Pour justifier les quotas de femmes dans les conseils d'administration, certaines associations patronales estiment que les intérêts des salariées seraient mieux pris en compte et les entreprises mieux gérées. En réalité, cette revendication tend à naturaliser de prétendues qualités féminines, tout en réservant l'émancipation à quelques privilégiées.
Si les dirigeantes économiques restent peu nombreuses en France (15 % des chefs d'entreprises de plus de dix salariés), les organisations qui cherchent à les représenter sont multiples. Excepté quelques tentatives précoces, comme l'association Femmes chefs d'entreprise, fondée en 1945 par Yvonne Foinant, maître de forges et première femme élue dans une chambre de commerce en France (Paris, 1945), les associations de « femmes patrons » se sont multipliées dans le sillage de la loi sur la parité en politique de juin 2000 (lire Gisèle Halimi, « Un référendum pour les femmes »). Elles dénoncent le poids écrasant des hommes dans les instances de décision du monde économique et militent, à partir de 2008, pour l'instauration de quotas d'administratrices, une mesure défendue à l'Assemblée nationale par Mme Marie-Jo Zimmermann, la députée UMP (Union pour un mouvement populaire, rebaptisée Les Républicains) de la Moselle. Trois ans plus tard, la loi dite « Copé-Zimmermann » instaurant une féminisation progressive et obligatoire de ces instances est adoptée. Elle impose aux entreprises de plus de 500 salariés et réalisant 50 millions de chiffre d'affaires l'objectif de 20 % (en 2014) puis de 40 % (en 2017) de femmes au sein des conseils d'administration de plus de huit membres, ou un écart maximum de deux personnes entre les deux sexes au sein des conseils de huit membres ou moins. En août 2014, une nouvelle loi étend ces dispositions aux entreprises de 250 salariés et plus, qui ont jusqu'en 2020 pour atteindre les 40 % de membres d'un même sexe.
Lors des débats parlementaires, cette mesure de « discrimination positive » suscite peu de résistances, comme si la loi sur la parité en politique avait ouvert une brèche, à partir de laquelle il était possible d'élargir le champ d'application. Les critiques des opposants à la mesure —parmi lesquels figurent d'importantes dirigeantes— portent principalement sur trois aspects, déjà présents dans le débat paritaire (1) : la crainte des « femmes-alibis », promues en raison de leur sexe et non pas de leurs compétences ; le manque de vivier et de candidates potentielles ; l'inefficacité de ces mesures. Dénonçant la « parité imposée », Mme Patricia Barbizet, directrice générale d'Artémis, qui est une des administratrices les plus « cumulardes » (parmi ses principaux mandats en 2008 : Air France-KLM, Bouygues/TF1, Total SA), s'est toujours positionnée contre la loi, même après sa promulgation : « En invitant à choisir une personne pour son genre grammatical ou pour le groupe qu'elle est censée représenter, on fait fausse route. Le choix doit être celui de la compétence et de la personnalité » (L'Express, 14 janvier 2010) — supposant que les hommes sont, de leur côté, recrutés uniquement sur le critère de la compétence. La directrice de BNP Paribas Banque Privée France, Mme Marie-Claire Capobanco, exprime les mêmes réserves : « Je ne suis pas favorable aux quotas car imposer un pourcentage, cela ne tient pas compte des qualités de chacun. Le côté “alibi” de certaines nominations me dérange ! » (L'Agefi Hebdo (2), 17 décembre 2009). Ainsi, l'entrée de Mme Bernadette Chirac au conseil d'administration de LVMH et l'admission de Mme Florence Woerth à celui d'Hermès, en 2010, ont pu alimenter certaines craintes.
Les femmes, un « outil de performance » et une « valeur ajoutée » pour l'entreprisePour rallier à leur cause, les dirigeantes misent sur le lobbying et sur une expertise française dont les outils et approches ont été forgés aux États-Unis dans les années 1970. Fortes de leurs ressources financières et de leurs carnets d'adresses, elles produisent et diffusent des études démontrant que les entreprises dirigées par des équipes « mixtes » sont plus performantes. La performance économique y est abordée dans sa dimension commerciale (avoir des femmes dans les équipes de direction permettrait aux entreprises de mieux anticiper les attentes des clientes), mais aussi dans sa dimension « sociétale » (l'image de l'entreprise) ou encore financière. Il s'agit donc de promouvoir l'accès des femmes aux postes à responsabilité en raison de l'intérêt économique que représente cette féminisation, naturalisant en cela les qualités « féminines » du management, complémentaires d'un management « masculin ». À la lumière de l'économétrie, les quotas apparaissent donc comme une « bonne affaire » plutôt que comme une cause juste : les femmes sont un « outil de performance » et représentent une « valeur ajoutée » pour l'entreprise, selon le rapport à la commission des lois de l'Assemblée nationale de décembre 2009.
C'est aussi un argument central dans les autres pays européens qui ont adopté (ou dont les projets sont en discussion) des mesures incitatives en la matière (Norvège, Espagne, Islande, Italie, Belgique, Autriche, Pays-Bas, Suède, Grèce, Finlande). Alors que l'Islande subit une débâcle financière en 2008 qui amène le pays au bord de la faillite (3), la dénonciation d'une crise économique « masculine » bat son plein. Deux femmes sont finalement nommées à la tête des banques nationalisées. En Norvège, premier pays à imposer un quota de 40 % de femmes dans les conseils de surveillance des grandes entreprises publiques et privées en 2003, le ministre conservateur promoteur de la loi, M. Ansgar Gabrielsen, déclare que « la diversité, c'est bon pour le business » (rapporté dans L'Express, 14 janvier 2010).
Partant du principe que les femmes et les hommes n'auraient pas les mêmes comportements face à la prise de risques, et dans des directions où il n'y a quasiment pas de femmes, ces excès auraient-ils pu être évités si les directions avaient été mixtes ? Telle est la question que vont poser les dirigeantes mobilisées, pour lesquelles la crise constitue une occasion de promouvoir et légitimer leur cause. Sur son blog, Mme Avivah Wittenberg-Cox parle d'une « crise de la testostérone » (Les Échos, 6 mars 2009). De même, Mme Aude de Thuin, fondatrice du Women's Forum de Deauville, publie une tribune dans Le Figaro. Intitulé « Crise : Messieurs, vous ne pourrez pas faire sans nous ! », ce texte insiste sur les « opportunités » qu'offre la crise pour changer de gouvernance, « parce que la crise n'aurait pas été si grave s'il y avait plus de femmes dans les conseils d'administration » ; et que « se priver de l'approche des femmes, c'est renoncer au principe naturel de pondération et d'équilibre qui découle de la mixité des points de vue » (Le Figaro, 17 octobre 2008). Plus encore, la boutade « Si Lehman Brothers avait été Lehman Sisters, on n'en serait pas là aujourd'hui » connaît un succès particulier : elle est citée dans trente-cinq articles de presse en France entre mars 2009 et décembre 2012 (source : base Europress). Très sérieusement, les spécialistes de neurosciences John Coates et Joe Herbert ont cherché à mesurer le lien entre testostérone et prise de risque dans une étude portant sur… dix individus (4).
Loin d'annuler les stéréotypes, l'accès des femmes aux postes de pouvoir tend à les reproduireLa loi sur les quotas d'administratrices a élevé la France au rang de meilleur élève de l'Union européenne pour la mixité des conseils d'administration de ses plus grandes entreprises. La part des femmes a triplé dans les entreprises du CAC 40, passant de 10 % en 2009 à 34 % en 2015. Le bilan de l'application de la loi que l'on peut dresser est cependant en demi-teinte, et trois éléments restent problématiques.
Tout d'abord, la progression stagne. Selon un rapport d'évaluation de la loi réalisé par le Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes et le Conseil supérieur de l'égalité professionnelle, environ 1 300 postes restent à pourvoir dans le millier d'entreprises concernées par la loi. Et, s'il ne manque pas de candidates, « la vraie difficulté est de demander à un homme administrateur qui n'a pas démérité de quitter son siège au profit d'une femme », analyse un trio de chercheurs du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) (Les Échos, 21 septembre 2016). Le rapport met en garde contre les stratégies de contournement de la loi qui commencent à être observées : transformation des sociétés anonymes (SA) en sociétés par actions simplifiées (SAS), structures dépourvues d'organe d'administration, où la loi ne s'applique donc pas ; diminution du nombre de membres des conseils pour augmenter statistiquement la part des femmes ; multiplication des cercles informels où se prennent les décisions…
Ensuite, la progression globale masque la persistance de fortes inégalités. Inégalités entre les entreprises : dans les entreprises non cotées, de taille intermédiaire, entrant dans le périmètre de la loi, le taux de féminisation des conseils tombe à 14 %. Inégalités entre les postes : une présence accrue d'administratrices ne signifie pas qu'on leur confie le pouvoir. Ainsi, en juin 2014, les femmes occupaient 10,3 % des postes dans les comités exécutifs et comités directeurs des sociétés du CAC 40, et 12,1 % dans les mêmes instances des 120 entreprises les mieux cotées en Bourse (SBF 120). De même, lorsque l'on se penche sur les postes détenus par les administratrices dans les comités spécialisés des conseils d'administration, on s'aperçoit que les femmes accèdent peu aux comités les plus prestigieux et les plus stratégiques : elles sont ainsi sous-représentées dans les comités des nominations (qui sélectionnent les futurs administrateurs) et des rémunérations ; elles sont en revanche bien représentées dans les comités d'audit, d'éthique ou de « responsabilité sociale des entreprises » (RSE) (Les Échos, 11 février 2014). En politique comme dans l'entreprise, la parité n'empêche pas que les femmes soient assignées à des places particulières, auxquelles elles accèdent à condition de se soumettre à une définition sexuée de leurs compétences (5). Ainsi, loin d'annuler le jeu des stéréotypes, l'accès des femmes aux postes de pouvoir tend paradoxalement à les reproduire.
