En cette fin de siècle, la dynamique dominante est la mondialisation de l'économie. Elle se fonde sur l'idéologie de la pensée unique, laquelle a décrété qu'une seule politique économique est désormais possible, et que seuls les critères du néolibéralisme et du marché (compétitivité, productivité, libre-échange, rentabilité, etc.) permettent à une société de survivre dans une planète devenue une jungle concurrentielle. Sur ce noyau dur de l'idéologie contemporaine viennent se greffer de nouvelles mythologies, élaborées par les grands médias de masse, qui tentent de faire accepter aux citoyens le nouvel état du monde.
La marchandisation généralisée des mots et des choses, de la nature et de la culture, des corps et des esprits, qui est la caractéristique centrale de notre époque, place la violence (symbolique, politique et sociologique) au cœur du nouveau dispositif idéologique. Celui-ci, plus que jamais, repose sur la puissance des médias de masse, en pleine expansion à cause de l'explosion des nouvelles technologies. Au spectacle de la violence et à ses effets mimétiques s'ajoutent de plus en plus, de manière très insidieuse, des formes neuves de censure et d'intimidation qui mutilent la raison et oblitèrent l'esprit.
Alors que triomphent, apparemment, la démocratie et la liberté dans une planète partiellement débarrassée des régimes autoritaires, reviennent en force paradoxalement les censures, les colonisations culturelles et, sous des aspects fort divers, les manipulations des esprits. De nouveaux et séduisants « opiums des masses » proposent une sorte de « meilleur des mondes », distrayant les citoyens et les détournant de l'action civique et revendicative.
Dans ce nouvel âge de l'aliénation, les technologies de la communication jouent, plus que jamais, un rôle central. A l'heure des messages planétaires, il faut se demander si, en Europe, une certaine culture n'est pas menacée de mort (1). Car la nouvelle guerre du multimédia pourrait entraîner une aussi grave défaite pour l'Europe, dans sa confrontation avec les États-Unis, que celles subies naguère dans les domaines du cinéma et de la télévision. Et qui ont favorisé l'actuelle colonisation culturelle.
Dans l'Europe des Quinze, de 1985 à 1994, le nombre d'entrées dans les cinémas, pour voir des films américains, est passé de 400 à 520 millions, faisant progresser leur part de marché de 56 % à 76 %. Le solde commercial de l'audiovisuel européen face aux États-Unis s'est fortement dégradé en dix ans : de 0,5 milliard de dollars en 1985 les pertes sont passées à 4 milliards de dollars en 1995… Ce qui a entraîné, sur l'ensemble de l'Union, la disparition de quelque 250 000 emplois...
La situation de la télévision est semblable. Sur les quelque 50 chaînes européennes à diffusion nationale « en clair » - ce qui exclut les réseaux câblés et les chaînes cryptées -, les films américains représentaient, en 1993, 53 % de la programmation.
Les industries de l'audiovisuel (télévision, vidéo, dessins animés, jeux électroniques) et du cinéma constituent, pour les Etats-Unis, le premier poste d'exportation et le premier pourvoyeur de devises, devant l'industrie aérospatiale. C'est pourquoi tout ce qui freine l'expansion des produits audiovisuels américains est si âprement combattu par le département du commerce de Washington.
Cette agressivité pourrait s'accentuer car le paysage audiovisuel mondial est en passe de connaître de nouveaux bouleversements provoqués par l'extension rapide de la télévision numérique par satellite, qui, sur un même canal, permet de diffuser jusqu'à dix fois plus de programmes. En France, trois « bouquets numériques » (CanalSatellite, TPS et AB Sat) sont désormais proposés avec une offre globale de presque cent chaînes. Aux États-Unis, Direc-TV et USSB commercialisent deux bouquets respectivement composés de 175 et de 25 chaînes.
Ces perspectives avivent une concurrence féroce entre les Etats-Unis, l'Europe et l'Asie. Philips et Sony viennent d'annoncer le lancement du disque vidéo numérique (digital video disc, DVD), qui pourrait révolutionner la hi-fi familiale en remplaçant le disque compact, le cédérom, et la cassette vidéo, et en offrant des capacités de stockage d'informations inégalées en qualité numérique.
Les grands groupes de communication procèdent à un double mouvement de concentration : d'une part pour le contrôle des sources (fiction, information, publicité), et, d'autre part pour le contrôle des trois paliers de l'audiovisuel (production, droits sur les programmes, canaux de diffusion). Ils aspirent à devenir des groupes à vocation hégémonique. Ainsi, le droit des citoyens au pluralisme de l'information - un des fondements de la démocratie - se trouve amoindri. On peut se demander également si une nation qui ne maîtrise plus la production de ses images ni le contrôle des nouvelles technologies est encore une nation souveraine.
Déjà peu fiable, le système d'information se trouve confronté à cette révolution radicale que certains comparent à l'invention de l'imprimerie par Gutenberg. En assemblant les talents multiples de médias dispersés (auxquels s'ajoutent la télécopie, la télématique et la monétique), le multimédia marque une rupture et pourrait bouleverser tout le champ de la communication. Ainsi que la donne économique.
Certains rêvent d'un marché parfait de l'information et de la communication, totalement intégré grâce aux réseaux électroniques et satellitaires, sans frontières, fonctionnant en temps réel et en permanence ; ils l'imaginent construit sur le modèle du marché des capitaux et des flux financiers…
De nouveaux objets culturels (cédérom, logiciels éducatifs, micro-ordinateurs personnels, lecteurs de vidéodisques, téléordinateurs, terminaux multimédias, consultation en ligne sur Internet de sites culturels, etc.) et de nouveaux services (exploration de banques de données au bureau ou à domicile, télétravail, Internet) naissent du mariage de l'informatique, de la télévision, du téléphone et du satellite.
Tout cela modifie la définition même de la « liberté d'expression ». La liberté d'expression des citoyens est directement mise en concurrence avec la « liberté d'expression commerciale », présentée comme un nouveau « droit de l'homme ». On assiste à une tension constante entre la « souveraineté absolue du consommateur » et la volonté des citoyens garantie par la démocratie.
Autour de cette revendication de « liberté d'expression commerciale » se structurent désormais les actions de lobbying des organisations interprofessionnelles (annonceurs, agences publicitaires et médias) (2). Cette « liberté d'expression commerciale » est indissociable du vieux principe, inventé par la diplomatie américaine, du libre flux d'informations, qui a toujours fait peu de cas de la question des inégalités en matière de communications.
La doctrine de la mondialisation aligne la liberté tout court sur la liberté de faire du commerce. L'Organisation mondiale du commerce (OMC), où la communication est classée comme « service », est d'ailleurs devenue le lieu central des débats sur le nouvel ordre communicationnel.
Les géants des télécommunications se livrent à une féroce compétition. La norme globale de l'avenir ? La propriété privée de toutes les structures qui constituent la plate-forme du cyberespace. Les grandes firmes espèrent coloniser le cyberespace, ce qui leur permettra d'envisager la conquête d'Internet (3). Car la bataille décisive, à l'échelle planétaire, a pour enjeu le contrôle des trois secteurs industriels - ordinateurs, télévision, téléphonie - qui fusionnent désormais sur Internet. Le groupe qui régnera sur Internet dominera le monde de la communication de demain, avec tous les risques que cela suppose pour la culture et pour la liberté d'esprit des citoyens.
Un tel ouragan d'ambitions, déclenché par le défi du multimédia, pouvait-il épargner la presse écrite ? Beaucoup de grands journaux appartiennent déjà à des mégagroupes de communication, et les rares titres encore indépendants, fragilisés par la chute des recettes publicitaires, sont désormais convoités par des pouvoirs financiers. Une enquête a révélé que la confiance des Français dans les médias s'est effondrée (4). En un an, le nombre de ceux qui acceptent la manière dont la presse rapporte les événements est passé de 56 % à 45 %, une baisse de onze points ! Et à l'égard de la télévision la chute - de 60 % à 45 % - est de quinze points !
Une telle suspicion montre que les citoyens ne sont pas dupes ; qu'ils savent résister à l'endoctrinement médiatique. Pourront-ils résister aussi à l'encerclement de l'idéologie dominante ? Sauront-ils suivre les pistes suggérées par quelques créateurs et artistes qui proposent de « faire exploser » l'inhumaine société néolibérale ?
(1) Lire « L'agonie de la culture ? », Manière de voir, n° 19, septembre 1993.
(2) Lire Armand Mattelart, « Les nouveaux scénarios de la communication mondiale », Le Monde diplomatique, août 1996.
(3) Lire « Internet, l'extase et l'effroi », Manière de voir, Hors-série, octobre 1996.
(4) La Croix, 24 janvier 1995.
Les négociations autour du grand marché transatlantique et du traité de libre-échange transpacifique s'accompagnent d'innombrables promesses de la part des gouvernements et des entreprises : créations d'emplois, croissance, ouverture de nouveaux marchés, amélioration des relations diplomatiques, etc. Cette partition fut déjà jouée sur l'air d'une célèbre chanson de Dalida (« Paroles, paroles ») au début des années 1990, au sujet de l'Accord de libre-échange nord-américain (Alena). Entré en vigueur le 1er janvier 1994, ce marché commun devait diriger le Mexique, les Etats-Unis et le Canada vers un avenir radieux. Vingt ans plus tard, un rapport publié par Public Citizen's Global Trade Watch (1) permet de dresser un bilan.
Promesse Réalité En 1993, Gary Hufbauer et Jeffrey Schott, chercheurs au Peterson Institue for International Economics (PIIE), expliquent que l'Alena permettra d'augmenter l'excédent commercial des Etats-Unis par rapport au Mexique, avec à la clé la création de 170 000 emplois dans les deux ans suivant l'entrée en vigueur du traité. Moins de deux ans après la mise en place de l'Alena, Hufbauer reconnaît que ses hypothèses en matière d'emploi étaient erronées. Il explique alors au Wall Street Journal : « L'effet de l'Alena en matière d'emploi est proche de zéro… La leçon pour moi, c'est que je ne dois pas m'aventurer sur le terrain des prévisions. »En effet, l'Alena n'a pas créé les centaines de milliers d'emplois promis aux Etats-Unis. En 2004, l'Economic Policy Institute (EPI) estimait que l'Alena avait contribué à la disparition d'un million d'emplois dans le pays. L'EPI a aussi calculé que l'augmentation du déficit commercial des Etats-Unis vis-à-vis du Mexique a détruit à elle seule environ 700 000 emplois entre 1994 et 2010.
Certains défenseurs de l'Alena reconnaissent que le traité pourrait entraîner des suppressions d'emplois aux Etats-Unis. Mais, assurent-ils, les travailleurs américains en sortiront quand même gagnants : ils pourront acheter des produits importés moins chers. Pour de nombreux produits de consommation, la promesse d'une baisse des prix n'est jamais devenue réalité. Bien que les importations de denrées alimentaires depuis le Canada et le Mexique aient augmenté de 239% depuis l'entrée en vigueur de l'Alena, le prix moyen des aliments aux Etats-Unis s'est renchéri de 67%. Les éleveurs et les agriculteurs des Etats-Unis sont les travailleurs qui profiteront le plus de l'Alena : les exportations agricoles augmenteront considérablement, promettent les partisans du traité en 1993. Les exportations agricoles des Etats-Unis se sont accrues depuis l'Alena, mais les importations ont encore plus augmenté. Ainsi, concernant les produits agricoles, le déficit commercial annuel moyen des Etats-Unis par rapport au Canada et au Mexique a augmenté de 174% entre les périodes 1988-1993 et 1994-1999. « Nous espérons 7,5 milliards de dollars de ventes supplémentaires au cours des dix prochaines années. Ces ventes pourraient permettre de créer dix mille emplois chez General Electric et ses fournisseurs. Nous croyons ardemment que ces emplois dépendent du succès de ce traité. » (M. Michael Gadbaw, responsable international de General Electric, 21 octobre 1993.) General Electric a supprimé 4 936 emplois aux Etats-Unis depuis la mise en place de l'Alena, à cause des importations en provenance du Canada et du Mexique ou de la décision de délocaliser une partie de la production dans ces pays. « Grâce à l'Alena, Chrysler prévoit d'exporter 25 000 véhicules au Mexique et au Canada en 1995, et 80 000 en l'an 2000. Ces ventes permettront la création de 4 000 emplois aux Etats-Unis en 1995, chez Chrysler et ses fournisseurs. » (« Nafta : We need it. How US companies view their business prospects under Nafta », National Association of Manufacturers, novembre 1993.) Chrysler a supprimé 7 743 emplois aux Etats-Unis depuis la mise en place de l'Alena, à cause des importations en provenance du Canada et du Mexique ou de la décision de délocaliser une partie de la production dans ces pays. « L'Alena éliminera les incitations à délocaliser nos activités au Mexique. Les entreprises américaines serviront mieux le marché mexicain en exportant qu'en délocalisant. Caterpillar considère que la diminution des droits de douanes, conjuguée à l'augmentation de la croissance, accroîtra la demande au Mexique de 250 à 350 machines par an. »(Trade Partnership, « The impact of Nafta on Illinois », Washington, D.C., juin 1993.)
Caterpillar a supprimé 4 936 emplois aux Etats-Unis depuis la mise en place de l'Alena, à cause des importations en provenance du Canada et du Mexique ou de la décision de délocaliser une partie de la production dans ces pays.Depuis 2008, Caterpillar a licencié 483 travailleurs de son usine de Mapleton (Illinois), pour cause de délocalisation d'une partie de la production au Mexique. La multinationale a aussi licencié 105 employés de Pendergrass (Géorgie), du fait de l'augmentation des importations depuis le Mexique.
Selon le président mexicain de l'époque, M.Carlos Salinas de Gortari, cet accord contribuera à réduire le flux des migrants quittant le Mexique pour se rendre aux Etats-Unis : « Le Mexique préfère exporter ses produits que ses habitants », explique-t-il en 1993 avant d'ajouter que les Etats-Unis ont le choix entre « accueillir les tomates mexicaines ou accueillir les migrants mexicains qui cultiveront ces tomates aux Etats-Unis. » Pendant les trois années précédant l'adoption de l'Alena, le nombre de migrants mexicains rejoignant chaque année les Etats-Unis était stable. Puis celui-ci est passé de 370 000 en 1993 à 770 000 en 2000. Cette augmentation coïncide avec l'inondation du marché mexicain par le maïs subventionné produit aux Etats-Unis.Le nombre de clandestins mexicains aux Etats-Unis a augmenté de 144% depuis l'Alena, passant de 4,8 millions de personnes en 1993 à 11,7 millions en 2012.
