La crise financière que subit le pays, a affecté directement le plan de développement de l’Entreprise de réparation maritime (ERENAV) qui a vu le montant réservé à son équipement divisé par deux.
L’État qui a consacré plus de 2 milliards de dollars en 2012 pour le développement de l’Erenav a été contraint de diviser ce montant par deux, après la crise économique que subit le pays ces dernières années. Toutefois, les autorités sont de revoir leurs copies et commencent à débloquer les fonds nécessaires pour la réalisation d’un ambitieux plan qui permet à la société de répondre à une demande du parc naval national. Selon les explications qui nous ont été fournies par le sous-directeur du commercial et marketing de cette entreprise, Mohamed Salah Tabti, la société est en phase de réaliser des études pour la lancé de ce plan.
En effet, selon notre interlocuteur le blocage de de ce montant a commencé depuis la grève de 2013, à Bejaia et qui a induit la baisse de l’activité de l’entreprise, voire même accuser un déficit à cette époque. Juste, après, le pays est confronté à des difficultés financières, ce qui a impliqué la revue à la baisse de l’enveloppe financière réservé à son développement. Mais vu que plusieurs navires sont contraints de faire appel à des chantiers étrangers pour leur maintenance, induisant ainsi des sorties de devises conséquentes, les autorités ont décidé de débloquer les montants nécessaires pour réaliser ce plan de développement et permettre à l’Enerav d’arracher sa part du marché qui ne dépasse pas actuellement les 20%.
De ce fait, la société a repris son activité et instauré une stratégie pour la réalisation de son plan de développement. Un plan qui se focalise sur l’acquisition d’un dock flottant de 8000 tonnes pour le chantier d’Alger et un autre de 2000 tonnes pour le chantier d’Oran, ajoutant à cela la modernisation de ses cales de halage. Erenav s’est penchée aussi sur la construction navale en procédant l’année dernière à la signature d’un partenariat avec le groupe portugais West Sea pour la réalisation d’un chantier naval de construction de différents types de bateaux de 25 à 180 mètres.
En effet, avec l’élargissement que connait la flotte nationale le besoin de maintenance et réparation augmentera sûrement, d’où l’importance du développement de cette entreprise afin de prendre en charge une demande ascendante venant des clients nationaux ou internationaux. Car avec tout le potentiel existant actuellement, il est de l’intérêt des responsables de ce secteur de s’occuper de cette entreprise unique en Algérie qui a non seulement la possibilité d’éviter une saignée de la devise mais de décrocher des marchés extérieurs. D’ailleurs, rien qu’avec les moyens actuels l’Erenav est arrivée à réaliser un chiffre d’affaires « de plus de 2 milliards de dinars en 2016, avec une augmentation de 8% par rapport à 2015 », souligne M. Tabti.
Devant la baisse des différents produits importés, la demande pour les produits fabriqués localement a enregistré une hausse durant le quatrième trimestre 2016.
Selon une enquête d’opinion réalisée par l’Office national des statistiques (ONS) auprès de chefs d’entreprises industrielles des secteurs public et privé, cette demande est plus prononcée pour le secteur public, notamment pour les Industries sidérurgiques, métalliques, mécaniques, électriques et électroniques (ISMMEE) et l’industrie agro-alimentaire. A ce propos, indique-t-on, près de 63% des chefs d’entreprises du secteur public et plus de 85% de ceux du secteur privé ont satisfait toutes les commandes reçues.
Par ailleurs, les chefs d’entreprises ont observé que l’activité industrielle avait enregistré une augmentation durant le dernier trimestre 2016, notamment pour les ISMMEE, l’industrie agro-alimentaire et les matériaux de construction. Concernant l’utilisation des capacités de production, près de 86% des enquêtés du secteur public et plus de 34% de ceux du privé affirment avoir utilisé plus de 75% de cette capacité.
Quant au niveau d’approvisionnement en matières premières, il a été jugé inférieur à la demande exprimée par plus de 30% des entreprises enquêtées du secteur public et par plus de 10% de ceux du privé, particulièrement pour les ISMMEE et les cuirs.
Par ailleurs, près de 33% des enquêtés du secteur public et plus de 32% de ceux du privé ont connu des pannes d’électricité, notamment ceux des matériaux de construction et de la chimie. Aussi, l’approvisionnement en eau a été suffisant par la majorité des industriels publics et par prés de 70% de ceux du privé. Pour ce qui est de la main œuvre, les effectifs du secteur public ont subi une baisse, alors que ceux du secteur privé ont connu une augmentation.
En outre, près de 94% des chefs d’entreprises du secteur public et plus de 77% de ceux du privé jugent le niveau de qualification du personnel « suffisant ». Cependant, prés de 17% du secteur public et plus de 55% du secteur privé ont déclaré avoir trouvé des difficultés à en recruter, notamment le personnel d’encadrement et de maîtrise. Concernant l’état de la trésorerie, près de 11% des chefs d’entreprises du secteur public et près de 32% de ceux du privé l’ont jugé « bon ».
Financièrement, poursuit cette enquête d’opinion, près de 34% du potentiel de production du secteur public et plus de 67% de celui du privé ont recouru à des crédits bancaires et la majorité n’a pas trouvé de difficultés à les contracter.
La ligne maritime reliant Mostaganem à Barcelone sera officiellement opérationnelle au mois de juin prochain selon des sources de l’entreprise nationale de transport maritime des voyageurs (ENTMV).
En effet, trois rotations en partance du port de Mostaganem sont programmées. Additivement à la ligne Mostaganem – Valence, opérationnelle depuis la dernière saison estivale, au cours du mois de juin prochain, Alicante sera également relié à Mostaganem à travers une traversée durant le mois de juin qui évoluera, nous fait-on savoir, en une navette hebdomadaire au cours du mois de juillet.
Ce programme a été concocté, selon nos sources, pour atténuer la charge sur les ports d’Oran et de Ghazaouet qui enregistrent des pics de fréquentations insupportables.
La ligne Mostaganem – Barcelone sera maintenue en activité durant toute la saison estivale jusqu’au 10 septembre prochain, ajoutera notre interlocuteur, pour justement permettre à nos compatriotes émigrés de regagner leurs pays d’accueil dans les meilleures conditions possibles.
