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Institut de Relations Internationales et Stratégiques
Mis à jour : il y a 2 semaines 6 jours

Trump : la Maison-Blanche ou la prison ?

ven, 09/06/2023 - 18:16

Le 8 juin, Donald Trump a annoncé avoir été inculpé par la justice fédérale américaine dans l’affaire des documents classifiés. Il est accusé d’avoir conservé des dossiers (dont certains classés secret-défense) après son départ de la Maison Blanche, et d’avoir fait obstruction à la justice. En août 2022, le FBI avait du perquisitionner son domicile pour récupérer une partie des documents. Premier président américain à faire face à une inculpation fédérale, il devra comparaitre devant le tribunal fédéral à Miami le mardi 13 juin. Quelles conséquences cette inculpation pourrait-elle avoir sur les prochaines élections présidentielles américaines de novembre 2024 ? Que révèle la multiplication des enquêtes judicaires à son encontre sur l’état de la démocratie américaine ?

 

L’analyse de Pascal Boniface

Goodbye La Fayette – Une brève réflexion sur l’identité états-unienne

ven, 09/06/2023 - 16:46

Pourquoi avoir décidé il y a quelques années de devenir américain après vingt ans passés au pays de l’Oncle Sam, alors que mon statut de résident permanent –Green Card holder comme on dit- m’aurait permis d’y rester tranquillement jusqu’à la fin de mes jours ? Pourquoi avoir voulu devenir le citoyen d’un pays dont je n’arrête pas de critiquer le système d’article en colonne, de pamphlet en essai ? Qu’est-ce qui a bien pu m’amener un matin d’hiver à prêter serment à la Star-Spangled Banner -la Bannière étoilée- dans une salle glaciale du Federal Building de Manhattan ?

Pour pouvoir voter, oui, bien sûr. Mais je sais bien qu’il y a autre chose. Un stupide rêve de gosse enfin possible à réaliser ? Celui d’un gamin qui a découvert l’Amérique via le Rock à l’occasion du 5e anniversaire de la mort d’Elvis, à une époque où la série Dallas bâtait tous les records d’audience et où les bandes dessinées Marvel, dont il était si friand, étaient enfin disponibles en VO chez le marchand de journaux ? Le rêve d’un enfant de douze ans tombé amoureux des États-Unis à travers une petite Américaine prénommée Jodie, qui avait rejoint en cours d’année sa classe de 5e ?

Qu’a signifié réellement pour moi devenir américain ? Et que signifiait être américain pour ces quarante et quelques autres personnes avec qui j’avais été réuni pour prêter serment dans cette salle du Federal Building de New York ?

Leurs American Dreams s’étaient-ils construits eux aussi sur quelques clichés ? La blondeur toute californienne d’une petite fille, les merveilleuses pubs en Anglais des comic books, la voix d’Elvis et le rire de J.R, en ce qui me concerne…

Ce sont ces questions qui me sont venues à l’esprit ces derniers jours alors que les États-Unis commencent à se préparer à fêter dans quelques semaines leur 247e anniversaire. L’une des dernières répétitions grandeur nature en vue des célébrations prévues pour 2026.

D’abord, voyons les choses telles qu’elles sont. L’Amérique n’a jamais vraiment été une nation au sens où on l’entend traditionnellement, car elle ne s’est pas bâtie puis développée au cours des siècles autour d’un peuple et d’une culture, enracinés sur un lieu géographique précis. Elle a été construite par des colons venus de différents horizons, afin – parfois – d’y trouver refuge ou – le plus souvent – d’y faire fortune. Et cela, aux dépens de populations autochtones massacrées sans aucun état d’âme.

In fact, l’histoire de l’Amérique est la success story d’une colonisation qui a si bien réussi que la colonie est devenue autonome et s’est émancipée de sa mère patrie. Un peu comme si les colons d’Algérie avaient tué tous les Arabes, puis avaient largué les amarres avec la France.

Comment croire par ailleurs qu’il n’y ait jamais eu in the Land of the Free, une réelle volonté de cultiver le vivre ensemble quand on sait que les paroles suivantes ont été prononcées par le grand Abraham Lincoln lui-même, le Zeus de la mythologie américaine, lors d’un discours à Columbus, Ohio : « Je dirai donc que je ne suis pas ni n’ai jamais été pour l’égalité politique et sociale des noirs et des blancs  il y a une différence physique entre la race blanche et la race noire qui interdira pour toujours aux deux races de vivre ensemble dans des conditions d’égalité sociale et politique.. »

Non, l’Amérique n’a jamais vraiment été une nation. Ainsi que l’avait fort bien compris Tocqueville, elle est une idée, une idée qui a donné naissance à un credo : adhésion à un système politique fondé sur la dignité essentielle de l’individu ; égalité fondamentale de tous les hommes (sic) ; droit à la propriété et à l’enrichissement – dans notre jargon actuel, nous appellerions ce dernier point le droit à l’ascenseur social.

Mais comment oublier qu’avant de donner jour à ce credo, avant elle-même d’être une idée précise, celle-ci, l’idée, avait été une intuition sublime et résolument porteuse de modernité née dans l’effervescence des Lumières ? L’intuition que la liberté et l’égalité étaient une possibilité pour cette terre et non une chimère.

C’est cette intuition qui allait pousser le jeune marquis de Lafayette à défier le roi, la cour et l’Ancien Monde et le conduire à traverser l’Atlantique afin d’aller contribuer à bâtir la première république moderne.

