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Le Monde Diplomatique

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Mensuel critique d'informations et d'analyses
Updated: 2 weeks 3 days ago

Des Algériens contre le « don de Dieu »

Fri, 07/04/2017 - 13:10

Le gouvernement algérien ne voulait pas d'un débat, les citoyens l'ont imposé. Venu de la région du Sud boudée par le pouvoir, le mouvement contre l'exploration du gaz de schiste, qui a éclaté en décembre 2014, a rapidement gagné le reste du pays. La contestation démocratique, inédite en Algérie, est partie d'In Salah, petite ville du Sahara. « Composé de médecins, d'enseignants, de pétroliers, d'étudiants, d'ingénieurs et de chômeurs, le mouvement soulève la quasi-totalité de la population, femmes en tête », rapportait le journaliste algérien Hacen Ouali (1).

En Algérie, l'exploitation du gaz de schiste via la fracturation hydraulique a été autorisée en 2013 par une loi adoptée sans opposition. Le gouvernement s'inquiétait du possible tarissement des hydrocarbures et de la baisse des cours du pétrole, dont l'économie algérienne est presque totalement dépendante. Mais l'eau est une ressource vitale pour les Sahariens, qui n'ont pas été consultés — pas plus que le reste de la population. Or ce procédé a besoin d'importants volumes d'eau et sa pollution aurait des conséquences sur leur vie.

Le 27 décembre 2014, le ministre de l'énergie et des mines Youcef Yousfi, accompagné des ministres de l'eau et de l'environnement, commente l'allumage de la première torche de gaz de schiste : « Nous assistons au succès de la première opération réelle de l'exploration de gaz de schiste dans le bassin d'Ahnet », dit-il (2). Des forages sont lancés. En réponse, la place centrale d'In Salah est occupée dès janvier 2015. Malgré la répression, des sit-in et manifestations sont régulièrement organisés. Puis, le 24 février, des marches de protestation lancées à In Salah sont imitées dans d'autres villes comme Ouargla et Ghardaïa.

Dans une déclaration lue par l'un de ses conseillers, le président Abdelaziz Bouteflika qualifie le même jour le gaz de schiste de « don de Dieu ». L'armée s'en mêle alors très officiellement : le 3 mars à In Salah , le commandant de la 6e région militaire rappelle la position du pouvoir à vingt-neuf représentants de la société civile. Les messages du premier ministre, du ministre de l'énergie et du président apparaissent pourtant contradictoires. Ils se félicitent de ce projet et en même temps affirment qu'il n'y a pas d'exploration. Le tout donne l'impression que le gouvernement, qui n'a pas l'habitude d'être défié, cafouille. A In Salah, un Collectif national pour un moratoire sur le gaz de schiste (CNMGS) est fondé le 30 mars. Il réclame davantage de transparence, des réponses claires des dirigeants et l'arrêt définitif du projet d'exploitation du gaz de schiste en Algérie.

C'est surtout la Société nationale pour la recherche, la production, le transport, la transformation et la commercialisation des hydrocarbures (Sonatrach) qui est impliquée dans le dossier. Son PDG, Abdelhamid Zerguine, a été limogé en juillet 2014. L'une des raisons de ce changement à la tête de la puissante entreprise serait sa lenteur à s'engager dans la recherche du gaz de schiste. Nazim Zouioueche, qui, lui, fut à la tête de la Sonatrach de 1995 à 1997, regrette le manque d'intérêt des compagnies étrangères : « Il faudrait que nous fassions des études afin de connaître notre véritable potentiel, le valoriser, puis estimer ce qu'on pourrait produire et les moyens à mobiliser », déclarait-il fin septembre 2014 (3).

Car d'autres sont aussi potentiellement intéressés. La France, par exemple. L'exploration y est interdite, mais c'est une piste qu'elle veut envisager. En 2012, le ministre français des affaires étrangères, Laurent Fabius, avait même révélé la signature imminente d'un partenariat avec l'Algérie. Total, citée en mars 2015 dans une enquête du site en ligne Basta ! et de l'Observatoire des multinationales (4), en était partie prenante. Mais le géant pétrolier dit ne plus être impliqué dans l'exploration de gaz de schiste, même si, relèvent les observateurs, il ne répond pas sur le tight gas (« gaz de réservoir étanche »), un autre gaz dont l'exploitation passe par la fracturation hydraulique. Les Algériens, eux, dénoncent l'ingérence de l'ancien pays colonisateur, qui a déjà réalisé les essais nucléaires dans cette même région du Sud dans les années 1960.

D'où cette interrogation : les forages serviraient-ils de tests lancés et financés par la Sonatrach pour garantir l'existence du gaz convoité et ainsi attirer les entreprises étrangères ? Interrogé à la suite de la visite de Ségolène Royal en Algérie les 2 et 3 octobre, le ministère français de l'écologie, de l'environnement et du développement durable n'a pas répondu à nos questions.

(1) Hacen Ouali, « Le gaz de schiste enflamme le sud de l'Algérie », Orient XXI, 16 mars 2015, orientxxi.info

(2) « Gaz de schiste : Exploitation du premier puits à In Salah, le ministre de l'Energie optimiste », Algerie-focus.com, 28 décembre 2014.

(3) « Nazim Zouioueche explique les raisons de l'échec du 4e appel d'offre d'Alnaft », 3 octobre 2014, www.maghrebemergent.info.

(4) Sophie Chapelle et Olivier Petitjean, « Total et le gaz de schiste algérien » (PDF), 6 mars 2015, https://france.attac.org

Les vieux habits de l'homme neuf

Fri, 07/04/2017 - 10:45

Étroitement associé à la politique économique du président François Hollande, le candidat du mouvement En marche ! se présente pourtant comme un homme « hors système », loin des partis et des coteries. Cautionnée par la presse, la métamorphose de M. Emmanuel Macron en évangéliste politique masque mal la trajectoire banale d'un technocrate dont l'entregent lui a permis de brûler les étapes.

Michel Herreria. — « L'Os de la parole », 2009 www.michelherreria.com

Ce 17 mars 2015, l'agenda de M. Emmanuel Macron s'annonce chargé. À 7 h 45, la revue Politique internationale attend le ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique pour un petit déjeuner-débat. Au menu : exposé face à un aréopage de patrons, de diplomates et de responsables politiques. Une heure plus tard, direction Bercy. Le ministre participe à l'ouverture d'une conférence sur les dispositifs publics de soutien à l'exportation, où se mêlent hauts fonctionnaires et dirigeants du privé, avant de s'entretenir avec les sénateurs socialistes au sujet de la loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques.

Vers 13 h 15, il retrouve les convives du Cercle Turgot pour un déjeuner-débat. Le président en exercice de ce think tank, M. François Pérol, patron du groupe Banque populaire - Caisse d'épargne (BPCE), l'accueille : « Bienvenue, Emmanuel. Tu arrives juste du Sénat. Y a-t-il trop d'articles à ton projet de loi ? Comme on disait en d'autres temps, trop de notes s'agissant de la musique de Mozart ? » Pareil hommage tient en partie de l'autocélébration, tant la carrière de M. Macron ressemble à celle de M. Pérol : fils de médecin, énarque, passé par l'inspection des finances, par la banque Rothschild et par les services de l'Élysée. Le ministre a vite fait d'emballer financiers, journalistes et autres cadres, qui l'intronisent membre d'honneur de leur cercle. Après les questions au gouvernement à l'Assemblée nationale, M. Macron s'attarde pour un long entretien avec M. Pierre Gattaz, président du Mouvement des entreprises de France (Medef). Puis, Saint-Patrick oblige, il reçoit M. Richard Bruton, son homologue irlandais.

Une succession d'apparitions brèves dans les sphères du pouvoir, avec la volonté de faire forte impression à défaut de laisser une empreinte profonde : ce 17 mars 2015 résume à bien des égards la trajectoire du candidat à l'élection présidentielle française.

Il se rêvait normalien, il atterrit à Sciences Po. Là, l'historien François Dosse le présente en 1999 au philosophe Paul Ricœur, qui cherche une petite main pour achever le manuscrit de La Mémoire, l'Histoire, l'Oubli (1). Cette collaboration ouvre à l'étudiant les portes d'Esprit, revue intellectuelle française proche de la « deuxième gauche » qui soutint par exemple le plan de réforme de la Sécurité sociale du premier ministre Alain Juppé en 1995. Il y théorise sa conception de l'exercice du pouvoir : « Le discours comme l'action politique ne peuvent plus s'inscrire dans un programme qu'on proposerait au vote et qu'on appliquerait durant les cinq années du mandat (2).  » Au politique, il faudrait, selon lui, un horizon plutôt qu'un catalogue de mesures. C'est auprès de piliers de la « deuxième gauche » qu'il trouve l'idéologie donnant sens à son engagement.

Sous le fouet de la sainte concurrence

Énarque stagiaire dans l'Oise à l'automne 2002, M. Macron se lie d'amitié avec Henry Hermand. Enrichi dans l'immobilier commercial, l'homme d'affaires (décédé en 2016) a été l'une des figures tutélaires et nourricières d'une gauche chrétienne et « anti » : anticommuniste, anticolonialiste et antijacobine (3). Puis, en 2007, le chef de l'inspection des finances, M. Jean-Pierre Jouyet, débauché par M. Nicolas Sarkozy pour le secrétariat d'État chargé des affaires européennes, présente ce jeune homme prometteur à M. Jacques Attali.

L'ancien conseiller de François Mitterrand, qui préside la commission pour la libération de la croissance, le nomme rapporteur général adjoint. On discerne en sourdine dans le document final cette volonté de dépasser des clivages ordinaires que le candidat vocifère désormais sur toutes les estrades. « Ceci n'est ni un rapport, ni une étude, mais un mode d'emploi pour des réformes urgentes et fondatrices. Il n'est ni partisan ni bipartisan : il est non partisan. » Les « non-partisans » de la commission pourfendent « la rente (...) triomphante : dans les fortunes foncières, dans la collusion des privilégiés, dans le recrutement des élites » (4) et défendent un projet de société fondé sur la concurrence et la déréglementation.

Ces esprits inspirés ne se contentent pas de recommander la réorientation massive de l'épargne des Français vers les marchés d'actions six mois avant l'effondrement financier de 2008. La mise en concurrence généralisée revient à opposer entre elles des fractions des classes populaires : fonctionnaires et salariés du privé, artisans taxis contre chauffeurs Uber. Une telle vision du monde sied bien à un fringant inspecteur des finances qui, outre le comité de rédaction d'Esprit, qu'il intègre, fréquente des cénacles sociaux-libéraux et partisans de la construction européenne telle qu'elle se fait, comme En temps réel ou les Gracques. Le premier se présente comme un « lieu de rencontre entre acteurs publics et privés soucieux de confronter leurs expériences et analyses, (…) dédié à la construction de puissantes bases intellectuelles d'un agenda réformiste ». Le second proclame que le marché « est le moyen de remettre en cause les situations acquises, les privilèges et les rentes ».

La rente sociale de M. Macron, elle, reste à l'abri des grands vents de la « modernité ». En 2008, M. Xavier Fontanet, alors président d'Essilor, M. Serge Weinberg, ancien conseiller de M. Laurent Fabius, président du fonds Weinberg Capital Partners, M. Jean-Michel Darrois, avocat d'affaires, et M. Alain Minc — le seul à ne pas avoir été membre de la commission Attali — le recommandent auprès de la banque Rothschild. Son ascension y sera fulgurante, grâce à un marché conclu en 2012 pour le compte de Nestlé, dont le président, M. Peter Brabeck-Letmathe, avait participé à ladite commission.

M. Attali a présenté M. Macron à M. François Hollande en 2010, lorsque celui-ci ne dirigeait plus le Parti socialiste (PS) et que M. Dominique Strauss-Kahn ou Mme Martine Aubry semblaient assurés de jouer les premiers rôles aux primaires de 2011. Le jeune trentenaire coordonne pour le futur président le travail d'économistes comme Philippe Aghion (encore un membre de la commission Attali). Après la victoire de 2012, M. Attali et M. Jouyet — revenu de son aventure sarkozyste et à nouveau intime de M. Hollande — appuient sa candidature au poste de secrétaire général adjoint de l'Élysée, chargé des questions économiques.

En 2014, c'est encore M. Jouyet qui, en sa qualité de secrétaire général de l'Élysée, annonce la nomination de son protégé au ministère de l'économie. « C'est quand même exaltant, à cet âge-là, d'avoir en charge l'économie, les entreprises, l'industrie, tout ça, lui explique-t-il au téléphone juste après l'annonce du remaniement. Tu te rends compte, le numérique, tout ce que j'aurais aimé faire ! Je pensais, quand même, à l'inspection des finances, être le maître, maintenant, c'est toi qui vas être le maître (5).  » Le nom du jeune prodige sera vite associé à une loi qui promeut le bus plutôt que le train, à l'ouverture dominicale des commerces et au travail de nuit. Il assouplit les règles des licenciements collectifs et hâte la privatisation de la gestion d'aéroports régionaux.

