La Belgique ayant manifestement servi de base arrière aux terroristes responsables des attentats de Paris, le pays est pointé du doigt par des anciens des services français et certains médias hexagonaux. Ainsi, Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement de sécurité à la DGSE (services de renseignement extérieurs) a affirmé que « la Belgique n’était pas à niveau » : « soit personne n’a rien vu, et c’est un gros souci ; soit on a vu des trucs et on ne les a pas compris, ce qui est aussi un problème ; soit on a vu des trucs et malgré tout l’équipe a pu passer à l’action ». Bref, les services belges sont accusés soit d’incompétence, soit de complicité… Pour en avoir le cœur net, le « comité R », un organe indépendant chargé de contrôler les services de renseignements et présidé par un procureur fédéral, Guy Rapaille, a décidé d’ouvrir une enquête Même s’il reste « prudent », Koens Geens, le ministre de la justice a « le sentiment qu’aucun service de sécurité, pas même l’américain, ne savait que (ces attaques) allaient arriver«. Brice de Ruyver, 61 ans, professeur de droit pénal et de criminologie à l’Université de Gand, conseiller chargé de la sécurité du premier ministre belge Guy Verhofstadt entre 2000 et 2008, répond à ces critiques. Il est considéré comme l’un des meilleurs connaisseurs belge des questions de sécurité et de lutte contre la criminalité organisée.
Les reproches français sont-ils fondés?
L’enquête lancée par le Comité R est indispensable, mais, pour l’instant, il n’y a pas le moindre élément qui permette de penser que nos services n’aient pas bien fonctionné. En tous les cas, si nos services avaient été en possession de renseignements, je suis absolument convaincu qu’ils les auraient immédiatement communiqué aux Français vu les liens extrêmement étroits qui existent entre les services de nos deux pays. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’est pas possible qu’ils n’aient pas été au courant de ce qui se passait dans certains groupuscules opérant à Molenbeek.
La Belgique n’aurait donc aucun intérêt à dissimuler des renseignements à la France ?
Absolument pas. Nous sommes un petit pays très dépendant de l’aide de nos voisins et des renseignements qu’ils possèdent. Nos services ne sont pas comparables en nombre et en moyens avec les leurs et nous avons besoin des renseignements qu’ils nous envoient. Nous n’avons pas d’autre choix que d’être très coopératif afin d’être bien renseigné pour prévenir les menaces, c’est aussi simple que ça.
Certains affirment que la Belgique aurait passé des accords avec certains groupes extrémistes : on ne vous cherche pas noise, mais vous ne commettez pas d’attentats sur place…
Si cela était avéré, ce serait la perfidie absolue ! Je connais certains responsables des renseignements et ce sont des fonctionnaires de grande qualité : je peux vous assurer qu’ils ne prendraient jamais des décisions de cette nature.
La coopération avec la France est-elle de même intensité qu’avec l’Allemagne ou les Pays-Bas ?
Il y a toujours eu des liens beaucoup plus fort avec les Français. Prenons le trafic de drogue : les Néerlandais sont beaucoup plus compréhensifs dans ce domaine et on s’est heurté à des refus, pas toujours explicites, de coopération pour démanteler des réseaux. Pas avec la France. Et nous menons des opérations anti-terroristes conjointes régulièrement.
Comment expliquez-vous que la Belgique soit épargnée par les attentats, en dehors de la fusillade du musée juif de Bruxelles, alors que sa capitale accueille des institutions internationales qui sont autant des cibles potentielles ?
Jusqu’à maintenant, nous avons toujours été capable de maitriser et de démanteler les réseaux avant qu’ils puissent agir ici ou à l’étranger, si je mets de côté les attentats de Paris. En dépit du fait que nos services de renseignement ne soient pas très fournis, entre 600 et 700 personnes, ils sont très bien organisés. On a beaucoup investi pendant le mandat de Guy Verhofstadt dans la sécurité, surtout après les attentats du 11/9. Avant, il est vrai que notre service de renseignements a été un peu négligé : mais nous avons remanié tout cela et modernisé nos moyens. En particulier, on a créé l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace, l’OCAM, qui est le carrefour de tous les renseignements en possession des services chargés de la sécurité. Nous avons aussi beaucoup investi dans le parquet fédéral. C’est pour ça qu’on a toujours réussi à être là au moment où il a fallu être là.