Grâce au développement des échanges avec les Etats-Unis et le Canada, l'Alena entraînera une augmentation du taux de croissance au Mexique. Depuis 1994, au Mexique, le taux de croissance annuel moyen par habitant s'élève à un dérisoire 1,1%. Ainsi, après vingt ans d'Alena, la croissance mexicaine cumulée s'établit à 24%.Par contraste, entre 1960 et 1980, le produit intérieur brut par habitant de ce pays avait augmenté de 102%, c'est-à-dire 3,6% de moyenne annuelle. Si le Mexique avait continué à ce rythme, il serait aujourd'hui proche du niveau de vie européen.
Selon ses partisans, l'Alena offrira la possibilité de renforcer et d'améliorer les liens unissant les Etats-Unis, le Mexique et le Canada. Le Mexique et le Canada comptent parmi les pays qui s'opposent le plus souvent à la politique des Etats-Unis, dans le cadre de l'Alena, mais aussi à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) où le Canada a déposé trois fois plus de recours contre les Etats-Unis que ceux-ci n'en ont émis contre lui. Après l'Union européenne, le Canada a lancé plus de recours à l'OMC contre les Etats-Unis que n'importe quel autre pays. Le Mexique prend quant à lui la quatrième place sur la liste des pays défiant les Etats-Unis à l'OMC.(1) Public Citizen's Global Trade Watch, « Nafta's 20-year legacy and the fate of the Trans-Pacific Partnership » (PDF), Washington, D.C., 2014.
Un phénomène que personne n'avait vraiment vu venir a beaucoup contribué au redressement économique de l'Islande : l'irruption des touristes. En 2010, le pays accueillait 486 000 visiteurs et l'office du tourisme en espérait 745 000 dans ses projections les plus optimistes pour 2020 (1). On devrait en dénombrer au moins 1,7 million en 2016, sans compter les 4,8 millions de passagers qui n'ont fait que transiter par l'aéroport international de Keflavík (2). En 2015, cette activité a représenté près du tiers des recettes d'exportation, soit davantage que les produits de la pêche (23 %) ou l'aluminium (20 %).
Les acteurs du secteur multiplient les anecdotes relatives à la surfréquentation de certains sites, en particulier dans le Sud-Est. Beaucoup commencent à redouter le nouvel essor de 26 % annoncé pour l'an prochain. « Nous avons vraiment besoin de freiner, de maîtriser cette croissance pour éviter d'être débordés par elle », explique Edward H. Huijbens, directeur du Centre de recherche sur le tourisme islandais de l'université d'Akureyri. « Qui doit construire les routes, les toilettes, et les entretenir ? Les petites municipalités n'en ont pas les moyens. Il est urgent d'introduire une taxe qui ralentirait cette expansion tout en permettant de financer les infrastructures nécessaires. »
Outre les problèmes d'hébergement et d'accès aux sites se pose la question de la main-d'œuvre : « Si nous continuons à ce rythme, estime cet universitaire, il faudra faire venir de dix mille à quinze mille travailleurs étrangers d'ici à 2020. Déjà, à Keflavík, la compagnie Icelandair a racheté des locaux de l'ancienne base américaine pour loger des Polonais employés à l'aéroport. Cet essor ne résulte pas d'une véritable politique ni d'une vision stratégique. Il serait temps d'en avoir une. »
Cas unique de terres émergées sur la dorsale qui sépare les plaques de l'Eurasie et de l'Amérique, l'île présente des formations géologiques étonnantes (failles, geysers, volcans, glaciers) et de vastes étendues sauvages. Mais l'attirance croissante pour la nature, voire « l'aventure », risque d'entrer en contradiction avec le tourisme de masse, qui finit par dégrader et même détruire ce qui a motivé son développement.
(1) « Tourism in Iceland in figures », office du tourisme d'Islande, février 2010, www.ferdamalastofa.is
(2) « Tourism in Iceland in figures », mai 2016.
Le pays de la course permanente au dollar, du chacun-pour-soi, sans pitié pour les pauvres. Où perdure un racisme rampant et meurtrier ; où tout le monde est armé et sous la surveillance de « Big Brother », dans la plus grande prison du monde. Le pays de la malbouffe, sans aucune sécurité alimentaire, où le climato-scepticisme s'enseigne dès l'école. Surarmé et en guerre permanente, sous le regard de Dieu, omniprésent.
Un inventaire argumenté, accablant, des bonnes raisons de détester une certaine Amérique, détaillé par un journaliste désabusé qui sillonne le pays depuis cinq ans. Et qui, correspondant de TF1, la télévision privée de M. Martin Bouygues, ne peut guère être soupçonné d'être un agent de la Corée du Nord.
Les Arènes, Paris, 2016, 233 pages, 19,80 euros.
D'AT&T aux États-Unis à SFR en France, un mot d'ordre circule comme une traînée de poudre : la convergence entre télécoms et médias. Suivant cette stratégie, les propriétaires de réseaux numériques et téléphoniques rachètent des journaux ou des télévisions en difficulté pour remplir leurs tuyaux. Mais ces opérations cachent souvent des enjeux très terre à terre…
Julian Trevelyan. – « Bolton Mills » (Moulins de Bolton), 1938 © Bolton Museum And Art Gallery, Lancashire, Uk / Bridgeman ImagesL'avenir des journaux résiderait-il dans leur intrication avec les offres d'acteurs des télécommunications ? Le rachat en mai par SFR de Libération, L'Express, L'Expansion, Lire ou L'Étudiant, en même temps que son acquisition à 49 % de BFM TV et de RMC, a remis au goût du jour une idée en vogue au tout début des années 2000, lorsque M. Jean-Marie Messier présidait aux destinées de Vivendi Universal : la convergence entre le téléphone et les médias. L'application SFR Presse propose ainsi des journaux aux dix-huit millions d'abonnés de l'opérateur détenu par M. Patrick Drahi. Après avoir été achetée par des annonceurs et de moins en moins par des lecteurs, la presse écrite va-t-elle devoir son salut à des distributeurs cherchant à fidéliser leur clientèle ou à en conquérir une nouvelle ?
Fin juin 2016, trois millions de clients de SFR avaient téléchargé l'application, qui s'est élargie à de nouveaux journaux, comme Le Journal du dimanche, Le Parisien ou Midi libre. On pourrait n'y voir qu'une manipulation fiscale. Dans la facture de l'abonné, la valorisation de cet éventail de publications, à 19,90 euros, atteint les deux tiers d'un forfait moyen combinant téléphone, Internet et télévision. Cela donne à SFR la possibilité d'appliquer sur ces deux tiers de la facture de millions de clients un taux de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) particulier, réservé à la presse : 2,1 % au lieu de 20 %. Un tour de passe-passe qui permet d'économiser chaque année plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de millions d'euros.
Mais la convergence est aussi le nom aimable d'une dépendance étroite à l'égard d'un opérateur de télécommunications. SFR gâte ses abonnés avec des médias pour les retenir et pour revaloriser ses offres tarifaires. De leur côté, les éditeurs de presse trahissent encore davantage les intérêts de leurs lecteurs dans l'espoir de cibler un public susceptible d'attirer de la publicité. En échange, les journaux ne peuvent espérer que quelques centimes par exemplaire téléchargé.
Se profile aussi la fusion des régies commerciales de SFR, d'Altice Media et de NextRadioTV (BFM TV, RMC…) au sein d'une nouvelle entité commune. « SFR a décidé de s'étendre dans les médias non seulement pour se différencier, mais aussi pour remettre la main sur une partie de la publicité qui a été captée par les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) », déclare son président-directeur général (PDG), M. Michel Combes (1). L'accès à l'identité de l'abonné SFR permet d'ores et déjà de lui envoyer une publicité personnalisée, ce qui a inspiré à M. Alain Weill, président de NextRadioTV et directeur général de SFR Media, une réflexion pénétrante sur les enjeux contemporains du journalisme : « Ceux dont on sait qu'ils ont un chien verront de la réclame pour Canigou sur leurs écrans, tandis que ceux qui ont un chat auront droit à du Ronron (2). »
Avant 2019, M. Drahi dispose d'une option d'achat pour prendre la totalité du capital de NextRadioTV. En infraction avec la règle anticoncentration, dite « du deux sur trois », de la loi sur la communication de 1986, qui interdit de posséder plus de deux médias nationaux, il contrôlerait alors sur le plan national un quotidien (Libération), un hebdomadaire (L'Express), deux chaînes de télévision (BFM TV et RMC Découverte) ainsi que deux radios (RMC et BFM Business). S'y ajoutent des chaînes sportives, ainsi que i24 News, la chaîne d'information pro-israélienne du groupe.
Un outil d'influenceAux yeux de M. Combes, cette convergence va dans le sens de l'histoire. Les grandes manœuvres n'ont-elles pas débuté à l'étranger ? Au Royaume-Uni, British Telecom a acquis les droits du championnat de football britannique et diffuse ses propres chaînes sportives sur ses réseaux, tandis que, à l'inverse, Sky, le bouquet satellite de M. Rupert Murdoch, propose des offres Internet à très haut débit. Aux États-Unis, le câblo-opérateur Comcast vient d'acquérir les studios d'animation DreamWorks, cofondés par Steven Spielberg, après avoir racheté NBC Universal en 2011. De son côté, l'opérateur AT&T a mis la main en 2015 sur le bouquet satellitaire Direct TV ; Verizon s'est emparé d'AOL avant d'avaler Yahoo en juillet dernier. Quant à M. Jeffrey Bezos, le fondateur d'Amazon, qui a racheté le Washington Post pour 250 millions de dollars en 2013, il inclut désormais la lecture gratuite de ce journal pendant six mois dans son offre « Prime », qui compte 50 millions d'abonnés.
« Offrir un accès libre aux nouveaux abonnés par le biais de “Prime” nous permet de connecter des millions de membres dans tout le pays qui n'ont peut-être pas essayé le Post dans le passé », estime le président du Washington Post, M. Steve Hills (The Guardian, 16 septembre 2015). En 2014, une application gratuite de ce quotidien a été développée pour la tablette d'Amazon. En hausse de 63 % sur un an, son audience numérique a dépassé celle du New York Times, avec plus de 70 millions de visiteurs uniques par mois. Parallèlement, M. Bezos a recruté près de 80 développeurs numériques. En rachetant le Washington Post, il a pris possession d'un outil d'influence sur le pouvoir fédéral alors que son groupe était dans le viseur des autorités anticartel et de l'administration fiscale pour ses pratiques monopolistiques et son contournement de l'impôt. En décembre 2015, c'était au tour du géant chinois du commerce en ligne Alibaba de s'assurer l'obligeance de la nomenklatura en rachetant le South China Morning Post, le quotidien en langue anglaise de Hongkong.
« Il n'y a pas de grosse convergence entre la presse écrite et le téléphone mobile », estimait M. Drahi devant la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale en mai 2015. Le propriétaire de SFR et de Numericable en France, de Hot Telecom en Israël, de Portugal Telecom ou de Suddenlink Communications aux États-Unis livrait alors aux députés les raisons de son investissement dans les médias. À l'entendre, il était entré au capital de Libération à la demande d'une journaliste, en apportant 14 millions d'euros, soit « un pour mille » de ce qu'il investissait dans SFR, pour sauver ce journal. En réalité, c'est sur la requête de M. François Hollande que le président-directeur général d'Altice s'est intéressé à ce dossier.
Auparavant, il était certes un magnat des télécoms, mais aussi le « résident suisse » dont la « participation personnelle » était à Guernesey, selon les termes de M. Arnaud Montebourg, qui, lorsqu'il était ministre du redressement productif, disait avoir « des questions fiscales » à lui poser (3). M. Drahi a vite saisi qu'il n'était pas idiot de sauver un quotidien proche du pouvoir quand on prépare la consolidation des télécoms en France sous l'œil avisé de l'opérateur historique Orange, dont l'État détient 23 %. Les opérateurs téléphoniques privés ont à cœur de dissuader la puissance publique d'imposer une réglementation tatillonne qui, par exemple, les contraindrait à assurer une couverture en haut débit des zones les moins profitables afin de lutter contre la « fracture numérique ».
La convergence ne s'est pas imposée d'emblée à M. Drahi. Mais l'acquisition annoncée de NextRadioTV, puis, en septembre 2015, de l'opérateur Cablevision, qui distribue à New York la chaîne News12 et le quotidien régional Newsday, va faire naître la belle histoire des tuyaux qui rencontrent les contenus. « Les médias permettent aux opérateurs télécoms de se différencier et de devenir plus attractifs, tandis que les opérateurs permettent aux médias de bénéficier de leur puissance de distribution, d'accélérer leur développement digital et, grâce aux datas auxquelles les clients autorisent l'accès, d'offrir du sur-mesure à chaque client », vante M. Combes (4). Ces envolées masquent mal une réalité plus terre à terre du technocapitalisme contemporain : la fusion-absorption pour gonfler en taille et augmenter ainsi sa capacité d'endettement. Il s'agit pour M. Drahi de lever une dette qu'il remboursera ensuite avec les profits des entreprises rachetées. Ses créanciers, notamment des banques comme BNP Paribas ou Goldman Sachs, ne sont pas insensibles à la capacité d'influence d'un gros client à risque. « 40 milliards d'euros, la dette folle de Patrick Drahi », pouvait-on lire sur le site de BFM Business en juin 2015, juste avant l'annonce de son rachat partiel par M. Drahi. « Altice : Drahi poursuit son rêve américain », titrait le même site un mois plus tard…
Le magnat marque aussi les médias de son empreinte en taillant dans les effectifs, en gérant chacun de ses actifs avec des méthodes agressives et en favorisant les économies d'échelle, comme en témoigne l'annonce, en juillet, de cinq mille suppressions de postes chez SFR. Accessoirement, l'absorption de chaînes, radios et journaux par l'opérateur téléphonique permet de compenser la perte de chiffre d'affaires liée au départ d'un million d'abonnés et à Altice de se reverser 980 millions d'euros.
Cette stratégie n'est pas du goût de ceux qui s'y sont brûlé les ailes, à l'instar d'Orange. Son PDG, M. Stéphane Richard, a ainsi tourné le dos à la politique de son prédécesseur, qui avait acquis à prix d'or — 200 millions d'euros par an — une partie des droits du championnat de France de football pour la période 2008-2012 et prétendait concurrencer Canal Plus en finançant des films à travers un studio de cinéma. En 2009, l'Autorité de la concurrence a contraint Orange à ne pas réserver à ses seuls abonnés ses chaînes de sport, de cinéma et de séries. L'opérateur investit encore 550 millions d'euros par an dans les contenus, mais essentiellement en produisant une vingtaine de films et en distribuant des séries.