L’Emev (Entreprise d’organisation des manifestations culturelles, scientifiques et économiques) et le comité du village de Taourirt Mokrane (Larbâa Nath Irathen, Tizi Ouzou) organisent une journée d’étude, le 20 mai, à l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain, linguiste et anthropologue Mouloud Mammeri au susmentionné village, sous le thème “Mouloud Mammeri, ce passeur culturel hors normes” (Mulud Mammeri : azetta nyedles ur nes3i tamtilt). Dans le communiqué adressé à notre rédaction, il est indiqué que cette rencontre sera “le reflet d’une réflexion sur l’œuvre monumentale de cet amusnaw, de cet éveilleur de consciences de la société berbère d’antan”, dont les œuvres vont “à contre-courant des idéologies étatiques”, comme Culture savante, culture vécue ; Inna-yes chik Muhend ou l’Ahellil de Gouraga, “allaient confirmer une culture berbère ancrée dans toute l’Algérie profonde (…) à une époque où tout ce qui touchait l’identité amazighe se faisait en catimini, dans la clandestinité”, tandis que ses écrits romanesques, dont La colline oubliée, allaient devenir les précurseurs du cinéma amazigh et suscitent aujourd’hui encore “des réflexions concrétisées en travaux de recherches de nombreux universitaires, notamment dans le domaine littéraire”.
Le chemin de traverse est un roman de Khaled Graba, paru en 2016 aux éditions Casbah. C’est une image en “haute résolution” du village et de la maison kabyles. Une description minutieuse de la configuration du bourg de montagne imposée par un relief accidenté et la rareté des terres cultivables. À Thajgouts, le village d’Idir, les maisons construites en pierre bleue et couvertes de tuiles rondes s’alignent en se serrant le long des ruelles étroites qui débouchent sur deux voies principales.
Khaled Graba, en montagnard averti (il vit entre Alger et la Kalâa Nath Abbas, après sa retraite de haut fonctionnaire), n’a pas manqué de mettre en avant “Tanko”, l’âne acheté au prix fort du souk d’Akbou et qui rendra de précieux services à la famille d’Idir, devenu responsable par la force des choses, son père étant “mangé” par l’émigration. Le lecteur du Chemin de traverse voguera entre le vocabulaire kabyle ancien (beaucoup d’objets décrits ont malheureusement disparu) et la vie dure des montagnards, leurs traditions, leur génie et leur courage.
On y sent une âme, et c’est la réussite de l’auteur. Une famille simple traverse le roman, la mère, l’épouse, les frères et l’oncle maternel. Idir cultive des feuilles de tabac qu’il écoule à Akbou et sur la route où des fabricants de “chemma” lui achètent quelques bottes. Taillé en athlète par le travail physique, Idir est aussi intelligent que vigoureux. À vingt-cinq ans, il est le symbole de cette jeunesse du début des années cinquante qui commence à se poser des questions sur les inégalités sociales entre les Européens du pays et les autochtones. L’opulence des uns et la misère des autres s’étalaient à la face du monde comme les plateaux d’une balance désarticulée. Le roman de Graba suit les préparatifs du voyage d’Idir vers Akbou. Entre-temps, il fait défiler des personnages comme Si Yahia le “fou”, alors qu’il n’est que la victime des tortures subies dans la prison de Lambèse pour ses idées jugées subversives.
Comme l’instituteur, M. Rouslais, qui défendra les villageois contre l’arbitraire du brigadier de gendarmerie de Tazmalt. Sur le chemin vers Akbou, Idir rencontre des hommes étranges qui discutent de sujets tout aussi énigmatiques. Les tortures de Si Yahia, les excès du brigadier, les injustices subies quotidiennement par les autochtones ; les morceaux d’un puzzle s’entrechoquent dans l’esprit d’Idir, puis forment une image où domine un dessin de son fils Saïd, écolier : du blanc, du vert, un croissant et une étoile rouge. C’est sur un sentier forestier que le destin du jeune homme s’accomplira en chassant d’abord le garde-champêtre venu le rançonner, puis en tuant le brigadier “Bob” venu le châtier d’avoir osé défier l’ordre établi. Idir, serrant contre lui son fusil de chasse, se met alors à grimper vers les hauteurs boisées où devaient se trouver les hommes étranges de la dernière fois. “Le jour pointait à l’horizon. Une nouvelle aube naissait.” Ce devait être une nouvelle journée de l’automne 1954.
La stratégie conservatrice visant à opposer les plus démunis entre eux est parvenue à faire de l'immigration une question décisive pour nombre de Français. Aubaine pour la droite, cette situation impose à la gauche d'évoluer sur un terrain miné… et la divise.
Théo Haggaï – de la série « Cailloux » http://theo-haggai.tumblr.com/L'immigration divise les principaux candidats à l'élection présidentielle en deux camps : ceux qui font de son rejet leur fonds de commerce et ceux que le sujet embarrasse. Très prolixes, les premiers attribuent aux étrangers toutes sortes de problèmes, du chômage au terrorisme, de la crise des finances publiques au manque de logements, de l'insécurité aux sureffectifs dans certaines salles de classe. Pour y remédier, ils préconisent des mesures radicales. Mme Marine Le Pen (Front national, FN) s'engage à supprimer le droit du sol, à sortir de l'espace Schengen, à instaurer la préférence nationale et à systématiser les expulsions d'étrangers en situation irrégulière. M. François Fillon (Les Républicains) promet pour sa part de durcir les règles du regroupement familial, de conditionner les aides sociales à deux ans de présence sur le territoire, de supprimer l'aide médicale de l'État ou encore de faire voter par le Parlement des quotas annuels d'immigrés par origines nationales — une rupture avec les principes en vigueur depuis l'ordonnance du 2 novembre 1945, selon laquelle la faculté d'assimilation des étrangers dépendait non pas de leur origine, mais de leurs caractéristiques individuelles.
