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Le "club des radins" lâche du lest

mar, 07/04/2020 - 18:01

Le coronavirus décime une à une les vaches sacrées de l’Union européenne. Après le Pacte de stabilité budgétaire et les règles de concurrence mis entre parenthèses, les profondes entorses à la libre circulation et au libre-échange, le retour de la politique industrielle, c’est désormais une forte solidarité financière, jusque-là impensable, qui pourrait voir le jour. En effet, les lignes bougent très rapidement : le « club des radins » (Allemagne, Autriche, Finlande et Pays-Bas), qui a brutalement refusé, lors du sommet européen du 26 mars, la création d’un « instrument de dette commun », se montre désormais plus ouvert à l’idée d’affronter de conserve la crise économique qui vient.

Révolte

« Il y a eu un effet boomerang que ces quatre pays n’avaient pas anticipé », analyse un diplomate européen : « leur brutalité, leur indifférence à la situation sanitaire de l’Italie ou de l’Espagne, a suscité un vent de révolte. Apparaitre comme égoïstes dans une crise sanitaire qui touche tout le monde, ils ne pouvaient pas faire pire ». Non seulement leurs partenaires les ont critiqués sans s’embarrasser, pour une fois, de formules diplomatiques, mais une partie de leur opinion publique et de leur classe dirigeante les ont lâchés à l’image du président de la banque centrale néerlandaise, Klaas Knot : « dans cette période, où l’on voit des camions circuler avec des cadavres à la recherche de crématoires, l’accent doit être mis sur la solidarité » européenne. Ce grand argentier, qui fait partie des « faucons » de la Banque centrale européenne, a rappelé que les Pays-Bas devaient leur prospérité à l’Union et qu’éviter son délitement était de leur intérêt national. Ou encore à l’image de l’ancien vice-chancelier social-démocrate, Sigmar Gabriel, qui s’est interrogé : «si nous ne sommes pas maintenant prêts à partager notre richesse alors je ne sais pas ce qui va advenir de cette Europe».

Depuis, une semaine, le débat dans ces pays n’a pas cessé, ce qui les a conduits à assouplir leur position et à proposer une « réponse européenne » à la crise. Ainsi le très rigoriste social-démocrate Olaf Scholz, le ministre allemand des Finances, se dit « prêt à la solidarité, mais une solidarité bien pensée ». « Dans cette période extraordinaire, nous avons suspendu toutes nos règles », explique-t-on à l’Élysée : « si on en reste là, c’est-à-dire au laisser-faire national et on verra qui s’en sortira, on pourra logiquement nous rétorquer après la crise : mais alors pourquoi on nous emmerde en temps normal ? » Autrement dit, « la réponse communautaire, c’est-à-dire la solidarité en temps de crise, n’est pas une option, sinon c’est tout le projet européen qui s’effondre ». Le club des radins commence à en prendre conscience.

Blocage psychologique

Mais les « coronabonds », c’est-à-dire un emprunt européen destiné à financer les dépenses liées à la crise du coronavirus, restent toujours aussi inacceptables pour Berlin ou Amsterdam. Pourtant, il ne s’agit pas de mutualiser de la vieille dette, mais simplement d’apporter une garantie commune à des levées d’emprunt ce qui assurerait un taux particulièrement bas. C’est seulement en cas de défaut d’un État (très improbable, vu l’action de la BCE qui garantit sans limites les dettes de la zone euro) que cela coûterait de l’argent aux États garants…

Un blocage psychologique qui explique que ces pays sont plutôt favorables à l’activation du Mécanisme européen de solidarité (MES), un organisme intergouvernemental (qui décide à l’unanimité des gouvernements) pouvant lever jusqu’à 700 milliards d’euros sur les marchés financiers. L’idée serait qu’il puisse prêter de l’argent aux pays qui en ont besoin sans le plan de rigueur qui y est normalement associé. Le problème est que ces prêts sont normalement réservés à des États qui n’ont plus accès au marché, ce qui n’est le cas de personne aujourd’hui. Les Pays-Bas proposent en plus la création d’un fonds de 10 à 20 milliards d’euros alimenté par des contributions nationales (Amsterdam se dit prêt à mettre au pot 1,5 milliard d’euros) : l’argent serait donné sans condition. « Ce n’est pas suffisant, mais c’est une idée intéressante qui permet de discuter », note un diplomate français. Une autre piste qui fait l’unanimité est l’utilisation de la Banque européenne d’investissement qui peut emprunter et prêter plusieurs dizaines de milliards d’euros : « ça passera par une augmentation de son capital, mais la BEI a montré à quel point elle était efficace ».

«Champs des possibles»

Bruno Le Maire, le ministre des Finances français, a présenté, mercredi, la proposition de la France : un « fonds de sauvetage européen » géré par la Commission d’une durée de vie de 5 à 10 ans et destiné à financer « les programmes dédiés pour renforcer les systèmes de santé et relancer l’économie ». Il serait alimenté par un impôt de solidarité ou une contribution des États membres et pourrait émettre des obligations avec la garantie commune des Vingt-sept. Autre « brique », selon le mot d’un diplomate, le fonds SURE proposé jeudi par la Commission qui vise à offrir, pendant la durée de la crise, un filet de sécurité minimal destiné à financer les dépenses d’assurance chômage des États membres : l’Union emprunterait 100 milliards d’euros sur les marchés avec la garantie commune des États membres avant de les reprêter aux pays qui en ont le plus besoin.

Enfin, la Commission a annoncé qu’elle allait modifier sa proposition de « cadre financier pluriannuel » pour la période 2021-2027, « ce qui reste le meilleur instrument possible à condition qu’il soit clairement plus ambitieux et plus conséquent que la proposition Juncker », dit-on à l’Élysée

« Le champ des possibles apparait », commente satisfait un diplomate européen de haut rang : « d’autres propositions vont suivre, Rome et Madrid préparant une initiative commune ». Il reviendra aux ministres des Finances qui se réunissent mardi 7 avril de lister les options et la décision finale reviendra aux chefs d’État et de gouvernement.