À ce stade d'une trajectoire de météore, on distingue déjà l'épure d'un style : être introduit dans une institution de pouvoir par un influent pygmalion, n'y passer que le temps nécessaire à la constitution d'un dense réseau de relations, puis recommencer à un poste d'un prestige supérieur. M. Macron ne restera pas plus longtemps à Bercy qu'à l'inspection des finances, chez Rothschild ou au secrétariat de la présidence : moins de trois ans. Quand il lance à 38 ans, en avril 2016, son mouvement En marche !, il mobilise les contacts accumulés à chaque étape de sa carrière.

À Sciences Po, où il enseigna à sa sortie de l'École nationale d'administration (ENA), M. Macron se lie d'amitié avec M. Laurent Bigorgne. C'est à l'adresse privée de ce dernier qu'il domiciliera En marche ! Fin 2010, M. Bigorgne devient directeur général de l'Institut Montaigne. Du très libéral institut, le candidat débauchera Mme Françoise Holder, codirectrice du groupe du même nom (boulangeries Paul et pâtisseries Ladurée), et recourra un temps aux services de l'agence de communication, Little Wing. Il ne boude pas pour autant les think tanks de l'autre bord politique : il est proche de M. Thierry Pech, ancien cadre de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) et directeur général de la fondation Terra Nova, proche du Parti socialiste.

D'anciens membres de la commission Attali se mettent aussi « en marche ». L'essayiste Erik Orsenna était au premier rang pour le lancement du mouvement à la Mutualité (La Tribune, 31 août 2016). La rapporteuse de la commission, Mme Josseline de Clausade, passée du Conseil d'État à la direction du groupe Casino, M. Jean Kaspar, ancien secrétaire général de la CFDT désormais consultant en stratégies sociales, M. Darrois ainsi que M. Stéphane Boujnah, président d'Euronext, la société qui gère les Bourses d'Amsterdam, Bruxelles, Lisbonne et Paris, ont fait le déplacement pour le premier grand meeting de campagne, le 10 décembre 2016, à la porte de Versailles. C'est d'ailleurs M. Boujnah, ancien « DSK boy », vice-président d'En temps réel, qui aurait présenté à M. Macron l'homme qui désormais lève des fonds pour sa campagne présidentielle : M. Christian Dargnat. Cet ancien patron de la gestion d'actifs de BNP Paribas et du Crédit agricole a également présidé le comité « Monnaies et système monétaire international » du Medef de 2010 à 2013. Le patron du cabinet de conseil Accenture, M. Pierre Nanterme, autre ancien de la commission Attali et de la direction du Medef — sous la présidence de Mme Laurence Parisot —, a déclaré avoir versé 7 500 euros (le plafond autorisé) à En marche ! (Les Échos, 27 janvier 2017).

Côté syndical, outre M. Kaspar, la connexion macronienne se nomme Pierre Ferracci. L'homme a transformé le cabinet d'expertise Secafi, proche de la Confédération générale du travail (CGT), en un groupe spécialisé dans le conseil aux syndicats, aux représentants du personnel et aux directions d'entreprise, le groupe Alpha. Son fils Marc et sa belle-fille Sophie occupent une place importante dans la garde rapprochée du candidat. Témoin de mariage du couple Macron, le premier est professeur d'économie, chercheur associé à la chaire « Sécurisation des parcours professionnels » que cofinancent à Sciences Po le groupe Alpha, la société de travail intérimaire Randstad, Pôle emploi et le ministère du travail. Avocate d'affaires, la seconde fut cheffe de cabinet du ministre à Bercy avant d'intégrer son équipe de campagne.

D'autres anciens membres du cabinet ministériel ont rallié En marche ! Son directeur (6), M. Alexis Kohler, qui a rejoint la direction financière du deuxième armateur mondial, MSC, continue de conseiller M. Macron, quand son adjoint, M. Julien Denormandie, se consacre à temps plein à la campagne. Tous deux sont passés par le cabinet de M. Pierre Moscovici, aujourd'hui commissaire européen.

Le conseiller chargé de la communication et des affaires stratégiques de M. Macron à Bercy, M. Ismaël Emelien, fait appel à des entreprises spécialisées dans la collecte et l'analyse de données de masse afin de caler l'« offre » politique sur les desiderata des électeurs (Le Monde, 19 décembre 2016). Le porte-parole d'En marche !, M. Benjamin Griveaux, ne faisait pas partie de son cabinet ministériel, mais il cumule les propriétés de ses jeunes membres : surdiplômé — École des hautes études commerciales (HEC) de Paris, Sciences Po —, formé au sein de la droite du PS (auprès de MM. Strauss-Kahn et Moscovici), passé par un cabinet ministériel (celui de Mme Marisol Touraine). En outre, il a exercé des mandats électoraux (à Chalon-sur-Saône et dans le département de Saône-et-Loire), tout comme le secrétaire général d'En marche !, le député et conseiller régional du Finistère Richard Ferrand, ancien directeur général des Mutuelles de Bretagne.

Héritier de la noblesse d'État

Ainsi l'homme qui se présente comme neuf, sans passé et sans attache incarne-t-il, tant personnellement que par son entourage, l'héritage cumulé de la noblesse d'État (Bercy), de l'expertise et de la haute finance : le noyau du « système », en somme, que sanctionne son appartenance au club Le Siècle.

Trente ans après que M. Hollande, M. Jouyet et quelques autres caciques socialistes ont proclamé que « la gauche bouge (7)  », la vieille garde et les Jeunes-Turcs de M. Macron rejouent l'éternelle histoire du modernisme : un homme situé au-dessus des partis qui agrège les bonnes volontés, les compétences techniques et les méthodes dernier cri pour piloter le pays. Dès lors, l'essentiel n'est pas d'avoir un programme. C'est de rassembler, de la droite de la gauche (par exemple M. Gérard Collomb, sénateur-maire de Lyon, connu pour sa sollicitude envers la hiérarchie catholique) à la gauche de la droite (comme la députée européenne Sylvie Goulard, auteure de l'inénarrable L'Europe pour les nuls).

C'est surtout de pouvoir compter sur l'appui d'individus influents, tel M. Jean Pisani-Ferry, ancien commissaire général à la stratégie et à la prospective, et sur les nombreux experts qu'il draine dans son sillage. Cet ancien conseiller de M. Strauss-Kahn et de M. Jouyet sait pourtant l'inconvénient d'un tel positionnement. Peu après le « Brexit », il constatait : « Nous sommes les experts, ceux que 52 % des Britanniques détestent » (Le Figaro, 4 juillet 2016). Il faudra à M. Macron beaucoup de charisme pour maintenir l'illusion qu'il appartient à l'autre camp. Lui suffira-t-il de croiser le mythe pompidolien du banquier lettré sachant conduire les affaires avec le fantasme giscardien du jeune homme progressiste ?

(1) Marc Endeweld, L'Ambigu Monsieur Macron, Flammarion, Paris, 2015.

(2) Emmanuel Macron, « Les labyrinthes du politique. Que peut-on attendre pour 2012 et après ? », Esprit, Paris, mars-avril 2011.

(3) Vincent Duclert, « La deuxième gauche », dans Jean-Jacques Becker et Gilles Candar (sous la dir. de), Histoire des gauches en France, vol. 2, XXe siècle : à l'épreuve de l'histoire, La Découverte, Paris, 2004.

(4) Commission pour la libération de la croissance française présidée par Jacques Attali, 300 décisions pour changer la France, XO Éditions - La Documentation française, Paris, 2008.

(5) Yves Jeuland, À l'Élysée, un temps de président, documentaire diffusé sur France 3 le 28 septembre 2015.

(6) Les rôles de directeur et de chef de cabinet ne se confondent pas, le second assumant plutôt des fonctions d'organisation.

(7) Jean-François Trans (pseudonyme collectif), La gauche bouge, Jean-Claude Lattès, Paris, 1985.

Racisme, antisémitisme, xénophobie : un net recul

Wed, 05/04/2017 - 14:23

De Charlie et de l'Hyper Cacher, en janvier, au Bataclan, en novembre, les tueries des djihadistes à Paris ont marqué l'année 2015. Après ces drames, il fallait beaucoup de naïveté pour croire qu'une grande manifestation consensuelle, comme celle du 11 janvier 2015, vaccinerait les Français contre le rejet de l'autre. De fait, les statistiques officielles ont indiqué, pour cette année noire, une explosion des « menaces » et des « actes » antimusulmans : + 223 % (1). Les faits d'antisémitisme, eux, reculaient légèrement.

Cette tendance allait-elle se confirmer en 2016, à nouveau frappée par de terribles attentats, notamment à Nice et Saint-Etienne du Rouvray ? Non, bien au contraire, permet de répondre le rapport annuel de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) sur « La lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie (2) ». Les chiffres du Service central du renseignement territorial (SCRT) au ministère de l'intérieur sont clairs : les « menaces » et « actions » à caractère antisémite, antimusulman et autre ont connu une baisse significative de 44,69 % durant l'année 2016. Plus précisément, les actes antimusulmans reculent de 57,5 % (182 actes, contre 429 en 2015 et 133 en 2014), les actes antisémites de 58,5 %, et les « autres faits » de 23,7 %.

Cette mesure reste incomplète, toutes les victimes de « menaces » et d'« actes » ne portent évidemment pas plainte : seul un tiers des « menaces » seraient signalées et 19 % enregistrées. Toutefois, le rapport de la CNCDH présente une autre donnée encourageante : l'indice de tolérance. Élaboré par des chercheurs notamment à partir d'un sondage réalisé au domicile des personnes interrogées (3), cet indice mesure l'évolution des préjugés depuis 1990. Or, après une dégradation importante entre 2010 et 2013, il ne cesse de remonter depuis. L'acceptation de l'autre atteint même en 2016 un de ses meilleurs niveaux depuis 1990 — malgré, précisent les chercheurs, « un contexte d'apparence peu propice à l'acceptation de l'autre : terrorisme, arrivées de migrants, poids des thèmes sécuritaires dans les médias, certaines prises de position politiques, etc. »

Lire aussi Benoît Bréville, « Embarras de la gauche sur l'immigration », Le Monde diplomatique, avril 2017. Pour les chercheurs, les attaques djihadistes en France n'entraînent pas automatiquement une poussée d'intolérance, car « la prédominance des dispositions à la tolérance ou à l'intolérance, qui coexistent en chacun de nous, dépend du contexte et de la manière dont les élites politiques, médiatiques et sociales parlent de l'immigration et de la diversité ».

Une dernière remarque : selon le rapport de la CNCDH, la remontée de la tolérance « profite à toutes les minorités ». Leur acceptation reste cependant très inégale : 81 % pour les Juifs et les Noirs, 72 % pour les Maghrébins, 63 % pour les musulmans. Quant aux Roms, 54,3 % des sondés estiment encore qu'ils ne veulent pas s'intégrer en France, mais ils étaient 77 % il y a deux ans…

(1) Rapport de la commission nationale consultative des Droits de l'homme, 2015.

(2) Les « essentiels » du rapport sont disponibles sur le site www.cncdh.fr

(3) Ces chercheurs sont Nonna Mayer, Guy Michelat, Vincent Tiberj et Tommaso Vitale.

Racisme, antisémitisme, xénophobie : un net recul

Wed, 05/04/2017 - 14:14
De Charlie et de l'Hyper Cacher, en janvier, au Bataclan, en novembre, les tueries des djihadistes à Paris ont marqué l'année 2015. Après ces drames, il fallait beaucoup de naïveté pour croire qu'une grande manifestation consensuelle, comme celle du 11 janvier 2015, vaccinerait les Français contre le (...) / , , , , , , , - La valise diplomatique

Cisjordanie, de la colonisation à l'annexion

Wed, 05/04/2017 - 12:50

En quelques jours, le premier ministre israélien a annoncé la mise en chantier de plus de trois mille nouveaux logements à Jérusalem-Est et en Cisjordanie — plus que durant toute l'année 2016. Cette surenchère n'empêche pas M. Benyamin Netanyahou d'être débordé sur sa droite par son concurrent Naftali Bennett, qui se prononce pour l'annexion des territoires palestiniens occupés.

