Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère
(n° 4/2018). Rémy Hémez propose une analyse de l’ouvrage de Michel Goya, Les Vainqueurs. Comment la France a gagné la Grande Guerre (Tallandier, 2018, 352 pages).
En France, l’histoire de la Première Guerre mondiale a été beaucoup étudiée à travers le prisme de la souffrance des soldats et de la vie dans les tranchées. Comme le souligne dans son introduction Michel Goya – colonel des troupes de marine, docteur en histoire contemporaine et auteur de plusieurs ouvrages de référence –, l’histoire militaire, celle des armées et des combats, est dominée par les Anglo-Saxons. En découle l’impression que « l’armée française, épuisée par les épreuves, ne joue plus qu’un rôle secondaire en 1918 face à la montée en puissance des Britanniques et des Américains ». L’objet de ce livre est de déconstruire ce lieu commun en soulignant notamment que l’armée française, qui comptait quatre millions d’hommes à la fin de la guerre, s’est transformée rapidement, qu’elle était « l’arsenal des nations », équipant les armées belge, serbe, roumaine, grecque et américaine, et qu’elle était alors la force « la plus moderne du monde » (chars Renault FT-17, avions Bréguet, etc.).
L’auteur articule son propos en 14 chapitres. Il débute en faisant le point sur les réflexions stratégiques et tactiques des deux camps pour mener à la victoire. Vient ensuite une utile synthèse portant sur l’état de l’armée française en 1918. Parmi les nombreuses évolutions majeures, l’infanterie n’a plus rien à voir avec celle de 1914, notamment grâce à l’apparition de l’articulation en groupes. De plus, l’armée est devenue véritablement mobile, passant de 9 000 véhicules détenus en 1914 à 88 000 en 1918. Surtout, elle s’est dotée d’une artillerie lourde.
Michel Goya décrit ensuite les campagnes militaires de l’année 1918. Il rappelle que les Français sont venus au secours des Britanniques en mars 1918 pour stopper une offensive allemande extrêmement puissante, et que la bataille des Flandres a constitué pour les Allemands un succès tactique mais un échec opératif. L’offensive contre les armées françaises lancée à la mi-avril leur permet de se retrouver à 85 kilomètres de Paris, mais elle n’est finalement qu’un demi-succès. En fait, les batailles défensives de 1918, en épuisant les armées du Kaiser, construisent la victoire des alliés.
Le « retournement » a lieu en juillet 1918, lorsque les Français passent à l’offensive. Les nouvelles tactiques mises en œuvre produisent leurs effets : moins d’hommes sont engagés mais avec plus de moyens, les avions (50 à 100 au-dessus d’une division en attaque) ainsi que les chars sont employés en masse, etc. À partir du 27 septembre, débute la plus grande bataille de l’histoire « par le nombre des hommes et la puissance des moyens engagés ». Elle s’avère décisive, tant les troupes allemandes sont ébranlées.
Dans le dernier chapitre, Michel Goya expose les réflexions ayant cours dans l’après-guerre en France pour préparer l’armée du futur. Très vite, le processus de modernisation ralentit. La France passe, par exemple, à côté de la révolution du porte-avions. La cause principale de cet immobilisme est un « repli des esprits » à partir des années 1920.
Michel Goya signe de nouveau un excellent livre en renouant avec l’histoire militaire des campagnes, de la tactique et de l’organisation des unités, un genre trop peu présent en France.
Rémy Hémez
> > S’abonner à Politique étrangère < <
Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».
* * *
L’article « Relancer l’Union européenne » a été écrit par l’ancien Premier ministre belge Jean-Luc Dehaene dans le numéro 4/1994 de Politique étrangère.
Nous vivons des temps historiques, c’est-à-dire une période offrant plus d’interrogations que de réponses, pleine de promesses mais aussi de dangers. Des temps donc qui stimulent tant l’imagination que la volonté politique.
Pendant plus de quarante ans, l’Europe a été un continent divisé, et le processus d’organisation libre et volontaire s’en est trouvé limité à sa partie occidentale. Il aurait pourtant pu en aller autrement.
Souvenons-nous : l’offre Marshall, qui a constitué l’un des points de départ de la construction de notre Europe, s’adressait à tous les pays du continent, d’ouest en est. Les satellites de l’URSS ont dû y renoncer sous la pression de l’Union soviétique.
Tandis que les pays d’Europe centrale et orientale demeuraient sous le joug, l’Europe occidentale est rapidement passée de la simple coopération à l’intégration créatrice de liens de solidarité toujours plus étroits. S’élargissant progressivement jusqu’à embrasser la plupart des États libres, du nord au sud du continent, l’Union européenne a constitué un formidable pôle de développement et de stabilité.
