XXe siècle ; et ce, largement en raison du VIH, qui annihile ainsi les modestes progrès d’un siècle de développement.

Au-delà des tragédies individuelles, le VIH a des effets directs ou indirects nombreux sur les familles et les communautés touchées. Contrairement aux maladies de l’âge — cardiaques, respiratoires ou cérébro-vasculaires —, le sida affecte des personnes jeunes, d’âge productif. Il y a donc une relation directe entre la prévalence du VIH et la question de la sécurité alimentaire. Les personnes malades ne peuvent plus produire ou se procurer de quoi nourrir leur famille. Elles peuvent être contraintes de vendre leurs maigres biens pour compenser une absence de revenus. Plus généralement, les personnes atteintes peuvent s’avérer incapables de préserver leur emploi. Et nombre d’entre les urbains choisissent alors de retourner au village une fois malades, perpétuant ainsi un cycle infernal.

Les hauts taux de prévalence ont aussi des implications sur l’éducation des individus. Si l’un de leurs parents — ou les deux — est malade, les enfants peuvent être retirés du système scolaire pour tenir la maison, ou assurer eux-mêmes le revenu de la famille. Et beaucoup d’entre eux deviendront orphelins. En Sierra Leone, on estime que le sida a fait cinq fois plus d’orphelins que le récent conflit. Il faut ajouter que le sida a un redoutable impact sur le système éducatif lui-même, à travers les éducateurs. Dans certaines régions d’Afrique du Sud, c’est sans doute un cinquième des enseignants du secondaire qui sont touchés, certaines écoles ayant déjà été contraintes de fermer. En 1999, on estimait qu’en Afrique subsaharienne, 860 000 élèves des classes primaires avaient déjà perdu leur instituteur du fait du sida.

La sécurité des individus est aussi touchée par l’exclusion et la stigmatisation, qui peuvent tourner en agressions violentes contre des personnes atteintes ou proches de malades. En Afrique du Sud, Gugu Dlamini est morte à 36 ans d’avoir été battue par ses voisins, dans les faubourgs de Durban, après avoir — lors de la journée mondiale de lutte contre le sida — révélé sa séropositivité.

Le VIH/sida et la sécurité des États

L’impact du virus sur les forces armées et sur la stabilité des pays les plus touchés pose dans cet ordre de réflexion le problème majeur. Les forces armées ne constituent pas un groupe marginal dans la pandémie. On considère généralement que les maladies sexuellement transmissibles sont plus présentes dans les armées que dans la population civile comparable. Les données demeurent peu précises, mais les services de renseignements indiquent que c’est également le cas pour le VIH, dans nombre d’armées africaines. Les explications sont connues : les soldats sont à l’âge sexuellement le plus actif; ils sont mobiles et déployés loin de leurs foyers durant de longues périodes ; le milieu militaire favorise les conduites violentes et à risque ; ils ont de multiples occasions d’avoir des relations sexuelles ponctuelles et les recherchent sans doute pour décompresser du stress du combat ; enfin, la présence d’autres maladies sexuellement transmissibles facilite la contamination par le VIH lors de rapports sexuels non protégés. […]

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Libya’s Fragmentation: Structure and Process in Violent Conflict

mer, 05/08/2020 - 10:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2020).
Jalel Harchaoui propose une analyse de l’ouvrage de Wolfram Lacher
, Libya’s Fragmentation: Structure and Process in Violent Conflict (I.B. Tauris, 2020, 304 pages).

Consacré à la Libye post-Kadhafi, l’ouvrage de Wolfram Lacher est certain de devenir une référence incontournable sur le pays nord-africain. Le livre retrace des pans entiers du conflit civil qui s’est ouvert sur les soulèvements du 15 février 2011, et dure encore. Plusieurs épisodes significatifs y sont relatés avec une rigueur rare. Les maints séjours effectués en Libye par l’auteur depuis 2007 lui donnent accès à un large éventail de témoignages et de détails factuels. Certains moments clés sont même restitués presque heure par heure.

Précisons toutefois que l’opus de Lacher ne se veut ni narratif, ni linéaire, ni exhaustif. Son ambition est d’abord théorique et démonstrative. En choisissant de se concentrer sur quatre villes – Misrata, Zintan, Bani Walid et Tobrouk – il tente d’expliquer la fragmentation extrême de la société libyenne. Ce morcellement s’illustre notamment par le fait qu’aujourd’hui le controversé maréchal Haftar ne parvient toujours pas à prévaloir à l’échelle nationale : Tripoli et plusieurs autres territoires clés résistent encore à ses assauts.

Les écrits académiques sur la Libye portent encore parfois les traces d’un certain scepticisme sur l’authenticité du soulèvement d’une grande partie de la population libyenne contre la dictature Kadhafi en 2011, plus d’un mois avant l’intervention de l’Organisation du traité de l’Alantique nord (OTAN). Quand Dirk Vandewalle, professeur à Dartmouth, évoque le tournant du 15 février, il ajoute simplement que « la révolte s’est rapidement étendue à toute la partie orientale du pays ». Comme beaucoup, il omet de relever que des villes de l’ouest comme Zintan et Zawiyah vivaient leur propre révolte au même moment. De manière vive et tangible, le travail méticuleux de Lacher immerge le lecteur dans l’incertitude et le danger extraordinaires de ces quelques semaines de 2011, si cruciales dans le façonnage de l’ère post-Kadhafi.

Lacher démonte quelques simplifications devenues presque omniprésentes dans notre représentation de la Libye contemporaine. Par exemple, l’auteur conteste la notion monolithique d’État-cités ou de tribus harmonieuses. Au tout début d’un conflit, il n’y a guère de blocs unis d’emblée dans des griefs précis, autour de positions politiques claires. Au contraire, le chercheur allemand établit que le spectre politique, à l’échelle locale, est souvent très hétérogène. C’est ensuite la brutalité de certains chocs circonstanciels, ou le processus séquentiel de l’escalade violente, qui finit par cristalliser des bastions incarnant telle ou telle orientation politique.

Au-delà de 2011, Lacher se penche également de manière détaillée sur ce qu’il appelle la « deuxième guerre civile libyenne » : celle qui éclate à la mi-mai 2014 sur l’ensemble du territoire. Il explique la manière dont Khalifa Haftar a exploité les divisions et rivalités parmi les élites de Cyrénaïque pour enraciner sa mainmise sur le pouvoir.

On peut regretter l’insistance de l’auteur sur les considérations théoriques. En sacrifiant quelque peu cet aspect, il aurait pu renforcer le côté story-telling de l’ouvrage, le rendant ainsi plus fluide et plus accessible. Puriste, et insensible aux bénéfices de ce type de vulgarisation, Lacher n’a pas souhaité aller dans ce sens. Sa contribution n’en demeure pas moins remarquable.

Jalel Harchaoui

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Paris-Berlin. La survie de l’Europe

lun, 03/08/2020 - 10:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2020).
Dominique David, rédacteur en chef de Politique étrangère, propose une analyse de l’ouvrage d’Édouard Husson
, Paris-Berlin. La survie de l’Europe (Gallimard, 2019, 416 pages).

Les relations franco-allemandes sont, par les temps qui courent, plus souvent objet d’humeurs – pro ou contra, sans trop de rationalisations –, que d’analyses. Ce livre veut s’attacher au fond, pour considérer ces relations d’un œil débarrassé du poids des habitudes.

Des habitudes qui remontent loin. Pour Husson, la France (en allant jusqu’à Germaine de Staël) est captivée, au sens fort du terme, par une Allemagne qui la fascine, et qu’elle craint : il existe une véritable « germanomanie » française, largement construite sur l’ignorance des réalités allemandes. Au fil des décennies du deuxième XXe siècle, c’est en France que se cristallise l’idée du « modèle allemand » ; et c’est la peur de l’Allemagne qui incite Paris à sa fuite en avant dans la construction européenne au moment de l’effondrement soviétique. Tout – Maastricht, la création de l’euro, le caractère inégal des relations franco-allemandes – découlerait donc de la foi aveugle des dirigeants français (de Giscard à Macron en passant par Mitterrand) dans la puissance allemande, et de la frayeur qu’elle leur inspire.

Mais la France ignore les faiblesses structurelles ou conjoncturelles de son partenaire. Structurelles : la fascination pour la force qu’on tente de dompter par l’adoration du droit ; la faiblesse de la synthèse politique ou géopolitique, remplacée par le raisonnement pratico-analytique et la gestion locale… Conjoncturelles : les difficultés à parachever l’unification, le creusement des inégalités, les incertitudes sur l’avenir des locomotives industrielles du pays… Bref, l’Allemagne n’est ni une puissance inévitable, ni une force morale sur laquelle il faudrait s’aligner – voir l’opacité de son système bancaire, et sa responsabilité dans la déroute financière grecque.

Constat qu’abonde aujourd’hui la profonde crise de son système politique : fin de règne de celle qu’Husson traite avec constance de « chancelière sans qualités », décisions erratiques sur la fin de l’atome ou l’accueil sans conditions des réfugiés de 2015, marginalisation des partis de masse qui ont fait la démocratie allemande… La période apparaît sans nul doute à l’auteur propice à une vraie redéfinition des rapports franco-allemands. Même si les solutions proposées paraissent faibles : quitter une vision top down pour privilégier les coopérations de base ; sortir du bilatéral dans le cadre des négociations européennes ; définir des exigences claires vis-à-vis de l’Allemagne et n’en plus bouger ; imposer au Chancelier allemand un dialogue avec le Premier ministre, au motif que le président français est, lui, élu au suffrage universel…

Le baroque de la dernière proposition témoigne d’un certain mélange, dans ces pages, entre analyses de germaniste fort informé et jugements à l’emporte-pièce – voire fausses affirmations, comme lorsqu’il est reproché à François Mitterrand d’avoir voulu « empêcher » la réunification allemande, alors qu’il souhaitait la freiner et l’encadrer, ce qui est tout différent… Au fil des pages, Édouard Husson succombe parfois à cet esprit de système, et idéologique, qu’il reproche aux Français dans leur vision de l’Allemagne.

