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Politique étrangère (IFRI)

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La revue de référence sur les questions internationales
Mis à jour : il y a 1 mois 3 semaines

Agence Europe : citation PE 4/2018

ven, 05/04/2019 - 10:46

Le 19 mars dernier, le Bulletin Quotidien de l’Agence Europe a consacré un article signé Michel Theys, dans la Bibliothèque européenne N° 1248, au dossier « Le Brexit dans tous ses états », publié dans le numéro d’hiver 2018 de Politique étrangère (n° 4/2018).

Cette revue française de débats et d’analyses sur les grandes questions internationales a, dans cette livraison, une coloration tout particulièrement européenne, ce que justifient les rendez-vous avec l’actualité qui, dans les prochaines semaines, ne manqueront pas d’influencer le destin de l’Union européenne et de ses États membres. En couverture, l’accent est ainsi mis sur le dossier consacré au « Brexit dans tous ses états », cet événement toujours hypothétique à ce jour qui suscite doutes et craintes partout dans l’Union. Même s’il n’y est indiqué qu’en sous-titre, le second thème abordé, « la démocratie européenne au-delà des élections », retiendra tout autant, si pas plus encore, l’attention des citoyens européens désireux de comprendre certaines des raisons expliquant pourquoi la légitimité démocratique de l’Union reste encore et toujours bancale.

Pour ce qui est du Brexit, l’éditorialiste de la revue dirigée par Thierry de Montbrial pose en guise de toile de fond que « ce qui a été vendu à une opinion déboussolée, ce qui est encore revendiqué par une partie des élites politiques britanniques », c’est un « sentiment d’exceptionnalité que suggère une grande histoire (…) qui brouille la lucidité sur le présent ». Ayant été opportunément rappelé qu’il arrive parfois aussi à un certain nombre de Français de nourrir ce sentiment, les contributions consacrées à quatre dossiers clé pour les relations futures entre Londres et l’Union visent à vérifier que ce sentiment d’exceptionnalité ne relève pas du mirage. Elles ne rassurent pas sur ce point.

Ainsi, Pauline Schnapper (professeure de civilisation britannique contemporaine à l’Université de la Sorbonne-Nouvelle de Paris) montre que le Brexit, « présenté par les europhobes les plus ardents comme l’occasion pour le Royaume-Uni de (re)devenir un acteur global, risque au contraire d’affecter négativement le rôle et l’influence du pays » sur la scène internationale. Alors que le Commonwealth représente moins de 9 % des échanges commerciaux britanniques, soit autant que la seule Allemagne, imaginer qu’il pourrait se substituer valablement à l’Union paraît, glisse-t-elle notamment, « relever davantage du fantasme que de la réalité ». S’employant à évaluer l’impact économique et financier d’un Brexit, Emmanuel Mourlon-Druol (notamment maître de conférences principal à l’Université de Glasgow) ne s’avère guère plus optimiste, lui qui juge que, dans un monde où « le débat multilatéral est inévitable », la souveraineté britannique sera – n’en déplaise aux partisans du Leave qui prétendent le contraire – « diminuée » quand le pays aura quitté une Union qu’il influençait avec une particulière efficacité. Le regard que la Pr. Marie-Claire Considère-Charon porte sur la question irlandaise en en rappelant utilement les fondements historiques confirme l’impasse dans laquelle s’engage Londres, le « deal ambigu » que le Pr. Jolyon Howorth (Université de Harvard) voit peut-être se dessiner pour ce qui est de la défense européenne n’étant pas de nature à contredire l’impression que personne ne gagnera quoi que ce soit dans ce divorce.

Le thème de la démocratie européenne est, quant à lui, abordé sous la forme d’une confrontation entre tenants de « deux logiques ‘européistes’ ». La plus instructive est celle qui voit Marie-Françoise Bechtel apporter des réponses à la question de savoir s’il peut y avoir une démocratie européenne, son propos amenant à mieux cerner le raisonnement de ceux qui en France depuis De Gaulle, politiques et intellectuels, ont pour le confédéralisme les yeux de Chimène, quitte à formuler des arguments qui laisseront plus d’un pantois. Ainsi, la vice-présidente de la Fondation Res Publica (qui siège aussi au sein du Conseil d’administration de l’Institut français des relations internationales…) assène d’emblée que « très tôt la Communauté économique européenne (CEE) a tourné le dos aux principes essentiels de la démocratie » lorsque, dès 1963, la Cour de justice a, avec l’arrêt Van Gend en Loos, érigé le droit européen en « ordre juridique souverain ». Depuis, le déficit démocratique qui en a découlé n’a cessé d’être amplifié et « la trilogie fondatrice de toute démocratie parlement/gouvernement/justice est (…) absente des institutions de l’Union », seul le Conseil échappant à cette critique. Comment, dès lors, combler ce « déficit démocratique fondamental » ? Ce serait possible en accordant plus de place au Conseil des ministres, mais aussi – accrochez-vous ! – en mettant « les pouvoirs de la Commission en matière de réglementation » sous le contrôle de ce dernier, et en faisant du Parlement européen non le représentant d’un « peuple européen inexistant », mais bien… « l’émanation des Parlements nationaux ». Pour cette proche de Jean-Pierre Chevènement, le modèle d’une Europe confédérale serait, par conséquent, « le plus sensé du point de vue du réalisme comme de l’ambition ». A ce plaidoyer qui montre que certains Français en sont restés au temps du général de Gaulle et continuent à faire de la résistance face aux évolutions qu’a connues l’Union, le diplomate Maxime Lefebvre oppose une analyse d’une plus grande ouverture d’esprit en rappelant qu’il s’agit bel et bien, depuis la Déclaration Schuman, de construire une fédération européenne, l’Union actuelle, insatisfaisante, devant être comprise comme une « fédération en devenir ». Professeur à ESCP Europe, il passe en revue ce qui permettrait de progresser dans ce sens, toutefois sans manifester d’ambitions démesurées à ce propos. Tant il est vrai que le « sentiment d’exceptionnalité que suggère une grande histoire » habite encore beaucoup d’esprits en France aussi…

Michel Theys

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Interview : Jean-Claude Trichet

jeu, 04/04/2019 - 11:19

Quel avenir pour  la zone euro face à la guerre économique États-Unis/Chine ? Une nouvelle crise financière semblable à celle de 2008 est-elle possible ?

Réponses de Jean-Claude Trichet, ancien président de la Banque centrale européenne et gouverneur honoraire de la Banque de France. Cette interview s’appuie sur son article, « L’avenir du système monétaire et financier international », publié dans le numéro 1/2019 de Politique étrangère « 2019-2029 – Quel monde dans 10 ans ? ».

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Gagnez un exemplaire du Politique étrangère n° 1/2019 !

mer, 03/04/2019 - 16:00

À l’occasion de son 40e anniversaire, l’Ifri et le comité de rédaction de Politique étrangère vous proposent de remporter un exemplaire de notre nouveau numéro
« 2019-2029 – Quel monde dans 10 ans ? ».

Vous avez jusqu’à mercredi prochain, 10 avril 2019 (clôture des participations à minuit), pour participer à ce concours en envoyant à l’adresse pe@ifri.org votre nom et adresse, et ainsi tenter de faire partie des 10 heureux gagnants qui seront tirés au sort !

Vous vous intéressez aux relations internationales ? Vous vous demandez de quoi sera fait le monde dans 10 ans ? N’hésitez plus, ce numéro prospectif est fait pour vous !

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Bonne chance !

En marge des combats douteux

mar, 02/04/2019 - 11:35

Le nouveau numéro de Politique étrangère (n° 1/2019) vient de paraître !
Ce numéro spécial, qui examine à travers les contributions des meilleurs spécialistes internationaux quel sera le monde dans 10 ans, comporte aussi l’un des tout premiers textes publié dans Politique étrangère en 1979 (n° 2/1979), année de la création de l’Ifri : Raymond Aron, « En marge des combats douteux ». L’auteur y revient sur des événements importants de la décennie écoulée, comme la guerre du Vietnam. Il développe surtout une réflexion générale sur la place du droit, de la morale, de la force et de l’intérêt national dans les relations internationales.

Les Français en 1954, les Américains en 1973 ont quitté les trois pays de la péninsule indochinoise, désormais soumis à des partis qui se réclament de la même idéologie. Et les guerres continuent, tantôt entre des armées, tantôt entre une armée et des maquisards. Le retrait des Occidentaux n’a pas laissé les peuples à eux-mêmes, à leur volonté d’indépendance ou à leurs querelles. Naguère impliqués par le conflit Est-Ouest, voici les Vietnamiens, les Cambodgiens, les Laotiens, objet de la rivalité entre les deux Grands du marxisme-léninisme.

L’analyste désireux de marquer des points contre le marxisme-léninisme trouve là des occasions propices. Les combattants professent la même doctrine qu’ils réfutent par leurs actes. Le capitalisme par essence impérialiste, le socialisme par essence pacifique : comment accorder ces articles du dogme avec l’expérience ? Les Viets et les Khmers rouges, alliés contre les Américains et les gouvernements soutenus par eux, semblent avoir prévu la nouvelle épreuve de force dès le jour de la victoire commune. Les Chinois avaient soutenu, ravitaillé le régime de Hanoï aussi bien pendant la première guerre contre les Français que pendant la deuxième contre les « fantoches » de Saigon et les États-Unis. Quatre années après la chute de Thieu, voici les Vietnamiens étroitement liés à Moscou, intégrés au Conseil d’assistance économique mutuelle (Comecon) et, du même coup, tenus pour ennemis par les Chinois, formidable voisin auquel ils ont résisté pendant des siècles.

La rivalité Est-Ouest obéissait à des règles non écrites, plus ou moins respectées. La plus rarement violée était celle qui interdisait le franchissement des frontières par des armées régulières. Il semble qu’elle n’inspire plus le respect. Les troupes de l’Inde, gouvernée à l’époque par madame Gandhi, franchirent la frontière de la province orientale du Pakistan, province en révolte contre le pouvoir dit central, établi à Islamabad, à quelque 3 000 kilomètres du Bengale. Fallait-il accuser l’ex-« impératrice de l’Inde » d’agression ? Formellement, à coup sûr. Mais quel était l’autre terme de l’alternative ? Les électeurs de ce qui est devenu le Bangladesh avaient voté massivement pour le parti autonomiste. Les négociations entre le général Yahya Khan et le cheikh Mujibur Rahman, le chef du parti autonomiste, le père de la patrie (depuis lors assassiné) avaient échoué. Ce dernier avait été jeté en prison ; la révolte avait éclaté, la répression aussi ; les insurgés de la province orientale avaient proclamé leur État et entamé la résistance et la guérilla. En l’absence de l’intervention indienne, guérilla et répression se seraient prolongées des années durant. Le jugement légal ne prête pas au doute ; le jugement politique, moral même, hésite. En Afrique, c’est la Tanzanie qui lança ses troupes, accompagnées de réfugiés ougandais, à l’assaut du despotisme sanguinaire du maréchal Amin Dada. Les troupes tanzaniennes ne se sont pas encore retirées et l’Ouganda n’a pas trouvé un gouvernement relativement stable. Fallait-il applaudir à la chute d’un tyran ou craindre que la pratique de justice par les armes fît école ? Si le voisin d’un pays mal traité par ses gouvernants s’érige en justicier, le fondement de la charte des Nations unies s’effondre. Et rarement le justicier agit en tout désintéressement.

L’invasion du Cambodge par les troupes vietnamiennes reproduit en quelque manière les deux cas précédents. La province orientale du Pakistan souffrait d’un régime militaire et brutal, le maréchal Amin Dada méritait tous les châtiments : le régime de Pol Pot infligeait à la population des souffrances monstrueuses. Responsables de la mort d’un ou deux millions de leurs compatriotes, ces gouvernants marxistes-léninistes, ayant à leur tête des demi-intellectuels formés à Paris, bénéficiaient du soutien chinois. En l’espèce, tous les acteurs, Union soviétique, Vietnam, Cambodge, Chine populaire se conduisaient conformément aux préceptes ou aux coutumes de la Machtpolitik ou du machiavélisme le plus radical. L’Union soviétique cherchait, au sud de la Chine, un allié sûr, des bases diplomatiques et militaires. Selon la même logique, la Chine s’efforçait de rompre l’encerclement, donc d’affaiblir le Vietnam, acquis à la cause soviétique. Reste le cas des deux petits, Vietnam et Cambodge. Pourquoi n’ont-ils pas tenté, l’un et l’autre, de se soustraire à la querelle des Grands ? […]

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Le crépuscule de l’universel

lun, 01/04/2019 - 10:50

La rédaction a le plaisir de vous offrir à lire ce second article, « Le crépuscule de l’universel », écrit par Chantal Delsol, professeur émérite de philosophie politique et membre de l’Académie des sciences morales et politiques, et paru dans notre nouveau numéro de Politique étrangère (n° 1/2019), un numéro spécial 40 ans de l’Ifri, « 2019-2029 – Quel monde dans 10 ans ? ».