Plus largement, la loi prétend que les entreprises dont les conseils sont plus féminisés mettraient en place des mesures plus favorables à l'égalité professionnelle dans l'entreprise. Qu'en est-il réellement ? En quoi et dans quelle mesure la présence de femmes aux postes de décision modifie-t-elle les manières de gérer l'entreprise ? Un plus grand nombre de femmes influence-t-il la prise en compte de leurs intérêts ? L'étude de Richard Zweigenhaft et William Domhoff sur la place des femmes, des minorités raciales ou des homosexuels parmi les élites américaines présente des résultats contrastés (6). Si les femmes et les « minorités » peuvent servir de « charnières » (buffers) et de relais à certaines revendications, les nouveaux entrants (ou entrantes) sont sursélectionnés socialement par rapport à leurs collègues (en termes de diplômes, d'expérience, d'origines sociales). Par conséquent, plutôt que de bousculer les pratiques ou le recrutement, ils pratiquent leur rôle de manière conformiste et légitiment ainsi le système tel qu'il fonctionne. En permettant d'afficher une « ouverture » des élites, ils contribuent paradoxalement à solidifier la stratification sociale.
Des quotas pour promouvoir une égalité pour et par le haut de la hiérarchie socialeGlobalement, en dépit du titre de la loi, il a peu été question d'égalité professionnelle lors de la mobilisation des dirigeantes économiques en faveur des quotas. L'argument économique, central dans ce débat en France et en Europe, en s'attachant aux seuls « avantages » que la mixité représente pour l'entreprise, permet de faire l'économie de l'analyse des phénomènes qui participent à la construction du plafond de verre (dans et hors de l'entreprise) en ne considérant que les « effets » de la mixité plutôt que les causes (de la non-mixité). Les associations de femmes patrons ont plutôt promu une égalité pour et par le haut de la hiérarchie sociale. Cette « égalité par le haut » est envisagée par le législateur comme un déclencheur de l'égalité pour toutes. Mais, comme le souligne l'historienne Geneviève Fraisse à propos de la parité, l'écueil pourrait être que l'égalité par le haut soit uniquement un « féminisme promotionnel » (7) ne profitant qu'à quelques privilégiées.
(1) Cf. Laure Bereni, La Bataille de la parité. Mobilisations pour la féminisation du pouvoir, Économica, Paris, 2015.
(2) Groupe de presse économique et financière détenu par Artémis, la holding du groupe de M.François Pinault.
(3) Lire Philippe Descamps, « Des Pirates à l'assaut de l'Islande », Le Monde diplomatique, octobre 2016.
(4) John Coates et Joe Herbert, « Endogenous steroids and financial risk taking on a London trading floor », Proceeding of the National Academy of Sciences, no 105, Washington, DC, 2008.
(5) Catherine Achin et Sandrine Lévêque, « La parité sous contrôle. Égalité des sexes et clôture du champ politique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 204, Seuil, Paris, septembre 2014.
(6) Richard L. Zweigenhaft et William G. Domhoff, Diversity in the Power Elite, How it Happened, Why it Matters, Rowman &Littlefield Publishers, Lanham (États-Unis), 2006 [1998].
(7) Citée dans Réjane Sénac, L'Invention de la diversité, Presses universitaires de France, Paris, 2012.
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Trois ans après la chute du président Hosni Moubarak, le processus démocratique en Egypte est au point mort. Pis, tout laisse entrevoir un retour en arrière.
La révolution du 25 janvier 2011 a donné naissance à une configuration où l'incompatibilité des intérêts et des projets politiques des acteurs n'a pas permis d'accord même a minima sur l'institutionnalisation du jeu politique. En fonction du rapport de forces, chacun des camps a, à un moment ou l'autre, eu recours à la rue pour chercher à renverser un ordre institutionnel jugé défavorable. La jeunesse révolutionnaire l'a fait contre l'armée, puis contre les Frères musulmans. Les islamistes ont aussi cherché à peser par l'action protestataire, tantôt contre les libéraux, tantôt contre les militaires et les résistances de l'« Etat Moubarak ». Avec les manifestations du 30 juin 2013, c'est une coalition incluant les libéraux et les jeunes révolutionnaires, alliés à l'armée et à l'appareil d'Etat, qui a mis à bas la présidence Morsi.
Chaque fois, les acteurs se réclament de la « révolution » et du « peuple », qu'ils opposent à un jeu politique institutionnel dont ils remettent en cause la légitimité. Le verdict des urnes, dès lors, n'importe plus. Certains jeunes révolutionnaires à l'origine de la chute de Morsi accusaient ainsi les Frères d'être des « urnocrates » (sunduqratiyyun), tentés par un « majoritarisme antidémocratique ».
Cette tendance au populisme — au sens littéral d'appel au peuple pour contourner les institutions — s'est vue renforcée par la suspicion qui prévalait chez nombre des acteurs à l'égard du jeu partisan : les jeunes révolutionnaires ont, pour beaucoup, refusé d'institutionnaliser leur mouvement, et les Frères ont jusqu'au bout privilégié la logique de l'organisation fermée à celle du parti citoyen. Quant aux militaires, ils n'ont pas hésité à s'affranchir du verdict des urnes. Dans ce contexte, le débat politique s'est mué en une lutte existentielle, et les représentations de l'autre, de manière parfaitement symétrique, ont pris une tournure éradicatrice : au cheikh Youssef Al-Qaradaoui, qui considérait que les libéraux étaient des « intrus » (dukhala), les médias anti-Frères répondaient en qualifiant ces derniers d'agents de l'étranger.
Cette surenchère a presque naturellement mené au moment prétorien actuel. Pour justifier sa prise de pouvoir, l'armée a mis en avant un risque de guerre civile. C'est toute l'ambiguïté ici : si, du fait du lien organique qui l'unit à l'Etat, lui-même hérité dans sa structure et son personnel de la période Moubarak, elle est fondamentalement partisane, elle jouit d'une présomption de neutralité qui lui permet de tirer son épingle de jeu. Une fois au pouvoir, elle a néanmoins fait usage du même registre populiste et éradicateur. Ainsi des appels à la rue du général (devenu depuis maréchal) Abdel Fattah Al-Sissi, qui, le 26 juillet 2013, incitait les Egyptiens à descendre par milliers pour lui donner un « mandat » (tafwid) contre le « terrorisme ». Dans un tel climat, c'est non seulement la restauration démocratique qui est compromise, mais également l'indispensable double effort de redressement économique et de réformes institutionnelles.
Le champ politique s'est enfermé dans le cercle pervers du « politique en négatif », où chaque acteur relégué hors de la gouvernance s'acharne à faire échouer l'expérience de gouvernance de son adversaire. De l'été 2012 à juin 2013, une partie des administrations et une partie de la classe d'affaires ont ainsi opposé à M. Morsi une résistance plus ou moins active, provoquant un blocage de l'Etat. Et cette même stratégie de blocage est celle des groupes islamistes depuis la chute de M.Morsi.
La direction des Frères se heurteEn face, la réponse des militaires est de maintenir la pression manu militari pour épuiser le mouvement de protestation. En réalité, c'est la traditionnelle dynamique de répression-radicalisation qui s'est enclenchée. Basé au Sinaï, le groupe des « partisans de Jérusalem » (Ansar Beit Al-Maqdis) combat l'armée et a perpétré plusieurs attentats de grande ampleur au Caire et dans le Delta. A cela s'ajoute la prolifération de groupuscules islamistes, comme Molotov ou Walla' (« Mets le feu »), qui revendiquent l'usage de la violence contre les symboles de l'Etat. Certains de leurs membres sont issus du salafisme révolutionnaire, tandis que d'autres sont de jeunes Frères en rupture de ban avec une confrérie accusée d'être déconnectée de la réalité.
Cette nouvelle radicalité n'est donc pas le fait de la direction des Frères et elle n'est pas dans son intérêt. Depuis l'été 2013, elle est dans une stratégie de tension avec le nouveau régime, qui a pour but de la placer en position de force en cas de négociation. Mais les Frères ne pourront garantir le retour au calme que s'ils contrôlent la situation. Or leur débordement par la base remet en cause la pertinence de cette stratégie.
La violence de basse intensité qui en résulte conforte l'option répressive. Celle-ci vise essentiellement les Frères, qui se sont mis à nu pendant deux ans et demi d'action publique et dont les réseaux sont connus. Les bénéficiaires en sont, d'une part, les militants radicaux, renforcés dans leur perspective selon laquelle, face à la répression, la violence est le seul recours ; d'autre part, l'appareil sécuritaire, qui étend ainsi son autorité, alors même que la contestation de celle-ci avait été à l'origine de la révolution de janvier 2011.
S'ils apparaissent comme étant en situation de force, les nouveaux dirigeants se trouvent en réalité dans une position précaire. Pour répondre aux attentes qu'il a suscitées, le maréchal Al-Sissi va devoir mener des réformes importantes. Il a d'ailleurs, dans un premier temps, annoncé son désir de rupture avec l'ère Moubarak, et a écarté certaines de ses figures les plus visibles, s'appuyant plutôt, pour gouverner, sur ses alliés libéraux. L'ampleur de la répression a néanmoins mis en péril l'alliance avec ces derniers : M. Mohamed El-Baradei a démissionné de la vice-présidence à la mi-août 2013, et même le mouvement Tamarrod, à l'origine des manifestations du 30 juin, est divisé. Surtout, M. Al-Sissi s'est aperçu que les libéraux n'avaient ni le savoir-faire ni les réseaux pour gouverner. Il s'en est donc remis aux cadres de l'ère Moubarak. Le nouveau premier ministre Ibrahim Mahlab, nommé le 25 février 2014 en remplacement du libéral Hazim El-Beblaoui, est un homme de l'ancien système par excellence.