Cet ouvrage provoquant arrive à point nommé : alors que les rapports franco-allemands en panne doivent être redéfinis ; et qu’il nous faut remplacer les invocations par la connaissance de l’Autre. Espérons qu’un même travail – aussi contestable dans ses options politiques apparaisse-t‑il parfois – est en cours de l’autre côté du Rhin.

Dominique David

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Américanisation du monde ou mondialisation de l’Amérique ?

ven, 31/07/2020 - 10:00

La rédaction de Politique étrangère vous offre de (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de Jean-Marie Guéhenno, intitulé « Américanisation de l’Amérique ou mondialisation de l’Amérique ?», et publié dans le numéro 1/1999 de Politique étrangère.

Pierre Hassner observait récemment, dans un remarquable article où il passe en revue les différents ouvrages américains qui, depuis dix ans, ont fourni les références intellectuelles du débat international, que, « si les États-Unis peinent à transformer le monde selon leurs souhaits, ils sont sans rival aucun pour l’interpréter ».

Cette domination intellectuelle du débat international est comme la touche finale d’une hégémonie qui serait à la fois militaire, économique, technologique, médiatique, culturelle et sociétale. Le Pentagone, Wall Street, Microsoft, CNN, Hollywood et McDonald seraient les différentes facettes d’un triomphe américain si absolu qu’il a conduit Hubert Védrine, ministre français des Affaires étrangères, à inventer un mot nouveau : superpuissance ne suffit plus, les États-Unis sont désormais une « hyperpuissance ».

Pourtant, le paradoxe relevé par Pierre Hassner demeure : le monde s’américanise, mais le gouvernement américain a les plus grandes difficultés à faire prévaloir ses vues ; ses alliés comme ses adversaires se révèlent coriaces : Benyamin Nétanyahou, Keizo Obuchi aussi bien que Slobodan Milosevic ou Saddam Hussein regardent CNN et boivent peut-être du coca-cola, cela ne les conduit pas à se plier aux injonctions de Washington ; l’américanisation du monde ne signifie pas que la puissance américaine règne sans partage. D’autant que les résistances internes que le système américain offre à l’exercice de la puissance ne sont pas moins fortes : Gulliver apparaît souvent empêtré, prisonnier des contrepoids multiples du système politique américain, qui jouent d’autant plus efficacement que l’absence d’une grande menace extérieure rend plus difficile la définition d’un consensus bipartisan de politique étrangère, et moins populaires les engagements militaires extérieurs : le peuple américain accepte difficilement que ses soldats meurent pour des causes incertaines. Rien de moins impérial donc que cet empire démocratique, d’autant moins porté à regarder vers l’extérieur que cet « extérieur » lui apparaît souvent, et parfois non sans raison, comme une imitation de l’Amérique. Pourquoi s’intéresser à la copie quand on vit dans l’original ?

Tant de puissance mêlée à tant de faiblesse pose la question de la pérennité de la situation actuelle : l’apparent triomphe américain est- il durable, et vivons-nous, à 2 000 ans d’intervalle, les commencements d’un nouvel empire ? Ou traduit-il seulement un déséquilibre provisoire, un « moment unipolaire », conséquence de l’effondrement soudain de l’URSS, destiné à prendre fin quand, dans une vingtaine d’années, de nouvelles puissances — la Chine, l’Europe — se seront affirmées : bipolaire, puis unipolaire, le monde redeviendrait enfin multipolaire.

Comment aujourd’hui réfléchir sur la puissance américaine ? Si l’Amérique est désormais en nous, dans nos têtes, pouvons-nous encore prétendre être des observateurs extérieurs, et traiter la question comme une question de politique étrangère ? Réfléchir sur la nature de la puissance américaine, n’est-ce pas désormais réfléchir sur nous-mêmes, sur ce que nous sommes et sur ce que nous voulons être ? Et la politique « étrangère » des États-Unis, dès lors que le monde entier s’américanise, n’est-elle pas elle-même condamnée à devenir une simple extension de sa politique intérieure, plutôt que l’expression d’un intérêt national qui supposerait qu’il y ait, en face de l’Amérique, d’autres nations assurées de leur propre identité et jouant leur partie dans un jeu classique de puissances ? Le concept de système international a-t-il encore un sens ? La dénonciation américaine des
« Rogue States », des États criminels, ne traduit-elle pas cette disparition de la «politique étrangère», remplacée par une simple politique de maintien de l’ordre ? Et le fait qu’un président des États-Unis puisse sans dommage politique excessif décider unilatéralement de bombarder un pays souverain, sur une base juridique incertaine, alors même qu’une procédure de destitution est engagée contre lui, n’est-il pas une confirmation de l’extraordinaire suprématie de l’Amérique, de son indifférence au regard du monde ?

Pour répondre à ces questions, il faut tout d’abord analyser la signification de la mondialisation, pour les États-Unis et pour le reste du monde, afin d’en évaluer ensuite les implications politiques.

L’américanisation du monde

Mondialisation et américanisation ne sont pas synonymes : la globalisation des marchés est autant le fait des épargnants japonais que des financiers américains, et il existe de nombreuses firmes multinationales qui ne sont pas américaines. Mais le rapprochement que beaucoup font entre les deux termes n’est pas sans fondement : la réaction positive que la mondialisation suscite chez la majorité des Américains — même s’il ne faut pas sous-estimer l’hostilité des syndicats qui craignent la concurrence des pays à bas salaire et réclament des barrières de protection — contraste avec l’inquiétude qu’elle provoque chez des millions d’hommes et de femmes, en Europe et dans le Tiers-Monde.

Ce décalage des attitudes traduit d’abord le sentiment — impérial — que les États-Unis sont au centre du processus : les régulations globales qui rendent la mondialisation possible continuent d’être assurées, pour une part essentielle, par des centres de décision situés en Amérique ; les normes financières — que l’on pense aux exigences de la Securities and Exchange Commission (SEC) ou aux ratings des agences de notation Moody’s et Standard & Poor’s —, juridiques, technologiques — où le succès de la norme européenne de téléphonie GSM constitue une exception notable —, sanitaires, sont pour la plupart marquées par la prépondérance américaine. Il n’y a donc pas, aux États-Unis, le sentiment de dépossession qui peut exister dans des pays subissant des normes élaborées sans leur participation. A contrario, quand par exception les Américains doivent se plier à une norme qui leur est étrangère, leur réaction est souvent très négative, et se compare alors aux réactions hostiles que la mondialisation suscite souvent dans d’autres pays. La facilité avec laquelle les Américains acceptent dans la plupart des cas la mondialisation reflète donc d’abord la satisfaction naturelle de la puissance : la mondialisation est légitime quand elle exprime la puissance américaine ; elle cesse de l’être quand elle prétend imposer à l’ordre juridique américain un ordre qui lui serait supérieur. Il est facile de voir dans cette apparente contradiction une marque de cynisme, et beaucoup d’adversaires de l’Amérique soulignent la brutalité avec laquelle, sûrs de leur bon droit — « self-righteous » —, les Américains défendent leurs positions dans les négociations internationales.

Le fait remarquable est que la plupart des Américains récusent l’idée d’une quelconque contradiction dans leur attitude et écartent avec vigueur l’accusation de cynisme. L’histoire particulière des États-Unis explique cette étrangeté : l’« exceptionnalisme » américain a été décrit par beaucoup d’observateurs et demeure un trait essentiel du caractère américain. Depuis les pèlerins du Mayflower cherchant la lumière sur la colline jusqu’aux « founding fathers », l’Amérique s’est construite et définie en réaction contre les compromis de la diplomatie de la vieille Europe, dans laquelle elle n’a vu que des compromissions. Se voulant et se pensant exemplaires, les États-Unis, sans en éprouver un quelconque embarras, se sont ainsi retrouvés dans le même camp que des dictatures qu’ils dénoncent, pour s’opposer en juillet 1998 à Rome à la création d’une Cour pénale internationale : la préservation de l’intégrité du système juridique pénal américain, meilleure garantie des droits de chaque citoyen américain, était bien préférable à la mise en place d’un système négocié et plus global. Ce choix ne traduit pas un désintérêt pour le reste du monde, ou un repli sur soi, mais la conviction que l’Amérique contribue plus efficacement au progrès du monde en préservant son exemplarité qu’en entrant dans des compromis nécessairement imparfaits.

Cette conviction explique la spécificité de l’attitude américaine à l’égard de la mondialisation : elle n’y voit pas d’abord l’expression de sa puissance, mais l’extension naturelle et légitime du modèle qu’elle constitue. La mondialisation est sans doute pour beaucoup d’Américains une « nouvelle frontière » qui, dans le monde de l’économie virtuelle, prolonge et répète à l’échelle planétaire ce que fut l’expérience américaine de la conquête progressive de son espace : elle est un processus naturel et pacifique — à peine perturbé par quelques Indiens récalcitrants —, alors même qu’elle est ressentie comme un choc frontal par des sociétés qui ont eu une autre histoire.

L’Amérique s’est construite par accretions successives, intégrant peu à peu son espace, économiquement et politiquement, au sein de frontières longtemps mouvantes : ce n’est pas le territoire qui était premier, mais la volonté des hommes qui le structuraient en
« s’incorporant » dans de nouveaux comtés qui se créaient au fur et à mesure du peuplement du continent.

