Le 4 décembre 2015, dans le cadre de la 168ème réunion de l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP), les différents pays membres ont discuté des derniers développements observés sur les marchés pétroliers. Ils ont également étudié -et accepté- la demande de réintégration de l’Indonésie, pays membre de l’Organisation de 1962 à 2008 et désormais importateur de pétrole. Depuis le 1er janvier 2016, l’OPEP compte, à nouveau, un 13ème partenaire [1].
Membre de l’OPEP dès 1962, l’Indonésie a quitté l’Organisation en 2009, soit cinq ans après être devenue importatrice nette sur le marché. En 2014, elle a produit environ 0,85 million de barils de pétrole par jour (mbj) pour une consommation d’environ 1,6 mbj (BP Statistical Review, 2015). Dans ce contexte, quel peut être l’objectif de l’Indonésie à réintégrer un cartel dont le principal but est de favoriser les exportations de pétrole à un meilleur prix en exerçant, si possible, un pouvoir de marché ? A contrario, quelles peuvent être les motivations de l’OPEP à accepter le retour d’un pays désormais importateur, dont le principal objectif sera d’obtenir du pétrole à moindre coût ?
Quelles motivations pour le géant énergétique indonésien ?
Géant énergétique, le pays est le premier exportateur mondial sur le marché du charbon vapeur (il exporte près de 75 % de sa production). l’Asie représente ses principaux débouchés : Chine et Inde pour 50 % de sa production ; Japon, Corée du Sud et Taiwan pour environ 30 %. La production de charbon en Indonésie a quadruplé entre 2002 et 2012, un mouvement notamment porté par la politique du gouvernement indonésien qui en encourage la consommation, en raison notamment de son abondance et de son faible coût dans la production électrique relativement à celui des produits pétroliers utilisés (diesel, fuel).
L’Indonésie est également le 10ème producteur et le 8ème exportateur mondial sur le marché du gaz et le pays détient les deuxièmes réserves de gaz en Asie (après la Chine) et les 13ème au niveau mondial. Comme sur le marché du charbon, l’Indonésie trouve en Asie, avec le Japon et la Corée du Sud (70 % de ses exportations), ses principaux clients pour le GNL, dont elle est devenue le 4ème exportateur mondial en 2013. Toutefois, comme sur le marché du pétrole, sans investissements majeurs dans la production gazière, l’Indonésie devrait devenir importatrice nette de GNL avant 2020.
Le pays cherche, à l’heure actuelle, à substituer par les biocarburants ses importations de produits pétroliers (elle est le plus grand producteur de biodiesel en Asie) pour réduire sa dépendance énergétique.
En 2014, l’Indonésie est devenue le 24ème producteur mondial de pétrole, avec 1 % de la production mondiale. Depuis son pic enregistré en 1991, à environ 1,65 mbj, la production a été divisée par deux en raison notamment de la maturité des principaux champs pétrolifères et d’un manque d’investissement en exploration-production. Les principaux réservoirs de production (Minas et Duri), mis en exploitation respectivement en 1952 et 1955, connaissent une déplétion accélérée. De leur côté, les consommations de pétrole brut et de produits pétroliers ont enregistré une accélération marquée depuis le tournant des années 2000 (+ 40 % depuis 2000 pour le pétrole brut notamment), conduisant le pays à devenir importateur net de pétrole dès la fin de l’année 2003. Les importations de produits pétroliers ont connu une hausse de près de 6 % par an depuis 2009, contribuant également à alourdir la facture pétrolière du pays.
Dès lors, comment comprendre cette volonté de l’Indonésie de réintégrer l’OPEP ?
Entrée en 1962 dans l’OPEP, l’Indonésie a enregistré une progression marquée de son poids entre 1965 et 1981, sa part dans la production globale du cartel passant de 3,5 % à près de 7,3 %. Aujourd’hui, avec 0,85 mbj, l’Indonésie se retrouve dans le peloton de queue de la hiérarchie des producteurs du cartel, au même rang que l’Equateur (0,55 mbj), le Qatar (0,67 mbj) et la Lybie (0,4 mbj), loin derrière les poids lourds de l’Organisation, Arabie Saoudite en tête. Avec 0,2 % des réserves de pétrole mondiales et à peine 0,3 % des réserves totales de l’OPEP en 2014, et une production en baisse de 3,5 % entre 2014 et 2013, l’Indonésie ne peut espérer peser sur la politique des autres pays membres. En 20 ans, le poids de ses seules réserves dans l’organisation a été divisé par deux !