Face à cette surenchère, le camp des embarrassés se contente de propositions floues et parfois incohérentes. Dans un entretien accordé à l'hebdomadaire protestant Réforme, M. Emmanuel Macron, le candidat du mouvement En marche !, déclare que « l'immigration se révèle une chance du point de vue économique, culturel, social (1) ». Or cette ligne ne se retrouve pas dans son programme présidentiel : il évoque surtout le droit d'asile — que la droite promet de durcir, mais pas de supprimer —, prévoit de « reconduire sans délai » les déboutés dans leur pays, mais laisse largement de côté les autres migrations.
MM. Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon ne se montrent guère plus précis. S'appuyant exclusivement sur les cas des réfugiés climatiques et politiques, le candidat de La France insoumise entend « lutter contre les causes des migrations ». Quant au prétendant socialiste, s'il a souvent critiqué la politique migratoire du gouvernement de M. Manuel Valls, regrettant que la France ne se montre pas plus solidaire des réfugiés, son programme peine à assumer cette ligne : outre la sempiternelle promesse du Parti socialiste (PS) — jamais tenue — d'accorder le droit de vote lors des élections locales aux étrangers non communautaires, il se borne à proposer la création de « visas humanitaires » dont les contours et les modalités d'attribution ne sont pas définis. Rien sur les immigrés économiques et les clandestins, qui sont au cœur des discours de la droite.
Cette discrétion a ses raisons. De l'Américain Donald Trump au Hongrois Viktor Orbán, des défenseurs britanniques du « Brexit » au Mouvement 5 étoiles italien, de l'Union démocratique du centre (UDC) en Suisse à l'Alliance néoflamande (Nieuw-Vlaamse Alliantie, N-VA) en Belgique, du FN en France au parti Droit et justice (PiS) en Pologne, les partis et dirigeants qui s'opposent à l'arrivée d'étrangers ont depuis quelques années le vent en poupe dans la plupart des pays occidentaux. Tous doivent une bonne partie de leur succès à l'électorat populaire. En France, le FN séduit surtout dans les « zones fragiles (2) », où les jeunes sans diplôme sont nombreux et les taux de chômage et de pauvreté très élevés. Au Royaume-Uni, le « Brexit » a fait des adeptes essentiellement dans les régions durement frappées par la mondialisation et la désindustrialisation, tandis que la plupart des partisans du maintien dans l'Union vivaient dans les grandes agglomérations dynamiques. Le référendum suisse de février 2014, qui a vu une majorité d'électeurs se prononcer contre « l'immigration de masse », a lui aussi révélé un clivage entre zones rurales et urbaines. Quant à M. Trump, s'il a été boudé par les couches supérieures et les minorités des côtes Est et Ouest, il a triomphé au sein des classes populaires blanches.
En 2017, Jean-Luc Mélenchon ne prône plus l'accueil des étrangersDans ce contexte, la crainte de se mettre à dos l'électorat populaire à cause d'un programme qui paraîtrait trop favorable à l'immigration semble avoir gagné M. Mélenchon. Lors de la précédente élection présidentielle, sans aller jusqu'à défendre explicitement la liberté d'installation, il s'était présenté avec une liste de mesures d'ouverture : rétablissement de la carte unique de dix ans, abrogation de toutes les lois votées par la droite depuis 2002, régularisation des sans-papiers, fermeture des centres de rétention, décriminalisation du séjour irrégulier… « L'immigration n'est pas un problème. La haine des étrangers, la chasse aux immigrés défigurent notre République : il faut en finir, affirmait son programme L'Humain d'abord. Les flux migratoires se développent dans le monde, ils mêlent des motivations diverses. La France ne doit pas les craindre, elle ne doit pas mépriser [leur] immense apport humain et matériel. »
En 2017, la ligne a changé. M. Mélenchon ne prône plus l'accueil des étrangers. « Émigrer est toujours une souffrance pour celui qui part, explique le 59e point de sa nouvelle plate-forme. (…). La première tâche est de permettre à chacun de vivre chez soi. » Pour cela, le candidat propose rien de moins qu'« arrêter les guerres, les accords commerciaux qui détruisent les économies locales, et affronter le changement climatique ». Ce changement de pied a divisé le camp progressiste, dont une frange défend l'ouverture des frontières, à laquelle M. Mélenchon s'oppose désormais (3). Figure du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), M. Olivier Besancenot dénonce cette « partie de la gauche radicale [qui] aime se conforter dans les idées du souverainisme, de la frontière, de la nation », tandis que M. Julien Bayou, porte-parole d'Europe Écologie - Les Verts, qui soutient le candidat socialiste Benoît Hamon, accuse le candidat de La France insoumise de « faire la course à l'échalote avec le Front national ».
Défendue par le NPA et par une myriade d'organisations militantes — le Groupe d'information et de soutien des immigrés (Gisti), l'association Migreurop, le Réseau éducation sans frontières… — ou issues du christianisme social — Cimade, Secours catholique… —, qui ont en commun de refuser la distinction entre réfugiés et immigrés économiques, la cause de la liberté de circulation tire argument de l'échec des politiques de fermeture : ni l'agence européenne Frontex, ni les contrôles douaniers, ni les accords de sous-traitance avec la Turquie ou la Tunisie n'empêchent les migrants d'entrer en Europe. Mais ils les contraignent à la clandestinité et les rendent particulièrement vulnérables à toutes les formes d'exploitation. La liberté d'installation permettrait aux étrangers de réclamer légalement de meilleures conditions de travail, afin de ne pas faire pression à la baisse sur les salaires.