Certains quartiers, comme à Molenbeek, à Bruxelles, semblent échapper à tout contrôle…
Nous avons certes des quartiers problématiques à Bruxelles ou dans d’autres grandes villes belges, mais vous noterez que nous n’avons jamais eu des émeutes de l’ampleur de celles qui ont eu lieu dans les banlieues françaises, comme en 2005. Il y a en réalité peu de quartiers où l’on peut dire que la police a perdu le contrôle, ce qui n’est pas le cas de pays qui nous entourent, comme la France, la Grande-Bretagne ou les Pays-Bas. La réforme des polices que nous avons faite il y a quinze ans, notamment en mettant en place une police de proximité bien implantée dans les communes, a donné des résultats. Mais il est vrai que dans certains endroits, on a des problèmes sérieux, notamment là où il y a des problèmes socio-économiques graves comme à Molenbeek où le chômage atteint 35 % de la population ou encore à Anderlecht. Dans certains quartiers, je dis bien quartier et pas ville, l’économie illicite a pris les choses en main : les jeunes sont entrainés dans un système de « quick win », trafic de drogue, trafic d’armes, trafic de voitures où l’on peut gagner beaucoup plus d’argent que si l’on fait un travail mal rémunéré.
Avez-vous le même problème qu’en France d’Imam salafistes payés par les monarchies pétrolières ?
Tout à fait. Mais ces dernières années, les Imams modérés ont entamé une résistance contre ces Imams radicaux et les autorités publiques sont devenues plus dures à leur égard, car nous avons réalisé qu’ils étaient dangereux. On ne les laisse plus s’installer en Belgique et la vie de ceux qui y résident déjà est devenue beaucoup plus difficile.
Pourquoi la Belgique est-elle le pays qui fournit le plus de combattants à Daesh proportionnellement à sa population ?
On a laissé trop longtemps agir des groupes comme Charia4Belgium. Mais il y a aussi une explication plus triviale : les liens entre les jeunes radicalisés sont facilités par la taille du pays. Dans un espace restreint, il est plus facile de se rencontrer, de mettre en contact des groupes radicalisés et d’organiser leur départ via des agents recruteurs. Cela peut aller très vite. Les autorités, mais aussi les parents, ont mis du temps à réaliser ce qui se passait. En outre, on n’avait pas les moyens légaux de réagir : ce sont des majeurs libres de partir… Désormais, on peut saisir préventivement leur passeport, mais dans un Etat de droit on doit respecter les libertés.
La France vient de déclarer l’Etat d’urgence : cela vous paraît-il nécessaire pour lutter contre le terrorisme ?
J’espère que non, même si on peut comprendre que le gouvernement français ait réagi de cette façon après les attentats épouvantables de vendredi. Il faut à tout prix éviter de s’inscrire dans la logique des terroristes qui veulent démanteler l’Etat de droit et la démocratie. Or l’Etat d’urgence est un état exceptionnel qui est anormal pour une démocratie. D’ailleurs en Belgique, nous n’avons pas d’équivalent de l’Etat d’urgence.
Le rétablissement des frontières intérieures à l’espace Schengen est-il une réponse adaptée au terrorisme ?
Au début des années 90, je m’étais intéressé aux bandes du nord de la France qui venaient commettre des crimes en Belgique. J’avais pu constaté qu’il y avait 35 points de passage rien qu’entre la France et la Belgique : comment voulez-vous tous les contrôler de façon permanente ? … Je ne vois vraiment pas comment on pourrait contrôler efficacement des frontières terrestres : personne n’y est jamais arrivé. Surtout, les conséquences économiques seraient terribles. Il ne faut pas oublier qu’on a créé Schengen pour des raisons économiques afin de faciliter la circulation des hommes et des marchandises entre les pays. Les pertes dues aux heures passées lors du passage des frontières intérieures étaient énormes. Nos économies sont très dépendantes de cette fluidité du trafic. Surtout, le repli sur soit serait catastrophique : ce serait un cadeau pour la criminalité organisée et pour le terrorisme international qui ont toujours ignoré les frontières. Si les services de police et de renseignement et la justice, qui sont encore très nationalistes, se limitent à nouveau à leur espace national, on leur fera un sacré cadeau !
N.B.: Interview (version longue) parue dans Libération du 18 novembre
Le Pacte de stabilité budgétaire n’est décidément pas ce carcan tant décrié. La France, qui a déjà bénéficié à trois reprises d’un sursis pour revenir dans les clous des 3 % du PIB de déficit budgétaire autorisés, devrait obtenir de facto un nouveau délai, la lutte contre le terrorisme l’obligeant à engager des dépenses supplémentaires. Aujourd’hui, la Commission européenne a implicitement admis que Paris ne respectera sans doute pas la date de 2017 comme elle s’y était engagée : « la sécurité des citoyens en France et dans l’Union est une priorité dans cette situation tragique », a reconnu le très orthodoxe Valdis Dombrovskis, le vice-président chargé de l’euro, en présentant les avis de l’exécutif européen sur les projets de budget 2016.