Pour l’Indonésie, le retour dans l’OPEP est synonyme d’un accès direct aux plus grands pays exportateurs mondiaux, parmi lesquels l’Arabie Saoudite qui répond à près de 26 % de ses besoins. Le Nigeria (15 %), les Emirats arabes unis (5 %), le Qatar (4 %), l’Angola (4%) complètent le paysage des principaux fournisseurs du pays en 2014. L’Indonésie pourrait ainsi assurer, au meilleur prix, une part importante de la composante pétrolière de sa sécurité énergétique. L’objectif de l’Indonésie est également d’attirer de potentiels investisseurs sur son territoire. Sa compagnie nationale, Pertamina, n’a pas encore les capacités technologiques, financières et humaines pour réinventer le modèle pétrolier indonésien. Certains pays membres de l’OPEP, au premier rang desquels l’Arabie Saoudite, pourraient ainsi faciliter la renaissance du secteur. Début novembre 2015, les deux pays annonçaient un investissement dans une unité de raffinage d’environ 300 000 barils par jour. Ce premier contrat pourrait en préfigurer d’autres, notamment dans le secteur de l’amont pétrolier que le gouvernement indonésien cherche à redynamiser depuis l’application de la loi sur les hydrocarbures particulièrement désincitative votée en 2001. Le retour de l’Indonésie au sein de l’OPEP peut ainsi constituer une nouvelle ouverture aux investissements des pays membres du cartel dans l’amont ou l’aval pétrolier en Indonésie.
Quels objectifs pour les pays membres de l’OPEP ?
La réintégration de l’Indonésie redonnerait à l’OPEP une production globale de 37,7 mbj, soit environ 42 % de la production mondiale de pétrole, contre 41 % aujourd’hui. N’étant plus un pays exportateur, l’Indonésie ne pourra concurrencer les autres pays membres sur leurs marchés traditionnels, un facteur qui permet de comprendre la faible opposition au retour de ce pays dans le cartel. Pourtant, à y regarder de près, quel peut être l’intérêt de pays comme l’Iran, le Nigeria ou le Venezuela à accepter la réintégration d’un pays souhaitant profiter du réseau OPEP pour assurer sa sécurité énergétique à moindre coût ? La réponse se trouve sûrement dans les perspectives énergétiques qu’offrent à la fois l’Indonésie et les autres pays de l’ASEAN [2] dans les années à venir.
En effet, selon l’AIE (Southeast Asia Energy Outlook, 2015), la demande d’énergie primaire des pays de l’ASEAN a enregistré une croissance de près de 50 % entre 2000 et 2013 et progresserait de près de 80 % entre 2013 et 2040. L’Indonésie, poids lourds de la zone, devrait pour sa part connaitre une croissance économique annuelle d’environ 4,9 % d’ici 2040 (FMI, 2015), une croissance de sa population d’environ 0,8 % par an (ONU, 2013) portant sa population à 311 millions d’habitants en 2040, et une hausse de son PIB par tête d’environ 4 % (contre 3,7 % pour les pays de l’ASEAN et 1,6 % pour les pays de l’OCDE). Avec un taux d’urbanisation de 67 % en 2040, contre 53 % en 2013, l’Indonésie subirait ainsi un bouleversement économique majeur qui toucherait tous les secteurs économiques et plus particulièrement son secteur énergétique. En hausse de 43 % entre 2003 et 2013, la consommation d’énergie primaire augmenterait d’environ 2,5 % l’an jusqu’en 2035, avec notamment une croissance annuelle de sa consommation de pétrole de plus de 1,1 %, à plus de 2,1 mbj en 2035.