L'amélioration du niveau de vie dans les pays de départ ne fixe pas les populationsPour compléter sa démonstration, le NPA avance le caractère « économiquement bénéfique (4) » de l'immigration. Même si, de la part d'un parti révolutionnaire, l'argument peut surprendre, de nombreuses études montrent bien en effet que l'immigration n'est pas un coût, mais un bénéfice pour l'État comme pour les entreprises. Selon une étude menée par les économistes Xavier Chojnicki et Lionel Ragot, et coéditée en 2012 par le quotidien Les Échos, la présence des immigrés entraînerait une contribution budgétaire nette positive : souvent jeunes et en bonne santé, ils paient davantage d'impôts et de cotisations qu'ils ne reçoivent de prestations sociales (5). Dans un rapport salué par le cahier économique du Figaro, le cabinet McKinsey estimait que les immigrés « contribuent à près de 10 % de la richesse mondiale », notamment parce que la main-d'œuvre étrangère est très profitable aux entreprises. Le mensuel Capital (mars 2015) détaille : « La flexibilité est le premier atout de la main-d'œuvre immigrée. (…) Dans d'autres secteurs, c'est leur côté “durs à la tâche” qui rend les travailleurs immigrés si précieux. » Troisième atout « de ces employés venus d'ailleurs : ils n'hésitent pas à faire les boulots méprisés par les autochtones. Les premières à s'en féliciter sont les entreprises de nettoyage. Pour vider les poubelles des bureaux, la connaissance du français n'est pas vraiment indispensable ». L'immigration est d'autant plus « économiquement bénéfique » que le système reste profondément inégalitaire…
Les partisans révolutionnaires de l'ouverture des frontières ne cautionnent évidemment pas l'exploitation patronale des travailleurs immigrés. Leur dessein de libre installation se projette dans un monde où les États-nations auraient disparu. Cette perspective fait peu de cas de l'état présent du rapport de forces : « Une nouvelle conscience est en train de se forger de part et d'autre des frontières au sein de la jeunesse et des classes populaires, des travailleurs de toutes origines, langues et couleurs de peau, nourrie par la révolte et la solidarité internationale », annonçait en octobre 2016 un texte du NPA (6). Elle s'appuie en outre sur une rhétorique d'une radicalité absolue — « Nous sommes avec les migrants, contre la police, contre l'État et tous ceux et celles qui collaborent à sa politique. (…) Nous défendons le droit de prendre et d'occuper ce que l'État refuse d'accorder (7) » — qui, dans le contexte actuel, semble présager des scores confidentiels lors des élections.
Théo Haggaï – de la série « Cailloux » http://theo-haggai.tumblr.com/M. Mélenchon, lui, souhaite dépasser le PS dans les urnes. Pour y parvenir, il n'hésite plus à mettre en cause l'immigration économique : « Pour l'instant, il n'y a pas moyen d'occuper tout le monde, alors je préfère le dire », a-t-il notamment lancé sur France 2 le 11 mars. Après avoir réaffirmé son attachement à l'accueil des réfugiés, il a ajouté : « Les gens qui aujourd'hui sont en France et n'ont pas de papiers, s'ils ont un contrat de travail et qu'ils sont au boulot, qu'ils payent leurs cotisations, alors je leur donne des papiers, et à tous. (…) Les autres, je suis obligé de leur dire : “Écoutez, je ne sais pas quoi faire. Arrêtez de dire que vous nous donnez un coup de main, parce qu'on a le monde qu'il faut.” Et surtout, je dis : “Il faut arrêter de partir [de votre pays d'origine].” »
Aujourd'hui, les immigrés économiques représentent une minorité des étrangers arrivés chaque année en France, loin derrière les personnes admises au titre du regroupement familial, les réfugiés politiques ou les étudiants en échange international (lire « Émigrés, immigrés, réfugiés »). Or, à moins de revenir sur certains accords internationaux, comme la convention de Genève de 1951 pour les réfugiés ou la convention européenne des droits de l'homme de 1953 concernant le regroupement familial — ce que M. Mélenchon n'envisage pas —, ces autres contingents, majoritaires, sont difficilement compressibles.
Un ralentissement de l'immigration économique n'aurait donc qu'un impact très limité sur les flux migratoires. Mais il revêtirait une fonction symbolique importante, celle de réfuter les accusations de laxisme, tout en permettant de se distinguer de la droite, qui, elle, propose l'expulsion de tous les clandestins et déboutés du droit d'asile. Toutefois, M. Mélenchon accrédite implicitement l'idée d'un lien entre immigration économique et chômage, ce que l'histoire et les comparaisons internationales semblent invalider : au début des années 1930, la France a pratiqué l'expulsion massive des étrangers, sans remédier en rien au manque d'emplois ; des pays comme le Canada comptent de nombreux immigrés économiques, mais très peu de chômeurs. De plus, régulariser uniquement les clandestins titulaires d'un contrat de travail risque de s'avérer périlleux, puisque la condition de sans-papiers contraint justement à travailler au noir…
Le projet de lutter contre les causes des migrations par l'enrichissement des pays de départ se heurte, à court terme, au principe connu sous le nom de « transition migratoire ». L'amélioration du niveau de vie — qui favorise la baisse de la mortalité infantile et le rajeunissement de la population —, les gains de productivité — qui libèrent la main-d'œuvre — et l'augmentation des revenus ne fixent pas les populations : ils accroissent le réservoir des candidats à l'émigration, davantage de personnes pouvant assumer le coût physique et matériel de l'exil. D'après un modèle établi par la Banque mondiale, quand le revenu des habitants (en parité de pouvoir d'achat) d'un pays est situé entre 600 dollars (comme en Éthiopie) et 7 500 dollars (Colombie ou Albanie) par an, l'augmentation des revenus encourage l'émigration. Puis, une fois ce seuil franchi, l'effet s'inverse. Au rythme de 2 % de croissance annuelle des revenus, il faudrait au Niger ou au Burundi plus de cent trente ans, et au Cambodge plus de soixante ans, pour passer ce cap (8).