Fondé par M. Xavier Niel, copropriétaire à titre personnel du groupe Le Monde et de L'Obs, le groupe Iliad (Free) s'est, lui, toujours inscrit en faux contre cette stratégie d'imbrication des médias dans des tuyaux. À ses yeux, elle n'a d'intérêt que si elle apporte des contenus exclusifs. Or ces mêmes exclusivités exposent aux foudres des autorités de marché, comme vient de le prouver la décision de l'Autorité de la concurrence de refuser à Canal Plus le droit de distribuer de façon exclusive la chaîne qatarie beIN Sports. Le groupe Telefónica, qui voulait une exclusivité comparable sur le groupe audiovisuel Mediapro, s'est heurté récemment au même désaveu en Espagne.
Pour Free, mieux vaut donc passer des accords de partenariat avec des offres de contenus. Et compter sur sa position dans les médias pour voir relayer des sujets qui lui tiennent à cœur, comme le blocage des publicités YouTube en signe de protestation contre le surcoût de bande passante que l'acheminement des vidéos occasionne aux opérateurs télécoms. « La question qu'il faut se poser est de savoir si le journalisme apporte une valeur ajoutée ou non », estime M. Niel (5). L'autre question, qui ne sera pas posée, concerne l'influence politique qu'apporte le contrôle d'un grand moyen d'information dans une industrie étroitement régulée par l'État…
Le groupe Bouygues est sur la même ligne : il n'a pas spécialement cherché à faire profiter son activité de téléphonie mobile des contenus de TF1. Toutefois, sa force de frappe télévisuelle lui permet d'entretenir ses relations avec les élus et de peser indirectement sur la législation des télécoms. Quant au groupe Bolloré, qui a pris le contrôle de Vivendi (Canal Plus, Dailymotion, Universal Music) et conclu un accord avec Mediaset pour lui reprendre son bouquet de chaînes payantes en Italie, il est certes devenu l'actionnaire de Telecom Italia, avec 24,9 % du capital, et celui, très minoritaire, de l'espagnol Telefónica. Mais la complexité des réglementations nationales l'empêche de diffuser le même contenu sur des canaux de télécommunication soumis à des autorités locales différentes.
C'est donc plutôt pour nouer des partenariats dans la distribution des contenus de Canal Plus ou d'Universal que le groupe Vivendi continue de prendre des participations dans les télécoms, après son désengagement de SFR et du brésilien GVT. Pour M. Vincent Bolloré, les synergies restent très limitées… même si elles sont préconisées entre Vivendi, Canal Plus, Dailymotion et Universal. Du reste, l'ancien PDG de Vivendi lui-même voit désormais les limites d'un tel rapprochement : « Ce débat sur la convergence, je pense qu'il est un peu archaïque aujourd'hui avec l'émergence des réseaux sociaux, déclarait M. Messier le 3 septembre 2015. L'essence de la convergence, c'est l'ubiquité. Ce qui reste vrai, c'est : “ce que je veux, où je veux, quand je veux”. » Bref, il importerait moins d'injecter ses propres contenus dans ses propres tuyaux que de répondre à la demande d'appareils nomades qui permettent de visionner des vidéos ou de lire des journaux dans l'instant et n'importe où. De quelle qualité ? La question n'intéresse pas les industriels. Sur ce plan, tout converge.
(1) Le Figaro, Paris, 1er juin 2016.
(2) Conférence de presse, 27 avril 2016.
(3) Europe 1, 14 mars 2014.
(4) « SFR lance la convergence », juillet 2016, www.communication.sfr.com
(5) Polka, Paris, février 2014.
Les scieries sont le canal d'alimentation des industries du bois. Leur déliquescence a donc logiquement aggravé les difficultés que connaissait déjà l'aval de la filière. Les fabricants français de meubles, parquets, cuisines et huisseries ont dû « s'approvisionner en bois transformé auprès de scieurs étrangers, et ce à des prix plus élevés », explique le scieur Alain Lefebvre. Importer une ressource dont nous disposons localement en abondance… Cette logistique contre nature a fragilisé la compétitivité du secteur, tandis que la Chine, tout à sa stratégie de captation de la valeur ajoutée, a tué la concurrence européenne dans la seconde transformation. Elle s'appuie sans complexe sur une politique protectionniste, avec des taxes sur les importations européennes proportionnelles au degré de finition des produits : 8 % sur les grumes (troncs abattus et ébranchés), 14 % sur le bois scié, 20 % sur les parquets et… 100 % sur les meubles (1). À une question écrite du sénateur du Jura Gérard Bailly (Les Républicains), qui relevait ces termes inégaux des échanges, le ministre de l'agriculture avait répondu : « D'éventuelles mesures visant à rééquilibrer les régimes de taxes pour l'importation de produits transformés ou l'exportation de produits bruts relèvent des compétences exclusives de l'Union européenne et ne peuvent s'ouvrir que dans ce cadre. » Dans les faits, l'Europe n'impose aucune réciprocité et se laisse piller les emplois afférents.
En conséquence, « les acteurs français de la seconde transformation subissent désormais de plein fouet la compétition de produits finis chinois importés en France, fabriqués avec une matière première que nous leur avons vendue ! », s'emporte M. Jean-Marie Leclercq, directeur général de ProfessionsBois en Basse-Normandie. Toute la filière papetière a également été écrasée par la puissante concurrence scandinave. Certains industriels ont délocalisé tout ou partie de leur production, tels la parqueterie Morin ou le groupe Lapeyre. D'autres ont mis la clé sous la porte, comme le papetier M-Real. « Beaucoup souffrent, à l'image des fabricants de mobilier Parisot, Gautier ou Camif. Le parquetier Marty est en liquidation », détaille un scieur sous couvert d'anonymat. « Les jeux sont renversés, constate, stupéfait, M. Jacques Lamblin, député Les Républicains de Meurthe-et-Moselle. Nous faisons office de pays sous-développé ! » La sentence économique n'en est que plus sévère : en 2015, le déficit de la filière bois française avoisinait les 5,5 milliards d'euros. C'est près du double de celui de 1994 et, surtout, le deuxième poste du déficit commercial français… juste après les hydrocarbures.
(1) « Exportation du bois vers la Chine », Journal officiel du Sénat, Paris, 13 juin 2013.
Sur le papier, Bassora, deuxième ou troisième plus grande ville d'Irak, aurait toutes les raisons d'être une métropole plus dynamique que Dubaï, Abou Dhabi, Doha ou Koweït, et pourrait dominer le golfe Arabo-Persique. Son port, Oum Qasr, connecte au reste du monde l'un des principaux pays producteurs de pétrole, qui se trouve être aussi un vaste marché de consommateurs en puissance. Dans la zone, les hydrocarbures abondent et sont particulièrement peu coûteux à exploiter, laissant des marges importantes quelles que soient les variations du prix du baril.
Il n'y a pas si longtemps, la société basraouie était connue pour son cosmopolitisme, ses élites intellectuelles et sa tradition ouvrière — constituant une « vraie ville » qui aurait dû être une plate-forme du commerce régional et une puissance manufacturière. Son arrière-pays, très fertile, se prête à une culture de riz et de dattes autrefois réputée. Et pourtant, quand, à l'arrivée à l'aéroport, on lit sur une banderole « Bassora, paradis de l'investissement », on ne peut que rire et désespérer.
La ville fait très exactement l'effet d'une dystopie de ce qu'on appelait le « tiers-monde ». L'État est à peu près absent, si ce n'est sous la forme d'un gouvernorat. Celui-ci, qui se plaint de ne pas avoir eu de budget depuis 2013, essuie chaque semaine les invectives de manifestants qui n'en démordent pas mais qui ne mobilisent pas vraiment non plus. La multiplication des milices à caractère confessionnel éclipse presque entièrement la maigre présence de forces de sécurité officielles. Les sociétés pétrolières étrangères sont elles aussi invisibles : au mieux, elles recrutent des manœuvres localement quand telle ou telle tribu recourt à la violence pour garantir un peu de redistribution.
L'économie infernale de la ville glisse vite d'aspects déjà ambigus, comme la rente publique (quand les salaires sont payés et les projets financés) et la consommation de biens importés (notamment les voitures), vers les réalités morbides de la corruption endémique, du trafic d'hydrocarbures et du marché de la drogue. Cependant, l'explosion démographique se poursuit dans une urbanisation sauvage.
Bassora est précisément l'inverse d'une cité-État — ce modèle antique qui semble resurgir à mesure que celui de l'État-nation se défait, et qui voit des villes riches en ressources s'organiser de façon autonome. Ici, ceux qui font la loi viennent d'ailleurs. Le gouvernorat reste tributaire d'un système hypercentralisé. Les décisions, même triviales, sont prises à Bagdad, où Bassora dispose de peu de relais : un seul ministre dans un gouvernement rassemblant une trentaine de portefeuilles, et 9 % des élus au Parlement. La classe politique locale représente des partis et des milices exogènes, qui ont à la ville un rapport parasitaire.
La présence massive des tribus est liée à trois phases de migration : l'exploitation des petits paysans par de grands propriétaires terriens durant la première moitié du xxe siècle ; l'assèchement des grands marais du sud de l'Irak par le régime de Saddam Hussein dans les années 1980 et 1990 ; et les bouleversements provoqués par l'invasion américaine en 2003. Certaines tribus particulièrement turbulentes et influentes sont justement celles qui ont apporté avec elles l'habitus le plus éloigné des us citadins : c'est le cas des Garamsha, porteurs d'une forte tradition d'insubordination qui a mûri dans le maquis qu'ont longtemps été les marais (1).
En somme, Bassora se retrouve dans la situation banale de nombreuses zones riches en ressources naturelles, spoliées par leurs propres autorités nationales, qui les traitent comme des colonies : le Baloutchistan pakistanais, l'Est syrien et saoudien, le Sud marocain ou le delta du Niger au Nigeria. Souvent, le sentiment d'injustice qui en découle débouche sur des formes de défiance à l'égard du pouvoir central, voire des rêves d'autonomie. Mais à Bassora, au contraire, les plaintes sont convenues, les menaces de sécession velléitaires, et les initiatives qui suggéreraient une ville prête à en faire davantage pour elle-même inconnues au bataillon.
Les Basraouis donnent plutôt l'impression d'être écartelés entre leurs fantasmes de ce que la ville pourrait être et une résignation totale à son statut de laissée-pour-compte, peut-être parce que l'écart entre espoirs et réalités est devenu tel qu'ils ne sauraient imaginer par où commencer. Les canaux de celle qu'ils aimaient qualifier de « Venise d'Orient » sont désormais remplis de poubelles ; le majestueux Chatt Al-Arab, confluent du Tigre et de l'Euphrate, a des reflets de mazout et sent le gras de poisson. Autant construire tout de suite, diront certains, la plus grande tour du monde, toute une ville verticale qui s'arracherait au bourbier, qui se rêverait dans les étoiles.
En attendant, Bassora est en armes. Des convois paramilitaires circulent sans cesse, hérissés de canons. Les portraits de « martyrs » sont partout. Leurs enterrements rassemblent la société dans des cérémonies très intenses. Et les jeunes combattants se portent généralement volontaires bien plus qu'ils n'y sont contraints. Pourtant, la cause qu'ils épousent est bien lointaine : des batailles à l'autre bout de l'Irak contre l'Organisation de l'État islamique (OEI), qui a si peu sévi à Bassora que les quartiers généraux des milices chiites s'y passent de toute fortification. Il s'agit donc d'une étrange campagne pour sauver un pays qui n'a jamais rendu à la ville la monnaie de sa pièce.
Du reste, la lutte est principalement encadrée par des partis islamistes qui n'inspirent que dégoût ou par des forces paramilitaires souvent inféodées à l'Iran, un voisin encombrant qui suscite moins de sympathie que de critiques : « Les Iraniens méprisent les Arabes, qu'ils soient chiites ou non. Ils nous en veulent toujours pour la guerre des années 1980. Et ils laissent faire les trafics, notamment de drogue, pour s'enrichir à nos dépens. » En glorifiant leurs nombreuses victimes, ces formations se vantent aussi, quelque part, de l'ampleur de leurs pertes. Dans une guerre conventionnelle, un tel affichage de morts à n'en plus finir aurait sur la société un effet profondément démoralisant.
Il n'empêche : le ralliement populaire est plus dynamique et unanimiste que dans n'importe quelle autre partie du pays. Les Basraouis se targuent volontiers de fournir plus de la moitié du mouvement de mobilisation populaire (hashad shaabi en arabe) né de la fatwa lancée en juin 2014 par l'ayatollah Ali Al-Sistani, appelant les Irakiens à soutenir l'appareil de sécurité face à la progression de l'OEI. Quel que soit le chiffre exact, la ville vit au rythme du hashad. Pourquoi tant de sacrifices ?
La réponse renvoie toujours à l'obligation religieuse, au devoir d'obéissance dû à M. Al-Sistani, la « référence suprême » (marja'iyya) au sein du clergé chiite irakien. Or ses avis sont fréquemment ignorés par ailleurs, s'ils contreviennent aux intérêts prosaïques de la classe politique, aux coutumes d'un chiisme populaire vivace, voire exubérant, ou à d'autres normes sociales dominantes. Il peut toujours s'époumoner, appeler les partis à faire des concessions nécessaires et évidentes, ou interdire formellement l'autoflagellation lors des pèlerinages, les obsèques exagérément dispendieuses et le recours au droit tribal : tous ceux qui ont entendu haut et clair l'appel à la mobilisation font subitement la sourde oreille (2).
En effet, le hashad est à l'opposé d'une conscription : c'est un vrai mouvement social, ancré dans un imaginaire et des pratiques structurantes au sein d'une société chiite qui se sent trahie par ses élites et cherche ses repères. La guerre contre l'OEI, qui se prête d'autant plus à revêtir une dimension métaphorique que l'on vit loin du front, entre en résonance avec un moment fondateur du chiisme, à savoir le massacre de Hussein, fils d'Ali, le cousin et le gendre du Prophète, et de ses partisans au cours de la bataille de Kerbala, en 680 (3). C'est principalement autour de cette tragédie que s'organisent la religiosité populaire et la psyché chiites.