Catégories: Union européenne

Coronabonds: touche pas au grisbi !

mer, 01/04/2020 - 18:30

Les obligations européennes, ou eurobonds, c’est nein, neen, ei pour le «club des radins» (Allemagne, Autriche, Finlande et Pays-Bas), comme il l’a martelé lors du sommet européen de jeudi. Les quatre estiment en avoir déjà assez fait pour limiter les conséquences économiques du coronavirus en donnant leur blanc-seing à l’action de la Banque centrale européenne (BCE) et en suspendant le Pacte de stabilité budgétaire. Que certains n’aient pas les moyens de remettre en marche leur économie en KO technique n’est pas leur problème, et il n’est pas question que l’Union emprunte sur les marchés pour les financer.

Le risque italien

Un égoïsme assumé et un rien méprisant que ne supportent plus leurs partenaires, lassés de se faire administrer des leçons par des pays qui sont les principaux bénéficiaires du marché unique et surtout de l’euro, dont la sous-évaluation leur permet d’encaisser de fabuleux excédents commerciaux. Surtout, il est totalement incompréhensible : n’est-il pas dans leur intérêt que les Etats les plus touchés par la pandémie se remettent le plus vite possible, non seulement pour continuer à exporter, mais aussi pour éviter un délitement de l’euro et de l’Union qui sera inéluctable si les populistes ramassaient la mise, notamment en Italie ? Dit autrement, la mutualisation des pertes est un investissement dans l’avenir économique et géopolitique des radins : si l’Europe s’effondrait à cause de leur égoïsme, non seulement le club des radins y laissera beaucoup de plumes sur le plan économique, mais il aura de véritables ennemis à ses portes…

Il faut bien comprendre que l’attitude des radins est purement idéologique, car les eurobonds ne leur coûteraient pas un euro, puisqu’il s’agirait d’emprunter avec une garantie commune. Seule la faillite d’un pays, totalement improbable puisque la BCE garantit sans limite les dettes des pays de la zone euro, les obligerait à mettre la main au portefeuille… Les eurobonds, c’est en réalité un signal de solidarité. La refuser, c’est menacer tout l’édifice européen, comme l’a dit samedi Jacques Delors, l’ancien président de la Commission qui est sorti d’un long silence.

Rassurer les radins

«On ne sortira pas de cette affaire à 27 ou à 19», soupire-t-on à Paris tant le blocage est grand. La réflexion sur d’autres voies possibles a déjà commencé. L’activation du Mécanisme européen de stabilité (MES) est l’une des pistes : l’idée est de l’autoriser à emprunter sur les marchés (il peut lever jusqu’à 700 milliards d’euros) afin de financer les dépenses de reconstruction. Ce serait des «coronabonds» qui ne diraient pas leur nom. L’aspect rassurant pour les radins est que les parlements nationaux devront donner leur feu vert à chaque levée de fonds.

Une autre piste est de passer par le budget européen. On pourrait soit augmenter le cadre financier pluriannuel (CFP) 2021-2027, en cours de négociation, bien au-delà des 1,13 % du RNB européen (revenu national brut) proposé par la Commission. Ou, dans un premier temps, voter un «budget de guerre», selon l’expression d’un haut fonctionnaire européen, pour 2021. A Paris, on évoque une augmentation de 20 à 30 %, soit 30 à 40 milliards d’euros (en 2019, le budget était de 150 milliards). Le problème est qu’il faudra là aussi un vote à l’unanimité des 27. Or, le club des radins, renforcé par la Suède, a exigé, lors du sommet des 20-21 février, que le CFP ne dépasse pas 1 %. Et le coronavirus ne semble pas avoir terrassé leur amour de l’austérité.

Catégories: Union européenne

L'après coronavirus sera politique

mer, 01/04/2020 - 18:20

Le ministre allemand des Finances, Olaf Scholz, et la présidente de la BCE, Christine Lagarde, à Bruxelles le 17 février

L’Union européenne a appris ses gammes. En 2007-2008, lors de la crise financière, puis en 2011-2012, lors de la crise de la zone euro, elle avait agi trop peu, trop tard en privilégiant le national sur l’européen. Aujourd’hui, elle a frappé vite et fort, tant sur le plan monétaire, avec l’intervention massive de la Banque centrale européenne (BCE), que budgétaire, avec la suspension du pacte de stabilité, pour amortir le choc de la mise à l’arrêt des économies européennes pour cause de coronavirus (lire pages 2 à 5). Mais beaucoup d’Etats, dont la France, estiment que cette réaction sans précédent à une crise sans précédent reste insuffisante. Pour eux, il faut dès maintenant préparer l’après, qui se jouera non seulement sur le plan économique mais surtout politique, les populistes étant en embuscade. Les Vingt-Sept, réunis jeudi 27 mars par visioconférence, pour la troisième fois en trois semaines, ont donc lancé les travaux de sortie de la pandémie.

«Bonne crise»

«On a été surpris par la brutalité de la crise au départ, c’est vrai,reconnaît-on à l’Elysée, mais on peut se préparer dès maintenant à la sortie de la pandémie.» Pour Emmanuel Macron, c’est l’occasion d’aller enfin plus loin dans l’intégration communautaire, notamment en mutualisant les coûts induits par la lutte contre le coronavirus et la longue reconstruction économique qui s’annonce. Avec tous les guillemets possibles, on estime à Paris qu’il «ne faut pas gâcher une bonne crise» en revenant au statu quo ante. Le problème, comme d’habitude, est que les Etats membres sont divisés.

Pour l’Allemagne, l’Autriche, la Finlande ou encore les Pays-Bas, l’Union a déjà été aux limites de son action et ils estiment avoir beaucoup fait en acceptant que l’orthodoxie budgétaire soit mise entre parenthèses et en souscrivant sans trop rechigner aux mesures de la BCE. Mais pour eux, tout cela reste temporaire. «Une fois la crise terminée - nous espérons que ce sera le cas dans quelques mois -, nous reviendrons à la politique d’austérité et, dès que possible, à la politique de l’équilibre budgétaire», a ainsi clamé mardi Peter Altmaier, le ministre allemand de l’Economie, chrétien-démocrate proche de la chancelière Angela Merkel.