Dans la culture politique américaine, l’individu est fondateur, et la société politique repose sur un contrat librement accepté par chacun ; toute communauté politique démocratique est une communauté de choix, et les États-Unis d’Amérique sont la « communauté de choix » par excellence, constamment renouvelée par tous ceux qui « choisissent » d’être américains. Cette primauté de l’individu explique qu’entre la démocratie politique et celle du marché, il n’y ait pas, du point de vue américain, rupture : l’une comme l’autre résultent de la combinaison des choix individuels ; chaque être humain, par son vote et par ses actes économiques, participe au marché des idées et des biens.

Dans une telle perspective, la mondialisation n’est rien d’autre que la possibilité offerte au reste de l’humanité de rejoindre la communauté en expansion continue des individus libres. On pense à ce film sud-africain Les dieux sont tombés sur la tête, dans lequel une bouteille de coca-cola tombée du ciel venait perturber l’ordre naturel des choses. Il ne devrait pourtant y avoir, dans la conception optimiste de la mondialisation partagée par la majorité des Américains, aucune perturbation : la pénétration des produits phares de la mondialisation dans un village reculé du Tiers-Monde est aujourd’hui la manifestation symbolique de son entrée dans la communauté mondiale du marché, comme jadis l’arrivée du chemin de fer dans un village du Far West marquait l’avancée de la « frontière » américaine.

Cette proximité entre l’expérience historique particulière des États- Unis et le phénomène contemporain de la mondialisation a des implications profondes : elle détermine l’avenir de la puissance américaine et pèse sur celui de ses relations avec le reste du monde. Elle éclaire les choix stratégiques qui se présentent aux partenaires des États-Unis.

La mondialisation, extension du modèle américain

Tout d’abord, la suprématie américaine — qui n’est pas, on y insiste et on y reviendra, celle du gouvernement américain – n’est pas un phénomène passager, lié à une configuration stratégique éphémère : elle exprime la « résonance » qui s’est établie entre l’expérience historique des États-Unis et celle de la mondialisation, cette résonance que constate Pierre Hassner, illustration de la phrase fameuse de Karl Marx qui ouvre l’article déjà cité : « Les idées dominantes d’une société sont les idées de sa classe dominante. Elles sont les idées de sa domination. »

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The ISIS Reader

mer, 29/07/2020 - 10:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2020).
Myriam Benraad propose une analyse de l’ouvrage de Haroro J. Ingram, Craig Whiteside et Charlie Winter
, The ISIS Reader: Milestone Texts of the Islamic State Movement (Hurst, 2020, 328 pages).

Signé par trois auteurs reconnus dans leurs domaines, cet ouvrage se veut une étude pionnière sur l’État islamique, à travers l’analyse des « mots » employés par ses membres. Basé sur la mobilisation critique d’un vaste échantillon de textes, documents, discours et vidéos (traduits de l’arabe ou directement adressés à des publics anglophones), il a pour ambition d’évaluer dans quelle mesure le langage en lui-même a structuré toute l’évolution de cette mouvance, appréhendée par phases, de la fin des années 1990 jusqu’à la période la plus récente. L’objectif est d’offrir au lecteur clarté et nuances quant aux transformations historiques et stratégiques de ce groupe, par un recours méthodologique aux sources primaires et leur exploitation systématique, exercice qui a souvent fait défaut par le passé.

Les trois premières parties de l’étude s’attachent à resituer la trajectoire du mouvement en insistant sur le fait que celui-ci, contrairement à une idée courante, n’a pas émergé en 2014 mais voici déjà près de deux décennies. Il fut en effet pensé à l’origine par le Jordanien Abou Moussab Al-Zarqawi, qui a laissé sur le groupe et ses chefs une empreinte profonde bien après sa mort en 2006. Tout d’abord à la tête d’une faction restreinte de combattants dans les marges du Kurdistan irakien, Zarqawi profite de l’invasion militaire américaine de 2003 en Irak pour étendre peu à peu son aura, et s’imposer dans les rangs de l’insurrection sunnite qui fait alors rage dans le pays. Revendiquant de multiples attaques sanglantes contre les forces étrangères, plusieurs représentants de la communauté internationale, et les nouvelles autorités politiques à dominante confessionnelle chiite, le mentor djihadiste a très tôt pour visée d’établir un « État » révolutionnaire d’obédience salafiste, reposant sur la « méthode prophétique ». L’assaut armé donné sur la ville de Mossoul en juin 2014, puis la proclamation, par son second successeur Abou Bakr Al-Baghdadi, d’un « califat » viendront donner corps à ce projet.

En matière de choix et d’efforts de rassemblement des sources, on reconnaîtra aux auteurs d’avoir réalisé un travail méticuleux et exhaustif, de la fondation de l’« État islamique d’Irak » à l’automne 2006 à la fin de sa matérialisation territoriale en 2018. Après une mise en exergue utile de ses structures internes, telles que les djihadistes les conçoivent, un dernier chapitre décrit les circonstances du déclin qu’illustrent, par exemple, l’ultime déclaration du porte-parole syrien Abou Mohammed Al-Adnani, vétéran des premières heures, et les derniers discours d’Al-Baghdadi, éliminé lors d’une opération américaine en octobre 2019. Chaque revers militaire y est dépeint comme une temporalité passagère, une « épreuve » sur le chemin du djihad appelant à s’armer de patience jusqu’à la « purification » finale et la reviviscence d’un État.

D’un chapitre à l’autre, chaque source convoquée est retranscrite autour d’extraits représentatifs, puis commentée selon une approche thématique. Dans l’ensemble, la lecture est fluide et plaisante, et l’ouvrage constitue un apport scientifique original et convaincant pour quiconque entend saisir le défi djihadiste dans le temps long.

Myriam Benraad

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La géographie, reine des batailles

lun, 27/07/2020 - 10:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2020).
Rémy Hémez propose une analyse de l’ouvrage de Philippe Boulanger
, La Géographie, reine des batailles (Ministère des Armées/Perrin, 2020, 368 pages).

« Le terrain commande » : l’expression bien connue des soldats met parfaitement en lumière le rôle clé de la topographie dans la manœuvre. Pour autant, l’apport de l’essai de Philippe Boulanger, professeur de géographie à la Sorbonne, dépasse la question du terrain. Comme le rappelle l’auteur, « nulle opération ne peut être envisagée sans compréhension du milieu physique et de la population au préalable ».

En sept chapitres, Philippe Boulanger étudie toutes les dimensions qui font de la géographie « la reine des batailles ». Il décrit d’abord l’essor de la géographie militaire à partir du XVIIe siècle dans la foulée de la naissance de la topographie, l’invention de méthodes d’analyse du facteur géographique physique et humain à des fins stratégiques et tactiques au XIXe siècle, ou encore le rôle et la place de la géographie militaire pendant les deux conflits mondiaux. Le deuxième chapitre montre comment cette science est devenue un « savoir stratégique » à haute valeur ajoutée, à travers le rôle croissant qu’elle tient dans la gestion de crise et sa place renouvelée dans des engagements de plus en plus divers, tout en expliquant la restructuration des services dédiés. Philippe Boulanger met ensuite parfaitement en lumière le fait que la pensée géographique militaire dépasse le cadre du terrain. Il revient pour cela sur les concepts de géotactique, géopérationnalité et géostratégie, soit les trois échelles du raisonnement géographique militaire.

Le quatrième chapitre détaille les liens entre milieu naturel et géographie militaire, l’approche la plus anciennement prise en compte. La connaissance de nombreux milieux – au centre desquels se trouve le désert – est de plus en plus nécessaire pour des militaires engagés sur des théâtres d’opérations variés. Toutefois, l’environnement n’est pas seulement physique, il est aussi humain, et c’est l’objet du chapitre qui suit. La nécessité de « penser l’autre » apparaît véritablement à la fin du XIXe siècle et revient sur le devant de la scène au début des années 2000, notamment pour « gagner la guerre des perceptions ». L’avant-dernier chapitre traite de façon très complète du geospatial intelligence (geoint), l’auteur en étant le grand spécialiste français. Cette « fusion de données géolocalisées et géoréférencées » a pour objectif de « réunir sur un même support visuel la représentation cartographique, l’imagerie spatiale, un ensemble d’informations géolocalisées issues de toutes les autres formes de renseignement et une analyse géopolitique ». Philippe Boulanger analyse son apparition aux États-Unis dans les années 1990, son développement en France et dans plusieurs autres pays, son utilisation opérationnelle, ou encore, les défis qui attendent cette nouvelle science d’information géospatiale. Enfin, le dernier chapitre décrit les enjeux et défis de la « révolution géographique numérique », à l’œuvre depuis les années 1990, qui engendre une véritable rupture dans la façon de penser et d’exploiter la géographie militaire.

Cet essai brillant et érudit offre une perspective inédite sur la géographie militaire, ses liens avec les opérations, ses dimensions historiques, ou encore les nombreux enjeux auxquelles elle fait face. Après sa lecture, il n’est plus possible d’en douter : les cartes sont une arme.

Rémy Hémez

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Le conflit chypriote, vu de Turquie

ven, 24/07/2020 - 12:30

La rédaction de Politique étrangère vous offre de (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de A. Suat Bilge, intitulé « Le conflit chypriote, vu de Turquie », et publié dans le numéro 4/1964.

Pour comprendre les positions et les buts des parties dans ce conflit, il est raisonnable de prendre l’année 1954 comme point de départ. Car c’est durant cette année-là que le conflit prit un caractère vraiment international. Depuis lors il a suivi un développement mouvementé au cours duquel les parties ont défendu leurs points de vue devant l’opinion publique et ont lutté pour les faire admettre.

