Le premier tour de l'élection présidentielle, le 23 avril, opposera onze candidats aux opinions très diverses. Ce pluralisme a été en partie éclipsé par les affaires judiciaires et par la place que les médias ont consacrée au bal incessant des sondages. Néanmoins, la perception de la nature profondément antidémocratique des institutions françaises et européennes gagne les esprits. Mais la traduction en termes électoraux de cette conscience nouvelle risque d'être dévoyée par le piège d'un « vote utile » qui choisirait comme opposant à l'extrême droite un adorateur de la mondialisation.
Théo Haggaï – de la série « Cailloux » http://theo-haggai.tumblr.com/Nous entrons dans une ère politique où bien des phrases qui commencent par « Ce serait la première fois que... » semblent annoncer la réalisation d'une éventualité jusqu'alors inconcevable. En ce printemps 2017, l'élection présidentielle française marque ainsi la première fois que l'on ne s'interroge plus sur la présence du Front national (FN) au second tour : on pose l'hypothèse, encore très improbable, de sa victoire. La première fois que nul ne défend le bilan d'un quinquennat alors même que deux anciens ministres du président sortant, MM. Benoît Hamon (Parti socialiste, PS) et Emmanuel Macron (En marche !), participent au scrutin. La première fois aussi que les candidats du PS et de la droite, qui ont gouverné la France sans discontinuer depuis le début de la Ve République, pourraient être conjointement éliminés dès le premier tour.
On chercherait également en vain des précédents à une campagne aussi parasitée par l'information continue, les affaires judiciaires, l'incapacité générale à fixer son attention plus de vingt-quatre heures sur une question essentielle. Et on ne trouve assurément aucun cas antérieur d'un postulant important à la magistrature suprême poursuivi pour détournement de fonds publics alors qu'il proclame depuis dix ans que la France est en faillite.
Le renoncement du président sortant à briguer un second mandat risque de dissimuler le point de départ de tous ces dérèglements. Le quinquennat qui s'achève a vu M. François Hollande devenir le chef d'État le plus impopulaire de la Ve République, et ce juste après que son prédécesseur, M. Nicolas Sarkozy, eut déjà été répudié. Or, le président socialiste l'a admis lui-même, il a « vécu cinq ans de pouvoir relativement absolu (1) ». En juin 2012, pour la première fois de son histoire, le PS contrôlait en effet la présidence de la République, le gouvernement, l'Assemblée nationale, le Sénat, 21 des 22 régions métropolitaines, 56 des 96 départements et 27 des 39 villes de plus de 100 000 habitants.
De ce pouvoir M. Hollande a fait un usage discrétionnaire autant que solitaire. C'est lui qui a décidé l'état d'urgence, engagé la France dans plusieurs conflits extérieurs, autorisé l'assassinat de simples suspects par voie de drone. Lui, aussi, qui a fait modifier le code du travail, contraignant sa majorité parlementaire à une réforme qu'elle refusait d'endosser (recours à l'article 49-3 de la Constitution) et pour laquelle ni elle ni lui n'avaient reçu mandat du peuple. Sans oublier la refonte de la carte des régions françaises, que le chef de l'État a redessinée de son bureau de l'Élysée.
Voilà qui pose avec acuité la question des institutions de la Ve République, que M. Hamon et M. Jean-Luc Mélenchon (La France insoumise) se sont engagés à remettre en cause, mais dont M. François Fillon (Les Républicains) et M. Macron s'accommodent, tout comme Mme Marine Le Pen. Aucune autre démocratie occidentale ne connaît une telle concentration du pouvoir entre les mains d'un seul. Au-delà du danger, bien réel, de voir un jour en disposer un chef de l'État moins débonnaire que celui qui achève son mandat, les proclamations ronflantes sur la démocratie française, la République, butent sur un constat que la présidence de M. Hollande a rendu aveuglant : l'exercice solitaire du pouvoir conforte la faculté illimitée de piétiner les engagements d'une campagne qui pourtant devrait fonder le mandat du peuple souverain.
M. Hollande s'engageait à défendre la sidérurgie française, il a entériné la fermeture du site de Florange ; il devait renégocier le pacte de stabilité européen, il y a renoncé dès le premier jour de son mandat ; il promettait d'« inverser la courbe du chômage » avant la fin de l'année 2013, elle a poursuivi son envol trois ans de plus. Toutefois, si un sentiment de trahison s'est ancré aussitôt dans les esprits, c'est sans doute en raison d'une phrase qui a marqué sa campagne de 2012 et que chacun a réentendue cent fois depuis : « Mon seul adversaire, c'est le monde de la finance. » Or M. Hollande a pris sitôt élu un ancien banquier de Rothschild pour conseiller à l'Élysée, avant de lui confier les clés du ministère de l'économie.
L'actuelle faveur dont semble bénéficier M. Macron dans l'opinion est d'autant plus déconcertante qu'elle risque de propulser vers le pouvoir suprême le digne héritier, fût-il parricide, de ce président sortant à l'impopularité inégalée. « Emmanuel Macron, c'est moi, a lâché un jour M. Hollande, il sait ce qu'il me doit. » Assurément, M. Macron n'est pas socialiste, mais M. Hollande non plus. L'un le proclame, l'autre biaise. Les propos du premier tournent le dos à une tradition de gauche qui pourfendait « l'argent » ou « la finance », mais cela correspond aux convictions que le second exprimait dès 1985 dans un ouvrage, La gauche bouge, qui avait également pour auteurs l'actuel ministre de la défense et le secrétaire général de l'Élysée (2).
Dans ce livre, on trouvait déjà l'idée chère à M. Macron, même si elle est chez lui ensevelie sous des amas de mots cotonneux et creux, d'une nouvelle alliance sociale entre les classes moyennes cultivées et le patronat libéral, soudés par la volonté conjointe de se déployer dans un marché mondial. « Entrepreneuriat » plutôt qu'« assistanat », profit plutôt que rente, réformistes et modernistes contre extrémistes et passéistes, refus de la nostalgie « des chameliers et des porteurs d'eau » : entendre M. Macron, c'est réécouter ce que proclamaient M. William Clinton dès 1990, MM. Anthony Blair et Gerhard Schröder quelques années plus tard (3). Et le suivre reviendrait à s'engager plus hardiment encore que M. Hollande dans la « troisième voie » du progressisme néolibéral. Celle qui a enjôlé le Parti démocrate américain et la social-démocratie européenne, les laissant dans le ravin où ils gisent en ce moment.
« Le projet d'Emmanuel Macron, c'est le marchepied du Front national »« Mondialistes » et « parti de Bruxelles » contre « patriotes » : Mme Le Pen se réjouirait que l'affrontement politique se résume à cette dialectique. Député PS et pilier de la campagne de M. Macron, M. Richard Ferrand semble devancer ses désirs : « Il y a, estime-t-il, d'une part, les néonationalistes réactionnaires et identitaires ; et, de l'autre, les progressistes qui pensent que l'Europe est nécessaire (4). » Une telle structuration du débat idéologique n'est pas innocente. Il s'agit, de part et d'autre, de submerger la question des intérêts de classe en alimentant pour les uns des terreurs « identitaires », en vitupérant pour les autres des pulsions « réactionnaires ».
Mais, n'en déplaise à tous les progressistes de marché, ceux « qui pensent que l'Europe est nécessaire » sont situés socialement. Les « travailleurs détachés » qu'une directive bruxelloise de 1996 a enfantés, et dont le nombre a décuplé ces dix dernières années, sont plus souvent ouvriers du bâtiment ou salariés agricoles que chirurgiens ou antiquaires. Or ce que « pensent » les victimes de ce dispositif est aussi et d'abord le produit de ce qu'ils appréhendent, c'est-à-dire un dumping salarial qui menace leurs conditions d'existence. Pour eux, l'Europe ne se résume pas au programme Erasmus et à l'Ode à la joie.
Stratège politique de M. Donald Trump, M. Stephen Bannon a compris le parti que la droite nationaliste pouvait tirer du déclassement social qui accompagne presque toujours les célébrations du village global. « Le cœur de ce que nous croyons, explique-t-il, c'est que nous sommes une nation avec une économie, et pas une économie dans je ne sais quel marché mondial aux frontières ouvertes. Les travailleurs du monde en ont assez d'être soumis au parti de Davos. Des New-Yorkais se sentent désormais plus proches des habitants de Londres ou de Berlin que de ceux du Kansas ou du Colorado, et ils partagent avec les premiers la mentalité d'une élite qui entend dicter à tous la façon dont le monde sera gouverné (5). » Quand, dans ses réunions publiques constellées de drapeaux européens, M. Macron exalte la mobilité, réclame la « relance par les marges des entreprises » et s'engage à supprimer les indemnités de chômage après le deuxième refus d'une « offre d'emploi décente (6) », comment distinguer ses propositions des intérêts des oligarques de l'argent et du savoir qui composent le « parti de Davos » ? On imagine les dégâts démocratiques qui découleraient d'un éventuel face-à-face entre lui et Mme Le Pen, celui-là même que les médias s'emploient à installer.
Depuis plus de vingt ans, prôner le « vote utile » revient à présenter les deux partis dominants en remparts contre une extrême droite dont leurs choix successifs et concordants ont favorisé l'envol. « Aujourd'hui, estime M. Hamon, le projet d'Emmanuel Macron, c'est le marchepied du Front national (7). » Mais, réciproquement, la puissance du FN a affermi le monopole du pouvoir de ses adversaires, socialistes compris (8). Dès 1981, François Mitterrand calculait qu'une extrême droite puissante obligerait la droite à faire alliance avec elle, au risque de devenir ainsi inéligible (9). La manœuvre s'est renversée en avril 2002, quand M. Jean-Marie Le Pen a affronté M. Jacques Chirac lors du second tour de l'élection présidentielle. Depuis, la droite n'a plus qu'à devancer le PS dans n'importe quel scrutin, national ou local, pour devenir aussitôt aux yeux de presque toute la gauche l'archange de la démocratie, de la culture, de la République.
Des institutions monarchiques qui permettent toutes les roueries, tous les reniements ; une vie politique verrouillée par la peur du pire ; des médias qui s'accommodent des unes tout en se repaissant de l'autre ; et puis, il y a… l'Europe. La plupart des politiques économiques et financières de la France y sont étroitement subordonnées, ce qui n'empêche pas l'essentiel de la campagne de s'être déroulée comme si le prochain président allait pouvoir agir en toute liberté.
Une victoire de Mme Le Pen pourrait signer la fin de l'Union européenne — elle a prévenu : « Je ne serai pas la vice-chancelière de Mme Merkel. » Dans l'hypothèse où l'un des favoris du scrutin — et de Mme Angela Merkel —, c'est-à-dire M. Fillon ou M. Macron, s'installait à l'élysée, la continuité avec les présidents qu'ils ont servis respectivement serait en revanche assurée, la cohérence avec les orientations de la Commission européenne préservée et l'hégémonie allemande et l'ordolibéralisme confirmés, l'une faisant office de gardienne sourcilleuse de l'autre. La question se poserait différemment pour M. Hamon ou pour M. Mélenchon. Mis à part les tentations fédéralistes du premier et son appui à l'idée d'une défense européenne, leurs objectifs peuvent paraître proches. Mais leurs moyens de les atteindre diffèrent du tout au tout, au point que leurs deux candidatures se concurrencent et font courir à chacun le risque de l'élimination.
Avec M. Hamon, difficile d'échapper à un sentiment de déjà-vu. Cherchant à concilier son attachement à l'Union européenne et son désir de la voir rompre avec l'austérité pour conduire une politique plus favorable à l'emploi et à l'environnement et moins impitoyable envers des États comme la Grèce que leur endettement accable, le candidat socialiste doit se persuader que la réorientation à laquelle il aspire est possible, y compris dans le cadre des institutions actuelles ; qu'il est concevable d'« atteindre des résultats tangibles sans se mettre à dos toute l'Europe ». Et il fonde son espérance sur un regain d'influence de la gauche européenne, allemande en particulier.
Or c'est presque exactement l'hypothèse qu'avait laissée miroiter M. Hollande il y a cinq ans. Le 12 mars 2012, s'engageant « solennellement » devant ses camarades européens réunis à Paris à « renégocier le traité budgétaire » qu'avaient conclu Mme Merkel et M. Sarkozy, il précisait : « Je ne suis pas seul parce qu'il y a le mouvement progressiste en Europe. Je ne serai pas seul parce qu'il y aura le vote du peuple français qui me donnera mandat » (lire « L'engagement trahi »).
Mme Cécile Duflot, qui devint sa ministre du logement, nous rappelle la suite : « Tout le monde attendait que [M. Hollande] engage le bras de fer avec Angela Merkel. (…) Nous allions enfin tourner le dos au Merkozy. (...) Tout libéral et rigide qu'il est, l'Italien Mario Monti comptait sur la France pour inverser la tendance. Le très conservateur Mariano Rajoy voyait dans l'élection de François Hollande la possibilité de desserrer l'étau qui étreignait l'Espagne. Quant à la Grèce et au Portugal, ils étaient prêts à suivre n'importe quel sauveur pour éviter la ruine (10). » On sait ce qu'il advint.
Une Union européenne fébrile à chaque scrutin nationalRien d'autre au fond que ce qui s'était déjà produit quinze ans plus tôt (11). À l'époque, M. Hollande dirigeait le PS et M. Lionel Jospin le gouvernement. En guise de prélude à la monnaie unique, un « pacte de stabilité et de croissance » venait d'être négocié qui prévoyait un ensemble de disciplines budgétaires, dont des amendes en cas de déficits excessifs. Chef de l'opposition, M. Jospin n'avait pas manqué de dénoncer dans le pacte un « super-Maastricht », « absurdement concédé aux Allemands ». Devenu premier ministre en juin 1997, il en accepta néanmoins tous les termes au Conseil européen d'Amsterdam, quelques jours plus tard. Pour prix de son consentement, prétendit M. Pierre Moscovici, alors ministre des affaires européennes, il aurait arraché « la première résolution d'un Conseil européen consacrée à la croissance et à l'emploi ». Une résolution à l'impact foudroyant, comme chacun a pu en témoigner depuis.
MM. Hamon et Mélenchon entendent à leur tour renégocier les traités européens. Cette fois, s'en donnent-ils les moyens ? M. Hamon ne remet pas en question l'indépendance de la Banque centrale européenne, mais il espère « faire évoluer ses statuts ». Il consent à la règle des 3 % de déficit public, mais « souhaite des politiques de relance » compatibles avec ses ambitions écologistes. Il propose « la constitution d'une assemblée démocratique de la zone euro », mais il précise aussitôt : « J'accepterai qu'on en discute, évidemment. Je n'irai pas à Berlin ou ailleurs en disant : “C'est cela ou rien”, ça n'a pas de sens. »
Certaines de ces réformes exigent l'accord unanime des membres de l'Union et aucune d'elles ne peut aujourd'hui se prévaloir de l'aval de Berlin. M. Hamon espère par conséquent modifier la donne grâce à un « arc d'alliance des gauches européennes ». Et il récuse le précédent peu encourageant de 2012 : « Je crois que les Allemands sont plus ouverts aujourd'hui qu'ils ne l'étaient quand M. Hollande est arrivé au pouvoir. » La crainte d'une dislocation de l'Union européenne d'une part, la perspective d'une alternance politique en Allemagne de l'autre auraient rebattu les cartes à son profit. « Je suis du parti de l'espérance », admet-il néanmoins.
L'espérance de M. Mélenchon, elle, a changé depuis 2012. Puisque « aucune politique progressiste n'est possible » dans l'Union telle qu'elle existe, à défaut d'une « sortie concertée des traités européens » ou de leur refonte (plan A) il n'exclut plus une « sortie unilatérale » (plan B). Comme il ne croit pas trop à une poussée prochaine et simultanée des forces de gauche, lesquelles auraient plutôt tendance à refluer ces dernières années, la France, deuxième puissance de l'Union, devient à ses yeux le « levier de la bataille européenne ». Codirecteur de la rédaction de son programme présidentiel, Jacques Généreux résume ainsi l'équation : « La sortie contrainte de la France signifierait la fin de l'euro et la fin de l'Union européenne, tout simplement. Personne n'a intérêt à prendre ce risque. Surtout pas l'Allemagne. » Par conséquent, tout en refusant de se plier aux règles européennes qui contraignent ses priorités économiques, « la France peut sans crainte, et si elle le souhaite, rester dans l'euro aussi longtemps qu'elle veut (12) ».
L'Union européenne était devenue indifférente aux choix démocratiques de ses peuples, assurée que les orientations fondamentales des États membres étaient verrouillées par des traités. Depuis le vote du « Brexit » et la victoire de M. Trump, la politique prend sa revanche. Une Union désormais fébrile observe chaque scrutin national comme si elle y jouait sa peau. Même la victoire d'un des candidats français qu'elle a adoubés ne la rassurerait pas longtemps.
(1) Gérard Davet et Fabrice Lhomme, « Un président ne devrait pas dire ça… ». Les secrets d'un quinquennat, Stock, Paris, 2016.
(2) Un collectif masqué sous le pseudonyme de Jean-François Trans. Lire Pierre Rimbert, « Toupie ou tout droit ? », Le Monde diplomatique, septembre 2014.
(3) Cf. Le Grand Bond en arrière. Comment l'ordre libéral s'est imposé au monde, Agone, Marseille, 2012.
(4) Le Journal du dimanche, Paris, 12 mars 2017.
(5) Cité par William Galston, « Steve Bannon and the “Global Tea Party” », The Wall Street Journal, New York, 1er mars 2017.
(6) C'est-à-dire pour un salaire qui ne serait « pas inférieur de plus de 20 %-25 % » à celui de l'ancien poste.
(7) France 2, 9 mars 2017.
(8) Lire « Le Front national verrouille l'ordre social », Le Monde diplomatique, janvier 2016.
(9) Cf. Emmanuel Faux, Thomas Legrand et Gilles Perez, La Main droite de Dieu. Enquête sur François Mitterrand et l'extrême droite, Seuil, Paris, 1994.
(10) Cécile Duflot, De l'intérieur. Voyage au pays de la désillusion, Fayard, Paris, 2014.
(11) Lire « Quand la gauche renonçait au nom de l'Europe » et « L'audace ou l'enlisement », Le Monde diplomatique, respectivement juin 2005 et avril 2012.
(12) Jacques Généreux, Les Bonnes Raisons de voter Mélenchon, Les Liens qui libèrent, Paris, 2017.
Ce périodique de recherche sur les manuscrits philosophiques clandestins des XVIIe et XVIIIe siècles propose un dossier étoffé sur le Traité des trois imposteurs, un pamphlet contre la religion d'inspiration spinoziste qui circula abondamment sous le manteau au siècle des Lumières. (2016, n° 24, annuel. — Garnier, Paris.)