Traditionnellement, elle se rejoue chaque année durant Mouharram, le premier mois du calendrier lunaire — et plus particulièrement durant les célébrations de l'Achoura —, dans des pièces de théâtre (tazi'eh) et d'autres formes de commémorations, comme les automutilations symboliques. Celles-ci permettent de revivre intensément le sacrifice de Hussein, pièce centrale d'une culture victimaire qui envisage le chiisme comme une résistance circulaire, à la fois triomphale et suicidaire, face à l'agression et à l'oppression. Aujourd'hui, la scène se répète au jour le jour dans la lutte contre une OEI qui concentrerait tous les ennemis supposés du chiisme : un sunnisme dominateur, un Occident impérial manipulant l'adversaire et, comme dans toute bonne théorie du complot, Israël. Les martyrs qui tombent pour que le chiisme puisse vivre sont dépeints dans une iconographie propre à Hussein. Le combat eschatologique revêt désormais une forme plus littérale que théâtrale, dans une sorte de snuff movie où les acteurs ne font plus semblant de mourir mais trépassent véritablement.
La mobilisation doit aussi être comprise dans sa dimension sociale : une jeunesse désœuvrée, souvent sans perspectives d'emploi ou de mariage, trouve ainsi les moyens d'une réalisation de soi. L'héroïsme des morts est une source d'émulation entre pairs et fait la fierté des parents. Il leur rapporte aussi quelques ressources, puisque les autorités locales à Bassora sont les seules dans le pays à payer des compensations, dont le montant dérisoire — environ 750 euros — donne une idée précise du cours de la vie sur le marché du nihilisme. Les funérailles soudent la communauté plus que tout autre événement, en activant une série de traditions plus ou moins réinventées qui créent du sens et du lien : les tribus défilent, la solidarité de quartier joue, on tire en l'air comme à la noce, et les exploits des martyrs sont chantés comme des épopées.
Cette vitalité morbide a des ressorts politiques. Les représentants supposés du chiisme irakien n'ont rien fait de l'occasion offerte par le renversement de Saddam Hussein. L'avènement d'une ère nouvelle, attendue et fantasmée pendant des siècles de domination, a fait long feu. Plus personne ne croit en l'avenir, ce qui facilite une régression par défaut vers une réédition du passé en boucle fermée.
Paradoxalement, le complexe victimaire né d'une soumission séculaire peut aujourd'hui s'exprimer en toute liberté. Rien ne s'y oppose ; c'est lui qui s'impose à tous, occupe l'espace public, structure la société, définit la légitimité politique. Toute figure du leadership chiite doit faire déférence, au moins en apparence, à l'expression d'un chiisme décomplexé, souvent en contradiction avec les idéologies plus structurées et les calculs plus cyniques des élites. C'est d'ailleurs ce que M. Al-Sistani a appris à ses dépens. Son appel à défendre la nation s'inscrivait dans une logique étatique et non confessionnelle, puisqu'il encourageait tous les Irakiens à s'unir pour soutenir les forces armées. Mais sa voix s'est vite perdue dans la caisse de résonance des émotions populaires.
C'est au fond la leçon plus générale que nous enseigne Bassora. Cette ville potentiellement florissante, qui a tant de problèmes immédiats auxquels se consacrer, se laisse accaparer et entraîner par une quête qui la dépasse — la construction d'une identité chiite dans un cycle d'échecs de plus en plus auto-infligés. Et qui s'apaisera peut-être en trouvant les moyens de s'ouvrir sur l'avenir.
(1) Refuge pour les insurgés chiites contre le régime de Saddam Hussein, ces marais étaient presque totalement asséchés au milieu des années 1990. Depuis 2003, les autorités de Bagdad, aidées par les Nations unies, tentent de recréer ces étendues aquatiques, notamment en faisant sauter les digues érigées par l'ancien pouvoir.
(2) Une réalité qui a poussé l'intéressé à annoncer en février 2016 sa décision de limiter ses interventions publiques dans le champ politique.
(3) Dans la longue guerre de succession qui a suivi le décès du prophète Mohammad (Mahomet), la bataille de Kerbala a consacré la victoire du calife omeyyade Yazid contre les partisans de Hussein. Cette défaite est le point de départ d'un martyrologe dont s'est emparé le chiisme et qui perdure à ce jour.
En dépit de sa conversion au libre-échange, le complexe de la forteresse assiégée se renforce en Russie à la faveur de poussées concentriques qui lui échappent. L'OTAN et l'Union européenne avancent vers l'est, intègrent progressivement les anciens « pays frères » et les anciennes républiques soviétiques baltes. Avec l'intervention militaire de 2008 en Géorgie et, surtout, le rattachement-éclair de la Crimée à la Russie en mars 2014, le Kremlin a voulu marquer un coup d'arrêt à cette expansion. Si Moscou a aujourd'hui fait la preuve de sa capacité à manier le bâton, son potentiel d'attraction est moins évident. Les projets de coopération économique tardent à séduire les pays les plus proches, comme en Asie centrale, et le développement reste à la merci du cours mondial des hydrocarbures. D'où la tentation de développer de nouveaux horizons vers le sud.
La précarité pour tous, coulée dans le bronze d'un code du travail remanié, le patronat en rêve. Le gouvernement français a déjà fait préparer un catalogue de mesures (rapport de Virville), parmi lesquelles le supercontrat à durée déterminée (CDD) de cinq ans (ou plus), dit « contrat de mission ». Une fois celle-ci terminée, les salariés se retrouveraient à la rue. Il s'agirait d'appliquer à l'ensemble des entreprises ce qui existe déjà dans le bâtiment et les travaux publics : les contrats de chantier. Sont surtout visés les personnels qualifiés. Pour certaines professions comme les journalistes (voir « Les journalistes aussi... »), ce contrat ne ferait que légaliser leur statut d'hyperprécaires. Quant aux ouvriers et aux employés, déjà victimes des actuels CDD, ils n'auraient plus qu'une formation initiale au rabais.
Trois établissements bancaires, et non des moindres, sont impliqués dans la fameuse disparition du milliard. À elles seules, la Caisse d'épargne, la Banque sociale et Unibank détiennent environ un tiers des actifs bancaires moldaves, y compris l'argent destiné aux retraites. En mai 2015, sous la pression de la rue, le président du Parlement moldave dévoile le rapport Kroll. Selon ce document, qui détaille les mécanismes de la fraude, la privatisation partielle, dès 2012, de ces trois banques au profit du jeune millionnaire Ilan Shor a largement facilité leur pillage. Selon ce même rapport, les 25 et 26 novembre 2014, juste avant les élections législatives, des crédits douteux de 13,5 milliards de lei (750 millions de dollars) sont transférés sur des comptes bancaires lettons via des compagnies moldaves et des sociétés extraterritoriales enregistrées au Royaume-Uni et à Hongkong. Quelques jours plus tard, au bord de la faillite, les trois banques passent sous la tutelle de la banque centrale, obligeant le gouvernement à assumer les pertes. Le procès de M. Shor, accusé de blanchiment et d'escroquerie, a commencé le 6 septembre. Le parquet a requis quinze ans de prison. Pendant ce temps, les contribuables continuent de rembourser les créances frauduleuses.
Michel Lévine, Les Ratonnades d'octobre : un meurtre collectif à Paris en 1961 Ramsay, Paris, 1985.
Anne Tristan, Le Silence du fleuve : ce crime que nous n 'avons toujours pas nommé Au nom de la mémoire éd., BP 82, 95873 Bezons Cedex, 1991.
Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris. 17 octobre 1961 Seuil, Paris, 1991.
Benjamin Stora, La Gangrène et l'Oubli : la mémoire de la guerre d'Algérie La Découverte, Paris, 1991, réed. en poche, 1998.
Paulette Péju, Ratonnades à Paris La Découverte, 2000.
Jean-Luc Einaudi, Benjamin Stora et Etienne Balibar, Olivier Le Cour Grandmaison (dir.), Le 17 octobre 1961, un crime d'Etat à Paris La Dispute, Paris, 2001.
Jean-Paul Brunet, Police contre FLN, le drame d'octobre 1961 Flammarion, Paris, Paris, 1999.
Textes de Jean-Luc Einaudi, Ali Haroun, Pierre Vidal-Naquet, Benjamin Stora, Guy Pervillé, Nacer Kettane, Samia Messaoudi, A propos d'octobre 1961 Au nom de la mémoire éd., 2001.
Linda Amiri, préf. de Benjamin Stora, Les Fantômes du 17-Octobre, Mémoire Génériques éd., 34, rue de Cîteaux, 75012 Paris, 2001.
Jean-Luc Einaudi et Elie Kagan, postface de Thérèse Blondet-Bisch, 17 octobre 1961 Actes Sud/Solin, Arles, 2001.
Jean-Luc Einaudi, Octobre 1961 : un massacre à Paris Fayard, Paris, 2001.
Baudouin, Boudjellal, Cabu, Charb, Ferrandez, Gébé, Guillopé, Honoré, Jul, Luz, Nahum, Plantu, Puchol, Riss, Siné, Tignous, Unger. Textes de Mehdi Lallaoui, Anne Tristan et Benjamin Stora. 17 octobre 1961. Dix-sept illustrateurs, Au nom de la mémoire éd., Bezons, 2001.
Octobre à Paris de Jacques Panijel, documentaire, 1962, noir et blanc, 70 min.
Les Sacrifiés d'Okacha Touita, fiction, 1982, couleur, 100 min.
Le Silence du fleuve d'Agnès Denis et Mehdi Lallaoui, documentaire, 1991, couleur, 52 min.
Les Années algériennes de Philippe Alfonsi, Bernard Favre, Benjamin Stora, 1991, documentaire, couleur, épisode « Je ne regrette rien », 1 h.
Une journée portée disparue de Philip Brooks et Alan Hayling, documentaire, 1992, couleur, 52 min.
Vivre au Paradis de Boualem Guerdjou, fiction, 1998, couleur, 105 min.
Dissimulation d'un massacre de Daniel Kupferstein, documentaire, 2001, couleur, 52 min.
Longtemps effacé de la mémoire collective, le massacre du 17 octobre 1961 y a repris toute sa place, grâce à un combat obstiné dans lequel films et livres jouèrent un rôle majeur.
Élie Kagan, rafle au métro Concorde. BDIC / Fonds Élie KaganLe 17 octobre 2001, le maire de Paris, M. Bertrand Delanoë, pose une plaque sur le pont Saint-Michel à la mémoire des Algériens tués le 17 octobre 1961. Des dizaines de morts, des centaines de blessés, des milliers d'expulsés, et 11 500 manifestants arrêtés, parqués au Palais des sports de la porte de Versailles à Paris et dans d'autres lieux. Des policiers parisiens qui jettent dans la Seine des manifestants algériens : longtemps, pourtant, le souvenir de cette soirée du 17 octobre 1961, terrible répression de manifestants dans la capitale française, restera effacé. Quarante ans après, diverses manifestations ont eu lieu, marquant une étape importante vers la reconnaissance officielle de ce qui s'est passé dans cette nuit tragique d'octobre 1961 (1). En quarante longues années, que de chemin parcouru, d'obstacles franchis pour parvenir à une telle reconnaissance !
Dès l'indépendance de l'Algérie, en 1962, le fait tragique « 17 octobre 1961 » s'enfonce dans les eaux boueuses de la mémoire française. Rien qu'une tache noire, lointaine, qui semble disparaître dans l'indifférence, comme avalée dans les tourbillons de l'après-guerre d'Algérie. Enigme que cette plongée rapide d'un souvenir cruel ? Le 17 octobre 1961 a été recouvert par l'autre nuit de Maurice Papon, celle du métro « Charonne », le 8 février 1962. Ce soir-là, la police charge violemment des manifestants anti-OAS. On relèvera neuf morts, tous militants communistes. Leurs obsèques rassembleront une foule immense, émue, silencieuse. Charonne entre dans le Panthéon de la gauche. A quatre mois de l'indépendance algérienne, cette dernière reconstruit une histoire de son opposition à la guerre, en « oubliant » le vote des pouvoirs spéciaux de mars 1956 (la gauche, majoritaire à l'Assemblée, a pourtant envoyé le contingent en Algérie).
Ce premier recouvrement sera consolidé par les amnisties (quatre après 1962) des crimes liés à la guerre d'Algérie. La chaîne des amnisties successives a fabriqué l'amnésie de cette période. Il y a, enfin, la volonté d'oubli, légitime, des acteurs de cette nuit d'effroi (2). La censure aussi jouera son rôle : le livre que Paulette Péju consacre à cet événement tragique, Ratonnades à Paris publié en 1962, sera le dernier livre saisi et censuré de la guerre d'Algérie. Et le film documentaire de Jacques Panijel, Octobre à Paris tourné avec l'aide de la Fédération de France du FLN dans le bidonville de Nanterre en janvier 1962, restera lui aussi longtemps interdit d'écran. Un documentaire tourné par une équipe de télévision de la télévision belge ne verra jamais le jour : les rushes ont été « cisaillés » pendant le montage…
En Algérie, la tragédie du 17 octobre 1961 sera commémorée comme la « journée de l'immigration ». Longtemps, ce pays se légitimera par des chiffres de « martyrs » innombrables. Les récits officiels présentent le peuple comme un « héros unique ». Côté français, la date restera soigneusement dissimulée. Quelques tentatives d'arrachement de vérités, bloquées dans la vase de l'histoire, ont pourtant lieu : dossiers dans des magazines de l'immigration des années 1970 comme Sans frontière plusieurs pages dans Les Porteurs de valises d'Hervé Hamon et Patrick Rotman, édité en 1979, quelques allusions dans des articles consacrés à la guerre d'Algérie (mais rien dans La Guerre d'Algérie d'Yves Courrière ou la série publiée en 1972-1974 par Historia Magazine). Dans l'après-1968, l'immigré figure en prolétaire exemplaire des combats ouvriers à livrer. Mais, curieusement, dans la littérature politique ou les images de cinéma des années 1970, rien n'est venu rappeler la sombre nuit du 17-Octobre.
Le 17 octobre 1981, le journal Libération publie une longue enquête signée Jean-Louis Peninou relatant en détail la tragédie du 17-Octobre 1961. Vingt ans après l'événement, la séquence tragique longtemps refoulée dans les plis de la mauvaise conscience française sort enfin de l'ombre. L'arrivée de la gauche au pouvoir, le 10 mai 1981, permet-elle d'affronter le passé trouble algérien ? Pas vraiment. Ce travail journalistique sera en fait relayé et porté non par des militants de la gauche classique, mais par un nouveau groupe porteur de la mémoire des années algériennes, ceux que l'on appelle à l'époque « les beurs », ces enfants de l'immigration algérienne en France. Ainsi, une des premières émissions de Radio Beur est consacrée, le 17 octobre 1981, à la tragédie d'octobre 1961. « Nous avons été submergés d'appels de familles, de jeunes d'origine algérienne » se souvient Samia Messaoudi, qui animait cette émission.