Plus grand consommateur d’énergie de l’Asie du Sud-Est (près de 36 % de la consommation d’énergie primaire de la région), l’Indonésie pourrait également être une véritable tête de pont pour les nouveaux marchés des pays membres de l’OPEP. En effet, pour les seuls chiffres de croissance de la consommation pétrolière, la Thaïlande, avec une croissance de + 1,9 % par an jusqu’en 2035, les Philippines (+3,4%) ou la Malaisie (+1,6 %) constituent de futurs marchés potentiels pour l’ensemble des pays membres. L’ASEAN dans sa globalité devrait enregistrer une hausse marquée de sa dépendance pétrolière ! Estimée à environ 57 % en 2013, elle pourrait atteindre près de 79 % en 2040, soit un volume net d’importations de plus de 6,7 mbj de pétrole. Une véritable aubaine pour les pays de l’OPEP : réintégrer l’Indonésie, c’est peut-être aussi s’offrir une porte d’entrée vers de nouveaux marchés porteurs ! Le poids de l’Indonésie dans l’ASEAN et son besoin de leadership institutionnel sont autant d’ingrédients qui ouvrent de belles perspectives pour des relations OPEP-ASEAN.
Enfin, un dernier facteur doit être pris en compte : le rôle géostratégique de l’Indonésie dans les flux pétroliers. En effet, réinstitutionaliser sa relation avec l’Indonésie peut aussi apparaitre pour l’OPEP comme l’occasion de sécuriser l’ensemble des flux pétroliers vers l’Asie à travers le détroit de Malacca. Ce dernier, géré par l’Indonésie, la Malaisie et Singapour, relie l’Océan Indien, la mer de Chine du Sud et l’Océan Pacifique. Véritable carrefour stratégique entre le Golfe Persique et les principaux pays consommateurs d’Asie (Chine, Japon, Corée du Sud), il voit transiter environ 15,2 mbj, soit près de 30 % des flux pétroliers mondiaux.
Une nouvelle OPEP ?
Au final, le retour de l’Indonésie dans l’OPEP n’est pas un simple signal économique ou politique : c’est, pour l’Indonésie, l’assurance de l’accès à un réseau de pays exportateurs de pétrole et, pour les pays membres de l’Organisation, un pari économique sur l’avenir énergétique d’une région. Les facteurs sont diverses : économiques, géopolitiques, géostratégiques… Derrière ce retour se cache peut-être également un changement beaucoup plus structurel du cartel des pays producteurs : à terme, plus qu’une organisation de pays exportateurs, l’OPEP risque de ressembler de plus en plus à un grand forum international du pétrole, une Agence internationale de l’énergie des pays du sud en quelque sorte !
[1] L’OPEP a été créée, en septembre 1960, à Baghdâd, par l’Arabie Saoudite, l’Iran, l’Irak, le Koweït et le Venezuela. Au 1er janvier 2016, l’Organisation comptera 13 membres : les 5 membres fondateurs auxquels se sont ajoutés le Qatar (1961), l’Indonésie (1962-2005, 2016- ), la Lybie (1962), les Emirats arabes unis (1967), l’Algérie (1969), le Nigeria (1971), l’Equateur (1973-1992, 2007- ) et l’Angola (2007). Le Gabon, qui avait rejoint l’OPEP en 1975, a quitté l’Organisation en 1995.
[2] L’ASEAN (Association of South East Asian Nations), ou en français, ANASE (Association des Nations d’Asie du Sud-Est) a été créée en 1967. Elle comprend désormais 10 pays (par ordre chronologique d’adhésion) : Indonésie, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande, Brunei, Vietnam, Laos, Birmanie, Cambodge.
Quelle est la situation politique actuelle en Irak ? Haïdar Al-Abadi mène-t-il une politique différente de son prédécesseur Nouri Al-Maliki ?
Après la chute de Mossoul en 2014, le premier ministre Nouri Al-Maliki, autoritaire et considéré comme le responsable de la défaite, a été obligé de quitter le pouvoir. La communauté internationale attendait de voir comment Monsieur Al-Abadi, son successeur, pourrait, alors qu’il appartenait au même parti politique que son prédécesseur (le Parti islamique al-Dawa), gouverner l’Irak d’autant qu’il n’avait pas de grande expérience gouvernementale. Or, de par sa personnalité plus modérée, il a obtenu la confiance de l’ensemble de la classe politique irakienne, notamment celle des arabes sunnites, qui faisait défaut à Nouri Al-Maliki. Sur le plan politique, Al-Abadi a en effet réalisé un sans-faute en arrivant à apaiser aujourd’hui les relations entre le gouvernement de Bagdad et sa composante arabe sunnite et même au-delà, avec des tribus arabes sunnites.