« La seule chose prévisible chez [Donald] Trump, c'est qu'il sera imprévisible (1).  » Globalement pertinente, cette réflexion de Noam Chomsky l'est moins s'agissant du Proche-Orient. Trois prises de position du candidat républicain balisent sa politique présidentielle face au conflit israélo-palestinien : l'engagement de transférer l'ambassade des États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem (2) ; le refus de considérer la colonisation des territoires occupés depuis 1967 comme un obstacle au processus de paix ; la décision de ne plus faire pression sur le gouvernement israélien afin qu'il négocie. Deux nominations apparaissent au moins aussi significatives : celle du gendre du président, M. Jared Kushner, qui soutient financièrement les colons, à la fonction de « haut conseiller à la Maison Blanche » ; et celle, au poste d'ambassadeur en Israël, de M. David Friedman, qui préside les Amis de Bet El, une vieille implantation juive de Cisjordanie. Le diplomate improvisé a aussitôt exprimé sa « hâte » de travailler « depuis l'ambassade américaine dans la capitale éternelle d'Israël ».

Les « avant-postes » légalisés ?

Coïncidence ? L'arrivée de cette nouvelle administration se produit alors que l'extrême droite israélienne milite pour un tournant historique de la politique palestinienne de Tel-Aviv : l'annexion de la Cisjordanie. M. Naftali Bennett, dirigeant du parti religieux ultranationaliste Foyer juif, ministre de l'éducation et de la diaspora, prône depuis longtemps l'annexion de la zone C. Celle-ci, placée par les accords d'Oslo sous le contrôle exclusif d'Israël, représente plus de 60 % de la Cisjordanie, notamment la vallée du Jourdain, mais aussi l'ensemble des colonies et de leurs routes de contournement. Le 5 décembre 2016, M. Bennett est passé aux actes : il a fait voter en première lecture par la Knesset un texte légalisant quatre mille logements dans des « avant-postes », ces colonies que même le droit israélien considérait jusqu'ici comme illégales, car construites sur des terrains palestiniens privés expropriés. C'est une violation flagrante de la 4e convention de Genève et des résolutions des Nations unies. Pour que ce texte entre en vigueur, il lui faudra toutefois trois nouvelles lectures, puis la validation de la Cour suprême.

« C'est la loi la plus dangereuse édictée par Israël depuis 1967 », affirmait peu après le vote M. Walid Assaf, ministre palestinien chargé des colonies. Le procureur général d'Israël, M. Avichaï Mandelblit, s'opposait à ce texte contraire à la jurisprudence de la Cour suprême, et le chef de l'opposition travailliste Isaac Herzog l'assimilait à un « suicide national ». De même, deux cents anciens responsables se présentant comme les « commandants pour la sécurité d'Israël » dénonçaient dans le projet d'annexion la fin du caractère « juif et démocratique » de l'État. Ces réactions n'ont pas empêché M. Bennett de promettre pour fin janvier une nouvelle loi consacrant l'annexion de Maale Adoumim, l'un des trois principaux blocs de colonies israéliennes, à l'est de Jérusalem. Pour l'Autorité palestinienne, ce tournant équivaut à un arrêt de mort : l'annexion de la Cisjordanie lui laisserait peu à gérer, et encore moins à négocier.

Il y a cinquante ans, au lendemain de la guerre des six jours, le gouvernement de Levi Eshkol fit mine de ne pas vouloir modifier le statut des territoires occupés, à l'exception de Jérusalem-Est, annexée dès 1967 et proclamée, avec Jérusalem-Ouest, en 1980, capitale « entière et unifiée » du pays — ce que ne reconnaît pas la « communauté internationale ». Il s'agissait, prétendit alors son ministre des affaires étrangères, Abba Eban, d'une « carte » à jouer dans de futures négociations de paix. Tous les gouvernements successifs, y compris les plus à droite, comme ceux d'Ariel Sharon et de M. Benyamin Netanyahou, s'en tinrent officiellement à cette version. Sans que cela les empêche de coloniser de plus en plus massivement la Cisjordanie : de 5 000 colons en 1977, date de la première arrivée de la droite au pouvoir, on passera en 2017 à plus de 400 000, sans compter les 200 000 Israéliens vivant à Jérusalem-Est.

Ce flou présente un avantage politique et diplomatique majeur : il permet à Tel-Aviv de ne pas se prononcer sur le sort des Palestiniens. À l'inverse, annexer la Cisjordanie impliquerait d'accorder à ces derniers les mêmes droits que les Israéliens, y compris celui de voter, ce qui ouvrirait une longue bataille pour une égalité réelle dans le futur État commun. En cas de refus, l'État unique s'afficherait clairement comme une variante de l'apartheid sud-africain, un seul peuple s'arrogeant tous les droits.

Pour échapper à ce dilemme, un scénario plus noir encore reste présent : une nouvelle vague d'expulsions de Palestiniens de la Cisjordanie, voire de l'État d'Israël. Ce dernier ne serait pas devenu majoritairement juif sans la Nakba (« catastrophe » en arabe) de 1947-1949, qui chassa 850 000 Palestiniens, soit les quatre cinquièmes de ceux qui vivaient alors dans le pays. Il poursuivit ce nettoyage ethnique à la faveur de la guerre de 1967, avec la Naksa (« revers ») : 300 000 nouveaux réfugiés avaient alors fui les territoires occupés par l'armée israélienne. Et Sharon aimait à répéter que « la guerre d'indépendance d'Israël n'est pas terminée ». Depuis, le contexte a bien sûr changé. Difficile d'organiser une déportation massive devant les caméras du monde entier — du moins à froid. Mais à chaud ? La guerre en cours en Syrie crée un redoutable précédent : dans l'escalade des combats, en cinq ans, plus d'un habitant sur deux a dû quitter son foyer, dont près de la moitié pour l'exil.

L'extrême droite n'hésite plus à s'inscrire ouvertement dans la perspective de l'annexion. « Le chemin des concessions, le chemin de la division a échoué. Nous devons donner nos vies pour étendre la souveraineté d'Israël en Cisjordanie », affirme sans ambages le dirigeant du Foyer juif (3). Si le chef du Likoud partage cette ligne, il rechigne à l'afficher. Sa dernière volte-face en témoigne : le 5 décembre dernier, il a voté en première lecture la loi d'annexion, qu'il s'emploie désormais à enterrer !

Inquiétudes pour l'image du pays

Ses zigzags ne datent pas d'aujourd'hui. En 2009, dans son discours à l'université Bar-Ilan, M. Netanyahou admet, du bout des lèvres, la possible création d'« un État palestinien démilitarisé ». Six ans plus tard, à la veille des élections législatives, il jure qu'il n'y aura pas d'État palestinien tant qu'il sera aux commandes. À peine redevenu premier ministre, il se renie… et le nie : « Je ne suis revenu sur rien de ce que j'avais dit il y a six ans, lorsque j'avais appelé à une solution avec un État palestinien démilitarisé, qui reconnaît l'État hébreu. J'ai simplement dit que, aujourd'hui, les conditions pour cela ne sont pas réunies (4).  »

Raison de ces acrobaties, l'isolement croissant de Tel-Aviv inquiète l'Institut d'études de la sécurité nationale (INSS). Il écrit dans son rapport annuel, qui fait autorité : « L'image d'Israël dans les pays occidentaux continue à décliner ; une tendance qui accroît la capacité de groupes hostiles à mener des actions pour le priver de légitimité morale et politique et lancer des opérations de boycott (5).  » Si l'extrême droite n'en a cure, c'est qu'elle s'appuie, outre sur la nouvelle administration américaine, sur une opinion israélienne radicalisée. L'état de guerre permanent — renforcé ces derniers mois par l'« Intifada des couteaux » —, l'intensité de la manipulation médiatique, mais aussi, et sans doute surtout, l'absence de toute solution de rechange politique : autant de facteurs qui expliquent le ralliement de la majorité des Juifs israéliens aux thèses extrémistes.

Les sondages confirment en effet les résultats du scrutin du 17 mars 2015, qui a débouché sur la constitution du gouvernement le plus à droite de l'histoire d'Israël. Dans toutes les enquêtes, une majorité refuse la création d'un État palestinien, soutient l'annexion de la Cisjordanie et souhaite le « transfert » des Palestiniens, y compris — du jamais-vu — ceux d'Israël (6). En outre, six Juifs israéliens sur dix pensent que Dieu a donné la terre d'Israël aux Juifs — selon une boutade bien connue là-bas, même les athées le croient… À ce consensus contribue aussi depuis peu un puissant arsenal répressif contre les récalcitrants (lire « Série de lois liberticides »).

Un événement symbolise cette radicalisation à droite : les réactions au jugement du soldat franco-israélien Elor Azaria, accusé d'avoir, le 24 mars 2016, assassiné d'une balle dans la tête un assaillant palestinien déjà blessé, allongé à terre, inconscient, dans le centre d'Hébron. Soucieux de l'image de l'armée après la diffusion de la vidéo du meurtre dans le monde entier, l'état-major a voulu faire un exemple. Et le tribunal militaire, le 4 janvier, a jugé l'accusé coupable d'« homicide » — la sentence, encore attendue, pourrait aller jusqu'à vingt ans de réclusion. À condition que les trois magistrats ne reculent pas devant la levée de boucliers suscitée par leur verdict : le premier ministre et la quasi-totalité du gouvernement, presque toute la classe politique et le gros des médias exigent la grâce de l'assassin, comme 67 % des Juifs israéliens sondés. Devant la multiplication des menaces de mort, il a même fallu fournir aux juges une protection rapprochée, tandis que le chef d'état-major de l'armée était lui aussi inquiété par des extrémistes.

Le tournant qui se profile éclaire évidemment le sens de la résolution 2334 contre la colonisation, adoptée le 23 décembre 2016 par le Conseil de sécurité des Nations unies grâce à l'abstention américaine — une première depuis 1980 —, et de la conférence tenue à Paris le 15 janvier en présence du secrétaire d'État américain John Kerry. Il faut tout l'aplomb du ministre israélien de la défense Avigdor Lieberman pour y voir une « affaire Dreyfus moderne » : la « communauté internationale », États-Unis compris, s'est contentée de réaffirmer l'objectif des deux États et de condamner tout ce qui le compromet, en premier lieu la colonisation (lire les extraits du discours de M. Kerry).

La démarche américaine serait louable si elle n'intervenait pas aussi tard, et après que l'administration sortante a conclu un accord historique avec Tel-Aviv pour une aide militaire de 38 milliards de dollars sur dix ans. Mais le moment choisi n'est pas seul en cause. Plus grave encore : l'absence d'évocation d'une sanction potentielle dans ces manœuvres opérées à la dernière minute, juste avant l'arrivée de M. Trump à la Maison Blanche. Même si le leader centriste Yaïr Lapid nuance : « Cette résolution ne parle pas de sanctions, mais elle fournit l'infrastructure pour de futures sanctions ; c'est ce qui est alarmant. Cela peut donner corps à des plaintes devant des juridictions internationales contre Israël et ses responsables (7).  »

L'évolution interne d'Israël démontre en effet, s'il en était encore besoin, que seule une forte pression internationale, assortie de mesures coercitives, économiques et juridiques, pourrait ramener ses dirigeants à la raison. Conscient de l'enjeu, le premier ministre israélien a d'ailleurs qualifié en 2015 la campagne Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS) de « menace stratégique ». Selon la Rand Corporation, un think tank américain, celle-ci pourrait coûter à l'économie israélienne jusqu'à 47 milliards de dollars en dix ans (8). Car elle fait tache d'huile jusqu'au niveau institutionnel : dans nombre de pays, des fonds de pension, de grandes entreprises — en France, Orange et Veolia —, des banques retirent leurs investissements des colonies, voire d'Israël. L'Union européenne demande, elle, que les produits des colonies soient étiquetés en tant que tels, afin qu'ils ne bénéficient plus des avantages que l'accord d'association accorde à ceux d'Israël ; mais cette exigence a une portée plus limitée…

Une fois n'est pas coutume, un autre signal, politique celui-là, est venu de la Commission européenne, d'ordinaire si complaisante vis-à-vis de Tel-Aviv. Tout en se déclarant opposée au boycott d'Israël, la haute représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Mme Federica Mogherini, affirme : « L'Union défend la liberté d'expression et d'association, conformément à sa charte des droits fondamentaux, qui s'applique aux États membres, y compris en ce qui concerne les actions BDS. » Et de commenter : « La liberté d'expression, comme l'a souligné la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, est également applicable aux informations et aux idées qui offensent, choquent ou perturbent un État ou une partie de la population (9).  »

Sous la conduite de MM. François Hollande et Manuel Valls, les autorités françaises ont, à l'inverse, obtenu des poursuites judiciaires et de lourdes amendes contre les activistes de la campagne BDS. Les actions de ces derniers ont été absurdement présentées comme une « incitation à la haine raciale », alors qu'ils militent pour la fin de la colonisation et l'égalité des droits. Un objectif qu'ils partagent avec… les Nations unies.