Élie Kagan, un corps parmi tant d'autres BDIC / Fonds Élie KaganLe 3 décembre 1983, 60 000 personnes défilent à Paris au terme de la marche « pour l'égalité, contre le racisme », commencée le 15 octobre à Lyon et Marseille par des fils d'immigrés algériens et de harkis. A cette occasion, des responsables de la marche évoquent la Possibilité de se recueillir au pont de Bezons, là où furent violemment réprimés des travailleurs algériens dans la nuit du 17 octobre (certains y furent précipités dans la Seine). La seconde « Marche des beurs pour l'égalité des droits » tentera, sans succès, de concrétiser cette initiative l'année suivante, en 1984 (la marche arrivera à Paris le 2 décembre 1984). L'initiative de commémoration du 17-Octobre sera ensuite reprise (certains diront récupérée) par SOS-Racisme après sa fondation, en 1985.
C'est aussi par les livres, romans et essais que revient cette mémoire meurtrie. En mars 1984, paraît à Paris un roman policier de Didier Daeninckx, Meurtres pour mémoire. L'auteur fait débuter son roman policier par la manifestation du 17-Octobre. Il imagine qu'un jeune professeur d'histoire, après avoir croisé sur le boulevard Bonne-Nouvelle l'un des cortèges algériens, devient la seule victime française de la répression. Vingt ans plus tard, son fils est abattu dans des conditions mystérieuses. Ce roman sera porté à l'écran par la première chaîne de télévision française en 1986. Un autre roman sera publié l'année suivante, en avril 1985, de Nacer Kettane, Le Sourire de Brahim racontant 1 histoire d'un enfant de 8 ans pris dans l'engrenage de cette nuit terrible, où il a vu mourir l'un de ses frères. L'auteur écrit : « Les berges de la Seine étaient jalonnées de cadavres et sous le pont Mirabeau avait coulé le sang. Hommes noyés, torturés, à jamais témoins de la barbarie, vous êtes comme un souffle de vie suspendu qui rafraîchira la mémoire des générations en pèlerinage d'identité. » Peu à peu, à travers les manifestations et les premiers romans, émerge une conscience de filiation des enfants de l'immigration algérienne avec cet événement. Le 17-Octobre arrive comme une date fondatrice d'un combat pour l'égalité citoyenne et la dignité.
L'année suivante, en avril 1986, sort le premier ouvrage de synthèse de l'événement, Les Ratonnades d'octobre, un meurtre collectif à Paris de Michel Lévine. Vingt-cinq ans après Paulette Péju, l'auteur ne rajoute pas de spectaculaire à la restitution des faits, ne se départit pas de la distance et de la neutralité de l'observateur, et livre juste un diagnostic, effrayant. Le travail s'appuie essentiellement sur des témoignages : Mohamed Badache, que deux policiers ont étranglé avec un lacet, puis jeté dans un fossé. Mohamed Trachi, assommé et précipité dans la Seine au pont de Suresnes. Slimane Alla, dont le frère, arrêté, n'est jamais réapparu depuis. Ahcène Boulanouar, battu, violé et jeté dans la Seine face au jardin Notre-Dame. Bachir Aidouni, rescapé d'une tentative de noyade. Ramdane Berkani, assommé à coups de crosse. Medjouli Lalou, violemment matraqué sur tout le corps, puis abandonné au coin d'une rue, incapable de bouger. Akli Ben-haji et son ami Arezki, tabassés à coups de barre de fer et laissés dans le bois de Meudon. Ahmed Bouzidi, dont le neveu est retrouvé noyé. Mais le livre arrive peut-être trop tôt, et ne rencontre pas son public. Cette année-là, Ali Haroun publie La 7e Wilaya histoire de la Fédération de France du FLN, où le 17-Octobre est restitué en pleine lumière. Et l'hebdomadaire de l'Amicale des Algériens, Actualité de l'émigration publie en octobre 1986 un numéro spécial d'« Hommages et témoignages », sous la direction d'Abdelkader Djheghloul. Cet activisme de l'année 1986 ne parvient pas pourtant à rompre le blocus de l'amnésie.
En fait, le passage des douleurs privées à la mémoire collective est un processus difficile, semé d'embûches. Comment reconnaître le fait « 17 octobre 61 », alors que la guerre d'Algérie n'existe toujours pas, officiellement, en France ? Comment évoquer des crimes dans une « guerre sans nom » ?
Pourtant, tout au long de ces années 1980, cet événement réapparaît comme symptôme du malaise qui touche les générations issues de l'immigration maghrébine, confrontées à la persistance d'un racisme de type colonial. En scrutant la nuit du 17-Octobre, certains d'entre eux en tirent la radiographie sans appel d'un monde malade et blême.
Le combat livré par les enfants de l'immigration algérienne (les « beurs ») fera craquer le « silence du fleuve », pour reprendre le titre du beau livre d'Anne Tristan et Mehdi Lalaoui publié en 1991 (3). En 1991, à la veille du trentième anniversaire de l'indépendance de l'Algérie, s'ouvre en effet un nouveau cycle, crucial pour la reconnaissance de l'événement, par trois faits : le documentaire français Les Années algériennes de Philippe Alfonsi, Bernard Favre et Benjamin Stora, qui consacre une demi-heure au 17-Octobre (avec les témoignages du photographe Elie Kagan et du journaliste Farid Aïchoune, âgé de 8 ans au moment des faits) ; la parution du livre de Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris qui rencontre un grand écho dans les médias français (l'auteur participe ainsi à une grande émission littéraire de télévision animée par Bernard Rapp, en novembre) ; et, surtout, la manifestation organisée par l'association Au nom de la mémoire, dirigée par Mehdi Lalaoui, David Assouline, Samia Messaoudi, le 17 octobre 1991. Cinq mille jeunes défilent ce soir-là sur les Grands Boulevards, place de l'Opéra, sur les lieux mêmes où trente ans auparavant certains de leurs pères avaient été réprimés.
En plus de la manifestation du trentenaire sur les Grands Boulevards, l'association multiplie les initiatives pour faire resurgir ce passé tragique : plaque posée au Pont de Bezons en octobre 1991 (plaque arrachée peu de temps après) ou exposition photographique inaugurée la même année par un ministre de l'éducation nationale qui s'appelait Lionel Jospin. Cette association est de ces acteurs efficaces qui œuvrent dans l'ombre Pour que la reconnaissance intervienne. Elle est rejointe par d'autres : le Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (MRAP), principal artisan des rassemblements annuels au pont Saint-Michel, ou la Ligue des droits de l'homme. En 1992, est diffusé à la télévision française le documentaire anglais Une journée portée disparue de Philip Brooks et Alan Hayling.
Les responsables d'au nom de la mémoire, qui demandent réparation des torts subis par leurs pères, font à nouveau parler d'eux en organisant une manifestation devant le palais de justice de Bordeaux, en 1998. Car c'est aussi par le procès de la déportation des juifs de Bordeaux que la guerre d'Algérie fait son retour. Près de quarante ans après, le souvenir d'Octobre 1961 revient à la surface à l'occasion du procès contre Maurice Papon en octobre 1998. Son rôle dans la guerre d'Algérie est mis en relief par Jean-Luc Einaudi. L'ancien préfet de police de Paris intente alors un procès en diffamation à l'encontre de ce dernier. Aux audiences du procès pour diffamation, en février 1999, il livre sa version sur l'Octobre sanglant de Paris. Il plonge dans l'ambiance de la guerre d'Algérie, vu du côté de l'ordre, le temps de dire que « ses effectifs étaient insuffisants ». De dire aussi que les 11 000 interpellés furent, « grâce à leur bonne volonté, bien contents de se voir mis à l'abri et débarrassés de la corvée de manifester ». Maurice Papon perd son procès contre Jean-Luc Einaudi. Et, pour la première fois, l'Etat français, le 12 février 1999, par le substitut Vincent Lesclous, reconnaît solennellement la réalité du « massacre » commis ce jour-là par des membres des forces de l'ordre « reniant les valeurs, se refusant à la discipline, jouets de la haine qui les a aveuglés ». Jusque-là, seul le rapport commandé en 1997 par M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur, au conseiller d'Etat Dieudonné Mandelkern, évoquant la « répression très dure », avait officiellement admis que le nombre de morts parmi les manifestants algériens pouvait se monter à trente-deux.
En 1999, sort sur les écrans français le beau film de Boualem Gerdjou, Vivre au Paradis avec pour interprète principal Rochdi Zem. Le film raconte la vie quotidienne d'ouvriers immigrés algériens dans le bidonville de Nanterre en 1961. La séquence 17-Octobre apparaît sous la forme d'une longue procession nocturne, silencieuse. Silence rompu par le bruit sourd des matraques et des cris étouffés.
Le 10 août 1999, le journal Libération révèle le rapport rédigé par M. Jean Géronimi, avocat général à la Cour de cassation. Ce rapport, commandé en octobre 1998 par la garde des sceaux Elisabeth Guigou, brise les mensonges de la vérité officielle établie depuis octobre 1961. M. Géronimi estime que « l'on peut évaluer à quarante-huit » le nombre de personnes tuées dans la nuit du 17 au 18 octobre 1961. Pour la première fois, une enquête officielle aboutit à un chiffre précis, loin du bilan officiel de l'époque. Les recherches de Jean Géronimi établissent que les responsables gouvernementaux de l'époque étaient informés de ces faits. La vérité a réussi à se frayer un chemin. Mais les deux archivistes qui ont accompli le travail de recherche, et contribué à divulguer le nombre de morts d'octobre 1961, sont sanctionnés et relevés de leurs postes…
Au moment du quarantième anniversaire du 17-Octobre, Au nom de la mémoire édite les travaux d'un colloque organisé à la Sorbonne en octobre 1998 (4). L'ouvrage publie pour la première fois l'intégralité du rapport du conseiller d'Etat Mandelkern. On y apprend que certaines archives auraient disparu, telles celles du Service de coordination des affaires algériennes (SCAA), celles de la brigade fluviale, les fichiers d'identification des manifestants retenus à Vincennes et au Palais des sports, ou, de manière plus étonnante encore, le rapport envoyé au lendemain de la manifestation par le préfet de police au ministre de l'intérieur, dont, pourtant, le président de la République et le premier ministre de l'époque étaient également destinataires. Il donne, en annexe de ces archives conservées ou déclarées disparues, une liste extrêmement précieuse pour demander leur consultation ou interroger les plus hautes autorités de l'Etat sur leur sort. Mais le rapport reprend à son compte sans les contester les assertions policières sur les « coups de feu échangés » et les « violents affrontements » sans s'interroger sur la fiabilité des rapports de police qui en font état, alors que le croisement avec les témoignages des manifestants rescapés comme ceux des Parisiens étrangers à la démonstration conduisent pourtant à les contester sérieusement.
Le travail universitaire prend, à ce moment, une tournure importante. Linda Amiri, étudiante en histoire de l'université Paris-VIII (Saint-Denis), publie son mémoire de maîtrise fondé sur l'étude des archives de la Préfecture de police, de la Cimade et surtout celles, en grande partie inédites, de la Fédération de France du FLN, qu'elle s'est vu confier par l'un de ses responsables d'alors, Ali Haroun (5). Elle confirme notamment les méthodes de l'organisation pour contraindre les Algériens « craintifs » à manifester : listes de noms et adresses des récalcitrants, qui sont l'objet de « très graves sanctions ».
Le travail de Linda Amiri se poursuit en ce moment par la préparation d'une thèse. Elle a eu accès, notamment, aux archives du cabinet du préfet Maurice Papon. Dix ans après La Bataille de Paris Jean-Luc Einaudi, outre l'hommage qu'il rend au travail du photographe Elie Kagan (6), donne, après avoir enfin reçu l'autorisation de consulter les archives de l'Assistance publique, de la gendarmerie, du Fonds d'action sociale, du cimetière de Thiais, du parquet de Paris et de la Préfecture de police (dont celles de l'Institut médico-légal), le résultat de ses investigations dans un nouveau livre (7). L'ensemble des faits est regroupé dans une chronologie qui commence au début du mois de septembre 1961, quand Maurice Papon donne pour instruction écrite : « Les membres des groupes de choc [du FLN] pris en flagrant délit de crime doivent être abattus sur place par les forces de l'ordre. » C'était la transposition à Paris des « habitudes » d'Algérie : l'exécution de prisonniers pris les armes à la main, qui s'ajoutait à cette autre contagion qu'était le transfert de pouvoirs de police à des militaires. La force de police auxiliaire commandée par le capitaine Raymond Montaner était, en effet, chargée depuis plusieurs mois de faire à Paris la guerre au FLN avec les méthodes bien connues, y compris la torture et l'assassinat, de la « bataille d'Alger ». Sans compter que le « permis de tuer » donné par le préfet pouvait être interprété de manière extensive : des syndicalistes policiers ont témoigné qu'il avait fait savoir que le nécessaire serait fait pour que, s'il le fallait, des armes soient déclarées trouvées sur tout Algérien tué par des policiers.
L'universitaire Jean-Paul Brunet, dans son ouvrage Police contre FLN avait critiqué, sévèrement, les chiffres avancés par Jean Luc Einaudi (400 morts pour la nuit du 17 octobre 1961). A partir de l'ensemble des sources qu'il a pu consulter, Jean-Luc Einaudi dénombre cette fois, entre septembre et octobre 1961, 325 victimes « dont la mort peut très vraisemblablement être imputée à l'action de la police ». Dans 159 cas, elle est intervenue le 17 octobre ou les jours suivants. S'y ajoutent 68 disparus, l'auteur laissant entendre que la question d'une dissimulation délibérée d'une partie des cadavres reste posée. Suivent huit pages entièrement remplies de la longue litanie des noms de ces victimes.