Aujourd’hui, le mur de Berlin s’est écroulé et le rideau de fer s’est levé. Pour les pays de l’Europe centrale et de l’Est, l’Union européenne est un pôle de stabilisation qui attire et auquel ils veulent s’amarrer ; un pôle susceptible de contribuer à contrôler les risques de dérapage, voire les dangers d’explosion qui menacent d’affecter des sociétés désorientées par des décennies de régime étatique ou traversées par des différends ethniques dont la tragédie yougoslave montre jusqu’où ils peuvent conduire. A cet égard, on ne peut sous-estimer l’importance du pacte de stabilité lancé à l’initiative du Premier ministre français, Edouard Balladur.
Un élargissement du projet européen à l’ensemble des États voisins interpelle l’Union européenne telle qu’elle s’est construite progressivement depuis le début des années 50. Sera-t-elle capable d’intégrer tous les États qui frappent à sa porte sans mettre en péril ses propres fondements et ses politiques ?
Il est nécessaire qu’un nouveau débat soit engagé sur l’avenir de l’édification de notre continent. Il est temps de réfléchir, entre États ayant une vocation européenne forte, sur l’avenir de notre effort européen commun.
Je note aussi avec satisfaction que cette réflexion se fait au grand jour. Elle devra se poursuivre dans la transparence : l’opinion publique ne nous a que trop rappelé ces derniers temps qu’elle entend être pleinement informée des enjeux de tout débat politique. Les citoyens européens veulent connaître la vision que leurs mandataires politiques ont des choses ; ils attendent que nous leur expliquions nos projets pour notre avenir commun.
C’est dans ce contexte et dans cet esprit que j’ai le plaisir d’esquisser devant vous l’état de mes réflexions sur la « redynamisation de l’Union européenne ».
Je voudrais essayer d’apporter quelques éléments de réponse à trois questions qui, sous ce vocable, me paraissent fondamentales :
— Pourquoi l’Union européenne ?
— Quelles priorités pour l’Union européenne ?
— Quel avenir pour l’Union européenne ?
Pourquoi l’Union européenne ?— Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, les esprits éclairés se sont concentrés sur la recherche de moyens, de nature à éviter la répétition de l’effroyable spirale nationaliste qui, par deux fois, avait conduit l’Europe au cataclysme.
Pour contrecarrer toute tentation nouvelle de sublimation nationaliste, des esprits audacieux ont lancé l’idée de développer des solidarités fonctionnelles et objectives par delà les frontières qui séparaient les récents adversaires, et de choisir, pour commencer, la mise en commun du charbon et de l’acier, symbole de la reconstruction après avoir été les outils de la destruction.
En lançant un processus d’intégration, ils rompaient avec la forme traditionnelle des relations intergouvernementales. Les partenaires découvraient qu’ils avaient tout avantage à défendre leurs intérêts respectifs à la faveur d’une fusion dans la poursuite d’objectifs communs.
Sur cette lancée, sous l’impulsion de la France et de l’Allemagne, et avec l’appui actif des gouvernements du Benelux toujours soucieux d’aller plus loin, le processus d’intégration s’est progressivement étendu à un nombre croissant de secteurs pour bientôt toucher à l’ensemble de l’activité économique dans le souci de créer et consolider un grand marché unique et d’y promouvoir la cohésion économique et sociale de l’ensemble.
Tous les efforts, ainsi déployés durant près de trois décennies, ont certes été favorisés par la menace extérieure que faisait planer le climat de guerre froide ; il serait cependant erroné de penser que la fin du communisme puisse enlever quelque raison d’être à cet acquis. Au moment où les nationalismes refont surface, il est au contraire plus que jamais nécessaire de poursuivre en commun le développement de solidarité d’intérêt.
— Qui plus est, les rivalités économiques et le jeu de la concurrence se développent aujourd’hui à l’échelle du globe.
Les Européens ont, dès lors, plus que jamais besoin d’unir leurs efforts pour investir les volumes de ressources suffisants dans la recherche, pour développer ensemble de nouvelles technologies plus performantes, et pour mieux assurer la compétitivité de leurs outils de production. N’est-ce pas Michel Albert qui a écrit qu’à force de continuer à jouer leur rôle de champion national, trop d’entreprises européennes de haute technologie sont devenues américaines ou japonaises ? L’approche des étroites coopérations et des synergies, basées sur des réseaux transeuropéens de communication performants, devra aussi permettre de compenser des coûts de production plus élevés que dans les pays nouvellement développés. C’est l’essentiel du message du Livre blanc approuvé au sommet de Bruxelles, en décembre 1993.
L’Europe est crédible lorsqu’elle apparaît unie et assume ses responsabilités en tant que communauté, en tant qu’Union.
Comment aurions-nous pu conclure les négociations de l’Uruguay Round de manière satisfaisante si la Communauté européenne n’y était pas, au moment crucial, apparue et reconnue comme unie et solidaire derrière son négociateur ?