D’autres, en particulier les pays du sud de l’Europe particulièrement frappés par cette crise, ne sont absolument pas de cet avis. Dans une lettre adressée mercredi à Charles Michel, le président du Conseil européen, neuf chefs d’Etat et de gouvernement (France, Belgique, Grèce, Irlande, Italie, Luxembourg, Portugal, Slovénie et Espagne), soutenus par le Parlement européen, estiment que «nous devons prendre des décisions extraordinaires pour limiter les dommages économiques» causés par «les mesures extraordinaires que nous prenons pour contenir le virus».

Outre l’arsenal déjà déployé, ils proposent de créer «un instrument de dette commun émis par une institution européenne pour lever des fonds sur le marché, sur la même base et au bénéfice de tous les Etats membres, assurant ainsi un financement stable à long terme des mesures requises pour faire face aux dégâts causés par cette pandémie». En clair, ces pays veulent briser le tabou nordique des eurobonds - ou emprunts européens - afin de mutualiser les pertes dues à la crise.

«Il ne s’agit pas pour l’instant de dire tel montant sous telle forme[c’est-à-dire via le Mécanisme européen de stabilité ou via le budget communautaire, ndlr], explique-t-on dans l’entourage d’Emmanuel Macron, car cela tuerait le débat» ; «Mais il faut l’assumer.» L’idée est d’envoyer aux marchés le signal que l’Union est solidaire et qu’elle aidera tous ses Etats à se financer à bon compte, quel que soit le montant de leur dette publique.

Imprévisible

Cette fois-ci, personne ne peut dire que la crise est due à tel Etat en particulier qui aurait mal tenu ses comptes. Tout le monde est touché en même temps par un choc extérieur imprévisible. «Si on commence à dire que l’Italie n’avait qu’à faire davantage d’efforts dans le passé pour avoir davantage de marge de manœuvre pour refuser toute solidarité, le coût politique sera énorme», poursuit-on à l’Elysée.

De fait, si la solidarité européenne ne va pas au-delà de la gestion du choc initial, les populistes empocheront la mise : «Si l’Italie se retrouve dans un marasme économique total sous le regard indifférent de l’Europe, on aura de nouveau Salvini au pouvoir. Il ne faut pas oublier que la gestion de la crise migratoire de 2015 a donné l’impression aux Italiens qu’ils étaient seuls et ça a donné le Mouvement Cinq Etoiles et la Ligue au gouvernement. Cette fois, ça sera pire», prévient un proche du chef de l’Etat français. En clair, si rien n’est fait, le coût économique se doublera d’un coût politique faramineux qui pourrait emporter l’Union…

La clé est allemande, comme toujours : si Berlin dit à nouveau non, les eurobonds resteront à jamais le monstre du Loch Ness du marais européen. Mais on se veut optimiste à Paris : «La chancelière a conscience du risque italien», qui représente aussi un danger pour l’Allemagne si le marché intérieur et l’euro se délitent. Le problème est qu’elle est affaiblie, en fin de mandat, et que la CDU, son parti, n’est pas encline à se montrer solidaire de ses voisins.

On espère au moins qu’elle acceptera que le débat se poursuive. Un projet de conclusion, qui non encore validé à l’heure où nous écrivons ces lignes, prévoit de «faire tout ce qui sera nécessaire dans un esprit de solidarité», y compris, «le cas échéant», de «nouvelles actions». Bref, la porte vers des eurobonds reste ouverte.

Photo: F. Lenoir. Reuters

Catégories: Union européenne

Coronabonds: «Répugnant», «châtelain», les noms d’oiseaux volent entre les Vingt-sept

mer, 01/04/2020 - 18:19

Antonio Costa

Les couteaux sont tirés. Une large majorité d’Etats européens ne supportent plus l’égoïsme et la morgue du «club des radins» (Allemagne, Autriche, Finlande et Pays-Bas). «Leur comportement de châtelain européen s’adressant à leurs sujets est insupportable», grince-t-on à Paris. Le demi-échec du sommet des chefs d’Etat et de gouvernement, jeudi soir, Berlin et ses alliés s’étant opposés à la création d’un «instrument de dette commun», a fait sauter le couvercle des rancœurs accumulées.

Vendredi matin, Antonio Costa, le Premier ministre portugais, s’en est violemment pris à l’attitude «répugnante» du ministre des Finances néerlandais, Wopke Hoekstra, qui a demandé à la Commission d’enquêter sur les raisons de l’absence de marge de manœuvre budgétaire de certains pays pour faire face à la crise du coronavirus : «C’est d’une inconscience absolue et cette mesquinerie récurrente mine totalement ce qui fait l’esprit de l’Union et représente une menace pour son avenir», a-t-il lancé.

«Répugnant et hypocrite»

La ministre des Affaires étrangères espagnole, Arancha González, a de son côté comparé sur Twitter l’attitude des «radins» à celle de l’équipage du Titanic réservant les canots de sauvetage aux premières classes : «Nous sommes ensemble dans ce bateau européen qui a heurté un iceberg inattendu. Nous partageons tous le même risque et nous n’avons pas le temps de discuter de prétendus billets de 1ère et 2e classe […]. L’histoire nous tiendra pour responsables de ce que nous faisons MAINTENANT.» Luigi Di Maio, le chef de la diplomatie italienne, a écrit sur sa page Facebook : «Nous attendons de la part de nos partenaires européens de la loyauté, nous attendons que l’Europe fasse sa part, parce que les belles paroles, on ne sait pas quoi en faire.»

Cette colère officiellement exprimée est partagée, mezza voce, par la France et une bonne partie des Etats membres. «Les Néerlandais sont ceux qui gueulent le plus fort contre toute solidarité, comme on l’a vu lors de la discussion sur le budget européen 2021-2027 ou [jeudi] sur les «coronabonds», mais l’Allemagne est pire que les Pays-Bas : elle est non seulement répugnante mais hypocrite puisqu’elle se cache derrière eux», tacle un diplomate européen. Ambiance.

«Je déconseille à qui que ce soit d’en reparler»

Le sommet de jeudi soir a buté sur «l’instrument de dette commun»proposé par neuf pays à l’initiative de la France : Belgique, Grèce, Irlande, Italie, Luxembourg, Portugal, Slovénie et Espagne, auxquels se sont ralliés en cours de discussion Chypre et la Slovaquie, soit 11 pays de la zone euro sur 19 (les Baltes et Malte restant silencieux). L’idée est que ces emprunts soient «émis par une institution européenne pour lever des fonds sur le marché»afin d’assurer «un financement à long terme stable des mesures requises pour faire face aux dégâts causés par cette pandémie».