(1) L'Humanité, Saint-Denis, 30 novembre 2016.

(2) Voté par le Congrès en 1995, ce transfert n'a par la suite été mis en œuvre par aucun président.

(3) Jacques Benillouche, « En Israël, la tentation d'un État binational qui annexerait la Cisjordanie », Slate.fr, 29 octobre 2016.

(4) Le Monde, 19 mars 2015.

(5) Anat Kurz et Shlomo Brom (sous la dir. de), « Strategic survey for Israel 2016-2017 », Institute for National Security Studies, Tel-Aviv, 2016.

(6) Haaretz, 8 mars 2016.

(7) Le Monde, 23 décembre 2016.

(8) Financial Times, Londres, 12 juin 2015.

(9) The Times of Israel, 31 octobre 2016, http://fr.timesofisrael.com

À Gibraltar, dernière colonie d'Europe

Tue, 04/04/2017 - 10:20

En votant très massivement contre le « Brexit », les habitants de Gibraltar ont montré leur attachement à l'Union européenne, qui leur accorde de nombreuses dérogations et joue les médiateurs avec l'Espagne. D'une superficie à peine plus grande que celle du 20e arrondissement de Paris, ce territoire est à la fois l'un des plus riches du monde et le dernier à décoloniser en Europe, selon les Nations unies.

Peu avant le coucher du soleil, des dizaines de voitures et de deux-roues s'agglutinent devant le poste de douane. À la sortie de Gibraltar règne une atmosphère d'angoisse et d'ennui. Les travailleurs frontaliers devront attendre jusqu'à deux heures pour gagner, à peine cent mètres plus loin, La Línea de la Concepción, la ville andalouse voisine. Vêtus de vert sombre, armés d'un pistolet et d'une matraque, les agents de la Guardia Civil — une force de police espagnole à statut militaire — contrôlent minutieusement les véhicules, vérifiant qu'ils ne transportent pas des produits de contrebande dissimulés dans un double fond. Sur le territoire espagnol, le trafic illicite de tabac est une affaire lucrative : la veille de notre passage, la police avait saisi 70 000 paquets, soit l'équivalent de 315 000 euros de marchandise. Officiellement, les habitants de la région ont droit à quatre paquets par passage, et les touristes à dix.

Colonie de la couronne britannique, Gibraltar ne fait pas partie de l'espace Schengen. Les autorités espagnoles peuvent donc renforcer les contrôles aux abords de ce port franc où les biens et les services sont exemptés de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) (1). « Ces dernières années, la crise économique qui frappe l'Espagne a poussé certains chômeurs à la fraude. Une pratique qui a fait grimper les quantités de tabac confisquées », explique un membre de la Guardia Civil. Elles sont passées de 147 000 paquets en 2008 à près d'un million en 2013 avant de retomber à 330 000 en 2015, mais, précise-t-il, « l'assiduité des contrôles varie selon la couleur du gouvernement ».

L'Espagne, qui réclame la souveraineté sur la colonie, utilise à des fins politiques les inspections douanières, qui s'ajoutent à celles de la police à cette frontière de l'espace Schengen et entravent la circulation dans la zone. Alors que le contentieux s'était apaisé sous le gouvernement du socialiste José Luis Rodríguez Zapatero (2004-2011), l'accession au pouvoir, en 2011, des conservateurs du Parti populaire (PP) a ravivé la revendication de ce territoire à vocation militaire cédé à perpétuité aux Britanniques par le traité d'Utrecht, en 1713. « Jamais abandonnée, l'ambition de récupérer le Rocher [le surnom de cette colonie couronnée par un monolithe calcaire culminant à 426 mètres] a resurgi sous la dictature de Francisco Franco [1939-1975], qui est allé jusqu'à fermer la frontière à partir de mai 1968, rappelle Jesús Verdú, professeur de droit international à l'université de Cadix. Alors vue comme un ennemi, la colonie fait encore de nos jours vibrer la corde patriotique des Espagnols. Pourtant, il existe une grande méconnaissance de ce qu'est réellement Gibraltar : le moteur économique de la zone. »

La plupart des 120 000 habitants du Campo de Gibraltar, une « comarque » (division administrative espagnole) voisine de 1 500 kilomètres carrés formée par sept municipalités espagnoles, s'opposent à la restitution du Rocher. Dans cette région ravagée par un chômage de 35 %, la colonie a généré en 2013 près de 25 % du produit intérieur brut (PIB), soit deux fois plus que six ans plus tôt, d'après un rapport publié en 2015 par sa chambre de commerce. « Ceux qui, aux alentours, ont perdu leur emploi après la crise de 2008 en ont rapidement retrouvé un ici, où le chômage est pratiquement inexistant, indique M. Edward Macquisten, directeur de la chambre de commerce de Gibraltar. En 2015, on comptait environ 24 500 actifs, soit 7 500 de plus qu'il y a une décennie. Un tiers étaient des frontaliers. De surcroît, le PIB local dépasse 1,9 milliard d'euros, soit le double de ce qu'il était en 2008. » Ce « caillou » de 6,8 kilomètres carrés et 30 000 habitants est devenu l'un des territoires les plus riches du monde, en termes de revenu annuel par habitant.

Après avoir pris en 2002 des engagements visant « à améliorer la transparence et à mettre en place des échanges de renseignements en matière fiscale (2)  », le territoire n'est plus considéré comme un paradis fiscal par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Pourtant, avec un impôt sur les bénéfices de 10 %, contre 30 % en Espagne, son régime fiscal très avantageux attire les entreprises, qui y élisent domicile uniquement pour réduire leurs coûts de fonctionnement, alors qu'elles exercent leurs activités dans d'autres pays. Ainsi, selon le gérant de la chambre de commerce, 20 % des véhicules du Royaume-Uni sont assurés par des compagnies domiciliées à Gibraltar, et une bonne part des Britanniques y effectuent leurs paris virtuels. Pionnière dans la légalisation du jeu en ligne, la colonie a attiré les vingt principaux casinos du Web.

Madrid ne reconnaît pas d'espace maritime au Rocher

Sous le soleil méditerranéen, la vie est bien plus agréable qu'à Londres, le stress moins palpable. Le taux de criminalité est quasiment nul. Pour un Britannique, l'électricité, le téléphone et les loyers coûtent moins cher dans cette ville fortement imprégnée de style british, équipée de boîtes aux lettres et de cabines téléphoniques du même rouge qu'outre-Manche. Mais les prix du logement restent prohibitifs pour les habitants du Campo de Gibraltar, dont un sur dix travaille sur le Rocher : un loyer peut y être jusqu'à trois fois plus élevé qu'à La Línea de la Concepción. Les frontaliers sont les premiers affectés par ce litige géopolitique. « Lorsque les autorités espagnoles font pression sur la douane pour perturber les Llanitos [surnom des habitants de Gibraltar] et limiter les flux touristiques, elles punissent surtout leurs propres citoyens », estime le gérant d'une auberge de la ville andalouse.

Première commune voisine espagnole, La Línea de la Concepción se révèle bien morne. Plusieurs commerces ont dû fermer leurs portes. D'autres ont constaté une chute d'activité de près de 50 %, et même les bistrots se vident. « Le tourisme a diminué dans la zone et par ailleurs nous, Gibraltariens, évitons désormais de nous rendre en territoire espagnol comme nous le faisions auparavant, explique Mme Gemma Vásquez, présidente de la Fédération des petites entreprises de Gibraltar. Notre argent sort moins d'ici, puisque nous hésitons à aller siroter un verre à bas prix de l'autre côté de la frontière en raison des longs contrôles de douane ainsi que des attaques contre nos véhicules, qui se sont intensifiées ces dernières années. »

Le regain de tension remonte à l'été 2013, lorsque Gibraltar a interdit physiquement la pêche au chalut en créant un récif artificiel de soixante-dix blocs de béton hérissés de piques. Cette initiative « verte » provoque l'ire de l'Espagne, qui ne reconnaît pas d'eaux territoriales à la colonie et prend des mesures de rétorsion en faisant du zèle à la frontière. « Cette dénégation de la souveraineté d'un territoire sur les eaux adjacentes est une interprétation contraire à la convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982, explique Jesús Verdú. Un non-sens, quand on sait qu'au XIXe siècle la discussion portait sur la délimitation des espaces maritimes entre la colonie et son voisin hispanique. »

Au litige relatif aux eaux territoriales s'est ajouté celui sur l'espace aérien. L'emplacement de l'aéroport local est contesté, car il appartient à une zone que les Gibraltariens se sont octroyée au XIXe siècle. Durant celui-ci, la fièvre jaune frappa à plusieurs reprises la colonie, et les Espagnols accordèrent à leurs voisins le droit d'installer un camp temporaire pour les valides au-delà des limites terrestres fixées par le traité d'Utrecht. Mais le camp se pérennisa après la fin de l'épidémie. À travers l'accord de Cordoue, en 2006, l'ancien gouvernement socialiste tenta un rapprochement avec les Britanniques et mit en place pour la première fois des liaisons aériennes entre l'Espagne et Gibraltar. Mais, très vite, la nouvelle administration abrogea cette convention. Depuis, aucun avion décollant de cet aéroport n'a le droit de survoler l'espace aérien espagnol. Et Gibraltar a été écarté du projet de « ciel unique européen ».

Si ses habitants ont voté massivement (à 96 %) pour le maintien du Royaume-Uni dans l'Union européenne, Gibraltar bénéficie d'un statut unique et déroge à de nombreuses dispositions communautaires : en plus d'être dispensée de prélever la TVA, elle n'est concernée ni par l'union douanière, ni par la politique commerciale, ni par la politique de pêche commune.

« Depuis le “Brexit”, les voisins des deux côtés de la frontière s'inquiètent. L'économie ici est très dynamique, en grande partie grâce au statut particulier de Gibraltar dans l'Union européenne, poursuit Jesús Verdú. Les entreprises qui s'y sont délocalisées pourraient chercher un nouveau siège ailleurs en Europe. En outre, Bruxelles ne jouera plus les médiateurs dans un contexte de crise politique entre Gibraltar et l'Espagne. » Cependant, on ignore pour l'instant les conséquences réelles du « Brexit », et de nombreux habitants restent confiants. « Au fil des siècles, les Llanitos ont vécu dans l'adversité et ont toujours su s'adapter, déclare M. Macquisten. Ici, on vit en communauté, on est unis, et les gens, très entreprenants, savent saisir la moindre occasion qui se présente. »

L'Espagne voit le « Brexit » comme une chance. Ainsi, son ministre des affaires étrangères, M. José Manuel García-Margallo, s'est empressé de proposer une cosouveraineté temporaire qui aurait pour finalité l'annexion espagnole du territoire. Bien qu'un tel dispositif leur permette de rester dans l'Union européenne, les résidents de Gibraltar s'y opposent fermement. En outre, le Parti populaire exclut de négocier directement avec leurs représentants et refuse de reconnaître à ce territoire un autre statut que celui de colonie, conformément à la décision de l'Organisation des Nations unies (ONU) de le classer parmi les espaces non autonomes à décoloniser. « Depuis les années 1960, l'Espagne invoque le principe d'intégrité territoriale, arguant que la tutelle britannique sur Gibraltar détruit son unité nationale. Néanmoins, l'Assemblée générale de l'ONU se contente d'inviter les gouvernements des deux pays à débattre sur Gibraltar pour mettre fin à son statut de colonie », résume Jesús Verdú. Ces discussions ne doivent toutefois pas oublier les intérêts des Llanitos. En 1967, 99,6 % d'entre eux avaient exprimé par référendum leur attachement au statut de territoire britannique d'outre-mer. L'autonomie de gestion mise en place prévoit que la Couronne n'intervienne que dans les relations étrangères et la défense.

Le « Brexit » pourrait changer la donne de la médiation mise en place après les différends de 2013. La Commission européenne avait fortement recommandé de fluidifier la circulation à la frontière, où les contrôles méticuleux provoquaient d'interminables files d'attente pouvant durer jusqu'à neuf heures — tout en faisant chuter la contrebande par voie routière de près de 50 %, selon les autorités espagnoles. Engagée dès lors dans la modernisation des accès frontaliers, l'Espagne a fait passer de deux à quatre le nombre des voies d'entrée dans le pays, dont une réservée aux travailleurs frontaliers espagnols. Elle a en outre mis en place l'utilisation de scanners, de lecteurs d'empreintes digitales et de systèmes de reconnaissance faciale, et créé un espace pour la fouille des véhicules suspects. Quelques mois avant la fin de ces travaux, achevés à l'été 2015, M. García-Margallo a toutefois refusé d'alléger les contrôles douaniers en raison de la persistance de la contrebande, qui aurait coûté à l'Union européenne 700 millions d'euros entre 2010 et 2013 (3). La méfiance reste de rigueur, comme en témoigne l'enquête de l'Office européen de lutte antifraude (OLAF), qui révèle des indices de trafic illicite autour de la colonie et l'implantation de mafias liées à ce commerce. Depuis le 1er janvier 2015, Gibraltar a donc été contraint de réduire l'importation de paquets de cigarettes de 110 à 90 millions.