Contrairement à la majeure partie des pays européens, les Pays-Bas enregistrent une baisse de leur population carcérale, au point qu'ils louent désormais des places de prison à la Belgique ou à la Norvège. Une politique de réinsertion très ancienne, un recours accru aux peines courtes et aux sanctions financières, ou encore à une justice négociée, se combinent aux considérations budgétaires pour expliquer ce phénomène.
Suyk Koen. – Au musée de la prison de Veenhuizen, Pays-Bas, 2005 ANP PhotoDes matelas repliés sur les couchettes, des bureaux vides, des cloisons nues : la place ne manque pas à la prison de Norgerhaven, dans le nord des Pays-Bas. Le cliquetis du trousseau de clés accroché à son pantalon résonne tandis que M. Frank Hogterp, chef de détention, se dirige à travers les couloirs vers la salle d'activités. « Une fois par jour, les détenus peuvent venir y regarder la télévision, jouer au ping-pong ou se préparer à manger », explique-t-il. Il devra communiquer avec eux en anglais : « Ici, on ne parle pas norvégien », précise-t-il en souriant. Car, depuis septembre, les cellules inoccupées ont été attribuées à 242 prisonniers norvégiens.
Alors que, jusqu'en 2004, les Pays-Bas souffraient comme la France d'une pénurie de places de prison, leur population carcérale a chuté de près de 45 % en moins de dix ans. Huit établissements ont déjà changé d'affectation, et une vingtaine d'autres devraient fermer d'ici trois ans. A contre-courant du reste de l'Europe, où la situation n'a pas changé, seules 10 500 des 12 400 places de prison du pays sont aujourd'hui occupées (1). Et le taux d'occupation devrait encore baisser, pour atteindre 60 % en 2018, si l'administration ne ferme pas d'autres établissements. Depuis 2009, dans un souci de rentabilité et pour éviter la mise au chômage des personnels, la Belgique s'est vu proposer de sous-traiter à son voisin l'incarcération de ses détenus ; et un accord similaire vient d'être signé avec la Norvège pour trois ans.
Le cas néerlandais suggère que l'encombrement des prisons n'est pas une fatalité. Pour autant, il n'est pas facile de saisir les mécanismes qui ont permis d'inverser la tendance. « Personne n'aurait pu le prévoir, nous affirme Miranda Boone, professeure de droit pénitentiaire à l'université de Groningue. Ce n'est pas le simple résultat d'une politique. » Les pouvoirs publics sont eux-mêmes surpris. Selon M.Peter Hennephof, directeur des institutions carcérales néerlandaises, « le gouvernement donne pour seules directives de faire baisser les taux de criminalité et de lutter contre la récidive ». Il ajoute — et cela a son importance : « … tout en maintenant des coûts aussi bas que possible ». Il invoque comme principal facteur la baisse de la criminalité, même s'il est incapable de l'expliquer. Toute tentative d'explication demeure d'ailleurs difficile à étayer tant la notion de criminalité recouvre des réalités différentes.
« Bien sûr, les gouvernements aiment dire que ce déclin est le fruit d'une politique gouvernementale », s'amuse Norman Bishop, expert scientifique auprès du Conseil de l'Europe. Et le sens commun voudrait que le taux d'incarcération soit influencé par le taux de criminalité. Or cette association ne se vérifie pas toujours, comme on le voit en Suède (lire « Succès des libérations conditionnelles en Suède »).
Jadis dépendant au crack, Peter est devenu coach sportifLa longue tradition humaniste néerlandaise serait-elle alors à l'origine de cette déflation carcérale ? Les pays nordiques sont régulièrement loués pour le succès de leurs peines non privatives de liberté et leur capacité à limiter la récidive. Et les Pays-Bas sont réputés pour avoir instauré très tôt un système dit « de probation », fondé non sur la punition, mais sur la réinsertion.
« L'histoire de la probation hollandaise est la plus ancienne du monde », confirme M. Willem Van De Brugge, secrétaire général de la Confédération européenne de la probation (CEP). Le premier service de ce type a vu le jour en 1823, sous la forme d'une institution privée dénommée « Société néerlandaise pour le relèvement moral des prisonniers » (2). Inspirée des idées du réformateur anglais John Howard (3), cette initiative permit l'amélioration des conditions carcérales et se développa sans intervention de l'Etat pendant près d'un siècle. Après la seconde guerre mondiale, l'empathie des intellectuels, qui dénonçaient l'inutilité sociale de la prison, lui donna un nouvel élan. Le service de probation s'institutionnalisa alors, avec pour objectif d'accompagner le délinquant dans son retour à la société. Enfin, en 1995, la myriade d'organisations qui s'étaient créées au fil des ans furent regroupées par le gouvernement pour ne plus former que trois agences, encore en place aujourd'hui.
La principale, Reclassering Nederland (« Service de probation néerlandais »), est généraliste : elle prend en charge 60 % des personnes en probation. Les agents fournissent des rapports de personnalité aux magistrats pour les aider à trancher et à opter soit pour l'enfermement, soit pour une peine non privative de liberté. Ils supervisent aussi les mesures imposées aux condamnés en cas de sursis : formation, indemnisation des victimes, suivi psychologique… Enfin, ils mettent en place les travaux d'intérêt général lorsqu'un juge les ordonne.
La deuxième agence, Stichting Verslavings- reclassering (SVG, « Agence de probation pour les personnes dépendantes »), s'occupe de ceux qui souffrent de problèmes d'addiction, soit 30 % de la population en probation. Ce sont principalement des consommateurs de drogues ou d'alcool qui commettent des vols. « En moyenne, nous les suivons pendant deux ans, indique Mme Barbara Kuijs, agente de probation depuis cinq ans à SVG. Lors des rendez-vous, nous essayons de comprendre leur addiction et de voir s'il ne s'y ajoute pas d'autres problèmes, notamment financiers. » En général, les probationnaires sont également soumis à une obligation de soins. Enfin, la dernière organisation, Armée du salut, se consacre aux sans-abri et aux plus marginaux, qui cumulent les difficultés familiales avec les difficultés de logement et d'emploi. Les agents de probation agissent également en prison pour limiter les sorties sans accompagnement, qui favorisent la récidive.
Suyk Koen. – Au musée de la prison de Veenhuizen, Pays-Bas, 2005 ANP PhotoA lui seul, Peter a expérimenté tout l'éventail des sanctions existant dans le système pénal néerlandais. « Le crime est une addiction », témoigne cet ancien détenu, qui a requis l'anonymat. Ce quinquagénaire au visage marqué évoque son passé de multirécidiviste avec une sincérité peu commune : « C'est une aventure. On gagne beaucoup d'argent. On fait ce qu'on veut. Oui… c'était une belle vie. Au début, en tout cas. » Entre les entrées et les sorties, il a passé près d'une décennie derrière les barreaux. Dépendant au crack pendant vingt ans, il est aujourd'hui coach sportif. Sorti il y a quatre ans d'un programme de probation au sein de SVG, il dit avoir tout arrêté. Avant cela, il a connu de nombreux programmes destinés aux récidivistes chevronnés — sans résultat. « Je cherchais seulement à sortir de prison, admet-il. Et à recommencer. » Jusqu'à ce qu'il en ait assez, un jour. A ce moment-là, le soutien d'un conseiller de probation lui a été précieux.
Il serait tentant de voir dans la période actuelle, comme y incite le ministère de la justice, un retour à l'état de grâce de l'après-guerre, quand, entre 1947 et 1975, les Pays-Bas adoptaient une politique pénale à rebours du tout-carcéral et faisaient de la réinsertion des condamnés une priorité (4). Mais certains éléments laissent penser qu'il y a de tout autres raisons au récent déclin des prisons néerlandaises.
Les peines de travaux d'intérêt général, dites de « services à la communauté », n'ont pas été davantage utilisées ces dernières années. Au contraire : elles suivent de près la courbe des taux d'incarcération. On en comptait 40 000, soit 30 % de l'ensemble des peines prononcées, en 2006 ; elles sont aujourd'hui stabilisées autour de 30 000 (5). Pourtant, les services de probation ont le sentiment que leur charge de travail augmente. Car, depuis plusieurs années, la politique d'austérité leur impose des réductions d'effectifs draconiennes. Le budget de 260 millions d'euros qui leur avait été alloué en 2012 a depuis été réduit de 40 millions d'euros.
Une journée en prison coûte 262 euros à l'EtatDe même, les prisons hollandaises ne se vident pas parce que les Pays-Bas renoncent à enfermer les condamnés. Comparé à celui des pays voisins, le recours à l'incarcération est même plus fréquent : 23 % de l'ensemble des sanctions prononcées, contre 15 % en moyenne en Europe. En revanche, on constate une réduction générale de la durée des peines. La prison reste la peine de référence pour les crimes graves, ainsi que pour les récidives — y compris avec des délits mineurs. Mais, pour le reste, les tribunaux infligent davantage de peines courtes, c'est-à-dire inférieures à un mois : 52 % des sanctions pénales en 2013, contre 38 % en 2005. Par ailleurs, ils privilégient aussi les sanctions financières.
On voit également davantage de recours aux mécanismes de « justice négociée », qui, depuis les années 1980, permettent d'éviter les procès, et donc l'emprisonnement. Le procureur a notamment la possibilité de proposer une transaction : si l'auteur du délit reconnaît sa culpabilité, les poursuites pénales peuvent être abandonnées en échange d'une amende. En outre, un grand nombre d'infractions ont été retirées du code de la route pour être traitées de manière administrative. Le ministère public et la police peuvent ainsi régler directement des affaires pénales, y compris pour des infractions passibles d'un maximum de six années d'emprisonnement.
Enfin, depuis 2008, les Pays-Bas délaissent la transaction consentie pour lui préférer l'« ordonnance pénale imposée » : un système par lequel le ministère public peut imposer une sanction, à charge pour le suspect de la contester et de demander à passer devant un juge. En 2013, 42 000 ordonnances de ce genre ont été rendues. Dans la grande majorité des cas, elles prennent la forme d'une sanction financière. « Ce procédé [de justice négociée] a l'avantage d'accélérer les procédures et de désengorger les tribunaux, explique Boone. L'objectif est que cela soit plus rapide, tant pour la victime que pour le contrevenant, et moins coûteux pour l'ensemble de la société. »
Nonobstant l'indépendance sans cesse évoquée du personnel judiciaire, la cohérence entre cette orientation et la politique actuelle d'austérité saute aux yeux. Une journée en prison coûte 262 euros à l'Etat. Une journée en probation, moins : entre 11 et 50 euros, selon le niveau de risque ; mais cela reste un coût. Les sanctions financières représentent, elles, une rentrée d'argent dans les caisses de l'Etat. Ces recettes s'élevaient à 673 millions d'euros en 2005, et à 1 050 millions huit ans plus tard (6).
Les budgets de tous les services publics subissent des coupes sévères, mais la lutte contre la criminalité figure parmi les priorités affichées par le gouvernement. Au programme : contrôle et surveillance accrus. Dans les rues, les gares, et même à l'intérieur des tramways qui sillonnent les villes, les caméras ont envahi le paysage néerlandais. De nombreux programmes de prévention de la petite délinquance voient le jour : ils scrutent les taux d'absentéisme et les comportements asociaux ou « déviants » chez les jeunes. L'objectif : leur venir en aide avant que certains ne basculent dans la délinquance. Ces programmes empiètent sans complexes sur les dispositifs sociaux : « La frontière entre l'aide et la punition se brouille de plus en plus, observe René Van Swaaningen, professeur de criminologie à l'université Erasmus de Rotterdam.Le système pénal se tient toujours prêt à intervenir si la personne ne se montre pas assez coopérative. »
Le fameux esprit de tolérance néerlandais a donc du plomb dans l'aile. Interrogée sur l'accueil que la société réserve aux anciens condamnés, Boone nous confirme l'ambiguïté : « J'ai pour habitude de qualifier la culture pénale néerlandaise de “culture de la bifurcation”, explique la professeure de droit. D'un côté, la réhabilitation pour ceux qui ont encore le potentiel pour devenir des citoyens décents, et, de l'autre, une dureté croissante envers certains groupes de population. » Ce qui s'explique par une culture profondément calviniste, selon Bas Vogelvang, professeur de politique pénale à l'université Avans de sciences appliquées : « Nous sommes très sévères envers ceux qui commettent des crimes. Les deux tiers du territoire néerlandais se situant au-dessous du niveau de la mer, pour lutter contre les marées, tout le monde doit travailler ensemble. Si un membre du groupe se marginalise, il aura des problèmes. »
Faire payer les frais d'incarcération aux détenusDans un tel contexte, le discours répressif forme un mélange assez étrange avec la baisse de la population carcérale, qui suscite tant d'admiration à l'étranger. Le directeur des institutions carcérales néerlandaises l'admet : « Il vaut certainement mieux pour la société avoir le moins de personnes possible en prison, mais il faut également répondre à sa demande de justice. »
En réalité, la singularité néerlandaise ne fait pas particulièrement la fierté de l'actuel gouvernement — issu d'une coalition entre les libéraux du premier ministre Mark Rutte et les travaillistes. « Leur but n'est pas de réduire la population carcérale, mais le coût du système », insiste Boone. La Haye entend réaliser 340 millions d'euros d'économies budgétaires sur les prisons en cinq ans, soit une réduction de 27 % à l'échéance de 2018.
En 2014, le Parlement a ainsi examiné deux propositions de loi alliant économies budgétaires et logique répressive. La première visait à faire payer les frais d'incarcération par les détenus eux-mêmes, soit 16 euros par nuit passée en prison. La seconde, à faire contribuer les condamnés aux frais de justice et aux soins requis par les victimes. En outre, à l'heure où la France, faute de place, reporte pour la quatrième fois l'application du principe de l'encellulement individuel, le gouvernement néerlandais semble fier d'annoncer sa nouvelle trouvaille pour réduire les coûts : les détenus seront désormais deux par cellule. Alors même que ses établissements se vident, le pays abandonne délibérément cet objectif après lequel courent la majorité des pays européens depuis la création de la prison moderne.
En dépit des apparences, donc, la société néerlandaise persévère dans la logique répressive à l'œuvre en Europe depuis le début des années 1980. Selon le sociologue David Garland, à cette époque, la dénonciation insistante de l'« assistanat » a conduit à remettre en question le projet de réinsertion par l'institution pénale (7). Une nouvelle doctrine punitive s'est imposée. En témoigne le glissement à droite du paysage politique depuis une dizaine d'années. La progression des formations d'extrême droite encourage les programmes sécuritaires. Le meurtre, en 2002, de Pim Fortuyn, un homme politique connu pour fustiger l'immigration, puis celui, en 2004, du réalisateur Theo Van Gogh par un islamiste, ont contribué à la montée d'un discours d'intolérance. La lutte contre la délinquance est devenue un enjeu majeur lors des campagnes électorales après l'ascension fulgurante du Parti pour la liberté (PVV). Avec 15,4 % des suffrages et 24 sièges à la Chambre basse, celui-ci est devenu en 2010 un acteur-clé de la vie politique, monnayant son soutien au premier ministre libéral Mark Rutte avant de le lâcher deux ans plus tard.
Dans le même temps, les dernières voix critiques sur la question carcérale se sont tues. « L'opposition qui émanait du parti écologiste est aujourd'hui silencieuse, remarque Van Swaaningen. Les libéraux et le Parti démocrate-chrétien craignent de voir leurs électeurs les abandonner pour le PVV. Alors, tous adoptent un discours plus sévère. » Depuis 2012, les libéraux ont formé une coalition avec les travaillistes, mais ils affichent toujours une intransigeance de façade — le ministère de la justice a ainsi été rebaptisé « ministère de la sécurité et de la justice ». En fait, l'originalité néerlandaise réside probablement dans le fait que, malgré un discours répressif, les principaux partis ne remettent pas en cause les fondements de la politique pénale. Ils se contentent d'accentuer les restrictions budgétaires.
Car, depuis trente ans, les Pays-Bas ont adopté les standards de la « nouvelle gestion publique ». Dans tous les domaines — santé, éducation, justice —, des objectifs chiffrés ont été introduits et la rentabilité est érigée en norme. Après avoir construit un Etat providence social-démocrate puissant dans les années 1960 et 1970, le pays glisse vers un modèle d'Etat néolibéral à l'anglo-saxonne.
Le mouvement touche jusqu'au cœur des services publics pénitentiaires et transforme le sens de la mission des travailleurs sociaux. « Même le rapport que l'on rédige sur quelqu'un est devenu un produit. Les sanctions communautaires sont des produits. Le contrôle est un produit », énumère M.Van De Brugge. Principale révolution en la matière : l'instauration du principe d'efficacité, le what works (« ce qui fonctionne »), une approche managériale importée du Royaume-Uni. Les agences ne parlent plus de « délinquants » et se réfèrent à leurs « clients », classés en trois catégories selon leur niveau présumé de dangerosité. Les agents de probation doivent se concentrer sur les personnes « rentables », celles présentant un profil moins ancré dans la délinquance et des chances de réinsertion plus rapides.
Les professionnels du monde judiciaire espèrent désormais un renflouement des caisses. Car, en sacrifiant les programmes de réinsertion et l'accompagnement humain qui rend celle-ci possible, les gouvernements courent le risque, estiment-ils, de voir les prisons se remplir à nouveau…
(1) Marcelo Aebi et Natalia Delgrande, « SPACE I - Council of Europe annual penal statistics : Prison populations », Conseil de l'Europe, Strasbourg, 2015.
(2) C. Th. Van Den Yssel, « Casser, puis reclasser ? », Déviance et société, vol. 6, no 1, Genève, 1982.
(3) Hygiéniste et philanthrope (1726-1790), auteur en 1777 du rapport The State of the Prisons, qui plaidait pour une réforme des prisons et une amélioration des conditions de détention.
(4) Miranda Boone et René Van Swaaningen, « Regression to the mean : Punishment in the Netherlands », dans Vincenzo Ruggiero et Mick Ryan (sous la dir. de), Punishment in Europe : A Critical Anatomy of Penal Systems, Palgrave Macmillan, coll. « Palgrave Studies in Prisons and Penology », Londres, 2013.
(5) Selon une étude du centre de recherche et de documentation intégré au ministère de la sécurité et de la justice des Pays-Bas, 2013.
(6) Ibid.
(7) David Garland, Punishment and Welfare : A History of Penal Strategies, Gower-Ashgate, Farnham (Royaume-Uni), 1985.
Coordonné par Benoît Bréville et Dominique Vidal
Cartographie : Cécile Marin, avec Dario Ingiusto
Couverture : Boris Séméniako
Conception graphique : Boris Séméniako et Nina Hlacer, avec la participation de Gersende Hurpy
Rédactrice photo : Lætitia Guillemin
Documentation : Pauline Perrenot
Photogravure : Didier Roy
Correction : Pascal Bedos, Xavier Monthéard et Nicole Thirion
Traduction des encadrés : Aurélien Bellucci (mandarin), Benoît Bréville (anglais, italien), Renaud Lambert (espagnol), Hélène Richard (russe), Dounia Vercaemst (arabe), Dominique Vidal (allemand).
