A l'instar du moraliste et chroniqueur du Goulag Alexandre Soljenitsyne, et du scientifique et dissident Andreï Sakharov, père de l'arme atomique soviétique, qui s'étaient tournés vers la défense des droits de l'homme,
Sharansky jouissait, après cinq ans de militantisme pour les droits des Juifs, d'un grand prestige au sein de la dissidence. Il le devait autant à son charisme qu'à la chance d'avoir rencontré au bon moment des journalistes favorables à sa cause - il y avait en URSS des centaines d'autres militants tout aussi dévoués mais qui ont été complètement ignorés. Cet universitaire timide est devenu, à cause de son succès, l'objet de la colère du KGB et du Parti. Je savais, de par mon expérience de la manière qu'avait Moscou de s'occuper des ennemis intérieurs, que ce genre de problème était souvent réglé en se débarrassant de l'individu en question. On avait mis Soljenitsyne dans un avion pour l'Allemagne, Sakharov avait été envoyé (par Andropov en personne) en exil intérieur à Gorky. Alors pourquoi ne pas se débarrasser de Sharansky de la même façon ? Parce qu'Andropov ne l'entendait pas de cette manière.
"
Camarade Wolf ", me disait-il, "
Ne savez-vous pas ce qui arrivera si nous donnons ce signal ? Cet homme est un espion [Andropov croyait que Sharansky travaillait pour la CIA]
, mais, plus important, c'est un Juif, et il parle au nom des Juifs. Beaucoup trop de minorités ont souffert de la répression dans notre pays. Si nous laissons ce genre de libertés aux Juifs, qui seront les prochains ? Les Allemands de la Volga ? Les Tatars de Crimée ? Ou peut-être les Kalmouks ou les Tchétchènes ?".
Il citait les groupes ethniques déportés de leur terre natale par Staline afin de couper de ses racines toute source potentielle d'opposition. Le KGB avait un terme bureaucratique pour qualifier ces groupes que je n'avais jamais entendu auparavant :
kontingentirovannye.
Kontingent se rapportait aux "quotas", ou catégories, de peuples non-fiables. Ces "contingents" étaient considérés comme des rebelles et donc des ennemis potentiels. Andropov estimait leur nombre à environ 8,5 millions.
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Ce serait prendre un risque inconsidéré que d'essayer de régler tous ces problèmes dans la période difficile que nous traversons", continua-t-il, "
Si nous ouvrions toutes les vannes d'un seul coup, et que les gens commençaient à exposer leurs griefs, il y en aurait une avalanche et nous n'aurions aucun moyen de l'arrêter".
C'était l'Andropov honnête que je connaissais, s'affranchissant des versions officielles, bancales et fallacieuses, pour révéler sans fard la raison qui faisait que l'URSS était intraitable en matière de droits de l'homme : la peur. La peur d'un conflit qui serait déclenché par ces ennemis intérieurs, les anciennes victimes des persécutions staliniennes. Sharansky aurait pu devenir le leader non seulement des Juifs soviétiques mais de beaucoup, beaucoup plus, de
kontingentirovannye.
Il n'existe aujourd'hui aucune preuve que Sharansky travaillait pour la CIA, mais Andropov était convaincu du contraire. Il n'aurait eu aucune raison de me mentir à ce sujet. Mais au-delà des questions d'espionnage, les préoccupations principales d'Andropov se trouvaient autre part, et j'étais stupéfait de la franchise avec laquelle il parlait de potentiels problèmes ethniques. Andropov ajouta : "
Il portera le drapeau pour tous les Juifs. Les excès antisémites de Staline sont la cause des profonds griefs de ce peuple contre l'état soviétique et ils disposent d'amis puissants à l'étranger. Nous ne pouvons pas nous permettre cela pour le moment". Il était tout aussi honnête au sujet du déclin de l'URSS qui avait commencé, selon lui, en 1968, année de l'invasion de la Tchécoslovaquie et de notre rencontre, 14 ans auparavant.
Memoirs of a Spymaster: The Man Who Waged a Secret War Against the West - 1998 -by
Markus Wolf (pp 218-219)