« Nous aurons une approche intelligente et humaine » des défis auxquels est confronté l’Hexagone, a surenchéri Pierre Moscovici, le commissaire chargé des affaires économiques et monétaires. « Nous ferons ce que nous avons à faire avec cœur et humanité » : « On fait souvent au Pacte de stabilité des griefs de rigidité ou de stupidité, nous démontrons que le pacte n’est ni rigide ni stupide », a martelé le commissaire français.
C’est François Hollande qui, lundi, devant le Congrès réuni à Versailles, a vendu la mèche en affirmant que, bien évidemment, « le pacte de sécurité l’emporte(rait) sur le pacte de stabilité ». Une formule-choc pour signifier que la France ne se laisserait pas enfermer dans un carcan budgétaire alors que sa sécurité est en jeu. De fait, le surplus de dépenses annoncé par le chef de l’État afin de lutter contre le terrorisme ne peut que se traduire par un dérapage du budget 2016 (-3,4 % du PIB normalement prévu), dérapage qu’il « assume » : 5000 postes de policiers, 2500 pour les justices et les prisons, 1000 pour le contrôle des frontières, suspension des suppressions de postes dans l’armée, création d’une « garde nationale », sans compter un renforcement des moyens des services de sécurité...
Manuel Valls, mardi matin, a été encore plus affirmatif: les objectifs budgétaires seront « forcément dépassés » puisqu’il n’est pas question que ces dépenses supplémentaires (non financées) se fassent « au détriment d’autres budgets ». Le Premier ministre en a profité pour mettre en garde ses partenaires : « il est temps aussi que l’Union européenne, la Commission européenne comprenne que c’est un combat qui concerne la France, mais aussi l’Europe. Nous sommes intervenus au Mali, pas seulement pour le Mali, pas simplement pour la France ». Un ton martial un tantinet déplacé, le message ayant déjà été entendu à Bruxelles…
Reste qu’il est encore « trop tôt pour dire comment cela va se répercuter sur la trajectoire budgétaire » française a reconnu Pierre Moscovici. La Commission veillera en tout cas à ce qu’un éventuel dérapage soit bien justifié par des dépenses liées à la lutte contre le terrorisme. Cette bienveillance ne bénéficie pas qu’à la France, mais aussi aux pays qui sont en première ligne dans la crise des réfugiés, l’Italie et l’Autriche en particulier (la Grèce n’est pas citée puisqu’elle est sous programme d’assistance financière) : les dépenses supplémentaires de 0,2 % du PIB (4 milliards d’euros) que prévoit Rome et de 0,3 % (un milliard) qu’annonce Vienne pour 2016 n’entreront pas en compte dans le calcul d’un éventuel déficit excessif, a annoncé la Commission.
Les crises auxquels sont confrontés les pays européens permettent, en tout cas, de clarifier la notion de circonstances exceptionnelles prévues par le Pacte qui permet de ne pas sanctionner un pays qui est par ailleurs engagé dans la consolidation de ses comptes. Cette mansuétude a aussi pour but d’encourager les États à faire davantage d’efforts pour accueillir des réfugiés, mais aussi pour assurer à la fois leur sécurité et celle de l’ensemble de l’Union.
REUTERS/Vincent Kessler
Daech a enfoncé un coin dans la fragile solidarité que les Européens ont jusque-là réussi à maintenir face à la crise des réfugiés. Dès le lendemain des attentats de Paris et avant même que l’on découvre qu’un ou plusieurs terroristes étaient de faux demandeurs d’asile syriens arrivés en Europe via la Grèce, les populistes de Droit et Justice (PiS), qui viennent de gagner les élections en Pologne, ont tiré le rideau de fer. Pour Konrad Szymanski, le ministre des Affaires européennes, il n’est plus question de respecter l’accord prévoyant la répartition de 160.000 demandeurs d’asile, car « la Pologne doit garder le contrôle complet de ses frontières, ainsi que de sa politique d’asile et d’immigration ». Les populistes polonais se sentent en guerre contre les musulmans, comme l’a déclaré sans complexe Witold Waszczykowski, le ministre des Affaires étrangères : « il faut approcher de manière différente la communauté musulmane qui vit en Europe et qui hait ce continent, qui veut le détruire ». Une islamophobie et un nationalisme sans complexe qui fait écho à ceux affichés par la Hongrie, la Slovaquie ou encore la Tchèque. Lundi, après avoir prêté serment, Waszczykowski a fait marche arrière en promettant de respecter l’engagement pris par le précédent gouvernement libéral d’accueillir 9000 réfugiés syriens puisqu’il s’agit d’une loi européenne. Néanmoins le ton est donné.