Cet ouvrage a été composé avec les caractères typographiques Minuscule (dessinés par Thomas Huot-Marchand), Pluto (dessinés par Hannes von Döhren) et Trend (dessinés par Daniel Hernández et Paula Nazal Selaive).
En Afrique du Sud, on constate un taux de prévalence (1) du diabète de 9,8 % (7,7 % pour les hommes, 11,8 % pour les femmes). Le pays a mis en place un programme relativement complet de prise en charge de la maladie (2). Mais il reste à évaluer concrètement son efficacité, tant les inégalités face au système de santé sont importantes dans ce pays. Quant au Burkina Faso, dont le taux est de 4,2 % (4,6 % pour les hommes et 3,8 % pour les femmes), il ne dispose d'aucun plan de lutte, ni préventif ni curatif. À titre de comparaison, la France, dont l'arsenal préventif et curatif est exhaustif, affiche un taux de prévalence du diabète de 6,5 % pour les hommes et 4,4 % pour les femmes. En 2013, au Sénégal, le ministère de la santé estimait la population diabétique à 400 000 personnes, sur une population adulte (20-79 ans) de 6,6 millions d'habitants (14 millions au total). Or ne sont officiellement recensés que 60 000 cas, dont seulement 10 % seraient suivis de manière régulière.
(1) Nombre de personnes affectées par rapport à la population.
(2) Tous les chiffres sont tirés des fiches pays de l'Organisation mondiale de la santé (OMS).
À l'automne 1993, les médias occidentaux célèbrent la mise au pas puis le bombardement du Parlement russe, dominé par des adversaires du néolibéralisme.
« Le coup de force de Boris Eltsine est un acte de salut public. » Charles Lambroschini, Le Figaro, Paris, 23 septembre 1993. « Le président russe, Boris Eltsine, a consulté le gouvernement des États-Unis avant de donner l'ordre de l'assaut du Parlement. (…) Bill Clinton a considéré que l'assaut par la force de la “Maison blanche” de Moscou était “inévitable pour garantir l'ordre”. » El País, Madrid, 5 octobre 1993. « Boris Eltsine se sera finalement résolu, à son corps défendant, à faire donner les chars pour restaurer l'ordre public et sauver son régime. Une décision radicale autant que tardive. » Éditorial du Monde, 5 octobre 1993. « La peste brune-rouge, curieuse épidémie de fin de siècle, s'est révélée, cette fois encore, n'être qu'un coup de sang. Et le sang, justement, n'a été répandu qu'en quantité raisonnablement mesurée (…). Bref, tout va bien. Sauf que l'énigme russe paraît plus redoutable que jamais. » Gérard Dupuis, éditorial de Libération, 5 octobre 1993. « Si Eltsine mérite d'être applaudi, ce n'est pas parce qu'il a remporté la victoire, mais parce qu'il a eu le courage d'employer enfin la force contre ceux qui n'ont jamais caché que les réformes démocratiques, tant politiques qu'économiques, ne convenaient pas à leurs intérêts. » L'Écho, Bruxelles, 5 octobre 1993. « En se débarrassant de ses ennemis, quitte à faire couler un peu de sang, Boris Eltsine rétablit l'ordre et offre aux Russes les chances d'un peu plus de démocratie. » Antoine Bosshard, Le Journal de Genève, 5 octobre 1993.Le 20 février 1909, « Le Figaro » publie à la « une » le « Manifeste du futurisme » rédigé par l'écrivain, juriste et artiste italien Filippo Tommaso Marinetti — une apologie de la violence mécanique et virile qui ne tarderait pas à se déchaîner à l'échelle du monde.
1. Nous voulons chanter l'amour du danger, l'habitude de l'énergie et de la témérité.
2. Les éléments essentiels de notre poésie seront le courage, l'audace et la révolte.
3. La littérature ayant jusqu'ici magnifié l'immobilité pensive, l'extase et le sommeil, nous voulons exalter le mouvement agressif, l'insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing.
4. Nous déclarons que la splendeur du monde s'est enrichie d'une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l'haleine explosive… Une automobile rugissante, qui a l'air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace.
5. Nous voulons chanter l'homme qui tient le volant, dont la tige idéale traverse la Terre, lancée elle-même sur le circuit de son orbite.
6. Il faut que le poète se dépense avec chaleur, éclat et prodigalité pour augmenter la ferveur enthousiaste des éléments primordiaux.
7. Il n'y a plus de beauté que dans la lutte. Pas de chef-d'œuvre sans un caractère agressif. La poésie doit être un assaut violent contre les forces inconnues, pour les sommer de se coucher devant l'homme.
8. Nous sommes sur le promontoire extrême des siècles !... À quoi bon regarder derrière nous, du moment qu'il nous faut défoncer les vantaux mystérieux de l'Impossible ? Le Temps et l'Espace sont morts hier. Nous vivons déjà dans l'absolu, puisque nous avons déjà créé l'éternelle vitesse omniprésente.
9. Nous voulons glorifier la guerre —seule hygiène du monde—, le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent, et le mépris de la femme.
10. Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme, le féminisme et toutes les lâchetés opportunistes et utilitaires.
11. Nous chanterons les grandes foules agitées par le travail, le plaisir ou la révolte ; les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes ; la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes lunes électriques ; les gares gloutonnes avaleuses de serpents qui fument ; les usines suspendues aux nuages par les ficelles de leurs fumées ; les ponts aux bonds de gymnastes lancés sur la coutellerie diabolique des fleuves ensoleillés ; les paquebots aventureux flairant l'horizon ; les locomotives au grand poitrail, qui piaffent sur les rails, tels d'énormes chevaux d'acier bridés de longs tuyaux, et le vol glissant des aéroplanes, dont l'hélice a des claquements de drapeau et des applaudissements de foule enthousiaste.
Mystique catholique, antimoderne, journaliste et romancier, Léon Bloy a porté l'art de l'imprécation à ses limites. En 1885, il édite « Le Pal », un journal pamphlétaire dont la parution cesse au bout de cinq numéros. Il vilipende ici Albert Wolff, critique d'art au « Figaro ».
Il est assez connu des gens du boulevard, ce grand bossu à la tête rentrée dans les épaules, comme une tumeur entre deux excroissances ; au déhanchement de balourd allemand, qu'aucune fréquentation parisienne n'a pu dégrossir depuis vingt-cinq ans — dégaine goujate qui semble appeler les coups de souliers plus impérieusement que l'abîme n'invoque l'abîme. Quand il daigne parler à quelque voisin, l'oscillation dextrale de son horrible chef ouvre un angle pénible de quarante-cinq degrés sur la vertèbre et force l'épaule à remonter un peu plus, ce qui donne l'impression quasi-fantastique d'une gueule de raie émergeant derrière un écueil.
Alors on croirait que toute la carcasse va se désassembler comme un mauvais meuble vendu à crédit par la maison Crépin, et la douce crainte devient une espérance, quand le monstre est secoué de cette hystérique combinaison du hennissement et du gloussement qui remplace pour lui la virilité du rire franc.
Planté sur d'immenses jambes qu'on dirait avoir appartenu à un autre personnage et qui ont l'air de vouloir se débarrasser à chaque pas de la dégoutante boîte à ordure qu'elles ne supportent qu'à regret, maintenu en équilibre par de simiesques appendices latéraux qui semblent implorer la terre du Seigneur — on s'interroge sur son passage pour arriver à comprendre le sot amour-propre qui l'empêche encore, à son âge, de se mettre franchement à quatre pattes sur le macadam.
Le Pal, n° 5, 10 avril 1885.
Tandis qu'en octobre 1924 le décès de l'académicien et Prix Nobel de littérature Anatole France afflige le pays, le groupe surréaliste déclenche un scandale en publiant un violent pamphlet titré « Un cadavre », avec les contributions de Philippe Soupault, Paul Éluard, Pierre Drieu la Rochelle, Joseph Delteil, André Breton et Louis Aragon. Ce dernier proclame :
Il écrivait bien mal, je vous jure, l'homme de l'ironie et du bon sens, le piètre escompteur de la peur du ridicule. Et c'est encore très peu que de bien écrire, que d'écrire, auprès de ce qui mérite un seul regard. Tout le médiocre de l'homme, le limité, le peureux, le conciliateur à tout prix, la spéculation à la manque, la complaisance dans la défaite, le genre satisfait, prudhomme, niais, roseau pensant, se retrouvent, les mains frottées, dans ce Bergeret dont on me fera vainement valoir la douceur. Merci, je n'irai pas finir sous ce climat facile une vie qui ne se soucie pas des excuses et du qu'en dira-t-on. Je tiens tout admirateur d'Anatole France pour un être dégradé. Il me plaît que le littérateur que saluent à la fois aujourd'hui le tapir Maurras et Moscou la gâteuse, et par une incroyable duperie Paul Painlevé lui-même, ait écrit pour battre monnaie d'un instinct tout abject, la plus déshonorante des préfaces à un conte de Sade, lequel a passé sa vie en prison pour recevoir à la fin le coup de pied de cet âne officiel. Ce qui vous flatte en lui, ce qui le rend sacré, qu'on me laisse la paix, ce n'est pas même le talent, si discutable, mais la bassesse, qui permet à la première gouape venue de s'écrier : « Comment n'y avais-je pas pensé plus tôt ! »
Exécrable histrion de l'esprit, fallait-il qu'il répondît vraiment à l'ignominie française pour que ce peuple obscur fût à ce point heureux de lui avoir prêté son nom ! Balbutiez donc à votre aise sur cette chose pourrissante, pour ce ver qu'à son tour les vers vont posséder, raclures de l'humanité, gens de partout, boutiquiers et bavards, domestiques d'état, domestiques du ventre, individus vautrés dans la crasse et l'argent, vous tous, qui venez de perdre un si bon serviteur de la compromission souveraine, déesse de vos foyers et de vos gentils bonheurs. Je me tiens aujourd'hui au centre de cette moisissure, Paris, où le soleil est pâle, où le vent confie aux cheminées une épouvante et sa langueur. Autour de moi, se fait le remuement immonde et misérable, le train de l'univers où toute grandeur est devenue l'objet de la dérision. L'haleine de mon interlocuteur est empoisonnée par l'ignorance.
En France, à ce qu'on dit, tout finit en chansons. Que donc celui qui vient de crever au cœur de la béatitude générale, s'en aille à son tour en fumée ! Il reste peu de choses d'un homme : il est encore révoltant d'imaginer de celui-ci, que de toute façon il a été. Certains jours j'ai rêvé d'une gomme à effacer l'immondice humaine.
Collectif, Un cadavre, Imprimerie spéciale du Cadavre, Paris, 1924.
Les cinéastes Lars von Trier (« Breaking the Waves ») et Thomas Vinterberg (« Festen ») rédigent en 1995 un manifeste d'opposition radicale à l'esthétique tant de Hollywood que des vieilles avant-gardes, et imposent des règles concrètes pour respecter ce qui leur apparaît comme une morale de l'artiste.
En 1960, c'était la fin. Le cinéma était mort, il lui fallait ressusciter. C'était le bon objectif, mais ce n'étaient pas les bons moyens. La Nouvelle Vague s'avéra vaguelette qui sur le rivage tourna en gadoue. Brandir l'individualisme et la liberté a permis un moment de créer des œuvres, mais sans entraîner de transformation. (…)
En 1960, c'était la fin. Le cinéma n'était plus qu'artifice, et en mourait, à ce qui se disait ; le recours à l'artifice n'en a pas moins depuis dépassé ses records.
La fonction « suprême » du fabricant de film est de berner le public. C'est de ça que nous sommes si fiers ? C'est là ce que les 100 ans du cinéma nous ont apporté ? La pratique de l'illusionnisme comme moyen de communiquer des émotions, le libre choix par l'artiste de la tromperie ? La prévisibilité dramaturgique est devenue le veau d'or autour duquel nous dansons. (…)
DOGMA 95 combat le film illusionniste par un ensemble indiscutable de règles connu sous le nom de VŒU DE CHASTETÉ.
1. Le tournage doit être fait sur place. Les accessoires et décors ne doivent pas être apportés (si l'on a besoin d'un accessoire particulier, choisir un endroit où cet accessoire est présent).
2. Le son doit être produit en même temps que les images, et inversement (aucune musique ne doit être utilisée à moins qu'elle ne soit jouée pendant que la scène est filmée).
3. La caméra doit être portée à la main. Tout mouvement, ou non-mouvement, possible avec la main est autorisé. (Le film ne doit pas se dérouler là où la caméra se trouve ; le tournage doit se faire là où le film se déroule).
4. Le film doit être en couleurs. Un éclairage spécial n'est pas acceptable. (S'il n'y a pas assez de lumière, la scène doit être coupée, ou une simple lampe attachée à la caméra).
5. Tout traitement optique ou filtre est interdit.
6. Le film ne doit pas contenir d'action superficielle. (Les meurtres, les armes, etc., ne doivent pas apparaître).
7. Les détournements temporels et géographiques sont interdits : le film se déroule ici et maintenant.
8. Les films de genre ne sont pas acceptables.
9. Le format de la pellicule doit être le format académique 35 mm.
10. Le réalisateur ne doit pas être crédité.
De plus, je jure en tant que réalisateur de m'abstenir de tout goût personnel. Je ne suis plus un artiste. Je jure de m'abstenir de créer une « œuvre », car je vois l'instant comme plus important que la totalité. Mon but suprême est de faire sortir la vérité de mes personnages et de mes scènes. Je jure de m'y employer par tous les moyens disponibles et au détriment même de tout « bon goût » et considération esthétique.
Et ainsi je fais mon Vœu de Chasteté.
Copenhague, lundi 13 mars 1995. « Au nom du Dogma 95 » (traduction d'Evelyne Pieiller).
Paru en juin 1970 dans le « New York Magazine » sous le titre « Radical chic », ce reportage du romancier Tom Wolfe décrit une soirée organisée, le 14 janvier précédent, par le compositeur Leonard Bernstein dans son duplex new-yorkais de treize pièces avec terrasse. La fête avait pour objet de lever des fonds en faveur des Black Panthers…
Miam-miammmmmm. Ceux-là sont fameux. Petits fragments de roquefort roulés dans des noix pilées. Très savoureux. Très ingénieux. C'est cette façon dont la sécheresse un peu rude des noix frémit au contact de la saveur obstinée du fromage qui est si délicieuse, si subtile. Vous vous demandez ce que choisissent les Black Panthers ici, sur le plateau de sandwiches ? Les Panthers aiment-ils les petits fragments de roquefort ainsi roulés dans les noix pilées, les pointes d'asperge présentées sur des médaillons de mayonnaise et les petites boulettes « au Coq Hardi », toutes ces petites choses qui, en ce moment même, leur sont offertes sur des plateaux d'argent guillochés par des femmes de chambre en uniformes noirs et tabliers blancs repassés à la main... Le maître d'hôtel va leur apporter à boire… Croyez-le ou ne le croyez pas, mais telles sont les pensées métaphysiques qui vous passent par la tête, ici, à New York, au cours de ces réceptions qui ont le chic gauchiste. Par exemple, est-ce que cet énorme Black Panther qui est là dans l'entrée, celui qui serre la main de Felicia Bernstein en personne, celui à la veste de cuir noir et aux lunettes de soleil, qui a cette coiffure absolument incroyable, dressée dans tous les sens — est-ce que ce type, ce Black Panther, va prendre un fragment de roquefort roulé dans des noix pilées sur le plateau (…) ?
Mais tout est pour le mieux. Les domestiques sont des Blanches, ce ne sont ni Claude, ni Maude, mais des Sud-Américaines blanches. Lenny et Felicia sont des génies. En fin de compte, tout est une question de domestiques. C'est là qu'est la pierre de touche du chic gauchiste. Il est bien évident, en effet, que si vous donnez une party pour les Black Panthers, comme Lenny et Felicia le font ce soir, ou comme Sydney et Gail Lumet l'ont fait la semaine dernière (…) — eh bien ! évidemment, vous ne pouvez pas avoir un maître d'hôtel noir et des femmes de chambre comme Claude et Maude en train de circuler en uniforme à travers le salon, la bibliothèque et l'entrée, avec des plateaux couverts de verres pleins et de canapés. Beaucoup de gens se sont appliqués à faire le tour de la question. Ils ont essayé de se représenter les Panthers ou n'importe lequel des autres entrant tout hérissés, avec leurs cheveux électrisés, leurs lunettes cubaines, leurs vestes en cuir et tout, et d'imaginer Claude et Maude dans leurs uniformes noirs s'approchant pour dire : « Voulez-vous boire quelque chose, monsieur ? » Ils ont fermé les yeux et essayé de se représenter la scène d'une façon quelconque, mais on ne peut pas se la représenter. Elle est tout simplement inimaginable. C'est pourquoi la vogue actuelle du chic gauchiste a donné le signal de départ à une chasse éperdue au domestique blanc.
Le Gauchisme de Park Avenue, traduit de l'anglais (États-Unis) par Alexandra Giraud et Georges Magnane, © Éditions Gallimard, Paris, 1972.
Bravant des températures inférieures à 0°C, plus d'un million de Sud-Coréens ont manifesté chaque semaine pendant plus de deux mois. Du jamais-vu depuis la chute de la dictature, en 1987. Ils ont obtenu la mise à l'écart de la présidente Park Geun-hye, accusée de corruption et de faiblesse — le tout sur fond de chamanisme. Désormais, ils se battent pour des changements plus profonds.
Hyejin Park. – « Mur-mure », 2016Des cris de joie ont éclaté, ce 9 décembre 2016, quand les dizaines de milliers de Sud-Coréens rassemblés devant l'Assemblée nationale ont appris que la présidente de la République, Mme Park Geun-hye, était destituée. Les députés ont approuvé la motion de censure par 234 voix contre 65 — bien au-delà, donc, des partis d'opposition. La même liesse s'est emparée des participants aux veillées à la bougie organisées dans la plupart des grandes villes, comme Kwangju, Sunchon, Inchon, Pusan ou Cheju.
Chaque samedi, pendant près de deux mois, des millions de personnes ont manifesté dans tout le pays, chandelle à la main, pour réclamer la démission immédiate de Mme Park. Celle-ci est accusée d'avoir mené les affaires publiques sous l'emprise d'une gourou mi-chamane, mi-prédicatrice ; d'avoir reçu de l'argent des grands groupes industriels (chaebol) ; d'avoir réprimé des opposants… La liste est longue.