Que reste-t-il de la flamme de Lafayette aujourd’hui ? Sans doute pas grand-chose…

Celle-ci a certes continué à bruler quelque peu dans l’âme d’aventuriers romantiques durant les  décennies qui ont suivi l’indépendance, et cela jusqu’à la guerre de Sécession où l’on a pu voir des régiments français, hongrois, polonais, etc., venus rejoindre les forces de l’Union afin d’écraser the bloody south esclavagiste -mais ne nous faisons pas ici d’illusions, car même si certains de ces combattants de la liberté étaient sincères, la plupart étaient là pour la gloire-, puis elle a commencé à s’éteindre.

Avec la fin de la guerre civile vint l’époque de la Reconstruction. C’est là que l’Amérique moderne a vraiment vu le jour. Que le capitalisme émancipateur des premiers temps à commencer à passer du côté obscur et à se transformer en la bête immonde qui allait être tant vilipendée plus tard par la gauche communiste.

Les romantiques ont alors irrémédiablement laissé la place aux opportunistes, aux businessmen et à ceux qui s’en rêvaient. Bref, à tous ceux pour qui liberté ne rimait plus qu’avec profit. Bye-bye Gilbert du Motier !

Bien sûr que depuis lors de nombreuses personnes, fuyant la famine, la guerre ou les persécutions politiques, sont venues chercher asile aux États-Unis. Bien sûr que depuis 1886, la vue de la statue de la Liberté a été pour des millions d’immigrants qui s’apprêtaient à débarquer dans le port de New York, le point de départ d’une nouvelle vie dans un pays ou le droit au bonheur est inscrit dans la constitution.

Mais une fois encore, ne nous leurrons pas, la très grande majorité des nouveaux venus à partir des dernières décennies du XIXe siècle auront répondu à l’appel d’un capitalisme débridé semblant offrir tous les espoirs plutôt qu’à celui des valeurs symbolisées par la dame de pierre offerte par la France, pays frère en révolutions.

Les visiteurs étrangers s’extasient souvent devant le charme incontestable d’un New York ville monde aux centaines de langues. Mais ils oublient trop souvent qu’il ne s’agit pas ici d’une adhésion angélique au vivre-ensemble, mais purement et simplement de business. Je me souviendrai toujours de cette phrase prononcée par un chauffeur de taxi haïtien, émouvante car belle et triste à la fois : « Je travaille à New York, mais vis en Haïti ».

Rien de critiquable ici, et ce chauffeur de taxi n’avait rien d’un requin cherchant à tout prix à faire fortune. C’était visiblement un brave homme qui ne comptait pas ses heures de travail et dont l’un des principaux buts dans l’existence était d’aider sa famille restée au pays.

Mais on en revient toujours au même point, c’est-à-dire attachement au credo américain détaillé plus haut et lien d’unité entre les citoyens, plutôt qu’à l’Amérique elle-même. Mais quoi de plus naturel en fin de compte, puisque l’Amérique dans son essence n’est, comme déjà dit, que son credo ?

Et qu’arrive-t-il le jour où ce credo ne fonctionne plus, où, comme c’est maintenant le cas, après avoir pendant si longtemps fédéré autour de la bannière étoilée les différentes communautés, il commence à ne plus signifier grand-chose et à ne plus  parler à grand monde -en effet, dans un pays en crise depuis plusieurs décennies, où l’inégalité atteint des sommets, où les violences policières font partie du quotidien et où la démocratie se fragilise d’année en année, il n’est plus vraiment question de la dignité essentielle de l’individu ni de l’égalité fondamentale de tous les hommes ; quant à l’ascenseur social, il est en panne depuis les années 70 et on a perdu le numéro du dépanneur – ?

Eh bien, chacun se replis sur sa communauté, celles-ci étant de plus en plus diverses et cloisonnées, faisant ainsi de l’Amérique non pas « un village sur la colline » comme a pu le fantasmer en son temps Ronald Reagan, mais un pays où coexistent tant bien que mal des millions d’individualités sourdes les unes aux autres. Un conglomérat de groupes ethniques et sociaux défendant leurs intérêts propres, car n’ayant plus de valeurs communes auxquelles se rattacher.

Alors que peut bien signifier être américain dans une Amérique de plus en plus fragilisée par les séparatismes politiques, ethniques, culturels et religieux, une Amérique où les volontés de fractionnisme, voire même de sécession, de la part de certains territoires et États sont de plus en plus prises au sérieux ; une Amérique qui, traumatisée par les stupides guerres interminables des années 2000, n’est plus capable de respecter les lignes rouges qu’elle a elle-même tracées et qui se refuse dorénavant à envisager la force lorsque les valeurs qui ont toujours été les siennes sont foulées aux pieds devant ses yeux ?

Oui, que signifie être états-unien, comme certains le disent avec une pointe de sarcasme ?