Loin des promesses des débuts, M. Al-Sissi s'est ainsi trouvé contraint d'en revenir à la configuration du pouvoir en place jusqu'en janvier 2011. Or cette configuration est fondamentalement instable, et ce sont précisément ses contradictions internes qui ont permis la chute de M. Moubarak, avec la défection de l'armée. Les intérêts de cette dernière, comme pouvoir politique et économique, sont en effet incompatibles avec ceux d'un appareil sécuritaire galvanisé et des réseaux affairistes de l'ancien régime. Des tensions apparaissent déjà, notamment sur l'accaparement par l'armée des contrats provenant de l'aide des pays du Golfe.
Surtout, cette nouvelle configuration de pouvoir ne permettra pas à M. Al-Sissi d'entreprendre les réformes indispensables au retour de la stabilité, à savoir casser les réseaux d'accaparement de la richesse et adopter certaines mesures sociales, tout en réduisant l'hypertrophie de l'appareil d'Etat en y insufflant un minimum de bonne gouvernance. Il sera dès lors forcé de compenser par un recours accru à la répression.
Mais là encore, c'est compter sans le legs révolutionnaire : le 25 janvier 2011 comme le 30 juin 2013 ont instauré dans la population une croyance solide, à savoir qu'il est possible de destituer un président par l'action protestataire. Le recours à la rue s'est de facto institué en mode d'alternance légitime. Etant donné la volatilité de l'opinion publique majoritaire (passée en l'espace de deux ans de l'islamisme à l'anti-islamisme, et de l'antimilitarisme au promilitarisme), la logique populiste du 30 juin 2013 pourrait se retourner à terme contre ses promoteurs.
L'Egypte traverse un contexte d'instabilité en puissance et, dans les cercles proches de M. Al-Sissi, certains mesurent l'ampleur des défis. Pour un des conseillers des militaires, « le risque est réel de s'embarquer progressivement vers un scénario d'effondrement des institutions ». Un cadre d'un des partis représentés dans l'actuel gouvernement ajoute : « On va vers une troisième vague révolutionnaire. Mais elle sera beaucoup plus violente car, contrairement à 2011, où l'on n'avait que la société contre les appareils de sécurité, on a maintenant deux camps qui, à force de polarisation, sont fortement mobilisés et désireux d'en découdre. »
La seule solution réaliste consisteLa stratégie politique actuelle, en perpétuant le cercle pervers du « politique en négatif », n'apportera pas la stabilité nécessaire pour éviter les deux spectres de l'effondrement de l'Etat et d'une troisième révolution à la violence démesurée. Après des mois de répression brutale et de diabolisation réciproque, les blessures sont vives, et il est trop tôt pour parler de réconciliation nationale. La seule solution réaliste consisterait dès lors en une ouverture politique sous conditions, qui doit avoir lieu au plus vite car le temps joue contre l'ensemble des acteurs. Alors que la fumée unanimiste du moment prétorien ne s'est pas encore dissipée, cette voie demande un vrai courage politique de la part de tous les acteurs politiques susceptibles d'être impliqués. Ceux-ci pourraient être, d'une part, les réformistes du régime actuel, moubarakistes repentis et libéraux sincères, et, d'autre part, les islamistes réformistes (c'est-à-dire prêts à accepter l'idée d'un aggiornamento de leur organisation), unis contre la perspective d'un retour durable à un Etat répressif et miné par la corruption. Cela seul permettra de suspendre, temporairement au moins, la polarisation du champ politique. Or la polarisation est précisément ce qui empêche toute réforme réelle, puisqu'elle perpétue le « politique en négatif », tout acteur exclu du pouvoir cherchant à retourner à son profit le mécontentement de masses politiquement volatiles.
Au lieu des habituels arrangements tactiques et politiciens, ce pacte de la dépolarisation doit être motivé par des principes généraux (la commune volonté d'éviter l'effondrement de l'Etat) et un esprit (il devra être fondamentalement antipopuliste et « institutionnalisant »). Pour préparer ce pacte, il est temps que se rencontrent les non-populistes et les réformistes des deux bords, ceux qui ne sont pas dans l'éradication et qui sont prêts à reconnaître que des réformes sont nécessaires partout, d'abord dans les institutions étatiques, mais aussi dans les appareils politiques et militants. A terme, les réformes devront aussi s'attaquer à ce qui reste l'un des principaux obstacles à une démocratisation durable du pays : la place de l'armée dans le système politique et son empire économique — même s'il est évident que, étant donné le rapport de forces actuel, cette question sera difficile à résoudre, en tout cas à court terme. Là encore, le courage politique est nécessaire et la tentation de souscrire aux poussées radicales de la base, présente. Mais sans ce courage, l'Egypte pourrait devenir un Etat durablement dysfonctionnel, voire un Etat failli.
Depuis plus d'un demi-siècle, précisément depuis Fernand Braudel et ses écrits sur la Méditerranée, l'espace maritime est devenu un objet d'études historiques. Nombre de sciences humaines sont alors sollicitées pour définir ces mondes où les rapports humains et les relations d'État à État sont façonnés par la géographie, la sociologie et l'économie. La tendance s'est affermie ces deux dernières décennies. Plusieurs travaux ont apporté leur contribution à ce qu'il convient d'appeler la « thalassologie », ou encore la « géohistoire maritime ». Mais, comme le note l'historien Alexis Wick, si les océans Atlantique et Indien, comme les mers Caspienne ou Baltique, ont fait l'objet de nombreuses études, tel n'est pas le cas de la mer Rouge (1). Cette absence sert de point de départ au travail de cet enseignant à l'Université américaine de Beyrouth. Dans un ouvrage dense et érudit, il entend réfléchir à la place de la mer, où qu'elle se trouve sur le globe, selon la conception même de la discipline historique moderne. Il montre que l'histoire, couplée à la géographie et à la cartographie, ne fait pas que décrire ou analyser la réalité, mais que c'est sa conception et son interprétation par des groupes humains qui poussent ces derniers à façonner le cours des événements.
Le cas de la mer Rouge illustre bien cette thèse. En effet, elle a été durant quatre siècles un « lac ottoman », puisque la Sublime Porte régnait sans partage sur ses deux rivages d'Asie et d'Afrique. Or, explique Wick à l'appui de ses recherches et d'un document qu'il reproduit, les Ottomans n'ont jamais vu comme un ensemble cohérent cette mer qu'ils appelaient, jusqu'au milieu du XIXe siècle, « mer de Suez », avant d'adopter le nom actuel. Entre-temps, les poussées expansionnistes des Européens dans la région ont, d'une certaine manière, conduit les Ottomans à adopter leur vision philosophique de l'histoire et de la géographie. Une vision où la mer est un sujet à part entière, presque un être physique, pour lequel les enjeux ne se limitent pas au contrôle des routes commerciales.
Si l'on reconnaît aujourd'hui aisément en Occident que les Ottomans étaient aussi de grands marins, c'est moins le cas pour les Arabes, longtemps présentés comme des peuples ayant tourné le dos à la mer. C'est oublier les Omanais, longtemps maîtres de l'océan Indien et des rivages de l'Afrique de l'Est, où ils installèrent de nombreux comptoirs, dont Zanzibar. Accompagnant une récente exposition à l'Institut du monde arabe à Paris, un ouvrage collectif rend justice à cet empire des mers dont les navigateurs, sous le parrainage du légendaire Sindbad, atteignirent la Chine et servirent vraisemblablement de pilotes à Marco Polo (2). Cette mainmise maritime s'est déployée du VIIe au XVIIe siècle, mais les boutres omanais ont tenu tête aux marines britannique et portugaise jusqu'au début du XIXe siècle. Aujourd'hui encore, le sultanat se passionne pour les compétitions mondiales de voile, allant jusqu'à encourager ses jeunes filles à pratiquer ce sport afin d'affirmer l'identité maritime du plus singulier des pays du Golfe.
(1) Alexis Wick, The Red Sea : In Search of Lost Space, University of California Press, Berkeley, 2016, 259 pages, 34,95 dollars.
(2) Collectif, Aventuriers des mers. VIIe-XVIIe siècle, Hazan, coll. « Catalogues d'exposition », Paris, 2016, 224 pages, 29 euros. L'exposition sera présentée au Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée (Mucem), à Marseille, du 7 juin au 9 octobre 2017.
Depuis l'intervention aérienne de la coalition arabo-occidentale, en août 2014, l'Organisation de l'État islamique (OEI) a perdu du terrain, essentiellement au profit des Kurdes en Syrie et des forces gouvernementales en Irak. Après l'intervention russe, en septembre 2015, les troupes du président syrien Bachar Al-Assad ont cessé de reculer, puis ont repris l'offensive contre l'opposition armée, notamment à Alep.
En Syrie, la recherche d'une issue politique bute sur l'émiettement de troupes parfois très composites : armée loyaliste ; Kurdes et alliés arabes ; groupes rebelles de l'Armée syrienne libre souvent imbriqués avec des djihadistes plus ou moins proches d'Al-Qaida ; OEI. Cette dernière accueille en Irak et en Syrie des combattants venus de tous les continents, tandis que l'implication des puissances étrangères devient de plus en plus forte.
Le schéma met en lumière la diversité des soutiens internationaux, et non les oppositions (celle de la Turquie aux Kurdes de Syrie, par exemple). Il fait apparaître l'escalade militaire, le paradoxe de certains soutiens communs (Iran et États-Unis en Irak) et l'ambiguïté de certaines positions, comme celle des pays du Golfe. Derrière le soutien de ceux-ci à l'opposition syrienne planent des soupçons d'aides indirectes, voire directes, aux djihadistes les plus radicaux et même à l'OEI, comme l'indique un courriel de Mme Hillary Clinton daté d'août 2014.