Après la saison révolutionnaire, autrement dit pendant deux siècles, la culture occidentale a revendiqué son statut universel pour s’étendre sur toute la Terre. Nos conquêtes se donnaient des allures de mission, dans le sillage de notre tradition – depuis Périclès apportant la démocratie aux villes sujettes, jusqu’aux Chrétiens menant la croisade au nom de la Vérité. Les droits de l’homme représentaient le nouveau discours prosélyte, porté par ses apôtres. Et le message passait. Après Pierre le Grand occidentalisant de force la Russie, on vit le Japon ou la Turquie en faire autant. L’ensemble des cultures extérieures, en l’espace de deux siècles, non seulement s’occidentalisait plus ou moins volontairement, mais bien souvent revendiquait nos principes et vocables.

Tous les régimes, y compris les plus autocratiques, s’affichaient « démocrates ». Les gouvernants occidentaux en tournée pour distribuer des leçons de droits de l’homme, se voyaient accueillis par des protestations de bonne tenue démocratique. Le sentiment général d’une sorte de vertu attachée à la culture occidentale, venait de l’idée de progrès. Tous désiraient être « modernes ». Même l’histoire en était relue. Peut-être par diplomatie davantage que par convictions, à l’époque de la Déclaration de 1948 les Chinois avaient été jusqu’à se targuer d’avoir fait partie, au XVIIIe siècle, des initiateurs des Lumières.

Tout cela était vrai jusqu’au tournant du siècle. Depuis à peine une vingtaine d’années, la réception du message occidental a changé. Et cela, sur tous les continents : en Chine et chez plusieurs de ses voisins, dans une grande partie des pays musulmans, en Russie. La nouveauté est celle-ci : nous trouvons en face de nous, pour la première fois, des cultures extérieures qui s’opposent ouvertement à notre modèle, le récusent par des arguments et légitiment un autre type de société que le nôtre. Autrement dit, elles nient le caractère universel des principes que nous avons voulu apporter au monde et les considèrent éventuellement comme les attendus d’une idéologie. Cette récusation, non pas dans la lettre mais dans son ampleur, est nouvelle. Elle bouleverse la compréhension de l’universalisme dont nous pensons être les détenteurs. Elle change la donne géopolitique. La nature idéologique de la fracture ne fait guère de doute : c’est notre individualisme qui est en cause, avec l’ensemble de son paysage.

Plusieurs observations s’imposent, qui permettent de mieux cerner cette situation inédite. Les pôles culturels en question avancent, pour délégitimer l’Occident, des arguments analogues. Ils nous mettent en cause en tant que culture de l’émancipation et de la liberté, et défendent les uns et les autres les communautés, petites et grandes. On dirait qu’il s’est ouvert en face de l’Occident individualiste un vaste ensemble holiste. Certes, le monde bipolaire de la guerre froide, qui avait laissé place au monde unipolaire d’après la chute du Mur, est devenu multipolaire. Mais avant de voir ici un « conflit des civilisations », il faut d’abord constater l’ampleur du mouvement anti-occidental qui s’exprime partout, et ouvre une nouvelle ère.

Nous nous trouvons devant une rivalité entre deux paradigmes. L’individualisme occidental, libéral et mondialiste, se trouve en face de plusieurs cultures distinctes qui le combattent au nom chaque fois d’une forme d’holisme et d’enracinement. Par ailleurs, les arguments déployés contre l’Occident font écho à ceux que déployaient toujours les adversaires des Lumières et de la modernité occidentale. Par exemple, certains penseurs Chinois d’aujourd’hui stigmatisent la démocratie et défendent le pouvoir autoritaire avec des arguments que l’on trouvait au XIXe siècle chez Joseph de Maistre ou louis de Bonald. Mais il y a plus : l’Occident moderne rencontre aussi son antithèse en interne, aujourd’hui même, chez ses opposants illibéraux, qui s’allient volontiers avec ses adversaires extérieurs (par exemple les alliances d’une certaine droite française avec la Russie de Poutine, ou des pays d’Europe centrale avec la Chine).

L’Occident des Lumières a toujours trouvé en face de lui des contradicteurs, plutôt à l’intérieur de ses frontières. Nous avons devant les yeux rien moins qu’une énième tentative de récusation. Mais elle est puissante et multiple. Du temps où les Occidentaux se distribuaient le monde comme des gangsters se partagent une banlieue, les pays colonisés ne rêvaient guère que de nous ressembler. Une littérature abondante a été écrite sur les heurs et malheurs de l’occidentalisation. Mais aujourd’hui nous nous trouvons devant des volontés affichées de non-occidentalisation, ou de désoccidentalisation. Outre que cette situation impose aux politiques de baisser pavillon, elle oblige les philosophes à s’interroger sur notre statut universel. […]

Lire l’article dans son intégralité ici.

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Aux origines des désaccords transatlantiques

ven, 22/03/2019 - 09:30

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

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L’article « Aux origines des désaccords transatlantiques » a été écrit par l’ancien diplomate Gabriel Robin, dans le numéro 4/1982 de Politique étrangère.

Le sommet de Versailles, en juin dernier, passait pour avoir rétabli l’harmonie atlantique. Il a suffi de quelques jours pour que, sous le vernis du trompe-l’œil, reparaissent les vieilles lézardes et, avec elles, des questions vingt fois ressassées : pourquoi ces divisions ? S’agit-il de malentendus ou de désaccords ? D’une simple « querelle de famille », comme veut le croire Ronald Reagan, ou d’un « divorce progressif » comme paraissait le craindre, au mois de juillet, Claude Cheysson ?

Il est vain de chercher, dans les données immédiates de la crise ou dans les arguments échangés, de quoi départager les deux thèses. La dispute est de celles que l’on minimise ou dramatise à volonté. Selon les besoins de la cause, il est aussi aisé de l’élever à la hauteur d’un débat de principe que de la réduire à une affaire de gros sous ; aussi tentant de mettre l’accent sur la passion des acteurs que de rappeler les limites de l’enjeu ; aussi légitime, enfin, de se laisser impressionner par la vigueur des prises de position que d’observer, des deux côtés, un égal refus des extrémités déchirantes. Les optimistes ont sans doute raison de parier qu’après quelques éclats de voix, les frères ennemis se jureront à nouveau une loyauté éternelle. Les pessimistes n’ont pas tort de prévoir qu’avant longtemps une autre querelle aura mis fin à cette… éternité.

Dans cette controverse, un point, en revanche, échappe à la contestation : la crise actuelle n’est pas la première et ne sera pas la dernière. L’Alliance, comme on dit, en a vu d’autres. De la CED à l’expédition de Suez et du défi gaulliste à l’Année de l’Europe, la liste est longue en effet et la série pratiquement ininterrompue.

Rassurante pour les uns, inquiétante pour les autres, cette constatation, en tous cas, nous oblige à poser la question autrement. Qu’importe, après tout, que la réconciliation vienne toujours après la brouille si la brouille vient toujours après la réconciliation ?

Comment, dans les querelles atlantiques, ne retenir que leur aptitude à s’apaiser si ce qui compte, en définitive, c’est moins la brièveté de leurs éclats que la fatalité de leur répétition ?

Il ne suffit plus d’examiner chaque crise dans son individualité contingente. Il faut s’interroger sur le mécanisme apparemment inexorable de leur succession. On pourra toujours, certes, tenter d’expliquer la récurrence du mal par une suite d’accidents malheureux. Ce n’est pas impossible mais c’est improbable. On peut aussi l’attribuer à une de ces affections chroniques dont la cause ne paraît mystérieuse que parce qu’elle est aussi ancienne que le malade lui- même ; l’Alliance souffrirait d’une malformation congénitale dont sa naissance aurait gardé la trace et pourrait donc nous livrer le secret. Cette seconde hypothèse a le double avantage de faire la part moins belle au hasard et de se prêter mieux à la vérification. Il n’est, pour en avoir le cœur net, que de remonter aux sources.

Après vingt-trois ans, l’Alliance fait à ce point partie de notre univers familier que l’on a peine, aujourd’hui, à se souvenir des circonstances qui l’ont vu naître. Dans l’opinion commune, elle a surgi pour ainsi dire tout armée, sous l’empire d’une nécessité dont l’évidence s’imposait également à tous, et comme déclenchée par le réflexe d’une peur dont l’angoisse était uniformément ressentie sur les deux rives de l’Atlantique. Rien, pourtant, n’est plus éloigné de la vérité que cette vision idyllique d’une génération spontanée et d’un accouchement sans douleur.

Remontons au début de 1947, c’est-à-dire au moment où l’Amérique, revenue des illusions du temps de Roosevelt, prend conscience du danger et met au point sa riposte.

L’Europe orientale est, d’ores et déjà, perdue pour l’Occident. A l’échelle où se joue la partie, c’est un revers ; ce n’est pas un désastre. Il serait dramatique, en revanche, que l’Europe de l’Ouest tombât à son tour. Là sont les enjeux vitaux qu’à tout prix il faut soustraire à l’adversaire.

Est-ce possible cependant ? A première vue, il y a de quoi en douter : partout, le désordre d’économies ruinées, le désarroi d’opinions désemparées, le flottement de gouvernements faibles, divisés, dépassés par l’ampleur de la tâche ; presque partout aussi, les menées de partis communistes puissants, prêts, peut-on croire, à saisir les occasions sinon même à les provoquer ; enfin, planant sur l’ensemble, et fermant l’horizon, l’ombre obsédante de l’Armée rouge, campée à moins de deux jours de marche de l’Océan.

Devant l’étendue d’un conflit qu’il serait si facile d’exagérer, les dirigeants américains conservent un esprit étonnamment clair et se gardent aussi bien de désespérer que de surréagir. A leurs yeux, il y a plus de peur que de mal et, pour une fois, la réalité est moins sombre que son apparence. Ce qui menace l’Europe c’est moins d’être soudain submergée par l’invasion que d’être minée par la subversion ; son pire ennemi, c’est d’abord sa propre faiblesse. A quoi servirait de lui dresser à grands frais un rempart quand le vrai péril est à l’intérieur et qu’il est politique avant d’être militaire ? Cela seul importe, au contraire, qui, en redonnant confiance à l’Europe, la guérira de sa paralysie.

A la netteté du diagnostic vont répondre la promptitude et la vigueur du traitement. En quelques mois, tout sera en place : les hommes, la doctrine, les instruments d’une nouvelle stratégie. Début janvier, le général Marshall succède à Byrnes. A son appel, George Kennan crée au Département d’État un service de Planification politique qui mettra en forme la théorie du containment. Mais, sans attendre, quand l’Angleterre, fin février, dépose le fardeau devenu trop lourd de l’aide à la Grèce et à la Turquie, Washington n’hésite pas : il prend le relais. On ne s’y est pas embarrassé des longues procédures onusiennes pour proclamer la doctrine Truman. On ne s’y souciera pas davantage d’attendre un hypothétique accord quadripartite pour appliquer à l’Allemagne une politique dont la création de la bizone ne constitue que la première étape.

Les deux conférences à Quatre de Moscou et de Londres, au printemps et à l’automne 1947, ne démentent pas cette volonté. Les États-Unis s’y prêtent non pour donner au quadripartisme moribond une dernière chance mais pour en lever définitivement l’hypothèque. Dans leur esprit, loin d’ouvrir une voie au compromis, elles doivent confirmer le verrouillage de l’impasse. Il ne s’agit pas, en effet, de surmonter l’opposition de Moscou jugée irréductible, mais de vaincre la résistance de Paris qui renâcle encore devant une intégration de l’Allemagne au système occidental, fût-ce sur le seul plan économique. Concessions aux scrupules de la France, les deux conférences ralentissent la démarche de la diplomatie américaine : elles n’en altèrent pas le cours.

En réalité, les choix sont faits. Le coup d’arrêt est donné, et tracée, au cœur de l’Allemagne, la ligne de non-recul. Reste seulement à consolider, en profondeur, la défense de ce périmètre de sécurité.

En étalant sa force, en démontrant sa détermination, l’Amérique pouvait se flatter d’avoir délivré les Européens de leurs craintes, non d’avoir résolu leurs problèmes. Et d’abord celui de leur endettement extérieur qui menace, à tout moment, d’ensevelir la fragilité de leurs économies sous l’excès de son poids. De la faillite économique à la dislocation sociale, et de la dislocation sociale à l’effondrement politique, le chemin risque d’être court et la pente, fatale. Le salut, à l’évidence, ne peut venir que d’outre-Atlantique. Encore faudra-t-il, pour être efficace, intervenir à doses massives.

Ce raisonnement, le génie du général Marshall n’est pas tant de l’avoir fait sien que, l’ayant fait sien, d’être allé jusqu’au bout de sa logique. Que l’Amérique eût les moyens de son initiative, qu’elle dût, à terme, en recueillir de grands bénéfices, n’enlève rien au mérite des dirigeants qui l’ont conçue ni du peuple qui l’a soutenue. La richesse peut être avare aussi bien que généreuse. Le rare, ici, est qu’elle ait trouvé la lucidité pour l’éclairer et l’audace pour la servir.

Ainsi se présente la stratégie du containment, telle qu’elle s’élabore en 1947 et telle que, pour l’essentiel, elle demeurera jusqu’à la fin de 1949. C’est elle, on va le voir, qui sert de toile de fond à la genèse de l’Alliance.