Plus grand-chose, sans doute, pour les habitants de « souche ». Quelque chose de plus ou moins vague pour les nouveaux arrivés. Dans le cadre d’un livre que je prépare pour les éditions Dunod, bouquin centré sur la déliquescence du pouvoir fédéral aux États-Unis et sur celle du pays en général, j’ai réalisé pas mal d’entretiens avec des naturalisés de fraiche date, venus des quatre coins du monde et issus de différentes classes sociales.  À la question pourquoi ont-ils choisi d’immigrer aux States, la plupart d’entre eux m’ont répondu qu’ils étaient venus ici pour des raisons professionnelles et pour les opportunités qu’ils croient encore que le pays peut leur offrir. D’autres m’ont dit être là pour cause de regroupement familial. Deux, seulement, se revendiquent réfugiés politiques et me disent avoir choisi la patrie du bonhomme Richard pour l’étendue des libertés qu’elle offre. Mais même ceux-là rencontreraient des difficultés à m’expliquer ce que signifie pour eux être américain.

Et pour moi, que cela signifie-t-il ? Que signifie vraiment pour moi être devenu citoyen d’un pays que beaucoup prédisent être devenu un État failli d’ici la moitié de ce siècle, si ce n’est avant ?

Au-delà du sentiment étrange de débarquer au moment où la fête s’apprête à finir et si je voulais jouer au poseur, je dirai qu’être américain aujourd’hui c’est possiblement être le dépositaire de ce qui reste d’un rêve, d’une « sublime idée », issu des Lumières. Je dirais que c’est se souvenir au moment où le cycle débuté avec la Renaissance, cycle qui nous a apporté la démocratie et les droits humains, commence à prendre fin, de la flamme qui a animé Lafayette et tenter d’en préserver les toutes dernières lueurs le plus longtemps possible. Car comme Saint-Augustin et les derniers romains ont pu le dire, la nuit tombe sur le monde que nous avons connu et elle risque d’être longue.

Mais pour être tout à fait honnête et « prosaïque », en devenant citoyen des États-Unis je n’ai fait peut-être que me payer mon American Dream de gosse.

« Levez-vous et répétez après moi … », nous avait lancé le maitre de cérémonie le jour de ma naturalisation. « Je déclare, par le présent acte, renoncer et faire abjuration d’obéissance et de fidélité à toute puissance étrangère, prince, potentat, état ou souverain desquels j’ai été le sujet ou le citoyen… »

Alors que je m’apprêtais à répéter ces paroles, il m’a semblé entendre venu du bout de la salle où régnait alors maintenant un froid véritablement polaire … le rire de J.R.

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Essayiste et chercheur associé à l’IRIS, Romuald Sciora vit aux États-Unis. Auteur de plusieurs ouvrages sur les Nations unies, il a récemment publié avec Anne-Cécile Robert du Monde diplomatique « Qui veut la mort de l’ONU ? » (Eyrolles, nov. 2018). Ses deux derniers essais, «Pauvre John ! L’Amérique du Covid-19 vue par un insider » et «  Femme vaillante, Michaëlle Jean en Francophonie », sont respectivement parus chez Max Milo en 2020 et aux Éditions du CIDIHCA en 2021.

« Les Balkans en 100 questions. Carrefour sous influences » – 4 questions à Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin

ven, 09/06/2023 - 12:58

L’un historien, l’autre géographe, Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin sont également journalistes et co-rédacteurs en chef du Courrier des Balkans. Ils répondent à mes questions à l’occasion de la parution de leur ouvrage « Les Balkans en 100 questions. Carrefour sous influences » aux éditions Tallandier.

1/ Les Balkans sont-ils toujours une zone d’instabilité stratégique ?

La géopolitique est la grande malédiction des Balkans ! Comme la dynamique de l’élargissement s’est enlisée depuis la fin des années 2000, la politique européenne dans la région s’est réduite au mantra de la stabilité à tout prix, une stabilité a minima, définie comme l’absence de conflits, une « paix négative » au sens où l’entendait Martin Luther King, qui n’est pas porteuse de progrès social et démocratique. Au contraire, les meilleurs garants de cette stabilité sont des « hommes à poignes », les dirigeants autoritaires qui ont mis la région en coupe réglée, comme le Premier ministre albanais Edi Rama et le président serbe Aleksandar Vučić. Ils sont formellement « pro-européens » et tiennent les éléments de langage qui sonnent bien aux oreilles de Bruxelles, Berlin ou Paris, mais transforment leurs pays en fiefs privés qui s’éloignent toujours plus des règles minimales de l’État de droit. Personne n’entretient d’illusions sur la nature de ces régimes, mais on se dit qu’il n’y a pas d’alternative, ou bien que l’émergence d’alternative provoquerait un chaos que tout le monde redoute.

Le Monténégro, dirigé d’une main de fer durant trois décennies par le cupide et autoritaire Milo Đukanović, vient pourtant d’offrir l’exemple d’une alternance démocratique parfaitement pacifique ! Cette politique de soutien aux « stabilocraties » balkaniques, ainsi que certains désignent ces régimes, est une stratégie à courte vue. Très bon tacticien – il a été formé à l’école de Slobodan Milošević – Aleksandar Vučić a parfaitement compris comment jouer des pusillanimités occidentales. Depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, il a refusé de s’aligner sur la politique de sanctions européennes contre Moscou, tout en protestant dans le même temps de son engagement européen. Dix-huit mois plus tard, plus personne ne demande à la Serbie de prendre ces sanctions, mais les diplomaties occidentales se livrent même à une véritable danse du ventre devant Aleksandar Vučić, pour éviter que Belgrade ne « dérive » trop du côté de Vladimir Poutine.