Les différentes offensives lancées pour tenter de reprendre des villes occupées par Daech, comme Tikrit, au début de l’année 2015, n’étaient obtenues qu’avec l’aide des milices chiites. Aujourd’hui, la reconquête de la ville de Ramadi, facilitée par le soutien des tribus arabes sunnites, ainsi que par les forces aériennes de la coalition internationale, américaines notamment, est un succès important pour le Premier ministre. Il a démontré la capacité de l’armée irakienne à se passer des milices chiites pour reprendre une ville importante.
Al-Abadi est par ailleurs quelqu’un qui a le soutien de la communauté internationale. Il a réalisé la performance d’avoir aussi bien le soutien de l’Iran que des Etats-Unis et de la France.
Enfin, Al-Abadi dispose de deux avantages non négligeables sur son prédécesseur. Premièrement, il a le soutien de ce que l’on appelle en Irak la Marjaiya, la plus haute autorité religieuse chiite du pays. L’ayatollah Ali al-Sistani donne en effet la latitude politique nécessaire au Premier ministre pour engager un processus de changement. D’autre part, Al-Abadi a su obtenir le soutien manifeste de la rue, y compris chez les arabes sunnites, du fait de sa politique d’apaisement des tensions et de lutte contre Daech.
Les forces militaires irakiennes semblent reprendre du terrain sur Daech. Quelle est la stratégie du régime irakien dans sa lutte contre l’organisation terroriste ?
Lorsqu’Al-Abadi a pris la direction du gouvernement irakien, la mise en place d’une véritable stratégie pour corriger la faiblesse de l’armée irakienne était nécessaire. L’attaque de la ville de Mossoul en juin 2014 par Daech a illustré sa désorganisation, son sous-armement, ainsi que le manque de formation et de motivation de ses forces. La première tâche du Premier ministre a été de remettre en place une armée digne de ce nom.
Aujourd’hui, une stratégie militaire irakienne est clairement affirmée. La contre-offensive pour libérer la ville de Ramadi a été faite sans le soutien des milices chiites, ce qui a prouvé la capacité pour l’armée irakienne d’agir de manière autonome, avec l’aide aérienne de la coalition internationale, et ce même si des poches de résistance de l’Etat islamique autour de la ville sont toujours présentes.
La priorité du gouvernement irakien est désormais la ville de Falloujah, ville arabe sunnite d’environ 1 million et demi d’habitants. Ensuite, d’après les Etats-majors irakiens, l’attention sera portée vers la libération de la grande ville de Mossoul, en passant préalablement par les deux ou trois districts qui sont encore aux mains de Daech. Ainsi, la jonction sera opérée entre les combattants kurdes qui ont libéré la ville de Sanjar et la préparation aussi bien militaire que politique de la reconquête de Mossoul.
La situation militaire en Irak semble être aujourd’hui en faveur du gouvernement irakien. D’après l’Etat-major américain, Daech aurait perdu, depuis le mois de mai 2015, 30% de son territoire.
L’Irak s’est proposé en médiateur dans la crise qui oppose l’Arabie Saoudite et l’Iran. L’Irak a-t-il aujourd’hui le poids politique pour s’imposer dans ce rôle ? Quels sont ses intérêts ?
L’Irak n’a bien sûr pas encore retrouvé son poids politique d’antan où il était l’un des grands pays de la région. Il peut cependant toujours jouer un rôle important en raison de sa particularité qui est sa dominante chiite ainsi que sa proximité avec l’Iran. Il a également une forte minorité arabe sunnite au sein de laquelle l’Arabie Saoudite a une influence.
L’influence de l’Arabie Saoudite auprès des arabes sunnites a favorisé l’émergence d’Al-Qaïda en Irak et par la suite de l’Etat islamique car elle ne supportait pas la présence de l’Iran en Irak. Aujourd’hui, et il s’agit de l’une des conséquences positives de la nomination d’Al-Abadi, le pouvoir irakien mène une politique moins hostile vis-à-vis de l’Arabie Saoudite, alors que Nouri Al-Maliki accusait souvent son voisin de soutenir financièrement et militairement les djihadistes en Irak. Ce n’est plus le cas depuis que l’Etat islamique a fait de l’Arabie Saoudite un objectif à abattre. Cette situation permet à l’Irak de se présenter comme médiateur. Il va bénéficier de sa relation amicale avec l’Iran chiite.