On n’en aurait, toutefois, qu’une idée incomplète si n’était soulignée, pour finir, sa remarquable cohérence. Cohérence, on l’a vu, de l’analyse et de l’action, du diagnostic et de la thérapeutique. Cohérence aussi des moyens et de l’objectif. Doctrine Truman et plan Marshall sont les deux faces de la même opération : à l’une, en couvrant l’Europe de son bouclier, de lui donner le temps de panser ses blessures et de se remettre sur pied ; à l’autre, en arrêtant la gangrène du désespoir, de rendre à l’Europe santé et vigueur. Cohérence, enfin, du but poursuivi et du résultat atteint : la paix sera maintenue, l’Europe rétablie. Dix ans plus tard, quand le partenaire chancelant de naguère sera devenu un redoutable concurrent, il semblera même, au gré de bien des Américains, que le succès a passé les espérances.

Cette politique, que le recul de l’histoire nous montre promise à une si éclatante réussite, d’où vient que les Européens, ses premiers bénéficiaires, ne s’en satisfassent pas entièrement ? Certes, ils accueillent volontiers les signes de la fermeté et de la générosité américaines. Mais, sous l’expression de leur gratitude et de leur soulagement, perce une inquiétude. Au fond, ils n’adhèrent qu’à demi à la philosophie du containment. Ce qu’elle comporte leur agrée, ce qu’elle écarte ou relègue au second plan les alarme.

Ils se doutent bien, en effet, qu’entre les deux dangers qui pèsent sur eux, celui de la guerre, et celui de la révolution, l’Amérique a fait une impasse délibérée sur le premier. D’abord parce qu’elle croit Staline trop avisé pour hasarder un conflit mondial quand il peut espérer cueillir le fruit mûr d’une Europe en voie de décomposition. Ensuite parce qu’elle juge inutile de faire de l’Europe un camp retranché au moment où il faut consacrer toutes les ressources disponibles à son redressement économique.

Comment d’ailleurs ne serait-on pas frappé, à Paris comme à Londres, d’observer que toute mesure militaire, fût-elle de simple précaution, est absente des plans américains : rien en direction du théâtre européen, ni renforts dépêchés en Allemagne, ni incitation au réarmement de l’Europe ; rien non plus aux États-Unis, ni effort de remobilisation, ni augmentation visible du budget de défense. Tout se passe comme si les États-Unis se sentaient assez sûrs de leur puissance pour n’avoir pas besoin de la déployer, mais seulement de l’affirmer.

Cette assurance, les Européens la constatent sans la partager ni même la comprendre. Ils sont enclins, au contraire, à l’attribuer au sentiment de sécurité d’un peuple qui se croit à l’abri, derrière les épaisseurs de l’Océan. Pour eux, que la géographie place aux avant- postes, la sérénité n’est pas de mise et la hiérarchie des menaces inversée.

La subversion est certes préoccupante mais une guerre, cette fois, serait mortelle. Les dirigeants communistes nourrissent de noirs desseins mais l’imminence d’une intervention de l’Armée rouge les déciderait, seule, à passer à l’action. Au reste, après l’exclusion de leurs ministres, et l’échec des grèves insurrectionnelles de 1947, les gouvernants se persuadent aisément que la révolution a laissé passer son heure. Si faibles qu’ils soient encore, ils se jugent assez forts, désormais, pour en réprimer les tentatives. Ce qui les obsède, en revanche, c’est le cauchemar d’un déferlement de blindés soviétiques. Ils savent qu’ils n’auraient rien à y opposer et ce n’est point faute de s’y être essayé.

Au début de 1948, la France, la Grande-Bretagne et les trois pays du Benelux ont scellé, dans le pacte de Bruxelles, une alliance politique et militaire. Ce n’est, hélas, que pour mieux mesurer, en additionnant leurs faiblesses, la tragique insuffisance de leurs moyens et leur commune impuissance à y remédier. Comment pourraient-ils ajouter au fardeau de la reconstruction, celui, plus accablant encore, du réarmement ? Mais comment inspirer à leurs peuples la confiance sans laquelle il n’est pas de volonté d’entreprendre s’ils ne leur assurent au moins la sécurité du lendemain ? C’est pour tenter d’échapper à ce dilemme qu’au printemps 1948 Bevin et Bidault prennent le chemin de Washington.

Ils ne veulent pas douter, vont-ils expliquer en substance, que l’Amérique se porterait au secours de l’Europe, s’il en était besoin. A quoi bon, toutefois, si elle arrive trop tard, comme ce faillit être le cas dans les deux occasions précédentes et si c’est, cette fois, suivant la forte expression de Queuille, pour libérer un cadavre ? La garantie américaine est sincère. Serait-elle efficace ?

Elle se fonde sur la solidarité des démocraties et sur la valeur de l’enjeu européen pour la sécurité des États-Unis. Est-ce suffisant pour arrêter le maître du Kremlin quand on voit qu’elle ne le dissuade ni d’étendre son Empire avec le coup de Prague ni de resserrer autour de Berlin le nœud apparemment mortel du blocus ?

Elle est le fait d’une Administration démocrate dont la bonne volonté est acquise mais dont l’avenir dépend du verdict imprévisible des urnes. Combien, au printemps 1948, sont prêts à miser sur la réélection du président Truman ?

Elle s’appuie sur un potentiel dont la puissance est sans égale mais dont les bases sont à des milliers de kilomètres du théâtre de l’action éventuelle. Combien de temps faudra-t-il pour le rendre opérationnel et l’amener à pied d’œuvre ?

Trop de questions se posent, trop d’inconnues subsistent pour que l’on puisse, à l’Est, exclure l’erreur de calcul, à l’Ouest, dissiper le désarroi des esprits. Pour répondre à l’anxiété de l’Europe, les bonnes intentions ne suffisent pas. Il y faut des certitudes. A des assurances sympathiques mais verbales, il importe d’ajouter le poids de gages précis et tangibles. A défaut, tout serait à craindre de la corrosion du doute et des entraînements du désespoir.

Le dialogue ouvert par le plaidoyer européen va se prolonger tout le reste de l’année 1948. Sous la courtoisie de l’amitié, le désaccord est évident. Garantie unilatérale ou contractuelle, révocable ou définitive, lointaine ou immédiate : tels sont les termes du choix.

Nous savons sur quoi s’engage le débat. Nous savons aussi comment il se dénoue avec le traité de Washington du 4 avril 1949. Nous sommes donc en mesure de juger sur pièces. A une condition, toutefois, qui est de ne pas confondre l’Alliance des origines avec ce qu’elle deviendra moins d’un an et demi plus tard mais dans un contexte radicalement transformé. […]

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Politique étrangère n° 1/2019 : votez pour (é)lire votre article préféré !

mer, 20/03/2019 - 10:10

 

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Après l’Europe ?

ven, 15/03/2019 - 09:30

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

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L’article « Après l’Europe ? » a été écrit par Dominique David, alors professeur à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr et chargé de mission auprès du directeur de l’Ifri, dans le numéro 1/1994 de Politique étrangère.

Cela s’est, en réalité, su assez vite : nous avons changé de monde. Sommes-nous sûrs d’être entrés pour autant dans un monde nouveau, unique ? L’Europe a changé, voilà cinq ans, de soubassement pour la première fois depuis la glaciation de la guerre froide. Mais plusieurs mutations se sont succédé depuis 1989. Peut-être entrons-nous dans une autre ère, dépassant déjà ce que nous pensions être notre avenir. L’architecture nouvelle de l’Europe, nous l’avions, Français, imaginée à partir de deux idées : les problèmes européens seraient de plus en plus renvoyés aux Européens eux- mêmes ; et ils seraient résolus par un montage complexe d’institutions, à dominante européenne. Ainsi dessinait-on la carte d’une Europe à la fois diverse et unitaire, se définissant enfin elle-même. L’année 1993 a fait voler en éclats cette architecture avant même qu’elle ne sorte de terre.

L’énigme russe

Les résultats des élections du 12 décembre 1993 nous contraignent à regarder de face une Russie surtout traitée jusqu’ici à coup d’espoirs ou de recettes. Ce que nous savons de l’avenir russe tient en peu de mots. A court terme, il n’y a que très peu de chances que le plus vaste pays du monde se stabilise politiquement et entreprenne son redressement selon nos propres normes. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, le président russe est gravement affaibli. Il n’est pas sûr dès lors que la constitution semi-autoritaire mise en place puisse fonctionner efficacement. Les alliances politiques sont mal imaginables dans un pays qui découvre les délices et les poisons du multipartisme ; les projets ne sont donc pas identifiables et les scénarios ne peuvent être dessinés qu’à très court terme. Retour à la période précédente donc, l’incertitude croissant.

Quelles que soient les évolutions du pouvoir de l’État russe, on peut miser sur un durcissement de sa politique étrangère. L’interrogation porte sur le degré et les formes de ce durcissement, non sur le fait. Les résultats des élections peuvent être diversement justifiés, mais ils témoignent du rejet massif — quelles que soient ses expressions — d’un modèle de transition brusque, étroitement lié à une diplomatie plus ou moins alignée sur un Occident représenté par Washington. Les choix de l’armée en faveur d’un État fort se sont clairement exprimés ; ses responsables savent désormais, intégrant cette donnée, quel discours tenir aux politiques. Un refroidissement des relations avec l’Ouest pourrait aussi permettre de freiner le processus de désarmement, mal vu par tous les ensembles militaires du monde et, au premier chef, par l’armée russe. Enfin, la déliquescence de nombre d’anciens membres de l’URSS — qu’on pense à la Géorgie, à l’Ukraine, au Tadjikistan — produit un appel d’air, un appel de puissance, ou d’autorité, qu’aujourd’hui la Russie n’est pas loin de penser pouvoir remplir.

Ceci pourrait avoir au moins deux conséquences. Le système politique russe va demeurer, pour un temps inconnu, imprévisible. C’est dire que nous ne pouvons intégrer ses choix dans nos propres prévisions. Le refroidissement est ainsi une tendance, pas une politique précise, ni une stratégie de long terme. La situation que nous redoutions depuis plusieurs années se confirme donc : Moscou ne peut être considérée, pour les années qui viennent, comme un élément positif de recomposition des espaces européens. Au mieux nous aurons droit à un certain nombre d’à-coups diplomatiques, au pire à un désordre croissant : dans tous les cas à l’inconnu.

Cet inconnu nous concerne, mais il touche surtout les relations entre la Russie et les anciens membres de l’URSS d’une part, de l’autre entre la Russie et les pays d’Europe centrale et orientale. Pour la première de ces relations, la remise sur pied d’un ensemble d’influence plus large que la stricte Russie actuelle apparaît à peu près inévitable, au vu de l’histoire de notre continent. La question est de savoir si cette reconstitution se fera selon une anarchie contagieuse, par une imposition autoritaire, ou avec le consentement d’États souverains choisissant de lier leurs destins. L’instabilité russe est sans doute moins grave, en dépit des apparences, en ce qui concerne les rapports de Moscou avec les pays du centre et de l’est de l’Europe : simplement parce que l’appareil politico-militaire russe ne dispose plus des moyens, le voudrait- il, de reconstituer une aire d’influence structurée en Centre-Europe. Mais les clameurs nationalistes de Moscou ont néanmoins des effets psychologiques, donc politiques, déplorables pour toutes les capitales anciennement vassales qui s’imaginent à nouveau proches d’une force d’empire renaissante.

Le naufrage yougoslave

Autre cruelle école de l’année 1993 : la Yougoslavie. Nous sommes loin de pouvoir en tirer tous les enseignements, mais quelques constats s’imposent déjà. Nous avons, depuis quelques années, été près de succomber à un mirage de stabilité et de sécurité collectives, panachage d’un peu de nucléaire, d’un peu d’Amérique, et de beaucoup de juridisme et d’idéologie démocratique. Nous savons maintenant que ni l’affirmation des droits, ni l’idéologie démocratique ne permettront de gérer tous les problèmes européens et que certains conflits déboucheront sans doute sur l’usage de la contrainte armée. Le dire n’est évidemment pas bénir la guerre, ni mettre sur le même plan agresseurs et victimes : en échappant au règne nucléaire, certains espaces d’Europe retournent simplement à une logique néo-clausewitzienne, celle où la force est chargée de trancher les impasses politiques. Ce constat s’impose aussi à nous. Nos discours ne suffiront pas à faire taire les armes des autres, comme on l’a vu très clairement en Bosnie. Nous nous trouverons peut-être demain dans une position où nous devrons utiliser les armes, si cela s’avère nécessaire à la fois pour nous et pour les autres. Or aucun cadre collectif, international ne dispose d’une légitimité suffisante pour encadrer l’usage de cette force.

Nous savons aussi, désormais, qu’il y a en Europe un problème d’État. La récupération de leur souveraineté par des acteurs hier dominés par l’Union soviétique crée non un système d’États cohérents, comparables, pouvant coopérer, mais une juxtaposition d’entités, de formes, de conceptions, de légitimités très différentes. Bref, à la multiplication des États en Europe correspond une profonde crise. Ce qui prévaut en Centre-Europe et dans la plupart des espaces de notre continent, c’est la conception de l’État communautaire : la communauté érigée en unique médiation au politique et s’appropriant la forme étatique. Pour nous, c’est l’État politique qui est créateur de citoyenneté donc de communauté, mais la plupart des Européens pensent l’inverse — à l’exception de l’ensemble ouest-européen à peu près solidaire désormais d’une conception commune, et sans doute aussi de l’espace russe organisé traditionnellement autour de l’idée d’empire.