Soyons clairs : d’éventuelles sanctions serbes contre la Russie ne changeraient rien au cours de la guerre, et cette victoire tactique d’Aleksandar Vučić ne va pas mener son pays bien loin, mais elle lui permet de gagner du temps, et du temps au pouvoir, pour les autocrates balkaniques, c’est de l’argent. La boucle est bouclée quand on parvient à rester au pouvoir et à s’enrichir au nom de la « stabilité régionale » !

2/ Les pays de la région privilégient-ils le lien avec les États-Unis ou l’Union européenne ?

Après la décennie guerrière des années 1990, les États-Unis se sont largement retirés des Balkans, conservant seulement quelques points d’ancrage, comme la base militaire de Camp Bondsteel, au Kosovo. Leurs priorités étaient ailleurs, et l’Union européenne était appelée à jouer un rôle pilote en Europe du Sud-Est. Or, on assiste depuis l’élection de Joe Biden à un « retour » des États-Unis dans la région, qui est essentiellement une conséquence de l’enlisement du processus d’intégration européenne. Puisque les Européens, de plus en plus divisés, n’ont rien de concret à proposer aux Balkans, Washington revient jouer les gendarmes au nom de la « stabilité » de la région.

Les États-Unis soutiennent par exemple Open Balkans, ce cadre de coopération porté par l’Albanie d’Edi Rama et la Serbie d’Aleksandar Vučić. C’est un marché commun, une zone d’échanges économiques, potentiellement à même de remplacer l’intégration européenne, mais sans les exigences européennes en matière de démocratie et d’État de droit. Open Balkans doit garantir la stabilité géopolitique et permettre la libre circulation des marchandises, mais aussi de la main d’œuvre : ce sont les seules choses qui intéressent les États-Unis, dont beaucoup d’entreprises délocalisent des compétences en ayant recours à de la télé-main-d’œuvre dans des pays comme le Kosovo. Dans cette perspective, un véritable renversement s’est produit par rapport aux années 1990 : Washington considère la Serbie comme la clé de la stabilité régionale et apporte un soutien résolu au régime pourtant de plus en plus autocratique, violent et corrompu du président Vučić !

3/ Quelle est la réalité de l’influence chinoise ?

Durant longtemps, les craintes occidentales se sont focalisées sur la Russie, dont on redoutait la stratégie d’influence et de déstabilisation dans les Balkans, alors même que la réalité des échanges économiques de la région avec Moscou est toujours restée modeste. Plus de 70% des échanges de la Serbie sont réalisés avec l’Union européenne ! Dans le même temps, avec une accélération progressive depuis 2010, la Chine investit dans les Balkans : depuis les ports grecs de Thessalonique et du Pirée, elle développe ses « nouvelles routes de la soie » qui la conduisent au cœur du continent européen. La Chine achète des usines, comme les aciéries de Smederevo en Serbie, des centrales thermiques en Bosnie-Herzégovine ou en Serbie, elle construit des autoroutes, comme au Monténégro, des voies ferrées… Durant longtemps, on a relativisé ces investissements chinois, en arguant que Pékin ne s’occupait que de business, pas de politique. Sauf qu’aujourd’hui, la Chine possède plus de la moitié de la dette extérieure du Monténégro, que Huawei développe des programmes pilotes de reconnaissance faciale à Belgrade… Cette poussée chinoise est bien sûr une conséquence du vide laissé par les Européens, qui n’ont jamais répondu aux attentes d’investissement des Balkans. Si la région avait bénéficié, au sortir des guerres, de l’équivalent d’un plan Marshall piloté par l’Union européenne, la situation serait bien différente, de tous points de vue.

4/ Y a-t-il une réconciliation possible entre le Kosovo et la Serbie ?

La notion de « réconciliation » est complexe. Une réconciliation entre les États du Kosovo et de la Serbie supposerait comme préalable que la Serbie reconnaisse l’indépendance proclamée par son ancienne province en 2008, ce qui n’est pas franchement à l’ordre du jour. Si l’on pense la réconciliation au niveau des peuples, il faut comprendre que cela suppose une multitude d’approches personnelles et différentes, qui sont fonction des expériences et des éventuels traumatismes vécus par les uns et par les autres, et il faut se méfier d’une approche globale qui essentialiserait « les Serbes » et « les Albanais » ou « les Kosovars ». Si l’on considère les jeunes générations, nées après la guerre, c’est surtout l’ignorance mutuelle qui prévaut, nourrissant les méfiances ou les clichés entretenus par les nationalistes d’un bord ou de l’autre. Plutôt que de « réconciliation », peut-être vaut-il mieux parler des conditions permettant la coexistence voire la collaboration. L’Allemagne et la France se sont engagées dans le processus de construction européenne alors que la réconciliation franco-allemande n’était encore qu’un objectif lointain, pas forcément formalisé en tant que tel.

Dans le cas des Balkans, l’intégration européenne a été proposée, depuis le début des années 2000, comme la seule perspective capable de dépasser les rancœurs et les antagonismes. Or, ce processus est en panne. Du coup, les gouvernements des deux pays n’ont guère d’intérêt objectif à jouer des stratégies de rapprochement. Au contraire, ils préfèrent marquer des points politiques en exacerbant les vieilles tensions, notamment dans ce théâtre symbolique de confrontation que constitue la minuscule zone nord du Kosovo : elle ne s’étend guère que sur 1800 km2 et ne concentre que 30.000 des quelques 100.000 Serbes qui vivraient toujours au Kosovo, mais elle connaît des bouffées de violence récurrentes depuis 1999. Un jeune né cette année-là a vu son village se hérisser de barricades quasiment tous les deux ans ! Au vrai, cette rhétorique de la confrontation permanente qu’alimentent les appareils nationalistes de Belgrade comme de Pristina désespère les citoyens qui choisissent bien souvent l’exode comme seule réponse, faute de pouvoir imaginer construire leur vie dans leurs pays. C’est la permanence des discours nationalistes qui alimente cette vague d’exode qui ne cesse de se creuser depuis 2012-2013 et qui vide tous les pays des Balkans !