Dans cet ouvrage très dense, étayé par un fort appareil critique, mais que la diversité des cas abordés et un découpage explicite rendent accessible, François Robinet étudie le traitement par les principaux médias français du génocide au Rwanda (identifié tardivement et sous-exposé), de la partition de la Côte d'Ivoire et d'une des guerres du Darfour (difficile à décrypter et apparemment lointaine). Comment se fabrique l'information et se déploie la « mise en spectacle » des événements ? L'historien identifie les « facteurs d'intensification » de la couverture des conflits, comme la réactivité des réseaux d'alerte, la mise au point d'un « cadre interprétatif mobilisateur », l'implication d'acteurs influents, le concours (intéressé) des communicants, etc. Mais il souligne également les contraintes politiques, économiques, logistiques qui conditionnent le travail des journalistes et les choix de leurs rédacteurs en chef. Dans ce domaine peu exploré, son analyse soulève de nombreuses questions et ouvre autant de pistes de recherche.
INA Éditions, coll. « Médias et Humanités », Bry-Sur-Marne, 2016, 320 pages, 24 euros.
Après quatre ans de guerre, la bataille d'Alep reste cruciale pour l'avenir de la Syrie. Assiégés depuis septembre par les forces progouvernementales dans la partie est de la ville, les insurgés appartiennent essentiellement à des mouvements islamistes. Mais leurs milices n'ont pas le monopole de la radicalisation, de l'intégration de combattants étrangers ou du discours religieux.
La multitude et la diversité des acteurs armés qui participent à la bataille d'Alep, et dont beaucoup viennent de l'étranger, expliquent la durée et l'extension du conflit syrien. Pour rendre compte de la situation, il importe d'éviter les simplifications dans la terminologie employée au sujet des combattants. Identifier tant les troupes « rebelles » que les forces qui soutiennent l'armée régulière suppose aussi de comprendre leurs idéologies et leurs projets politiques. Les informations recueillies auprès de chercheurs et de personnes présentes sur le terrain peuvent cependant diverger, en particulier quant au nombre de combattants. Il convient donc de les prendre avec précaution.
S'agissant de l'opposition armée au régime de M. Bachar Al-Assad, on discerne trois types de groupes : ceux qui combattent de façon autonome, ceux qui fusionnent entre eux et ceux qui coordonnent leurs assauts à travers une « chambre d'opérations » (ghourfat al'âmaliyyat). À Alep-Est, où vivraient encore environ 250 000 personnes, ainsi que dans les bastions rebelles proches, deux « chambres d'opérations » principales rassemblent au total entre 10 000 et 20 000 hommes. La première, baptisée Jaïch Al-Fatah (Armée de la conquête), représente près d'un tiers des soldats rebelles. Elle est notamment composée du Front Fatah Al-Cham, l'ex-Front Al-Nosra (la branche syrienne d'Al-Qaida), et de ses alliés.
Plus modérée, la coalition Fatah Halab (Conquête d'Alep) rassemble plusieurs factions proches des Frères musulmans ou affiliées à l'Armée syrienne libre (ASL). Cette coalition représenterait environ la moitié des effectifs qui combattent le régime et ses alliés dans la région, selon Fabrice Balanche, maître de conférences à l'université Lyon-II. Les 15 à 20 % restants correspondent à une dizaine de petits groupes indépendants sans idéologie clairement affichée, qui gravitent autour de ces deux pôles majeurs (voir la carte ci-dessous).
Situation au 30 novembre La bataille d'Alep et ses acteurs Cécile Marin, 1er décembre 2016Dans l'ouest de la ville et ses environs, qui comptent près de 1,2 million d'habitants, les forces armées syriennes bénéficient du renfort de sept milices majoritairement chiites (1), dont trois très actives. Celles-ci ont largement contribué aux contre-offensives menées depuis début septembre pour maintenir le siège des quartiers est. Harakat Hezbollah Al-Nujaba (Mouvement des nobles du parti de Dieu) est une milice irakienne idéologiquement proche du Hezbollah libanais. Selon Stéphane Mantoux, spécialiste des questions de défense en Syrie, elle compterait entre 4 000 et 7 000 hommes. Elle participe par ailleurs à la bataille contre l'Organisation de l'État islamique (OEI) à Mossoul, en Irak. À ses côtés, Liwa Fatemiyoun (Brigade des Fatimides), dont le nom fait référence au califat chiite fatimide (909-1171), se compose essentiellement de Hazaras, des Afghans chiites persanophones entraînés et armés par les gardiens de la révolution iraniens. Cette brigade, dont les effectifs varient entre 5 000 et 10 000 combattants pour l'ensemble de la Syrie, intègre aussi des mercenaires pakistanais. Enfin, le Hezbollah libanais, présent en Syrie dès 2012, joue un « rôle moteur » à Alep, selon Fabrice Balanche.
Quatre autres milices soutiennent l'armée régulière, très affaiblie par cinq ans de combats et par de nombreux départs. On y trouve des combattants sunnites venus des camps palestiniens d'Alep, une « antenne » du Hezbollah libanais en Syrie et deux autres groupes formés par les gardiens de la révolution iraniens, qui seraient au total entre 600 et 900 dans la région. Enfin, les Faucons du désert, basés à Lattaquié depuis 2015, interviennent sporadiquement à Alep. Ils comptent des membres de Liwa Assad Allah Al-Ghaleb (Brigade du lion conquérant de Dieu) et des Libanais du Parti social nationaliste syrien (PSNS), précise Stéphane Mantoux. Par ailleurs, les forces kurdes (Unités de protection du peuple, YPG), qui entretiennent un pacte tacite de non-agression avec l'armée syrienne depuis 2011, continuent de contrôler le quartier à majorité kurde de Cheikh-Maqsoud.
Des modérés difficiles à distinguerLes motivations politico-religieuses des forces progouvernementales sont assez simples à appréhender. Qu'elles soient partiellement ou totalement inféodées à l'Iran, il s'agit pour les milices chiites d'empêcher la chute du régime alaouite et de faire obstacle à la prise du pouvoir par ceux qu'elles qualifient de « salafistes (2) » et de « takfiristes (3) ». À l'inverse, dans le camp rebelle, le jeu des alliances et la multiplication tant des acteurs que de coalitions souvent éphémères rendent difficile la distinction entre « radicaux » et « modérés » que le cessez-le-feu de septembre était censé établir.
En outre, plusieurs de ces groupes opposés au régime se sont radicalisés par opportunisme, par obligation tactique ou par conviction. La situation est d'autant plus difficile à appréhender que des groupes radicaux salafistes ont été ou demeurent affiliés ou associés à l'ASL, présentée par ses soutiens occidentaux comme le plus modéré des acteurs de la rébellion. C'est le cas de Liwa Chouhada Al-Yarmouk (Brigade des martyrs de Yarmouk), dans le sud de la Syrie, soutenue jusqu'à l'été 2014 par les États-Unis car affiliée à l'ASL, alors que ses hommes avaient déjà prêté secrètement allégeance à l'OEI, précise Fabrice Balanche.
La situation au sein de la coalition djihado-salafiste Jaïch Al-Fatah illustre cette difficulté à labelliser les acteurs de la bataille d'Alep et, ce faisant, de la guerre civile syrienne. Le Front Fatah Al-Cham (ex-Front Al-Nosra) a récemment rompu avec Al-Qaida, dans le but évident de se démarquer de son encombrante tutelle. Pour nombre d'observateurs, cette démarche symbolique ne vise toutefois qu'à faciliter le soutien financier et militaire que lui apportent ses parrains étrangers, notamment certaines monarchies du Golfe. De son côté, le groupe Ahrar Al-Cham (Libres du Levant), soutenu par le Qatar et la Turquie, a longtemps été proche de l'OEI avant d'en devenir l'ennemi juré début 2014.
Comme son partenaire au sein de la Jaïch Al-Fatah, Ahrar Al-Cham, qui est l'une des principales forces rebelles du nord du pays, tente désormais une reconversion en prétendant faire partie des « modérés ». Sur le plan politique, les deux entités, qui coordonnent parfois leurs actions, revendiquent la création d'un État islamique et l'application stricte de la charia. Mais Ahrar Al-Cham, mouvement syrien en termes d'effectifs, n'appelle pas à un djihad global. À l'inverse, l'ex-Front Al-Nosra accueille des combattants venus du monde entier et demeure ambigu sur sa volonté ou non d'agir en dehors du théâtre syrien.
On considère en général la coalition Fatah Halab comme plus modérée, car elle ne se réclame pas du salafisme et n'appelle pas au djihad en dehors du pays. Elle est proche des Frères musulmans, et certains de ses groupes sont affiliés à l'ASL. Or la nature de cette dernière a évolué au fil du temps, explique Fabrice Balanche : « L'ASL est loin de correspondre désormais à la perception que l'on en a en Occident, c'est-à-dire modérée et en faveur de la laïcité, du moins sur le terrain alépin. Les groupes ou les brigades qui lui sont affiliés ne sont pas djihadistes, certes, mais les Frères musulmans, qui y sont largement représentés, cherchent bel et bien à instaurer la charia. »
À l'exception de quelques divisions adeptes d'un discours plus nationaliste, mais qui pèsent peu à Alep, toutes les composantes de l'ASL relèvent aujourd'hui de l'islam politique, estime le géographe. Pour autant, dans un pays musulman où le référent religieux demeure prégnant, ce lien à l'islam ne doit pas être surinterprété. Pour Raphaël Lefèvre, spécialiste de la Syrie et enseignant à l'université d'Oxford, il n'y a pas, concernant l'ASL ou d'autres formations gravitant dans l'orbite de Fatah Halab, de signe d'un radicalisme de fond : « Même quand certains groupes se revendiquent clairement d'un référent idéologique que l'on peut qualifier d'islamiste, ils tiennent un discours qui met en valeur leur volonté de construire un État qu'ils appellent “civil”, dans lequel la citoyenneté serait attribuée à tous sans distinction religieuse et qui serait régi par un système parlementaire. » Pour lui, « il n'est pas surprenant de trouver, dans une ville largement peuplée de musulmans sunnites et si profondément liée à l'histoire islamique, un discours à composante religieuse. La scène rebelle à Alep emprunte des tonalités islamiques ou islamistes, sans être pour autant dominée par les radicaux du Front Fatah Al-Cham ou par l'OEI ».