« Je regrette sincèrement d'avoir créé ce chaos par ma négligence alors que notre pays rencontre déjà tant de difficultés en matière de sécurité et d'économie, a déclaré Mme Park. Je répondrai avec calme aux questions de la Cour constitutionnelle et du procureur indépendant, dans le respect des procédures définies par la Constitution et par la loi. » Elle est remplacée par le premier ministre, mais elle conserve son titre jusqu'à ce que les neuf juges de la Cour constitutionnelle délibèrent sur la légitimité de sa destitution. Ils ont cent quatre-vingts jours pour rendre leur verdict, qui doit être adopté par au moins six d'entre eux.
Ce délai n'entame ni la détermination ni l'enthousiasme des manifestants. Parmi eux, M. Kim Hye-young, 35 ans, qui habite Pusan, dans le sud du pays, et qui a rejoint les rassemblements dans la capitale : « Je me réjouis de la destitution de Park. J'ai honte de l'avoir soutenue autrefois. Saenuri [le parti conservateur au pouvoir] doit être démantelé. »
Sans aller jusque-là, le maire de Séoul, M. Park Won-soon, s'est adressé à la foule dès le verdict connu : « Le peuple a gagné. Nous avons gagné. Comme lors du soulèvement de juin 1987 [qui a mis fin à la dictature], nous avons ouvert une nouvelle page de l'histoire de la démocratie coréenne. Park Geun-hye devrait démissionner immédiatement, sans attendre la décision de la Cour constitutionnelle. » Quelques jours plus tôt, il s'était déjà exprimé : « Nous ne pourrons pas avancer tant que nous n'aurons pas chassé les démons du passé, de la famille Park (1). (…) Il faut en finir avec la présidence impériale, procéder à une réforme générale des chaebol, de la politique, et poursuivre en justice le gouvernement de Mme Park, qui représente les 1 % les plus riches de la population (2). »
Selon la commission d'enquête parlementaire, composée d'élus du Minju (le principal parti d'opposition), du Parti du peuple, du Parti de la justice et de députés indépendants, Mme Park a violé la Constitution de multiples façons (3). Tout a commencé avec l'arrestation pour corruption de son amie Choi Soon-sil, censée détenir des pouvoirs chamaniques et lui avoir servi de guide spirituelle. Mais cette affaire de croyances ancestrales et de manipulations a pris une tout autre tournure quand les enquêteurs ont découvert qu'elle avait eu accès à des documents confidentiels et qu'elle serait même intervenue dans l'attribution de postes ministériels. Elle aurait aussi bénéficié de l'aide directe de Mme Park pour contraindre les grandes entreprises à verser de l'argent à sa fille (pour acheter un cheval) et à ses fondations, Mir et K-Sports.
Un parti d'opposition dissousSamsung aurait payé 20 milliards de wons sud-coréens (16 millions d'euros), mais Hyundai (numéro un national de l'automobile), LG (téléphonie et électroménager), SK Group (télécoms et pétrole), Lotte (agroalimentaire et hôtellerie), etc., auraient également été mis à contribution. Au total, une cinquantaine de sociétés auraient versé plus de 80 milliards de wons (soit 62 millions d'euros environ). Pour quelles contreparties ? Nul ne le sait pour l'instant. Convoqués par la commission d'enquête parlementaire, les neuf patrons des plus grands groupes (4) sont restés muets.
Spécialiste des chaebol, le professeur Law Cho-kook, de l'Université nationale de Séoul, résume ce que pensent nombre de Sud-Coréens : « Ces chaebol qui se sont montrés impitoyables envers leurs salariés et les petites entreprises, mais généreux à l'égard de Choi Soon-sil et de sa fille, méritent des sanctions. » Mme Choi, ou la « Raspoutine coréenne », comme on l'appelle, a été mise en examen pour abus de pouvoir, trafic d'influence et corruption. Le procureur soupçonne la présidente de complicité, mais il ne peut engager de poursuites tant que la Cour constitutionnelle ne s'est pas prononcée et que son immunité n'est pas levée.
Ces scandales n'auraient pas pris une telle ampleur si un sentiment d'injustice ne grandissait pas dans la société depuis plusieurs années. Il s'accompagne, notamment chez les jeunes, du rejet des dirigeants politiques et des fameux chaebol. Signe de cette défiance, les Sud-Coréens reprochent à Mme Park de ne pas avoir su gérer le naufrage du ferry Sewol, en avril 2014, qui a coûté la vie à 304 passagers, essentiellement des lycéens. Elle ne s'est jamais expliquée sur le silence qu'elle avait gardé durant sept heures, alors que des centaines d'adolescents se retrouvaient piégés dans le bateau qui prenait l'eau. Les rumeurs les plus folles circulent à ce sujet. La motion de destitution reprend l'accusation au nom de l'article 10 de la Constitution, selon lequel le chef de l'État se doit de protéger la vie de ses citoyens.
Les Sud-Coréens estiment également qu'elle et sa majorité n'ont rien fait contre l'évasion fiscale pratiquée à grande échelle par les dirigeants des chaebol et qu'ils ont fermé les yeux sur leur financement occulte des partis et des journaux. En 2015, étudiants et enseignants s'étaient mobilisés contre l'utilisation obligatoire de manuels d'histoire approuvés par le gouvernement qui célébraient la dictature et les penchants projaponais de Park Chung-hee, le père de la présidente (5). Sans succès, ce qui leur a laissé un goût amer.
Au fur et à mesure que le mécontentement montait, Mme Park s'est montrée de plus en plus autoritaire, rappelant les sombres heures de la dictature. Pour la première fois depuis cette période, elle a fait interdire, avec l'aide de la Cour constitutionnelle, un parti d'opposition. Accusé d'avoir lancé un « appel à l'insurrection pour tenter d'instaurer le communisme comme en Corée du Nord », le Parti progressiste unifié (PPU) a été dissous et ses treize députés ont perdu leur siège à l'Assemblée ; certains ont même été emprisonnés. Une liste noire de journalistes, d'intellectuels, d'artistes et de célébrités jugés trop critiques a même été dressée afin de leur interdire l'accès aux grands journaux et de limiter leurs activités. Et Mme Park a encouragé les médias favorables au pouvoir — financés par les chaebol à grand renfort de pages de publicité — à faire passer les autres forces d'opposition pour des partisans de la Corée du Nord.
Sa politique diplomatique n'a guère été plus reluisante. Sans même consulter les survivantes et leurs familles, qui ont vigoureusement protesté, elle a négocié seule l'accord avec le Japon sur les « femmes de réconfort » (esclaves sexuelles de l'armée d'occupation nippone durant la seconde guerre mondiale). Elle a également décidé de suspendre tout échange avec la Corée du Nord et de fermer le complexe industriel intercoréen de Kaesong, suscitant des remous jusque dans les rangs de son parti.
Enfin, le système américain de missiles antibalistiques (Terminal High Altitude Area Defense, Thaad) a été déployé dans le pays grâce à son feu vert, ce qui a donné lieu à d'importantes manifestations, en particulier sur les lieux de son implantation. Et l'accord d'échange d'informations militaires qu'elle a signé avec le Japon (General Security of Military Information Agreement, Gsomia) est lui aussi critiqué de toute part (6).
Si tout le monde ou presque se réjouit de sa mise à l'écart, son premier ministre devenu président par intérim, M. Hwang Kyo-ahn, ne rassure pas pour autant. Lorsqu'il était ministre de la justice (de mars 2013 à juin 2015) puis premier ministre, il avait réclamé et obtenu que le président de la Confédération des syndicats coréens, M. Han Sang-gyun, soit jeté en prison pour huit ans — une peine ensuite ramenée à trois ans — pour avoir organisé la protestation à partir d'avril 2015, jusqu'au grand rassemblement du 14 novembre 2015. Le 22 décembre de la même année, des milliers de policiers armés de gaz lacrymogènes avaient fait une descente dans les locaux de la confédération pour mettre fin à la grève contre la privatisation de la compagnie ferroviaire Korean Railway. M. Han est toujours sous les verrous.
La vague de contestation actuelle suffira-t-elle pour construire une forme de démocratie radicalement nouvelle en Corée du Sud ? Les forces conservatrices qui ont soutenu Mme Park lors de la dernière élection présidentielle et qui ont cautionné sa politique de régression démocratique espèrent tirer leur épingle du jeu. Usant de leur influence dans les arènes politique, économique et médiatique, elles se sont mises en quête d'une nouvelle figure de proue. Mais il leur faut du temps. Le pire serait pour elles que les partis d'opposition et les Sud-Coréens qui continuent à se rassembler chaque samedi obtiennent la démission immédiate de la présidente et des élections anticipées. Les candidats de l'opposition seraient en effet en position de force, notamment M. Moon Jae-in, ancien chef du parti Minju, en tête des intentions de vote dans les sondages, ou encore le maire de la ville de Songnam, M. Lee Jae-myung, dont la cote a grimpé ces derniers mois.
À l'inverse, le parti Saenuri a tout intérêt à retarder les échéances. Il attend beaucoup du retour au pays de M. Ban Ki-moon, qui a quitté son poste de secrétaire général de l'Organisation des Nations unies (ONU) fin décembre et qui fait figure de favori. M. Ban a certes commencé sa carrière comme ministre des affaires étrangères du président progressiste Roh Moo-hyun ; mais, de sensibilité conservatrice, il a noué des liens étroits avec la présidente. Interrogé sur ses intentions par un journaliste d'Al-Jazira, il a répondu : « Je mettrai tout en œuvre pour faire entendre ma voix en tant que citoyen et pour aider l'ONU, tout en cherchant le meilleur moyen d'être utile à mon pays. » Et la chaîne qatarie de titrer aussitôt sur son site : « Ban Ki-moon, prochain président de la Corée du Sud ? » (3 décembre 2016). Cependant, le parti conservateur a aussi d'autres candidats en vue, notamment M. Won Hee-ryong, le gouverneur de la province de Cheju (7), et M. Yoo Seung-min, l'ancien chef du parti Saenuri, que l'autocratique présidente a tenus à l'écart.
Les quotidiens progressistes, comme Hankyoreh et Kyunghyang Shinmun, prônent des réformes de fond pour lutter contre les injustices sociales et l'inefficacité politique. Les trois grands journaux conservateurs, surnommés « Cho-Joong-Dong » (contraction de Chosun Ilbo, JoongAng Ilbo et Dong-A Ilbo), les chaînes d'information et les magazines d'économie des mêmes groupes, ainsi que les chaînes gérées par l'État, ont, eux, déjà repris l'offensive. Ils insistent sur les conséquences des manifestations, auxquelles ils attribuent le ralentissement économique et la baisse des exportations. Ils s'inquiètent bruyamment des relations avec les États-Unis au moment où l'élection de M. Donald Trump rend l'avenir plus incertain. Prenant le train en marche, ils dénoncent les failles du gouvernement, mais c'est pour mieux préserver leurs privilèges.
Il n'est pas sûr que les millions de Sud-Coréens descendus dans la rue malgré le froid pour protester contre le comportement de leur présidente se laissent faire. Tout plaide pour le changement : le système politique, qui a connu depuis la fin de la dictature quatre présidents accusés de corruption au cours de leur mandat (MM. Kim Young-sam, Kim Dae-jung et Lee Myung-bak, ainsi que Roh Moo-hyun, qui a fini par se suicider) ; l'économie, totalement dépendante des chaebol, qui sont régulièrement convaincus de fraude fiscale ou de versement de pots-de-vin, tels Hanbo dans les années 1990 ou Lotte actuellement (il fait l'objet d'enquêtes depuis près d'un an, et son vice-président s'est suicidé en août 2016) ; la croissance, qui marque le pas et ne permet plus aux jeunes diplômés de trouver un emploi qualifié et correctement rémunéré. « La rapidité de la détérioration des inégalités de revenu en Corée du Sud au cours des vingt dernières années a été la cinquième plus importante sur vingt-huit pays asiatiques », selon un rapport de la Banque asiatique de développement (8). Le miracle sud-coréen tourne à « l'enfer », comme le clament les manifestants.
Jeunes et vieux, femmes et hommes, salariés et sans-emploi n'entendent pas se faire voler la victoire. Ils occupent toujours la place Gwanghwamun, près de la Maison Bleue (le palais présidentiel), en appelant à une réforme des structures politiques, économiques et sociales, ainsi qu'à l'éradication des injustices, des inégalités et de la corruption qui rongent la société sud-coréenne.
(1) Park Chung-hee, qui a pris le pouvoir lors du coup d'État militaire du 16 mai 1961, a été assassiné le 26 octobre 1979.
(2) Déclarations du 5 décembre 2016, lors d'un forum coorganisé par soixante-dix députés du Minju.
(3) News1, Séoul, 2 décembre 2016.
(4) Étaient aussi convoqués les représentants des groupes Hanwha (pétrochimie, hôtellerie…), Hanjin (armateur), CJ (distribution, pharmacie), CS Engineering (construction).
(5) Lire « Virage autoritaire à Séoul », Le Monde diplomatique, janvier 2016.
(6) « Despite criticism, South Korea signs Gsomia with Japan », The Hankyoreh, Séoul, 23 novembre 2016.
(7) Lire Frédéric Ojardias, « Sur “l'île de la paix”, un village sud-coréen menacé », Le Monde diplomatique, novembre 2014.
(8) Agence de presse Yonhap, 10 mars 2014.
Au cours de la campagne électorale de l'automne dernier, le parti Droit et justice (Prawo i Sprawiedliwość, PiS) a profité de la crise migratoire européenne pour attiser la xénophobie. « Regardez la Suède ou la France : il y a des zones où règne la charia et où des patrouilles veillent à son application ! Voulez-vous que ces phénomènes apparaissent chez nous ? », a lancé le président du PiS, M. Jarosław Kaczyński, le 16 septembre 2015. Au cours d'un meeting, le 12 octobre, il a même accusé les migrants d'être « porteurs du choléra et de parasites ». « Les Polonais voyagent et voient à quoi mène l'immigration, assure Aleksańdra Rybinska, journaliste à l'hebdomadaire wSieci, proche du PiS. Le multiculturalisme ne fonctionne pas, alors ils ne veulent pas de cela ici. Le gouvernement précédent avait dû accepter sept mille migrants. C'est déjà trop. »
Tunisien, M. Aziz W. réside à Varsovie depuis six ans. Cuisinier, il a le visage glabre, parle polonais, trinque avec ses amis polonais, mais se sent malgré tout rejeté par sa terre d'accueil. « C'est très dur, confie-t-il. Des regards de travers ; des jeunes qui, à l'arrêt de bus, me disent : “Rentre chez toi, terroriste musulman !” Plusieurs fois, je me suis fait agresser. »
Né au Sénégal, M. Mamadou Diouf vit en Pologne depuis plus de trente ans. « En 2007, j'ai demandé et obtenu la nationalité polonaise. Le PiS était alors au pouvoir ; je craignais qu'il ne m'expulse. » Animateur d'une fondation sur l'Afrique (Afryka.org), M. Diouf participe à des débats dans les médias et intervient dans des écoles. « Difficile de lutter contre les préjugés, déplore-t-il. Le mot “nègre”, murzyn , est couramment employé. De vieux romans et poèmes racistes sont connus de tous les écoliers. Alors, j'explique que la biologie humaine est contre l'homogénéité, que la Grèce et la Rome antiques ont bénéficié des contacts avec leurs voisins... Sincèrement, comment un Polonais peut-il être fasciste, compte tenu de l'histoire de ce pays et de l'importance de sa diaspora à travers le monde ? »
Pays sans passé colonial, où les frontières fluctuantes et les meurtrissures de l'histoire ont contribué à confondre polonité, blancheur de peau et catholicisme, la Pologne ignore le multiculturalisme. Il existe bien quelques minorités (germanophones, Ukrainiens, Juifs, Tatars musulmans), mais peu d'immigrés extra-européens : des commerçants vietnamiens arrivés dans les années 1970, environ cinq mille ressortissants africains et, désormais, des migrants acceptés au compte-gouttes. La plupart des Polonais entendent préserver cette homogénéité : seuls 4 % estiment que leur pays devrait accueillir des migrants, selon un sondage réalisé en janvier par l'institut CBOS. Les attentats de Paris et les agressions sexuelles de Cologne ont pu conforter cette xénophobie. « L'Allemagne va devenir une république islamique », nous déclare spontanément un militant du PiS. Les graffitis antisémites, les croix celtiques fascistes, souvent tracés par des groupes de supporteurs de football, sont courants sur les murs des villes. « Il existait déjà de l'antisémitisme, alors qu'il n'y a quasiment plus de Juifs depuis la Shoah, déplore Mme Marta Tycner, militante du parti de gauche Ensemble (Razem). Voici maintenant la xénophobie sans immigrés ! »
Vainqueur des élections d'octobre 2015, le parti conservateur polonais Droit et justice (PiS) multiplie les démonstrations d'autoritarisme. La Commission européenne a lancé en janvier une « procédure de sauvegarde de l'Etat de droit ».
Mineurs au musée de Silésie à Katowice (scénographie) Les photographies qui illustrent ce reportage sont de Cédric Gouverneur.A la permanence Solidarność de la mine Pokąj (« paix »), à Ruda Sląska, en Silésie, M. Adam Kalabis, 46 ans, physique de catcheur et cheveux ras, nous propose un thé. Ses énormes pognes sont encore un peu noires de charbon : voilà une demi-heure, il se trouvait encore à huit cents mètres sous terre. « Ici, il y a quatre mille salariés, dont une moitié de mineurs, détaille-t-il. J'y travaille depuis l'âge de 18 ans. J'ai commencé par porter des sacs de charbon. Là, je suis à la maintenance. » Ce géant se dit « usé par la mine » : « J'espère ne pas finir comme mon père : retraité à 45 ans, décédé un an plus tard. » La retraite, M. Kalabis, lui, n'est pas près de la voir : « Dans son calcul, le gouvernement précédent a invalidé les jours de congé maladie et ceux où je donnais mon sang. » Certains mineurs ont pris l'habitude de donner leur sang afin de se voir octroyer une journée de repos... « Les libéraux ont même cessé d'inclure les années passées sous les drapeaux des gars qui avaient fait leur service militaire du temps des communistes ! »
M. Kalabis travaille pour la compagnie publique KW « sept heures et demie par jour, cinq jours par semaine, pour 2 900 złotys », soit moins de 700 euros. « Mon salaire a augmenté de 150 złotys [34 euros] en quinze ans. Et encore, je ne suis pas à plaindre. La veuve d'un ami, tué par le coup de grisou de Halemba [23 morts en novembre 2006], a touché six mois d'indemnités, et puis plus rien ! » Il serre ses poings de lutteur : « Dans ma famille, tout le monde était mineur, depuis des générations. Mais je suis le dernier. Ma femme nettoie les WC publics. Un “contrat-poubelle”, 800 złotys [180 euros] par mois à plein temps ! » Les « contrats flexibles » sont en effet surnommés « contrats-poubelle » par ceux qui les subissent.