« Notre souveraineté ne pourra jamais être négociée »

Malgré l'impact économique du Rocher sur la zone, le gouvernement espagnol peine à prendre en compte l'avis des Gibraltariens. « Notre souveraineté ne pourra jamais être négociée. Nous sommes britanniques, et il faut respecter l'existence ici d'une population installée depuis trois siècles », martèle M. Fabian Picardo, ministre en chef de Gibraltar. D'après l'ONU, la population doit statuer sur son avenir, comme elle l'a fait pour la deuxième fois en 2002 : près de 99 % des habitants avaient alors refusé par référendum leur rattachement à l'Espagne. « Pas étonnant qu'ils souhaitent rester britanniques ! », lance M. Francisco Linares, un habitant de San Roque, petite ville fondée à une dizaine de kilomètres du Rocher par les exilés de Gibraltar. Après la prise de la ville en 1704, ses habitants furent en effet forcés de quitter les lieux au profit des Britanniques. Comme M. Linares, beaucoup ici rêvent du jour où le drapeau espagnol y flottera à nouveau. « Dès qu'un Llanito met les pieds au-delà de la frontière, il se rend vite compte de la différence de niveau de vie et se demande ce que l'Espagne peut lui offrir. Nos autorités doivent arrêter de considérer le Rocher comme un ennemi et s'impliquer dans l'amélioration de la zone afin de la rendre plus attractive aux yeux des Gibraltariens. »

Pas facile, cependant, de séduire une population aisée qui croit peu en la possibilité d'un bel avenir avec ceux qui la harcèlent depuis des siècles. Dans les bistrots, les conversations en anglais intègrent de moins en moins d'emprunts hispaniques. « Alors que le bilinguisme s'impose ici, des jeunes, comme mes enfants, rencontrent de plus en plus de problèmes pour s'exprimer en espagnol, remarque M. Peter Montegriffo, avocat, ministre du commerce et de l'industrie entre 1996 et 2000. Certes en raison d'une éducation assurée en anglais, mais aussi parce qu'ils associent le castillan à un pays hostile et refusent donc de le parler. » Plutôt que de chercher à y remédier, Madrid a décidé en 2015 de fermer les portes de l'Instituto Cervantes, qui veille à l'enseignement et la diffusion de la langue et de la culture espagnoles. Effaçant ainsi un peu plus leur empreinte sur ce peuple qui revendiquait pourtant auparavant une culture métissée.

(1) Mémo de la Commission européenne, Bruxelles, 24 septembre 2013.

(2) Lettre du ministre en chef de Gibraltar Peter Caruana au secrétaire général de l'OCDE, 27 février 2002.

(3) El País, Madrid, 13 août 2014.

Puisque Lénine ne l'a pas dit…

Mon, 03/04/2017 - 22:07

En avril 1971, le journal maoïste « Tout ! » ouvre ses colonnes à des militants du Front homosexuel d'action révolutionnaire (FHAR). L'un des auteurs, qui se présente comme « homosexuel, sale étranger, dangereux communiste », s'interroge sur son rapport à la politique.

Comme les « normaux », on a le droit d'avoir des mythes, et moi, j'ai commencé par en avoir aussi : comme homosexuel, comme homme, comme révolutionnaire, je croyais que tous les homosexuels étaient des gars chouettes, des alliés parce que des opprimés ; que tous les révolutionnaires seraient des défenseurs, vu que, à mon avis, c'était pas ma condition et mes habitudes sexuelles qui comptaient, (…) mais mon activité possible à leurs côtés contre le capitalisme. Mes deux expériences, mes deux vies m'ont déçu. Les homosexuels ne sont pas tous des amis. Ils appartiennent et ils défendent des intérêts de classe bien définis. [Les marxistes], devant le doute et surtout l'ignorance, et parce que Lénine ne l'a pas dit (…), devant la peur de faire une bêtise, ils préfèrent expliquer cette déviation en se basant sur la morale domestiquée dont ils ont (comme tous et nous-mêmes) été abrutis.

Tout !, n° 12, Paris, 23 avril 1971.

Un œil neuf, libre, curieux, parfois rêveur

Mon, 03/04/2017 - 12:43
« Iéna », 2000, photographie de Georges Rousse.

Dans les années 1990, un escadron d'experts internationaux s'est précipité au chevet de la Russie. Vingt ans plus tard, il se rendait en Grèce. Le premier pays faillit ne pas survivre au traitement de choc qu'on lui infligea : inflation galopante, pillage des actifs publics (« privatisations »), baisse brutale de l'espérance de vie. Quant au second, sa richesse nationale a fondu d'un quart depuis 2010.

Comment une discipline universitaire aussi prestigieuse que la science économique a-t-elle pu prêter la main à des erreurs de diagnostic aussi effarantes ? Et comment parvient-elle à dégager sa responsabilité des tourments qu'elle inflige encore ? Quelques-uns des économistes les plus réputés exercent leur influence auprès du Fonds monétaire international (FMI), de la Banque mondiale, de la Banque centrale européenne (BCE, lire « La Banque centrale européenne, indépendante ou hors contrôle ? »), de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Or ces institutions n'ont pas seulement promu des choix – économiques, sociaux et politiques — presque toujours conformes aux intérêts du capital : elles ont étouffé les États qui s'en écartaient.

Au début de ce siècle, l'économie néoclassique (lire « Un foisonnement d'écoles de pensée ») avait brandi la théorie de l'« efficience des marchés » pour imposer des innovations financières telles que la titrisation. Celles-ci précipitèrent en 2007-2008 la crise dite des subprime, la plus grave et la plus durable depuis le « jeudi noir » d'octobre 1929. Des montagnes de dette publique et des dizaines de millions de chômeurs supplémentaires auraient pu susciter le réveil des « experts », leur examen de conscience ; il n'en a rien été. Plus l'économie se porte mal, plus ils durcissent les orientations qui ont failli. La crise des années 1930 avait en revanche ouvert la voie aux économistes keynésiens qui, à rebours des politiques déflationnistes suivies jusqu'alors, imaginèrent les stratégies économiques volontaristes des trois décennies suivantes.

Une barrière quasiment impénétrable d'équations

Pourquoi n'a-t-on rien observé de tel après 2008 ? L'une des raisons est sans doute que, avec le temps, les économistes néolibéraux se sont installés au centre du pouvoir et ont dominé l'univers des sciences sociales (1). Leur interprétation des événements s'impose donc depuis, ce qui les protège de devoir jamais admettre leurs erreurs. La faute réside toujours ailleurs.

Afin de garantir leur insularité, leur entre-soi, et de rehausser le crédit d'une discipline qui fut assez largement littéraire avant la seconde guerre mondiale, les économistes dominants ont également érigé une barrière quasiment impénétrable de chiffres et d'équations (lire « “Les chiffres sont formels” »). Peu à peu, la science de la richesse sociale est devenue aussi technique, aussi spécialisée que la mécanique ou l'hydraulique : entre 1940 et 1990, la principale revue d'économie américaine a vu son contenu mathématique multiplié par treize (2).

Une science économique dogmatique s'est mêlée de tout régenter

La victoire idéologique et politique du néolibéralisme a fait le reste. De grandes théories postulant que l'individu serait avant tout un consommateur qui recherche la meilleure utilisation du revenu dont il dispose (voir « Le bonheur est dans la courbe ») balayèrent l'observation, jugée trop empirique, presque vulgaire, de la réalité des sociétés. Quelques économistes, dont Keynes, estimaient au contraire que la recherche du beau et du vrai, les relations de solidarité, d'amitié et d'amour, constituaient des objectifs humains au moins aussi déterminants. Non seulement leur intuition fut écartée, mais le versant le plus utilitariste, le plus dogmatique de la science économique s'est imposé et s'est mêlé de tout régenter : la famille, la fécondité, le mariage, l'histoire, les votes, la psychologie… Au point qu'on se demande ce qu'un tel impérialisme intellectuel, décidé à échafauder seul une théorie générale du comportement humain, concède encore comme domaine aux autres disciplines.

Tout ça pour quel résultat ? Au lendemain de la débâcle russe de 1998, le directeur d'un institut américain de prévision récapitula quelques-uns des grands postulats néolibéraux qui venaient de sombrer sous ses yeux : « L'idéologie du nouvel ordre mondial soutenait qu'il n'y a plus de lieux différents, que les gens raisonnables se comportent tous de la même manière raisonnable et que, dans ces conditions, éclairée par les conseils de Harvard et des financiers de Goldman Sachs, l'économie russe évoluerait elle aussi. On croyait qu'avec la croissance économique tout le monde en viendrait à ressembler à tout le monde. La prospérité conduirait à la démocratie libérale. Et la démocratie libérale transformerait les Russes en membres enthousiastes de la communauté internationale. Un peu comme les habitants du Wisconsin, mais avec un régime alimentaire plus riche en betteraves (3). » Pour lucide qu'elle fût, l'observation n'empêcha pas qu'on recommence à croire et à gouverner de travers quelques années plus tard. La crise russe passée, on prépara donc les conditions de la suivante.

On peut se demander comment tant d'« experts » ont imposé l'idée extravagante que les leçons de l'histoire, de l'anthropologie, de la sociologie, de la politique aussi, avaient cessé de compter. L'idée aussi que chaque société n'était plus qu'une argile malaxée par les « lois de l'économie », une économie certes peuplée d'humains, mais assimilables à des atomes et à des molécules. L'idée enfin que la communication et le commerce allaient dissoudre les différences entre les nations, favorisant la création d'un marché mondial porteur de prospérité et de paix.

Nous n'y sommes pas tout à fait, même si, pour certains économistes, la terre pro­mise est déjà conqui­se : leur situation matérielle s'est améliorée au diapa­son de celle des business schools dans ­lesquelles ils enseignent et desbanques où ils con­seillent les 1 % les plus riches qui se régalent de leurs théories. Pour les autres, beaucoup plus nombreux, le tableau que le FMI lui-même vient de dresser n'est pas aussi réjouissant. Dans une étude parue en juin 2016, l'institution de Washington a en effet admis que les politiques néolibérales qu'elle a promues depuis tant d'années n'avaient entraîné aucun rebond de la croissance, au contraire, et s'étaient accompagnées d'un envol des inégalités (4) (voir « Aux États-Unis, les riches creusent l'écart »). Quant à la mondialisation financière, chérie elle aussi par le FMI, elle a accéléré la fréquence des krachs et en a accru le risque. Trente ans de recettes économiques flanqués par terre…

À dire vrai, les auteurs de ce manuel s'en doutaient un peu. Mais leurs lecteurs pourront profiter de cet éclair de lucidité pour tout revoir avec un œil neuf, libre, curieux, rêveur même. Au risque de décider qu'il faut tout reprendre, tout recommencer.

(1) Marion Fourcade, Étienne Ollion et Yann Algan, « The superiority of economists » (PDF), Maxpo Discussion Paper, n° 14/3, Paris, novembre 2014.

(2) Michel Beaud et Gilles Dostaler, La Pensée économique depuis Keynes, Seuil, Paris, 1993, p. 105.

(3) George Friedman, « Russian economic failure invites a new stalinism », International Herald Tribune, Neuilly-sur-Seine, 11 septembre 1998.

(4) Jonathan D. Ostry, Prakash Loungani et Davide Furceri, « Neoliberalism : Oversold ? » (PDF), Finance & Development, vol. 53, n° 2, Washington, DC, juin 2016.