Or ces États de conception communautaire sont par définition des systèmes de clôture, des ensembles fermés : en témoigne la scission tchécoslovaque qui réinstalle les postes-frontières au moment où Prague et Bratislava souhaitent entrer dans une Union européenne qui les supprime. Pourtant, seules l’ouverture, la transparence, la libre circulation peuvent rendre viables des découpages politiques artificiels hérités de tous les malheurs du siècle. Le génie de la CSCE fut en son temps de démontrer que l’Europe pouvait vivre « ensemble », dans des frontières non modifiées si ces dernières s’ouvraient. Ce qui se passe aujourd’hui en Europe, et en particulier dans l’ancienne Yougoslavie, est l’exact contraire de ce que nous avons voulu tout au long des années 1970. Hier l’oppression étatique forçait à développer une libre circulation entre les sociétés, aujourd’hui la liberté des États s’assimile à un système de serrures, serrures rendant difficilement viables la plupart de ces États. Le drame yougoslave nous réintroduit donc dans la problématique classique des rapports de forces, et nous démontre aussi la profonde crise d’une idée d’État que nous avons depuis des décennies érigée en référence universelle.

Les institutions collectives ont ici aussi crûment démontré leur inadaptation. La Communauté européenne, non pas parce qu’elle n’a rien fait mais parce que son efficacité n’a pas été à la hauteur des attentes de l’ensemble des acteurs. La CSCE, parce qu’elle est faite pour organiser la paix plus que pour interdire ou freiner la guerre et qu’elle est engagée depuis 1990 dans une très complexe transition : multiplication des membres, institutionnalisation, etc. L’OTAN, qui a clairement prouvé qu’elle était un réservoir de forces et de savoir-faire, et non un lieu de décision politique. La grandeur de l’Alliance c’est, comme il est normal, le vouloir politique américain. Quand les États-Unis bloquent, l’Alliance est bloquée ; si les États-Unis avancent, l’OTAN avance comme un instrument activé par Washington : rien d’autre. Quant à l’ONU, sa légitimité s’est renforcée ces dernières années, mais pas assez pour qu’elle ait une autonomie, même limitée, de décision et d’action par rapport aux États qui la composent, aux cinq membres permanents du Conseil de Sécurité, et particulièrement par rapport aux États-Unis.

Les déceptions de l’Union

Aux cahots du continent, les Douze ont voulu opposer un processus d’unification accélérée. Maastricht, nom en passe de devenir mythique, recouvre en fait deux réalités. Tout d’abord des engagements politiques et institutionnels qui, même difficiles à mettre en place, seront sans doute à terme appliqués : concertation diplomatique accrue, modes de prise de décision, avancée vers la monnaie unique. A cet égard on aurait tort d’enterrer trop vite les décisions concrètes du texte. Au delà, le traité de Maastricht met en scène autre chose : une dynamique politique, une rencontre de volontés et d’espoirs censés faire prendre en charge par les peuples la construction européenne, créer un rythme proprement politique pouvant bousculer les raideurs techniques. Cette dynamique politique, cette fonction de représentation, ont largement échoué — quelle que soit l’explication retenue : le médiocre enthousiasme de la ratification, le choc monétaire, la défiance complaisamment entretenue sur les organes communautaires, la honte rampante de l’impuissance yougoslave…

Pire : il n’est pas sûr que deux acquis essentiels de la construction ouest- européenne revue par Maastricht ne puissent être mis à mal dans un avenir proche : l’identification de l’objectif même de cette construction, et les procédures de fonctionnement de l’Union. L’objectif stratégique de Maastricht : faire de l’Europe de l’Ouest un acteur politique cohérent sur la scène internationale, donc un acteur disposant de privilèges (monétaires, diplomatiques, à terme militaires) annonçant une souveraineté, ou au moins une identité, cet objectif survivra-t-il à l’élargissement déjà décidé aux pays — dont plusieurs « neutres » — de l’AELE ? Certes, le Conseil d’Édimbourg a proclamé que toute adhésion supposait le respect de l’ensemble des exigences de Maastricht (et donc aussi de la politique étrangère et de sécurité commune). Il n’empêche : comment fera-t-on accepter aux nouveaux des options que certains membres actuels écartent — la Grande-Bretagne, membre lourd de l’Union, qui donne aux refus et exceptions toute leur légitimité, le Danemark qui prouve qu’un petit pays peut détraquer l’ensemble du processus ?

En deçà du débat à venir sur la finalité de l’Union (c’est d’une insertion économique beaucoup plus que d’une construction politique, que rêvent la plupart des candidats), se pose la question du fonctionnement d’une Union comptant un nombre croissant de membres. Le fonctionnement des institutions de l’Union, fort complexe à Douze, risque de se bloquer dans l’élargissement à Seize, blocage qui encouragerait la tendance déjà forte à la multi-étatisation du processus de décision (le retour au strict « intergouvernemental »). Une multi-étatisation promettant d’autant plus d’impuissance que les membres de l’Union sont plus nombreux. Ceux qui plaident aujourd’hui simultanément pour l’élargissement rapide de l’Union et pour le strict retour aux pouvoirs des États dans la décision européenne, savent bien qu’ils jouent des deux faces d’une même monnaie, qui garantit dans la plupart des cas l’incapacité du collectif européen. Non que la décision des États soit illégitime ou doive disparaître. Mais la collectivité européenne a précisément été créée autour de deux objectifs : empêcher que les relations entre ses membres soient de simples relations d’États sur la scène internationale, conduisant aux conflits classiques de notre histoire ; parer à l’impuissance des États moyens d’Europe pris séparément, en des circonstances de plus en plus nombreuses. Double logique qui explique que l’Union européenne n’a pas de sens si elle se contente d’être un forum de discussion et de coopération des instances étatiques. […]

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Conférence « International : L’État est-il has been ? »

mer, 13/03/2019 - 09:30

Retrouvez la vidéo de la conférence « International : l’État est-il has been ? », organisée le 21 novembre 2018 à la Sorbonne par Diploweb.com et l’ADEA du MRIAE Paris 1 Panthéon Sorbonne, en synergie avec le Centre géopolitique, avec Marc Hecker rédacteur en chef de Politique étrangère (Ifri), Frédéric Ramel, professeur des universités et directeur du département de science politique à Sciences Po Paris, François Gaulme, chercheur associé au Centre Afrique subsaharienne de l’Ifri, et Julien Nocetti, chercheur auprès de l’Ifri.

Cliquez sur le lien de la vidéo :
https://www.youtube.com/watch?v=NNjkL_smuf8&feature=youtu.be

La question est relativement jeune. Elle apparaît dans les débats théoriques des relations internationales dans les années 1970. Portée par l’enlisement au Vietnam, les crises pétrolières ou l’émergence de l’écologie, elle remet en cause l’État qui n’est plus le seul acteur clé. Parallèlement, la fin d’un monde bipolaire restructure l’espace international dans les années 1990. Depuis le début des années 2000, on assiste à une nouvelle séquence pour cette question d’État dépassé, comme s’il s’agissait d’une revanche. Tout d’abord, sur le plan stratégique, le 11 septembre 2001 illustre la vulnérabilité des États-Unis, symbole jusqu’alors « d’hyperpuissance ». Ceci entraîne le déclenchement de deux guerres inter-étatiques (États-Unis contre l’Afghanistan dès 2001 et contre l’Irak dès 2003), avec une désÉtatisation de la guerre par un phénomène de privatisation des armées. Il y a donc une transformation de l’État stratégique qui interroge : gagner une guerre, est-ce la victoire politique ? De plus, les années 2000 marquent un tournant pour l’économie mondiale. La réaction des États à la crise de 2008 en témoigne. Il y a d’une part les réflexes nationaux habituels des États souverains, et d’autre part la coopération multilatérale, avec la réactivation du G20 par exemple. Enfin, le désir d’État et d’identité nationale forte datant du XIXe siècle, interrompu avec la fin de Seconde Guerre mondiale, réapparaît en 2016 avec le Brexit et l’élection de Donald Trump. Les réactions néo-nationalistes, alimentées par la peur du déclassement, fustigent la mondialisation. On assiste à une crise du multilatéralisme, telle une revanche à la remise en cause de l’État depuis la seconde moitié du XXe siècle.

En 1952, Alfred Sauvy inventait le terme de « tiers-monde » pour qualifier les États inclus dans aucun des deux blocs dominants de la Guerre froide. Aujourd’hui, ce terme a été remplacé par celui des pays « des suds ». Pour classifier les États les plus en marge, les politologues inventent dans les années 1990 les termes d’États-faillis ou d’États-effondrés. Ce sont des États incapables de contrôler leur territoire, d’avoir une unité nationale ou de se représenter auprès des instances internationales. Toutes ces qualifications découlent de normes instaurées par des États occidentaux, à l’instar des États-Unis qui justifient ainsi leur ingérence en Afghanistan ou en Irak. Mais le développement « à l’occidentale » est-il une finalité en soi ? Les États créés, dits « États hybrides », lient société traditionnelle et État moderne. Ils deviennent « hybride » entre démocratisation et dictature.

Le numérique prend une place centrale dans l’État de demain, lui permettant de s’affirmer ou de se ré-affirmer. Les objectifs sont de taille et les conséquences sont multiples : économiques, sociales, juridiques, politiques, stratégiques et éthiques. Les grandes plateformes numériques, comme les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple), rattrapent l’État. Elles influent par leur puissance financière. En effet, le PIB cumulé d’Apple et d’Amazon dépasse celui de la France. Cette puissance s’accompagne d’un contrôle multidimensionnel, notamment par la collecte de données personnelles à des fins publicitaires ou politiques, comme ce fut le cas lors de l’élection de Donald Trump en 2016 ainsi que l’a révélé le scandale de Cambridge Analytica. Le Web est un espace propice à la conflictualité, que ce soit par les réseaux sociaux (et les tweets de Donald Trump) ou par des sites qui se constituent en véritables contre-pouvoirs, comme Wikileaks. S’ensuit l’hypothèse d’une cyberguerre. Le cyberespace devient un nouvel espace de lutte, et face à l’inaction des États, celui-ci est favorable aux hackers. Le privé, au détriment du public, se saisit de l’enjeu. Cependant, les États s’adaptent à la menace. Les capacités numériques se militarisent et le cyberespace se voit ré-étatisé. Une cyber-diplomatie est également à l’œuvre. Elle tend à regrouper des acteurs très variés, des États aux entreprises. Ceci illustre le caractère dépassé de l’État mais également sa volonté de reprendre sa place à la grande table des décideurs.

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La politique étrangère de l’URSS après Khrouchtchev

ven, 08/03/2019 - 09:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

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L’article « La politique étrangère de l’URSS après Khrouchtchev » a été écrit par Philip E. Mosely dans le numéro 1/1966 de Politique étrangère.

Après la Seconde Guerre mondiale, le système multipolaire qui avait façonné la politique mondiale au cours des deux siècles précédents a fait place à un système bipolaire, les États-Unis et l’Union Soviétique constituant les deux pôles autour desquels un grand nombre de nations mineures étaient groupées. Disposant d’armes nucléaires et d’engins à longue portée, les deux superpuissances — l’URSS et les États-Unis — se trouvèrent en possession de moyens de destruction uniques au monde. Jusqu’à la fin des années cinquante, un grand nombre d’observateurs pensaient que la bipolarité durerait pendant un temps illimité. Mais, paradoxe étonnant, l’extrême concentration de puissance entre les mains des États-Unis et de l’Union Soviétique a, depuis 1960, déterminé l’érosion du système bipolaire.

La rivalité acerbe qui s’est instaurée entre la Russie et la Chine a été à la fois la conséquence et l’un des facteurs qui ont accéléré ce processus. L’équilibre instable qui s’est formé entre les deux grandes puissances nucléaires permet à la Chine de défier tant la Russie que les États-Unis, de même que la France, sous la conduite du président Charles de Gaulle, est décidée à se rendre maîtresse de son sort et à échapper à « l’hégémonie » des États-Unis. Afin de bien assurer leur autonomie, tant la Chine que la France, sont en train d’édifier une force de dissuasion indépendante : la mise en œuvre de ces programmes coûteux doit, à leurs yeux, hâter la transformation d’un équilibre bipolaire en un équilibre multipolaire.

Aux États-Unis et en Russie, la partie la plus éclairée de l’opinion a pris douloureusement conscience des dangers d’une guerre nucléaire où il n’y aurait pas de vainqueur au sens traditionnel du terme. Beaucoup de Russes et d’Américains, par exemple, soupçonnent les dirigeants chinois de se réjouir à l’idée que les deux géants nucléaires pourraient, un jour, s’entre- dévorer, ouvrant ainsi, pensent-ils, un champ illimité à l’expansion chinoise.

De plus en plus, et surtout depuis la crise des fusées à Cuba, en octobre 1962, les chefs soviétiques et américains se sont convaincus de la nécessité d’éviter un affrontement direct à la suite duquel l’une ou l’autre partie pourrait être mise en demeure de choisir entre l’acceptation d’une défaite majeure et le recours à un conflit nucléaire. Cette prudence, pour souhaitable qu’elle soit n’en laisse pas moins le champ libre (et ce champ est vaste) à des guerres limitées et à des conflits politiques éventuellement entrepris à travers des pays tiers. Aujourd’hui, le danger le plus grave est que l’un de ces conflits par « personne interposée » ne dégénère en affrontement, voire en hécatombe, nucléaire.