Contre « un monde de cyclistes et de végétariens »« C'est dur de trouver un travail fixe, soupire le mineur. Voilà pourquoi les jeunes filent à l'étranger. » Depuis l'entrée du pays dans l'Union européenne, en 2004, au moins deux millions de Polonais ont émigré, notamment au Royaume-Uni. « Mon fils et ma fille rêvent de vivre en Angleterre. Le capitalisme, c'est bien pour ceux qui savent faire du business, pas pour les autres », conclut M. Kalabis en haussant les épaules. Une décoration hétéroclite est punaisée au mur du local syndical : la bannière de Solidarność, les armoiries de la Pologne — un aigle blanc couronné sur fond rouge —, l'inévitable portrait du pape Jean Paul II, la photographie — dédicacée — d'un champion de boxe local et... le calendrier 2016 du parti Droit et justice (Prawo i Sprawiedliwość, PiS).
Affiche de Solidarność pour les élections du 4 juin 1989Mineur et délégué syndical Solidarność, M. Kalabis milite aussi pour ce parti situé à la droite de la droite. D'ailleurs, Solidarność a appelé à voter pour le candidat du PiS, M. Andrzej Duda, à l'élection présidentielle de mai 2015. Lors des élections parlementaires qui ont suivi, le syndicat n'a pas donné de consigne, mais tout le monde a compris le message... « Je suis catholique, mais ce n'est pas la raison de mon engagement. Le PiS, ce sont les seuls qui nous soutiennent, ils sont proches des gens. Après le coup de grisou de Halemba, le président Kaczyński (1) était venu nous voir ; ça m'avait touché. » A l'inverse, M. Kalabis exècre les libéraux de la Plate-forme civique (Platforma Obywatelska, PO), parti de centre droit au pouvoir de 2007 à 2015. Le mineur dit avoir été « choqué » par la présence du président Bronisław Komorowski aux funérailles du général Wojciech Jaruzelski, le dirigeant communiste de la République (1981-1989) qui avait réprimé Solidarność. Et il n'a pas digéré que le gouvernement PO envisage sans concertation, en janvier 2015, la fermeture de mines : « J'ai appris la fin prochaine de mon puits à la télévision ! », enrage-t-il. Il en est persuadé : l'ancien premier ministre PO Donald Tusk, devenu président du Conseil européen, « veut fermer toutes les mines, alors que le PiS a juré de les préserver ». « La plupart des collègues votent pour le PiS », conclut-il.
Le 25 octobre 2015, le PiS remportait les élections parlementaires (Diète et Sénat) avec 37,6 % des suffrages, contre 24,1 % pour les libéraux et 8,8 % pour les populistes de Kukiz'15. N'ayant pas franchi les seuils requis (5 % pour un parti, 8 % pour une coalition), le camp progressiste n'a eu aucun élu (2). La gauche, divisée entre Gauche unie et Ensemble (Razem), mais aussi victime du phagocytage de ses idées sociales par la droite réactionnaire, est absente du Parlement. Quelques mois auparavant, en mai 2015, l'élection présidentielle avait donné un avant-goût de cette lame de fond conservatrice : le président sortant, le libéral Komorowski, avait été battu au second tour par M. Duda, un quasi-inconnu.
Malgré nos demandes répétées, aucun responsable du PiS n'a accepté de nous rencontrer (3). Un savoureux entretien avec le ministre des affaires étrangères Witold Waszczykowski paru dans le tabloïd allemand Bild (3 janvier 2016) donne cependant un aperçu de l'idéologie de ce parti : « Comme si le monde devait évoluer, selon un modèle marxiste, dans une seule direction : vers un mélange des cultures et des races ; un monde de cyclistes et de végétariens, qui n'aurait recours qu'à des énergies renouvelables et combattrait toute forme de religion. Tout cela n'a rien de commun avec les valeurs traditionnelles polonaises. Cela va à l'encontre de ce que la plupart des Polonais ont à cœur : tradition, conscience historique, amour de leur pays, foi en Dieu et vie de famille normale, avec un homme et une femme (4). »
Le choix entre un emploi précaire et l'émigrationCependant, le conservatisme n'est pas la seule motivation des électeurs du PiS. Ils se recrutent dans la Pologne du déclassement et de la précarité, celle qui se cache derrière les bons indices macro-économiques (voir les « Repères »). La Pologne des petites gens qui, comme M. Kalabis et sa famille, ont pâti des réformes ultralibérales et n'ont souvent de choix qu'entre un « contrat-poubelle » à 200 euros et l'émigration. La Pologne spécialisée dans la sous-traitance de produits bas de gamme pour les grands groupes européens, notamment allemands. La Pologne des retraites à moins de 300 euros par mois. Nationaliste, clérical, protectionniste et xénophobe (lire « Xénophobie réelle, immigrés fantômes »), le PiS a su attirer tous ces déçus par un ambitieux programme social : une allocation mensuelle de 500 złotys (115 euros) par enfant, financée par la taxation des banques et des grandes surfaces ; un salaire minimum horaire ; et même le retour à la retraite à 60 ans pour les femmes et à 65 ans pour les hommes, alors que les libéraux comptaient la porter à 67 ans.
Politiste, professeur à l'université de Varsovie, Radosław Markowski a étudié l'évolution du PiS : « Lorsqu'ils étaient au pouvoir entre 2005 et 2007, ils étaient conservateurs, mais libéraux sur le plan économique. Ils sont devenus de plus en plus populistes, xénophobes et eurosceptiques ; un nationalisme catholique, agrémenté d'un programme socialisant. » Il range les électeurs du parti en trois catégories : « D'abord, ceux que j'appelle “la secte de Smolensk” : des gens convaincus que le crash d'avril 2010 (5) était le fruit d'un complot de Donald Tusk et de Vladimir Poutine. Ensuite, les catholiques pratiquants, dont la connaissance du monde se résume souvent à ce que leur raconte le curé — un tiers des Polonais pratiquants ont fait l'expérience de la propagande politique à l'église. » Et enfin, les gens modestes attirés par le programme social du parti : « Le PiS a su déceler les attentes des ouvriers, des paysans... » L'abstention — près de 50 % — a fait le reste.
Manifestation en faveur de la démocratie, Gdańsk, janvier 2016Sociologue au think tank de gauche Krytyka Polityczna (« La critique politique »), Jakub Majmurek analyse les facteurs qui ont conduit au rejet des libéraux : « La PO est restée aux commandes huit ans. C'est long pour une jeune démocratie. La première ministre Ewa Kopacz, qui a succédé en 2014 à Donald Tusk, parti pour Bruxelles, manquait de charisme. » Surtout, les libéraux ne se sont jamais relevés de l'« affaire des écoutes ». En juin 2014, l'hebdomadaire conservateur Wprost publie des conversations privées de proches du pouvoir enregistrées par des serveurs d'un grand restaurant de Varsovie. Le vocabulaire graveleux des convives, leur connivence et leur suffisance ont anéanti l'image de la supposée plate-forme « civique » : « Après cela, ils ont été perçus comme des élites coupées des réalités », raconte Majmurek.
Il souligne aussi l'« autosatisfaction » des libéraux : « Les leaders de la PO sont relativement âgés ; ils ont vécu le communisme, les pénuries. Leur discours récurrent était : “Regardez quel bond a fait la Pologne !” Un discours inaudible pour les jeunes : ils n'ont pas connu cette époque. Et lorsqu'ils vont travailler en Europe de l'Ouest, ils constatent que les salaires y sont bien meilleurs. A Berlin, les loyers sont un peu plus élevés qu'à Varsovie, mais les gens gagnent trois fois plus. Les aspirations de la jeunesse polonaise sont très fortes. » Et ses frustrations, à l'avenant.
Chef d'entreprise âgé de 34 ans, M. Paweł Michalski nous reçoit à Bytom, une ville de Silésie sinistrée depuis la fermeture des puits de mine. Rideaux de fer baissés, retraitées qui font la manche... « Ici, il y a 20 % de chômage », soupire le jeune entrepreneur. Il milite au mouvement Kukiz'15, un parti iconoclaste, populiste, « antisystème », fondé sur son nom par M. Paweł Kukiz, un ancien rocker, et infiltré par l'extrême droite ultranationaliste. M. Kukiz a réuni pas moins de 20 % des électeurs au premier tour de l'élection présidentielle de mai 2015, et son mouvement constitue désormais la troisième force politique du pays, devant la gauche. Candidat de Kukiz'15 aux législatives, M. Michalski a récolté 15 % des voix à Bytom. « Les jeunes émigrent, soupire-t-il. En Angleterre ou en Allemagne, c'est facile de travailler. Ici, une amie infirmière gagnait 1 700 złotys [moins de 400 euros] par mois : impossible de vivre avec ça ! C'est une honte. Alors, elle est partie en Allemagne. » M. Michalski se dit « favorable au libre marché », mais soutient le projet du PiS d'octroyer 500 złotys par enfant : « Les gens sont trop pauvres, il faut les aider. » Quant à la présence d'ultranationalistes au sein de son parti, il préfère la minorer : « Vous savez, il y a de tout, à Kukiz... »
Grand ménage à la tête des médias publicsM. Robert Piaty, 33 ans, a beau avoir étudié la science politique, il enchaîne les « contrats-poubelle ». Actuellement, il travaille à Katowice dans un centre d'appels pour 1 400 złotys par mois, soit 320 euros. « La moitié de mes amis sont partis en Angleterre. Moi-même, j'y ai vécu six mois ; je gagnais 1 200 euros par mois. » Il appartient au syndicat Sierpien 80 (« Août 1980 », en référence à la grève de Solidarność) et vote pour le parti de gauche Ensemble (3,6 % des suffrages), qui se veut le Podemos polonais. Mais il comprend que de jeunes précaires votent pour le PiS, dans l'espoir de bénéficier de son programme social : « Ils ont promis un salaire minimum horaire dès juillet 2016. » En attendant de tenir ses promesses sociales, le PiS donne un tour de vis aux institutions : entre Noël et la Saint-Sylvestre, le nouveau gouvernement a nommé cinq juges au sein de la plus haute instance judiciaire, le Tribunal constitutionnel, fait voter une loi modifiant son fonctionnement et licencié les directions des médias publics. Ce n'est pas tout : en mars, une loi devrait faire du ministre de la justice le nouveau procureur général. Depuis la mi-décembre 2015, plusieurs dizaines de milliers de Polonais ont manifesté à l'appel du Comité de défense de la démocratie (KOD). Et, fait sans précédent dans l'histoire de l'Union européenne, la Commission de Bruxelles a lancé le 13 janvier à l'encontre de Varsovie une « procédure de sauvegarde de l'Etat de droit » : une enquête préliminaire afin de déterminer si la Pologne contrevient aux principes démocratiques.
« La démocratie polonaise se porte très bien », estime Aleksańdra Rybinska, journaliste à wSieci. A la mi-janvier, la couverture de cet hebdomadaire de droite présentait sous le titre « Conspiration contre la Pologne » un photomontage associant la chancelière Angela Merkel et le président du Parlement européen Martin Schulz au partage de la Pologne en 1772. Rybinska justifie la politique du PiS : « La PO avait nommé ses propres juges peu avant de perdre les élections. Le PiS n'aurait donc pu passer aucune loi. Quant aux nominations dans les médias, c'est l'usage ici : en 2008, des confrères de droite ont été licenciés sur ordre de la PO. Cela n'avait alors pas offusqué les Occidentaux... La vérité, c'est que le PiS représente tout ce que les soixante-huitards au pouvoir en Europe détestent. L'Occident pensait que la Hongrie de Viktor Orbán serait une exception ; et maintenant, c'est à la Pologne de se tourner vers les valeurs traditionnelles. Bruxelles a peur des forces conservatrices. »
Peu de jeunes parmi les défenseurs de la démocratie« Les partisans du PiS estiment qu'ils ont été méprisés, persécutés par les élites libérales, analyse Majmurek. Leurs leaders étaient un peu plus jeunes que les libéraux, alors ils ont été moqués, surnommés “les Pampers” ! D'où leur ressentiment envers la classe politique. Après leur traversée du désert, ils estiment que leur temps est venu. Ils veulent leur revanche. »
Veste mauve, boucles d'oreilles et catogan, le décontracté Mateusz Kijowski, 47 ans, personnifie tout ce que le PiS rejette. Ce spécialiste des technologies de l'information a fondé le KOD sur le réseau social Facebook, en novembre dernier. « En quelques jours, nous étions 55 000 inscrits », dit-il en souriant. Il revient de Strasbourg, où, raconte-t-il, la délégation du KOD a reçu « un très bon accueil des eurodéputés libéraux, socialistes et Verts ». En cette mi-janvier, il s'apprête à organiser une seconde vague de manifestations « dans 46 villes, et auprès de la diaspora polonaise en Europe ». Nous lui montrons une vidéo d'extrême droite circulant sur Internet qui accuse le KOD d'être financé par le milliardaire américain George Soros : « Malheureusement, non ! s'esclaffe-t-il. Sérieusement, personne ne s'attendait à ces atteintes aux libertés. Au cours de la campagne, le PiS n'en a pas parlé. Il agit comme si un mandat lui donnait tous les droits, comme si la démocratie signifiait le pouvoir absolu de la majorité électorale. Il s'en prend au principe fondamental de l'Union européenne qu'est la séparation des pouvoirs. Nous voulons défendre nos libertés. »
Le samedi suivant, à Gdańsk, environ deux mille sympathisants du KOD se sont rassemblés place Solidarność, devant les chantiers navals. Ils piétinent dans la neige pour se réchauffer. Leurs pancartes appellent à la défense de la démocratie. Une caricature compare le nouveau patron de la télévision publique TVP, M. Jacek Kurski — un natif de Gdańsk, surnommé « le pitbull du PiS » —, à M. Jerzy Urban, porte-parole honni de l'ancien régime communiste. Les manifestants agitent des drapeaux polonais, européens et même quelques étendards LGBT (6) arc-en-ciel. Certains arborent le masque blanc adopté par les Anonymous. Un drone survole la place et filme les manifestants. Narquoise, la foule salue le mouchard volant.
« C'est notre devoir d'être ici, expliquent deux retraitées alors que le cortège se dirige vers le centre-ville. On a manifesté en 1980 ; on ne veut plus de dictature ! Nous sommes venus pour les jeunes, qui ignorent ce qu'ils peuvent perdre. » En effet, la moyenne d'âge de cette manifestation est élevée : la plupart des participants ont plus de 40 ans. « Je suis ici de ma propre initiative, se moque cette jeune fille, je ne suis pas payée par George Soros. » Comment explique-t-elle que les jeunes se mobilisent si peu ? « Ils sont apathiques, ils n'ont pas de conscience politique et ne se sentent pas concernés. Mon petit frère, qui a 18 ans, voulait voter Kukiz ; j'ai réussi à le convaincre de voter PO. » Arrivés rue Dluga, dans la vieille ville, les manifestants scandent « Nous voulons être nous-mêmes », un slogan de Solidarność en 1980. M. Alexander Hall, ancien dissident, s'empare du mégaphone et dénonce le fait que le chef du PiS, M. Kaczyński, soit le véritable homme fort du pays, sans assumer de fonction officielle. Une banderole le montre d'ailleurs en marionnettiste manipulant à sa guise le président Duda et la première ministre Beata Szydło. A 13 h 30, après avoir chanté l'hymne national et écouté l'hymne européen, les manifestants se dispersent, ignorant les quelques jeunes qui les traitent de « porcs sortis de leur mangeoire », insulte des partisans du PiS à l'encontre de ceux de la PO.
« Que l'Europe s'occupe de son million de migrants ! »Le KOD a cependant un autre souci que l'apathie des jeunes ou leur vote en faveur de la droite et des populistes : sa difficulté à séduire hors des milieux libéraux. Aucun des électeurs de gauche rencontrés ne souhaite participer à ses manifestations. « Les libéraux sont des gens aisés, la partie de la société qui a bénéficié des réformes économiques », raille M. Piaty, le jeune précaire de Katowice. Militante féministe de Varsovie, Mme Ania Zawadzka bat le pavé lors de la Gay Pride et de la contre-manifestation antifasciste qui, chaque 11 novembre, s'oppose à la marche des ultranationalistes. Pourtant, elle refuse de rallier le KOD : « L'intelligentsia libérale est responsable de la situation, tranche-t-elle. Ils ont refusé d'assouplir le droit à l'avortement pour ne pas froisser l'Eglise (7). Ils ont fait de la Pologne un pays ultralibéral, multiplié les lois contre les travailleurs, méprisé et marginalisé les pauvres. A cause d'eux, le peuple a basculé à droite. »
M. Karol Guzikiewicz avait 16 ans lorsque, apprenti mécanicien, il a participé à la grève historique de Gdańsk aux côtés de Lech Wałęsa en 1980. Devenu vice-président de Solidarność aux chantiers navals, il milite désormais au PiS : « Les chantiers sont en friche : une centaine d'hectares en 1990, vingt aujourd'hui », résume-t-il en nous faisant traverser les ateliers où s'affairent les soudeurs. « Dix-sept mille ouvriers en 1990, un millier aujourd'hui. Désormais, on fabrique surtout des éoliennes. » Il assène : « Tout cela, c'est la faute de Donald Tusk et de l'Europe. A cause des libéraux, les lois du travail en Pologne sont les pires d'Europe. Alors, oui, je milite au PiS depuis 2008. J'ai rejoint ce parti parce que son programme social était proche de celui de Solidarność. » Et tant pis si son ancien mentor, le Prix Nobel de la paix Wałęsa, a déclaré le 23 décembre, dans une interview à Radio ZET, que le nouveau gouvernement agissait « contre la démocratie, la liberté » et « ridiculisait la Pologne dans le monde ». Quant aux critiques de Bruxelles, le syndicaliste les balaie d'un revers de main : « Que l'Europe s'occupe de son million de migrants et laisse la Pologne tranquille ! »
Le même jour, à Gdańsk, nous rencontrons l'ancien dissident Stefan Adamski, qui rédigeait en 1980 le bulletin clandestin de Solidarność : « Les gens de Solidarność ont été trahis par les libéraux. Une transition brutale vers un capitalisme darwinien ! Pas étonnant qu'ils se tournent vers un parti qui affiche un programme social, même s'il est irresponsable. » M. Adamski, l'un des fondateurs d'Attac (8) Pologne, milite au parti de gauche Ensemble. « Solidarność n'était pas partisan du capitalisme, précise-t-il. Le syndicat demandait au régime communiste le respect des droits des travailleurs. Le PiS ne remet pas en cause le capitalisme : il promet seulement de le rendre plus solidaire. » Et il ajoute : « Le plus désolant, c'est que Kaczyński ne sera pas stoppé par les défenseurs de la démocratie. Il sera discipliné par les marchés financiers, qui s'opposeront à la mise en œuvre de ses mesures sociales et protectionnistes. »
(1) Lech Kaczyński, président de la Pologne de 2005 jusqu'à son décès, le 10 avril 2010, lors du crash aérien de Smolensk (96 morts). Il était le frère jumeau de M. Jarosław Kaczyński, premier ministre de 2006 à 2007 et actuel chef du PiS.