Nous allons essayer de résumer ci-dessous le point de vue turc sur le déroulement de ces événements.

I. Les premières positions prises par les parties

L’origine du conflit chypriote et la lutte entre les communautés turque et grecque remontent à des temps très anciens. Mais pour discerner la vraie cause du conflit on peut se contenter de prendre l’année 1954 comme point de départ. Les revendications réciproques, les mésententes et même les conflits armés entre les communautés vivant dans l’île, devinrent une question internationale lorsqu’en 1954 la Grèce porta le différend devant les Nations-Unies. Pendant cette première période, le conflit chypriote était présenté au monde comme aspiration à l’ auto-détermination d’un peuple colonisé.

Profitant du courant de décolonisation, les Grecs de Chypre et la Grèce ont tout d’abord proclamé que le seul peuple européen qui vivait sous une administration coloniale était les Chypriotes grecs, qu’il fallait mettre fin à cette administration et donner la possibilité à ces Chypriotes de choisir librement le gouvernement sous lequel ils vivraient et même de réaliser l’union de l’île avec la Grèce. Ainsi les revendications des Grecs qui apparaissaient comme le prélude de la lutte d’un peuple opprimé contre une puissance coloniale, l’Angleterre, passait sous silence les aspirations de la communauté turque vivant dans l’île, ainsi que les intérêts de la Turquie.

L’île de Chypre était mise juridiquement sous une administration coloniale, mais en fait sa situation avait été différente de celle des autres colonies. Comme l’on sait, Chypre avait été conquise en 1571 par les Ottomans et administrée par eux pendant 307 ans. En 1878, l’administration de l’île de Chypre passa aux Anglais, afin de fortifier la sécurité et la défense de l’Empire, par un traité qui fixait le but et les conditions de cette administration. La Turquie et l’Angleterre ayant participé à la première guerre mondiale dans des camps opposés et la Turquie étant sortie perdante de cette guerre, elle fut obligée de renoncer en 1923 à ses droits sur l’île de Chypre par le traité de paix de Lausanne. L’île de Chypre, département de l’Empire Ottoman, était ainsi soustraite à la souveraineté turque. A cause de ce développement historique il était difficile pour la Turquie et pour les Turcs de l’île de considérer le conflit chypriote comme une question coloniale quand le sort de l’île se trouva de nouveau en jeu à la fin de la deuxième guerre mondiale.

L’intérêt manifesté par les Turcs à l’égard de Chypre était en étroite relation avec leur préoccupation d’assurer la sécurité de l’Anatolie. Cette préoccupation historique n’était pas née chez les Turcs. Tous les anciens maîtres de l’Anatolie avaient témoigné des mêmes soucis. C’est pourquoi le sort de l’île avait toujours suivi celui de l’Anatolie dans le passé. Quand les Turcs établirent leur domination sur l’Anatolie, ils furent amenés à imiter leurs prédécesseurs par la nécessité stratégique devenue historique et ils firent la conquête de l’île en 1571. La cession administrative de Chypre à l’Angleterre était motivée par la même nécessité de défense. En effet, cette cession était motivée par la préoccupation des Ottomans d’assurer et de faciliter la participation de l’Angleterre à la défense de l’Empire. En 1878 il n’était pas question de renoncer à l’île de Chypre, mais bien de l’utiliser comme une base de défense. L’enlèvement de l’île à la Turquie en 1923 fut une décision imposée au peuple turc du fait de la première guerre mondiale.

Le rôle stratégique de Chypre a aujourd’hui toujours la même importance pour la défense de l’Anatolie. Une longue expérience historique ne permettait pas à la Turquie de négliger les dangers auxquels elle a dû toujours faire face. Malgré le désir des Turcs d’achever le développement économique de leur pays et de consacrer tous leurs efforts à ce but, nous étions dès la fin de la deuxième guerre mondiale l’objet de menaces et même de revendications territoriales. La persistance de cette menace a obligé la Turquie à assurer sa sécurité par des alliances défensives telles que l’OTAN et le CENTO. L’île de Chypre contrôle par sa situation les routes maritimes et les ports par lesquels la Turquie espère recevoir l’aide de ses alliés. Quand il fut question d’un changement du statut international de Chypre, il était naturel que la Turquie ne le considérât pas comme une simple affaire coloniale. On nous pose souvent cette question : Pourquoi l’objection de la Turquie à l’annexion de Chypre à la Grèce puisque ces deux pays collaborent à l’intérieur de l’OTAN et sont deux pays alliés. Nous Turcs sommes alliés aux Grecs pour lutter contre les dangers communs. Mais ce fait n’empêche malheureusement pas la Grèce d’avoir des visées expansionnistes sur l’Anatolie et de revendiquer ce territoire quand il est possible, comme cela s’est produit à la fin de la première guerre mondiale. Il est donc prudent pour la Turquie d’assurer sa propre défense.

L’intérêt que porte la Turquie à Chypre ne se limite pas «exclusivement à des considérations défensives. A Chypre vivent plus de cent mille Turcs. Leur installation dans l’île remonte à la conquête. Les soldats qui avaient participé à cette conquête furent, après l’opération, démobilisés et établis dans l’île. Un noyau de trente mille anciens combattants est à l’origine de la communauté turque auquel se sont jointes des familles émigrées de l’Anatolie.

La communauté turque établie ainsi à Chypre a conservé des attaches avec les Turcs d’Anatolie sur le plan national, religieux et culturel. Elle a adopté les réformes réalisées en Anatolie et a suivi un développement social parallèle à celui des Turcs d’Anatolie. Cet attachement des Chypriotes turcs pour leurs frères d’Anatolie a aussi un aspect psychologique. Les Chypriotes turcs manifestent un intérêt continu pour les progrès réalisés en Anatolie. Les fêtes nationales turques sont toujours pour eux une occasion de manifester leur solidarité à l’égard des Turcs d’Anatolie. Actuellement, les journaux turcs paraissent avec des titres rouges selon l’habitude en Turquie et publient des articles exprimant l’attachement des Chypriotes à l’Anatolie. Un coup d’oeil aux journaux suffit pour se rendre compte que les Chypriotes turcs font partie intégrante de la population anatolienne. Les Chypriotes turcs viennent très souvent en Turquie, soit pour leurs études, soit pour y recevoir des soins médicaux, soit pour toute autre raison. Un autre lien additionnel est l’existence d’une communauté chypriote en Turquie. Celle-ci s’y est établie après l’annexion de l’île par le Royaume-Uni ; elle compte aujourd’hui plus de deux cent mille âmes. Quant il fut question du statut international de Chypre, il était donc naturel que les Turcs d’Anatolie s’y intéressent tout particulièrement et Fin tervention de la Turquie dans cette affaire était inévitable. Aucun Etat ne peut négliger la protection d’une partie de sa population.

L’interdépendance de l’Anatolie et de Chypre d’une part, la communauté turque vivant sur l’île d’autre part ne permettaient pas à la Turquie de considérer le conflit chypriote comme un problème colonial.

Les Grecs de Grèce et de Chypre voulaient par ailleurs s’appuyer sur le principe de l’autodétermination pour réaliser l’annexion de Chypre à la Grèce. Ils prétendaient que c’était une injustice de les priver de ce droit. La Turquie ne s’opposait pas à l’application du principe de l’autodétermination aux Chypriotes. Elle exigeait seulement que les particularités de la population soient prises en considération. En effet, à Chypre il n’y a pas un peuple distinct : Grecs et Turcs y vivent. Les Grecs veulent l’union avec la Grèce et les Turcs aspirent à s’unir avec la Turquie. Les Grecs demandaient avec insistance que le principe d’auto-détermination soit appliqué exclusivement en leur faveur. La Turquie exigeait que le même principe soit appliqué également aux Chypriotes turcs.

Les Chypriotes grecs refusaient de reconnaître ce droit d’autodétermination aux Turcs. Ils prétendaient que les Chypriotes turcs, moins nombreux, ne pourraient s’opposer à la volonté de la majorité. Mais la particularité de la population chypriote ne permettait pas de considérer la situation sous l’angle d’une relation entre une minorité et une majorité. En effet, les traités internationaux et les auteurs, y compris les Grecs, définissaient toujours la notion de minorité en relation avec une nation distincte. Selon la définition généralement acceptée, la minorité est un groupe moins nombreux, différent de la majorité d’une nation par le critère de la religion, de la langue, de la culture ou de la race. Cette définition ne prend pas seulement en considération la relation numérique entre deux groupes, mais elle suppose l’existence d’une nation distincte. Or, à Chypre, il n’y avait pas une nation chypriote assez distincte pour qu’on puisse parler d’une minorité différente. Il existait une communauté qui se considérait grecque et une autre qui se considérait turque. La relation entre ces deux communautés ne pourrait se définir selon le critère du nombre. Le vrai aspect de cette relation était celui qui existe entre deux groupes appartenant à deux nations différentes. Même si l’on ne va pas jusqu’à prendre la relation numérique existant entre les nations auxquelles appartiennent la communauté turque et la communauté grecque, il fallait reconnaître la particularité de la démographie de Chypre et traiter en conséquence les deux communautés. La logique exigeait que soit reconnu à ces deux communautés le même droit d’autodétermination.