Retour sur le Sommet de Brasilia : vers une relance de l’intégration sud-américaine ?

jeu, 08/06/2023 - 13:11

Onze chefs d’États sud-américains se sont réunis mardi 30 mai 2023 autour du président Lula à Brasilia, à l’occasion d’un sommet inédit. Première rencontre de ce type depuis 2014, elle se caractérise par la relance du processus d’intégration régionale en Amérique du Sud. Parmi les dirigeants qui ont fait le déplacement, on compte le Vénézuélien Nicolas Maduro, qui a fait acte de présence après avoir passé huit ans sans se rendre au Brésil.

Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS et responsable du Programme Amérique latine/Caraïbe, revient sur les enjeux de ce sommet dans le cadre de ses “Chroniques de l’Amérique latine”.

Changements climatiques et foyers de conflits dans le monde, quelles interactions et quels risques ?

mer, 07/06/2023 - 15:17

Visioconférence de restitution de la note prospective et stratégique, « Changements climatiques et foyers de conflits dans le monde » autour de Marine de Guglielmo Weber, chercheuse au sein du programme Climat, Énergie et Sécurité de l’IRIS et François Gemenne, co-directeur de l’Observatoire Défense & Climat. Animée par Julia Tasse, co-directrice de l’Observatoire Défense & Climat, directrice de recherche et responsable du Programme Climat, Énergie et Sécurité à l’IRIS.

Les changements climatiques se sont manifestés avec une virulence particulière au cours de l’année 2022. Sous l’effet de la hausse des températures notamment, les phénomènes météorologiques extrêmes et les catastrophes environnementales se sont multipliés. Bien que l’intensité de ces phénomènes soit soumise à une forte variabilité géographique, tous les États du monde ont pu éprouver les risques que les changements climatiques font peser sur leur stabilité économique, leur souveraineté politique et la sécurité des populations.

Cette visioconférence de restitution permet de comprendre plus précisément les liens entre changements climatiques et conflits. Les chercheurs reviennent sur les impacts des changements climatiques sur les menaces existantes, en traitant différentes zones géographiques les unes après les autres. Cette conférence permet d’aboutir à une vision globale et hiérarchisée des régions et pays du monde les plus susceptibles de connaître une exacerbation de la conflictualité.

Lire la note 

La destruction du barrage de Nova Kakhovka : prélude à un retrait russe ou à une offensive ukrainienne ?

mar, 06/06/2023 - 19:27

La destruction partielle du barrage de Nova Kakhovka dans la nuit du 5 au 6 juin 2023 par une explosion est un événement significatif de la guerre en Ukraine. Les deux belligérants s’accusent mutuellement sans que des éléments matériels (explosif ou munition utilisés) n’apportent une signature claire. D’autant plus que dans ce cas, comme dans d’autres attaques hors du champ militaire, les signatures peuvent, voire doivent, être contrefaites. C’est la règle des actions de sabotage qui sont d’ailleurs consubstantielles à toute guerre. Cependant toutes les condamnations convergent sur la Russie. Mais comme pour les bombardements de la centrale nucléaire de Zaporijia durant plusieurs mois en 2022, comme pour le sabotage des gazoducs North Stream 1 et 2 pour lesquels des interrogations subsistent toujours, il en est et sera de même pour cet acte de sabotage.

Il est donc utile de se livrer à une appréciation de situation stratégique sur cet événement pour en mesurer les conséquences sur la poursuite de la guerre et ouvrir la réflexion sur les causes.

Le barrage de Nova Kakhovka construit en 1956 permet l’irrigation par le canal de Crimée de toutes les terres situées en aval entre le Dniepr et la Crimée, celle-ci comprise, et l’alimentation électrique (en parallèle de la centrale de Zaporijia) des populations et usines situées sur les mêmes espaces qui sont à ce jour occupés par les Russes. Entre 2014 et 2022, la Crimée annexée par la Russie a été coupée de ses approvisionnements en eau et électricité, créant une situation difficile pour les Criméens, leur industrie et leur agriculture.

À partir de 1985, la vaste réserve d’eau de ce barrage a permis de contribuer au refroidissement de la centrale nucléaire de Zaporijia. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), tout comme le directeur russe de la centrale, assure que les destructions sur le barrage situé 150 km en aval n’ont pas de répercussions sur les capacités de refroidissement de la centrale. Energoatom, opérateur ukrainien, alerte lui sur la « baisse rapide » des eaux du réservoir du barrage y voyant un risque pour la réserve d’eau de la centrale nucléaire.