Dans le même temps, la prise de position du gouvernement irakien tranche avec l’autorité religieuse chiite irakienne. Si l’autorité religieuse a dénoncé l’exécution du dignitaire chiite comme une provocation, le gouvernement irakien a certes regretté cette exécution mais a en même temps condamné le saccage de l’ambassade saoudienne à Téhéran. L’Irak cherche dorénavant, dans la défense de ses propres intérêts, à jouer une politique d’équilibre vis-à-vis de ses deux puissants voisins, l’Iran et l’Arabie Saoudite, afin d’empêcher que le pays devienne le cadre d’une guerre par procuration entre l’Iran et l’Arabie Saoudite. La France et les Etats-Unis comptent d’ailleurs sur l’Irak pour jouer un rôle actif dans le retour au calme.
Pouvez-vous nous expliquer d’où vient le schisme entre les sunnites et les chiites ?
C’est initialement une querelle de succession à la mort du prophète de l’islam, Mahomet. En 632, les chiites considéraient Ali bin Abi Taleb (cousin et fils spirituel de Mahomet), comme l’héritier légitime du prophète au nom des liens du sang. Les sunnites ont choisi, eux, Abou Bakr al-Siddiq, compagnon de route de Mohamed, au nom des traditions. Il y a aussi des différences théologiques qui portent essentiellement sur la façon de faire la prière et l’organisation du clergé, très structuré chez les chiites. L’imam chiite est un descendant de la famille du Prophète, un guide de la communauté qui tire directement son autorité de Dieu. Alors que dans l’islam sunnite, majoritaire dans le monde musulman, l’imam est nommé parmi d’autres hommes, parfois autoproclamé.
Comment expliquez-vous que ce clivage religieux revienne au premier plan aujourd’hui au niveau régional, entre l’Arabie Saoudite et l’Iran ?
Parce que vous avez en Arabie Saoudite, pays à majorité sunnite, une minorité chiite qui est fortement présente dans la région du Sud-Est, où se trouvent les champs pétrolifères les plus importants. Cette population est très souvent traitée en citoyens de seconde zone. Pour les Saoudiens, ce n’est pas seulement un conflit géopolitique avec l’Iran, c’est donc aussi un enjeu de politique intérieure. Ils craignent que l’Iran ne se serve des communautés chiites pour accroître son influence. L’exécution de Nimr Baqer al-Nimr, qui militait uniquement par des discours et des écrits contre la discrimination que subissait la communauté chiite en Arabie Saoudite, c’était un message envoyé en direction de l’opinion publique saoudienne. Mais c’est un conflit qui perdure depuis 2003.
On attribue beaucoup les tensions entre l’Arabie Saoudite et l’Iran au prisme religieux, comment l’expliquez-vous ?
On a tendance à sur-interpréter ce schisme du VIIe siècle. Si les différences théologiques existent, elles ne permettent pas d’expliquer ni la réalité irano-saoudienne, ni les tensions communautaires au Moyen Orient. Depuis le grand tournant de l’invasion américaine en Irak en 2003, l’Iran s’impose sur la scène régionale, ce qui inquiète l’Arabie Saoudite. Le conflit irano-saoudien se joue sur cinq terrains régionaux, dans une succession de guerres par procuration : l’Irak, la Syrie et le Yémen, et dans une moindre mesure le Liban et Bahreïn. Les intérêts profanes géopolitiques, économiques, stratégiques des deux puissances régionales viennent instrumentaliser le religieux, ce qui conduit à l’émergence de politiques identitaires. Le climat n’a jamais été aussi tendu : l’identitarisme ravage la politique au Moyen Orient.
Quel rôle la guerre en Irak en 2003 a-t-elle joué dans le clivage entre l’Arabie Saoudite et l’Iran ?