Les Grecs disaient aussi que du point de vue juridique, la Turquie avait abdiqué tous ses droits sur Chypre en acceptant les dispositions du Traité de paix de Lausanne. Selon les articles 16 et 27 de ce Traité, la Turquie ne pourrait dans l’avenir revendiquer aucun droit sur Chypre. Mais la Cour Permanente de Justice Internationale a confirmé dans une décision consultative que les dispositions de ces articles se limitaient aux frontières fixées par le Traité de Lausanne. Si l’on voulait changer le statut international de Chypre et par voie de conséquence l’ordre et la balance politiques établis par le Traité de Lausanne, il était naturel qu’on revienne au point de départ et que chaque partie reconsidère sa position.

En effet, dès qu’un changement dans le statut international de Chypre s’est dessiné, la Turquie a affirmé son droit comme une partie intéressée et a déclaré son intention d’intervenir dans l’affaire afin de sauvegarder les droits de la communauté turque et ses intérêts stratégiques.

La thèse de la Turquie est apparue comme un slogan en faveur du partage. Mais cette idée n’était en réalité que l’application des dispositions de la Charte des Nations Unies au conflit de Chypre. Comme l’on sait, quand il est question d’accorder l’autodétermination à un territoire non autonome (ce qui était le cas pour Chypre sous la souveraineté du Royaume-Uni) la règle applicable est l’article 73 de la Charte. Selon le paragraphe b) de cet article on devait tenir compte des conditions particulières de chaque territoire et de ses populations en vue de donner le droit d’autodétermination. Or la particularité territoriale de Chypre n’était autre que sa situation géographique. Cette situation ne pourrait être dissociée de la notion bien connue de proximité. Et celle-ci amenait inévitablement à considérer Chypre sous ses rapports géographiques avec l’Anatolie.

Ces rapports supposaient certainement les besoins de défense de l’Anatolie. A cet égard il suffit de se rappeler la décision de la Société des Nations au sujet des îles Aaland. Quant à la particularité des populations de Chypre, il fallait commencer par souligner que l’article en question amenait à considérer les aspirations politiques des populations (au pluriel), c’est-à-dire de tous les habitants. Comme on vient de le dire plus haut, à Chypre il n’existe pas une population homogène, mais deux communautés. Les aspirations politiques de ces communautés ne s’accordaient pas. La communauté turque ne voulait pas vivre sous la domination des Grecs. Aucun principe ne pourrait exclure cette détermination de la communauté turque. S’il fallait donc accorder l’autodétermination à Chypre, il était nécessaire de prendre en considération ces particularités démographiques et donner à la communauté turque le droit d’exprimer elle aussi sa volonté. Ces considérations aboutissent par voie de conséquence au partage de l’île. On voit que le partage de l’île n’était que l’application à Chypre de l’article 73 de la Charte.

Il. Les premiers développements du conflit chypriote

Jusqu’à la soumission officielle du conflit chypriote à l’ONU, la Turquie a multiplié les démarches amicales afin de ne pas compromettre la paix du Proche-Orient et l’amitié turco-grecque. Malgré ces avances, la Grèce a soumis en 1954 le conflit chypriote à l’ONU. La Turquie a dû prendre position et affirmer ses droits et ses intérêts vitaux. Durant les discussions à l’O.N.U. sur Chypre, les représentants turcs ont souligné les liens juridiques, historiques, économiques et défensifs entre la Turquie et Chypre et ont déclaré que la Turquie ne pourrait rester spectatrice devant le changement du statut de Chypre. En 1954, l’O.N.U. n’a pris aucune décision sur le conflit chypriote. D’autre part, la communauté turque de Chypre avait commencé à réaffirmer son existence et à résister aux pressions des Grecs. Le conflit armé entre les communautés turque et grecque était évité grâce au sang- froid de la première.

Au mois de septembre 1955, une conférence s’est tenue à Londres efttre le Royaume-Uni, la Turquie et la Grèce sur le conflit chypriote. Mais les parties restèrent sur leurs positions. D’autre part, l’apparition du terrorisme à Chypre a détérioré les relations entre les deux communautés.

En 1956, le terrorisme à Chypre est arrivé au stade du conflit armé entre les deux communautés. Les efforts de conciliation ont échoué. À cet égard il faut mentionner le rejet du projet constitutionnel de lord Radcliffe par les Grecs de l’île et par la Grèce.

En 1957, les Nations Unies ont discuté deux fois le conflit chypriote, sur l’insistance de la Grèce. Les Nations Unies ont recommandé aux parties intéressées de trouver par les voies pacifiques une solution conforme à la Charte des Nations Unies. La Grèce a également rejeté, au mois de mars, l’offre de conciliation du Secrétaire Général de l’O.T.A.N. Le terrorisme a, cette année, continué à Chypre en augmentant le nombre des victimes.

Le conflit armé entre les deux communautés à Chypre mettait en danger les rapports entre la Turquie et la Grèce. Ainsi la collaboration entre les deux pays dans les alliances de l’OTAN et du Pacte Balkanique a souffert de cet état de choses pour aboutir à une paralysie complète en 1958. Pour améliorer cette situation, le Conseil de l’OTAN a renouvelé deux fois ses offres de conciliation. Le conflit de Chypre fut discuté dans le Conseil sans arriver à une solution. Entre- temps, le plan de MacMillan fut rejeté de nouveau par les Grecs. […]

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La politique européenne et américaine d’Israël

ven, 26/06/2020 - 10:06

La rédaction de Politique étrangère vous offre de (re)lire des textes qui ont marqué l’histoire de la revue. Nous vous proposons aujourd’hui un article de Paul Giniewski, intitulé « La politique européenne et américaine d’Israël », et publié dans le numéro de printemps 1971.

Depuis la guerre des Six jours, la politique étrangère d’Israël a subi des changements évidents. La rupture par la France de son alliance non écrite avec l’Etat juif en a été le point de départ et le signe le plus visible. L’interruption des relations diplomatiques avec l’URSS, à l’initiative de celle-ci, et l’appui de plus en plus résolu qu’Israël a dû prendre sur les Etats-Unis, en ont été les conséquences, avec une portée probablement plus profonde. Sans aborder ici l’analyse de ces trois phénomènes, on veut définir les lignes de force de l’actuelle politique européenne d’Israël. On remarquera d’emblée qu’elle est hypothéquée dans une certaine mesure par les rapports israélo-américains. Et limitée, presque au sens géographique du terme, par le blocage, à l’Ouest de l’Europe par la France, à l’Est, par le bloc soviétique, de ses possibilités de manœuvre.

Il en résulte qu’Israël, après juin 1967, a dû rechercher en Europe à élargir ses relations avec ceux des pays, déjà amis, qui n’avaient pas occupé pendant l’idylle franco-israélienne, Tavant- plan de son champ visuel.

L’axe Jérusalem-Rome

L’Italie a été le principal objectif et bénéficiaire de cette réorientation. L’Italie a d’ailleurs elle-même pris un certain nombre d’initiatives économiques et politiques, afin de diversifier sa présence au Moyen-Orient, et dont les moyens coïncident avec les objectifs d’Israël. C’est ainsi qu’en novembre 1968, une délégation gouvernementale italienne a visité l’Egypte, la Jordanie et Israël, pour se documenter sur les perspectives de paix, et étudier les possibilités ouvertes à la présence italienne au Moyen-Orient. C’était très nettement le résultat de l’évolution des relations franco-israéliennes, qui ont créé un vide politique, et de l’affaiblissement de la position française, écartée comme interlocuteur objectif par l’une des parties au conflit.

L’Italie est géographiquement parlant presque limitrophe du Moyen-Orient. La réorientation israélienne s’est déjà traduite par d’importants marchés passés à l’industrie italienne, notamment la construction navale et l’équipement ferroviaire. Dans plusieurs domaines (notamment liés à la défense), l’Italie est devenue un facteur important. Depuis l’occupation du Sinaï, certains gisements pétroliers liés à l’Italie se trouvent sous domination israélienne. Israël se trouve donc, de facto, associé à l’une des formes de la présence italienne au Moyen-Orient. L’Italie joue d’ailleurs un jeu diplomatique et politique habile. Elle maintient des liens très étroits avec l’Egypte, la Jordanie, l’Irak et la Syrie d’un côté, avec Israël de l’autre. Le rythme de l’expansion de la présence italienne est très rapide. Elle commence, objectivement, à concurrencer la présence française, d’autant plus qu’elle se sert des mêmes « armes » de pénétration que la France : les relations culturelles. Cette forme de présence n’a jamais joué un rôle déterminant dans la pénétration des influences britannique ou américaine, mais a toujours constitué le moyen principal d’expansion de la présence politique française au Moyen-Orient. Si l’Italie ne remplace pas encore la France, elle utilise cependant ses méthodes, avec le bénéfice, dans le cas d’Israël, d’un contexte politique excellent.

L’Italie cherche d’ailleurs à pratiquer, entre Israël et les Etats arabes, une politique équilibrée. Dans ses rapports économiques, elle a cherché à s’implanter chez les deux adversaires (Fiat possède d’importants intérêts en Egypte). Dans ses prises de position politiques, elle s’est alignée sur les positions européennes, jamais sur celles de l’URSS. Ce climat serein s’est traduit par la visite officielle de M. Eban en Italie, en juin 1970, peu après la visite du ministre des Affaires étrangères italien en Egypte : les commentateurs ont souligné, à cette époque, qu’aucun ministre israélien n’avait effectué de voyage officiel en France depuis plusieurs années.

Cette politique équilibrée constitue une sorte de compromis entre les tendances d’une opinion publique largement pro-israé- lienne, et la prise en considération, par le gouvernement, du poids des pays arabes dans l’arène gouvernementale. L’amitié pour Israël a aussi de profondes racines dans tous les partis politiques italiens, bien que la gauche (parti communiste et nouvelle gauche) prenne des positions anti-israéliennes de plus en plus prononcées. Le parti communiste italien est certainement plus anti-israélien que son homologue français. Mais il ne semble pas que les rapports entre les deux pays doivent, dans le proche avenir, en souffrir.