Tout ici hurle en silence

Mon, 03/04/2017 - 10:13
Sur Babi Yar, pas de monument. Un ravin abrupt, telle une dalle grossière. L'effroi me prend. J'ai aujourd'hui le même âge que le peuple juif. Il me semble là — que je suis juif. Me voici, errant dans l'ancienne Egypte, Là agonisant, sur cette croix, Dont, jusqu'à ce jour, je porte les stigmates. Il me semble que Dreyfus, c'est moi. Les boutiquiers me dénoncent et me jugent. Je suis emprisonné. Pris dans la rafle. Poursuivi comme une bête, couvert de crachats, calomnié. Et les petites dames, en dentelles de Bruxelles, glapissent et me plantent leurs ombrelles dans le visage. Il me semble — que je suis le gamin de Bialystok. Et le sang du pogrom ruisselle. Les piliers de bistrot se déchaînent, puant la vodka et l'oignon. Et moi, jeté au sol à coups de bottes, sans force, je supplie en vain mes bourreaux. Et ils s'esclaffent : « Cogne les youpins, sauve la Russie ! » Un épicier viole ma mère. Oh, mon peuple russe ! — Je le sais — Toi — Par essence, tu es international. Mais souvent, des hommes aux mains sales ont fait de ton nom pur le bouclier du crime. Je connais la bonté de ta terre. Et quelle bassesse ! Sans le moindre frémissement, les antisémites se sont pompeusement baptisés « Union du peuple russe » ! Il me semble — que je suis Anne Frank. Transparente comme une brindille d'avril. Et j'aime. Et pas besoin de grands mots. Il faut juste que nous nous regardions en face. On voit, on sent si peu de choses ! Le ciel, les feuilles nous sont interdits. Mais nous pouvons beaucoup : Tendrement nous embrasser dans ce réduit obscur. On vient ? N'aie crainte — c'est juste le bourdonnement du printemps qui s'approche. Viens vers moi. Offre-moi vite tes lèvres. On brise la porte ? Mais non, c'est la glace qui cède... Sur Babi Yar bruissent les herbes sauvages. Les arbres regardent, terribles juges. Tout ici hurle en silence, Et moi, tête nue, je sens lentement mes cheveux grisonner. Et je suis moi-même un immense hurlement silencieux au-dessus de ces mille milliers de morts. Je suis chaque vieillard fusillé ici. Je suis chaque enfant fusillé ici. Rien en moi n'oubliera jamais cela ! Et que L'Internationale résonne quand on aura mis en terre le dernier antisémite de ce monde. Je n'ai pas une goutte de sang juif. Mais, détesté d'une haine endurcie, je suis juif pour tout antisémite. C'est pourquoi je suis un Russe véritable !

Traduction de Jean Radvanyi. Publié dans Literaturnaia Gazeta le 19 mars 1961.

Réformes en série

Fri, 31/03/2017 - 16:28
Théo Haggaï – de la série « Cailloux » http://theo-haggai.tumblr.com/

1930 (président du Conseil : André Tardieu). Création des assurances sociales obligatoires pour les salariés de l'industrie et du commerce aux rémunérations inférieures à un certain plafond.

1945 (Charles de Gaulle). Ordonnances des 4 et 19 octobre créant la Sécurité sociale.

1947 (Paul Ramadier). Loi « tendant à modifier l'ordonnance du 4 octobre 1945 sur l'organisation administrative de la Sécurité sociale dans l'intérêt de la mutualité française ».

1967 (premier ministre : Georges Pompidou). Les ordonnances Jeanneney imposent la division du régime général en trois branches (santé, famille, vieillesse) et la création de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), avec pouvoir de direction. Le patronat dispose de 50 % des voix dans les caisses primaires, contre 25 % auparavant.

1976 (Raymond Barre). Premiers déremboursements de médicaments ; augmentation du ticket modérateur pour certains actes.

1983 (Pierre Mauroy). Instauration du forfait hospitalier. En Lorraine-Moselle, il est pris en charge par la « Sécu ».

1985 (M. Laurent Fabius). Nouveau code de la mutualité officialisant l'ouverture de la couverture santé à la concurrence.

1990 (Michel Rocard). Création de la contribution sociale généralisée (CSG) dans la loi de finances 1991.

1994 (M. Édouard Balladur). Autonomie financière de la branche accidents du travail.

1996 (M. Alain Juppé). Déremboursements de médicaments ; création de la contribution au remboursement de la dette sociale (CRDS).

2000 (M. Lionel Jospin). Création de l'aide médicale de l'État (AME) et de la couverture maladie universelle (CMU), qui deviendra la protection universelle maladie (PUMA) au 1er janvier 2016.

2001 (M. Jospin). Réforme du code de la mutualité, qui divise les activités d'assurance-santé entre celles soumises aux normes financières européennes et les autres (prévoyance…).

2004 (M. Jean-Pierre Raffarin). Instauration du principe du médecin traitant, de l'aide au paiement d'une complémentaire santé (ACS) et du forfait sur la consultation médicale (1 euro) puis sur les médicaments.

2005 (M. Raffarin). Création de l'Unocom, qui regroupe les mutuelles et les assureurs privés.

2009 (M. François Fillon). Loi Hôpital, patients, santé et territoires (HPST) instaurant le financement à l'acte (T2A) et la création des agences régionales de santé (ARS).

2016 (M. Manuel Valls). Les complémentaires santé deviennent obligatoires dans toutes les entreprises.

Des frontières mouvantes

Thu, 30/03/2017 - 17:46

Source : André et Jean Sellier, Atlas des peuples d'Europe centrale, La Découverte, 2014.

Le beau Danube noir

Thu, 30/03/2017 - 17:46

Qu'est-ce que l'identité nationale hongroise ? À partir de leur lecture de l'histoire, les deux grands partis classés à droite la définissent chacun à sa façon. Leurs programmes politiques et sociaux s'en inspirent pour proposer un ensemble de valeurs, qui trouvent une expression dans une « contre-culture » — des concerts de rock aux démonstrations équestres.

Peter Bauza.— Un nationaliste pointe la carte de la Hongrie telle qu'elle apparaissait avant le traité de Trianon en 1920. Budapest, 2014 ZUMA Press, Inc. / Alamy Stock Photo

Crâne rasé ou cheveux longs à la Conan le Barbare, tee-shirt aux motifs gothiques, cartouchières et grosses bagues à tête de mort, tatouages élaborés sur des biceps musclés, canette de bière à portée de main… le « métalleux » n'a pas de frontière. Il était massivement présent, en ce soir de la mi-août 2016, dans une petite ville au bord du lac Balaton, en Hongrie, pour un concert donné en plein air dans un vaste amphithéâtre adossé à une grande salle vitrée où l'on pouvait acheter des objets-souvenirs à l'effigie du groupe et… des bières. Comme partout. Sauf qu'il y avait plus de familles que d'ordinaire, et que les tee-shirts affichaient souvent des cartes géographiques quelque peu insolites au premier abord et de drôles de lettrages, que l'on identifiera plus tard comme des caractères runiques. Quelque huit cents personnes se trouvaient là pour voir se produire un groupe de « rock patriotique », selon l'appellation hongroise : Kárpátia. En fond de scène, l'image du squelette d'un oiseau, qui évoque une aigle héraldique mais renvoie en réalité au « turul », l'oiseau mythologique qui aurait accompagné les Magyars dans leur conquête des plaines danubiennes.

Le groupe arrive. Guitares, basse, batterie : du classique. Les chansons sont brèves, impeccablement entraînantes. János Petrás, le chanteur-bassiste, crâne rasé et moustache fière, occupe la scène avec la conviction d'une star ; le guitariste fait tournoyer sa longue chevelure. Le public fait spasmodiquement le signe du diable, index et auriculaire dressés, signe classique d'approbation dans les concerts de métal. Tout serait sans surprise, sauf que soudain se déploient des drapeaux, d'ordinaire réservés aux matchs de football. Des petits, parfois tenus par des enfants, et des très grands, agités avec majesté. La plupart sont énigmatiques, car ils ne correspondent pas au drapeau national. Certains lui ressemblent, mais, en plus des rayures horizontales rouge, blanche, verte, deux anges portant un blason figurent en leur milieu. Il s'agit du drapeau du royaume de Hongrie.

1640 Après sa défaite face aux Turcs à Mohács (1526), la Hongrie est divisée en trois parties : la Hongrie « royale », gouvernée par les Habsbourg du Saint-Empire romain germanique ; la Hongrie centrale, occupée par l'Empire ottoman ; et la Transylvanie, indépendante, mais vassale des Ottomans. Des frontières mouvantes Agnès Stienne, 1er novembre 2016

D'autres présentent des variations diverses autour de bandes horizontales rouges et blanches, ce qui, d'ordinaire, fait suffoquer de fureur le citoyen peu porté sur la droite violemment extrême. Car ces couleurs-là, qui renvoient à la dynastie des Árpád, fondateurs du royaume, sont utilisées par ceux qui se prétendent les seuls « vrais Hongrois » ; et, surtout, elles furent celles des Croix fléchées, un mouvement fondé en 1939, transposition hongroise du nazisme qui, au pouvoir entre octobre 1944 et mars 1945, collabora très vigoureusement à l'extermination, en particulier des Juifs : un demi-million d'entre eux mourront, assassinés ou déportés à Auschwitz. Mais les bannières les plus mystérieuses sont celles qui, toutes pimpantes, bleues barrées de jaune, arborent un soleil et un croissant de lune. Le mystère restera entier jusque vers la fin du concert.

L'ambiance est à la fois bon enfant et emplie de ferveur. On a la nette impression d'entendre toujours la même chanson, martiale mais dansante, quand bien même la guitare se lance régulièrement dans des solos lyriques. En réalité, le public fait le show, scandant à pleine voix les refrains. Kárpátia est un phénomène. Extrêmement populaire (il donne une centaine de concerts par an), le groupe, formé en 2003, réclame « justice pour la Hongrie » — titre d'un de ses albums. Il dénonce par là le traité de Trianon, qui, le 4 juin 1920, consacrait le démantèlement du royaume : le pays perdit alors les deux tiers de son territoire et les trois cinquièmes de sa population.

Kárpátia célèbre le fantasme d'un pays « pur »

Près d'un siècle plus tard, on aurait pu croire le choc — assurément considérable — surmonté ; ce n'est pas le cas. János Petrás évoque sur scène une chanson que sa mère lui chantait, La Grande Hongrie, c'était le paradis, et le nom du groupe est là pour rappeler que les Carpates étaient autrefois hongroises. On comprend mieux soudain certains dessins sur les tee-shirts des spectateurs : ils représentent cette Hongrie d'autrefois. Et quand toute la salle, en entendant deux accords esquissés, se lève comme un seul homme, figée dans une solennité impressionnante, on croit fugacement que le groupe joue l'hymne national — erreur : il joue l'hymne de la Transylvanie, une région du cœur des Carpates aujourd'hui roumaine. Un hymne fictif, issu d'une opérette populaire, mais que tout le monde connaît, même sans être fan de Kárpátia. Le fameux drapeau bleu et jaune est celui de la Transylvanie perdue… János Petrás rappelle, non sans jubilation, que Kárpátia est interdit de concert dans la plupart des pays de l'ex-« Hongrie historique ». Il est assez saisissant de glisser du concert de rock au meeting. Qu'un patriotisme fervent de ce genre rassemble un public souvent dans la trentaine et affichant les signes de la modernité décontractée surprend, comme surprit le choix de Frigide Barjot comme porte-parole de la « Manif pour tous » en France.

János Petrás chante également, avec le même entrain vigoureux, le soulèvement de 1956, pour louer le courage de ceux qui s'opposèrent à la « dictature communiste », et célèbre les responsables des Croix fléchées, qui furent pour la plupart exécutés pour trahison après la victoire de l'Armée rouge. Le public vibre à l'unisson. En accord apparent avec ceux qui ont permis que, parmi les Juifs envoyés à Auschwitz, un sur trois ait été hongrois. Aucun opposant dans la salle, alors même que Kárpátia ne donne pas dans l'allusif et que le groupe n'est nullement confidentiel. L'amour de la patrie s'appuie ici sur la conception « hungariste » de la nation portée par les Croix fléchées — hongrois un jour, hongrois toujours — et s'accompagne d'une haine gaillarde à l'encontre du « non-Hongrois » : le communiste internationaliste, plus implicitement le Juif et plus globalement l'étranger, y compris l'acteur du libéralisme qui importe des produits et des valeurs étrangères à la « hungarité ».

Car János Petrás célèbre la Hongrie archaïque, un pays fantasmatiquement « pur », peuplé de descendants de guerriers amoureux d'une terre qu'ils ont gagnée par la force des armes. Il se raconte volontiers à Budapest qu'aucun bâtiment ne dépasse 96 mètres, afin de rappeler l'an 896, quand la confédération des tribus magyares a vaincu ses prédécesseurs et s'est installée dans la plaine du Danube, en Pannonie, signant la conquête — qui se dit en hongrois « occupation de la patrie »… Il importe de conserver les valeurs ancestrales de ce peuple « élu » et les symboles de cette élection : le « turul », dont sont érigées des statues partout où existent des minorités hongroises, de la Roumanie à l'Autriche en passant par l'Ukraine ; l'alphabet runique, utilisé jusqu'en 1850 dans certaines régions et que l'on retrouve aujourd'hui sur les panneaux de municipalités d'extrême droite ; mais également la religion chrétienne, associée à Étienne Ier, fondateur en l'an 1000 du royaume dont il deviendra le saint patron après sa canonisation.