M. Besancenot voit dans les nouvelles positions de M. Mélenchon une « régression pour la gauche radicale ». Le candidat de La France insoumise lui réplique qu'il se situe « dans la tradition de [son] mouvement ». Tous deux ont, d'une certaine manière, raison…
À la fin du XIXe siècle, alors que la Grande Dépression (1873-1896) frappait la France, la gauche affichait un discours uni et cohérent sur l'immigration. Elle combinait une critique théorique décrivant la main-d'œuvre étrangère comme un outil pour maximiser les profits du patronat et une analyse pratique sur la nécessaire alliance entre travailleurs français et immigrés contre ce même patronat. « Les ouvriers étrangers (Belges, Allemands, Italiens, Espagnols) chassés de leurs pays par la misère, dominés et souvent exploités par des chefs de bande, ne connaissent ni la langue, ni les prix, ni les habitudes du pays, sont condamnés à passer par les conditions du patron et à travailler pour des salaires que refusent les ouvriers de la localité », écrivaient par exemple Jules Guesde et Paul Lafargue dans le programme du Parti ouvrier de 1883. Même s'ils déploraient « les dangers nationaux et les misères ouvrières qu'entraîne la présence des ouvriers étrangers », ils ne réclamaient pas la fermeture des frontières : « Pour déjouer les plans cyniques et antipatriotiques des patrons, les ouvriers doivent soustraire les étrangers au despotisme de la police (…) et les défendre contre la rapacité des patrons en “interdisant légalement” à ces derniers d'employer des ouvriers étrangers à un salaire inférieur à celui des ouvriers français » (9). Cette ligne théorique et pratique fut celle des principaux partis de gauche pendant les décennies de croissance du XXe siècle — dans les années 1900-1920, puis pendant les « trente glorieuses ».
Les fractures sont apparues dans les temps de crise. Au début des années 1930, alors que le chômage explose, des voix s'élèvent pour réclamer l'expulsion des étrangers ; des pétitions, des lettres sont envoyées aux élus pour demander la préférence nationale. En novembre 1931, le socialiste Paul Ramadier présente à la Chambre un texte qui prévoit de stopper l'immigration et de limiter à 10 % la proportion d'étrangers par entreprise. Alors député communiste, Jacques Doriot lui porte la contradiction : il dénonce des « mesures xénophobes », une « politique nationaliste qui a pour but de diviser les ouvriers en face du capital ». Pour défendre son parti, le dirigeant socialiste Léon Blum parle de « palliatifs empiriques qui ménagent le mieux les intérêts de la classe ouvrière » et évoque « les difficultés et les contradictions du réel » (10).
Un discours dont les failles sont exploitées par le Front nationalLa crise qui s'ouvre dans les années 1970 produit de nouvelles dissensions. À l'approche de l'élection présidentielle de 1981, les communistes multiplient les mises en cause de l'immigration. Dans L'Humanité, le journaliste Claude Cabanes s'alarme des problèmes sociaux et culturels auxquels sont confrontées les banlieues dirigées par le Parti communiste français (PCF) : « Tous ces déséquilibres, aggravés par les difficultés dues à la baisse du pouvoir d'achat, au chômage, à l'insécurité, rendent la cohabitation [entre Français et immigrés] difficile », écrit-il le 30 décembre 1980. Quelques jours plus tard, le 6 janvier 1981, Georges Marchais, le secrétaire général du Parti, prononce un discours qui fera date : « Il faut stopper l'immigration officielle et clandestine, assène-t-il. Il est inadmissible de laisser entrer de nouveaux travailleurs immigrés en France alors que notre pays compte près de deux millions de chômeurs, français et immigrés. » Les socialistes reprennent alors la position jadis occupée par les communistes. « On ne peut pas isoler la population immigrée de l'ensemble de la classe ouvrière, affirme un texte programmatique publié dans l'hebdomadaire L'Unité, le 19 décembre 1980. (…) C'est tout le parti qui doit se mobiliser sur les principes de base de l'internationalisme et du front de classe » (11).
MM. Mélenchon et Besancenot s'inscrivent ainsi tous deux dans la tradition du mouvement progressiste, dont ils reprennent à la fois le meilleur et le pire. Le premier tente de prendre en compte les difficultés que l'immigration pose spécifiquement aux classes populaires, mais se laisse gagner par la rhétorique des expulsions et du surnombre. Le second reste fidèle à l'internationalisme, mais promeut une lecture idéologique qui paraît en décalage avec les aspirations des couches moyennes et populaires fragilisées par l'austérité et la mondialisation, et rendues ainsi perméables à la stratégie du bouc émissaire.
Ces failles sont exploitées par le FN, qui cherche à se reconvertir en « parti du peuple » grâce à une lecture sociale de l'immigration. À l'instar du chroniqueur Éric Zemmour, qui lui-même renvoie au géographe de « la France périphérique » Christophe Guilluy, il oppose les « élites » urbaines, diplômées, favorables à une immigration dont elles seraient protégées, et le « peuple », en concurrence avec des étrangers pour obtenir un emploi, un logement social, une place en crèche, et auquel il promet la « préférence nationale ». « Ce sont les couches populaires qui prennent en charge concrètement la question du rapport à l'autre », écrit par exemple Christophe Guilluy (12).
Cette analyse appelle de multiples nuances. Le marché de l'emploi étant très segmenté, les secteurs qui embauchent essentiellement des étrangers (nettoyage, bâtiment, restauration…) sont peu convoités par les travailleurs nationaux. De même, la ségrégation urbaine est telle que les immigrés se retrouvent souvent en concurrence avec d'autres immigrés pour obtenir un appartement dans les banlieues des grandes villes ou une place en crèche. Enfin, comment expliquer que le FN obtienne d'excellents scores dans des zones où l'on ne croise presque aucun étranger, sinon par le fait que la concurrence est en partie imaginaire, construite par les discours publics ?
Des lois et des directives organisent la mise en concurrence des travailleursIl est toutefois exact que les classes aisées ne portent qu'un regard extérieur et lointain sur l'immigration. Les saisonniers étrangers risquent peu de priver d'emploi des diplômés de Sciences Po ou des journalistes, tout comme le recours aux travailleurs détachés ne préoccupe guère les cadres supérieurs ou les artistes. Et les habitants des quartiers huppés ont moins de chances de voir ouvrir dans leur rue un foyer pour travailleurs étrangers.