Pas question d’entrer dans une telle discussion pour le «club des radins». Dès lundi, Peter Altmaier, le ministre allemand de l’Economie, un chrétien-démocrate proche de la chancelière Angela Merkel, a prévenu sur un ton martial qu’il «déconseillait à qui que ce soit de reparler» de la création d’eurobonds ou d’emprunts européens. «Ces Etats ne supportent pas que les pays du Sud qu’ils estiment avoir sauvés durant la crise de la zone euro réclament encore quelque chose», explique un diplomate de haut rang.

Angela Merkel a juste proposé que la piste du Mécanisme européen de stabilité (MES) soit explorée par les ministres des Finances : doté d’une capacité d’emprunt de 700 milliards d’euros, il pourrait mettre à la disposition des pays qui en ont besoin (mais après un vote du Bundestag…) une ligne de crédit de précaution sans aucune conditionnalité s’ils avaient des difficultés d’accès aux marchés. Mais c’est répondre à côté, puisque la Banque centrale européenne garantit déjà qu’aucun Etat de la zone euro n’aura de difficultés à se financer et que de telles lignes de crédit n’équivalent pas à une mutualisation des dépenses liées à la pandémie…

60 % du PIB de la zone euro favorable aux «coronabonds»

L’Italien Giuseppe Conte a immédiatement fait part de son mécontentement : «Je veux une réponse forte et adéquate, aurait-il lancé. Il s’agit ici de réagir avec des instruments financiers innovants et réellement adéquats à une guerre que nous devons mener ensemble pour la gagner le plus rapidement possible.» Antonio Costa et l’Espagnol Pedro Sánchez sont aussi fermement montés au front, tout comme Emmanuel Macron, qui a fait valoir qu’il ne s’agissait pas seulement de sauver Schengen en maintenant les frontières intérieures ouvertes comme lors du sommet du 17 mars, mais le projet européen. Le Grec Kyriákos Mitsotákis a par ailleurs fait remarquer que les «coronabonds» étaient soutenus par des pays représentant 60% du PIB de la zone euro.

Finalement, une formule consensuelle a été trouvée pour sauver la face : le MES sera bien sollicité mais «notre riposte sera renforcée, en tant que de besoin, par d’autres actions arrêtées de manières inclusive, à la lumière de l’évolution de la situation, en vue de mettre en place une riposte globale». Reste qu’à l’issue du sommet, Merkel a répété son opposition aux eurobonds… D’où la salve tirée vendredi par le Portugal, l’Espagne et l’Italie. L’Union européenne est décidément bien malade.

Catégories: Union européenne

Amélie de Montchalin: "penser l'après européen du coronavirus dès maintenant"

dim, 29/03/2020 - 18:02

Amélie de Montchalin, secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, dresse un premier bilan critique de la réponse européenne à la crise du coronavirus. Elle appelle à davantage d’intégration communautaire afin de préparer la sortie de crise.

Les premiers réflexes face à la pandémie ont été nationaux, chacun agissant comme si l’Europe n’existait pas. Après soixante-dix ans de construction communautaire, n’est-ce pas désespérant ?

Les Etats sont passés par trois phases : une phase d’observation, car le coronavirus ne s’est pas manifesté de la même façon et n’est pas arrivé en même temps partout. Puis, c’est vrai, une phase de sidération et de précipitation qui a conduit à des décisions sanitaires et économiques purement nationales et parfois irrationnelles. Ce n’est pas un hasard si tout ce qui relève de la coordination entre les gouvernements, ce que j’appelle agir en Européens, n’a pas pleinement fonctionné. Ainsi, il a été très difficile de convoquer les ministres de la Santé des Vingt-sept au début du mois de février, car la pandémie ne concernait alors que très peu de pays. Et, enfin, une phase de sursaut et de mobilisation collective qui a débuté lorsqu’on a réussi à tenir, le 10 mars, le premier Conseil européen par visioconférence à l’initiative du président de la République. Depuis, on fait des progrès tous les jours, les Etats ayant compris que l’action solitaire n’est pas efficace et peut même être dangereuse pour la vie et le travail de leurs concitoyens…

Et les institutions communautaires ?

La Commission et la Banque centrale européenne (BCE) ont agi vite et fort quand la crise est devenue aiguë. Ce qui a bien fonctionné aussi, et c’est important, c’est la coopération infranationale, entre les régions frontalières, à l’image de ce qui se passe concrètement entre le Grand Est, les Länder allemands, le Luxembourg et la Suisse (transfert et accueil de patients dans les hôpitaux ou circulation des travailleurs frontaliers, notamment les personnels médicaux).

Les fermetures désordonnées des frontières intérieures auraient pu conduire à une catastrophe économique…

C’est vrai, mais, depuis, on s’est coordonné afin d’éviter d’interrompre les chaînes d’approvisionnement, ce qui aurait provoqué une crise alimentaire et aggravé la crise sanitaire. Cela étant, la question a perdu de son acuité puisque le confinement quasi généralisé a changé l’objet de ces contrôles frontaliers : il s’agit désormais de s’assurer que chacun reste bien chez lui. Aujourd’hui, on agit en Européens.

Sur le plan économique aussi le désordre a été grand, chacun annonçant des plans de soutien sans se coordonner.

Il y a eu des réponses nationales et une réponse européenne avec les annonces de la BCE, de la Commission (fonds de soutien, règles de concurrence, réserve stratégique, etc.) mais aussi de la BEI et des régulateurs bancaires. L’important, c’est de bien coordonner la nature et l’ampleur des réponses apportées. C’est ce que sont en train de faire les ministres des finances.

Ne faut-il pas aller plus loin en lançant enfin un emprunt européen pour mutualiser les dépenses liées au coronavirus ?

Il est certain qu’il faudra faire beaucoup plus pour sortir de cette crise. Nous devons envoyer les bons signaux. Cela peut passer par la mobilisation du Mécanisme européen de stabilité (MES) ou par d’autres instruments de solidarité et de soutien. Mais il n’y a pas encore de consensus sur ce sujet.