En 2004, l'exposition « Photographier la guerre d'Algérie », à l'hôtel de Sully, à Paris, dévoile des photographies inédites du 17 octobre 1961, prises par le photographe de France Soir photos jamais publiées. Elles montrent des Algériens en longue file indienne sur la place de l'Opéra, les bras sur la tête, d'autres sauvagement matraqués, et des cadavres allongés dans les rues de Paris. Ces images disent qu'il reste encore des choses à découvrir sur cette nuit tragique…
(1) Au moment du quarantième anniversaire de cet événement, une dizaine d'ouvrages paraissent. Deux d'entre eux sont publiés par l'association Au nom de la mémoire, dont l'un a servi de catalogue à l'exposition « 17 octobre 1961. Dix-sept illustrateurs » qui s'est tenue à la Conciergerie, à Paris, du 15 au 30 octobre 2001. Les références de cet ouvrage et de tous ceux cités dans cet article se trouvent dans la bibliographie résumée en p. 86.
(2) Sur cet aspect général de l'oubli, je renvoie à mon ouvrage La Gangrène et l'Oubli : la mémoire de la guerre d'Algérie.
(3) Le Silence du fleuve a ensuite été adapté sous forme de documentaire par Agnès Denis, et diffusé à la télévision en 1992.
(4) A propos d'Octobre 1961, sous la direction de David Assouline et Mehdi Lallaoui. Au même moment, Olivier Le Cour Grandmaison publie un ouvrage collectif, Le 17 octobre 1961, un crime d'Etat à Paris.
(5) Les Fantômes du 17-Octobre.
(6) 17 octobre 1961, Jean-Luc Einaudi et Elie Kagan, postface de Thérèse Blondet-Bisch.
(7) Octobre 1961. Un massacre à Paris.
Alors que les chefs d'État du Canada et des pays membres de l'Union européenne s'apprêtaient à se réunir à Bruxelles le 27 octobre prochain pour adopter le texte de l'Accord économique et commercial global (AECG, plus souvent désigné sous l'acronyme anglais CETA), deux parlements régionaux belges viennent d'y opposer leur veto. Cette décision suffira-t-elle à enterrer ce projet ? Rien n'est moins sûr. Une nouvelle étude présentée au Parlement de Wallonie affûte pourtant les arguments économiques des opposants en identifiant, chiffres à l'appui, ses uniques bénéficiaires : les investisseurs. Une manifestation contre le projet d'accord aura lieu le 15 octobre dans plusieurs villes européennes.
Cetas cc Angel Valdez« L'accord que nous avons conclu avec le Canada est le meilleur accord commercial que l'Union européenne ait jamais conclu. (1) » En juin 2016, le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker ne cachait pas son enthousiasme sur le CETA. Il lui fut à l'époque reproché de brûler les étapes : l'accord n'avait pas été « conclu », mais négocié.
Le CETA devait encore recevoir la validation du Conseil des ministres et des chefs d'État européens les 18 et 27 octobre avant d'être soumis au Parlement européen au printemps prochain. À majorité conservatrice, ce dernier aurait dû autoriser la mise en œuvre provisoire de l'accord dans l'ensemble des pays européens en attendant que les parlements nationaux ratifient le traité. Lesquels auraient joui d'une marge de manœuvre toute relative, le texte privant leurs votes d'effet suspensif. Autrement dit : les parlementaires des différents pays auraient pu s'exprimer sur la participation, ou non, de leur nation à l'accord. Pas sur sa mise en œuvre.
À présent, la réalisation de ce scénario attendu pourrait bien être repoussée, voire compromise. En effet, cette semaine, les parlements régionaux de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de Wallonie ont sonné la révolte contre l'agenda commercial (néo)libéral de la Commission européenne et adopté des résolutions interdisant à leur gouvernement fédéral de signer l'accord, mettant les chefs d'État de toute l'Union européenne dans l'embarras.
Les accords commerciaux de « nouvelle génération » : objectifs et moyensLe CETA appartient à la famille des accords de commerce dits de « nouvelle génération », comme le Grand marché transatlantique (GMT) ou l'Accord sur le commerce des services (ACS). Tout comme ces autres accords, qui ambitionnent, bien au-delà des simples questions de commerce, de créer des règles libéralisant les économies et les sociétés plus en profondeur, il se donne quatre grands objectifs : supprimer les derniers tarifs douaniers en vigueur entre le Canada et l'Union ; éliminer les « entraves au commerce » dites non-tarifaires, c'est-à-dire les réglementations techniques, sociales, sanitaires ou encore environnementales qui freinent les échanges ; mettre en place un dispositif de règlement des différends entre investisseurs et États, les tribunaux d'arbitrage privés ; libéraliser des secteurs d'activité trop peu soumis aux lois du marché et de la concurrence internationale (éducation, santé, marchés publics, culture, etc.). Dans la cohorte des accords de libre-échange actuellement négociés par l'Union européenne, le CETA semblait le mieux placé pour aboutir prochainement.
Opacité chroniqueInaugurées en 2008 par l'ancien premier ministre canadien Stephen Harper et l'ancien président de Commission européenne José Manuel Barroso, les négociations (secrètes) autour du CETA ont duré six ans. Elles ont été encadrées par les armées de lobbyistes également impliquées dans les discussions autour du GMT, et elles ont abouti le 26 septembre 2014, lorsque les deux dirigeants politiques ont signé un texte commun. Réputé « final », celui-ci a néanmoins connu différents amendements cosmétiques, afin notamment de modifier le dispositif controversé des tribunaux d'arbitrage privés, que le mandat des négociateurs ne mentionnait pas. Aucune panique du côté des multinationales : la nouvelle formule leur permet toujours d'exiger aux États des dédommagements non plafonnés lorsqu'elles estiment que leurs profits ont été grevés par des décisions politiques (par une hausse du salaire minimum ou une taxe carbone, par exemple) et ce, même quand elles n'ont encore investi aucun euro.
Les négociations sont désormais closes et ont abouti à un texte de 1 600 pages, sans table des matières : les citoyens qui ne disposent pas du temps nécessaire pour se plonger dans la lecture du texte rendu public le 29 février 2016 devraient donc croire les négociateurs sur parole.
Le CETA générateur de croissance, selon quel modèle économique ?Les promoteurs du CETA justifient leur posture en invoquant la « science » économique. Ne proclame-t-elle pas que le libre-échange profite à chacun ? Différentes études calculent en effet que l'adoption du CETA se traduirait par des gains de croissance du produit intérieur brut (PIB) européen. Au total, quatre recherches (2), directement ou indirectement financées par la Commission européenne ou le gouvernement canadien, prédisent une croissance supplémentaire du PIB variant de 0,03 % à 0,76 % pour le Canada et de 0,003 % à 0,08 % pour l'Union européenne.
Disponible sur notre boutique en ligne.Mais, de quelle « science » économique est-il ici question (3) ? Le « consensus scientifique » que dessinent ces quatre études épouse celui de la théorie économique néoclassique, largement discréditée par la crise financière de 2008. Les économistes issus de cette école abordent leur objet d'étude à travers les mêmes lunettes épistémologiques qu'Isaac Newton observant l'univers physique au XVIIe siècle : l'économie leur apparaît comme un univers mû par des forces naturelles dont l'énergie se conserve, qui tend à retourner vers un équilibre prédéfini, et dont la connaissance parfaite à un moment t permet de prédire tous les états futurs avec un degré de certitude quantifiable.
Derrière les projections des modèles, quelles hypothèses de travail ?Les quatre études mentionnées se fondent toutes sur un même modèle statique d'équilibre général calculable (EGC) du Global Trade Analysis Project (GTAP). Dans l'univers panglossien de ce modèle, point de capitaux oisifs, point de chômage ni d'inégalités : tous les ménages disposent des mêmes aptitudes à travailler et de la même quantité de capital, cependant que la main invisible du marché garantit l'utilisation optimale et permanente de toutes les ressources productives. Ici, pas de coûts macro-économiques et sociaux à la libéralisation approfondie des échanges et des sociétés et à la nécessaire transition « dynamique » qu'elle implique (recherches d'emploi, déménagements, pertes de qualifications, formations continues, fermetures d'usines, emprunts commerciaux, etc.).
N'en déplaise à la Commission européenne, l'économie néoclassique n'est pas la seule. L'étude que nous avons menée (4) s'appuie sur les projections économiques dynamiques du Global Policy Model (GPM), utilisé depuis 2008 aux Nations unies. Celui-ci envisage la possibilité pour une économie de ne pas tourner à plein régime, de connaître chômage et inégalités, ainsi que l'existence d'effets de rétroaction. En effet, le processus de concentration du capital peut menacer son accumulation. En compressant les salaires, les inégalités croissantes réduisent le pouvoir d'achat de la majorité des consommateurs, sans pour autant stimuler l'investissement privé inhibé par des perspectives de ventes déclinantes. Au lieu de contraindre l'économie observée à retourner à son « équilibre naturel » prédéfini — une attention caractéristique des modèles néoclassiques — le GPM prend en compte le phénomène d'hystérésis, par lequel les trajectoires futures des économies observées sont influencées par les événements passés.
De plus, notre modélisation du CETA ne se limite donc pas à simuler une simple baisse des coûts bilatéraux du commerce entre le Canada et l'Union européenne, comme le font les études néoclassiques qui abordent le CETA comme un accord de nature purement commerciale. Nous tenons compte de ses implications politiques plausibles.
Sept ans après sa mise en œuvre, le CETA pourrait détourner une partie des flux commerciaux intra-européens, affaiblissant l'intégration européenne au prétexte d'améliorer la « compétitivité » internationaleSelon nous, l'intensification des pressions compétitives et la financiarisation accrue des économies transatlantiques suite à la mise en œuvre du CETA mèneront les entreprises à lutter pour défendre leurs parts de marché en diminuant les coûts de production, c'est-à-dire principalement la masse salariale, tout en cherchant à augmenter la valeur boursière des entreprises, c'est à dire les profits. Cependant, les emplois détruits ne seront pas « naturellement » remplacés par d'autres emplois, ainsi que l'imaginent les modèles néoclassiques. Le phénomène pourrait donc conduire à une hausse du chômage et une pression baissière sur les revenus des travailleurs.
De même, des nouvelles contraintes (principe de liste négative, existence d'un tribunal d'arbitrage privé, etc.) et le poids politique croissant des multinationales et des investisseurs étrangers vont intensifier les pressions exercées sur les gouvernements et réduire leur marge d'action pour déterminer les revenus, balances budgétaires et dépenses publiques. Les coupes affectant les revenus et les dépenses de l'État, visant à favoriser la profitabilité du secteur privé et son expansion dans des sphères ayant jusque-là échappé au marché et à la compétition internationale, pourraient créer un vide qui, dans un environnement économique morose, ne serait pas « naturellement » comblé par un regain de consommation des ménages, par des investissements privés ou par une demande venant de l'étranger, comme cela serait imposé dans l'univers idéalisé des modèles néoclassiques.
Nos simulations comparent deux scénarios différents : un scénario de base « sans CETA » et un autre, « avec CETA ». Les variations (par exemple, des niveaux de PIB) s'interprètent donc en termes relatifs entre les deux scénarios. Nous avons choisi un horizon de sept ans pour épouser celui de l'étude de référence de 2008 et faciliter la comparaison. En tenant compte de la croissance des exportations bilatérales entre le Canada et l'Union européenne, ainsi que des coûts et des coupes ignorés à dessein dans les modèles néoclassiques (et de leurs effets de rétroaction), nos projections brossent un tableau moins lumineux. Voici quelques-uns de nos résultats.
L'impact du CETA, en tenant compte des coûts économiques et sociauxSept ans après sa mise en œuvre, le CETA pourrait détourner une partie des flux commerciaux intra-européens, affaiblissant l'intégration européenne au prétexte d'améliorer la « compétitivité » internationale. L'accord détruirait près de 204 000 emplois en Europe et mènera à une compression des hausses de salaire équivalant à une perte annuelle moyenne de 651 euros par employé, transférant par-là même 0,66 % du PIB européen des travailleurs vers les détenteurs du capital. Au final, le niveau du revenu intérieur brut de l'Union serait diminué de 0,49 % d'ici à 2023 (toujours par rapport au scénario de base), une perte de revenu inférieure à la hausse des revenus du capital. Les effets de redistribution excédant les effets de croissance, les détenteurs du capital sortiraient gagnant de ce scénario, malgré un déclin relatif du niveau du PIB européen.
En France et en Italie, où les salaires et la taille du secteur public dépassent en général la moyenne européenne, les efforts requis pour participer à la « course à la compétitivité » seraient encore plus significatifs. Pour la France : 45 000 emplois détruits, réduction de 1 331 euros du revenu annuel moyen des employés et baisse du PIB de 0,65 %. En Italie : perte de 42 000 emplois, réduction de 1 037 euros du revenu annuel moyen des employés et chute de 0,78 % du PIB.
En Allemagne, nous calculons une perte de 19 000 emplois, relativement plus faible, mais à l'origine d'une réduction du salaire annuel moyen de 793 euros, diminuant la consommation et amputant le PIB de 0,37 %. Au Royaume-Uni (s'il participait à l'accord), la réduction de la part de la richesse revenant au travail et l'érosion du poids de secteur public survenus ces dernières décennies limiteraient l'impact du CETA : 9 000 emplois perdus, 316 euros de moins par travailleur et par an, et PIB de 0,23 % inférieur à ce qu'il serait sans CETA. Pour les autres pays européens, les effets moyens se situeraient entre ceux du Royaume-Uni et de l'Allemagne. Quant au Canada, dont les travailleurs et le secteur public seraient soumis à des pressions compétitives plus intenses que les pays européens, il perdra 23 000 emplois, et verra le salaire annuel moyen amputé de 1 788 euros (soit en transfert de 1,74 % du PIB vers le capital), pour un PIB en recul de 0,96 % par rapport au scénario de base.
En l'état, le CETA est mauvais pour l'économie et la sociétéSelon nos simulations fondées sur des hypothèses de travail plus plausibles à nos yeux que les modèles panglossiens de l'économie néoclassique, le CETA profiterait aux seuls investisseurs. Si les parlementaires (européens et nationaux) venaient à adopter le texte, ils suggèreraient donc qu'ils ne représentent que cette catégorie de la population.
(1) Cité dans « Jean-Claude Juncker étonne les capitales », AFP, Paris, 30 juin 2016.
(2) Cameron, Richard A., et Constantin Loukine (2001) « Canada - European Union Trade and Investment Relations : The Impact of Tariff Elimination » (PDF), Canadian Department of Foreign Affairs and International Trade.
— Hejazi, Walid et Joseph Francois (2008) « Assessing the Costs and Benefits of a Closer EU-Canada Economic Partnership » (PDF), a joint study by the European Commission and the government of Canada.