L’équilibre stratégique

Les deux grandes puissances nucléaires ont mis chacune un certain temps à comprendre la nature de ces armes monstrueuses. Au départ, l’une et l’autre croyaient — dans la hargne ou l’enthousiasme — que cet arsenal unique au monde accroîtrait énormément sa capacité d’influencer le cours des événements. L’ancien secrétaire d’État Foster Dulles proclamait en 1954 que les États-Unis étaient en mesure de riposter à toute grande offensive communiste « aux endroits et avec les moyens de leur choix ».

Au cours des années 1955-56, le président Khrouchtchev avait contracté l’habitude désagréable d’adresser des notes menaçantes aux gouvernements dont la politique lui déplaisait. Dans ces messages, il les informait du nombre exact de bombes nucléaires, par exemple six pour la Grande-Bretagne, sept pour l’Allemagne Occidentale, qui étaient nécessaires pour détruire leur pays. Entre la crise de Suez en 1956 et la crise des fusées à Cuba en 1962, Khrouchtchev donna l’impression qu’il s’employait activement à accumuler des avantages politiques — à Berlin, au Moyen-Orient, en Afrique, dans les Antilles — sous le couvert du « parapluie nucléaire » flambant neuf qu’il venait d’acquérir. La crise cubaine de 1962 se termina d’une manière très différente que Khrouchtchev ne l’espérait, ce qui ne laissa pas de contribuer largement à sa chute. Les sphères dirigeantes soviétiques se rendirent compte rapidement des dégâts causés par une politique qui revenait à s’aventurer d’abord dangereusement afin de provoquer un changement radical et secret dans l’équilibre des deux grandes puissances nucléaires, quitte à devoir battre en retraite au moment d’abattre les cartes. Depuis lors, tant sous Khrouchtchev qu’après lui, le Kremlin a montré qu’il pouvait « vivre », au moins pendant un certain temps, avec un statut d’infériorité nucléaire relative. De cet épisode dramatique et extrêmement dangereux, certaines fractions de l’opinion publique occidentale ont tiré deux conclusions aussi importantes qu’erronées.

La première de ces conclusions est, qu’étant donné le rapport actuel des forces militaires entre les deux pays, les dirigeants soviétiques se verront contraints à reculer dans toute prochaine confrontation et que leur liberté d’action en sera réduite en conséquence pendant un grand nombre d’années à venir. Cette hypothèse néglige l’éventualité, pourtant probable, que les facteurs susceptibles de jouer un rôle au cours d’une nouvelle crise ne soient pas exactement les mêmes que ceux du passé, ou que la crise elle-même ne se déroule pas suivant le même schéma que les crises précédentes. Elle néglige également le fait que lors de la crise d’octobre 1962, les États-Unis ont été, grâce à leurs forces aériennes et maritimes, en mesure de jouer sur un clavier extrêmement varié et souple d’instruments, et qu’ils bénéficiaient par surcroît d’un avantage géographique considérable. De plus, les demandes de Washington étaient modérées, et Moscou a pu les accepter sans sacrifier aucun de ses intérêts vitaux. Dans d’autres crises, au contraire, beaucoup de ces facteurs pourront jouer en faveur des objectifs communistes, soviétiques ou chinois, plutôt que de ceux des États-Unis.

D’autre part, rien ne prouve que l’Union Soviétique se considère satisfaite du rapport de forces actuel. En fait, son gouvernement s’emploie très activement pour surmonter l’état de relative infériorité nucléaire qui a limité la gamme de ses choix au cours de la crise cubaine. Ces considérations conduisent à remettre en question une seconde conclusion également très répandue : à savoir que, soit la technique militaire, soit la puissance stratégique ont atteint une sorte de plafond, si bien qu’il y aurait peu de chance qu’une nouvelle grande invention vienne bouleverser l’équilibre actuel. En réalité, la course à la supériorité militaire se poursuit des deux côtés sans que l’interdiction partielle des expériences nucléaires en août 1963 en ait beaucoup affecté l’intensité. Il est possible qu’aucune découverte à venir n’ait l’importance de la bombe ou des engins intercontinentaux. Mais, pour être moins dramatique, des inventions et des améliorations peuvent, par leur accumulation, produire des effets multiplicateurs dont le poids serait décisif.

Chacune des principales puissances nucléaires travaille avec acharnement à la mise au point d’un système anti-engins efficace. Si l’un des antagonistes prenait la tête dans cette course, les conséquences politiques pourraient être très graves. De même, de grands efforts ont été déployés pour améliorer la précision des engins, pour perfectionner les systèmes de lancement et de contrôle et pour renforcer les moyens de lutte anti-submersibles, et l’on se préoccupe également de protéger les populations civiles, ou du moins d’assurer la survie des industries et des services essentiels. Étant donné l’immensité des ressources scientifiques, techniques et industrielles que chacun des deux géants est en train d’investir dans la mise au point de systèmes militaires perfectionnés, il est peu sage de prédire que l’équilibre actuel restera stable pendant un avenir illimité.

A l’intérieur des limites incertaines que définit à mesure l’équilibre mutuel de la terreur, les États-Unis et l’URSS, ainsi qu’un certain nombre d’autres États, peuvent utiliser divers types de moyens non-nucléaires pour provoquer les changements importants dans l’arène mondiale. Les instruments de puissance vont du bombardement conventionnel aux pressions et aux opérations de séduction politiques, des programmes d’assistance économique et culturelle au soutien de telle ou telle faction à l’intérieur de pays peu stables politiquement. Beaucoup de puissances, dont certaines tout à fait faibles, disposent d’une gamme de choix très étendue relativement à la possibilité et à la manière d’intervenir dans des situations troublées et ces situations peuvent se produire assez fréquemment en dehors des intentions des deux puissances principales, ou sans qu’elles puissent faire quoi que ce soit pour l’empêcher.

De même, tant les puissances principales que les puissances secondaires ont dans une large mesure la faculté d’accepter ou de rejeter l’instance chargée de réduire ou de régler un conflit. La Chine communiste a jusqu’ici repoussé toute tentative de porter les problèmes du Vietnam devant une conférence des grandes puissances comme celles qui se sont réunies en 1954 et en 1961-62 à Genève. Par ailleurs, les États-Unis ont réussi en 1965 à maintenir le problème de la guerre civile en République dominicaine hors de la compétence des Nations-Unies et dans la compétence de l’Organisation des États américains dont ils sont le membre le plus fort. Ainsi, malheureusement pour les chances de paix, il n’existe aucun modèle bien défini et universellement reconnu de traiter les nombreuses crises, grandes et petites, qui peuvent se produire et dans lesquelles les deux grandes puissances nucléaires peuvent se trouver impliquées.

Les limites de l’action soviétique

L’Union Soviétique, sous Brejnev et Kossyguine, semble, mieux que sous Khrouchtchev, reconnaître les incertitudes et les contradictions qui sont le lot d’une très grande puissance à l’ère nucléaire. Le problème enchevêtré du Vietnam illustre cette vérité. Le Kremlin soutient naturellement le gouvernement communiste du Nord- Vietnam et souhaite que le Vietcong à direction communiste soit victorieux dans le Sud. Néanmoins un triomphe complet des communistes renforcerait le prestige de Pékin, discréditerait la méthode plus prudente conseillée par Moscou à l’égard des « guerres de libération » et affaiblirait l’influence soviétique dans de nombreuses régions du globe. En fait, il pourrait aboutir à l’élimination progressive de l’influence, aussi bien soviétique qu’américaine, de la plus grande partie d’Asie et d’une grande partie d’Afrique. Au Vietnam, la politique de l’Union Soviétique comme celle des États-Unis est remplie de doutes et d’incertitudes quant à l’objectif à atteindre, aux moyens à mettre en œuvre en vue d’un objectif donné et aux risques que comporterait n’importe quelle solution concevable.

De même, dans les pays en voie de développement, la politique soviétique se trouve empêtrée dans une lutte sur deux fronts, contre les « impérialistes » et contre Pékin. Depuis 1962, cette politique a généralement fait preuve de circonspection, et les successeurs de Khrouchtchev se sont montrés plus prudents que ne l’était ce dernier dans la recherche de gains à court terme, en dépit des risques qu’ils comportent. Par exemple, dans plusieurs États africains, des tentatives récentes de prise du pouvoir ont été attribuées à des groupes pro-chinois, plutôt qu’à des adeptes de Moscou. Depuis l’échec du coup d’État communiste en Indonésie, le 30 septembre 1965, la presse soviétique a protesté contre la persécution des communistes, mais sur un ton incomparablement plus modéré que les avertissements forcenés lancés par Pékin. De même, malgré la répression anti-communiste en Algérie, au Soudan et dans la R.A.U., Moscou a maintenu des relations amicales avec les dirigeants nationalistes de ces pays et a promis une nouvelle aide importante à l’Algérie et à la R.A.U.

Dans ses efforts pour obtenir le maximum d’influence au moindre prix, l’équipe dirigeante soviétique sous Staline et Khrouchtchev avait l’habitude de tomber à bras raccourcis sur l’un ou sur l’autre des partis qui se trouvaient aux prises dans n’importe quel conflit local ou régional où elle avait décidé de jouer un rôle. Ainsi, après quelques flottements initiaux en 1948, le gouvernement soviétique adopta une position totalement et inconditionnellement pro-arabe dans le conflit entre les Arabes et Israël, dans l’espoir de remplacer l’influence occidentale auprès des Arabes. Il prit le parti de l’Afghanistan dans sa querelle du Pushtoonistan avec le Pakistan, et le parti de l’Inde dans la querelle du Cachemire. Dans l’affaire de Chypre, Khrouchtchev accorda un soutien général, appuyé par des fournitures de matériel militaire, à l’archevêque Makarios et aux revendications des Grecs chypriotes.

Au cours des deux dernières années et plus encore depuis la chute de Khrouchtchev, le gouvernement soviétique a atténué l’extrémisme de plusieurs de ces positions. Après que le minuscule parti communiste d’Israël se fût divisé en deux fractions l’une pro-arabe, l’autre pro-israélienne, Moscou tint à faire ressortir que, s’il sympathisait avec les griefs et les revendications des Arabes, il ne considérerait pas moins le problème comme étant l’un de ceux qu’on ne saurait régler de manière satisfaisante par la guerre. Devant la réconciliation afghano-pakistanaise des trois dernières années, Moscou a observé une attitude détachée et bienveillante. Dans l’affaire de Chypre, il s’est replié sur une position qui est à mi-chemin entre les revendications des Grecs et des Turcs. Enfin, en janvier 1966, le président Kossyguine a joué un rôle énergique de médiateur entre l’Inde et le Pakistan, afin d’atténuer le danger d’une reprise des hostilités au sujet du Cachemire, éventualité dont Pékin serait le seul bénéficiaire.

Une interprétation hâtive de ces signes bienvenus de modération a amené de nombreux analystes à considérer l’Union Soviétique comme inévitablement vouée à se transformer en membre de plus en plus zélé et conscient de ses responsabilités d’une communauté de nations en voie de formation. C’est là, certes, une éventualité éminemment souhaitable et l’Occident devrait faire tout ce qui est en son pouvoir pour encourager une telle évolution, par exemple en ouvrant des conversations fréquentes et franches avec le gouvernement soviétique. On aura vite fait de prêter foi aux bonnes intentions soviétiques, si Moscou nous prouve par des actes qu’il souhaite renforcer la stabilité. […]

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The Islamic State in Khorasan

mer, 06/03/2019 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère
(n° 4/2018)
. Marc Hecker, rédacteur en chef de Politique étrangère et directeur des publications de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage d’Antonio Giustozzi, The Islamic State in Khorasan: Afghanistan, Pakistan and the New Central Asian Jihad (Hurst, 2018, 296 pages).

Antonio Giustozzi est visiting professor au King’s College de Londres et chercheur associé au Royal United Services Institute (RUSI). Il est reconnu comme l’un des meilleurs connaisseurs de l’Afghanistan, pays où il a travaillé pour l’Organisation des Nations unies et pour l’Union européenne. Ses précédents ouvrages – dont Koran, Kalashnikov and Laptop (Hurst, 2007) et Empires of Mud (Hurst, 2009) – ont fait l’objet de recensions élogieuses.

Il se penche ici sur la tentative d’implantation de Daech au Khorasan – terme utilisé par les djihadistes pour désigner l’Afghanistan, le Pakistan, l’Asie centrale, l’Iran et une partie de l’Inde ainsi que de la Russie. The Islamic State in Khorasan est le fruit d’un travail de terrain important, réalisé en collaboration avec une équipe de journalistes afghans et pakistanais. Au total, 121 entretiens ont été conduits, dont la moitié avec des membres de Daech.

Le résultat est d’une précision remarquable et parfois déconcertante, tant l’auteur détaille l’évolution de Daech faction par faction, mois par mois et province par province. Il ressort de ce travail que lorsque l’État islamique a annoncé la création de wilayas en dehors du Moyen-Orient, il ne s’agissait pas seulement d’un coup de communication. Une véritable stratégie a été mise en place pour tenter de transposer le modèle syro-irakien dans d’autres zones, dont le Khorasan.