De son côté, M. Ahmad Alhaj Hamid, alias Ward Furati, ancien membre du bureau politique du Jaïch Al-Moudjahidin — une formation membre de la coalition Fatah Halab —, dénonce la « quête aveugle d'étiquetage, notamment en Occident ». Selon lui, beaucoup mélangent les courants en ignorant les nuances idéologiques et religieuses. Il cite le cas de groupes appartenant au courant salafiste djihadiste, tel le Jabhat Ansar Al-Dine, qui ne pratiquent pas le takfirisme et considèrent que leur seul ennemi est M. Al-Assad.
« L'usage de la rhétorique religieuse islamique leur apparaît comme une nécessité vitale, insiste Ward Furati. Les commandants de toutes les branches de l'ASL nourrissent leurs combattants d'une pensée religieuse. Ces derniers ont besoin, en sus d'une conviction politique révolutionnaire, d'un ancrage religieux susceptible de donner un sens à leur combat et surtout à leur éventuelle mort, notamment pour ce qui concerne la vie post mortem. C'est le propre de notre société orientale du Machrek. Cela ne veut pas dire que tous les rebelles sont des radicaux et que leur projet politique est d'instaurer un État islamique régi par la charia. Même le régime adopte cette stratégie : ses troupes scandent souvent des chants religieux. »
Les partis ou les personnalités laïques de l'opposition qui vivent à l'étranger, tout comme les Frères musulmans, n'ont pas de bras armé officiel. En revanche, la Coalition nationale syrienne (CNS), principal organe politique de l'opposition plurielle et « modérée », se coordonne avec l'ASL — dont quelques brigades resteraient à l'heure actuelle réellement laïques. Cette composante, qui vise la construction d'un État moderne et civil, n'est pas à négliger, si l'on prend en compte l'ensemble du territoire syrien. Ces brigades ont une présence encore assez consistante à Hama et à Idlib, et ont participé à plusieurs opérations avec les troupes turques qui ont envahi le nord du pays.
Parmi la nébuleuse des groupes rebelles, seuls quatre figurent sur la liste américaine des organisations terroristes. Il s'agit de l'OEI, du Front Fatah Al-Cham (ex-Al-Nosra), du groupe Khorasan, disparu depuis quelque temps des écrans radar, et de Jund Al-Aqsa (Soldats d'Al-Aqsa), depuis septembre 2016. La liste européenne est encore plus succincte (le Front Al-Nosra et un groupe formé par des Marocains, disparu depuis 2014), tandis que de nombreux médias, entreprises et institutions pro-Assad font l'objet de sanctions. En outre, le Hezbollah ainsi que le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), proche des forces kurdes syriennes, figurent également sur les listes de groupes terroristes établies par les États-Unis et l'Union européenne.
La Russie a une vision plus extensive. Elle souhaiterait le bannissement de davantage d'entités paramilitaires opposées au régime de M. Al-Assad, son allié, par l'établissement d'une liste commune avec Washington, en prélude à la résolution politique du conflit. Le Kremlin souhaite ainsi que l'ensemble de la coalition Jaïch Al-Fatah soit classée « terroriste ». Il tient des propos ambigus à l'égard de l'ASL et, pour Alep, de Fatah Halab. Mais cette position semble tenir davantage à l'évolution du rapport de forces militaire qu'à une distinction idéologique.
(1) Les alaouites, dont fait partie le clan Al-Assad, représentent une branche hétérodoxe du chiisme.
(2) Courant islamiste fondamentaliste dont les adeptes prétendent défendre la seule vraie religion, celle du Prophète et des pieux ancêtres (al-salaf al-salih). Lire Nabil Mouline, « Genèse du djihadisme », Le Monde diplomatique, décembre 2015.
(3) Inspirés par le mouvement Al-Takfir wa-Hijra, lui-même en rupture avec les Frères musulmans, les takfiristes prônent l'excommunication, y compris par la mort, de tous ceux qui ne suivent pas leur lecture littérale du Coran.
Un numéro prospectif sur les nombreux risques de déflagration dans le monde en 2017. À noter, un article sur les relations entre les médias et M. Donald Trump, ainsi qu'un portrait du président algérien Abdelaziz Bouteflika. (N° 12, janvier-mars, trimestriel, 9,90 euros. — Paris.)
L'histoire de la première observation d'une onde gravitationnelle, ou comment l'injection dans les circuits d'un faux signal par les responsables du programme a préparé les scientifiques à détecter le vrai, cinq ans plus tard. (N° 17, novembre-décembre, bimestriel, 12 dollars. — New York, États-Unis.)
Cette nouvelle revue de sciences humaines et sociales entend, sans feindre « la neutralité du jugement », recourir à l'enquête (ici, la Silicon Valley) et encourager les échanges autour d'objets de litige intellectuel (exemple du pastiche de la pensée d'Alain Badiou). (N° 1, janvier, semestriel, 19 euros. — Éditions du Croquant, Vulaines-sur-Seine.)
Logiciels, machines ou interfaces, la critique des outils compose le riche sommaire de cette nouvelle revue. Aussi pointue que sa sœur Back Cover, dont elle incarne le pan numérique, elle s'avère davantage teintée de pédagogie. (N° 1, février, annuel, 22 euros. — B24, Paris.)
À la suite de la lecture de l'article « Mon voisin vote Front national » (janvier), Michel Lalande, retraité tourneur, nous a adressé un courrier vigoureux, dont voici les principaux extraits.
Qui fait ces belles promesses ? Lionel Jospin en présentant la plate-forme de la gauche plurielle pour les législatives du 25 mai et du 1er juin 1997. Dès sa déclaration de politique générale, le premier ministre revient sur son engagement de campagne de renégociation du traité d'Amsterdam. Aussitôt la trahison avec la privatisation de France Télécom, Thomson-CSF, Air France, Gan, Marseillaise de crédit, Crédit lyonnais, Crédit foncier, Caisses d'épargne.
Pour régler le problème du Front national, une seule solution : obliger les élus du peuple à respecter leurs engagements. Avons-nous combattu vigoureusement M. Hollande pour l'obliger à tenir ses promesses ?
Si vous voulez lutter contre le FN, il faut travailler pour organiser des millions de travailleurs. Pour la paix, le pouvoir d'achat, le logement, la réduction du temps de travail, contre le chômage.
Le reste, c'est du blabla. Il faut redonner de l'espoir aux travailleurs.
Après la lecture de l'article de Razmig Keucheyan « Ce dont nous avons (vraiment) besoin » (février), Étienne Lévesque puis Marie-Claude Peyvieux proposent chacun une solution pour définir un bien-être écologiquement viable.
E. L. : Un outil permettrait d'influer, en souplesse, sur nos comportements de citoyens et consommateurs, sur ceux des entreprises et des collectivités, et cela de manière cohérente et massive. Il s'agit de la fiscalité. Utilisée de manière pertinente et déterminée, elle est capable de réorienter en quelques années l'ensemble des agents économiques vers des pratiques plus respectueuses de l'environnement. Il faut, pour cela, taxer systématiquement et de manière croissante la production de gaz à effet de serre et la pollution.
M.-C. P. : Quant au moyen de définir les besoins essentiels, je connais un moyen plus simple et plus efficace que d'improbables « assemblées citoyennes ». On bannit la publicité : les besoins véritables émergeront rapidement.
Plusieurs lecteurs ont réagi à l'article d'Olivier Cachard « Ondes magnétiques, une pollution invisible » (février), allant jusqu'à pointer le risque de « propager l'épidémie d'électrosensibilité » par le fait d'en parler. Un correspondant nous indique que la « principale pollution des ondes électromagnétiques » serait de faire obstacle à l'étude astronomique de leurs propres gammes de fréquence. Plusieurs discutent le choix de certaines sources, comme M. Joris Barrier.
Les références scientifiques datant respectivement de 2009 et 2005 données par l'auteur montrent un possible « effet de halo », soit une interprétation et une perception sélective d'informations allant dans le sens d'une première impression que l'on cherche à confirmer. Il aurait aussi pu citer le rapport de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation (Anses) du 8 juillet 2016 concluant que les données disponibles ne permettent pas de conclure à un effet des radiofréquences chez l'enfant concernant le comportement, les fonctions auditives, les systèmes reproducteurs, les effets cancérigènes, le système immunitaire ou la toxicité systémique.
L'auteur aurait aussi pu donner l'adresse d'un rapport de 2014 de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) donnant par exemple cette information : « À ce jour, il n'a jamais été établi que le téléphone portable puisse être à l'origine d'un effet nocif pour la santé. » Ou celui, plus ancien, de 2005, qui indiquait : « Il n'existe ni critères diagnostiques clairs pour ce problème sanitaire, ni base scientifique permettant de relier les symptômes de la HSEM [hypersensibilité électromagnétique] à une exposition aux CEM [champs électromagnétiques]. »
L'auteur fait référence au « syndrome d'hypersensibilité » en laissant penser qu'il n'existe pas de traitement pour ce syndrome et que seul le Dr Dominique Belpomme saurait correctement le diagnostiquer, alors qu'il existe vingt-quatre centres investigateurs sur le sujet en France. Il aurait aussi pu citer les études montrant que ce phénomène serait d'ordre psychosomatique et que les thérapies cognitivo-comportementales sont efficaces.
Dans le paragraphe suivant, il fait référence aux publications du groupe BioInitiative, sans informer le lecteur que ces publications ne font absolument pas consensus dans le milieu scientifique.
L'auteur fait, à juste titre, référence aux possibles conflits d'intérêts des chercheurs traitant ce sujet, mais sans appliquer ce principe de précaution aux travaux du groupe BioInitiative, dont l'une des coéditrices, Cindy Sage, possède un cabinet qui propose des solutions pour « caractériser ou atténuer » les impacts des champs électromagnétiques.
Dans le même paragraphe, l'auteur affirme qu'il existe un « très faible nombre d'études consacrées aux effets biologiques de l'exposition de longue durée », sans nous informer du nombre de ces études. Une référence aurait été appréciée ici.