Mais les écarts sociaux dans le rapport à l'immigration ne sont pas le fruit d'une fatalité. Ils résultent bien souvent de lois, de politiques urbaines, de décisions politiques qui organisent la mise en concurrence des travailleurs français et immigrés, ou qui protègent les classes supérieures de la concurrence étrangère. Le travail au noir contribue à la dégradation des conditions d'emploi. Or il prolifère à mesure que l'inspection du travail est démantelée, les employeurs sachant alors qu'ils ont très peu de risque d'être sanctionnés. Il n'y aurait pas de travailleurs détachés sans la directive européenne du 16 décembre 1996, ni de saisonniers si le code du travail n'offrait pas cet avantage aux employeurs. Contrairement à leurs prédécesseurs des « trente glorieuses », bon nombre d'immigrés contemporains possèdent des titres universitaires, des qualifications. S'ils en viennent à chercher des emplois déqualifiés, c'est faute de politique d'apprentissage du français, de système d'équivalence juridique des diplômes, d'ouverture de certaines professions (13). Alors qu'un étranger peut facilement devenir maçon ou caissier, accéder au métier d'architecte, de notaire ou d'agent de change relève du parcours du combattant. Il fut un temps où les maires communistes de banlieue déploraient que « les pouvoirs publics orientent systématiquement les nouveaux immigrés » vers leurs villes et exigeaient « une meilleure répartition des travailleurs immigrés dans les communes de la région parisienne », tout en précisant que leurs municipalités continueraient d'« assumer leurs responsabilités » (14). Aujourd'hui, les foyers pour travailleurs immigrés sont surtout installés dans des quartiers populaires, et plus personne ne s'en étonne.
La droite se réjouit chaque fois que l'immigration s'invite dans le débat politique : il lui suffit, comme elle le fait depuis trente ans, de dérouler son discours de peur, ses mesures répressives. La gauche n'est toutefois pas condamnée aux programmes flous et contradictoires. Mais, pour formuler des propositions précises, une analyse cohérente, elle doit accepter d'engager la bataille idéologique, en renversant les questions que les médias et « l'actualité » lui jettent à la figure.
(1) « Migrants, politique migratoire et intégration : le constat d'Emmanuel Macron », Réforme, Paris, 2 mars 2017.
(2) Hervé Le Bras, Le Pari du FN, Autrement, Paris, 2015.
(3) « Je n'ai jamais été pour la liberté d'installation, je ne vais pas commencer aujourd'hui », a-t-il notamment expliqué au journal Le Monde (24 août 2016).
(4) Denis Godard, « Politique migratoire : Y a pas d'arrangement… », L'Anticapitaliste, Montreuil, 24 novembre 2016.
(5) Xavier Chojnicki et Lionel Ragot, L'immigration coûte cher à la France. Qu'en pensent les économistes ?, Eyrolles - Les Échos éditions, coll. « On entend dire que… », Paris, 2012.
(6) Isabelle Ufferte, « À travers la mondialisation de la révolte émerge une nouvelle conscience de classe… », Démocratie révolutionnaire, 27 octobre 2016.
(7) L'Anticapitaliste, 24 novembre 2016.
(8) Michael Clemens, « Does development reduce migration ? » (PDF), Working Paper no 359, Center for Global Development, Washington, DC, mars 2014.
(9) Jules Guesde et Paul Lafargue, Le Programme du Parti ouvrier, son histoire, ses considérants et ses articles, Henry Oriol Éditeur, Paris, 1883.
(10) Cité dans Claudine Pierre, « Les socialistes, les communistes et la protection de la main-d'œuvre française (1931-32) », Revue européenne des migrations internationales, vol. 15, n° 3, Poitiers, 1999.
(11) Cité dans Olivier Milza, « La gauche, la crise et l'immigration (années 1930 - années 1980) », Vingtième siècle, vol. 7, no 1, Paris, juillet-septembre 1985.
(12) Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, coll. « Champs actuel », Paris, 2014.
(13) Cf. Yaël Brinbaum, Laure Moguérou et Jean-Luc Primon, « Les ressources scolaires des immigrés à la croisée des histoires migratoires et familiales », dans Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon (sous la dir. de), Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations en France, Institut national des études démographiques (INED), coll. « Grandes enquêtes », Paris, 2016.
(14) « Déclaration des maires communistes de la région parisienne et des députés de Paris », octobre 1969.
Combattre un parti impose-t-il de condamner ceux qu'il a réussi à séduire ? Un militant de longue date de diverses organisations antiracistes d'extrême gauche interroge les formes de lutte dont il a usé, sans succès, contre le Front national. Son témoignage aide à comprendre comment celui-ci a réussi à devenir l'un des acteurs décisifs de la prochaine élection présidentielle française.
Max Neumann. – Sans titre, 2015 www.maxneumann - Galerie Bernard Vidal - Nathalie Bertoux, ParisJ'ai participé dans la joie, l'élan, l'impression de servir, à des coups de poing contre les meetings du Front national (FN), à la dénonciation d'« affaires » où il était impliqué, à des démonstrations « expertes » de l'incohérence de ses programmes, etc. Ces indignations n'empêchent pas les votes Le Pen. On peut même se demander si le sentiment de supériorité morale de ces archanges exterminateurs qui ne connaissent pas un seul « votant » Le Pen, pas un seul adhérent FN, et les imaginent possédés par des passions basses, brutales, effrayantes, ne témoigne pas surtout de leur propre « racisme de classe » (1).
Deux exemples parmi tant d'autres. La Ligue des droits de l'homme titre son communiqué du 15 novembre 2013 : « Conjurons la bêtise et le cynisme, refusons la haine et le racisme ! » et dénonce « une bêtise et une ignorance infiltrant tous les rouages de la vie sociale ». Dans l'édition du 11 février 2012 de La Règle du jeu, Romain Goupil invite à « une insulte par jour contre le Front national », qui « rassemble toute la France moisie et rance » ; il propose « qu'on se lâche… N'essayons plus de convaincre ! ».
21 avril 2002, 18 heures. Nous sommes à la Mutualité à Paris, vidés, soucieux, après une campagne exaltée. Instants flottants, deux heures d'incertitude et d'anxiété. Les militants rassemblés s'impatientent.
Vingt heures, résultats définitifs. Le Pen devance Jospin ! Nous rejoignons l'assemblée générale, consternés, renversés, déçus presque aux larmes, réduits à rien par l'ennemi qui triomphe, mais d'un coup si proches. L'Internationale, nous la crions presque, plusieurs fois, poings levés, à pleine gorge tendue.