L’Union a montré qu’elle n’était pas si rigide que cela puisque en l’espace de quelques jours, c’est tout le logiciel budgétaire et économique qui a été réécrit.

Mais nos règles elles-mêmes prévoyaient ces possibilités ce qui montre qu’elles sont d’une grande souplesse ! On l’a vu avec l’activation de la clause d’exemption générale du Pacte de stabilité et de croissance. On l’a vu aussi avec la réglementation sur les aides d’Etat qui ont été assouplies pour permettre aux Etats de soutenir leur économie. Il n’y a pas eu de débat sur ce sujet. Ce ne sont pas les dogmes en eux-mêmes qui sont le sujet, c’est notre capacité à agir ensemble une fois qu’on les a levés pour répondre à la crise.

Cette crise ne montre-t-elle pas à quel point le débat sur le budget communautaire 2021-2027 a été lunaire : se battre pour quelques décimales autour de 1% du PIB européen alors que les sommes qui sont aujourd’hui mobilisées pour combattre la crise sont 4 ou 5 fois plus importantes ?

On n’échappera pas à un bilan des retards et des manquements accumulés, révélés par la crise du coronavirus et nous n’avons pas attendu l’épidémie pour le dire. La crise actuelle montre qu’on ne négocie pas un budget en le déconnectant de nos ambitions. Si l’on veut avoir par exemple des moyens de gestion de crise, des réserves stratégiques en matériel médical, des chaînes de production pharmaceutiques ou de produits alimentaires autonomes, cela va demander de vrais moyens budgétaires. Il faut donc que l’on sache ce que l’on veut faire ensemble, savoir si l’on veut être moins dépendant de l’extérieur en matière d’approvisionnement stratégique, savoir si l’on veut être plus réactif en matière de gestion de crise et plus solidaire ? Et si certains n’ont pas envie de changer de logiciel, il faudra aussi qu’on en tire les conséquences sur notre destin commun.

Les Etats n’auraient-ils pas dû donner des compétences fortes en matière de santé à l’Union après l’alerte du Sras en 2003 ?

La période éprouvante que nous vivons nous a permis de voir ce qu’on est capable de faire ensemble à tous les niveaux et qui était impensable avant la crise, de la santé à l’économie. Mais il ne faut pas s’arrêter là : comme c’est la première fois que les pays européens sont touchés simultanément par une crise d’une telle ampleur, cela offre l’occasion de penser l’après dès maintenant. Le Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement de jeudi devrait lancer ce travail. En parallèle, la conférence sur l’avenir de l’Europe que nous avons proposée est plus que jamais nécessaire : elle devra notamment identifier les grands risques qui nécessiteront une action européenne. Il n’est pas, par exemple, question d’organiser les lits d’hôpitaux dans toute l’Europe depuis Bruxelles. En revanche, il est logique que la recherche médicale soit coordonnée au niveau européen tout comme la collecte des données épidémiologiques.

Les libertés publiques ont été mises entre parenthèses dans la plupart des Etats européens : n’est-on pas en train de basculer collectivement dans un modèle d’Etat autoritaire ?

Le coronavirus n’est pas une pause dans l’Etat de droit en Europe et il ne peut pas tout justifier. Nous sommes et resterons extrêmement vigilants sur ce point comme nous l’avons toujours été.

Est-on entré en démondialisation voire en déseuropéanisation ?

Il est clair qu’en matière de médicament, il est nécessaire de relocaliser nos productions sanitaires pour être moins dépendant de l’étranger. Cela doit se faire au niveau européen : personne n’a la capacité de tout produire seul. Je le répète : le plus grand risque de cette crise est le délitement de l’Union, si on oublie d’agir en Européens et que l’on se prive d’une vraie capacité, de vrais moyens de réaction et de décision collective face aux crises. Il faudra tirer les bonnes leçons du coronavirus.

Photo Julien Mattia. Le Pictorium

Catégories: Union européenne

Le coronavirus a eu la peau du Pacte de stabilité

ven, 27/03/2020 - 23:26

Le coronavirus a fait une victime inattendue, le sacro-saint Pacte de stabilité budgétaire. Les vingt-sept ministres des Finances de l’Union ont décidé à l’unanimité, lundi, de faire jouer la «clause dérogatoire» du Pacte introduite en 2011, en pleine crise de la zone euro, comme l’a proposé la Commission européenne vendredi. On est au-delà de «l’interprétation souple» des règles puisqu’elles sont tout simplement suspendues, une première dans l’histoire de la monnaie unique lancée en janvier 1999.

Constatant un «ralentissement économique grave», causée par les mesures de confinement et les fermetures des frontières destinées à lutter contre la pandémie, les Vingt-Sept ont jugé qu’il fallait permettre aux Etats de ne plus respecter, pour une durée indéterminée, le plafond des 3% de déficit public, ce qu’ils ont déjà décidé de faire en annonçant une série de plans de soutien à l’économie d’un montant équivalent à 2% du PIB de la zone euro. «Le recours à cette clause garantira la souplesse nécessaire pour prendre toutes les mesures utiles pour soutenir nos systèmes de santé […] et pour protéger nos économies», ont-ils expliqué dans un communiqué. L’Allemagne et les Pays-Bas, les «pères la rigueur» de la zone euro, n’y ont rien trouvé à redire, bien au contraire.

Eviter faillites d’entreprises et licenciements massifs

C’est donc le chemin inverse à celui emprunté lors de la crise de la zone euro (2010-2015) qu’ont décidé de suivre les Vingt-Sept. Car cette fois, il ne s’agit pas d’un choc asymétrique, les marchés se défiant des pays gérant mal leurs comptes publics, mais d’une crise qui touche tout le monde. Il faut donc amortir la violence de la crise au maximum, celle-ci ne devant pas durer plus de trois mois : si l’on veut non seulement se donner les moyens de lutter contre la pandémie, mais surtout permettre aux économies de repartir rapidement, il faut éviter au maximum les faillites d’entreprises et les licenciements massifs. A défaut, l’Union s’enfoncerait dans une longue récession.