— Kitou, Elisavet, et George Philippidis (2010) « A Quantitative Economic Assessment of a Canada-EU Comprehensive Economic Trade Agreement », presented at the 13th Annual Conference on Global Economic Analysis, Penang, Malaysia.
— Kirkpatrick, Colin, Selim Raihan, Adam Bleser, Dan Prud'homme, Karel Mayrand, Jean Frederic Morin, Hector Pollitt, Leonith Hinojosa, et Michael Williams (2011) « Trade Sustainability Impact Assessment (SIA) on the Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA) between the EU and Canada : Final Report (PDF).
(3) Lire le Manuel d'économie critique du Monde diplomatique, 2016.
(4) « CETA Without Blinders : How Cutting ‘Trade Costs and More' Will Cause Unemployment, Inequality and Welfare Losses », GDAE Working Paper 16-03.
Politique du fait accompli en mer de Chine, grandes manœuvres en Crimée et en Pologne, déploiement d'un bouclier antimissile balistique en Europe orientale : les puissances nucléaires montrent leurs muscles. Dans les cercles dirigeants de Moscou, de Pékin et de Washington, les faucons reprennent la main. En déployant quatre bataillons à proximité de la frontière russe, l'Alliance atlantique ajoute à une tension grandissante, tandis que les stratèges occidentaux n'excluent plus l'hypothèse d'une guerre ouverte.
Banksy. – « Bomb Hugger » (Cajoleuse de bombe), 2002 www.bridgemanimages.comAlors que la course à la présidence américaine bat son plein et que les responsables européens étudient les conséquences du « Brexit », les débats publics sur la sécurité se focalisent sur la lutte contre le terrorisme international. Mais, si ce sujet sature l'espace médiatique et politique, il joue un rôle relativement secondaire dans les échanges entre généraux, amiraux et ministres de la défense. Car ce ne sont pas les conflits de basse intensité qui retiennent leur attention, mais ce qu'ils nomment les « guerres ouvertes » : des conflits majeurs contre des puissances nucléaires comme la Russie et la Chine. Les stratèges occidentaux envisagent à nouveau un choc de ce type, comme au plus fort de la guerre froide.
Cette évolution, négligée par les médias, entraîne de lourdes conséquences, à commencer par la montée des tensions entre la Russie et l'Occident, chacun observant l'autre dans l'attente d'un affrontement. Plus inquiétant, nombre de dirigeants politiques estiment non seulement qu'une guerre serait possible, mais qu'elle pourrait éclater d'un moment à l'autre — une perception qui, dans l'histoire, a précipité les réponses militaires là où une solution diplomatique aurait pu intervenir.
Cette humeur générale belliqueuse transparaît dans les rapports et les commentaires des hauts cadres militaires occidentaux lors des rencontres et conférences diverses auxquelles ils participent. « À Bruxelles comme à Washington, pendant de nombreuses années, la Russie a cessé d'être une priorité dans les programmes de défense. Mais ce ne sera plus le cas à l'avenir », lit-on dans un rapport qui résume les points de vue échangés lors d'un séminaire organisé en 2015 par l'Institut américain d'études stratégiques (Institute for National Strategic Studies, INSS). Après les interventions russes en Crimée et dans l'est de l'Ukraine, beaucoup d'experts « peuvent désormais envisager une dégradation débouchant sur une guerre (…). C'est pourquoi [ils] estiment qu'il faut recentrer les préoccupations sur l'éventualité d'une confrontation avec Moscou » (1).
Le conflit envisagé aurait plutôt lieu sur le front est de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN), englobant la Pologne et les pays baltes, avec des armes conventionnelles de haute technologie. Mais il pourrait s'étendre à la Scandinavie et aux alentours de la mer Noire, et entraîner le recours au nucléaire. Les stratèges américains et européens recommandent donc un renforcement des capacités dans toutes ces régions et souhaitent asseoir le crédit de l'option nucléaire de l'OTAN (2). Un article récent de la revue de l'OTAN préconise par exemple d'accroître le nombre d'avions à capacité nucléaire dans les exercices de l'organisation afin de dissuader Moscou de toute percée sur le front est, en lui laissant entrevoir la possibilité d'une riposte nucléaire (3).
Il y a peu, ce type de scénario n'aurait intéressé que les académies militaires et les groupes de réflexion stratégique. Ce n'est plus le cas. En témoignent le nouveau budget de la défense américaine (4), les décisions prises lors du sommet l'OTAN des 8 et 9 juillet 2016 et l'annonce par Londres, le 18 juillet, de son intention de moderniser le programme de missiles nucléaires Trident.
Le ministre de la défense américain, M. Ashton Carter, reconnaît que le nouveau budget militaire de son pays « marque un changement d'orientation majeur ». Alors que, ces dernières années, les États-Unis donnaient la priorité aux « opérations anti-insurrectionnelles à grande échelle », ils doivent se préparer à un « retour de la rivalité entre grandes puissances », sans écarter la possibilité d'un conflit ouvert avec un « ennemi d'envergure » comme la Russie ou la Chine. Ces deux pays sont leurs « principaux rivaux », estime M. Carter, car ils possèdent des armes assez sophistiquées pour neutraliser certains des avantages américains. « Nous devons, poursuit-il, avoir — et montrer que nous avons — la capacité de causer des pertes intolérables à un agresseur bien équipé, pour le dissuader de lancer des manœuvres provocatrices ou les lui faire amèrement regretter s'il s'y livrait » (5).
Un tel objectif exige un renforcement de la capacité américaine à contrer un hypothétique assaut russe sur les positions de l'OTAN en Europe de l'Est. Dans le cadre de la European Reassurance Initiative (« Initiative de réassurance européenne »), le Pentagone prévoit en 2017 une enveloppe de 3,4 milliards de dollars destinée au déploiement d'une brigade blindée supplémentaire en Europe, ainsi qu'au prépositionnement des équipements d'une brigade similaire de plus. À plus long terme, l'augmentation des dépenses en armes conventionnelles de haute technologie serait également requise pour vaincre un « ennemi d'envergure » : avions de combat sophistiqués, navires de surface, sous-marins. Pour couronner le tout, M. Carter souhaite « investir dans la modernisation de la dissuasion nucléaire » (6).
Autre réminiscence de la guerre froide : le communiqué émis par les chefs d'État et de gouvernement à l'issue du dernier sommet de l'OTAN, en juillet à Varsovie (7). Alors que le « Brexit » était encore tout frais, ce texte semble ne se soucier que de Moscou : « Les activités récentes de la Russie ont diminué la stabilité et la sécurité, accru l'imprévisibilité et modifié l'environnement de la sécurité. » Par conséquent, l'OTAN se dit « ouverte au dialogue », tout en réaffirmant la suspension de « toute coopération civile et militaire pratique » et le renforcement de sa « posture de dissuasion et de défense, y compris par une présence avancée dans la partie orientale de l'Alliance » (8).
Peur du déclassementLe déploiement de quatre bataillons en Pologne et dans les pays baltes est d'autant plus remarquable qu'il s'agira de la première garnison semi-permanente de forces multinationales de l'OTAN sur le territoire de l'ex-Union soviétique. Les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada et l'Allemagne en assureront le commandement à tour de rôle. Ce rapprochement des troupes favorise le risque d'emballement, une escarmouche avec des forces russes pouvant déclencher une guerre à grande échelle, peut-être avec une composante nucléaire.
Dix jours à peine après le sommet atlantique, Mme Theresa May, nouvelle première ministre britannique, a obtenu l'aval de son Parlement pour la préservation et le développement du programme de missiles nucléaires Trident. Affirmant que « la menace nucléaire n'a pas disparu, mais qu'elle s'est au contraire accentuée (9) », elle a proposé un plan de 41 milliards de livres sterling (47 milliards d'euros) destiné au maintien et à la modernisation de la flotte nationale de sous-marins lanceurs de missiles atomiques.
Pour justifier la préparation d'un conflit majeur, les analystes américains et européens invoquent le plus souvent l'agression russe en Ukraine et l'expansionnisme de Pékin en mer de Chine méridionale (10). Les manœuvres occidentales passent alors pour un mal nécessaire, une simple réaction aux provocations de l'autre camp. Mais l'explication n'est ni suffisante ni convaincante. En réalité, les cadres des armées redoutent plutôt que les avantages stratégiques de l'Occident ne s'émoussent en raison des bouleversements mondiaux, alors même que d'autres États, eux, gagnent en puissance militaire et géopolitique. Dans cette nouvelle ère de « rivalité entre grandes puissances », pour reprendre les termes de M. Carter, la force de frappe américaine paraît moins redoutable qu'avant, tandis que les capacités des puissances rivales ne cessent d'augmenter.
Ainsi, lorsqu'il s'agit des manœuvres de Moscou en Crimée et dans l'est de l'Ukraine, les analystes occidentaux invoquent l'illégalité de l'intervention russe. Mais leur véritable inquiétude tient plutôt à ce que celle-ci a démontré l'efficacité de l'investissement militaire engagé par M. Vladimir Poutine. Les observateurs atlantiques toisaient les moyens russes déployés dans les guerres de Tchétchénie (1999-2000) et de Géorgie (2008) ; les forces actives en Crimée et en Syrie sont en revanche bien équipées et performantes. Le rapport de l'INSS cité plus haut note d'ailleurs que « la Russie a fait des pas de géant dans le développement de sa capacité à utiliser sa force de manière efficace ».
De même, en transformant des récifs et des atolls de la mer de Chine méridionale en îlots susceptibles d'abriter des installations importantes, Pékin a provoqué la surprise et l'inquiétude des États-Unis, qui avaient longtemps considéré cette zone comme un « lac américain ». Les Occidentaux sont frappés par la puissance croissante de l'armée chinoise. Certes, Washington jouit toujours d'une supériorité navale et aérienne dans la région, mais l'audace des manœuvres chinoises suggère que Pékin est devenu un rival non négligeable. Les stratèges ne voient alors d'autre recours que de préserver une large supériorité afin d'empêcher de futurs concurrents potentiels de nuire aux intérêts américains. D'où les menaces insistantes de conflit majeur, qui justifient des dépenses supplémentaires dans l'armement hypersophistiqué qu'exige un « ennemi d'envergure ».
Sur les 583 milliards de dollars du budget de la défense dévoilé par M. Carter en février, 71,4 milliards (63 milliards d'euros) iront à la recherche et au développement de telles armes — à titre de comparaison, la totalité du budget militaire français atteint 32 milliards d'euros en 2016. M. Carter explique : « Nous devons le faire pour devancer les menaces, à l'heure où d'autres États essaient d'accéder aux avantages dont nous avons joui pendant des décennies dans des domaines comme les munitions à guidage de précision ou la technologie furtive, cybernétique et spatiale (11). »
Des sommes faramineuses seront également consacrées à l'acquisition d'équipements de pointe aptes à surpasser les systèmes russe et chinois de défense et à renforcer les capacités américaines dans les zones potentielles de conflit, tels la mer Baltique ou le Pacifique ouest. Ainsi, au cours des cinq prochaines années, quelque 12 milliards de dollars seront consacrés au bombardier longue distance B-21, un avion furtif capable de transporter des armes thermonucléaires et de contrer la défense aérienne russe. Le Pentagone va également acquérir des sous-marins (de la classe Virginia) et des destroyers (Burke) supplémentaires pour faire face aux avancées chinoises dans le Pacifique. Il a commencé à déployer son système antimissile dernier cri Thaad (Terminal High Altitude Area Defense) en Corée du Sud. Officiellement, il s'agit de contrer la Corée du Nord, mais on peut aussi y voir une menace contre la Chine.
Il est hautement improbable que le futur président américain, qu'il s'agisse de Mme Hillary Clinton ou de M. Donald Trump, renonce à la préparation d'un conflit avec la Chine ou la Russie. Mme Clinton a déjà obtenu l'appui de nombreux penseurs néoconservateurs, qui la jugent plus fiable que son adversaire républicain et plus belliciste que M. Barack Obama. M. Trump a répété à plusieurs reprises qu'il entendait reconstruire les capacités militaires « épuisées » du pays et il a fait appel à d'anciens généraux comme proches conseillers en matière de politique étrangère. Il a toutefois concentré ses déclarations sur la lutte contre l'Organisation de l'État islamique (OEI) et émis de sérieux doutes sur l'utilité de maintenir l'OTAN, qu'il estime « obsolète ». Le 31 juillet, il déclarait sur la chaîne ABC : « Si notre pays s'entendait bien avec la Russie, ce serait une bonne chose. » Mais il s'est également inquiété de voir Pékin « construire une forteresse en mer de Chine », et a insisté sur la nécessité d'investir dans de nouveaux systèmes d'armement, davantage que ne l'ont fait M. Obama ou Mme Clinton lors de son passage au gouvernement (12).
L'intimidation et les entraînements militaires dans des zones sensibles comme l'Europe orientale et la mer de Chine méridionale risquent de devenir la nouvelle norme, avec les risques d'escalade involontaire que cela implique. Moscou et Pékin ne sont pas en reste par rapport à Washington, les trois capitales ayant annoncé qu'elles déploieraient dans ces régions des forces supplémentaires et qu'elles y mèneraient des exercices. L'approche occidentale de ce type de conflit majeur compte également de nombreux partisans en Russie et en Chine. Le problème ne se résume donc pas à une opposition Est-Ouest : l'éventualité d'une guerre ouverte entre grandes puissances se diffuse dans les esprits et conduit les décideurs à s'y préparer.
(1) Paul Bernstein, « Putin's Russia and US defense strategy » (PDF), National Defense University (NDU), Institute for National Strategic Studies (INSS), Washington, DC, août 2015.
(2) Cf. Alexander Mattelaer, « The NATO Warsaw summit : How to strengthen Alliance cohesion » (PDF), Strategic Forum, NDU- INSS, juin 2016.
(3) Camille Grand, « La dissuasion nucléaire et l'Alliance du XXIe siècle », Revue de l'OTAN magazine, 4 juillet 2016.
(4) Lire le dossier « Diplomatie des armes », Le Monde diplomatique, avril 2016.
(5) « Remarks by Secretary Carter on the budget at the Economic Club of Washington, D.C. », Département de la défense des États-Unis, 2 février 2016.
(6) Ash Carter, « Submitted statement - Senate appropriations committee-Defense (FY 2017 budget request) », Département de la défense des États-Unis, 27 avril 2016.
(7) Lire Serge Halimi, « Provocations atlantiques », Le Monde diplomatique, août 2016.
