Dès les années 1585-1590, Sixte Quint avait promulgué un premier décret visant à empêcher les femmes de jouer au théâtre, l'opéra n'existait pas encore. Cette mesure ne dura pas et n'eut pas de conséquences pendant les quelques décennies suivantes. La naissance de l'opéra, puis son succès rapide et croissant au cours du XVIIème siècle commença à attiser les conflits entre public, artistes et papauté.[...] La situation parvint à se maintenir jusqu'à Clément IX (1667-1669), fort bien disposé envers la musique puisqu'il était lui-même l'auteur d'opéras [...]. Le pape n'y faisait cependant aucune concession aux femmes ; tous les rôles féminins étaient interprétés par des castrats, accompagnés de quelques ténors et basses.[...]
Clément X se montra encore plus libéral puisqu'il laissa très volontiers les femmes remonter sur les scènes ; celles-ci obtinrent de francs succès pendant les saisons d'opéra 1669-1676, en particulier au théâtre Tor di Nona. Leur popularité, mais aussi leur frivolité et les scènes de débordement collectif qu'elles occasionnaient ne firent qu'exaspérer le successeur de Clément X, le fameux pape "Minga", Innocent XI, déjà mal disposé par nature envers la gent féminine. A son accès au trône, les décrets allèrent bon train : il interdit catégoriquement aux femmes de monter sur scène, prohiba les spectacles publics payants et fit même tout son possible pour empêcher les spectacles privés gratuits, menaçant les castrats qui y participaient de se voir interdits dans les églises de la Ville Éternelle. Les Romains, qui n'étaient pas des gens à s'en laisser compter, surtout dans le domaine des divertissements, contournèrent très vite le véto papal en faisant venir des castrats de l'extérieur des États Pontificaux, qui n'avaient cure des interdictions du pape, et en imaginant des subterfuges pour donner une apparence privée à des spectacles publics et payants. La misogynie de Sa Sainteté s'abattit jusque sur les vêtements féminins dits "à la française", c'est-à-dire trop décolletés : il envoya ses sbires dans toutes les blanchisseries de la ville pour confisquer les chemises féminines jugées indécentes. La Reine Christine de Suède, alors exilée à Rome, y trouva une fois de plus matière à affronter le Pape, ce dont elle se délectait : elle inventa une panoplie de vêtements surnommés "Innocentianes" qui parodiaient et ridiculisaient les prescriptions d'Innocent XI, et avec lesquels elle et sa cour se rendaient au Vatican pour mieux le faire enrager.
Son successeur Alexandre VIII, surnommé le "Pape Pantalon" (du nom du personnage de la Commedia dell'Arte), apporta une bouffée d'air frais dans ce climat musical et social passablement alourdi par son prédécesseur. Pendant son trop court règne (1689-1691), il permis le retour à la normalité des divertissements publics. Les carnavals de 1690 et 1691 furent, dit-on, les plus drôles et les plus "endiablés" du XVIIème siècle. Mais tout bascula très vite avec l'arrivée d'Innocent XII, le "Pape Polichinelle", farouchement opposé au théâtre et aux actrices. Il provoqua une période d'exaspération sans précédent à Rome ; la population se répandait en satires et en manifestations d'hostilité à son égard. La situation atteignit son paroxysme lorsque, par représailles, le pape fit entièrement raser le beau théâtre Tor di Nona, en 1697, devant des Romains indignés.
Rien ne changea au début du XVIIIème siècle avec Clément XI qui interdit tout simplement le chant aux femmes, même à la maison, prétextant qu'il allait "
au détriment de cette modestie qui convient si bien à leur sexe" et qu'il les empêchait donc de vaquer à leur tâches ménagères. Il décréta donc "
qu'aucune femme, mariée, veuve ou vieille fille n'apprenne à chanter ou à jouer". Il fit de même appel aux maris et aux tuteurs afin de ne jamais laisser entrer aucun professeur de musique chez une femme.
Il fallu attendre Clément XIV, en 1769, pour voir la situation se débloquer un peu : il engagea les directeurs de théâtre à bannir l'usage ridicule de faire jouer les rôles de femmes par de jeunes garçons, des hommes travestis ou des castrats. Comme nous l'avons dit, il accorda également aux femmes de pouvoir chanter à l'église. Jusqu'à
ce retournement de situation, toutes les fantaisies avaient été possibles pendant près d'un siècle. On avait vu des castrats passer allègrement d'une liturgie à un spectacle d'opéra dans la même demi-journée, et de jeunes Romaines se faire passer pour des castrats afin d'échapper à la censure et pouvoir accéder à une scène. Après tout, le travestissement n'était-il pas l'essence même de la fête baroque ? Une amie de Casanova parvint ainsi à tromper le prêtre qui faisait passer l'examen imposé à tout nouveau chanteur, en adoptant les vêtements et les manière d'un castrat, et en plaçant un objet évocateur à l'endroit voulu !
Ce qui rendait également les États du pape différents des autres états était l'utilisation constante de castrats dans les rôles de femmes, alors qu'ils incarnaient généralement les rôles héroïques de guerriers et de rois. Certes beaucoup commençaient leur carrière à Rome par des personnages féminins, mais ils partaient ensuite à l'étranger et changeaient de rôle. Or il fallait dans cette ville un nombre important de castrats pour assurer les premiers rôles féminins en plus des rôles masculins : c'est ce qu'on appelait
far da donna (faire la femme). [...]
Il est clair que les lois papales concernaient aussi les ballets. Toutes les "danseuses" étaient en fait des hommes travestis, et la pudibonderie ambiante s'étendait même jusqu'aux marionnettes, comme l'affirme l'Abbé Richard en 1769 : "
Les ballerines ne sont pas permises sur les scènes de Rome. Ce sont des garçons habillés en femmes et la police leur ordonne de porter de petits pantalons noirs. Ce qui était aussi prescrit aux ballerines-marionnettes qui, montrant leurs cuisses de bois, pouvaient elles aussi exciter les sens des séminaristes"[...]
La folie de l'opéra et du travestissement avait du reste gagné toute l'Italie ecclésiastique du XVIIIème siècle. A Venise, certains prêtres pouvaient participer à des spectacles d'opéra ; Saint-Didier nous raconte comment, un soir où il se trouvait là, un spectateur s'écria : "Tiens, voilà le père Pierro qui joue la vieille." Près d'un demi-siècle plus tard, Nemeie constata que des moines jouaient dans l'orchestre du théâtre. On donnait aussi, dans certains couvents de Florence, des comédies en musique et de petits ballets : ici les frères novices se déguisaient en ballerines et là les religieuses jouaient des rôles d'hommes. Le théâtre de la Pergola avait même organisé, lors de certains carnavals, des représentations spéciales pour les moines florentins : le spectacle commençait plus tôt, car ils n'avaient pas la permission de minuit, et le prix des billets était réduit. C'est ce qu'on appelait des séances de "masques pour moines". Un peu partout à travers l'Italie, les monastères s'ouvraient à la musique de leur temps : dans l'un les moines chantaient l'opéra, dans l'autre les moniales formaient un orchestre de cordes. On assista même un jour à une bataille rangée entre des religieuses d'un couvent qui n'étaient pas d'accord sur le fait de jouer ou non de l'opéra : l'une d'elles périt dans le combat, tuée à coups de couteau avant d'être jetée au fond d'un puits, et l'on dénombra plusieurs blessées !
Extraits tirés de "Histoire des Castrats" par Patrick Barbier (pp 135-140)