(2) A l'exception du représentant des germanophones, qui n'est pas soumis au seuil des 8 %.
(3) Un eurodéputé, M. Tomasz Poręba, nous a bien accordé un entretien par courrier électronique, mais il a ensuite refusé que des extraits de ses réponses soient intégrés à cet article.
(4) Face au tollé suscité par ces déclarations, le ministre a ensuite prétendu qu'il s'agissait d'une « blague ».
(5) Cf. note 1.
(6) Pour la défense des droits des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et trans.
(7) Depuis 1993, l'avortement n'est autorisé en Pologne qu'en cas de viol ou de danger avéré pour la santé de la mère ou de l'enfant.
(8) Association pour la taxation des transactions financières et pour l'action citoyenne.
Celui qui fut le rapporteur de la commission Attali en 2008 n'hésite pas à se présenter comme un homme neuf. Ce tour de passe-passe ne date pas d'hier : bien avant Emmanuel Macron, il y eut Jean Lecanuet, dont la campagne présidentielle, en 1965, inaugura le marketing politique — avec pour slogan « Un homme neuf, une France en marche »… Autre scrutin : en Allemagne, où la question migratoire est omniprésente, avec des répercussions aux frontières de l'Union européenne, notamment en Turquie, qui joue le rôle de tampon depuis un quart de siècle. La méfiance envers la démocratie représentative occidentale est partagée par nombre d'intellectuels chinois. Une sélection d'archives en rapport avec le numéro du mois.
Le respect par l'Iran de l'accord sur la non-prolifération nucléaire entraîne progressivement la levée des sanctions internationales. L'ouverture des échanges et ses répercussions politiques influeront sur les élections législatives prévues fin février. Attentives aux changements, les femmes occupent une place croissante dans la République islamique, et mesurent le chemin qui reste à parcourir.
Newsha Tavakolian. – « Quand j'avais 20 ans », 2011 Magnum PhotosUne grappe d'adolescentes entre en riant dans la rame et s'installe gaiement par terre, faute de sièges libres. Au gré des secousses, leurs voiles glissent sur leurs épaules, découvrant leurs cheveux. Peu importe : ici, il n'y a que des passagères. Dans le métro de Téhéran, inauguré à la fin des années 1990, les voitures de tête et de queue sont réservées aux femmes. Elles y montent « pour être tranquilles », disent-elles. L'atmosphère est détendue. Les autres voitures sont mixtes. Les jeunes couples s'y tiennent par la main, sans problème.
Moderne et propre, le métro de Téhéran permet seul d'échapper aux embouteillages et à la pollution. Pour l'heure, cinq lignes sont en service. Les stations défilent, baptisées des noms de « martyrs » de la guerre contre l'Irak (1980-1988). Voilà vingt-sept ans que le conflit, qui a fait au bas mot un demi-million de morts, s'est achevé, mais le pouvoir n'a pas fini d'en cultiver la mémoire.
Le métro illustre les contradictions de la République islamique. S'y côtoient des tenues élégantes, aux couleurs vives, et d'autres passe-partout, élimées. En moyenne, cinq tchadors noirs et stricts — l'habillement de rigueur des employées de l'administration — pour deux voiles colorés. Pas de figures hermétiquement couvertes. Et puis des scènes inattendues : des marchandes ambulantes proposent soutiens-gorge, petites culottes, sacs à main…
Trente-six ans après la révolution islamique, en dépit d'une législation qui leur accorde moins de droits qu'aux hommes, les femmes jouent un rôle majeur en Iran. Elles se font une place dans tous les secteurs, même si la plupart des hauts postes de l'administration leur sont encore fermés. En vertu d'un hadith (parole de Mahomet) à l'authenticité pourtant contestée, elles ne peuvent pas être juges à part entière ; la possibilité d'interpréter des textes sacrés leur est déniée par une partie du clergé, et cela même si elles accèdent au rang d'ayatollah (le plus haut grade dans le clergé chiite). Mais elles peuvent être architectes, chefs d'entreprise, ministres… Le Parlement compte neuf députées (toutes conservatrices), et une première ambassadrice vient d'être désignée : Mme Marzieh Afkham a pris son poste à Kuala Lumpur en novembre 2015. Toutefois, rien n'est facile : les femmes doivent lutter pour s'imposer. Et pour faire reconnaître leurs droits, surtout, dans un pays où elles souffrent de discriminations à tous les niveaux.
Pour se marier, travailler, voyager, hériter (1), elles sont soumises à des lois iniques et dépendent du bon vouloir du chef de famille. Pour divorcer, par exemple, une épouse, contrairement à son mari, devra motiver sa décision devant le juge et attendre son autorisation. Les enfants lui seront confiés jusqu'à l'âge de 2 ans pour un garçon, 7 ans pour une fille. Ensuite, c'est le père qui en aura la garde, sauf s'il la refuse. Quant à l'autorité parentale, elle revient au père, même si les enfants vivent avec leur mère. « L'homme est roi dans la loi », résume Azadeh Kian, professeure de sociologie politique à l'université Paris-VII.
La scolarisation, principal acquis de la révolution islamiqueLes chiffres officiels sous-estiment le travail des femmes : seules 14 % d'entre elles auraient un emploi. En réalité, entre le travail au noir et l'agriculture, 20 à 30 % exercent une activité régulière. Et ce n'est qu'un début. Le nombre de candidates à l'entrée sur le marché du travail augmente très vite. Dans les universités, 60 % des étudiants sont des étudiantes. « Elles ont gagné la bataille de la licence et du master. Bientôt, elles gagneront celle du doctorat », prédit l'anthropologue Amir Nikpey. Pour lui, les Iraniennes se trouvent à peu près dans la situation des Françaises des années 1940 ou 1950 : présentes partout dans l'espace public, mais sans réel pouvoir, à quelques exceptions près, et souvent au bas de l'échelle économique.
D'année en année, elles conquièrent de nouveaux bastions. « C'est le pays qui forme le plus d'ingénieures », souligne Kian, avant de rappeler que la première femme à avoir obtenu, en 2014, la médaille Fields (équivalent du prix Nobel pour les mathématiques), Maryam Mirzakhani, est iranienne. « Dans les provinces du Sud, notamment au Baloutchistan, à dominante sunnite [alors que l'Iran est chiite à 90 %], la culture arabe, plus machiste, prédomine. Il y a d'ailleurs de nombreux cas de polygamie, alors que partout ailleurs les Iraniens sont monogames. Mais, là aussi, le rôle des femmes va croissant. C'est une évolution globale de la société », indique Thierry Coville, économiste. « Le changement le plus notable en Iran, c'est la prise de conscience de l'importance de l'éducation comme moyen d'accéder à l'indépendance », confirme Kian.
On l'ignore souvent, mais la scolarisation des filles est sans doute le principal acquis de la révolution islamique. « Paradoxalement, les familles traditionnelles ont accepté parce que c'était la République islamique ! Quand je vais dans les villages reculés, les hommes me disent : “L'ayatollah Khomeiny a envoyé les femmes au front et les petites filles à l'école. Je fais pareil !” », explique la sociologue des religions Sara Shariati, enseignante à l'université de Téhéran.
Newsha Tavakolian. – Katayoun Khosrowyar, brillante entraîneuse de l'équipe nationale de football des moins de 14 ans, 2015 Magnum PhotosPremière conséquence : les femmes se marient plus tard ; surtout, elles n'ont en moyenne que deux enfants, contre sept au cours des premières années de la révolution islamique, marquées par une politique nataliste. A intervalles réguliers, les autorités rappellent que 100 millions d'Iraniens seraient préférables aux 78 millions actuels, mais elles font la sourde oreille.
« Même pendant les années Ahmadinejad (2), nous n'avons pas reculé. Nous avons continué à avancer, comme une voiture qui roule tous feux éteints dans la nuit », plaisante Shahla Sherkat, directrice du magazine féminin Zanân Emrouz. Sa publication sort d'une suspension de six mois pour avoir consacré un numéro à un sujet « chaud » : l'union libre. Ils seraient plusieurs dizaines de milliers à Téhéran à vivre en concubinage. L'union libre diffère du « mariage temporaire », permis par le chiisme mais mal vu et peu pratiqué en Iran. « On a évité tout jugement dans notre dossier ; on n'a pas du tout incité à l'union libre, on a même alerté sur ses risques », plaide Sherkat. Pourtant, les conservateurs ont protesté, et la sanction est tombée.
Quand la directrice de Zanân Emrouz a été convoquée par la justice, elle s'est d'abord entendu reprocher d'être « féministe » — une injure en Iran. Pour se défendre, elle a clamé qu'elle ne faisait que « refléter la réalité » de la société iranienne. En vain. « Le problème, c'est que les institutions et les hommes pensent que, si nous réclamons nos droits, nous allons négliger nos rôles de mère et d'épouse », soupire-t-elle.
Art Up Man est un café branché du centre-ville de Téhéran. La capitale compte de nombreux lieux à la mode où les jeunes viennent « se défouler », comme le dit une étudiante en droit en montrant sa cigarette. Garçons et filles discutent autour de petites tables, tout en pianotant sur leurs smartphones. En fond sonore, des chansons d'Elvis Presley. Yeganeh K., étudiante en microbiologie, rouge à lèvres framboise et ongles peints en noir, déclare haut et fort que le régime n'est « pas digne de confiance » et qu'il faut « tout changer, à commencer par le nom de “République islamique” ». Le double scrutin du 26 février (lire « Un pays grippé ») ne lui inspire que du dédain. « Ailleurs, on peut choisir ses représentants. Ici, non. Il y a toujours quelqu'un qui a un droit de regard sur tout et qui nous “guide” ! Pour moi, on ressemble à la Corée du Nord ! », maugrée-t-elle.
Ses deux amis sursautent. Rahil H., coiffure punk, proteste : « Pas du tout ! Ici, les gens sont libres, malgré l'aspect policier du régime. On n'a pas trop de liberté de parole ni de liberté vestimentaire, mais pour le reste, on fait ce qu'on veut ! » Sorrosh T., lunettes de soleil calées sur son voile pour le maintenir en place, intervient : « Ce n'est pas drôle, tous ces interdits. Chaque fois que je sors, mes parents me disent : “Fais attention !” Non pas qu'ils approuvent, mais, pour eux, il faut tenir compte de la société, du système. » Une chose agace cette jeune fille plus que tout : « Ici, les gens observent toujours ce que vous faites. »
Le voile est loin d'être la préoccupation première des Iraniennes. « On fait avec », disent-elles, convaincues qu'il ne vaut pas la peine de s'attirer de graves ennuis pour si peu. Le chômage, l'inflation ou le concours d'entrée à l'université les préoccupent davantage.
Newsha Tavakolian. – Listen, 2011 Magnum Photos. Dans les photographies de la série « Listen » (2011) sont mises en scène des chanteuses professionnelles, qui n'ont pas le droit de se produire en public. « Faire taire la voix des femmes, c'est déséquilibrer la société. Le projet “Listen” fait entendre les voix de ces femmes réduites au silence. »Chaque jour, Yeganeh s'amuse avec ses amies à contourner les règles imposées par le pouvoir, comme dans un jeu du chat et de la souris. L'été, elle porte des sandales qui laissent voir ses pieds et ses chevilles, et surtout ses ongles peints de couleur vive, toutes choses strictement interdites. L'hiver, elle met un sapport, un collant épais, sur lequel elle enfile une jupe courte. Si elle y ajoute de hautes bottes, elle risque de sérieux rappels à l'ordre de la police des mœurs qui patrouille aux carrefours et dans les centres commerciaux du nord de la capitale, où la jeunesse dorée aime déambuler. « Un jour, j'ai été amenée au commissariat. On m'a photographiée, on a relevé mon identité et on m'a prévenue : “Si tu recommences dans les deux mois, tu seras fichée !” », raconte-t-elle dans un éclat de rire. Elle rêve d'échapper à cette atmosphère étouffante. A la première occasion, elle partira pour l'Europe ou les Etats-Unis.
Mme Behnaz Shafie, elle, a choisi de « rester et agir ». Petite, menue, très féminine et très maquillée sous son voile, elle est, à 26 ans, la première femme à avoir obtenu l'autorisation de faire de la moto de façon professionnelle. Alors que les femmes ne sont pas admises dans les stades pour assister à des compétitions de football disputées par des hommes, elle a reçu le droit de s'entraîner au stade Azadi de Téhéran sur sa moto de 1000 cm3. « Behnaz éblouit le monde ! », titrait un journal conservateur l'automne dernier à son retour de Milan, où elle avait été l'invitée d'honneur d'un rassemblement de motardes. Mais la jeune fille le sait : rien n'est acquis. Demain, un religieux conservateur peut exiger qu'elle cesse de se conduire comme un homme dans un milieu d'hommes. En attendant, elle « ouvre la voie pour les femmes », sans brusquer, en restant dans la légalité. « Et je suis fière d'être iranienne », ajoute-t-elle. A Karaj, la banlieue de Téhéran où elle réside, il lui arrive de circuler sur sa moto. Quand les hommes s'aperçoivent qu'elle est une fille, soit ils klaxonnent pour la féliciter, soit ils lui crient : « Retourne donc à ta machine à laver ! »
En cette veille d'élections, le climat est particulièrement pesant à Téhéran. Chaque soir ou presque, le Guide suprême apparaît à la télévision pour donner ses consignes. Des mises en garde adressées à la population afin qu'elle veille à « ne pas se laisser contaminer » par l'Occident. « Evitez le contact avec les étrangers », conseille l'ayatollah Ali Khamenei. Depuis l'accord sur le nucléaire, les avertissements du Guide et des radicaux se multiplient, signe de leur inquiétude à l'idée que, avec la levée des sanctions et l'ouverture à venir, la situation puisse leur échapper. Il y a quelques mois, l'ayatollah Ahmad Jannati, président du Conseil des gardiens, un pur et dur de 89 ans, a averti que l'accord sur le nucléaire ne devait pas ouvrir la voie à d'autres revendications : « Attention à ce que la question des femmes et de l'égalité des sexes ne soit pas posée demain ! »
Fariba Hachtroudi est de celles qui ne se laissent pas intimider. « Je ne fais pas de provocation, mais je dis tout haut ce que je pense », résume cette écrivaine connue (3), qui avoue en riant « porter dans [son] ADN la folie de cette terre ». Se partageant entre son pays de naissance et la France, où elle s'est expatriée dès l'adolescence, elle a renoncé à faire de la politique et opté pour la résistance par la plume. A chacun de ses retours, elle constate que les femmes ont gagné du terrain. « Dans un village du Baloutchistan, le conseil de mairie, entièrement masculin, vient d'élire une maire. Des exemples comme celui-là, il y en a partout ! », s'exclame-t-elle.
Une société dominée par le souci des apparencesLa répression brutale du « mouvement vert », né lors de la réélection contestée du président Ahmadinejad, en 2009, a-t-elle anéanti tout militantisme, comme beaucoup le pensent ? Hachtroudi le conteste. « Les femmes sont toujours là, en première ligne, et elles continuent de se battre, malgré les résistances. Elles ne lâchent pas ! », dit-elle, en soulignant que les organisations non gouvernementales créées par elles fleurissent de toutes parts. Dans la banlieue de Téhéran, des lieux d'accueil pour enfants des rues ou pour malades du sida, ou encore des centres de désintoxication pour alcooliques, ont ainsi vu le jour, en accord avec le gouvernement. Un tournant, car, jusque-là, le pouvoir niait l'existence du sida et de l'alcoolisme.
Si la lutte des femmes se poursuit, elle est désorganisée et, bien souvent, individuelle. Trop occupées à s'en sortir dans leur vie de tous les jours, les Iraniennes oublient, pour la plupart, la répression subie par des figures à l'avant-garde de leur combat : l'avocate dissidente Nasrin Sotoudeh, la réalisatrice Rakhshan Bani-Etemad, toutes deux sous haute surveillance, ou encore la militante des droits humains Narges Mohammadi, condamnée à huit ans de prison pour « propagande contre le régime ».
Newsha Tavakolian. – Listen, 2011 Magnum Photos« On ne peut pas expliquer pourquoi nous ne sommes pas heureux, soupire cette mère au foyer de 40 ans que l'on appellera Farah. C'est l'ambiance qui ne va pas. On aime notre pays, mais ce qui nous manque, c'est tout simplement de l'air ! » A l'université des sciences et des technologies Elm-o-Sanat, où étudie son fils, des haut-parleurs déversent chaque jour des versets du Coran et des consignes moralisatrices. Les étudiants ont droit à plusieurs semaines de commémorations : il y a la semaine de la guerre, la semaine des bassidji, la semaine des « martyrs »… « C'est du lavage de cerveaux ! On en a marre ! », peste Farah.
Mme Mahboubeh Djavid Pour, elle, n'aurait pas l'idée de se plaindre de cette atmosphère de deuil perpétuel. Elle est bassidji — membre du Bassidj, la « force de mobilisation de la résistance » jadis créée par l'ayatollah Rouhollah Khomeiny. Ces volontaires sont en quelque sorte des supplétifs des gardiens de la révolution. On estime aujourd'hui leur nombre à dix millions. Leur statut leur vaut de nombreux avantages, tels que bourses, emplois, entrées à l'université. Ils sont craints, voire détestés, par la population. Les classes aisées les méprisent.
Membre de l'administration de la mosquée Imam Reza de Téhéran, Mme Djavid Pour se déplace en serrant étroitement son long tchador noir autour d'elle, ce qui lui donne une allure de mère supérieure. Cette femme de 54 ans, mère de trois enfants, est fière d'être bassidji. Elle voit dans cette fonction « une forme d'application de l'islam ». L'accord sur le nucléaire ne lui déplaît pas, mais elle reste méfiante à l'égard des Etats-Unis. Ils vont, selon elle, continuer leur campagne de dénigrement de la République islamique, mais de façon plus sournoise. « Heureusement, nous sommes désormais très instruits et mieux aptes à résister aux manœuvres américaines », dit-elle, avant d'ajouter avec gratitude : « Et puis le Guide est là, il nous éclaire et nous montre la voie. »
Farah, mère au foyer qui se dit athée, s'inquiète de ce qu'elle appelle une « religiosité d'apparence ». La marque sur le front que les hommes acquièrent à force de se prosterner ou qu'ils se fabriquent pour paraître pieux, le chapelet ostensiblement tenu entre les mains, tout cela l'exaspère. « Nous sommes une société malade, dominée par le souci des apparences et l'hypocrisie. Je ne sais pas où cela va nous conduire . »
Confirmation paradoxale de son pessimisme : le nombre stupéfiant d'opérations esthétiques demandées par les Iraniennes. Le nez, la bouche, les pommettes, les arcades sourcilières… En guise de cadeau, une bachelière de 18 ans se verra offrir par ses parents une rhinoplastie. A Téhéran, des petits nez en trompette, des visages de poupée Barbie, par ailleurs exagérément maquillés, émergent des voiles. Un désastre, parfois. D'où vient ce phénomène, qui explose depuis cinq ou six ans et touche toutes les couches sociales ? Personne ne se l'explique vraiment. Obsession des femmes pour leur visage, puisqu'on leur interdit de montrer leur corps et leur chevelure ?