(8) « Communiqué du sommet de Varsovie », OTAN, Varsovie, 9 juillet 2016.
(9) Stephen Castle, « Theresa May wins votes to renew Britain's nuclear program », The New York Times, 18 juillet 2016.
(10) Lire Didier Cormorand, « Et pour quelques rochers de plus… », Le Monde diplomatique, juin 2016.
(11) « Remarks by Secretary Carter on the budget at the Economic Club of Washington, D.C. », op. cit.
(12) Maggie Haberman et David E. Sanger, « Donald Trump expounds on his foreign policy views », The New York Times, 26 mars 2016.
Partenaire du Club Med depuis plusieurs années, le conglomérat shanghaïen Fosun a fini par l'absorber. Il cherche dans la foulée à acquérir la Compagnie des Alpes et ses concessions sur les plus grandes stations de ski (Les Arcs, La Plagne, Serre-Chevalier…). Son objectif ? Attirer la clientèle chinoise. Dans son propre pays, où le tourisme a explosé et où un Club devrait ouvrir prochainement ; à l'étranger, où cent vingt millions de Chinois ont passé leurs vacances en 2015, singulièrement en France, première destination occidentale.
On s'étonnera à peine que le territoire national ressemble à un champ de bataille pour les opérateurs chinois. Outre Fosun, le groupe hôtelier Jin Jiang a racheté Louvre Hôtels (Kyriad, Campanile, Première Classe) et pris, à la surprise générale, 15 % d'Accor (Mercure, Ibis, Novotel…) sans cacher son envie d'aller plus loin ; Kai Yuan s'est offert l'hôtel cinq étoiles Marriott sur les Champs-Élysées, à Paris ; la compagnie Hainan Airlines a croqué une part de Pierre et Vacances et pris 10 % du capital de Center Parcs — elle a également racheté la compagnie à bas coût Aigle Azur puis Servair, la filiale restauration d'Air France.
Plus spectaculaire encore, le groupe chinois Symbiose allié au canadien SNC-Lavalin s'est approprié l'aéroport de Toulouse-Blagnac, à proximité des pistes d'essai d'Airbus. Non seulement il a profité de la privatisation de cet aéroport pour en prendre 49,9 % du capital, mais MM. Manuel Valls et Emmanuel Macron lui ont octroyé un pacte d'actionnaires hors normes permettant aux propriétaires chinois, minoritaires, de diriger (1). Sûrs d'eux-mêmes, ces derniers ont d'ailleurs voulu faire main basse sur une partie de la cagnotte de l'aéroport (70 millions d'euros) en réclamant, moins d'un an après leur arrivée, le versement de 20 millions d'euros de dividendes…
(1) Révélations de Laurent Mauduit, « La scandaleuse privatisation de l'aéroport de Toulouse-Blagnac », Mediapart, 28 novembre 2014.
Dans leur effort visant à élever l'économie au rang de science (et à travestir leurs préférences en fatalité), les libéraux jouissent d'un argument de poids : la consécration de leur spécialité par un prix Nobel ne l'assimile-t-elle pas à des disciplines aussi peu suspectes que la physique, la chimie ou la médecine ? A priori implacable, le raisonnement s'avère trompeur…
Robert Brown, l'un des trois enfants de Mme Renata Davis, menacée avec eux d'expulsion, Detroit, 2014. Photographie de Fred R. Conrad. Si le défaut en 2013 de l'ancienne capitale mondiale de l'automobile résulte d'un long déclin industriel, c'est la crise des subprime de 2007 qui lui a porté le coup fatal, accélérant son dépeuplement. De 1,8 million d'habitants en 1950, la population a fondu à 689 000 en 2013. La plus grande ville du Michigan a en effet été l'une des plus touchées par la vente de ces crédits à taux variable. L'incapacité de milliers d'emprunteurs à faire face à l'augmentation des mensualités a précipité l'explosion du nombre des expropriations. Au moins 70 000 saisies ont eu lieu depuis 2009.Le « Nobel d'économie » n'a été créé qu'en 1969, soit presque soixante dix ans après les premiers prix Nobel, et pas par l'industriel suédois. Son vrai nom ? « Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel ». Dans son testament, Alfred Nobel précise que les prix auxquels il donne naissance seront remis à des personnes de toute nationalité ayant « rendu un grand service à l'humanité ». Or les lauréats de la Banque de Suède proviennent presque tous de pays occidentaux et leurs travaux servent moins l'humanité en général que la partie qui profite du modèle économique en place.
Picsou en couverture du « Journal de Mickey », 1958.L'économie est une discipline récente, et plus de la moitié des « Nobel d'économie » sont encore vivants. 82 % d'entre eux étaient de nationalité américaine lors de leur nomination, alors que les « Nobel d'économie » européens vivants sont très peu nombreux : un Allemand, trois Britanniques, un Français et un Norvégien. Précisons que le Français Jean Tirole (lauréat 2014) et le Norvégien Finn Kydland (2004) ont tous deux obtenu leur doctorat aux États-Unis. Kydland y a d'ailleurs mené toute sa carrière, alors que Tirole est revenu en France pour créer à Toulouse une école d'économie calquée sur le modèle américain d'excellence académique. Quant aux Nobel vivants issus du monde en développement, ils se résument à un nom : l'hétérodoxe Amartya Sen (1998), Indien ayant fait carrière au Royaume-Uni et aux États-Unis. Lorsqu'on s'intéresse au profil des candidats, on constate, depuis la fin des années 1970, un renforcement du poids des États-Unis, accompagné d'une orientation à la fois plus libérale, plus technique et plus tournée vers la finance. À travers le prix Nobel, les représentants autoproclamés de la « science » économique ont défendu la globalisation financière, promu l'idée d'efficience des marchés et prôné l'indépendance des banques centrales, tout en dénonçant la « nocivité » de l'État. Ils ont projeté sur le monde scientifique, et dans l'espace public, une idéalisation collective du marché centrée sur l'Occident et même, plus précisément, sur les États-Unis. Laquelle connaît un regain de vigueur dans les années 1980 et s'impose au même moment dans les organisations internationales (FMI, Banque mondiale).
Multiplier les entretiens sur des thèmes sans aucun rapport avec l'expertise récompensée Milton Friedman est accueilli par une manifestation d'opposants à la dictature chilienne lors de la remise de son « prix Nobel » à Stockholm, en 1976. Le fondateur de l'école de Chicago, dont la théorie monétariste a influencé les politiques économiques ultralibérales de Margaret Thatcher, de Ronald Reagan mais aussi d'Augusto Pinochet, s'était rendu l'année précédente à Santiago pour prononcer une série de conférences et rencontrer le dictateur militaire chilien.Le « prix Nobel » permet à ses nouveaux lauréats d'occuper l'espace public et crée l'illusion qu'il existe un consensus entre experts, renforçant les effets d'autorité de la science économique. On le voit avec Tirole : il a multiplié les entretiens sur des thèmes sans rapport direct avec ses recherches, mais qui lui ont permis de promouvoir une vision néolibérale de l'économie. Par exemple, il écrit dans un article pour Libération qu'« en matière de marché du travail, une augmentation du coût net du travail au niveau du smic a pour objet louable de compresser les inégalités salariales ; mais elle crée du chômage » : loin de toute évidence empirique, la seule solution pour lutter contre le chômage serait donc de déréguler le marché du travail, comme l'ont préconisé Friedrich Hayek ou Milton Friedman, deux figures du libéralisme.
Félicités en dépit des échecsUn autre objectif est de laisser croire que l'économie est une science fiable, sinon exacte, même en présence de contre-performances manifestes des lauréats. Ce fut le cas pour Robert Merton et Myron Scholes (« Nobel » 1997), qui, entre 1993 et 1998, participaient à la direction de Long Term Capital Management, un des plus grands fonds d'investissement de l'histoire, qui fit faillite en 1998 à la suite de la crise financière asiatique : celle-ci n'avait pas été prévue, alors que leur prix Nobel, reçu un an plus tôt, récompensait... un modèle permettant, entre autres, d'anticiper les chocs financiers. La crise des subprime en 2007 apparaît aussi comme un échec collectif massif de la profession dans son approche de la finance, mais Eugene Fama, père de la théorie des marchés efficients qui a favorisé l'effondrement systémique, a été récompensé par le Nobel en 2013 !
Gary BeckerEn 1992, l'économiste Gary Becker (1930-2014) reçoit le « prix Nobel » de sa discipline « pour avoir formulé une théorie générale du comportement familial prenant en compte non seulement la répartition du travail et du temps, mais aussi les décisions concernant le mariage, le divorce et les enfants ». Becker considérait ces derniers comme des « biens de consommation durables », et toute décision les concernant devait à ses yeux s'expliquer en conséquence. L'économiste a également percé le mystère de la criminalité : « Une personne commet un délit si le profit qu'elle en escompte excède celui qu'elle pourrait obtenir en consacrant son temps et ses ressources à d'autres activités » (Crime and Punishment : An Economic Approach, 1968). Avant de perpétrer son crime, le malfaiteur effectue un calcul coût-bénéfice. Si le coût est trop élevé, il y renonce. Les travaux de Becker seront utilisés par les conservateurs américains pour justifier le durcissement des peines. Ils contribueront ainsi à remplir les prisons, situation que Becker jugeait cependant économiquement regrettable.
À l'exception de cet article, le Manuel d'économie critique n'est pas encore disponible en édition électronique ; il est encore possible de se procurer la version imprimée en kiosques et sur la boutique en ligne.
Argent, médias, lobbys, découpage des circonscriptions : les biais de l'élection présidentielle américaine au regard des précédentes… Depuis quand le Maroc attend-il le grand changement ? Quel fil relie l'univers du « catch-as-catch-can » français, le « wrestling » nord-américain et la « lucha libre » mexicaine ? Les investisseurs chinois rachètent-ils la France, comme naguère les Belges ? Sélection d'archives en rapport avec le numéro du mois.
« Sa Majesté le Roi préside la cérémonie de lancement du nouveau plan de réforme de l'investissement. » « S. M. le Roi inaugure l'autoroute de contournement de Rabat d'un investissement global de 3,2 milliards de dirhams. » « S. M. le Roi a inauguré un centre pour enfants abandonnés. » À parcourir les « unes » des principaux journaux marocains (Le Matin, L'Opinion et L'Économiste, francophones ; Al-Massae, Akhbar Al-Youm et Assabah, arabophones), il n'est question, chaque jour, que de tresser des louanges à « Sa Majesté le Roi » (Jalalatou al-malik en arabe), à ses actions en faveur du développement du pays, à sa générosité envers les pauvres. Pour ceux qui ne savent pas lire (le pays compte un tiers d'analphabètes), les chaînes de télévision diffusent les mêmes messages à la gloire du monarque et de ses admirables actions. Nulle part une opinion critique, jamais une enquête susceptible de vraiment déranger le pouvoir. La presse marocaine apparaît comme l'une des plus serviles du Maghreb. Et pour cause : après la disparition en 2010 du Journal, criblé de dettes, et la mise au pas, la même année, de l'hebdomadaire Tel Quel (et le départ aux États-Unis de son directeur Ahmed Benchemsi), le paysage médiatique est redevenu complètement soumis.
« Le Maroc a bénéficié d'une presse intéressante pendant dix ans, de la mort de Hassan II [en 1999] jusqu'à 2010, analyse Omar Brouksy, ancien rédacteur en chef du Journal. Nous pouvions publier des enquêtes plutôt politiques, et Tel Quel bousculait sur les questions de société. Mais les deux titres ont perdu de nombreux procès, et les annonceurs ont fait défection. » Après quelques années à l'Agence France-Presse, et toujours en proie aux attaques du gouvernement, le journaliste a jeté l'éponge, comme plusieurs de ses collègues. « La pratique d'un journalisme d'enquête indépendant est devenue impossible au Maroc. » Comment imaginer exercer ce métier dans un pays où le détenteur de tous les pouvoirs — le roi — refuse d'accorder le moindre entretien et, a fortiori, qu'on enquête sur ses affaires ? Les responsables intermédiaires tremblent à l'idée que leurs propos, publiés par la presse, puissent lui déplaire. « Même chez les intellectuels, le manque de courage est devenu affligeant », déplore Mohamed Madani, professeur à l'université de Rabat, un des rares à prendre publiquement position.
Aujourd'hui, le dernier carré de journalistes rigoureux tente de trouver refuge dans les médias en ligne, avec des sites comme Lakome2.com, Alaoual.com, Ledesk.ma ou Badil.info. Mais il leur est très difficile de convaincre des annonceurs, et donc de payer les salaires de leurs maigres équipes, alors que la justice s'acharne contre eux. En 2013, Ali Anouzla, fondateur de Lakome.com, s'est retrouvé en prison pendant cinq semaines pour avoir placé sur son site un lien vers le quotidien espagnol El País, qui lui-même renvoyait vers une vidéo de terroristes destinée à illustrer un article. Un mois plus tôt, Anouzla avait fortement irrité Mohammed VI en révélant la libération par une « grâce royale » d'un pédophile espagnol, ce qui avait déclenché un mouvement de colère très important dans le pays. « Après l'interdiction de Lakome.com, j'ai créé Lakome2.com, raconte le journaliste. Mais je ne prends pas les mêmes libertés, je m'autocensure. La survie du site en dépend. » D'autant plus qu'il n'est toujours pas passé en jugement. « C'est comme une épée de Damoclès. »
Sept autres journalistes sont aussi en attente d'un procès. Parmi eux se trouve Maâti Monjib, un intellectuel souvent invité par des universités à l'étranger, capable de s'exprimer autant en arabe qu'en français ou en anglais. Ces journalistes sont tous accusés du même délit : « atteinte à la sûreté intérieure de l'État ». Leur crime ? Avoir reçu l'aide d'organisations non gouvernementales étrangères afin d'organiser des formations aux nouveaux outils (Internet, smartphones, etc.) nécessaires au journalisme d'investigation. Ils risquent jusqu'à dix ans de prison.
Pour salir ces hommes aux yeux de l'opinion, tous les coups sont permis. Hicham Mansouri, proche collaborateur de Maâti Monjib, est ainsi accusé d'« utilisation de son domicile à des fins de proxénétisme ». Un matin de mars 2015, son domicile a été forcé par une dizaine de policiers, qui l'ont trouvé en compagnie d'une femme. Le tribunal l'a immédiatement condamné à dix mois de prison. Six mois plus tôt, l'homme avait été agressé en pleine rue par deux malabars, qui l'avaient laissé gisant dans son sang.