Sacré mélange pour ce rock identitaire qu'a propulsé l'éphémère mais influente Radio Pannon, créée en 2000, et dont Kárpátia n'est pas le seul représentant. Romantikus Eröszak, par exemple, fait partie de la même constellation. Lui aussi raconte en musique une certaine version de l'histoire : « Mon rêve, c'est la Hongrie telle qu'elle existe depuis des siècles, indépendante, forte, gérée par des Hongrois, et qui fonctionne en autogestion (1)  », dit le chanteur, dont le cou s'orne d'un tatouage « Vive la patrie ». Le nom du groupe, « Violence romantique », est assez représentatif d'une sensibilité commune à cette mouvance. Si la violence y apparaît clairement comme moyen revendiqué d'une rupture avec l'ordre existant, il est peut-être plus difficile de lui associer spontanément un quelconque romantisme. Pourtant, il semble bien que ce nationalisme frénétique et dansant porte un idéal. Sur fond de nostalgie, mais dans le langage de la modernité, s'exprime une aspiration à l'héroïsme, au retour à des valeurs viriles, soudant une communauté de frères et pour lesquelles on est prêt à assumer la lutte, idéologique ou autre.

Une absence béante dans tous ces propos : la question sociale. Et un rapport à l'histoire qui a tendance à ne désigner comme « occupation » que le temps de la République populaire de Hongrie, et non celle des troupes du Reich, à partir de 1944, tout en oubliant les deux grandes périodes durant lesquelles le pays a été dominé, par l'Empire ottoman d'abord, puis par Vienne.

L'obsession « Trianon » semble d'autant plus partagée qu'elle est lourde d'ambiguïtés. Car c'est l'amiral Miklós Horthy, régent du royaume de 1920 à 1944, allié de l'Axe, qui a renégocié le traité avec Adolf Hitler et Benito Mussolini, pour « réintégrer » en 1940 une partie des territoires devenus roumains en 1918. Les territoires furent redistribués après la guerre, et, pendant la période communiste, on ne parla plus de Trianon. Mais les autocollants représentant la Grande Hongrie (1867-1918) fleurissent sur les pare-brise arrière des voitures, dont les propriétaires ne sont pas forcément d'extrême droite.

Ce qui s'exprime aussi dans ce genre de manifestation, c'est le rejet d'une autre occupation, bien plus récente : celle qu'exerce le capitalisme. La Grande Hongrie rappelle le temps, certes fantasmé mais puissamment évocateur, de la souveraineté nationale et populaire. Il faut reconnaître que le pays a violemment souffert de son « ouverture » à l'Ouest. La coalition socialiste-libérale au pouvoir dans les années 1990 avait suivi sans broncher les exigences du Fonds monétaire international et instauré une sévère austérité budgétaire. Le chômage était devenu galopant et, en 2004, année de l'adhésion à l'Union européenne, 80 % des grandes entreprises étaient des propriétés étrangères, ainsi que 80 % des banques. Si l'on ajoute à cette mise à l'encan du pays de fracassantes histoires de corruption, il apparaît clairement que les élites de gauche ne peuvent qu'assez largement susciter le mépris et la défiance, tout comme les promesses de bonheur associées à la libéralisation des marchés.

« Chers descendants d'Attila »

Quand le Fidesz - Alliance civique hongroise, le parti du chef du gouvernement Viktor Orbán, rejoint l'imagerie de Kárpátia (2), c'est aussi sur ces rejets-là. En 2010, de retour au pouvoir après huit années d'absence, il ne s'est pas contenté de décréter le 4 juin, anniversaire de la signature du traité, « jour de la cohésion nationale » : il a précisé que cette commémoration était destinée à renforcer l'« identité nationale ». Mieux : il a accordé la citoyenneté aux minorités d'origine hongroise vivant dans des régions relevant jadis de la Grande Hongrie, soit entre deux à trois millions de personnes. Il ne se contente pas de flatter l'irrédentisme : il promeut une ethnicisation de la citoyenneté et évoque la création d'une « Eurorégion hongroise » rappelant le rêve des « terres unies de Hongrie » cher aux Croix fléchées. Il ajoute à cette passion de la « hungarité » le refus des lois étrangères (européennes), prône le « patriotisme économique » et l'« illibéralisme (3)  ». Il professe enfin un anticommunisme virulent, qui lui fait chérir les « martyrs » du soulèvement de Budapest en 1956…

Rien d'étonnant, donc, à ce que János Petrás ait été décoré par le gouvernement de M. Orbán. À ceci près tout de même qu'il a composé l'hymne d'une milice paramilitaire fondée en 2007, dissoute en 2009, dûment interdite — mais parfaitement tolérée. Cette Magyar Gárda, présidée par M. Gábor Vona, le chef du parti d'extrême droite Jobbik, se consacrait à la protection des traditions, de la culture nationale… et de la population. Elle avait pour but, selon ses statuts, de « défendre physiquement, spirituellement et intellectuellement la Hongrie sans défense ».

La médaille remise à János Petrás illustre impeccablement la proximité de sensibilité entre le Jobbik et le Fidesz. Mais les accents mis sur la définition de l'identité hongroise diffèrent quelque peu. « Chers descendants d'Attila » : c'est ainsi que M. Vona aime s'adresser à ses électeurs, qui lui ont accordé 20,5 % des voix aux élections législatives de 2014. Le festival Kurultáj, dont la première édition, en 2010, s'est tenue au Kazakhstan, a précisément pour objet de réunir lesdits descendants du Hun (4). Ce Kurultáj, « réunion tribale » — traduction du terme d'origine turque —, se déroule désormais tous les ans, en août, à 120 kilomètres de Budapest, près de Bugac, dans la grande plaine — la puszta — et accueille pendant trois jours douze nations, vingt-sept groupes ethniques et 250 000 spectateurs pour le « plus grand événement traditionnel d'Europe (5)  ». Le vice-président de l'Assemblée nationale parraine l'événement, destiné, selon ses termes, à développer le sens de la fraternité entre peuples d'origine turco-mongole, dont ont fait partie les Huns.

Pour s'y rendre, on marche longtemps sur une petite route qui traverse une forêt. Près de l'entrée, des Harley-Davidson. Il est probable que des membres de l'association des Goj Motorosok, autrement dit les « motards goys (6) », soient de la fête. Pourquoi « goys » ? Une blague, a répondu le fondateur, qui porte un pendentif représentant la Grande Hongrie et arbore d'ordinaire un blouson orné de la « sainte couronne » d'Étienne Ier. L'association propose des virées à moto et prévoit notamment une tournée commémorant Trianon… Les Goj Motorosok sont célèbres et semblent souvent requis pour accompagner des hommes politiques.

Daniel Kerek. — Quartier du château à Budapest. Sur la vitre du van : « Justice pour la Hongrie, 4 juin 1920 Trianon ! » Daniel Kerek / Alamy Stock Photo

On entre, gratuitement, dans l'aire du festival sous l'œil sévère d'un immense Attila, dont le portrait farouche domine une très vaste esplanade. Poussière et chaleur — il peut faire 40 degrés l'été. Et l'on a comme un vertige. Car circulent un peu partout, entre les yourtes entrouvertes sur des tapis colorés et les stands où l'on peut acheter des souvenirs mongols et des arcs à l'ancienne, des hommes couverts de colliers, de bracelets, de grigris, arborant des gilets brodés, des tuniques à col russe, de larges pantalons blancs, de longs manteaux de cuir, des toques incrustées de pierres, des fourrures, parfois même des armures, ou des peaux d'animal sur leur torse nu. Cheveux souvent longs, boucles d'oreilles, tatouages et moustache arrogante. Peu de gens habillés « en civil » : on avance parmi des réinventions des conquérants nomades. Les femmes portent des jupes folkloriques ou suivent la mode « Bocskai », du nom du prince de Transylvanie qui prit la tête de l'insurrection contre les Habsbourg au début du XVIIe siècle.

Un bruit à répétition fait sursauter avec régularité. On dirait des coups de feu ; ce ne sont que des claquements de fouet. Un fouet très long, à l'évidence difficile à manier, arme plus qu'instrument, et qu'ils sont nombreux à déployer de façon rythmée. Des percussions partout, surtout des tambours ; l'ambiance est à la transe.

La yourte sur laquelle figure une grande photographie d'Atatürk semble fermée. Dans une autre s'exhibent les chiens (irlandais) les plus grands du monde. Mais, dans certaines, n'entre pas qui veut. Quand on se présente devant l'une de celles qui semblent accueillir des spectateurs, la tenture redescend, et le préposé à l'admission nous demande ce que nous venons voir. Nous répondons avec entrain que, précisément, c'est parce que nous l'ignorons que nous souhaitons entrer. Il nous est fraîchement répondu que c'est pour cette même raison que nous n'y serons pas autorisés. Bon…

On voit circuler de nombreux policiers et des hommes en noir, dont les seules couleurs sont le liséré rouge-blanc-vert sur leur veste : ils évoquent furieusement la Magyar Gárda. Les drapeaux flottent un peu partout. Ici, il y a des Ouïgours, des Turkmènes, des Tchouvaches, des Turcs, des Kirghizes, des Yakoutes… Le spectacle est dans la foule, mais la foule est aussi venue pour le programme du festival, de la scène centrale au « champ de bataille » : le cercle de chamanes sur fond de tambours, les cornemuses du folklore hongrois, les duels au sabre, les démonstrations équestres, etc. Sans oublier les conférences internationales sur les civilisations nomades eurasiatiques.

Car Kurultáj est un concentré de « touranisme » : le terme désigne initialement la famille linguistique ouralo-altaïque (langues turciques, hongrois, finnois), puis une idéologie politique affirmant la prééminence des affinités entre peuples originaires d'Asie centrale. Ce courant s'épanouit entre les deux guerres et animait le hungarisme des Croix fléchées (7). Aujourd'hui, le Jobbik en est le principal représentant. Deux de ses dirigeants possèdent une entreprise de vêtements et accessoires aux motifs archaïsants. Ses militants tiennent d'ailleurs un stand au festival.

Se définir comme le petit-fils d'Attila, qui constitua un empire de l'Asie centrale à l'Europe centrale au Ve siècle et mourut au combat devant les Romains, décline une identité assurément singulière et a priori quelque peu différente de celle affirmée par le Fidesz. Certes, la nouvelle Constitution de 2011 voulue par M. Orbán décrit aussi la nation en termes culturels ; mais la sainte couronne des rois hongrois est prise comme référence de son unité, le christianisme et la famille sont posés comme piliers de la société.

Le Jobbik (Mouvement pour une meilleure Hongrie), qui se définit moins comme un parti que comme une « communauté », selon l'un de ses dirigeants György Szilágyi, se réclame lui aussi du christianisme. Mais il semble bien que ses électeurs et sa culture propre soient néopaïens, sensibles à une spiritualité liée aux puissances magiques et ancestrales de l'esprit de la Nature. De même, il se détourne de « l'Occident », qui a trahi la Hongrie avec le traité de Trianon, pour aller vers ses alliés « naturels », proches des supposées racines nationales : les peuples d'Asie. L'un des trois députés européens du Jobbik prône d'ailleurs une « grande alliance touranienne » entre la Hongrie et les « khanats rouges » de l'Asie centrale, et le parti était invité en Turquie par le Parti de la justice et du développement (AKP) de M. Recep Tayyip Erdoğan pour la proclamation des résultats du premier tour de l'élection présidentielle en 2014. Le Jobbik réserve son hostilité aux Tziganes, non en tant que tels, comme le précise le site du parti, mais parce qu'ils seraient victimes de mauvaises conditions socio-culturelles, portant atteinte à la collectivité… En revanche, il n'a rien contre l'islam, « le dernier espoir de l'humanité dans les ténèbres du globalisme et du libéralisme », selon M. Vona (8).

Aller vers une « meilleure Hongrie » passe ainsi par le retour à des traditions plus ou moins réimaginées, fortement teintées d'opposition à la modernité « occidentale », imprégnées de fantasmes moyenâgeux, qui mettent en avant la virilité, la fraternité entre membres d'une même armée, l'héroïsme, le lien avec les forces premières de la Nature. Autour d'une table de bistrot en plein air où nous nous remettions du choc Kurultáj, deux Hongrois tatoués se sont lancés dans un éloge vibrant du légendaire betyár, le voleur de grand chemin assimilé à un genre un peu particulier de Robin des Bois : il détrousse les riches, il enlève les femmes mais les séduit, sur son cheval il est un conquérant. Bandit d'honneur… Panache, choix de l'illégalité, puissance et équité : autant de qualités implicites pour les héros touraniens.