On connaît les disputes entre Pékin et Tokyo à propos des îles en mer de Chine orientale, mais beaucoup moins celles qui opposent le Japon et la Russie autour des îles Kouriles (« territoires du Nord » pour le Japon). Selon le quotidien japonais Asahi Shimbun, Moscou aurait donné des noms russes à des îles revendiquées par Tokyo.
Le ministère des affaires étrangères a déposé une protestation officielle auprès de Moscou pour « regretter que la Russie donne des noms russes à des terres japonaises ». De son côté, le service de presse du président Vladimir Poutine a fait savoir que « les îles Kouriles appartiennent à la Russie, qui a parfaitement le droit de nommer tel ou tel îlot ». (...) Ces différends territoriaux ont empêché la Russie et le Japon de signer l'accord de paix scellant la fin de la seconde guerre mondiale.« Japan protests Russia giving names to isles in territory dispute », 15 février.
BraconnageLe gouvernement chinois s'est lancé dans une croisade contre la chasse d'espèces protégées et la déforestation, d'après l'agence officielle Xinhua.
La Chine a lancé en 2016 trois campagnes contre les délits visant la faune et la forêt. Les autorités ont découvert 2 131 cas, en hausse de 76,6 % par rapport à l'année précédente. La Chine abrite 6 500 espèces de vertébrés, soit environ 10 % du total mondial. (...) Parmi les espèces chinoises, on compte le panda géant, le singe doré, le tigre de Chine du Sud et l'alligator chinois. Le chef de la police de l'administration forestière d'État a promis de lutter plus sévèrement contre le braconnage et le commerce illégal d'animaux sauvages.« China cracks down on wildlife, forest crimes », 14 février.
DictionnaireLe président bolivien Evo Morales a tenu à souligner qu'il existait deux formes de protectionnisme : celui que défend le nouveau président américain Donald Trump et celui que promouvrait La Paz.
Les mesures protectionnistes voulues par le président américain Donald Trump visent à protéger le secteur privé, pas les travailleurs, a clamé le président bolivien. (...) « Nous aussi, nous sommes protectionnistes, mais nous protégeons les travailleurs du pays. Voilà la différence fondamentale entre le gouvernement [de M. Trump] et le nôtre. » La Bolivie met en œuvre une forme de protectionnisme « reposant sur la complémentarité, la solidarité et la réciprocité », a expliqué Morales, un ancien dirigeant du syndicat des cultivateurs de coca, qui s'est distingué dans le combat pour la défense des droits des travailleurs.Concernant la décision de Trump de construire un mur le long de la frontière entre son pays et le Mexique, Morales a fait ce commentaire : « On construit des murs contre les pauvres, contre les gens, mais jamais pour empêcher les sociétés minières ou pétrolières de nous dépouiller de nos ressources naturelles. »
« Bolivian President : US protectionism aims to « protect » businesses, not workers », Global Times, 2 février.
SalairesÀ l'occasion d'un article mesurant l'impact potentiel de la politique commerciale du président américain Donald Trump sur la ville mexicaine de Ciudad Juárez, le quotidien espagnol El País révèle les salaires qui y sont pratiqués.
Les salaires sont jusqu'à huit fois moins élevés [à Ciudad Juárez] qu'aux États-Unis et inférieurs de 5 à 7 % à ceux pratiqués en Chine. (…) Les travailleurs des trois cents usines du pays touchent, en moyenne, 800 pesos par semaine (environ 37 euros).« La retórica proteccionista de Trump pone en alerta Ciudad Juárez », 22 février.
Comment imposer un accord de libre-échange en contournant les institutions démocratiques des pays concernés ? Les dirigeants de l'Union européenne disposent pour cela d'une impressionnante palette d'outils. Les tractations autour du grand marché transatlantique (GMT, également connu sous l'acronyme anglais Tafta) avaient déjà vu l'utilisation de certains d'entre eux : le principe du « secret des négociations » avait notamment permis de tenir dans l'ignorance les citoyens et leurs élus pendant de longs mois, jusqu'à ce que le mandat de négociation soit finalement éventé.
L'histoire de l'Accord économique et commercial global entre l'Union européenne et le Canada (AECG, en anglais CETA) met en lumière un autre outil, plus redoutable encore : l'application provisoire d'un traité non ratifié. Cette technique, explique paternellement le gouvernement français, « présente l'avantage de ne pas avoir à attendre que toutes les procédures de ratification nationales, qui s'étalent sur plusieurs années, soient achevées pour bénéficier des effets économiques de l'accord, car elle a en pratique les mêmes effets que l'entrée en vigueur (1) ». Le sénateur du Tarn Philippe Bonnecarrère se prend même à évaluer généreusement cet avantage : « Ainsi de l'accord de libre-échange avec la Corée du Sud qui, durant son application provisoire [de 2011 à 2015], a permis de développer les exportations de l'Union vers ce pays à hauteur de 17 milliards d'euros (2). » Cette stratégie du fait accompli permet surtout de s'assurer l'approbation future des Parlements, en présentant tout autre choix que le « oui » comme une perturbation dans une mécanique bien huilée.
Vouloir faire le bonheur de quelqu'un à sa place est, selon certains psychiatres, une forme de perversion. On comprend mieux alors l'empressement des dirigeants européens à mettre en œuvre l'AECG, adopté par le Parlement européen le 15 février 2017, sans attendre que les Parlements des États membres aient, au nom des citoyens, exprimé à leur tour leur consentement. La pratique communautaire et le droit international leur confèrent, en partie, ce pouvoir : l'application provisoire d'un accord non encore ratifié est autorisée par la convention de Vienne de 1961 (article 25) à condition que le traité le prévoie lui-même ou que les États en conviennent.
Mais ce principe ne cesse d'embarrasser certains juristes, qui le qualifient d'« ambigu (3) », tandis que d'autres soulignent l'incertitude juridique pesant sur les dispositions mises en place durant cette période « provisoire ». Afin de dédramatiser, les promoteurs des traités en cause tentent souvent de les présenter comme d'inoffensifs textes « techniques ».
Peut-on qualifier de « technique » un accord qui met en danger les droits sociaux ou l'environnement ? En outre, au moment où se creuse le fossé entre élus et électeurs, les dirigeants ne seraient-ils pas avisés de s'assurer de la légitimité des engagements internationaux qu'ils prennent ? Rien n'est toutefois verrouillé, car, comme le précisent les Nations unies, « l'application à titre provisoire prend fin lorsqu'un État informe les États concernés par l'application provisoire de son intention de ne pas devenir partie au traité ».
(1) « France Diplomatie, Questions et réponses — Accord économique et commercial global (AECG) entre l'Union européenne et le Canada », www.diplomatie.gouv.fr
(2) Philippe Bonnecarrère, « Rapport sur les conditions de ratification de l'AECG » (PDF), Sénat, Paris, 13 octobre 2016.
(3) Daniel Vignes, « Une notion ambiguë : la mise en application provisoire des traités », Annuaire français de droit international, vol. 18, no 1, Paris, 1972.
• Chinua Achebe (1930-2013), écrivain nigérian : Le monde s'effondre (Présence africaine, Paris, 1966, 1re éd. anglaise : 1958).
• Tsitsi Dangarembga (née en 1959), écrivaine et cinéaste zimbabwéenne : À fleur de peau (Albin Michel, Paris, 1992, 1re éd. anglaise : 1988).
• Mohammed Dib (1920-2003), écrivain algérien de langue française : La Grande Maison (1952), L'Incendie (1954), Le Métier à tisser (1957) (Seuil, Paris).
• Cheikh Hamidou Kane (né en 1928), écrivain sénégalais : L'Aventure ambiguë (Julliard, Paris, 1961).
• Ahmadou Kourouma (1927-2003), écrivain ivoirien : Les Soleils des indépendances (Presses de l'université de Montréal, 1968).
• Cheik Aliou Ndao (né en 1933), écrivain sénégalais : Mbaam dictateur (Présence africaine, 2000).
• Essop Patel (né en 1943), écrivain et poète sud-africain : Fragments in the Sun (Afrika Cultural Center, Johannesburg, 1985).
• Mongane Wally Serote (né en 1944), poète sud-africain : Yakhal'inkomo (Renoster Books, 1974).
• Wole Soyinka (né en 1934), écrivain nigérian, Prix Nobel de littérature 1986 : La Mort et l'Écuyer du roi (Hatier, Paris, 1986, 1re éd. anglaise : 1975).
• Sony Labou Tansi (1947-1995), écrivain congolais : L'Anté-peuple (Seuil, 1983).
• Amos Tutuola (1920-1997), écrivain nigérian : L'Ivrogne dans la brousse (Gallimard, Paris, 2006, 1re éd. anglaise : 1952).
Panique à Londres : au début du mois de février, plusieurs chaînes de supermarchés rationnaient les laitues iceberg, une variété aux feuilles fermes et croquantes dont les Britanniques raffolent. « Nous limitons les achats à trois par personne », indiquait un panneau laconique posé sur les rayons de l'enseigne Tesco. « Hier, sur le site de petites annonces Gumtree, un homme vendait pour 50 livres sterling un carton de laitues qui en coûte normalement 5 », s'alarmait le Telegraph (3 février 2017) dans un article au titre évoquant les heures sombres du Blitz : « Apparition d'un marché noir de la laitue dans un contexte de pénurie nationale de salades ».
À quoi tient cette crise, qui touche aussi brocolis et courgettes ? Aux caprices combinés du libre-échange et de la météo. En cette saison où abondent panais et carottes cultivés au Royaume-Uni, les grandes surfaces ont habitué leur clientèle à consommer des salades issues de l'agriculture intensive provenant de la région de Murcie, en Espagne, ou encore d'Italie. Mais, cette année, des pluies diluviennes doublées d'une vague de froid ont affecté la production sud-européenne, entraînant ces restrictions sur les étals londoniens. Qu'à cela ne tienne : les supermarchés achèteront des salades là où le soleil brille.