Les chants, les slogans dissuadent « ceux qui n'en sont pas ». Mais ils renforcent aussi (surtout ?), chez « ceux qui en sont », la communion, les certitudes partagées. Qui se trouve là ? Quelques salariés de rang moyen, trop intellectualisés et en porte-à-faux ; des professionnels de l'action sociale confrontés aux limites et aux redéfinitions de leurs tâches, qu'ils contestent ; des syndicalistes trop oppositionnels pour « parvenir » ; des étudiants surtout militants ; des « intellectuels » trop absorbés dans des activités politiques pour être intellectuels de plein exercice ; des enseignants qui auraient eu l'agrégation s'ils ne s'étaient pas engagés à corps perdu en politique, etc.
Je me souviens du reste de la nuit comme d'une féerie. Nul ne sait qui passe le mot. Serrés, comprimés, direct en bagnole. Direction Odéon : à quarante, puis cinquante, puis cent, deux cents, vite rejoints par d'autres, Ras l'Front, libertaires, étudiants, écolos, communistes. Pour faire quoi ? Nous ne savons pas. Être là contre Le Pen. Mais comment ? Nous n'en savons rien. Être là, juste là. Rassemblés par un identique désarroi, révulsés par ce « vote des Français » qui met en cause toutes les valeurs indiscutées, toutes les croyances indiscutables, qui font nos vies. Être là, « que du bonheur, ça commence, on sait pas où ça s'arrête », dit Sophie, prof des écoles, Sud-Éducation, vingt ans de Ligue (2), qui passait de groupe en groupe à la Mutualité, répétant : « S'il arrive au pouvoir, on est dans les camps, sûr. » Une sorte de standing-ovation de nous-mêmes, revendiquant ce droit d'être « exactement comme nous sommes », dit Françoise, infirmière, commission LGBT (3).
Immobilisé dans un espace en déclinNous nous tenons chaud, nous « tenons bon ». Ceux qui arrivent, beaucoup les connaissent, les embrassent, se serrent dans leurs bras longtemps, peinent à rompre l'étreinte. Les regards sont d'une tendresse affligée et remercient les voisins. Ils disent la reconnaissance.
Nous sommes vite des milliers, un tourbillon. Certains rappliquent à vélo, le sang aux joues, certains s'enveloppent de drapeaux, les brandissent, les déposent sur des bancs, les laissent là, des couples se tiennent la main, il y a des enfants. Où allons-nous ? Dans cette mêlée, à l'improviste, débordant sur les trottoirs à peine nettoyés, nous ne savons pas, nous ne l'avons jamais su, partant là, ici, enthousiastes dans des rues latérales, farandole perdue qu'on applaudit des balcons, cette nuit tiède. Il fait bon vivre là, irrités, meurtris, furieux, mais apaisés dans cette chaleur sombre. Arnaud, la quarantaine, un biologiste qui défend le Deep Web (4), me dit : « Les gens sont trop beaux pour Le Pen. »
La nuit blanchissait, devenait rose. Cette longue marche aigre et allègre s'étala sur les 10e, 11e et sur les contreforts des 12e et 20e arrondissements, rassemblant des manifestants affranchis de la nécessité de se lever tôt. Dans les quartiers populaires ou au-delà du périphérique, personne n'en entendit parler. Nulle part ailleurs il n'y en eut de semblable. Sur leurs territoires d'élection, de résidence, d'affinités, manifestèrent ceux qui, sous l'effet du vote Le Pen, se sentaient tout d'un coup étrangers au monde social qu'ils espéraient conquérir. Ceux qui votent FN ne nous ont pas vus. Ils n'habitent pas nos quartiers.
Depuis trois ans, nous habitons l'Aisne, ma compagne et moi, entre Chauny, Soissons, Noyon, Vic-sur-Aisne, entre champs de betteraves et forêts, des perdrix, des faisans. Un hameau de vingt maisons. Hors deux couples qui s'invitent, personne ne fréquente personne (beaucoup de retraités restent cloîtrés). Nous avons pour quasi- voisins, à dix minutes de route, Éric et Anissa. Le frère d'Éric nous a vendu des meubles de ferme. « Les citronniers, c'est mon rêve », dit Éric, « fana de serres » : « Dans ta serre, t'oublies tout, t'as plus de con qui vient te casser. (…) Des citronniers, le père d'Anissa en fait, ça tient, il est dans sa serre H24, je l'adore, ça lui fait rappeler son pays. »
Éric, 48 ans, est ouvrier qualité dans l'emballage industriel, polyester, PVC plastifié. Avant, il a travaillé pendant seize ans chez Saint-Gobain, mais à Soissons : « Tout ce qu'est verre, c'est foutu. » Anissa — dont les parents sont venus du Maroc dans les années 1970 — est vendeuse dans l'habillement. Elle a 43 ans. Elle a été licenciée trois fois car les boutiques fermaient. Elle a « souvent envie de pleurer » de ne pas voir assez ses « deux puces », que son ex-mari, qu'elle a quitté du jour au lendemain pour Éric, lui laisse à son avis trop peu. Anissa et Éric sont mariés, économisent et achètent en location-vente « une vraie maison, une en pierre », dit Anissa. Au boulot, Éric a des stagiaires, mais « à peine s'ils t'écoutent, y en a que pour leurs trucs vidéo, ils se droguent… L'autre fois, y en a un qui me dit si je pouvais lui faire un mail pour qu'il voie comment marche la machine… Je venais de lui dire : il a pas d'oreilles ou il me prend pour un con ». Est-ce que la boîte va tenir ? « C'est tout amerloque, même l'accueil, t'y comprends que dalle et ça licencie, ça licencie, personne empêche. »
Éric et Anissa nous donnent des laitues, des courges, des radis. On leur donne des noix, des framboises. On prend des apéros. Éric, un soir, m'a dit avoir « longtemps été un peu raciste », mais qu'il ne l'est plus depuis qu'ils sont allés au Sénégal (au Club Med, leur seul voyage). Le soir, c'était des parties de dominos « à plus en dormir » avec le personnel de l'hôtel, « des mecs balaises ». Ce qui l'avait « rendu un peu raciste », c'est qu'Anissa a « failli se faire revirer, parce qu'elle a accepté le chèque d'un Noir, un jeune, une grosse somme en plus, mais c'était un faux… Pourtant elle a demandé la carte d'identité ».