Pourquoi donc l’Union européenne ? Parce que ce n’est pas moins mais plus d’Europe qui permet de relever les défis : emploi, compétitivité, croissance, bien- être social, stabilité politique et sécurité sur notre continent et autour de lui.
Au moment où apparaissent à nouveau une plus grande affirmation des options individualistes, une tendance au repli sur soi, des manifestations de xénophobie et de nationalisme exacerbé, voire des actes de violence gratuite, il ne faudrait pas que les fondements de notre société soient mis en danger. L’Europe sert notre liberté reconquise il y a cinquante ans.
— Contrairement à ce qu’on a parfois voulu faire croire ici et là, l’Union européenne ne prétend pas s’occuper de tout. Son domaine de compétence est au contraire strictement délimité par les traités.
En outre, l’exercice même des compétences ainsi minutieusement énumérées se trouve encadré par le fameux principe de subsidiarité, principe inscrit en lettres d’or au fronton des institutions de l’Union. La subsidiarité n’est pas un principe à sens unique. Le principe vise à inciter la réflexion sur le point de savoir quel est le niveau d’efficacité optimal d’une action : ce niveau peut être l’État national, mais peut tout aussi bien être celui d’une entité décentralisée plus près encore du citoyen ou, au contraire, celui de l’Union européenne. La réforme constitutionnelle en Belgique, qui a transféré plus de compétences aux régions et communautés, ainsi que le traité de Maastricht qui en a transféré au niveau européen sont l’un et l’autre fondés sur le principe de subsidiarité. Grâce au principe de subsidiarité, on peut sauvegarder la diversité en évitant l’émiettement, et réaliser l’unité en évitant la centralisation.
Il est tout à fait légitime de défendre la diversité des traditions et des cultures, ou la spécificité des peuples qui font la richesse profonde de l’Union et en constituent en quelque sorte son patrimoine. Il faut cependant être conscient qu’une sublimation de la diversité génère la discorde et conduit finalement au repli sur soi, au nationalisme exacerbé et au racisme. C’est pourquoi il faut contrebalancer la diversité par le principe d’unité, tout en évitant que cette unité débouche sur une uniformisation sur toute la ligne et une centralisation bureaucratique qui risque d’étouffer la diversité. C’est pourquoi l’unité dans la diversité doit rester le principe conducteur de la construction de l’Union européenne. […]
Lisez l’article en entier ici.
Découvrez en libre accès tous les numéros de Politique étrangère depuis 1936 jusqu’à 2005 sur Persée.
Le 28 novembre dernier, Hervé Gardette, chroniqueur de l’émission « Du grain à moudre » sur France Culture, a interviewé Julien Nocetti, auteur de l’article
« Géopolitique de la cyber-conflictualité » et directeur du dossier « Cybersécurité : extension du domaine de la lutte », tous deux publiés dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018).
Méconnus en France, les géants du web chinois, Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomu (les « BATX ») inquiètent. Comment appréhender l’arrivée de tels mastodontes numériques en Europe ? Leurs pratiques sont-elles plus problématiques que celles de Google, Apple, Facebook et Amazon (les « GAFA ») ?
Découvrez ici son interview.
Qui a dit que l’humour n’avait pas de frontières ? Dolce & Gabbana vient de faire l’expérience du contraire. Pour promouvoir un défilé en Chine, la marque de luxe italienne avait diffusé une vidéo « humoristique » montrant une jeune chinoise tentant de manger une pizza avec des baguettes. La blague a été d’autant moins appréciée qu’un des membres du duo de créateurs aurait eu des propos méprisants à l’égard de la Chine.
Résultat : plusieurs dizaines de millions de commentaires hostiles sur les réseaux sociaux chinois, et un défilé annulé. Cette histoire n’est pas une simple anecdote. Elle révèle la puissance des réseaux sociaux chinois, capables de générer une mobilisation monstre en quelques heures. Puissance dont nous n’avons sans doute pas encore pleinement conscience aujourd’hui, dans la mesure où ces entreprises du numérique exercent, pour l’instant, essentiellement sur leur marché national.
Les Baidu, Tencent, Alibaba et autres Xiaomi restent encore peu connus en dehors de leur pays d’origine. Mais que se passera-t-il quand les géants chinois de l’internet s’éveilleront ? Leur proximité (c’est un euphémisme) avec le pouvoir politique a de quoi inquiéter, du point de vue des libertés publiques. Car derrière leur puissance économique, c’est un modèle politique qui est véhiculé par ces entreprises.
Extrait de l’émission :
« Dans le projet des « routes de la soie », vous avez un volet numérique tout à fait substantiel. Je crois que c’est quelque chose comme 1000 milliards de dollars de projets annoncés en la matière qui sont censés exporter le modèle économique et politique de Pékin. En matière numérique, c’est tout à fait fondamentale car l’objectif est est de contrôler, à terme, les infrastructures et par extension les données. » (Julien Nocetti)