Pour le Financial Times, cette épreuve offre l'occasion d'un éditorial pédagogique : « La disparition de la laitue montre ce qu'il y a de bon dans la mondialisation » (10 février). « Il peut sembler désinvolte de la part des Britanniques d'exiger une variété de légumes — et plus encore des fruits tropicaux et des roses — en février, explique le quotidien de la City. Mais les industries horticoles est-africaines contribuent puissamment à réduire la pauvreté. Et, sachant que les cultures en extérieur près de l'équateur diminuent le recours aux serres chauffées en Europe, le secteur pourrait même réduire ses émissions nettes de carbone. » Comme souvent en matière de libre-échange, la théorie fonctionne à merveille — jusqu'à sa mise en pratique.
Dans le cas des salades, « il n'a fallu que quelques jours pour qu'un réapprovisionnement de laitues iceberg nous arrive des États-Unis », triomphe le Financial Times, sans plus de précisions. Mais à y bien réfléchir, comment ces salades de secours traversent-elles l'Atlantique sans se changer en chiffes molles ? Elles voyagent par avion. « Les laitues proviennent du nord du Mexique ou de l'Arizona et transitent par les aéroports de Los Angeles ou de Seattle à destination de Londres-Heathrow », détaille M. Joe LeBeau, vice-président pour l'Amérique du Nord du transporteur aérien IAG Cargo (1). Ce périple de neuf mille kilomètres entre le site de production et le lieu de consommation implique une orgie de kérosène. Selon un rapport publié en 2007, le transport intercontinental aérien émet en moyenne 8,5 kilos de dioxyde de carbone (CO2) par kilo de marchandise transportée (la culture de laitues en serre chauffée, elle, relâche en moyenne 1,25 kilo de gaz carbonique par kilo produit) (2). En somme, le paradis écologique mondialisé du Financial Times se traduit dans les faits par un désastre climatique. Car la théorie libérale admet toutes les hypothèses, sauf une : manger des légumes de saison.
(1) Cité par Will Waters, « Lettuces flying onto the shelves », Lloyds Loading List, Londres, 9 février 2017.
(2) « Airfreight transport of fresh fruit and vegetables. A review of the environmental impact and policy option », International Trade Centre, Genève, 2007.
« L'expérience est une école sévère, mais aucune autre n'instruira les imbéciles. » Mort en 1790, Benjamin Franklin, qui inventa le paratonnerre, ne pouvait prévoir l'existence de l'Union européenne... Celle dont les expériences n'ont aucun effet sur l'instruction.
Consultés directement, les peuples occidentaux rejettent le libre-échange ; le Parlement européen vient pourtant de voter un nouveau traité — cette fois avec le Canada. Ses principales dispositions s'appliqueront sans attendre l'éventuelle ratification des Parlements nationaux (lire « Parlements croupions »). Une deuxième expérience aurait instruit des imbéciles, même endurcis. Saignée depuis mai 2010 par les « remèdes » de cheval de l'Eurogroupe, de la Banque centrale européenne et du Fonds monétaire international, la Grèce est proche d'un nouveau défaut de paiement. Des seringues mal nettoyées se succèdent pourtant dans son corps labouré d'ecchymoses, en attendant que la droite allemande décide d'expulser Athènes de l'hôpital-caserne de la zone euro. Un dernier exemple ? Les budgets sociaux sont sous tension dans plusieurs États de l'Union, qui déjà rivalisent d'imagination pour moins payer les chômeurs et cesser de soigner les étrangers. Au même moment, tous semblent néanmoins s'accorder pour augmenter les crédits militaires, afin de répondre à... la « menace russe », bien que le budget de la défense de ce pays représente moins du dixième de celui des États-Unis.
Le président de la Commission européenne, M. Jean-Claude Juncker, a-t-il fini par mesurer le caractère indéfendable de telles priorités ? S'inspirant de la sagesse de son ami François Hollande, il a annoncé qu'il ne solliciterait pas un second mandat. En prenant ses fonctions, il avait averti que sa commission serait « celle de la dernière chance ». Or, en ce moment, il consacre « plusieurs heures par jour à planifier la sortie d'un État membre ». On comprend qu'il vienne de soupirer : « Ce n'est pas un métier d'avenir. »
En 2014, M. Juncker, candidat de la droite européenne jusque-là connu pour sa défense du paradis fiscal luxembourgeois, est devenu président de la Commission grâce au soutien d'une majorité de parlementaires socialistes européens. « Je ne sais pas ce qui nous distingue », avouait à l'époque son concurrent social-démocrate Martin Schulz. « M. Schulz adhère largement à mes idées », admettait en retour M. Juncker. Une même proximité idéologique explique le vote, le 15 février dernier, du traité de libre-échange avec le Canada : la majorité des eurodéputés sociaux-démocrates a fait bloc avec les libéraux.
Lorsqu'il s'est agi de la Grèce, le refus allemand de discuter du montant — pourtant insoutenable — de la dette d'Athènes a été appuyé par le gouvernement socialiste français. Et relayé avec une arrogance proche du fanatisme par le président de l'Eurogroupe, M. Jeroen Dijsselbloem, un travailliste néerlandais (1).
En période électorale, il est souvent question de « réorienter » l'Union européenne. Le dessein est louable, mais autant être instruit par... l'expérience. Elle permet d'identifier ceux sur qui mieux vaudrait ne pas compter. Afin de s'épargner une nouvelle désillusion sur un front dont pourtant presque tout le reste dépend.
(1) Lire Yanis Varoufakis, « “Leur seul objectif était de nous humilier” », Le Monde diplomatique, août 2015.
Le décès du dirigeant historique de la révolution cubaine Fidel Castro a plongé dans l'affliction une grande partie des progressistes latino-américains. De l'Argentine au Venezuela, une droite atlantiste et libérale accumule depuis quelque temps les victoires. Doit-elle également se réjouir de l'arrivée au pouvoir du nouveau président américain Donald Trump ?
René Francisco Rodríguez. – « Las ideas llegan más lejos que la luz » (Les idées portent plus loin que la lumière), 1989 estudiorenefrancisco.com« Trump ! » Lorsqu'on l'a interrogé sur son candidat préféré à la présidentielle américaine, la réponse du chef d'État équatorien Rafael Correa a surpris. Le milliardaire américain n'avait-il pas attaqué les migrants, promis de construire un mur à la frontière avec le Mexique pour empêcher l'arrivée « de violeurs et de trafiquants de drogue », proclamé l'urgence d'en finir avec l'« oppression » au Venezuela ou encore annoncé son intention de revenir sur la politique d'ouverture de son prédécesseur concernant Cuba ? « Le gouvernement des États-Unis mène une politique qui évolue très peu et dont les effets sont quasiment les mêmes depuis toujours », observait M. Correa. Aucun changement à attendre avec M. Donald Trump, donc ? Au contraire : « Il est tellement grossier qu'il va provoquer une réaction en Amérique latine, ce qui pourrait renforcer la position des gouvernements progressistes de la région ! » (TeleSur, 29 juillet 2016).
La boussole stratégique dont hérite le nouveau président américain compte trois aiguilles. Elles portent les noms de « prospérité », « sécurité » et « démocratie et gouvernance ». Toutes trois pointent vers le même horizon.
Passage de témoinDans le sabir du département d'État, « travailler à la prospérité » latino-américaine implique d'y signer autant d'accords de libre-échange (ALE) que possible. Le président George W. Bush avait négocié des ALE avec le Panamá et la Colombie ? Son successeur a repris le flambeau en déployant toute son énergie pour en garantir l'approbation par le Congrès. Et ce en dépit d'une forte opposition démocrate, en partie motivée par les assassinats de syndicalistes en Colombie.
La quête de prospérité s'entend également comme un synonyme de « réformes néolibérales » : austérité, dérégulation, réduction des droits de douane, etc. Depuis une quinzaine d'années, ce programme s'est avéré plus délicat à imposer : les pays de la région se sont peu à peu émancipés de l'« aide » du Fonds monétaire international (FMI), dont les programmes d'ajustement structurel avaient entraîné un fléchissement de la croissance et une augmentation de la pauvreté au cours des années 1980 et 1990. L'administration de M. Barack Obama a néanmoins conditionné son aide aux pays les plus pauvres à la mise en œuvre de réformes profitant aux investisseurs étrangers. Comme avec l'Alliance pour la prospérité — une mise à jour du plan Puebla-Panamá promu par M. Bush —, lancée fin 2014 avec les pays du « triangle nord » de l'Amérique centrale (Salvador, Guatemala et Honduras).
Dans le domaine de la sécurité, la stratégie actuelle de Washington découle des programmes militaires de contre-insurrection et de lutte contre la drogue des administrations précédentes. Lors des mandats de M. William Clinton (1993-2001) et de M. Bush (2001-2009), des milliards de dollars ont été consacrés au plan Colombie, une vaste offensive militaire contre le trafic de cocaïne (1). Résultat : des milliers de morts, des millions de déplacés, et… peu d'impact sur la production de drogue.
Or non seulement le plan a été maintenu, mais il a servi de modèle à d'autres « partenariats », avec le Mexique (initiative de Mérida) et avec l'Amérique centrale (Central America Regional Security Initiative). Mêmes causes, mêmes résultats : des vagues de violence sans précédent, qui ont fait d'innombrables morts chez les criminels présumés mais également dans la population, notamment au sein des mouvements sociaux.
Présenté comme apolitique, le programme « de démocratie et de gouvernance » dont M. Obama passera les rênes à M. Trump vise officiellement à la consolidation des institutions et au renforcement de l'État de droit. Les câbles diplomatiques du département d'État révélés par WikiLeaks en 2010 et 2011 peignent un tableau différent : les diplomates américains recourent à des méthodes bien rodées pour affaiblir, récupérer ou éliminer des mouvements politiques gênants — entendre « de gauche » (2). Particulièrement ceux considérés comme idéologiquement proches de feu le président vénézuélien Hugo Chávez.