C’est aussi pour cela que la Banque centrale européenne a sorti le grand jeu en mettant sur la table au moins 1 050 milliards d’eurosafin de racheter des obligations publiques et privées de la zone euro, mais aussi en en relançant son programme de prêts bon marché à long terme aux banques et aux entreprises et en allégeant les contraintes en fonds propres pesant sur les banques, ce qui devrait leur permettre de prêter plus de 1 800 milliards aux opérateurs économiques.

Mutualiser une partie des coûts

Au-delà, il faudra aller plus loin en mutualisant une partie des coûts engendrés par cette crise, tous les Etats n’ayant pas les moyens d’emprunter à bon compte sur les marchés ; à l’exemple de l’Italie déjà fortement endettée (130% de son PIB). Deux idées, jusque-là aussi taboues que la suspension du Pacte, sont sur la table : soit lancer des «corona bonds», c’est-à-dire un emprunt européen destiné à financer les dépenses liées au coronavirus, soit activer le Mécanisme européen de solidarité (MES) doté d’une capacité d’emprunt de 700 milliards d’euros en l’autorisant à prêter sans condition aux Etats qui en ont le plus besoin.

C’est cette dernière piste qui est privilégiée pour rassurer Berlin et Amsterdam : le MES étant un organisme intergouvernemental, ce sont leurs Parlements qui auront le dernier mot…

Catégories: Union européenne

Les coulisses du bras de fer entre Boris Johnson et Emmanuel Macron

jeu, 26/03/2020 - 19:22

Tout était prêt pour fermer la frontière entre la France et le Royaume-Uni dès vendredi soir. Le matin même, Emmanuel Macron a appelé le Premier ministre britannique, Boris Johnson, pour le prévenir : s’il persistait à ne prendre aucune mesure pour enrayer la progression de la pandémie de coronavirus sur son territoire, la France n’aurait d’autre choix que de refuser l’entrée sur son territoire à tous les voyageurs provenant du Royaume Uni, c’est-à-dire de le considérer comme un pays tiers. Et tous les autres Etats européens auraient fait de même, ce qui aurait été une très mauvaise nouvelle pour l’économie britannique et la politique de «benign neglect» («douce négligence») du gouvernement. «On a dû clairement le menacer pour qu’il bouge enfin», reconnait-on à l’Elysée. L’ultimatum fixé, «BoJo» a dû se résoudre à «demander», non sans réticence, aux pubs, cafés, bars, restaurants et autres lieux de rassemblement social, comme les théâtres, les cinémas et les salles de sport de fermer à compter de vendredi soir.

Boris Johnson a bougé sous la menace

Lorsque les Vingt-Sept ont décidé, le 17 mars, de fermer pour trente jours leurs frontières extérieures, le Royaume-Uni, qui a quitté l’Union le 31 janvier, a néanmoins bénéficié d’une exception :«Juridiquement, il fait partie du marché intérieur jusqu’au 31 décembre 2020 et on est toujours très intégrés économiquement, explique-t-on à Paris. Il fallait donc que Londres ferme ses frontières extérieures avec nous. En outre, il y avait la question de la frontière entre l’Irlande et l’Irlande du Nord qu’il fallait maintenir ouverte.» Mais devant le refus persistant de Johnson de bouger, même Dublin s’est dit prête à fermer sa frontière avec Belfast, quelle que soit la portée symbolique de l’évènement. En effet, si les négociations du Brexit ont pris autant de temps, c’est notamment pour maintenir ouvert le passage entre les deux parties de l’île, comme le prévoit l’accord du Vendredi saint de 1998 qui a mis fin à la guerre civile nord-irlandaise.

Mais si Johnson a bougé sous la menace, on est encore très loin du confinement italien, espagnol, français ou belge. Mais on estime à Paris «qu’il va y venir». Reste que d’autres pays européens refusent aussi de telles mesures extrêmes. Ainsi, en Allemagne, «il y a un aspect traumatique à obliger les gens à rester chez eux et à déployer la police dans la rue, estime-t-on à l’Élysée. Aux Pays-Bas et en Suède, ce sont des sociétés ouvertes, mais il y a un fort sens de la responsabilité individuelle comme le montre la chute de 85% de la fréquentation des transports publics néerlandais». Cela étant, depuis quinze jours, toutes les mesures sanitaires convergent petit à petit vers davantage de rigueur.

Gestion des frontières intérieures

Le problème le plus délicat que doivent gérer les Vingt-Sept reste celui de la fermeture plus ou moins stricte des frontières intérieures. Lors du dernier sommet européen, les chefs d’Etat et de gouvernement se sont mis d’accord pour qu’il n’y ait pas d’interruption du flux de marchandises, ce qui entraînerait des ruptures d’approvisionnement, ou de la circulation des travailleurs frontaliers. «Cette question exige une gestion fine et très politique,explique-t-on dans l’entourage d’Emmanuel Macron. On ne doit pas laisser les populistes, qui sont en embuscade, accuser les gouvernements d’être responsables de l’extension de l’épidémie. En même temps, on ne peut, en les fermant totalement, accréditer l’idée qu’un virus peut être stoppé par un contrôle de police. C’est une ligne de crête.»

Photo: GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP

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Tir de barrage de la BCE contre le coronavirus

lun, 23/03/2020 - 21:26

La Banque centrale européenne (BCE) a accru l’intensité de son tir de barrage à un niveau sans précédent afin d’essayer de limiter les dégâts économiques du coronavirus. Dans la nuit de mercredi 18 mars à jeudi 19 mars, elle a décidé d’injecter dans le système 1050 milliards d’euros d’ici la fin de l’année en rachetant les dettes émises par les États et les entreprises. Il s’agit d’une limite basse, car « il n’y a pas de limite à notre engagement envers l’euro », a tweeté dans la nuit Christine Lagarde, la présidente de la BCE : « Les temps extraordinaires nécessitent une action extraordinaire ». Décryptage.

· Pourquoi l’intervention de la BCE est devenue nécessaire.