Des centaines d’Afghans et de Pakistanais ont été envoyés en Syrie et en Irak pour combattre aux côtés de Daech. Une partie de ces combattants est ensuite rentrée, appuyée par des formateurs arabes, généralement envoyés en zone pakistano-afghane pour une période de six mois. Pour tenter d’assurer une cohérence idéologique et organisationnelle aux différents groupes djihadistes ayant rejoint Daech-Khorasan, Abou Bakr al-Baghdadi a successivement dépêché trois représentants spéciaux : Qari Wali Rahman, Abu Yasir al-Afghani et Abu Hamza al-Khorasani.

Antonio Giustozzi décrit précisément la structure de Daech-Khorasan, avec ses différentes commissions (finances, logistique, recrutement, propagande, etc.). Cette organisation est décrite comme relativement professionnelle, comparée à d’autres forces locales. Les combattants de l’État islamique apparaissent mieux payés, entraînés et équipés que les talibans. Le financement – qui se chiffre en dizaines de millions de dollars par an – provient essentiellement de trois sources : des taxes prélevées localement, des transferts de fonds de Daech-central et des donations en provenance du Golfe, en particulier de l’Arabie Saoudite et du Qatar. L’argent collecté a été transféré en Afghanistan et au Pakistan par le système traditionnel de hawala, et par l’intermédiaire de sociétés-écran.

L’auteur nuance toutefois la réussite de Daech-Khorasan. Ce groupe souffre de plusieurs maux. Tout d’abord, il dépend trop financièrement de soutiens externes ayant parfois des objectifs contradictoires. Ensuite, il est miné par d’intenses luttes intestines. Enfin, il s’est aliéné une partie de la population par ses méthodes brutales. Antonio Giustozzi se garde bien d’émettre un pronostic sur l’avenir de l’État islamique au Khorasan, tant les dynamiques locales sont complexes et évolutives. Son analyse mérite néanmoins la plus grande attention, et cet ouvrage devrait être lu bien au-delà du cercle des spécialistes de l’Afghanistan.

Marc Hecker

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Small Wars, Big Data

lun, 04/03/2019 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère
(n° 4/2018)
. Jean-Christophe Noël, chercheur associé au Centre des études de sécurité de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Eli Berman, Joseph H. Felter et Jacob N. Shapiro, Small Wars, Big Data: The Information Revolution in Modern Conflict (Princeton University Press, 2018, 408 pages).

Ce livre tente de tirer des leçons pratiques et opérationnelles des dernières opérations de contre-insurrection, principalement menées par les forces armées américaines. À cet effet, les auteurs rappellent d’abord l’importance des « petites guerres » de nos jours, et leurs spécificités. Ils présentent ensuite leur méthode, qui peut se résumer rapidement par l’exploitation d’un volume toujours plus important de micro-données locales pour tester certaines hypothèses à l’aide des sciences sociales ou des outils statistiques.

Trois types d’acteurs sont impliqués dans ce type de conflit, à savoir le soldat, le rebelle et le civil. Ce dernier tient une position stratégique, puisqu’il détient des informations essentielles en observant comment les deux camps rivaux agissent dans son environnement proche. En aménageant des conditions favorables pour que les civils fournissent spontanément des tuyaux (tips), le gouvernement peut s’assurer un avantage comparatif.

Pour consolider cette relation de confiance, et ce que les auteurs appellent l’approche centrée sur l’information (information-centric approach), différentes problématiques sont explorées. Le livre montre notamment que le développement de la téléphonie mobile favorise la circulation des informations, souvent anonymes, vers les représentants institutionnels. Dans le domaine de l’aide au développement, les projets locaux les plus modestes, les moins risqués, pour lesquels la population a été bien informée et qui ont un impact immédiat, offrent les retombées les plus positives. Il est cependant nécessaire que la force militaire assure la protection des agents et des installations. Aide et protection sont donc indispensables et complémentaires. En revanche, les projets très importants, nécessitant de gros investissements, nourrissent la corruption et sont plus difficilement achevés. Ils suscitent de la déception.

Enfin, la population civile a tendance à fuir le camp le plus brutal à son égard. La violence locale décroît quand des rebelles ont causé des pertes civiles (l’installation du gouvernement est soutenue), et elle augmente quand les troupes gouvernementales ont causé des dommages collatéraux (le retour des rebelles n’est pas contrarié).

Ces leçons sont essentiellement valides au niveau local. Les auteurs conviennent qu’elles sont insuffisantes pour contrôler un pays, tout en notant qu’elles peuvent aussi offrir de belles opportunités. Ils ajoutent que ce qui se vérifie parfois dans un environnement urbain peut être contredit dans un environnement champêtre ou montagneux.

L’impression générale laissée par ce livre très documenté, très riche, mais parfois un peu trop didactique, est qu’il n’apprendra que peu de choses aux experts de la contre-insurrection. Mais il mérite d’être lu et commenté par tous, car les auteurs démontrent soigneusement leurs thèses, et leurs implications ne sont pas neutres. Faut-il développer les réseaux de téléphone mobile, même s’ils servent aussi à déclencher les engins explosifs improvisés ? Les appuis-feux doivent-ils être très contrôlés pour limiter les dommages collatéraux, quitte à subir plus de pertes dans les engagements ? Quels sont les atouts et les limites d’une approche bottom-up ? Autant de questions très sensibles, auxquelles ce livre offre des éléments de réponse essentiels.

Jean-Christophe Noël

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Vers une politique européenne

ven, 01/03/2019 - 09:00

Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».

* * *

L’article « Vers une politique européenne » a été écrit par le journaliste et économiste Jacques Gascuel dans le numéro 4/1950 de Politique étrangère.

Il n’est guère possible de traiter aujourd’hui d’ une politique européenne » sans parler de la proposition française du 9 mai. Cette proposition me servira donc à la fois de préface et de conclusion.

L’impression produite dans le monde entier par le plan Schuman a été et est encore considérable. En France, ce fut une surprise générale, Une satisfaction pour l’homme de la rue, une inquiétude pour certains industriels et certains partis politiques, inquiétudes dues d’ailleurs à des raisons diamétralement opposées ; à l’étranger, l’effet s’est révélé plus grand encore. En Grande-Bretagne, MM. Attlee, Bevin, Churchill, et d’autres personnalités politiques de premier ordre se sont vus obligés de donner publiquement leur avis sur le pool charbon-acier. Un congrès des partis socialistes se tint à Londres dans le courant du mois de juin, pour examiner la proposition française. Les industriels britanniques en ont déjà discuté, et, contrairement à ce que l’on pourrait croire a priori, certains, et non des moindres, s’y sont déclarés favorables. De la droite à la gauche, tous les journaux parlent du plan Schuman, même le Punch.

Aux États-Unis, le président Truman a jugé nécessaire de déclarer sa sympathie pour le projet français. M. Acheson en avait fait autant quelques jours auparavant. M. Foster Dulles, la plus haute autorité en politique étrangère du parti républicain, des journalistes comme Walter Lippmann ont approuvé le plan.

En Allemagne, le chancelier Adenauer a manifesté sans ambiguïté son adhésion. L’Italie, la Belgique, la Hollande, le Luxembourg se sont déclarés d’accord. Bref, au départ, l’« effet de choc » produit par le plan est indéniable.

Pourquoi cet enthousiasme ?

L’idée n’est pas nouvelle. Depuis qu’il y a une France et une Allemagne industrielles, unir le charbon allemand au fer français pour construire une Europe unie à partir de ce charbon et de ce fer a été proposé bien des fois. Cette idée n’a rien que de logique, elle vient naturellement à l’homme de la rue, comme au lycéen, quand ils ont compris que l’Allemagne produit du charbon, la France du fer et qu’il s’agit de rapprocher ces deux nations.

Ce n’est pas non plus une idée longtemps oubliée, brusquement retrouvée. Elle avait été remise sur le tapis en automne, et, plus récemment, le Conseil de l’Europe l’avait reprise en suggérant la création de grandes compagnies européennes précisément pour le fer et le charbon.

Il s’agit, en somme, d’une idée ancienne présente à l’esprit de chacun, d’une idée qui appartient à tout le monde. Sa présentation du 9 mai a cependant produit l’effet que nous avons dit. Pourquoi ?

De notre point de vue, pour plusieurs raisons :

I ° D’abord, l’idée s’est traduite par une proposition concrète. Il faut le dire : nous vivons dans l’irréalité. Il est certainement utile de tenir des réunions internationales. Mais, lorsque l’on dénombre 51 réunions de ce genre en avril, 48 en mai, que 30 sont annoncées pour juin ; qu’il s’est tenu à Londres, le 3 mai, une conférence internationale « pour standardiser les récipients métalliques à fermeture hermétique » ; à Genève, du 18 au 21 avril, une autre conférence « pour organiser une nomenclature standardisée des peupliers » ; que les producteurs de jus de fruits tiennent des assises internationales pour défendre leurs intérêts, comme aussi les amateurs de musique sacrée, on peut se demander, sans nier l’intérêt de ces réunions, s’il est vraiment indiqué de délibérer en ce moment sur toutes ces questions.

II n’est pas douteux, en effet, que l’ennemi soit aux portes, l’ennemi, c’est-à-dire la guerre. Si certains parmi les dirigeants ne s’en préoccupent point, l’homme de la rue, lui, le comprend et le sent. Discuter en ce moment sur le sexe des anges lui semble vain, et même ridicule. En revanche, la proposition française — qui est de faire l’Europe à partir de charbon et d’acier — lui a paru enfin quelque chose de solide et de concret.

2° En second lieu, l’homme de la rue ne voit plus très bien où il en est ni où on veut le mener. L’été dernier, le président de la République des États-Unis lui a dit que la guerre froide était définitivement gagnée. Tout récemment, il a pu lire une déclaration non moins autorisée, venant d’outre- Atlantique, spécifiant que cette guerre était probablement perdue. Où est la vérité ?

L’homme de la rue voudrait savoir ce qu’est cette « diplomatie totale » dont M. Acheson parle beaucoup depuis quelque temps. Lorsqu’il cherche à en pénétrer la raison profonde, il craint que cela signifie plus de diplomatie du tout. Le grand problème est-il de gagner une guerre considérée comme inéluctable, ou, au contraire, d’éviter la guerre? L’homme de la rue craint de ne pas être sur ce point d’accord avec son vis-à-vis de l’autre côté de l’Atlantique.

Il ne comprend pas très bien ce que serait cette guerre dont on parle : une croisade pour détruire une doctrine dont les tenants sont à Moscou, ou une résistance désespérés contre un impérialisme totalitaire qui menacerait sa liberté? Il n’a aucune envie de participer à une croisade.

Il ne voit pas non plus quel est le rôle réservé à l’Europe occidentale dans l’affaire. Est-elle un partenaire, une associée, ou une mineure en tutelle? Lui demande-t-on son avis ? A-t-elle son mot à dire ?

Le grand mérite de la proposition française du 9 mai est d’être une tentative de clarification. L’homme de la rue a nettement compris qu’elle était avant tout un effort vers la paix, vers une paix due à l’existence d’une Europe construite autour de la France et de l’Allemagne enfin d’accord, d’une Europe consciente de sa force qui n’irait que là où elle veut aller et ne serait sous la tutelle de personne.

Dernier point à signaler enfin, sans fausse honte, le plan Schuman a produit l’effet indiqué parce que c’était un plan français. Nous avons eu des semeuses sur nos timbres-postes. Ce n’est pas un symbole gratuit. Depuis la Libération, le monde entier attend que la France reprenne ce rôle de semeuse qui a toujours été le sien.

Le plan Schuman nous replace dans notre ligne traditionnelle, il fait partie de ce qu’on appelle la « mission du peuple français », qui est de suggérer de grandes directives d’intérêt universel. Le monde entier a été heureux de retrouver la France. Elle lui manquait.

Voilà quelles peuvent être les premières raisons de l’effet produit par la proposition française du 9 mai.

Voyons la question plus en détail. Pourquoi l’homme de la rue en Europe craint-il à ce point la guerre ? Le pacte de l’Atlantique, celui de Bruxelles ne sont-ils pas là pour le rassurer ?

Si l’homme de la rue a compris que, s’il y avait un conflit, l’Europe occidentale en ferait les frais, que ce conflit marquerait la ruine de l’Europe et sa fin à lui, en particulier sa destruction physique, sa réaction devant le plan Schuman a été celle de quiconque, très inquiet pour ses biens et sa vie, aperçoit une chance de salut. Si certains hommes d’État, hélas trop nombreux! n’ont pas encore admis que le système des pactes ne constitue actuellement pour l’Europe qu’une défense imaginaire, l’homme de la rue, lui, l’a très bien saisi.

Rappelons brièvement les origines de ce système. Psychologiquement que s’est-il passé ?

Dès que les Européens se réveillèrent de l’immédiate après-guerre, ils s’aperçurent avec inquiétude qu’à leur porte était campée une armée immense de près de 200 divisions, que cette armée pourrait, si elle 1« voulait, arriver facilement jusqu’à l’Atlantique et aux Pyrénées en quelques jours, voire en quelques heures.