La guerre de 2003 a permis à l’Iran de monter sur la scène régionale et d’étendre son pouvoir dans plusieurs capitales arabes. L’intervention américaine en 2003 a fait chuter Saddam Hussein, à la tête de l’Irak pendant près de 23 ans, alors même qu’il était issu de la minorité sunnite en Irak. La chute de Saddam Hussein a été suivie par une très rapide montée en puissance de la communauté chiite irakienne et de facto par une montée en puissance de l’Iran chiite. On a vu en 2003 sauter le verrou sunnite qui empêchait l’Iran de s’ouvrir vers la Méditerranée, car le pays s’était débarrassé de ses deux adversaires historiques : les talibans en Afghanistan et Saddam Hussein en Irak. Cela a provoqué des agitations chez les puissances monarchiques sunnites de la région, notamment l’Arabie Saoudite, le Qatar et les Emirats arabes unis.
Quel rôle les printemps arabes de 2011 ont-ils pu jouer dans les dissensions entre l’Arabie Saoudite et l’Iran ?
L’Arabie Saoudite s’est très vite retrouvée sur la défensive après les printemps arabes de 2011. Quelques jours à peine après la chute du dictateur tunisien Ben Ali, la monarchie saoudienne a débloqué près de 130 milliards de dollars pour essayer d’acheter la paix sociale, avec des programmes d’infrastructures, de logements et d’emplois pour éviter que la vague révolutionnaire ne s’étende. Les Saoudiens ont soutenu Moubarak jusqu’au bout, et ils ont écrasé la révolution au Bahreïn pour éviter que ce souffle révolutionnaire n’atteigne le Golfe. Le jeu de tous les libéraux et progressistes du monde arabe qui voulaient se servir des printemps arabes pour aller vers une plus grande démocratisation, vers une plus grande tolérance, cela a été quelque peu étouffé par l’affrontement irano-saoudien et par les efforts qu’ont fait ces pays pour tirer la couverture à eux après ce grand bouleversement de 2011.
Est-ce que le pétrole aurait un rôle à jouer dans ces rivalités géopolitiques ?
Oui, le facteur économique est important et lié au rapprochement entre les Etats-Unis et l’Iran. L’Arabie Saoudite a vu l’Amérique accéder à l’indépendance énergétique beaucoup plus rapidement que prévu grâce à la révolution du gaz de schiste et se rapprocher de son vieux rival qu’est l’Iran. Aujourd’hui, les prix du pétrole n’ont jamais été aussi bas depuis 2004 (34,23 dollars le baril) et on peut interpréter ça comme une volonté saoudienne d’éviter que l’Iran ne profite un peu trop rapidement de la manne pétrolière en cas de levée des tensions. En ce moment, les Saoudiens se lancent ainsi dans des politiques contre-productives aussi bien au Yémen qu’ailleurs sur la scène régionale pour essayer de contrer la montée en puissance de l’Iran.
Ces tensions compromettent-elles la lutte contre l’Etat islamique ?
Oui, on a le sentiment parfois que l’Etat islamique est un ennemi pour tout le monde, mais que c’est parfois l’ennemi secondaire plutôt que d’être l’ennemi prioritaire. Certains considèrent ainsi que le principal objectif doit être d’endiguer l’influence iranienne, de faire tomber le régime syrien, de prêter attention à la question kurde, etc. Cet affrontement irano-saoudien qui perdure depuis une dizaine d’années, a permis à Daech de prospérer. Après la chute de Saddam Hussein et sous le règne du très autoritaire Nouri al-Maliki, une partie des sunnites irakiens s’est sentie humiliée et a fini par se jeter dans les bras de Daech afin d’éviter l’hégémonie chiite dans la région liée à la montée en puissance iranienne. Si l’Occident souhaite régler son compte une fois pour toute à Daech, il faut apaiser cette guerre régionale entre l’Iran et l’Arabie Saoudite.
Comment l’Occident peut-il intervenir apaiser ce conflit ?
L’Occident a une marge de manœuvre assez réduite. Depuis 1945, les Etats-Unis sont les principaux protecteurs de l’Arabie Saoudite, liés par une alliance stratégique scellée par le Quincy Pact. L’Occident a eu tendance à fermer les yeux sur beaucoup de dérapages, notamment en Arabie Saoudite. Si on se montrait un peu moins tolérant envers les alliés sunnites du Golfe, cela pourrait apaiser le conflit. De la même manière, les négociations avec l’Iran ne doivent pas être perçues comme une sorte de carte blanche.
Propos recueillis par Laurine Benjebria pour le leJDD.fr