Mais toutes les opérations destinées à déstabiliser la gauche latino-américaine ne se caractérisent pas par leur discrétion. Le 28 juin 2009, le président du Honduras Manuel Zelaya, proche du Venezuela, était renversé par l'armée. La secrétaire d'État Hillary Clinton refusait de reconnaître le coup d'État, ce qui aurait conduit à suspendre la plupart des aides américaines. Les manœuvres de Washington contribuant à la réussite du putsch ont scandalisé la région (3), sans que cela empêche les États-Unis de soutenir les gouvernements conservateurs qui se sont succédé depuis à Tegucigalpa.
Depuis 2010, le contexte économique défavorable a affaibli l'Amérique latine, permettant à la Maison Blanche d'enregistrer d'importantes avancées. L'ennemi juré, le Venezuela, s'enfonce dans une crise économique et politique qui le prive de sa capacité à agir sur la scène internationale. Après la mort de Chávez, en 2013, les États-Unis ont fait feu de tout bois : d'un côté, le dialogue ; de l'autre, la déstabilisation, par le biais de certains secteurs de l'opposition (4). La politique d'ouverture vis-à-vis de Cuba s'accompagnait ainsi d'une attitude opposée à l'égard du Venezuela, avec un nouveau régime de sanctions à la fin de l'année 2014.
Dans le même temps, Argentine et Brésil ont basculé à droite après douze années de gouvernements progressistes. Chaque fois, l'administration Obama a apporté son concours à ces évolutions : opposition aux prêts des institutions multilatérales accordés à Buenos Aires (rapidement levée après l'arrivée au pouvoir du conservateur Mauricio Macri en 2015) et soutien diplomatique au gouvernement par intérim au Brésil alors qu'une procédure de destitution (controversée) contre la présidente Dilma Rousseff était encore en cours (5).
Ne pas déranger les entreprisesLe paysage politique a donc bien changé depuis l'arrivée de M. Obama à la Maison Blanche. Il y a huit ans, la gauche dirigeait la plupart des pays de la région ; elle proclamait son indépendance avec assurance. En remettant les clés du bureau Ovale à M. Trump, M. Obama pourra se prévaloir de nombreuses « réussites » latino-américaines auprès de ceux qui lui reprocheront ses échecs au Proche-Orient et en Europe de l'Est. Honduras, Paraguay, Argentine, Brésil : les gouvernements de gauche sont tombés les uns après les autres, et les États-Unis ont retrouvé une part de leur influence passée dans la région.
Nul ne sait quelle sera réellement l'action du nouveau président américain. Depuis le début de la campagne, il s'est montré démagogue et capricieux. Mais la composition de son cabinet éclaire néanmoins la politique probable de son administration. Deux tendances se font jour : la militarisation accrue de la politique étrangère ; l'obsession de la « menace » iranienne et de l'« islam radical » (lire l'article ci-dessous). Deux tendances qui pourraient avoir d'importantes conséquences pour l'Amérique latine.
Même s'il a critiqué l'interventionnisme américain lors de la campagne et qu'il a fustigé les « gradés » qui « ne font pas leur boulot » (CBS, 13 novembre 2016), M. Trump a nommé davantage d'anciens militaires aux plus hautes responsabilités en matière de sécurité que tout autre président depuis la seconde guerre mondiale. Les généraux à la retraite James « Mad Dog » (« chien fou ») Mattis et Michael Flynn, respectivement secrétaire à la défense et conseiller à la sécurité nationale, avaient (dit-on) tous deux été écartés par M. Obama en raison de leurs positions extrémistes et bellicistes concernant l'Iran et l'« islam radical ». Interrogé sur les menaces les plus graves pour les États-Unis, M. Mattis a répondu : « L'Iran, l'Iran, l'Iran » (6), allant jusqu'à suggérer que Téhéran se cachait derrière l'Organisation de l'État islamique (OEI). Une hypothèse audacieuse…
Général à la retraite et ancien chef du théâtre des opérations pour le continent américain, M. John Kelly pilotera le département de la sécurité intérieure. Il avait alerté le comité des forces armées du Sénat au sujet de l'Iran et de « groupes islamiques radicaux » qui, profitant de la « confusion financière qui règne entre réseaux criminels et terroristes dans la région », animeraient des cellules dans la région (12 mars 2015). Cette thèse compte d'autres partisans, dont Mme Yleem Poblete, ancienne cheffe d'état-major de Mme Ileana Ros-Lehtinen, la représentante d'origine cubaine à l'origine de la loi Countering Iran in the Western Hemisphere Act (« contenir l'Iran dans l'hémisphère occidental ») en 2012.
Avec M. Obama à la Maison Blanche, de telles idées restaient cantonnées aux marges du débat. Elles pourraient dorénavant guider la politique américaine dans la région. La lutte contre les gouvernements de gauche pourrait ainsi se justifier par les relations qu'ils entretiendraient avec l'Iran, et les programmes dits de « sécurité » bénéficier de moyens supplémentaires pour lutter contre l'« infiltration terroriste » du crime organisé. On imagine donc mal que la prochaine administration se départisse des objectifs de « sécurité » et de « promotion de la démocratie » de ses prédécesseurs. Le modèle du plan Colombie pourrait au contraire être étendu à de nouvelles régions telles que la zone de la « triple frontière », entre l'Argentine, le Brésil et le Paraguay.
Car, même si — cas peu probable — le nouveau secrétaire d'État s'opposait à la militarisation rampante de la politique régionale, il rencontrerait une double résistance : celle de la bureaucratie du département d'État, elle-même de plus en plus militarisée (particulièrement le Bureau international des stupéfiants et de l'application de la loi, aux finances confortables) ; et celle du complexe militaro-industriel, qui bénéficiera de représentants au plus haut niveau dans la prochaine administration.
Quid de Cuba ? Toute remise en question de la politique d'ouverture susciterait l'opposition d'une grande partie du monde des affaires, soucieux de profiter d'un nouveau marché. Or, s'il est un point sur lequel M. Trump a été clair, c'est qu'il ne souhaite pas compliquer la vie des chefs d'entreprise. À la décision de poursuivre sur la voie balisée par M. Obama pourrait toutefois s'en ajouter une autre : adopter une stratégie plus agressive de « promotion de la démocratie » — entendre : déstabiliser le pouvoir castriste en utilisant des méthodes d'intervention discrètes. Mais encore faudrait-il que le style « grossier » décrit par le président équatorien ne renforce pas la détermination des capitales latino-américaines à poursuivre leur émancipation par-delà leurs divergences idéologiques.
D'autres facteurs pourraient contribuer encore davatange à l'éloignement entre les États-Unis et le sous-continent. Si M. Trump devait tenir sa promesse de renégocier les accords commerciaux liant son pays et d'imposer des droits de douane sur divers produits en concurrence avec la production latino-américaine, il ferait alors plus que les présidents Chávez, Correa ou Evo Morales (le président de la Bolivie) pour lutter contre le libre-échange et la mainmise des entreprises du Nord sur la région.
Dans ce domaine, il devrait toutefois affronter l'opposition — vive — de l'élite économique de son pays. Une élite dont il a déjà nommé divers représentants au sein de son cabinet, y compris au département d'État, et qui, par ailleurs, ne manque pas de porte-voix au Congrès.
Intrusion chinoiseAu milieu de toutes ces interrogations, une certitude : la principale menace pour l'hégémonie américaine dans la région proviendra de Chine. L'accroissement des investissements et des prêts de l'empire du Milieu aux pays latino-américains a contribué à éroder le poids financier et économique de Washington. Les échanges commerciaux ont bondi d'environ 13 milliards de dollars en 2000 à... 262 milliards de dollars en 2013, propulsant la Chine au deuxième rang des destinataires des exportations régionales. Si les investissements chinois soulèvent les mêmes problèmes sociaux et environnementaux que ceux des États-Unis, ils ne comportent en général pas de clause de contrepartie politique locale — une différence de taille. L'expansion économique de la Chine dans la région a donc représenté une aubaine pour les gouvernements progressistes, puisqu'elle leur a permis de mettre en œuvre des politiques sociales audacieuses. Entre 2002 et 2014, la pauvreté en Amérique latine a baissé de 44 à 28 %, après avoir augmenté au cours des vingt-deux années précédentes.
Si le ralentissement de la croissance chinoise a eu un impact négatif sur la région, Pékin semble déterminé à prendre de plus en plus de place dans les domaines économique et politique. La décision de M. Trump de dénoncer le partenariat transpacifique (TPP) offre de nouvelles perspectives pour le commerce et les investissements chinois, comme le président Xi Jinping n'a pas manqué de le souligner fin novembre lors d'un voyage au Chili, en Équateur et au Pérou. Face à une administration américaine imprévisible et potentiellement hostile, qui a déclaré son intention de résister à l'influence chinoise en Asie de l'Est, l'appel de M. Xi à une « nouvelle ère de relations avec l'Amérique latine (7) » dénote son ambition stratégique de développer ses relations commerciales et diplomatiques dans l'« arrière-cour » américaine.
(1) Lire Hernando Calvo Ospina, « Aux frontières du plan Colombie », Le Monde diplomatique, février 2005.
(2) The WikiLeaks Files : The World According to US Empire, Verso, Londres, 2016.
(3) Cf. « “A new chapter of engagement” : Obama and the Honduran coup » (PDF), Nacla Reporting on the Americas, North American Congress on Latin America, New York, janvier 2010.
(4) Lire « Au Venezuela, la tentation du coup de force », Le Monde diplomatique, avril 2014.
(5) Lire Laurent Delcourt, « Printemps trompeur au Brésil », Le Monde diplomatique, mai 2016.
(6) Mark Perry, « James Mattis' 33-year grudge against Iran », Politico Magazine, New York, 4 décembre 2016.
(7) Matt Ferchen, « What's new about Xi's “new era” of China-Latin America Relations ? », The Diplomat, 26 novembre 2016.