Cette recherche, par Israël, de toutes les politiques méditerranéennes actives entreprises par les pays européens pourrait aussi impliquer la Grèce, l’Espagne, et même, en vue d’un renouveau ou d’une seconde jeunesse de ses « premières amours », la France, qui joue un jeu politique méditerranéen serré. On verra plus loin quelles sont les possibilités sur le plan français, où l’expérience israélienne, véritablement traumatique, paralyse dans un certain sens ses efforts et son imagination. Les relations $vec la Grèce existent : diplomatiques, aériennes, commerciales. Le changement de régime en Grèce n’a pas constitué, aux yeux d’Israël, un encouragement à accroître ses relations avec ce qu’on appelle (trop sommairement sans doute) la Grèce des colonels. De plus, ce qui compte surtout pour les Grecs, c’est l’intérêt de la communauté hellénique établie en Egypte. […]

La France, encore une fois ?

Reste la puissance méditerranéenne et européenne par excellence, la France.

Les plus optimistes, comme les plus pessimistes, sont d’accord en Israël pour assigner des objectifs très modestes à la réanimation des relations avec la France, du moins dans l’immédiat : atteindre un modus vivendi, accepté de part et d’autre, qui permette au courant de repasser dans les deux sens.

Il est certain qu’on est sur la voie de ce modus vivendi. Les grandes controverses verbales et publiques sont probablement terminées, Israël n’est plus traité de « peuple dominateur » après avoir été appelé « notre ami, notre allié », l’étalage réciproque des torts et des griefs est relégué au magasin aux accessoires. On est conscient, de part et d’autre, que malgré les vifs courants de sympathie intellectuelle et politique existant dans lés deux pays, une coordination des politiques gouvernementales n’est pour le moment pas possible, étant donné que les cartes politiques de la France sont clairement sur table. Les intérêts économiques et commerciaux français sont affirmés sans réticence, et l’on se tromperait si l’on espérait un changement dans les circonstances actuelles. On a en somme accepté le fait d’un désaccord fondamental et la situation n’est pas sans rappeler cette idée de Valéry, que souvent la clef d’un accord repose sur la conscience d’une divergence fondamentale. Etre d’accord pour constater qu’on ne l’est pas, vous libère de l’amertume.

Il faut ajouter que la détente du climat politique n’a pas constitué le seul fruit du lent processus de normalisation franco-israélienne. Des faits tangibles se sont quand même inscrits au tableau. Il y a quinze mois, la France a changé sa position vis-à-vis de la candidature israélienne à un accord avec le Marché Commun, et cet accord a pu se faire.

On a l’impression, en Israël, que l’insistance de la France sur la nécessité de la concentration à quatre constitue une sorte de leitmotiv politique, sans contenu réel. Certains échanges franco-israéliens s’étoffent, et portent notamment sur la fourniture de matériels d’un grand intérêt pour Israël.

L’amélioration du climat permet aujourd’hui des discussions fructueuses, sur des sujets spécifiques, sans que les divergences conduisent à la polémique. La discussion n’était pas possible il y a dix-huit mois. Il existe aujourd’hui un certain désir français de jouer le jeu politique avec un peu plus d’équilibre dans les affaires du Moyen-Orient.

Bien entendu, on ne se leurre pas, en Israël, sur les raisons objectives qui ont conduit à ces légers mieux. On ne pense pas qu’ils puissent conduire à une modification de la politique arabe de la France. Mais on pense que la France ne refuse plus, par principe et par politique, qu’Israël remporte un avantage, si cet avantage se présente sous la forme d’une retombée.

C’est ainsi que l’accord de la France pour l’accès d’Israël au Marché Commun a été le fruit, non pas d’un changement de la politique moyen-orientale du Quai d’Orsay, mais d’une évolution de sa politique européenne. La politique d’expansion de l’Europe des Six a subi, depuis le départ du général de Gaulle» le développement que l’on sait, et le même changement d’attitude est intervenu à l’égard de la Grande-Bretagne, et au sujet des accords préférentiels à conclure avec l’Autriche, l’Espagne, la Yougoslavie, le Danemark.

La récente remarque publique du Président Pompidou (« II faut des frontières sûres et des relations normales avec les voisins… Il faut un traité de paix par lequel tout le monde se reconnaisse en paix… Il faut que les Arabes reconnaissent Israël ») a été accueillie en Israël avec la surprise et l’attention que l’on devine. Elle représente une formulation presque identique au langage diplomatique israélien. Sans doute elle ne constitue pas une déviation de la ligne politique française, dont M. Léo Ha- mon devait préciser quelques jours après qu’elle est toujours basée sur la résolution de novembre 1967. Cette résolution implique des frontières sûres, la paix, et également, une évacuation des territoires occupés. Mais la déclaration du Président Pompidou semble indiquer que la France pourrait ne plus s’en tenir à une adhésion rigide à l’interprétation arabo-soviétique de la résolution, et reconnaître aux autres aspects du texte onusien une valeur égale.

II y a là un déplacement d’accent. Peut-être s’agit-il d’un avertissement voilé, à la fois en direction d’Alger, voire une anticipation de la déception politique et commerciale que l’affaire des Mirage libyens pourrait réserver à la firme Dassault, si cette commande, comme on le chuchote, venait à être fortement réduite par le colonel Khadafi.

On est d’autre part persuadé, en Israël, que des modifications de la politique européenne ou atlantique de la France contiennent des possibilités de dégel franco-israélien. On y observe certainement avec attention les démarches de la politique étrangère française, et notamment son évolution sur le plan américain.

L’hypothèque américaine

Gar la politique américaine est dans une large mesure mal comprise en Europe. La plupart des pays européens ont longtemps considéré le Moyen-Orient comme le champ clos de la rivalité USA-URSS, et ont tendance à interpréter toute manifestation de la politique moyen-orientale des Super-Grands comme un élément de leur affrontement, lié accessoirement seulement à leur politique arabe ou israélienne. Par conséquent, certains pays européens réagissent à telle ou telle démarche politique américaine en fonction de leur attitude dans la lutte américano-soviétique, plutôt qu’en fonction des mérites propres de cette démarche. Certains pays européens ont soutenu la dernière résolution afro-asiatique et anti-israélienne à l’ONU, faute de bien comprendre les intentions de l’initiative Rogers qui amorçait les « négociations » israélo-arabes : l’incompréhension européenne coûte à Israël des appuis, sa cause étant confondue avec celle de son « protecteur » américain.

L’une des tâches, et non des moindres, de la diplomatie israélienne en Europe est donc d’exposer son cas en le dissociant des positions américaines, malgré le fait qu’Israël s’appuie de fïlus en plus sur les Etats-Unis:

‘ Cette tâche est d’autant plus délicate que l’effort diplomatique israélien a récemment presque totalement été orienté vers les Etats-Unis. […]

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Algérie, la nouvelle indépendance

jeu, 25/06/2020 - 11:45

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2020).
Denis Bauchard propose une analyse de l’ouvrage de Jean-Pierre Filiu
Algérie, la nouvelle indépendance (Le Seuil, 2019, 184 pages).

Ce nouvel ouvrage de Jean-Pierre Filiu se veut, selon l’auteur même, un « essai », « un cadre d’interprétation » du mouvement de fond que représente le Hirak qui, depuis le 22 février 2019, n’en finit pas de mobiliser les foules à Alger comme dans la plupart des villes algériennes. En fait, par-delà ce propos, il s’agit bien d’une réflexion sur l’Algérie d’aujourd’hui, les raisons qui ont conduit à cette « révolution populaire, inclusive et non violente », à la revendication en faveur d’une « deuxième indépendance », et à ses perspectives d’avenir.

L’auteur montre bien comment « l’armée des frontières », basée en Tunisie, a écarté à l’indépendance les combattants de l’intérieur. Le coup d’État de 1965 formalise cette emprise avec Houari Boumediene. Depuis lors, c’est toujours l’Armée nationale populaire qui a assuré la réalité du pouvoir, a mené la lutte contre les islamistes pendant la décennie noire des années 1990, et a mis en place Bouteflika, qui a essayé de se ménager un espace de manœuvre sans mettre en cause la prééminence et les prébendes des militaires.

Le Hirak est l’œuvre d’une génération, celle des jeunes urbains, qui rassemble chaque mardi les étudiants des universités à l’avenir incertain, faute d’emploi en perspective, et qui sont le noyau des foules qui défilent chaque vendredi. Cette « jovialité pacifiste », où les femmes prennent une place grandissante, n’est pas sans efficacité, puisque Bouteflika renonce dès avril 2019 à se représenter pour un cinquième mandat, que la date de l’élection présidentielle est repoussée, et que la lutte contre la corruption se développe, visant notamment le clan de l’ancien président. Mais ceci ne satisfait pas les manifestants « dégagistes » qui veulent le départ des « décideurs », la fin d’un système corrompu et répressif.

Depuis la rédaction de ce livre, en septembre 2019, plusieurs évènements sont intervenus, mais ils n’affectent en rien la pertinence de l’analyse proposée par Jean-Pierre Filiu, bien au contraire. Un président, Abdelmadjid Tebboune, a été élu, mais avec un taux d’abstention important qui affaiblit sa légitimité, et le général Gaïd Salah, qui incarnait le pouvoir militaire, est mort. Le nouveau président, assisté d’un chef de l’armée plus discret, s’efforce non sans un certain succès de calmer le jeu en libérant des manifestants détenus, et en faisant un certain nombre de gestes symboliques ou de concessions cosmétiques. L’élaboration d’une nouvelle Constitution et de réformes politiques est annoncée, le mouvement se divise et s’essouffle, certains leaders d’opinion comme Kamel Daoud annoncent l’échec du Hirak. L’épidémie de coronavirus a rendu plus difficiles les manifestations dans la rue. Mais, même si la perspective d’une deuxième république s’éloigne,  les jeux ne sont pas encore faits. Comme le souligne l’auteur, « rien n’est acquis, tout est possible ».