« Que l'image du pays soit réhabilitée »A Qom, ville sainte d'Iran, on respire mieux qu'à Téhéran. On est en plein désert. Ici, pas de pollution, mais un climat sec, étouffant l'été. Située à 150 kilomètres au sud-ouest de la capitale, cette ville d'un million d'habitants est le premier centre d'enseignement théologique du pays — 5 000 femmes étudient ici la religion — et un lieu de pèlerinage important. C'est là qu'est enterrée Fatima Masoumeh, sœur du huitième imam chiite Reza, dans un bel et immense mausolée. Sur les façades des immeubles, quelques fresques géantes représentant l'ayatollah Khomeiny rappellent que l'initiateur de la révolution islamique a longtemps vécu à Qom. Ici, pas de tenues colorées : toutes les femmes, sans exception, portent le tchador. Elles se déplacent souvent en cyclomoteur, en croupe derrière leur mari, tous voiles dehors.
Quatre-vingt mille femmes formées à la théologie diffusent aujourd'hui la bonne parole. Mme Fariba Alasvand a atteint le plus haut degré d'études en théologie. Elle enseigne au Centre de recherche sur la famille et les femmes à des étudiants des deux sexes. « Les femmes d'Iran sont très différentes de celles du monde arabe. Nous attachons une grande importance à notre liberté. Cela tient à la culture iranienne et au chiisme », souligne-t-elle d'entrée de jeu. Sur le port obligatoire du hidjab, elle hésite une seconde, trop familière, sans doute, des questions faussement innocentes. « Un verset du Coran nous dit : “Portez le hidjab.” Il protège les femmes. Si nous abandonnons cette règle de l'islam, nous en abandonnerons d'autres », finit-elle par lâcher.
Il arrive à cette mère de famille d'une soixantaine d'années, conservatrice, de voyager en Europe et aux Etats-Unis pour participer à des conférences religieuses. Chaque fois, elle sent « le regard négatif des Occidentaux » et elle en souffre, comme tous les Iraniens. Pour elle, les médias sont responsables de cette incompréhension. Sa crainte : que la levée des sanctions, « souhaitée par toute la population comme par le Guide », ne provoque à terme un asservissement de l'Iran. « L'Occident veut bien pénétrer l'Iran, mais refuse la réciproque », regrette-t-elle. Son vœu est que son pays garde ses spécificités. « Notre religion nous donne une culture et un cadre. Notre liberté à nous doit s'exercer dans le cadre du Coran. »
Newsha Tavakolian. – Listen, 2011Plus jeune, mais tout aussi ferme sur les principes, Mme Zahra Aminmajd est également diplômée de droit islamique et enseignante à Qom. Souriante, naturelle, elle pense que le christianisme et l'islam « ont beaucoup de points communs » et regrette qu'à l'Ouest on ait « une aussi mauvaise perception de l'islam, en particulier en ce qui concerne les femmes ». Ce qui l'inquiète le plus ? Le consumérisme à l'occidentale, dont rêvent, dit-elle, les Iraniens. « Plutôt que de tout attendre de la levée des sanctions, ils feraient mieux de travailler davantage », énonce-t-elle.
Si le retour de l'Iran sur la scène internationale l'enthousiasme, Mme Sanaz Minai attend surtout une chose : « Que l'image de l'Iran soit réhabilitée. Que sa valeur perdue soit enfin restaurée. » En jeans, talons aiguilles et foulard souple, elle est un modèle de réussite. Elle a écrit plus de vingt ouvrages sur la cuisine et la culture iraniennes, lancé une école consacrée à l'art de recevoir, le Culinary Club, et fondé SanazSania, qui caracole en tête des ventes de magazines culinaires. La levée des sanctions lui ouvre des perspectives infinies. De l'Iran elle veut faire « un pôle culinaire », à la fois « à la mode et chic ! ».
Rien ne semble pouvoir arrêter une autre entrepreneuse à succès : Mme Faranak Askari. En juin 2013, la jeune femme était à Londres, où elle a grandi, quand elle a entendu l'appel du nouveau président Hassan Rohani : « Venez en Iran ! » Deux mois plus tard, elle débarquait à Téhéran et lançait Toiran (« To Iran »), une société de services pour touristes VIP et hommes d'affaires. En parallèle, elle montait un site Internet recensant toutes les informations possibles sur une cinquantaine de villes iraniennes. Succès immédiat.
« La plus grande menace pour le régime »Depuis l'accord du 14 juillet 2015, Toiran voit ses réservations doubler chaque mois. La clientèle est majoritairement européenne. Une urgence pour Mme Askari : que les transactions bancaires entre l'Iran et les pays étrangers, interdites ces dernières années en raison des sanctions occidentales, soient rétablies. Toiran, comme de nombreuses entreprises iraniennes, a ses recettes bloquées à Dubaï. « On manque de liquidités. Pour s'en sortir, on en est réduit à faire du troc ! Mais ça ne pourra pas durer : il nous faut lever des fonds, investir… »
Connue pour son franc-parler, Mme Shahindokht Molaverdi s'en tient ce jour-là à une parfaite langue de bois. Il faut dire que le contexte est difficile pour elle. Nommée il y a deux ans par le président Rohani vice-présidente de la République chargée des femmes et de la famille, cette juriste de 50 ans reste sur ses gardes. « Il faut qu'il y ait plus de femmes dans les assemblées », dit-elle. Ou : « Nous devons faire entrer les femmes dans toutes les sphères du pouvoir. » Pas un mot plus haut que l'autre. On la comprend : entre la proximité des élections du 26 février, la prochaine levée des sanctions et la crise ouverte avec l'Arabie saoudite, elle ne peut se permettre le moindre écart. Parce qu'elle est considérée comme proche des réformateurs et féministe, les ultraconservateurs la haïssent. L'un de leurs journaux, Yalasarat, a été suspendu début janvier. Depuis des mois, ce titre radical ne cessait d'insulter Mme Molaverdi, l'accusant notamment d'être laxiste en matière de tenue vestimentaire des femmes, et surtout d'être proche des « dissidentes » (une insulte équivalant à « prostituée »).
Les femmes, un enjeu majeur en Iran ? Sans aucun doute. « Le régime a peur d'elles. Elles représentent pour lui la plus grande menace, assure un universitaire sous couvert d'anonymat. Il ne sait pas comment s'y prendre avec elles, comment les combattre, les empêcher d'ouvrir sans cesse de nouvelles brèches… » Et la question du voile, sans grande importance sur le fond, est un symbole. Comme le disent les théologiennes de Qom, « si on lâche là-dessus, on lâche sur le reste »…
(1) « Ouvrir un compte bancaire » apparaissait dans cette liste, dans la version papier. Il s'agit d'une erreur : les femmes d'Iran, mariées ou non, ont la possibilité d'ouvrir un compte bancaire.
(2) M. Mahmoud Ahmadinejad, président de la République islamique de 2005 à 2013, conservateur.
(3) Auteure notamment d'Iran, les rives du sang (Seuil, coll. « Points », Paris, 2001) et d'A mon retour d'Iran (Seuil, 2008).
La stratégie d'endiguement menée par M. Recep Tayyip Erdoğan pour contrer la mainmise traditionnelle des militaires sur la vie politique n'a pas empêché le putsch de juillet dernier. Sorti victorieux de cette épreuve de force, le président turc a lancé une vaste opération de purge pour conforter son pouvoir. Au risque de diviser et d'affaiblir une institution engagée dans deux opérations d'envergure.
Ferhat Özgür. – « War Moment » (Moment de guerre), 2008 The Pill / IstanbulLa tentative de coup d'État du 15 juillet 2016 en Turquie rappelle à quel point l'armée y demeure un acteur de poids susceptible de bouleverser l'équilibre des forces politiques. Cette institution, fondée en 1923 et lointaine héritière de la modernisation des forces ottomanes en 1826, constitue avant tout une puissance militaire majeure. En termes d'effectifs, soit 800 000 hommes (1,5 million si l'on inclut les réservistes et les personnels assimilés), elle est la huitième du monde et, derrière celle des États-Unis, la deuxième au sein de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN), dont elle demeure un pivot essentiel après avoir longtemps été qualifiée de « première ligne de défense » face à l'ex-URSS et à ses alliés du pacte de Varsovie. Ses troupes interviennent en tant que force de maintien de la paix dans plusieurs pays (Afghanistan, Somalie, Kosovo…), mais stationnent aussi dans la partie nord de Chypre. Et plusieurs de ses unités sont rompues au combat du fait des opérations menées contre la guérilla kurde depuis 1984. Enfin, et le fait est moins connu, l'armée turque, dont le budget atteint 25 milliards de dollars (soit plus de 3 % du produit intérieur brut), représente aussi un acteur économique de poids grâce à son industrie de défense et à ses diverses entités financières (fonds de pension, banques, fondations, etc.).
Établie sur ces deux piliers, militaire et économique, l'armée turque a toujours joué un rôle central dans la vie politique, se jugeant garante du legs de Mustafa Kemal Atatürk (1), notamment en matière de laïcité et de défense de l'intégrité territoriale. Elle n'a pas hésité à intervenir directement pour mettre fin à une crise et pour renverser un gouvernement, par exemple lors des coups d'État de 1960, de 1971 et de 1980. Ce dernier, mené avec une grande violence notamment contre les mouvements de gauche et d'extrême gauche, contribua à instaurer une domination durable des militaires sur la société. La Constitution mise en place par la junte élargit et renforça les prérogatives du Conseil de sécurité nationale ; les orientations de cet organe dominé par les militaires s'imposèrent aux gouvernements civils. L'une des conséquences du coup d'État de 1980 fut aussi une large diffusion d'un mode de pensée militariste et sécuritaire au sein des élites politiques turques. Disposant de plusieurs relais, institutionnels mais aussi informels, les militaires purent agir à leur guise pour influer, de manière plus subtile que par un coup d'État, sur la vie politique. Ce fut le cas en juin 1997 avec la chute du gouvernement du premier ministre Necmettin Erbakan, un an à peine après son arrivée aux affaires. Figure emblématique de la mouvance islamiste turque, M. Erbakan fut poussé à la démission par une série de recommandations et de mises en garde « musclées » du Conseil de sécurité nationale, soutenu par une grande partie de la société civile, hostile à la remise en cause des fondements laïques de l'État turc moderne.
Travail de sapeC'est en tirant les leçons de cet épisode que M. Recep Tayyip Erdoğan a fait scission avec le parti de M. Erbakan et créé sa propre formation, le Parti de la justice et du développement (AKP). Au pouvoir depuis 2003 en tant que premier ministre, l'actuel président (élu en 2014) avait jusque-là réussi à éviter une confrontation directe avec l'armée grâce à une stratégie d'endiguement. L'AKP a pu limiter le pouvoir politique de celle-ci en mettant en place des réformes juridiques et institutionnelles. Dès 2003, en s'appuyant sur les négociations d'adhésion à l'Union européenne, M. Erdoğan a peu à peu imposé une démilitarisation des institutions civiles et un contrôle accru du gouvernement sur les questions de défense. Au nom de la nécessaire convergence avec les normes européennes, les militaires ont perdu le droit d'imposer leurs décisions au conseil des ministres et d'intervenir dans l'élaboration des politiques nationales. Au fil des ans, ils se sont aussi vu interdire de siéger dans plusieurs instances, comme le Conseil de l'enseignement supérieur (YÖK), habituel terrain d'affrontement entre défenseurs de la laïcité et islamistes, ou au sein du Conseil suprême de l'audiovisuel public (RTÜK). Plus symbolique encore, les tribunaux militaires, fers de lance de la répression politique dans les années 1980 et 1990, ne sont plus autorisés à juger les civils.
Face au travail de sape mené par l'AKP, le haut commandement militaire n'est pas resté passif. Sans s'opposer de manière frontale aux changements, il a multiplié les critiques et les prises de parole publiques. Ainsi que le relève le politiste Ahmet İnsel, l'institution s'est comportée comme « un quasi-parti (2) » malgré son règlement intérieur, qui indique que les forces armées turques doivent être « en dehors et au-dessus de toute influence et des idées politiques ». En 2007, l'incapacité des chefs militaires à empêcher, au nom de la défense de la laïcité, la candidature et l'élection de l'ancien ministre des affaires étrangères islamo-conservateur Abdullah Gül à la présidence de la République a consacré l'ascendant de l'AKP sur l'armée et mis en évidence l'érosion de l'influence de cette dernière.
Avec la réforme progressive du champ institutionnel turc, le recours à la bataille juridique ainsi qu'une communication visant à ternir le prestige de certains officiers ont constitué l'autre volet de la mise au pas de l'armée. En 2007, l'affaire du « réseau Ergenekon » a débouché sur l'arrestation de plus de deux cents militaires, dont trois généraux. Après la découverte d'une cache d'armes à Istanbul, le gouvernement a accusé un réseau interlope, mêlant extrême droite, militaires et gauche kémaliste, de conspirer pour le renverser et pour exécuter plusieurs personnalités kurdes ou proeuropéennes. Très médiatisée, l'affaire demeure controversée : de nombreux officiers mis en cause continuent de clamer leur innocence. Mais elle a contribué à ternir l'image de l'armée dans un pays où des idées telles que « chaque Turc naît soldat » ou « la nation turque est une nation militaire » restent très répandues (3). L'affaiblissement de l'armée après le scandale « Ergenekon » a été accentué en 2010 avec l'affaire Balyoz (« marteau de forge »), dans laquelle des militaires ont été accusés de planifier des attentats en Turquie afin de permettre à l'armée de prendre le pouvoir. Celle-ci a alors été purgée de nombre de ses éléments, dont beaucoup de kémalistes, susceptibles de s'en prendre, un jour ou l'autre, à l'AKP.
Cette mise au pas n'aurait pas été possible sans le soutien du mouvement Gülen. Très présents dans le monde judiciaire, les sympathisants de cette mouvance religieuse (4), qu'ils soient juges ou procureurs, ont fait preuve d'opiniâtreté dans la poursuite des officiers mis en cause. D'ailleurs, et par un étonnant retournement de situation, la détérioration des relations entre l'AKP et les gülénistes a abouti en 2013 à la levée des poursuites contre certains militaires, voire à leur acquittement. Ce revirement montre que M. Erdoğan se sentait suffisamment en position de force pour desserrer son étreinte sur l'armée. Peut-être parce qu'il a mis en place une réforme essentielle consistant à lui garantir le contrôle de la nomination du haut commandement de l'armée lors de la tenue du Conseil militaire suprême (YAŞ). Ce changement majeur permet au chef de l'exécutif d'intervenir directement dans le processus de sélection des membres du haut commandement, alors qu'auparavant il devait se contenter de ratifier les décisions du YAŞ. S'entourant de hauts officiers jugés loyaux, M. Erdoğan s'est ainsi doté d'atouts qui ont été décisifs pour faire échouer la tentative de coup d'État de juillet 2016. À titre d'exemple, le chef d'état-major Hulusi Akar, qui est aussi le témoin de mariage de la fille du président turc, et le commandant de l'armée de l'air Abidin Ünal, l'un de ses proches, ont refusé de s'allier aux putschistes malgré leur capture par les mutins et les brutalités qu'ils affirment avoir subies.
Bien entendu, les raisons de l'échec du putsch sont multiples et ne reposent pas sur la seule proximité de M. Erdoğan avec quelques généraux. De l'avis de nombreux experts militaires turcs, les mutins ont péché par une grande improvisation. Surtout, un soutien plus large au sein du commandement des forces armées leur a fait défaut. S'ils ont réussi à rallier à leur cause l'ancien commandant de l'armée de l'air, le général Akın Öztürk, et le deuxième commandant de l'armée, le général Adem Huduti, ils n'ont pu convaincre ni les chefs de commandement des forces armées (terre, air, mer) ni le chef d'état-major Akar, déjà cité, de se joindre à eux. De façon générale, c'est la loyauté de nombreux officiers kémalistes envers les institutions et l'État turc qui a empêché la réussite du putsch.
Plus généralement, on peut aussi penser qu'il lui a manqué un réel soutien dans la société, comme le souligne très justement Jean-François Pérouse, directeur de l'Institut français d'études anatoliennes (IFEA), qui qualifie la tentative de « coup d'État hors-sol (5) ». La population s'est très vite mobilisée pour affronter les militaires et leurs chars d'assaut. Bien avant qu'une journaliste de CNN Türk ne permette à M. Erdoğan de lancer un appel au peuple pour qu'il sorte dans la rue, de nombreux messages sur les réseaux sociaux, notamment Twitter, mobilisaient déjà contre le coup d'État (6). Cette implication populaire est l'une des grandes différences avec le putsch de 1980, où la population était restée confinée chez elle pendant plusieurs jours. La police, dont les effectifs ont augmenté depuis l'arrivée de l'AKP, a joué elle aussi un rôle important en s'opposant, armes à la main, aux mutins. En outre, de nombreux conscrits mobilisés par les putschistes ont rechigné à poursuivre leur action quand ils ont réalisé qu'ils n'étaient pas engagés dans une opération antiterroriste, comme on le leur laissait croire, mais dans le renversement du pouvoir. Enfin, la classe politique, y compris l'opposition kémaliste, d'extrême droite ou prokurde, s'est ralliée sans hésiter au gouvernement de l'AKP.