Une fin d'après-midi dans sa serre, l'air s'était alourdi sur la fertilité grasse du sol — mais nous avions enquillé les verres —, Éric me dit : « Tu répètes pas à Anissa, vu que t'es parisien, elle veut pas qu'on te dise, j'ai voté Marine, moi, deux fois… Quand je l'entends, elle me fout les poils cette femme… Je sais pas, c'est comme elle parle des Français, t'es fier… Le parti à la Marine, dans le coin, je connais des gens qu'il a bien aidés… J'étais près de payer ma cotise et tout, mais j'ai arrêté, même de voter… On a été fâchés un an pour ça avec Thierry et Marie-Paule… Elle, c'est une rouge, elle bosse au collège, à la cantine… Moi j'étais pas fâché, c'est une connerie… Ils voulaient plus nous voir. Toi, tu te fâcherais pour ça ? Tu trouves que c'est grave, toi ? »
Je n'ai pas répondu, j'étais ivre, et dans la senteur âcre, profonde, des verdures de la serre, j'étouffais. Je n'ai pas trouvé ça grave non plus. Peut-être parce que mon existence s'était resserrée autour de ce hameau isolé ? Peut-être parce que, depuis trois ans, des militants, je n'en vois plus autant ? De « 100 % militant », je suis devenu « militant en retrait », moins pris par les groupes auxquels j'ai donné tant. Peut-être parce qu'avec la reconnaissance dans le milieu restreint où ma vie militante est « validée », je n'ai plus à prouver que je suis un militant modèle ? Peut-être parce qu'Éric est une de ces personnes qu'on quitte en étant de meilleure humeur ?
À chaque aller-retour à Leclerc ou Carrefour, je croise des gens sans le sou, abandonnés. Alentour, des routes au goudron troué, des départementales parfois fermées… Dans les bourgs traversés, il n'y a plus ni bureau de poste, ni médecins, ni infirmières, ni pharmacie, quasiment plus de bistrots, pas d'accès Internet, mais des magasins clos et parfois, aux fenêtres, des drapeaux bleu, blanc, rouge. Des classes de primaire et des églises ferment. Les associations de sport mettent la clé sous la porte. Les sociétés de chasse et les majorettes se renouvellent mal. Le volume des impayés EDF (5) explose. Les jeunes s'enfuient dès qu'ils peuvent. Les dénonciations de voisins au centre des impôts augmentent, les violences intrafamiliales et les « dragues » des filles à la limite de l'agression aussi. Pas d'emplois. Dans chaque village, des maisons anciennes et détériorées, en vente. À Noyon, Chauny, Compiègne, Soissons, hiver après hiver, des trains sont supprimés. Dans la campagne, les cars circulent de moins en moins.
Les lieux de rencontre se disloquentEt puis, à l'entrée des bourgs, des panneaux jaune vif, un œil (iris bleu ciel) au centre, avec l'avertissement « Voisins vigilants » (les cambriolages sont pourtant exceptionnels). Ici, tout se dégrade continuellement depuis vingt ans. Ce ne sont pas seulement les lieux de rencontre qui se disloquent (faute de gens pour s'en occuper) ; les moyens d'y accéder disparaissent eux aussi : les routes, l'argent, les réseaux d'accès. Les communes entre Chauny, Soissons, Noyon, Vic (sauf rares ghettos de riches) sont quasi ruinées. Les anciens sont trop pauvres pour secourir leurs enfants, et les enfants sont trop pauvres pour secourir leurs parents. C'est dans ce contexte que le FN réalise des scores élevés (6).
Le frère aîné d'Éric a hérité de la ferme familiale de cent vingt hectares. Éric lui donne des coups de main. Ils ont résisté mais se résignent à vendre. Seule la vaste monoculture de betteraves rapporte. Les petits exploitants se débarrassent comme ils peuvent des terres, achetées à bas coût par les gros propriétaires (dont les familles contrôlent fréquemment les mairies). Éric et son frère ont trois chevaux. Ils ne savent qu'en faire : cela coûte trop. La location-vente est un investissement lourd. Les travaux de rénovation de leur maison sont arrêtés. Pour Anissa comme pour Éric, le chômage menace. Dans leur hameau et aux environs, les voisins sont des personnes âgées pauvres ou des salariés sans travail (souvent un sur deux dans chaque couple). Mais ceux qu'ils appellent des « Parisiens », et qui semblent « se la couler douce », habitent là aussi : des familles de cadres ou de professions libérales (en poste à Compiègne, Soissons, Amiens), qui rachètent pour leur « caractère » (et leur prix) des bâtiments de ferme (qu'ils refont). Au travail, Éric estime qu'il n'est pas respecté par « les jeunes » : pourtant, il s'occupait d'une équipe de cadets, mais son club de foot a fusionné avec un autre. À vivre là, immobilisé dans un espace en déclin, impuissant face à l'écroulement d'un monde qui ne « tient plus », alors qu'il avait cru pouvoir s'en sortir (de la ferme) et que son territoire se peuple de « Parisiens », comment Éric pourrait-il se sentir « fier » ?
Le vote d'Éric, je ne l'ai pas trouvé « grave ». Je l'aurais spontanément détesté le 21 avril, invectivé même, le jugeant « super grave ». Mais je peine aujourd'hui à voir en lui l'« ennemi principal ».
(1) Cf. Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, « Racisme et racisme de classe », Critiques sociales, n° 2, Treillières, décembre 1991.
(2) NDLR. La Ligue communiste révolutionnaire (LCR), à laquelle a succédé en 2009 le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA).
(3) NDLR. Lesbiennes, gays, bi et trans.
(4) NDLR. Partie du Web non indexée par les moteurs généralistes.
(5) NDLR. Électricité de France.
(6) Dans l'Aisne, aux élections régionales de 2015, la liste « Marine Le Pen » est arrivée en tête avec 43,5 % des suffrages exprimés, contre 25 % pour la liste de droite conduite par M. Xavier Bertrand, qui l'a emporté au second tour grâce à un report massif des votes de gauche.
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