Dans l’immédiat, les conséquences dramatiques sont l’inondation des villages et villes, dont Kherson. Seize mille personnes seraient en zone critique sur la rive droite selon la présidence ukrainienne et vingt-deux mille sur la rive gauche selon les autorités russes. Ces destructions peuvent entraîner aussi des conséquences sur les alimentations en eau et électricité de l’ensemble des territoires, incluant la Crimée aujourd’hui sous le contrôle russe. Cela pourrait constituer les conséquences les plus importantes et durables de ce sabotage. Dès lors se pose la question des intérêts de chacun des belligérants dans cette opération.

Pour les Russes, conserver en bon état des installations qu’ils avaient mises sur la liste de leurs priorités (conquête dès le 24 février 2022) pour faire vivre les oblasts annexés est vital. L’explication de la tentative de faire monter les eaux du Dniepr pour se protéger d’une attaque à partir de Kherson ne correspond pas à l’analyse de terrain. Les rives du Dniepr en aval de Nova Kakhovka jusqu’à la mer (environ 130 km), marécageuses, ne sont pas du tout propices à un franchissement offensif, sans avoir besoin de les inonder. Voire, s’il était tenté, il offrirait des cibles « comme à l’entrainement » à l’artillerie russe. Quant au pont de Nova Kakhovka, tout comme le pont Antonivsky à Kherson et le pont de Darivka, il a été rendu impraticable par l’armée russe lorsqu’elle s’est retirée de la rive droite en novembre 2022. Il a suffi de miner son tablier qui se trouve à plusieurs mètres au-dessus du barrage lui-même sans porter préjudice aux approvisionnements en eau et électricité.

Il en découle une hypothèse pouvant expliquer une attaque russe.
Incertains de leur capacité de résistance à la contre-offensive ukrainienne, les Russes veulent saboter le potentiel énergétique ukrainien avant d’évacuer les territoires. Politique de « terre brûlée » appliquée en 2014, lorsque, après avoir aidé les milices du Donbass à résister à l’armée ukrainienne, ils avaient déménagé le matériel des usines avant de se retirer.

L’hypothèse pouvant expliquer une attaque ukrainienne s’inscrit en miroir inversé des intérêts russes.

Les territoires annexés par la Russie pourraient être privés d’eau et d’électricité et ainsi fixer l’attention de la Russie sur la résolution de ces problèmes, lui aliéner le soutien des populations et la mettre en difficulté pendant l’offensive en préparation. La coupure des approvisionnements en eau et électricité de la Crimée avait déjà été utilisée entre 2014 et 2022. Enfin, dans les champs politique et médiatique, cette action détériore encore plus l’image de la Russie auprès de la communauté internationale notamment de l’OTAN, et de l’Union européenne, etc., qui dénoncent cet acte qui « démontre une fois de plus la brutalité de la guerre menée par la Russie[1] ». Cette hypothèse s’inscrirait dans la ligne d’action psychologique préparatoire à l’offensive. Ligne d’action qui semble se dérouler depuis quelques semaines, notamment par les actions commandos sur le territoire russe lui-même.

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[1] Jens Stoltenberg sur Twitter : ‘The destruction of the Kakhovka dam today puts thousands of civilians at risk and causes severe environmental damage. This is an outrageous act, which demonstrates once again the brutality of #Russia’s war in #Ukraine”. (@jensstoltenberg)

Sénégal : la démocratie en danger ?

ven, 02/06/2023 - 18:36

Au Sénégal, le jeudi 1er juin Ousmane Sonko, président du parti d’opposition PASTEF (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité), a été condamné à deux ans de prison ferme pour « corruption de la jeunesse » dans un procès pour viol et menace de mort, deux charges pour lesquelles il a été acquitté. Il a aussitôt contesté le verdict, dénonçant un complot visant à le rendre inéligible aux élections présidentielles de 2024 face à l’actuel président Macky Sall, soupçonné de vouloir se représenter pour un troisième mandat pourtant illégal d’un point de vue constitutionnel. Des violences ont éclaté dans tout le pays : neuf personnes ont déjà été tuées dans des affrontements entre la police et ses partisans.
Le Sénégal risque-t-il, dans la continuité de cette affaire, de s’enfoncer dans une crise démocratique ?

Macron en fait-il trop pour les pays de l’Est ?

jeu, 01/06/2023 - 17:10

 

Mercredi 31 mai, Emmanuel Macron a prononcé un discours à Bratislava (Slovaquie), à l’occasion du forum Globsec, un forum d’orientation atlantisme axé sur les questions de sécurité régionale. Cette première participation de la France est destinée à envoyer un message aux pays d’Europe de l’Est, avec qui la France entretient des relations délicates en raison de ses tentatives passées de dialogue avec la Russie. Le président français a constaté l’échec géopolitique de la Russie. Il a également mis en avant l’aide importante apportée par l’Union européenne à l’Ukraine, insistant sur la nécessité de fonder une sécurité européenne moins dépendante des États-Unis. Sans parler d’une intégration dans l’OTAN, il a proposé d’offrir à Kiev des garanties formelles de sécurité. Mais Emmanuel Macron est aussi revenu sur les positions de la France ces dernières décennies, tant dans son attitude vis-à-vis de Vladimir Poutine, que dans ses relations avec les pays d’Europe de l’Est, critiqués notamment par Jacques Chirac pour leurs positions sur l’Irak. Reprenant le narratif de ces pays, Emmanuel Macron n’est-il pas allé trop loin ?