Près de trois mois après la tentative de putsch, de nombreuses questions restent néanmoins posées. M. Erdoğan a triomphé de ses ennemis et engagé une vaste opération de purge au sein de l'armée et des services de sécurité, ciblant notamment le mouvement Gülen, dont le fondateur nie toute implication. Près de 9 000 fonctionnaires de défense, dont 1 099 officiers (149 généraux et amiraux) ont été arrêtés, et le gouvernement a élargi les sanctions à des milliers de juges, enseignants et journalistes. Dans un contexte régional où l'armée turque intervient sur deux théâtres proches, quoique différents — le nord de la Syrie et le Kurdistan —, la refonte de l'institution se poursuit. Un décret-loi de 91 pages adopté le 30 juillet dernier a modifié sa structure, les forces armées étant désormais rattachées au ministère de la défense et non plus à l'état-major. Le président de la République et le premier ministre peuvent donner des ordres directs aux chefs de troupe et leur demander des informations. La chaîne de commandement au sein des forces armées est donc bouleversée puisqu'un ordre pourra être exécuté sans l'aval du chef d'état-major. La fermeture de toutes les écoles militaires et la non-affectation des élèves officiers qui viennent de terminer leur formation montrent la détermination du gouvernement à poursuivre cette reprise en main en attendant que l'université de défense, qui doit être prochainement créée, ne prenne le relais. Déjà évoquée avant l'été, la professionnalisation de l'armée — jugée inconstitutionnelle par une partie de l'opposition — vise à éviter que les conscrits ne soient impliqués dans les opérations de guerre, notamment au Kurdistan, mais aussi à imposer des critères plus rigoureux en matière de recrutement.
On le voit, M. Erdoğan entend s'entourer du maximum de garanties. Sans être directement liée à la tentative de coup d'État, l'intervention dans le nord de la Syrie a tout de même l'avantage d'« occuper » l'armée. Mais il reste à savoir si la purge en cours, notamment contre les militaires proches du mouvement Gülen, et les modifications structurelles prévues ne vont pas profondément l'affaiblir, alors qu'elle est engagée sur plusieurs fronts. Même si elle a dénoncé le coup d'État, la droite kémaliste accuse ainsi le président turc d'émousser volontairement l'armée au risque de l'exposer à des défaites sur le terrain. Enfin, on peut s'interroger sur le comportement futur des officiers kémalistes. S'ils ont refusé de soutenir le coup d'État, ils n'accepteront pas pour autant une mainmise définitive du pouvoir politique islamo-conservateur sur leur institution.
(1) Fondateur de la République turque en 1922, mort en 1938.
(2) Ahmet İnsel, « “Cet État n'est pas sans propriétaires !” Forces prétoriennes et autoritarisme en Turquie », dans Olivier Dabène, Vincent Geisser et Gilles Massardier (sous la dir. de), Autoritarismes démocratiques et démocraties autoritaires au XXe siècle, La Découverte, Paris, 2008.
(3) Cf. « La production militaire du citoyen. Sociologie politique de la conscription en Turquie » (PDF), doctorat de science politique soutenu le 23 novembre 2013 à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne.
(4) Lire Ali Kazancigil, « Le mouvement Gülen, une énigme turque », Le Monde diplomatique, mars 2014.
(5) Jean-François Pérouse, « Quelques remarques après le coup d'État manqué de la nuit du 15 au 16 juillet 2016. Un coup d'état hors-sol ? », Observatoire de la vie politique turque, 20 juillet 2016.
(6) Cf. H. Akin Unver et Hassan Alassaad, « How Turks mobilized against the coup », Foreign Affairs, New York, 14 septembre 2016.
En avril 2016, en Suisse, une octogénaire a demandé — et obtenu — une aide au suicide car, « très coquette » selon son médecin, elle ne supportait pas de vieillir. Un signe du stigmate particulier attaché à l'avancée en âge chez les femmes. En France, deux personnalités se sont emparées de cette question longtemps négligée par les féministes : Benoîte Groult et Thérèse Clerc, toutes deux disparues cette année.
Gustav Klimt. – « The Three Ages of Woman (Les Trois Âges de la femme »), 1905 Galleria Nazionale d'Arte Moderna, Rome / De Agostini Picture Library / A. Dagli Orti / Bridgeman ImagesPourquoi les femmes mentent-elles davantage que les hommes sur leur âge ? Partant de cette question apparemment anodine, Susan Sontag explore en 1972 ce qu'elle appelle le « deux poids, deux mesures de l'avancée en âge (1) ». En matière de séduction, remarque-t-elle, deux modèles masculins coexistent, le « jeune homme » et l'« homme mûr », contre un seul côté féminin : celui de la « jeune femme ». Au point qu'il est admis, notamment dans les classes moyennes et supérieures, qu'une femme dépense une énergie croissante (et, si elle le peut, de l'argent) pour tenter de conserver l'apparence de sa jeunesse.
Mais la dépréciation des femmes vieillissantes ne tient pas seulement à leur éloignement des standards jeunistes de beauté. Elle provient également de la simple avancée en âge, laquelle tend à amoindrir, pour elles, les possibilités d'être plus jeunes que leurs partenaires potentiels. Cette norme de l'écart d'âge permet à certains hommes d'avoir une descendance sur le tard, ou leur offre l'assurance d'être pris en charge, en vieillissant, par une compagne plus alerte. S'adressant aux femmes, Sontag montre ce qu'elles pourraient gagner à « dire la vérité », à « laisser voir sur leur visage la vie qu'elles ont vécue » ; à s'émanciper des normes jeunistes.
Au moment de la parution de ce texte, le mouvement féministe nord-américain et ouest-européen est en pleine effervescence. Pourtant, l'approche féministe de l'âge et du vieillissement demeure marginale au cours des années 1970. Les revendications se focalisent sur le contrôle de la fécondité, sur le travail, sur la liberté de mouvement ou sur celle de vivre sa sexualité. En France, c'est seulement dans les années 2000 que des analyses mettent en relation sexisme et âgisme. Benoîte Groult et Thérèse Clerc, toutes deux disparues en 2016 aux âges respectifs de 96 et 88 ans, font partie de ces penseuses et militantes qui ont cherché à politiser leur propre vieillissement dans une perspective féministe.
Benoîte Groult était la fille d'entrepreneurs fortunés et libéraux, liés aux milieux parisiens du stylisme et de la mode. Thérèse Clerc, elle, appartenait à la petite bourgeoisie commerçante, catholique et traditionaliste. Licenciée en lettres, Groult est enseignante puis journaliste, tandis que Clerc, qui a suivi une formation de modiste, devient femme au foyer. Cependant, toutes deux ont décrit a posteriori la première phase de leur vie comme une période marquée par le poids des activités domestiques et maternelles (la première a eu trois enfants et la seconde quatre), une certaine solitude dans la vie quotidienne, l'anxiété liée à la survenue de nouvelles grossesses, doublée, pour Groult, de l'expérience réitérée d'avortements clandestins. La seconde période, définie comme une « renaissance », est associée en grande partie à la découverte du féminisme.
« Festival des cannes »Ayant quitté son mari, Thérèse Clerc devient, à 41 ans, vendeuse de grand magasin pour gagner sa vie. Dans le contexte du Mouvement de libération des femmes (MLF), elle découvre le plaisir amoureux et sexuel hors du cadre de la conjugalité hétérosexuelle et s'éloigne de la religion (2). À Montreuil, où elle s'installe avec ses enfants, elle devient une figure du féminisme local. En 1997, elle y fonde un lieu d'échanges féministes et d'accueil des femmes victimes de violence, rebaptisé en 2016 Maison des femmes Thérèse-Clerc.
Benoîte Groult, elle, rencontre au cours des années 1950 son troisième et ultime conjoint, l'écrivain Paul Guimard, qui l'encourage à écrire. Plus tard, sa lecture des publications liées au mouvement des femmes la pousse à démystifier les normes qui ont régi son existence passée. Paru en 1975, son essai Ainsi soit-elle (Grasset) mêle une critique de son éducation féminine bourgeoise et une synthèse de recherches sur l'inégalité des sexes dans le monde. Vendu à plus d'un million d'exemplaires, il s'adresse autant aux jeunes militantes de la génération MLF qu'aux cinquantenaires, restées, pour la plupart, extérieures au mouvement (3). Propulsée à 55 ans « féministe de service », selon son expression, Benoîte Groult s'engage dans la promotion institutionnelle des droits des femmes. De 1984 à 1986, elle préside la commission sur la féminisation des noms de métiers, de grades et de fonctions ; et, dans les années 1990-2000, elle soutient les luttes pour la parité en politique.
Journaliste, essayiste, romancière à succès, proche du Parti socialiste, vivant, selon les saisons, dans son appartement parisien ou dans ses maisons en Bretagne ou en Provence, la Benoîte Groult des années 2000 n'appartient assurément pas au même milieu social que Thérèse Clerc. Cette dernière vit modestement dans un petit appartement à Montreuil et se revendique de la pensée libertaire et autogestionnaire. Cependant, leur engagement pour la cause des femmes les a toutes deux conduites à interroger à travers ce prisme leur propre avancée en âge.
Militante, à partir de 1986, au sein de l'Association pour le droit de mourir dans la dignité, Benoîte Groult met en relation le combat pour l'euthanasie avec les luttes féministes pour la libre disposition de son corps. Elle forge une éthique à partir de sa propre expérience, essayant d'analyser la façon dont, face au vieillissement et au veuvage, elle a dû réinventer, pour le préserver, son rapport hédoniste à l'existence. Elle évoque une curiosité permanente pour les évolutions sociopolitiques du monde, une recherche de plaisirs sensoriels quotidiens, une appétence pour l'effort physique qu'elle a dû recomposer et ajuster aux transformations de son corps au fil du temps, ainsi qu'un goût pour la contemplation des paysages ruraux ou maritimes (4).
Mais si cette femme, dotée d'une santé solide, a pu jusqu'au bout imprimer sa volonté sur ses activités quotidiennes et sur le choix de ses lieux de vie, comment vieillir quand on n'est plus en mesure d'accomplir certains gestes ordinaires ? Que peut le féminisme, pensée collective de la liberté de disposer de son corps, lorsque ce corps multiplie les signes d'affaiblissement et de dérèglement ? À 60 ans passés, Thérèse Clerc, tout en travaillant et en s'occupant de ses petits-enfants, a dû prendre en charge pendant cinq ans sa propre mère gravement malade. Ce type d'épreuve n'est pas rare pour ceux, et surtout celles, qui jouent le rôle de pourvoyeuse (ou de pourvoyeur) de soins à la fois pour les descendants et les ascendants. Éviter de devenir à son tour une charge pour ses enfants a constitué l'une des motivations de Thérèse Clerc lorsqu'elle a imaginé, à la fin des années 1990, la Maison des Babayagas. Ce projet d'une maison de retraite autogérée, fondée sur l'entraide et la solidarité entre ses membres, est conçu pour les femmes de la génération de Thérèse, notamment celles qui, longtemps mères au foyer ou travailleuses à temps partiel, disposent d'une retraite très modeste. Créée en 2012, la Maison des Babayagas ne correspond pas en tout point au rêve de sa fondatrice (l'attribution de nouveaux logements est aux mains du bailleur public et non des habitantes), mais elle devient néanmoins un lieu d'événements militants. Elle accueille notamment l'Unisavie, une université populaire mettant en commun des luttes et des savoirs relatifs à la vieillesse. On y débat d'autogestion, d'économie sociale et solidaire, de féminisme, du vieillissement des personnes migrantes ou encore de la sexualité des vieilles et des vieux.
Dans un documentaire, en 2005, Benoîte Groult évoquait une expérience courante de l'avancée en âge : c'est d'abord à travers le regard des autres qu'elle s'était vue vieillir. Pour sa part, elle se sentait « égale à elle-même », voire, par certains aspects, plus énergique qu'à des époques antérieures. Pourtant, elle voyait changer l'attitude des autres à son égard, se développer une forme d'indifférence, de commisération et parfois de mépris à peine voilé. Elle ressentait, à travers des mots et des gestes, qu'elle n'avait plus tout à fait sa place dans des événements ordinaires de la vie sociale dont elle prenait conscience qu'ils étaient régis par des limites d'âge implicites. Dans son milieu, celui du monde littéraire, du spectacle et de la politique, où beaucoup d'hommes de son âge étaient en couple avec des femmes bien plus jeunes, elle avait également commencé à ressentir le vieillissement de son apparence comme une forme de stigmate — une expérience à laquelle, au même âge, son mari pouvait encore échapper. Se sentant impuissante à changer les règles du jeu, elle assumait d'avoir eu recours à un lifting : « Je ne vois pas pourquoi les féministes n'auraient pas le droit aux progrès de la médecine. (...) Le souci de la beauté n'est pas en soi antiféministe », se justifiait-elle (5). Thérèse Clerc n'évoluait pas dans le même monde social et ses rides n'ont pas semblé l'empêcher de séduire hommes et femmes jusqu'à un âge avancé. Elle aurait sans doute respecté l'aspiration de Benoîte Groult à présenter un visage considéré par son entourage comme plus plaisant. Mais elle aurait peut-être ajouté que toutes les femmes n'ont pas les moyens financiers de sauver leur peau à coups de bistouri.
À la Maison des Babayagas, la « beauté » cessait de n'être qu'une technique de soi mobilisée individuellement, dans la coulisse, pour devenir un enjeu d'échange collectif. Thérèse Clerc s'intéressait aux œuvres d'art montrant des corps vieillissants et avait pour projet d'organiser un « festival des cannes » qui présenterait les meilleurs films mettant en scène la vieillesse. Avec plusieurs « Babayagas », elle avait participé à une chorégraphie intitulée de façon provocante « Vieilles peaux », où s'inventaient des mouvements dansés, ancrés dans la situation subjective de personnes très âgées (6). Elle réfléchissait aux vêtements, aux parfums, aux bijoux qui peuvent embellir un corps de vieille femme sans avoir pour seul objectif de dissimuler les signes de l'âge. En octobre 2015, elle avait coorganisé, avec des élèves en arts appliqués du lycée Eugénie-Cotton de Montreuil, un défilé de mode dont les modèles étaient les « Babayagas ». Des robes chatoyantes, amples et colorées, fabriquées par les élèves à partir de chutes de cravates abandonnées par les grossistes du quartier parisien du Sentier, étaient portées par des femmes de plus de 80 ans, dont Thérèse. Défilant avec un mélange de malice et d'autodérision, celles-ci pastichaient la démarche conventionnellement orgueilleuse des mannequins : trop vieilles pour jouer le jeu, elles en profitaient pour faire un pied de nez aux normes, sous le regard séduit et troublé de spectatrices et de spectateurs de tous âges.
Traditionnellement, une femme qui ne dissimule pas sa vieillesse et qui assume d'avoir (encore) des désirs dérange, voire dégoûte, plus encore qu'un homme. Pour interroger collectivement cette anxiété, nous avons besoin de « vieilles désirantes (7) » qui sortent du placard où elles sont sommées de rester cachées. Provocatrice par ses actions militantes, son refus de tout euphémisme pour parler des misères de la vieillesse, ses références explicites à la sexualité des vieilles personnes et son énergie à vouloir changer le monde, Thérèse Clerc assumait le rôle de contestatrice de l'ordre des âges. Chez celles et ceux qui étaient un peu plus jeunes, elle parvenait à distiller, au sein de l'anxiété intime, une forme de curiosité, sinon de désir, pour cette étrange étape à venir : la vieillesse.
Il ne s'agissait nullement pour elle de nier le corps qui s'affaiblit ni la crainte de voir s'approcher le moment de la fin. Mais alors que Benoîte Groult cherchait, en tant qu'écrivaine, à rendre compte au plus près de son expérience et à lui donner une forme littéraire, le rapport de Thérèse Clerc à la vieillesse était d'abord politique : elle percevait dans ce statut discrédité une position privilégiée pour questionner un certain nombre de normes sociales qui contraignent plus directement les adultes « dans la force de l'âge ». Elle considérait la vieillesse comme un moment propice pour défier, à travers des événements concrets, l'organisation âgiste de la société et pour remettre en question ses oppositions binaires : activité/inactivité, performance/vulnérabilité, autonomie/dépendance.
Disséminer de telles expérimentations est en soi un parcours jonché d'obstacles. Quand tout est organisé pour qu'une partie de la population accepte l'idée d'avoir « passé l'âge » de contribuer à la (re)production de la société, et peut-être même à sa contestation, encore faut-il qu'aux marges se développent des espaces de critique sociale accueillants pour celles et ceux dont « le ticket n'est plus valable (8) ».
Un combat jamais perdu, jamais gagnéÀ l'heure où le milliardaire Donald Trump, incarnation d'une misogynie débridée, accède au rang d'homme le plus puissant du monde, la nouvelle livraison de Manière de voir (9) arpente le front de « la guerre la plus longue » — selon la formule de l'essayiste américaine Rebecca Solnit : celle menée tout au long de l'histoire contre les femmes. Du Japon à l'ex-Allemagne de l'Est, du Burkina Faso à l'Iran, du monde arabe à l'Amérique latine, où en sont les combats pour l'autonomie, pour le droit à disposer de son corps, pour l'égalité professionnelle ou la parité en politique ? Mais aussi — pour que ces histoires ne soient pas oubliées : comment ont été obtenues l'inscription du principe d'égalité dans la Charte des Nations unies ou, en France, la liberté de contrôler sa fécondité ? Quel usage les suffragettes britanniques firent-elles du jujitsu ? Des textes de référence (Pierre Bourdieu, Christine Delphy, Nancy Fraser, Gisèle Halimi), ainsi que des cartes et des extraits d'ouvrages.
(1) Susan Sontag, « The double standard of aging », The Saturday Review, New York, 23 septembre 1972.
(2) Cf. notamment Danielle Michel-Chich, Thérèse Clerc, Antigone aux cheveux blancs, Éditions des femmes, Paris, 2007.
(3) Benoîte Groult, Mon évasion, Grasset, Paris, 2008, et Une femme parmi les siennes, commentaire de Josyane Savigneau, Textuel, Paris, 2010.
(4) Cf. Catel, Ainsi soit Benoîte Groult, roman graphique, Grasset, 2013, et Benoîte Groult, La Touche Étoile, Grasset & Fasquelle, 2006.
(5) « Vieillir ou le désir de voir demain », dans Une chambre à elle. Benoîte Groult ou comment la liberté vint aux femmes, documentaire d'Anne Lenfant (2005).
(6) Frédéric Morestin et Pascal Dreyer, « “Vieilles peaux” : exploration en terre utopique », Gérontologie et société, no 140, Paris, 2012.
(7) Rose-Marie Lagrave, « L'impensé de la vieillesse : la sexualité », Genre, sexualité & société, no 6, Paris, automne 2011.
(8) Romain Gary, Au-delà de cette limite, votre ticket n'est plus valable, Gallimard, Paris, 1975.
(9) « Femmes : la guerre la plus longue », Manière de voir, no 150, décembre 2016 - janvier 2017, 8,50 euros, en kiosques.
Il n'est pas offert à toutes de pouvoir décider du nombre d'enfants qu'elles mettent au monde et d'accoucher sans risques. Bon indicateur de la surmédicalisation ou du défaut de soins, la pratique de la césarienne, très rare au Tchad, concerne près d'un accouchement sur deux au Brésil. En France, la maîtrise de la procréation par les femmes a ouvert le champ de leur sexualité. Les pratiques masculines restent, cependant, plus diverses… ou plus souvent déclarées aux enquêteurs de la statistique nationale.