La BCE espérait que les États la dispenseraient d’intervenir à nouveau en décidant d’une action européenne coordonnée et massive. Or, lundi, lors de l’Eurogroupe, l’enceinte où siègent les dix-neuf ministres des finances de la zone euro, et mardi, lors du sommet européen, ils se sont essentiellement contentés de valider les plans de soutiens nationaux aux économies (qui représentent quand même 2 % du PIB européen) en faisant sauter les limites fixées par le Pacte de stabilité budgétaire. Rien, en revanche, sur l’activation du Mécanisme européen de stabilité (MES) doté d’une capacité d’emprunt de 700 milliards d’euros ou sur la création d’une capacité d’emprunt européen afin de financer les dépenses exceptionnelles des États, ce que Giuseppe Conte, le Premier ministre italien, a nommé des « coronabonds ». Et ce n’est pas le fonds de soutien de 37 milliards d’euros proposé par la Commission qui allait impressionner les marchés, ceux-ci ne comprenant que les très gros chiffres.

C’est cette réponse déséquilibrée qui a causé de fortes tensions sur le marché obligataire. En effet, comme les déficits vont plonger et les dettes publiques exploser (sans doute vingt points de plus pour la France), les investisseurs ont commencé à vendre la dette des États dont les comptes publics ne sont pas jugés sains : Grèce, Italie, Portugal, France et Espagne. Conséquence : les taux d’intérêt ont commencé à grimper sur le marché secondaire (celui de la revente, de la dette d’occasion si l’on veut) et à s’écarter dangereusement du Bund allemand, l’actif considéré comme le plus sûr du monde. Cela a notamment été le cas pour les emprunts grecs et italiens (dont les taux ont triplé en quelques jours, à 3 %). À terme, cela aurait posé la question de l’accès aux marchés pour certains de ces pays et partant d’un éventuel défaut. Un cauchemar.

La BCE n’avait donc pas le choix : faute d’une réponse adéquate des gouvernements, il lui fallait agir vite afin d’éviter une répétition du scénario de 2010-2012 où les atermoiements des États, mais aussi des banquiers centraux de l’époque, avaient fini par coûter cher en termes de croissance et de chômage.

· Que va faire la BCE ?

« C’est un très bon paquet, il y a tout ce qu’il faut pour éviter tous les risques de dislocation de marché », nous a déclaré Laurence Boone, l’économiste en chef de l’OCDE. Dans la nuit de mercredi à jeudi, le conseil des gouverneurs a décidé de racheter sur le marché secondaire tant les dettes des États de la zone euro que les obligations émises par les entreprises (y compris les titres de dette de moins de 6 mois afin de rétablir leur trésorerie) pour un montant de 750 milliards d’euros pour les dix mois qui viennent. Cette somme s’ajoute aux 120 milliards décidés la semaine dernière et aux 20 milliards d’euros par mois du « quantitative easing » européen (assouplissement monétaire) relancé en novembre dernier par Mario Draghi, après sa mise en sommeil en décembre 2018 (ce premier programme qui a commencé en mars 2015 a permis le rachat de 2600 milliards d’euros d’obligations publiques et privées, soit 20% du PIB de la zone euro). Soit un total mensuel de 117 milliards d’euros par mois, alors que le rythme du premier QE destiné à éviter la déflation n’a pas dépassé 80 milliards par mois…

Ce nouveau programme, baptisé « programme de rachat d’urgence face à la pandémie », ne s’arrêtera que lorsque la crise du coronavirus sera terminée et en tous les cas pas avant la fin 2020. Les sommes mises sur la table pourront même être augmentées. Un montant propre à dissuader les marchés d’affronter le mur de l’argent que vient de dresser la BCE et à éloigner durablement toute crise de la dette qui se serait ajoutée à la crise économique et à la crise sanitaire. Les taux grecs (la Grèce ayant de nouveau accès aux marchés, ses emprunts sont inclus dans ce nouveau programme) et italiens ont d’ailleurs spectaculairement diminué dès l’annonce de ce paquet. Preuve s’il en est que Francfort a bien un rôle à jouer pour éviter un trop grand écart de taux entre les emprunts d’État de la zone euro, contrairement à une déclaration malheureuse de Christine Lagarde, jeudi dernier, qui avait accru la tension sur les marchés…

S’il n’y a pas eu de discussion sur la nécessité de frapper fort au sein du Conseil des gouverneurs, même les faucons des banques centrales allemande, autrichienne et néerlandaise, en ayant convenu, en revanche la seconde mesure est moins bien passée. En effet, la BCE a décidé de s’affranchir des limites posées lors du premier QE : un rachat équilibré des dettes entre les Etats en fonction de leur poids dans le PIB de la zone euro et une limitation à 33 % du stock de dettes existantes. Ainsi, elle pourra se concentrer sur les pays en grande difficulté comme l’Italie sans devoir intervenir sur le marché allemand qui n’a pas besoin de son assistance. « Ce qui donne une très grande souplesse à notre intervention » se réjouit-on à Francfort. À cet ensemble de mesures se rajoutent celles décidées la semaine dernière comme la réactivation du programme LTRO (prêt à long terme aux entreprises) à un taux de -0,75%. Sans oublier la décision du Conseil de supervision unique (SSM), le gendarme bancaire de la zone euro placé sous l’autorité de la BCE, d’autoriser les banques à ne plus respecter les exigences en fonds propres fixés depuis la crise de la zone euro afin de libérer de l’argent.

· Le « paquet » de la BCE sera-t-il suffisant ?

Emmanuel Macron, le chef de l’État français, qui avait critiqué jeudi dernier l’insuffisance des décisions de la BCE, a, cette fois, apporté « son plein soutien aux mesures exceptionnelles prises ce soir ». Il a immédiatement enchainé : « à nous États européens d’être au rendez-vous par nos interventions budgétaires et une plus grande solidarité financière au sein de la zone euro. Nos peuples et nos économies en ont besoin ». Une allusion directe à l’incapacité des Vingt-sept, la semaine dernière, de s’entendre sur la création d’eurobonds, un serpent de mer européen, même si le gouvernement allemand est cette fois moins hostile que précédemment à cette idée. Car il y aurait une logique à mutualiser les dépenses liées à la crise du coronavirus puisqu’elle touche les dix-neuf pays de la zone euro, ce qui allégerait le poids pesant sur les budgets nationaux des États les plus fragiles. L’idée qui est actuellement sur la table, et dont discuteront les chefs d’État et de gouvernement lors de leur sommet du 26 mars, est d’autoriser le MES à prêter de l’argent aux États pour couvrir ces dépenses extraordinaires. Ce serait des « coranabonds » qui ne diraient pas leur nom et qui permettraient à l’Allemagne et aux Pays-Bas de contrôler le montant et l’affectation des sommes dégagées. En effet, le MES est un organisme intergouvernemental qui permet à l’Allemagne d’exercer son véto. « Ce serait un moyen de la tranquilliser », note un observateur.