Leur première préoccupation fut de se grouper pour se défendre, réaction instinctive contre un danger possible. De là naquit le Pacte de Bruxelles, signé le 17 mars 1948, lequel réunit la France, la Grande-Bretagne et les trois pays du Benelux. Mais, lorsque les Cinq de Bruxelles se réunirent et qu’ils firent la somme de leurs forces, ils s’aperçurent que cette addition de zéros donnait un zéro. Ils se tournèrent alors automatiquement vers la grande puissance de l’autre rive de l’Atlantique qui était venue les délivrer et ils lui demandèrent ce qu’elle pouvait faire.

Le problème de la défense de l’Europe se posait (et se pose encore) à court et à long terme. A court terme : l’Europe, incapable d’assurer sa propre sécurité, comptait sur les États-Unis et uniquement sur eux. A long terme : elle avait elle-même des possibilités à condition d’être aidée par les États-Unis.

Ce que souhaitaient les Européens c’était, pour la défense à court terme, une déclaration analogue à celle du président Monroe, aux termes de laquelle les États-Unis auraient considéré « comme un geste inamical toute tentative de la part de l’U.R.S.S. de s’étendre au delà de sa zone d’influence, et toute ingérence directe ou indirecte dans le gouvernement des États situés en dehors de cette zone d’influence. »

Ils pensaient que la menace de l’emploi de la bombe atomique suffirait à empêcher toute tentative agressive de la part de l’U.R.S.S.

A long terme — cinq à dix ans — ils espéraient que, grâce à des accords bilatéraux, à des ouvertures de crédit, à la remise sur pied de leurs propres industries, ils pourraient réaliser eux-mêmes un réarmement suffisant pour être de nouveau capables de se défendre sans aide extérieure dans un délai d’environ cinq années.

Autrement dit, la défense de l’Europe devait, dans l’esprit des Européens, s’organiser
« sous l’ombrelle atomique » grâce aux États-Unis.

Le pacte de l’Atlantique, signé le 4 avril 1949, est allé à la fois beaucoup moins loin et beaucoup plus loin qu’il n’était souhaité par les Européens. D’abord, il ne prévoit pas l’entrée en guerre automatique des États-Unis, au cas où la Russie soviétique tenterait de pousser ses avantages, soit sur le terrain, soit par des coups d’État intérieurs. Le pacte laisse aux États- Unis la faculté de prendre des mesures autres que militaires.

De plus, le pacte prévoit l’aide mutuelle, c’est-à-dire joue pour les pays européens, au cas où les États-Unis seraient attaqués. Sont considérées comme actes d’agression des destructions d’aéronefs ou de navires, non seulement de guerre, mais aussi de commerce, non seulement dans l’océan Atlantique, mais aussi dans le Pacifique.

Les pays européens étant placés, au moins pour quelques années, en état de subordination vis-à-vis des États-Unis, dépendant d’eux pour leur économie intérieure et l’équilibre de leur budget, se trouvent ainsi pratiquement obligés d’intervenir si les États-Unis entrent en guerre pour une raison quelconque — même si cette guerre résulte d’une provocation ou d’une agression des États-Unis à l’endroit de l’U.R.S.S., même s’il s’agit d’une question intéressant exclusivement les États-Unis.

En second lieu, le pacte ne parle pas de l’Allemagne. Il est cependant destiné à organiser la défense de l’Europe occidentale. Comment peut-on songer à mettre sérieusement sur pied cette défense si l’on passe sous silence le rôle que l’on entend faire jouer ou ne pas faire jouer à l’Allemagne ? Pratiquement le pacte suppose le réarmement de l’Allemagne qui y est inclus, a-t-on dit avec raison, comme le germe dans l’œuf. Bien des pays de l’Europe occidentale craignent ce réarmement.

En troisième lieu, le sens donné au pacte dès l’origine n’a pas été le même sur cette rive de l’Atlantique et sur l’autre. Nous l’avons considéré ici comme une protection assurée à l’Europe par les États-Unis. Aux États-Unis, à l’inverse, on y a vu l’organisation de l’Europe en bastion avancé de la défense des États-Unis. « Nous achetons de la sécurité avec des dollars », écrivait le New York Times à l’époque de la signature. Le rôle réservé à l’Europe occidentale dans le dispositif militaire, imaginé par beaucoup d’Américains en fonction du pacte, est, comme l’a explicitement écrit la revue U.S. News, celui d’un
« amortisseur », destiné à encaisser le premier choc ennemi, à freiner l’avance de l’adversaire pendant quelques jours, afin de permettre à ceux qui sont de l’autre côté de l’Atlantique de rassembler leurs moyens et de se préparer.

Ces moyens sont essentiellement des moyens aériens et maritimes, des moyens mécaniques. Les États-Unis fournissent le matériel, l’Europe occidentale les hommes. Tout récemment encore, le général Clay déclarait : « La France et les pays du Benelux devraient s’entendre avec l’Allemagne, car l’Allemagne n’est pas comprise dans le pacte Atlantique, pour organiser des forces terrestres, en laissant à la Grande-Bretagne et aux États-Unis le soin de la défense aérienne et navale. »

Cela ne serait pas très grave malgré tout si, comme l’ont cru les Américains et beaucoup d’entre nous avec eux, les États-Unis possédaient réellement le moyen de gagner définitivement une guerre en quelques jours ou en quelques semaines, grâce aux bombes atomiques. Peut-être cela a-t-il été vrai un certain temps. Cela ne l’est plus depuis l’explosion atomique réalisée en juillet 1949 sur le territoire de l’U.R.S.S. Les États-Unis n’ont plus le monopole des armes atomiques, et l’Europe occidentale n’a aucun moyen d’empêcher le survol de son territoire par des bombardiers atomiques soviétiques.

Enfin, pour être efficace à terme, le pacte Atlantique devait être assorti d’accords bilatéraux assurant le réarmement progressif des pays européens. On sait ce qu’il en est. Le plan d’aide militaire a bien été voté par le Congrès, des promesses ont bien été faites et des engagements signés, mais les envois d’armes se révèlent jusqu’à présent insignifiants, pour la raison très simple que les États-Unis ne possèdent pas ou plus les stocks nécessaires et qu’ils ont arrêté leur fabrication. Plus d’un an après la signature du pacte, l’Europe occidentale en est au même point, c’est-à-dire à zéro, quant à l’organisation de sa sécurité, avec cette circonstance aggravante qu’elle se trouve maintenant exposée à la destruction atomique.

Ainsi, ni à court ni à long terme, le pacte Atlantique n’assure la défense de l’Europe et ne paraît devoir l’assurer.

* * *

II y a autre chose encore, et sans doute est-ce le plus grave. Le pacte Atlantique attire la guerre. Il l’attire des deux côtés : du côté U.R.S.S., parce que les Russes lui attribuent un caractère agressif, à tort sans doute, mais c’est ainsi ; et, en l’occurrence, l’opinion des Russes compte ; du côté États-Unis, parce qu’un certain nombre d’Américains, peu au courant des affaires européennes et internationales, persuadés de la puissance militaire américaine et considérant l’Europe occidentale, du fait de l’existence du pacte, comme une base de départ contre les Russes, se trouvent incités à déclencher une guerre qu’autrement ils hésiteraient à engager.

Il y a là un point extrêmement important, et qu’il faut souligner. Pour nous autres, Européens, la guerre est une aventure ancienne. Nous en avons connu les gloires comme les amertumes. Nous avons gagné des guerres et nous en avons perdu. Les deux guerres mondiales victorieuses se sont soldées, pour nous, par un total de 3 millions de morts sur une population de 40 millions d’habitants et par des ruines sans précédent. Pour les États-Unis, par 400 000 morts sur une population de 140 millions d’habitants et des enrichissements sans précédent. La dernière crise économique, celle de 1929 et 1932 — la grande dépression, — a laissé aux États-Unis des souvenirs autrement pénibles que les deux guerres mondiales, périodes de bénéfices faciles, génératrices d’une activité économique accrue, d’une ascension de la puissance américaine. Les États-Unis et les pays de l’Europe occidentale ne voient pas la guerre sous le même angle. […]

Lisez l’article en entier ici.

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Dictionnaire des opérations extérieures de l’armée française

ven, 01/02/2019 - 09:30

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère
(n° 4/2018)
. Rémy Hémez, ancien collaborateur du Centre des études de sécurité de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Philippe Chapleau et Jean-Marc Marill, Dictionnaire des opérations extérieures de l’armée française. De 1963 à nos jours (Nouveau Monde Éditions, 2018, 456 pages).

Les opérations extérieures (OPEX) structurent les armées françaises depuis la fin de la guerre d’Algérie. Une « nouvelle génération du feu » – plus de 250 000 militaires – a servi à l’extérieur de nos frontières au prix de 700 morts et plus de 6 000 blessés. Ces dernières années, les écrits de militaires se sont multipliés, mais ils sont le plus souvent des témoignages, et les analyses historiques les complétant sont encore rares.

Pendant longtemps, les seules références exhaustives sur le sujet ont été des travaux officiels, en particulier ceux du Centre de doctrine de l’armée de Terre, avec, par exemple, le « Répertoire typologique des opérations ». Le présent dictionnaire dirigé par Philippe Chapleau, journaliste spécialisé dans les questions de défense, et Jean-Marc Marill, ancien directeur du Centre historique des archives de la défense, vient donc combler un vide en cherchant à dresser un bilan – non exhaustif – des opérations extérieures menées par les armées françaises depuis 1963 (les auteurs en recensent 119).

Le livre est organisé en deux grandes parties. La première est consacrée aux opérations qui sont chacune présentées dans une notice de longueur variable. On y retrouve bien entendu les OPEX les plus emblématiques comme « Limousin » au Tchad de 1969 à 1972 et
« Épervier » dans ce même pays de 1986 à 2014, la participation à la Force de protection des Nations unies (FORPRONU) en Bosnie et en Croatie de 1992 à 1995, « Trident » au Kosovo de 1998 à 2014, « Licorne » en Côte d’Ivoire de 2002 à 2012, « Pamir » en Afghanistan de 2001 à 2014, « Serval » au Mali de 2013 à 2014 ; mais aussi les OPEX qui se déroulent encore aujourd’hui telles que « Barkhane » (Mali, Burkina Faso, Niger, Tchad, Mauritanie) ou « Chammal » (Irak).

Ces opérations recouvrent des réalités extrêmement diverses : missions d’intervention ou d’interposition, évacuation de ressortissants, acheminement d’aide humanitaire, contre-insurrection, lutte contre le terrorisme ou la piraterie, accompagnement ou entraînement d’armées locales, menées dans le cadre d’une force de l’Organisation des Nations unies (ONU), en multilatéral ou unilatéralement, etc.

La deuxième partie du dictionnaire – « Moyens et environnement » – se compose de notices thématiques. On y retrouve d’abord une approche capacitaire (appui aérien, ciblage, opération amphibie, etc.), puis des articles sur le cadre national et international (mandat, diplomatie navale), où l’on découvre notamment que 25 % des OPEX ont été menées au titre des accords de défense ou d’assistance, et 31 % sous le commandement de l’ONU. Cette seconde partie aborde aussi les questions de l’environnement des opérations (actions psychologiques, action humanitaire, communication, etc.), de l’organisation des forces (bases pré-positionnées, réserves, prévôté, etc.) et du soutien (surcoût des OPEX, logistique, etc.). En fin d’ouvrage, on retrouve une utile chronologie.

Ce dictionnaire réunit quelques-uns des meilleurs spécialistes des armées françaises et trouve un bel équilibre entre contributeurs militaires et civils. Il constitue un très bon outil de travail pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire militaire française contemporaine.

Rémy Hémez

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The 2020 Commission Report on the North Korean Nuclear Attacks against the United States

mer, 30/01/2019 - 09:00

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère
(n° 4/2018)
. Rémy Hémez, ancien collaborateur du Centre des études de sécurité de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Jeffrey Lewis, The  2020 Commission Report on the North Korean Nuclear Attacks against the United States: A Speculative Novel (Houghton Mifflin Hartcourt, 2018, 304 pages).

Les œuvres de fiction peuvent être fécondes pour l’étude des relations internationales et de la stratégie. Jeffrey Lewis – chercheur au Middlebury Institute of International Studies et fondateur du blog Arms Control Wonk, référence en matière de désarmement, contrôle des armements et non-prolifération – nous en offre un bel exemple.

Son récit prend la forme d’un rapport rendu en mai 2023 par la « Commission 2020 » mise en place pour faire la lumière sur des événements dramatiques qui se sont déroulés le 22 et 24 mars 2020 : une attaque nucléaire nord-coréenne visant la Corée du Sud, le Japon (1,4 million de morts et 5 millions de blessés au total) et les États-Unis (1,4 million de morts et 8 millions de blessés).

Ce rapport-fiction est riche en enseignements. D’abord, il met l’accent sur le fait que la guerre nucléaire est loin d’avoir disparu du champ des possibles. Ensuite, il souligne la complexité de la gestion de l’escalade lors de crises internationales majeures. Il met aussi en relief la très grande difficulté à comprendre la psychologie de « l’autre », et à interpréter ses actes. Enfin, la part incompressible du hasard est parfaitement mise en lumière.