La générosité face à l’afflux de réfugiés prônée à la fois par Angela Merkel, la chancelière allemande, et Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne, parait désormais passée de mode. Déjà, le plan de relocalisation de 160.000 demandeurs d’asile syriens, irakiens et érythréens proposé par la Commission afin de soulager les pays de premier accueil n’a été accepté qu’aux forceps, en octobre dernier : il a fallu que les ministres de l’Intérieur, pour la première fois dans le domaine sensible de l’immigration, votent à la majorité qualifiée pour l’imposer aux pays récalcitrants d’Europe de l’Est. La Pologne, alors gouvernée par les libéraux, s’y était finalement ralliée du bout des lèvres, celle-ci s’étant jusque-là contentée d’accueillir une centaine de Syriens… chrétiens. Mais la quasi-totalité des Vingt-huit ont ensuite refusé, à la grande colère de l’Allemagne, d’adopter le système de répartition permanent comme le proposait la Commission. Pour ne rien arranger, les relocalisations se font depuis au compte-goutte, les États trainant des pieds : moins de 150 personnes ont ainsi été jusqu’à présent transférées d’Italie et de Grèce. « Si nous continuons à ce rythme, on en aura terminé en 2101 », a ironisé la semaine dernière Jean-Claude Juncker. La Hongrie a décidé, aujourd’hui, d’attaquer devant la Cour de justice de l’Union européenne le système de relocalisation en l’estimant contraire au principe de subsidiarité.
Autant dire qu’après les attentats de Paris, beaucoup de pays, et pas seulement la Pologne, vont y regarder à deux fois avant d’accueillir chez eux des réfugiés désormais perçus comme de potentiels terroristes. Si le système de relocalisation vole en éclat, toute la charge des réfugiés pèsera sur les pays de la ligne de front, en clair la Grèce et l’Italie. Or, pour ne rien arranger, Angela Merkel a effectué un virage sur l’aile vendredi en annonçant que l’Allemagne allait de nouveau appliquer le règlement de Dublin III qui prévoit que les demandes d’asile doivent être déposées dans l’État européen d’arrivée, un système qu’elle avait suspendu en ouvrant grand ses frontières aux Syriens et aux Irakiens… Ce qui revient en fait à laisser la Grèce et l’Italie se débrouiller avec les réfugiés et les migrants, alors que tous les gouvernements savent qu’elles sont incapables de contrôler leurs frontières extérieures.
Dans le même temps, afin de contrôler ou endiguer l’afflux de réfugiés et de migrants, la plupart des pays de l’espace Schengen ont rétabli des contrôles à leurs frontières intérieures, comme l’Allemagne et la Suède, sans parler des pays qui ont érigé des murs tant aux frontières extérieures de Schengen qu’intérieures (Hongrie, Croatie, Slovénie, Autriche). Après les attentats de Paris, la France a suivi pour des raisons de sécurité, ce qui devrait renforcer la détermination de ses partenaires de maintenir leurs propres contrôles afin de rassurer leur population.
Si ce retour des frontières intérieures est tout à fait légal (la Commission vient d’ailleurs de valider les contrôles allemands et suédois), il est clair que la tentation du chacun pour soi n’a jamais été aussi forte au risque de mettre à bas Schengen et la politique commune d’asile et d’immigration. Or, contrairement à ce que prétendent les populistes, celles-ci instaurent davantage de sécurité en mutualisant le renseignement (système commun de visas, enregistrement des empreintes des demandeurs d’asile via le fichier Eurodac, Système d’information Schengen, un fichier listant notamment les personnes recherchées, coopération policière via Europol, etc.). Un retour des frontières signerait la mort de cette coopération, puisque ce serait le retour au chacun pour-soi pour le plus grand bonheur de Daech. Sans compter les conséquences économiques: le transport de marchandises serait perturbés ainsi que l’emploi des transfrontaliers (plus de 350.000 personnes rien que pour la France).
Or, tous les responsables européens savent qu’il faut au contraire une coopération maximale entre pays européens, tant en matière d’asile et d’immigration que de sécurité. C’est bien la voie que veut emprunter la France qui vient d’obtenir la convocation d’une réunion extraordinaire des ministres de l’Intérieur, le 20 novembre, afin d’accélérer l’adoption d’un PNR européen (un fichier regroupant toutes les données des voyageurs aériens), de renforcer la lutte contre le financement du terrorisme et le trafic d’armes, d’accroitre l’échange de renseignements et d’assurer un contrôle effectif des frontières extérieures de l’Union.
JEAN QUATREMER
N.B.: version longue et mise à jour de l’article paru dans Libération du 16 novembre