L’analyse de Pascal Boniface

Victoire d’Erdogan en Turquie : quelles conséquences sur la scène internationale ?

jeu, 01/06/2023 - 12:47

Dimanche 28 mai, Recep Tayyip Erdogan a remporté le second tour de l’élection présidentielle avec 52,16% des voix. À 69 ans, le chef d’État sortant a battu son opposant Kemal Kiliçdaroglu, marquant ainsi sa quinzième victoire électorale consécutive. Salué par de nombreux chefs d’État, dont Emmanuel Macron, pour sa réélection, Erdogan incarne pour beaucoup l’assurance que la Turquie conservera son statut d’acteur géopolitique clé et intransigeant dans la défense de ses intérêts nationaux. Quel bilan peut-on tirer de la réélection d’Erdogan ? Quelle sera l’évolution de ses relations avec les pays de la région ? La Turquie jouera-t-elle un rôle crucial dans la résolution du conflit entre la Russie et l’Ukraine ? Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, spécialiste de la Turquie et du Moyen-Orient, répond à nos questions.

 

Comment expliquer la réélection de Recep Tayyip Erdogan en Turquie ?

La principale explication de la réélection du président sortant réside dans les nombreux défis auxquels la Turquie est confrontée, qu’ils soient d’ordre économique, social ou géopolitique. Une large partie de l’électorat a considéré qu’Erdogan était vraisemblablement le mieux placé pour les relever, en raison de sa stature d’homme fort, une réalité incontestable. Son expérience et sa capacité à faire valoir la Turquie face aux grandes puissances ont également joué en sa faveur. En revanche, l’opposition, représentée par Kemal Kiliçdaroglu à la tête d’une coalition de six partis, a été perçue, avec raison, comme hétéroclite. Le choix de la stabilité s’est donc imposé.

Deuxièmement, il convient de souligner qu’Erdogan, depuis de nombreuses années, a parfaitement saisi la réalité sociologique de sa majorité électorale. Il a su capter les aspirations conservatrices de cette majorité, profondément imprégnée de valeurs religieuses. Il y a eu une sous-estimation de la part de nombreux analystes des réalités sociales et politiques prévalant dans « l’Anatolie profonde » et sur les bords de la mer Noire. Bien que de nombreuses critiques soient fondées à l’égard du bilan de R. T. Erdogan, ces deux facteurs combinés expliquent en large partie la victoire de Recep Tayyip Erdogan.

Enfin, un troisième élément, probablement moins important, mérite d’être souligné. Entre les deux tours, le candidat de l’opposition, Kiliçdaroglu, a adopté un discours fermement hostile envers les réfugiés. Un changement de cap, non seulement tactique, mais aussi stratégique par rapport à ses déclarations antérieures, s’est avéré préjudiciable. Modifier de manière si radicale sa stratégie électorale en plein milieu de la campagne, entre les deux tours, a constitué une erreur majeure et a désorienté une partie de son électorat.

Au cours des vingt dernières années, le président sortant et son parti l’AKP ont su construire une base sociale et électorale solide. Cela explique pourquoi Erdogan a remporté 14 élections successives, même si l’analyse des résultats électoraux de 2015 peut être nuancée, qu’elles soient locales, législatives, présidentielles ou référendaires. Cette 15e victoire n’est donc pas le fruit du hasard, mais plutôt le résultat d’un travail de longue haleine. L’AKP est une véritable machine électorale, parfaitement organisée, dotée d’une riche expérience et de ressources considérables grâce à sa symbiose avec l’appareil d’État, certains parlant même d’un Etat-AKP. De plus, les médias, largement contrôlés par des proches d’Erdogan, jouent un rôle déterminant, puisqu’environ 80 % de ceux-ci sont considérés être entre les mains du pouvoir en place, comme en témoigne le différentiel de temps de parole de 1 à 60 entre Erdogan et son opposant durant le mois précédant le premier tour sur la principale chaîne de télé publique.

 

L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, qui étaient auparavant rivaux de la Turquie, ont promis à Erdogan d’importants investissements sur le sol turc pendant sa campagne électorale. Que peut-on conclure de cette situation ? Le nouveau mandat d’Erdogan annonce-t-il l’ancrage du rapprochement entre la Turquie et les pays du Golfe, mais aussi avec l’Égypte et Israël ?

Il existait en effet des tensions très marquées, voire des ruptures politiques – mais jamais diplomatiques -, notamment du fait des positions diamétralement opposées défendues, en particulier au cours des soulèvements dans les pays arabes en 2011-2012, où chacun avait soutenu des camps différents. Ainsi, Erdogan et la Turquie ont adopté une posture de soutien à l’islam politique, principalement incarné par les Frères musulmans, tandis que des pays tels que l’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis ont tout fait pour affaiblir la capacité des Frères à s’imposer sur la scène politique, voire même à accéder au pouvoir, comme cela fut brièvement le cas en Égypte jusqu’au coup d’Eta fomenté contre eux en 2013. Depuis lors, des divergences très fortes s’étaient cristallisées sur fond de rivalités pour s’assurer le leadership régional.

Cela étant, on observe ces trois dernières années une normalisation progressive des relations entre les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et la Turquie, découlant de la volonté des deux premiers de former des partenariats régionaux afin de contrer l’influence de l’Iran, devenu une préoccupation majeure ; Erdogan a compris, quant à lui, qu’il ne pouvait pas rester isolé dans la région. Chacun y trouvant ainsi son intérêt, un processus de réconciliation s’est engagé.