On lira avec intérêt ce livre qui brosse un portrait empathique et nuancé de l’Algérie d’aujourd’hui. Le fait que, en dépit de l’extrême prudence de Paris, l’influence de la France ait été mise en cause, aussi bien par le pouvoir qui dénonce un complot venu de l’extérieur que par les manifestants qui l’accusent de soutenir le système, montre bien que ce qui se passe en Algérie nous concerne directement.

Denis Bauchard

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Corruption in a Global Context

mer, 24/06/2020 - 12:33

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2020). Carlos Santiso propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Melchior Powell, Dina Wafa et Tim A. Mau, Corruption in a Global Context: Restoring Public Trust, Integrity, and Accountability (Routledge, 2019, 336 pages).

La corruption est un fléau aussi persistant qu’impénétrable, qui balafre aussi bien les économies émergentes que les pays plus développés. Le défi est ici conceptuel et politique, dans la mesure où une meilleure compréhension du phénomène doit aider à discerner les causes et les remèdes, au-delà des symptômes et des conséquences. Cet ouvrage relève ce défi, mais manque de boussole conceptuelle pour encadrer les dix cas d’études et en extraire des conclusions sur les stratégies déployées pour y faire face.

Une typologie distingue entre la capture de l’autorité publique, la « grande corruption » et la « petite corruption ». Ces trois sortes de corruption ont différentes caractéristiques, et relèvent de solutions différentes. Concernant le Nigeria, David Enweremadu montre l’étendue de la capture de l’État et du pillage des ressources pétrolières par les élites, notamment locales. Le cas de la Tunisie sous Ben Ali révèle la façon dont un cartel familial s’approprie des leviers publics pour systématiser la corruption en détournant les règles. Trancher ces nœuds gordiens suppose de réformer le financement politique, et de mieux réguler les conflits d’intérêts.

La « grande corruption », quant à elle, est plus transactionnelle et affecte notamment les grands marchés publics, comme dans le cas du scandale d’Odebrecht en Amérique latine. Dans ce cas, des réformes institutionnelles telles que la création de commissions anticorruption suivant les modèles prometteurs de Hong Kong et Singapour, le renforcement de la transparence budgétaire et de l’open data, ou encore l’ouverture des marchés publics, sont plus efficaces. Cette corruption intervient lorsque certains hommes politiques peuvent extraire des rentes du pouvoir qu’ils centralisent et de l’information qu’ils contrôlent, et que les checks and balances sont trop faibles pour être dissuasifs.

Enfin, la « petite corruption », ou « corruption bureaucratique », n’en est pas moins néfaste pour la culture démocratique et l’État de droit. Elle affecte la vie quotidienne des personnes et des entreprises dans leurs interactions avec les pouvoirs publics – pour obtenir une carte d’identité, un permis de construire, ou payer ses impôts. Elle n’en est pas moins pernicieuse, gangrenant la confiance des citoyens dans les institutions. Les solutions passent ici par la réforme de la fonction publique, la refonte des prestations salariales, le renforcement de la méritocratie, et la dématérialisation des services publics.

L’analyse de la corruption repose souvent sur les asymétries d’information et de pouvoir entre le « principal » (les citoyens) et ses « agents » (les politiques). Ces asymétries de savoir et d’information tendent à expliquer la corruption dans les démocraties, alors que les asymétries de pouvoir et d’influence peuvent l’expliquer dans les régimes autoritaires. La loi devient un instrument de contrôle, plus que d’autocontrôle. Plus récemment, cette approche institutionnelle s’est enrichie des apports de la psychologie des comportements.

Corruption in a Global Context montre comment la corruption constitue un phénomène global dans un monde devenu globalisé, notamment avec l’émergence de conventions internationales chaque fois plus contraignantes. L’ouvrage offre des cas d’études fascinants, mais manque de la rigueur qui permettrait d’en tirer des conclusions pour agir.

Carlos Santiso

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Déni français. Notre histoire secrète des liaisons franco-arabes

mar, 23/06/2020 - 13:09

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2020). Anne-Clémentine Larroque propose une analyse de l’ouvrage de Pierre VermerenLe Déni français. Notre histoire secrète des liaisons franco-arabes (Albin Michel, 2019, 288 pages).

Le Déni français est paru fin 2019, quelques mois après la sortie d’un petit essai du même auteur La France qui déclasse. Les Gilets jaunes, une jacquerie au XXIe siècle (Tallandier). Ainsi Pierre Vermeren, historien et arabisant érudit, ouvre-t‑il son champ de spécialiste du monde arabe – maghrébin en particulier – à des considérations plus nationales.

Le Déni français présente un état des lieux très critique de tout ce que les élites françaises n’ont pas voulu voir depuis la mise en place de la politique arabe coloniale jusqu’à… ce qu’il en reste aujourd’hui. L’expansion de l’islamisme et la toxicité des investissements des pays du Golfe en France ne sont pas passées sous silence.

Le sous-titre – qui n’apparaît pas en couverture – Notre histoire secrète des liaisons franco-arabes, induit une contribution assumée à l’observation des transformations des relations entre la France et le monde arabe. L’auteur traite de nombreux pays, même si sa réflexion s’appuie sur un socle de connaissances plus développé sur le Maghreb, à l’exception de la Tunisie, peu suivie.

Pierre Vermeren tient à mettre en lien les territoires et les systèmes de pensée tissés entre la France et ses anciennes colonies. Il explique avec beaucoup de clarté comment la nécessité d’échapper au rôle du colonisateur a produit une forme d’aveuglement des dirigeants français sur les ressorts actuels des crises du monde arabe, et de la crise politique et identitaire de notre pays. Son constat sans concession éclaire trois formes de déni qui constituent autant de parties de l’ouvrage.

D’abord, « L’idéologie du déni » : l’historien insiste sur la responsabilité de la gauche, de l’Église catholique, des chercheurs et des « médias irresponsables » de ne pas avoir su lire les mutations régionales du monde arabe avec plus de nuances et de réalisme. Ces derniers auraient pu alerter les responsables politiques dont les actions ou inactions sont visées, plus loin, dans « La mécanique du déni ». L’auteur y pointe la politique néoconservatrice de l’exécutif français et de ses conseillers sur le dossier syrien, induisant une relative passivité du Quai d’Orsay et des armées. Au niveau de la politique intérieure, il montre la fébrilité et l’inculture religieuse de politiques négociant avec les Frères musulmans en échange de votes communautaires. Enfin, la troisième partie, « Le déni extérieur et intérieur » dépeint l’intrication des idéologies émanant du monde arabe et de leurs relais dans l’Hexagone, au fil d’une analyse intéressante sur la mécanique ambiguë des acteurs de l’islam de France. L’auteur relie une mauvaise compréhension de l’islam (notamment algérien) au jaillissement de l’islamisme radical. Les lacunes des élites françaises dans leur appréhension de la place de l’islam dans les systèmes de valeurs des sociétés arabes, expliquent en partie, selon lui, les attaques de Mohammed Merah, les attentats de 2015, et les suivants. Pierre Vermeren ne mentionne d’ailleurs pas les attentats du Groupe islamique armé (GIA) de 1995-1996, qui font pourtant partie des conséquences du déni de réalité de la puissance du djihad armé dans le monde arabe, et en France.

Ce livre s’inscrit dans la continuité des travaux de Pierre Vermeren, avec un ton plus critique encore à l’égard de certaines compromissions françaises, ce qui pourrait expliquer son trop modeste écho dans les médias.

Anne-Clémentine Larroque

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Interview de Laurence Nardon

lun, 22/06/2020 - 09:42

Auteure de l’article « Quelle politique étrangère américaine après 2020 ? », paru dans le numéro d’été de Politique étrangère (2/2020)Laurence Nardon, responsable du Programme Amérique du Nord de l’Ifri, répond en vidéo à 3 questions, en exclusivité pour politique-etrangere.com.

Retrouvez l’article de Laurence Nardon ici. Retrouvez le sommaire du numéro d’été de Politique étrangère ici.

L’Iran et ses rivaux entre nation et révolution

ven, 19/06/2020 - 10:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2020). Mohammad-Reza Djalili propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Clément ThermeL’Iran et ses rivaux entre nation et révolution (Passés composés, 2020, 208 pages).

Clément Therme, spécialiste de l’histoire contemporaine de l’Iran, réunit ici une dizaine de contributions consacrées à la diplomatie de la République islamique, une diplomatie à la fois islamiste, chiite et révolutionnaire.

Après une brève et éclairante introduction, les trois premiers chapitres sont consacrés aux relations de l’Iran avec les États-Unis, la Chine et la Russie. Le texte d’Annick Cizel, « L’obsession iranienne : les États-Unis au défi des (dés) équilibres régionaux », analyse la politique de Trump à l’égard de Téhéran, la volonté de celui-ci de défaire l’héritage de son prédécesseur, et sa politique de sanctions destinées à isoler, voire à renverser, le régime islamique. La contribution de Thierry Kellner, « La Chine : vers une intégration de l’Iran dans la sphère d’influence de Pékin ? », voit en l’Iran un partenaire, sinon un allié de Pékin qui, en l’absence d’alternative, est contraint à se tourner de plus en plus vers la Chine. Le troisième chapitre, « La Russie dans la politique régionale de l’Iran : allié ou concurrent ? » – de Clément Therme – fait le constat que, tout en étant cobelligérants en Syrie, Téhéran et Moscou ne sont pas alliés sur le plan régional.