L’enchaînement des faits déclenchant la crise nucléaire est symptomatique. Dans un contexte de tensions après l’échec de négociations sur le désarmement nucléaire, la destruction du vol BX411 de la compagnie sud-coréenne Air Busan par deux missiles KN-06 nord-coréens déclenche un engrenage funeste. Cet acte résulte lui-même de problèmes techniques qui ont touché l’avion et poussé l’équipage à emprunter une route très proche de celle des bombardiers américains engagés depuis des mois dans des tests systématiques des défenses anti-aériennes nord-coréennes.

Les arcanes du pouvoir sud-coréen sont bien décrits. Le livre présente, par exemple, les difficultés pratiques liées à la configuration du complexe présidentiel, qui obligent les conseillers à marcher au moins dix minutes dans des souterrains avant de pouvoir rejoindre la salle de crise et donc à perdre un temps précieux. La stratégie, les plans et les moyens mis en œuvre par Séoul dans le cadre d’une riposte (avec en particulier la place centrale des missiles balistiques) sont aussi très bien exposés. Les développements techniques de Jeffrey Lewis sur la défense anti-missile américaine – incapable, dans le récit, d’intercepter les 13 missiles intercontinentaux nord-coréens – et sur la campagne aérienne américaine pour détruire les missiles de Pyongyang avant leur lancement sont convaincants. Un Donald Trump réaliste est au cœur du récit. L’auteur ne manque pas d’humour à son propos, mais il met surtout en avant les grandes difficultés qu’éprouve l’entourage du président pour le « gérer », et les problèmes que cela pose au cours de la crise. Enfin, l’auteur nous rappelle à la réalité d’une guerre nucléaire en décrivant l’ampleur des destructions causées et, surtout, en adaptant dans sa narration des témoignages poignants de victimes d’Hiroshima.

Jeffrey Lewis signe une excellente fiction se lisant comme un roman et qui est très instructive sur de nombreux sujets. Sa lecture est chaudement recommandée à tous ceux qui étudient les relations internationales, les questions nucléaires ou encore les enjeux stratégiques autour de la péninsule coréenne.

Rémy Hémez

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Last Resort: The Financial Crisis and the Future of Bailouts

lun, 28/01/2019 - 09:30

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère
(n° 4/2018)
. Norbert Gaillard propose une analyse de l’ouvrage de Eric A. Posner, Last Resort: The Financial Crisis and the Future of Bailouts (University of Chicago Press, 2018, 272 pages).

Eric Posner, professeur à l’université de Chicago, étudie ici les renflouements (bailouts) engagés par les autorités publiques américaines lors de la crise de 2008-2009. Il montre que le Trésor, la Federal Reserve et les principaux régulateurs ont alors été contraints de violer la loi pour empêcher l’effondrement du système financier.

Les exemples avancés sont légion. L’assureur AIG a été sauvé grâce à un prêt de la banque centrale mais a dû céder en contrepartie 80 % de son capital, ce qui s’apparente à une expropriation. Lors du renflouement des deux spécialistes du crédit hypothécaire, Fannie Mae et Freddie Mac, l’administration américaine a outrepassé ses prérogatives. L’Exchange Stabilization Fund, créé sous le New Deal pour stabiliser la valeur du dollar, a servi à soutenir les fonds mutuels.

L’auteur sous-entend ensuite que les bailouts ont été en partie inspirés par des considérations extra-financières. Il émet des doutes sur l’insolvabilité présumée de la banque Lehman Brothers – volontairement abandonnée par Washington –, et estime que les pouvoirs publics se sont montrés excessivement conciliants avec les grandes banques de Wall Street parce qu’il était indispensable qu’elles prêtent aux constructeurs automobiles au bord de la faillite. Pour étayer son analyse, le juriste rappelle que, contrairement aux plans de secours en faveur d’AIG, de Fannie Mae et Freddie Mac, les renflouements des constructeurs automobiles ont fait perdre de l’argent à l’État américain. Les priorités étaient alors de préserver les emplois et les systèmes de retraite.

Enfin, Eric Posner présente ce que devrait être le cadre juridique adéquat pour que les autorités publiques puissent, à l’avenir, contenir une crise systémique de façon efficace en toute légalité. Il juge que la notion de « prêteur en dernier ressort » (PDR) est obsolète, et qu’il est temps de passer à celle de « faiseur de marché en dernier ressort » (market maker of last resort). Prenant le contre-pied des dispositions de la loi Dodd-Frank de 2010, il plaide pour un élargissement des prérogatives des divers régulateurs susceptibles d’intervenir en tant que PDR. Par exemple, ils devraient être habilités à acheter un très large éventail d’actifs, à garantir la dette des institutions financières, et à leur prêter en acceptant, si nécessaire, des collatéraux de piètre qualité. Les prêts d’urgence devraient être accordés à des taux à peine supérieurs à ceux en vigueur sur le marché afin de convaincre les établissements en difficulté de recourir à un PDR le moins tard possible. En revanche, le nouveau régime juridique devrait permettre de corriger tout favoritisme ou abus de pouvoir commis durant la période de stress financier.

Cet ouvrage est passionnant, mais la thèse défendue demeure très discutable. En remettant en cause trois des quatre grands principes qui devraient guider un PDR – à savoir la nécessité de prêter à des entités solvables disposant de bons collatéraux à des taux d’intérêt élevés –, Eric Posner encourage inévitablement l’aléa moral. Il en est conscient et compte sur des réglementations ex ante draconiennes (comme les exigences en capital) pour contenir le problème. On reste cependant sceptique quand on connaît la capacité des banques américaines à contourner les régulations. On regrette aussi que la question du too big to fail soit éludée.

Norbert Gaillard

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« L’impact économique et financier du Brexit » : 3 questions à Emmanuel Mourlon-Druol

ven, 25/01/2019 - 09:00

Auteur de l’article « L’impact économique et financier du Brexit » paru dans le numéro d’hiver de Politique étrangère (4/2018), Emmanuel Mourlon-Druol, docteur de l’Institut universitaire européen de Florence et senior lecturer à l’université de Glasgow, répond à 3 questions en exclusivité pour politique-etrangere.com.

Votre article « L’impact économique et financier du Brexit » est paru en décembre 2018. Le Parlement britannique a rejeté l’accord négocié par Theresa May le 15 janvier dernier. Cela clarifie-t-il les options qui sont sur la table, et l’impact final du Brexit ?

Pas vraiment. Cela exclut certes très probablement l’accord que Theresa May avait conclu avec l’UE, à moins qu’il soit amendé et soumis à un nouveau vote. Mais la situation de base demeure : sortie sans accord, qui est la position de défaut, ou bien sortie avec un accord (et dans ce cas, lequel ?). Les effets économiques seront néfastes, la sortie sans accord étant considérablement plus dommageable que la sortie avec accord. Avec le rejet de l’accord de Theresa May par le Parlement britannique, la probabilité d’un « no deal » a toutefois nettement augmenté, notamment parce que la situation politique intérieure britannique est dans l’impasse.

Dans ces circonstances, un nouveau référendum n’offrirait-il pas une sortie de crise ?

L’idée d’un nouveau référendum est théoriquement séduisante. Mais la réalité de la situation rend sa perspective très compliquée, en termes d’organisation, de question posée, et de conséquences du résultat. D’abord, organiser un nouveau référendum prend du temps : plusieurs experts ont expliqué qu’il n’y avait plus le temps nécessaire pour le faire d’ici au 29 mars. Il faudrait donc que le gouvernement britannique demande une prolongation du délai de l’article 50. Ensuite quels choix seraient inscrits sur le bulletin de vote ? Les deux mêmes qu’en 2016 ? Ou bien ne faudrait-il pas y ajouter l’accord négocié par Theresa May mais rejeté par le Parlement ? Et ne faudrait-il pas également mentionner la possibilité du « no deal » ? Beaucoup de questions difficiles à trancher. Enfin, un référendum pour quel résultat ? Si le résultat confirme celui de 2016, la situation est clarifiée. Mais si le vote est différent, la suite des événements dépendra en grande partie du score. Par exemple, que se passerait-il si le remain l’emportait, comme le leave en 2016, avec seulement 52 % des voix ? Les tenants du leave demanderaient-ils un troisième vote ? Posons la question différemment : de quelle marge le remain aurait-il besoin pour définitivement clore le débat ? Et s’il y a plus de deux options sur le bulletin de vote, quelle légitimité aurait une décision qui serait soutenue par un nombre nécessairement peu élevé de votants ? En somme, le second référendum représente bien une option théoriquement attirante, mais très compliquée en pratique.

Vous disiez que le « no deal » est la position de défaut, mais pourtant une grande partie de la classe politique britannique y est opposée. Comment expliquer que ce résultat ne puisse pas être écarté d’office ?

Tout simplement parce que la classe politique britannique est incapable de se mettre d’accord sur une option positive, constructive, qui permettrait un accord. Le paradoxe réside dans le fait qu’une majorité de députés est opposée au « no deal », mais que cette majorité est, pour l’instant, incapable de se mettre d’accord sur un plan pour l’éviter. Si le « no deal » est effectivement l’option la plus redoutée par une grande partie de la classe politique britannique, d’autres intérêts entrent en jeu. Par exemple, Jeremy Corbyn semble d’abord et avant tout intéressé par la tenue de nouvelles élections législatives. Theresa May veut quant à elle que le Brexit ait lieu, sans report. Ce sont des paramètres de pure politique intérieure britannique qui conditionnent les discussions, et ce depuis la décision de David Cameron d’organiser un référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne, voire même avant. Le « no deal » est bel et bien la position de défaut, dont la probabilité a encore augmenté depuis le 15 janvier : pour espérer l’éviter, il faudra que la situation politique intérieure britannique évolue de façon majeure d’ici au 29 mars.

Interview d’Emmanuel Mourlon-Druol, réalisée le 24 janvier 2019.

 

Taliban Narratives: The Use and Power of Stories in the Afghanistan Conflict

mer, 23/01/2019 - 09:30

Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère
(n° 4/2018)
. Gilles Dorronsoro propose une analyse de l’ouvrage de Thomas H. Johnson, Taliban Narratives: The Use and Power of Stories in the Afghanistan Conflict (Oxford University Press, 2018, 336 pages).

La défaite occidentale face aux talibans a suscité, et suscitera encore, nombre de récits et de tentatives d’explications. Le livre de Thomas H. Johnson sur la propagande de l’insurrection et des États-Unis dans la guerre est la vision d’un praticien, avec les avantages et les limites de l’exercice. Après un premier chapitre théorique, l’auteur analyse les formes de la propagande des talibans à partir de ses différents supports puis, malheureusement plus brièvement, celle de la coalition.

La richesse du livre est dans les matériaux recueillis lors de ses séjours en Afghanistan comme officier à Kandahar. On trouve ainsi des photos, la liste des publications et des sites de l’insurrection, des exemples de lettres de nuit, de longs extraits de textes traduits, des caricatures, etc. Ce matériau primaire satisfera tous ceux qui sont intéressés par une analyse détaillée du conflit.

Malheureusement, l’ouvrage souffre d’un défaut de rigueur gênant pour la compréhension du conflit. On passera sur le premier chapitre, patchwork de théorie sans grand intérêt pour le sujet. Il est plus problématique que l’auteur relaie des informations fausses, ou très douteuses. Par exemple, les talibans n’ont jamais annoncé qu’ils feraient revenir le roi Zaher (je peux en témoigner personnellement ayant fait du terrain à l’époque au sud de Kaboul). De même, les talibans, contrairement à ce que dit l’auteur, n’ont pas basé leur gouvernement sur des local customs, et ne rejettent en rien le soufisme (même les salafistes reconnaissent d’ailleurs une dimension soufie minimale à l’islam), mais ils sont réticents à certaines pratiques populaires hétérodoxes. Enfin, écrire que les leaders talibans ne connaissent pas « the basic understanding of islam » est simplement faux. Beaucoup de leurs cadres les plus importants sont issus de la Haqqanniya, une madrasa déobandie importante du Pakistan. De plus, tous les juges talibans sont des oulémas, ce qui est contradictoire avec la proposition de l’auteur.

Par ailleurs, ce dernier explique à raison que le mouvement taliban est capable d’organiser une propagande cohérente, solide et réactive. Pourtant, il soutient de façon contradictoire que les talibans sont un mouvement décentralisé et annonce qu’ils se seraient séparés en deux factions (ce qui est faux). Le recul accéléré du gouvernement depuis le désengagement occidental, et dernièrement la prise de la ville de Ghazni, montrent que les talibans ne sont pas paralysés par les conflits internes qu’il décrit. En outre, l’auteur décrit le Hezb-i islami comme étant aujourd’hui un des principaux groupes insurgés en Afghanistan, ce qui n’a jamais été vrai depuis 2001 et n’a plus de sens puisque le groupe s’est désormais rallié.

Si l’auteur montre peu de rigueur dans son traitement de l’insurrection, le chapitre de présentation – fort critique – des opérations de propagande de l’armée américaine est particulièrement riche. Il y souligne par exemple le rôle pas toujours très positif des Afghans de retour au pays, qui ne connaissent plus leur patrie mais conseillent les officiers américains. De même, les erreurs américaines sont minutieusement relevées – par exemple cette photo de famille avec femmes dévoilées sur un tract de l’armée américaine. Enfin, l’abus d’acronymes et de bullet points, peu surprenant pour un officier américain, rend la lecture parfois un peu laborieuse.

Gilles Dorronsoro

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