Dans le cas d’Israël, la logique est similaire bien que les raisons soient différentes. Après une période de tensions très vives entre Ankara et Tel-Aviv, nous constatons depuis un peu plus de deux ans maintenant un processus de rapprochement, toutes deux ayant un intérêt à se réconcilier et à fluidifier leurs relations.

Ces rapprochements, dans le cas de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, se sont déclinés par l’octroi d’une aide financière conséquente au régime au pouvoir en Turquie, via le versement de prêts financiers avantageux largement utilisés par Erdogan dans le cadre de sa campagne populiste et clientéliste : augmentation du salaire minimum, réduction de l’âge du départ à la retraite, promesse de reconstructions rapides dans les régions affectées par les séismes du mois de février 2023, etc. Il est très probable que cette aide des États arabes du Golfe se poursuive à l’avenir sous une autre forme qui reste à négocier. Le processus de rapprochement entre la Turquie et ces pays va donc se confirmer et s’approfondir.

De nombreuses tensions ont également été observables entre l’Égypte et la Turquie. Si le processus de rapprochement est moins avancé, Le Caire vient néanmoins tout juste d’annoncer le retour de son ambassadeur à Ankara, indicateur d’une réconciliation en cours. Erdogan et le président maréchal al-Sissi s’étaient déjà rencontrés il y a quelques mois et s’étaient serré la main, alors qu’Erdogan avait juré qu’il ne le ferait jamais avec cet homme, tenu pour responsable du coup d’État contre les Frères musulmans. Si les relations s’apaisent, la présence de nombreux Frères musulmans réfugiés politiques à Istanbul reste un dossier contentieux. On peut s’attendre à des tractations qui se concluront par le renvoi de certains membres des Frères musulmans, c’est à peu près certain.

Dans ce processus de réconciliation, la dernière grande question régionale qui reste en suspens concerne celle de la relation à la Syrie. Dans ce cas la question est loin d’être réglée et connaîtra probablement de multiples évolutions au cours des mois à venir.

 

Plusieurs projets relient toujours aujourd’hui Moscou et Ankara, notamment le projet du gazoduc Turkstream. Alors que la guerre se poursuit en Ukraine, quelles sont les perspectives d’évolution des relations entre la Russie et la Turquie d’une part, et entre la Turquie et l’Ukraine d’autre part ? Ankara a-t-elle un rôle à jouer dans la résolution du conflit russo-ukrainien ?

La Turquie entretient de longue date des relations très étroites à la fois avec la Russie et avec l’Ukraine. Cela a permis à Erdogan de se placer rapidement en médiateur lorsque la guerre a éclaté. Le président turc n’a cependant fait preuve d’aucune ambiguïté à l’égard de l’agression russe envers l’Ukraine, qu’il a condamnée immédiatement et explicitement. Quelques jours plus tard, il a fermé le détroit du Bosphore et le détroit des Dardanelles aux navires russes. Néanmoins, il continue de dialoguer avec les deux parties, et il a raison de le faire.

Pour envisager une solution politique, il sera en effet nécessaire de continuer à dialoguer avec les deux parties. Au sein de l’OTAN, cela suscite des réactions négatives de quelques États membres à l’encontre de Erdogan. Pour autant, contrairement à certaines assertions ne se pose aucunement la question de la sortie de la Turquie de l’alliance transatlantique. Les alliances stratégiques fondamentales seront maintenues. Cela n’empêchera pas R. T. Erdogan de continuer à dialoguer et de maintenir des relations très étroites avec Poutine. La poursuite des livraisons d’hydrocarbures russes à la Turquie étant notamment d’une importance vitale.

La Turquie est en effet un pays industrialisé et donc dépendant aux hydrocarbures, mais il n’y en a pas une goutte sur son territoire. Si des gisements ont été découverts en mer Noire, ils ne sont pas encore exploités. Par conséquent, la Turquie est obligée d’entretenir ses relations avec l’Iran et l’Irak, entre autres, mais aussi donc avec la Russie, qui joue un rôle déterminant dans l’approvisionnement en gaz pour l’industrie et les particuliers.

Le plus souhaitable, et le plus tôt sera le mieux, est la signature d’un accord de cessez-le-feu, voire d’un accord de paix entre les différentes parties, dans lequel la Turquie jouera un rôle essentiel, cela est certain. Erdogan a manifesté l’hubris de la victoire, notamment après l’accord sur les céréales conclu en juillet 2022, affirmant que grâce à la Turquie, la paix allait revenir. C’est évidemment exagéré : il ne pourra pas y parvenir seul, mais il ne pourra pas non plus être absent de ces processus.

Cette situation agace les États-Unis et la plupart des pays de l’OTAN qui aimeraient que la Turquie décide de rompre ses liens avec la Russie, ce qu’Erdogan ne fera pas. En la matière, le président turc agit de la même manière que de nombreux autres pays qui ont condamné l’agression russe, mais n’appliquent pas les sanctions. Cela fait partie du processus dit de « désoccidentalisation du monde », où nombre de pays refusent d’appliquer ces sanctions à la Russie, car cela va à l’encontre d’intérêts nationaux jugés désormais prioritaires. Les pays occidentaux ont du mal à l’entendre, mais c’est un fait irréversible. La Turquie est partie à ce mouvement général, il va falloir que les puissances occidentales l’acceptent et en tirent les conclusions.

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