Les quatre chapitres suivants sont plus centrés sur les dimensions régionales de la politique iranienne. Après une étude de Hayk A. Martirosyan « L’Iran et le Caucase du Sud : la prudence de Téhéran », le chapitre de Massoud Sharifi Dryaz « État et minorités en Iran : les enjeux de la question kurde », évoque la question de la relation entre l’oumma et la nation, que pose l’arrivée du clergé au pouvoir en Iran. Au chapitre 6, « La Turquie et l’Iran : deux navires amiraux dans la tempête du Proche-Orient », Michel Duclos met en évidence le rôle et l’impact des deux anciennes puissances régionales. Élisabeth Marteu traite dans le chapitre 7, « L’Iran vu d’Israël : de la doctrine de la périphérie à la menace existentielle », de l’évolution de l’image d’un Iran perçu jusqu’en 1979 comme proche, à celle d’un pays désormais présenté comme une menace existentielle.

Avec le chapitre 9, « La France, l’Iran et la prolifération nucléaire », François Nicoullaud livre une étude stimulante sur la relation tourmentée, mais jamais indifférente, de la France et de l’Iran. Le chapitre 10, « Les relations Iran-Arabie saoudite : la rivalité structurante » de Louis Blin, analyse les relations entre les deux États riverains du golfe Persique, l’un chiite et l’autre sunnite. Les deux derniers chapitres sont consacrés à des régions plus éloignées. Les relations contrastées entre l’Amérique latine et l’Iran sont analysées par Élodie Brun ; quand Marc-Antoine Pérouse de Montclos s’attache à la politique de « l’Iran en Afrique subsaharienne ».

La publication de cet ouvrage, qui rassemble des textes de qualité et évoque un grand nombre de problématiques, est bienvenue : elle contribue à une meilleure évaluation de la politique extérieure d’un important pays du Moyen-Orient, et dont certains aspects restent mal connus, particulièrement dans le monde francophone. Un regret cependant : on aurait aimé lire une ou deux contributions sur les pays d’Asie centrale et du sous-continent indien, dont les liens avec l’Iran ne sont pas négligeables, tant sur le plan historique que géopolitique.

Mohammad-Reza Djalili

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Fighting for Peace in Somalia

jeu, 18/06/2020 - 11:06

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2020).
Jean-Bernard Véron propose une analyse de l’ouvrage de Paul D. Williams
Fighting for Peace in Somalia: A History and Analysis of the African Union Mission (AMISOM), 2007-2017 
(Oxford University Press, 2018, 400 pages).

Cet ouvrage traite de l’intervention multidimensionnelle de l’Union africaine en Somalie, sous le nom d’AMISOM (African Union Mission in Somalia). Sur une décennie, de 2007 à 2017, il en expose le parcours historique et les multiples défis auxquels elle a été confrontée.

Le parcours se divise en six étapes. La première est l’entrée en lice de l’AMISOM dans un pays privé d’État depuis la chute du régime de Siad Barre, et livré à l’insécurité du fait de la multiplication des groupes armés (seigneurs de la guerre, milices claniques, acteurs politico-militaires dont les Shabaab).

Suivent deux années d’impasse marquées par des affrontements non conclusifs pour le contrôle de Mogadiscio, où les Shabaab sont solidement implantés. L’AMISOM passe ensuite à l’offensive, et parvient à en chasser ces derniers. Mais cette victoire militaire n’est pas suivie d’avancées sur le plan politique et pour le fonctionnement de l’État.

L’AMISOM se lance alors dans la reconquête du centre et du sud du pays. Mais, bien que sur le repli, les Shabaab ne s’avouent pas vaincus, et font d’ailleurs allégeance à Al-Qaïda. Et pas plus que lors des périodes précédentes, les succès militaires remportés contre eux n’induisent des progrès significatifs dans les domaines du politique et de la couverture des besoins des populations. À mi-mandat, donc en 2012, c’est le passage à la consolidation dans les régions reconquises.

Enfin, dans les années suivantes, l’AMISOM élargit les régions sous son contrôle, mais avec un éparpillement de ses forces qui les rend vulnérables, et une stabilisation fragile dans les territoires reconquis.

Cette analyse historique éclaire quelques points cruciaux. L’AMISOM mène une guerre et non pas une opération de peace building classique. Certains des pays participants sont souvent motivés par leurs intérêts nationaux. La reconstruction d’un appareil d’État, y compris des forces de sécurité, ainsi que la couverture des besoins des populations, sont toujours en retard par rapport aux succès sécuritaires.

Dans une seconde partie, l’auteur revient en détail sur les défis auxquels a été confrontée l’AMISOM.

– La diversification des missions qui lui sont assignées ;

– la multiplicité des contributeurs financiers, aux modes d’intervention différents ;

– la reconstruction des forces de sécurité somaliennes ;

– la protection des populations et la délivrance de services de base ;

– la communication, domaine dans lequel les Shabaab sont très actifs ;

– la stabilisation des régions reconquises, où le politique et la gouvernance importent plus que le militaire ;

– la préparation d’une stratégie de sortie, sans créer un vide sécuritaire.

En conclusion, l’auteur rappelle que cette mission a été la plus longue, la plus chère, et la plus meurtrière de toutes celles diligentées par l’Union africaine. Mais aussi l’une des plus ambitieuses, vu l’état du pays et l’objectif d’articuler conduite de guerre et reconstruction d’un État. Cet ouvrage est incontestablement une analyse très détaillée de la problématique traitée. Analyse pour laquelle l’auteur s’est appuyé sur un grand nombre de sources et plus de 200 interviews. Ce qui renvoie d’ailleurs à la complexité et à la durée de la crise somalienne – soit aujourd’hui un demi-siècle depuis le début de la guerre civile au début des années 1980 -, à ce jour toujours non résolue.

Jean-Bernard Véron

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The Age of Illusions: How America Squandered Its Cold War Victory

mer, 17/06/2020 - 13:22

Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2020). Laurence Nardon, responsable du Programme Amérique du Nord à l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Andrew BacevichThe Age of Illusions: How America Squandered Its Cold War Victory (Metropolitan Books, 2020, 256 pages).

Aux yeux d’Andrew Bacevich, deux consensus politiques différents, chacun décliné sous les angles de l’économie, de la politique étrangère et de la moralité individuelle, se sont succédé à Washington depuis 1945.

Le premier – celui de la guerre froide – est fondé sur une forte mobilité sociale pour les classes moyennes dans un contexte de prospérité ; sur une présence militaire américaine forte dans le monde, justifiée par la menace soviétique ; enfin une morale stricte, appuyée d’une pratique religieuse soutenue et d’une domination des « mâles blancs hétérosexuels ».

La chute du mur de Berlin a fait basculer les États-Unis dans un nouveau consensus, inspiré par la théorie de Francis Fukuyama sur le triomphe définitif du modèle américain. Dès lors, les États-Unis ont imposé au monde un libéralisme économique débridé ; des interventions militaires inconsidérées ; et une morale individualiste excessive, débarrassée de tout cadre social. Or ces excès ont appauvri les classes moyennes et détruit le contrat social américain. Ainsi les élites boudent‑elles l’armée par défaut de patriotisme, seuls les fils de familles pauvres s’engageant pour des raisons financières. C’est cette trahison des idéaux américains qui a conduit à l’élection de Trump.

Ancien militaire devenu universitaire, Bacevich appartient à l’espèce rare des conservateurs anti-Trump. Déjà, ses critiques de l’invasion de l’Irak en 2003 avaient été appréciées des Démocrates, tandis que les Républicains ne pouvaient complètement le désavouer. Il montre beaucoup d’attachement pour l’âge d’or de la guerre froide, et beaucoup de méfiance envers le consensus des années 1989-2016.

Si George Bush père a admirablement négocié la fin de l’URSS au début des années 1990, Bacevich blâme également Bill Clinton, Bush fils et Barack Obama : tous trois sont coupables à ses yeux d’hubris militariste, et d’une mondialisation économique fondée sur le profit à tout prix. Si Clinton s’est montré hypocrite quant à ses promesses progressistes (refusant en 1992 de gracier Ricky Ray Rector, condamné à mort noir aux graves troubles psychiques, pour ne pas nuire à sa carrière politique), Obama a été plus actif pour faire respecter les engagements sociétaux du Parti démocrate.

Le fil rouge du livre est l’évocation, parallèlement à la grande histoire, des carrières respectives de l’auteur, né en 1947, et de Trump, né en 1946. L’ouvrage propose de nombreuses comparaisons historiques, et la démonstration des deux consensus est convaincante, même si elle reste un peu scolaire et recèle quelques angles morts : les années 1960 n’avaient‑elles pas, déjà, secoué le consensus de l’après-guerre, bien avant 1989 ? Le racisme des années 1950 est mentionné plusieurs fois par l’auteur, mais ne suffit manifestement pas à ses yeux à disqualifier le consensus social de la guerre froide.

À part la piste (peu détaillée) de la lutte contre le changement climatique, le livre fait peu de recommandations. Pour en savoir plus, il faudra se tourner vers le Quincy Institute for Responsible Statecraft, ce nouveau think tank de Washington que préside Bacevich. S’inspirant du président John Quincy Adams qui, en 1821, exhortait son pays, à « ne pas aller à l’étranger chercher des monstres à abattre », le Quincy défend une politique étrangère non interventionniste pour les États-Unis.

Laurence Nardon

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