Le slogan Jobbik « 100 % hongrois » implique de rejeter l'Occident, le libéralisme, la sujétion à l'Union européenne, pour retrouver une identité certes hongroise mais ancrée dans l'eurasiatisme, vigoureuse, solidaire et spirituelle : l'ensemble compose lui aussi un idéal romantique, porteur d'authenticité et de morale. « On ne peut pas arrêter l'avenir », affirme sur sa page Facebook le Jobbik, parti populaire chez les jeunes — 33 % des étudiants en sont électeurs ou sympathisants. Cet avenir passe, de façon inattendue, par la restauration des services publics et la notion de bien commun aussi bien que par l'expansion des ressources nationales, qui « incluent la condition physique et mentale de la nation, le sentiment patriotique et la solidarité (…), la fourniture d'eau potable et les infrastructures de transport » (9).

Les « médiévaleries » apparaissent ainsi moins comme l'expression d'une aspiration à retrouver les origines d'un pays que comme la mise en symboles d'une quête d'épanouissement, individuel et collectif. À vrai dire, cette recherche d'un sens de la vie qui ne soit pas lié à l'argent, au marché, d'une inscription de l'individu dans un monde stable mais ouvert à la « transcendance », explique peut-être bien le succès d'un certain nombre de jeux vidéo, récits de fantasy et parcs à thème — le Puy du Fou de M. Philippe de Villiers en Vendée, par exemple. Et, comme l'appartenance à la chrétienté était censée jadis avoir priorité sur les autres affiliations et leur donner sens, Kurultáj et le touranisme enchâssent la « patrie » dans un ensemble plus vaste, où les frontières importent moins que la communauté.

L'archaïsme comme source d'un avenir heureux

En d'autres termes, le patriote tend à se dissoudre dans un peuple supranational, auquel il décide de s'identifier. Les choix de ce type inclinent donc à l'archaïsme présenté comme… l'avenir, au nom de la célébration de valeurs supérieures — la spiritualité, la défense des humbles, le dépassement des intérêts personnels — anéanties par la modernité, représentée en particulier par la démocratie et le capitalisme.

Certains de ces choix ne sont pas réservés à la droite identitaire, réactionnaire et conservatrice, et peuvent se retrouver dans l'imaginaire de mouvements se définissant comme progressistes : certains groupes à la recherche d'un mode de vie alternatif, les tenants d'une spécificité culturelle plus ou moins menacée et qu'il importerait de protéger, les partisans d'une morale s'opposant au « narcissisme » induit par le capitalisme artiste, etc.

En Hongrie, cet appel à un retour vers un passé source d'avenir heureux est d'autant plus entendu qu'il semble proposé par deux partis concurrents. Leurs différences importent peut-être moins que leurs convergences : quand M. Orbán commande une chanson en hommage aux « martyrs de 1956 », c'est à un rocker, le compositeur et producteur Desmond Child, né américain de parents hongrois et récemment naturalisé. On a connu ce dernier plus affriolant, du temps où il composait pour les extravagants Alice Cooper ou Kiss, et non pour soulever le désir de « marcher main dans la main sur les traces de nos héros (10)  ». Mais le plus surprenant, c'est que le Fidesz, arc-bouté sur une conception de la famille autour du couple homme-femme, se compromet ici avec un militant homosexuel, marié à un homme.

Près de Budapest se déroule presque en même temps le festival de Sziget, adoubé par Pepsi et fêté comme le plus grand festival de rock européen. Ses tarifs sont prohibitifs. Les Hongrois n'y vont quasiment pas.

(1) Cf. Salomé Legrand, « “Violence romantique”, le rock hongrois qui aide “à résister contre Bruxelles” », Trans'Europe Extrêmes, 18 mai 2014.

(2) Lire G. M. Tamás, « Hongrie, laboratoire d'une nouvelle droite », Le Monde diplomatique, février 2012.

(3) « Viktor Orbán pourfend le libéralisme occidental », Courrier international, Paris, 1er août 2014.

(4) Les Huns ont précédé de plusieurs siècles les tribus magyares, venues de l'Oural. Conquérants redoutables, païens aux rites « barbares », Huns et Magyars ont vite été rapprochés dans l'imaginaire collectif.

(5) Cf. le site Kurultaj.hu

(6) Goy signifie « gentil, non juif » en yiddish.

(7) En Turquie, le panturquisme, revendiqué par les ultranationalistes héritiers des Loups gris, s'en réclame. Les leaders du pantouranisme jeune-turc avaient autrefois rejoint Mustafa Kemal Atatürk.

(8) Lire Corentin Léotard, « Une extrême droite qui n'exècre pas l'islam », et Jean-Yves Camus, « Extrêmes droites mutantes en Europe », Le Monde diplomatique, respectivement avril 2014 et mars 2014.

(9) Cf. la page Facebook du Jobbik.

(10) Joël Le Pavous, « L'hymne à la liberté commandé par Orbán se fait descendre en Hongrie », Rue89, 24 août 2016.

À Belleville, plus de mille « marcheuses »

Thu, 30/03/2017 - 17:31

Le plus grand conflit intercommunautaire chinois est survenu il y a un peu plus de dix ans, entre les Dongbei (Chinois du Nord-Est) et les Wenzhou (Chinois de l'Est). Les premiers, employés comme gardes d'enfants ou comme ouvriers dans les ateliers, se sentaient surexploités par les seconds, et ont vivement protesté. Depuis, les Wenzhou ne les recrutent plus. « Cela pousse les femmes vers la prostitution », constate la chercheuse Wang Simeng.

Tian Jing, jeune Pékinoise diplômée de l'Institut français de presse de l'université Panthéon-Assas, à Paris, évoque une rencontre avec une femme d'une quarantaine d'années au cours de son jogging. « Elle cherchait l'hôpital Saint-Louis. » Et elle s'est mise à raconter sa vie avec un débit de parole impressionnant : « Je suis nounou dans une famille wenzhou, si malfaisante. Je suis aujourd'hui malade, ils ont même refusé que j'aille chez le médecin. Une fois ma dette remboursée, je rentrerai en Chine. Vu ma situation, on m'a suggéré d'être “marcheuse”. »

Les « marcheuses », cette communauté délaissée par les Chinois de France, comptent environ 1 200 femmes, âgées en moyenne de 43 ans. Elles sont suivies par le Lotus Bus, un programme spécifique de Médecins du monde. Lors de son lancement, en 2002, moins de 200 femmes ont été reçues. Leur nombre a atteint un pic de 1 300 en 2015. « On voyait 300 femmes par soir, en moyenne. Mais, en 2016, on est tombé aux alentours de 200 », explique M. Tim Leicester, coordinateur du Lotus Bus. La loi de 2016 pénalisant les clients de la prostitution a poussé ces femmes à changer de mode de travail, soit en trouvant refuge sur Internet, soit en partant en province, dans des villes dont elles ne connaissent même pas le nom.

Si certains évoquent la colère des riverains contre elles, notamment à Belleville, Naël Marandin, réalisateur du film La Marcheuse (2015) et résident du quartier, s'inscrit en faux. « Un habitant a dit que lorsqu'il sort du métro, en rentrant chez lui, sur cent mètres, des femmes le regardent, et ça le dérange. Mais, de tout temps, dans l'espace public à Paris, les femmes ont subi le regard des hommes, commente-t-il à propos d'une réunion entre des riverains et des prostituées. Ce qui me gêne, c'est l'hypocrisie qu'il y a autour de cette question. » Beaucoup de Chinois estiment que ces femmes leur font perdre la face et se montrent très durs à leur égard. « Pourquoi des Chinois intimident-ils des Chinois ?, se demande Tian Jing. Pourquoi ne pas les aider, au contraire ? »

Mis à jour le 30 mars 2017.

Les Inrocks 2

Thu, 30/03/2017 - 15:03

L'hebdomadaire publie un hors-série sur l'auteur de mangas Taniguchi Jiro (Quartier lointain), mort en février. Outre des dessins et des planches, on y trouve une interview du mangaka faite en 2014, ainsi qu'une série d'articles sur les influences actuelles. (Hors-série, 7,90 euros. — Paris.)

http://www.lesinrocks.com

Accattone

Thu, 30/03/2017 - 15:01

Cette revue antimoderne et antiprogressiste placée sous le patronage de Pier Paolo Pasolini consacre son dernier numéro à Georges Bernanos et à la critique de la civilisation des machines qui, selon l'éditorial, « cherche à nous écraser par son génocide culturel ». (N° 4, parution irrégulière, 8 euros, sur commande sur le site. — Huningue.)

http://accattone.net

Nouvelle École

Thu, 30/03/2017 - 14:48

La bataille culturelle menée par la « nouvelle droite » ne vise pas seulement à annexer au conservatisme des idées glanées à gauche, mais aussi à dépoussiérer des figures de droite naguère infréquentables. Illustration avec le dernier numéro de cette revue dirigée par Alain de Benoist, consacré à Charles Maurras. (N° 66, annuel, 25 euros. — Lille.)

http://www.revue-elements.com/nouve...

The Politico

Thu, 30/03/2017 - 14:29

Le projet de Breitbart News, le site phare de la « droite alternative » américaine, pour conquérir la France et l'Europe ; une analyse des effets de la loi adoptée par M. Vladimir Poutine en 2013, qui criminalise les « insultes contre les sentiments des croyants ». (Vol. 3, n° 8, parution irrégulière, gratuit. — Washington, DC, États-Unis.)

http://www.politico.com

ContrePied

Thu, 30/03/2017 - 14:12

Le rapport des nouvelles générations à la topographie connaît un bouleversement grâce, notamment, à l'introduction de la course d'orientation dans les programmes du collège. Le dossier de l'organe du Syndicat national de l'éducation physique de l'enseignement public explore les nombreuses ressources de cette discipline. (Hors-série, n° 17, janvier, gratuit. — Paris.)

http://www.epsetsociete.fr/-Contrepied-

Les rapports de Berlin. André François-Poncet et le national-socialisme

Thu, 30/03/2017 - 13:50

De septembre 1931 à novembre 1938, l'ambassadeur de France à Berlin André François-Poncet, secondé par des collaborateurs compétents, fournit au Quai d'Orsay une bonne information sur la politique intérieure allemande. On en retiendra surtout la description de « l'établissement de la dictature » et de « la persécution des Juifs ». D'autres sujets, décisifs, manquent à l'appel : les relations entre Adolf Hitler et les siens, la Reichswehr et le grand capital, et la mission qui définit les vrais rapports de l'ambassadeur avec le national-socialisme : délégué du Comité des forges, il fut un pivot de la politique française d'apaisement, entre tractations financières initiales sur la Sarre et liquidation finale de l'allié tchécoslovaque. Les « rapports de Berlin » excluent les « erreurs de jugement » de celui qui ne fut pas « réticent à côtoyer les dignitaires du régime nazi », mais, l'auteur le note, « rencontra » souvent Hermann Göring, représentant gouvernemental de « l'aile dure » — ou fut-ce la douce ? — du national-socialisme et représentant, en fait, de la grande industrie de 1933 à mai 1945.

Fayard, Paris, 2016, 244 pages, 22 euros.

¡A Zaragoza o al charco ! Aragon, 1936-1938. Récits de protagonistes libertaires

Thu, 30/03/2017 - 13:50

Parallèlement à la réédition largement augmentée des Mémoires d'Antoine Gimenez sur la guerre d'Espagne, Les Fils de la nuit (Libertalia, 2016), les auteurs livrent ici leurs autres recherches : quatre témoignages recueillis auprès de militants de la CNT-FAI (alliance de la Confédération nationale du travail et de la Fédération anarchiste ibérique), aujourd'hui disparus, ou de leurs enfants. Celui de Juan Peñalver Fernández concerne également l'exil et le passage de relais d'une génération à l'autre dans la lutte antifranquiste. Fidèles à leur méthode, qui consiste à tenter d'« articuler les histoires particulières et l'analyse des questions collectives », les Giménologues livrent un très riche matériel documentaire, en particulier sur deux colonnes de la CNT qui combattaient en Aragon, ainsi que sur les collectivisations dans cette région. Ils complètent leur propos par des analyses sur les conditions de la mise en route du projet communiste libertaire en Aragon et sur la question controversée de la violence révolutionnaire, des années 1930 à nos jours.

Les Giménologues - L'Insomniaque, Lagarde-Montreuil, 2016, 448 pages, 20 euros.

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