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Les eurodéputés veulent régler le compte des Etats

mer, 04/03/2020 - 18:57

Les négociations budgétaires qui ont débouché sur un échec lors du sommet européen des 20 et 21 février se sont déroulées entre les seuls chefs d’Etat et de gouvernement des Vingt-Sept. Pourtant, en bonne logique, un vingt-huitième acteur aurait dû être invité : le Parlement européen. En effet, depuis le traité de Lisbonne, entré en vigueur en 2009, celui-ci doit donner son accord à la majorité absolue de ses membres au «cadre financier pluriannuel» adopté par le Conseil européen. Certes, malgré ses rodomontades, l’Assemblée de Strasbourg s’est jusque-là lamentablement couchée, tant il est vrai qu’il faut du courage pour s’opposer aux Etats, les vrais maîtres de l’Europe.

Mais une révolution copernicienne a eu lieu lors des européennes de mai 2019 : la fin du duopole PPE (conservateurs)-S & D (socialistes), qui dominait l’Assemblée depuis 1989, et l’irruption sur la scène européenne des centristes de «Renew Europe» (RE), le groupe dominé par En marche. Jusqu’ici, il suffisait d’un appel de la chancellerie allemande aux patrons du PPE et du S & D pour que ces deux groupes, majoritaires à eux deux et largement dominés par les Allemands, votent le doigt sur la couture du pantalon ce qu’avaient décidé les Etats. Cette fois, il n’en ira pas de même. La majorité absolue étant de 353 dans un Parlement comptant 704 élus depuis le départ des Britanniques, il manque 19 voix au PPE (187 élus) et au S & D (147) pour l’atteindre. En réalité bien plus, la discipline de vote n’existant pas, les logiques nationales se superposant aux logiques politiques.

Donc, pour être certain d’obtenir une majorité, il faut compter sur les voix non seulement de RE (98), mais aussi des Verts (67). Car là aussi, les déperditions sont fortes… Pis : sur 704 élus, seuls 263 appartiennent à des partis gouvernementaux (dont 175 seulement du même parti que celui du Premier ministre en exercice). Ainsi, pour la première fois, le PPE a plus de députés dans l’opposition que dans la majorité. Enfin, pour ne rien arranger, l’actuel Parlement est au début de son mandat et est composé à 60 % de nouveaux élus qui doivent faire leurs preuves, alors que celui de 2013 était en fin de mandat et composé de députés vieillissants.

Autant dire que les gouvernements n’ont pas de majorité acquise et pas de relais pour en obtenir une : si la chancelière Angela Merkel appelle Manfred Weber, le patron allemand du groupe PPE, celui-ci ne pourra rien lui garantir. En clair, si les Vingt-Sept parviennent péniblement à un compromis sur le budget, il est fort probable qu’il sera rejeté par le Parlement. Car les Etats vont sans doute encore le réduire pour la deuxième fois depuis 2014, alors même qu’il faut financer de nouvelles politiques, dont le «pacte vert». Or le PPE, le S & D, RE et les Verts exigent un budget à 1,3 % du RNB européen alors que les Etats les plus radins (Allemagne, Autriche, Danemark, Pays-Bas et Suède) ne veulent même pas le maintenir à son niveau actuel, soit 1,11 % du RNB, mais le diminuer à 1 %… La crise budgétaire ne fait que commencer.

Photo: Vincent Kessler. Reuters

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Migrants: quel message la Turquie adresse-t-elle à l'Union européenne?

mer, 04/03/2020 - 18:51

Josep Borrell, le ministre des Affaires étrangères de l’Union, l’a annoncé vendredi après-midi sur Twitter : son homologue turc, Mevlüt Çavusoglu, s’est engagé, lors d’une conversation téléphonique, à respecter le pacte migratoire de 2016. Pourtant, un peu plus tôt dans la journée, un « haut responsable turc », probablement le président Recep Erdogan lui-même, avait menacé l’Union de laisser partir les réfugiés syriens qui voudraient trouver refuge sur son territoire, ce qui a déclenché un branle-bas de combat à Bruxelles et dans les capitales européennes.

Car la crise de 2015 a marqué au fer rouge la mémoire européenne : à l’époque, plus d’un million de personnes, essentiellement des réfugiés syriens, ont quitté la Turquie pour se rendre, via la route des Balkans, en Allemagne dans l’espoir d’y obtenir asile. Berlin avait alors, pour éviter une catastrophe humanitaire à ses frontières, accepté de les accueillir. Mais parallèlement, la chancelière Angela Merkel a négocié avec le président turc pour que celui ferme à nouveau ses frontières et accepte de reprendre sur son territoire les étrangers que les Européens refouleraient, le tout en échange d’une aide financière destinée à prendre en charge une partie des coûts engendrés par la présence sur son territoire de 3,5 millions de réfugiés syriens. L’accord a été ensuite endossé par les Vingt-huit de l’époque : la Turquie a reçu depuis 2016 6 milliards d’euros versés en deux tranches.

C’est cet accord que le « haut responsable turc » a menacé de ne pas reconduire. « On est vigilant, mais pour l’instant, il n’y a pas de mouvement notable. Si la Turquie rouvre le robinet, cela ne se fera de toute façon pas du jour au lendemain », note un diplomate européen de haut niveau. Même si les Européens se méfient de l’imprévisibilité d’Erdogan, rares sont ceux qui craignent une réouverture pure et simple des frontières turques.

Car, d’une part, la Turquie n’y a pas intérêt. En 2015, débordée par l’afflux de réfugiés syriens, elle avait voulu lancer un avertissement à l’Union en laissant partir une partie d’entre eux. Mais, très rapidement, elle avait perdu le contrôle d’une partie de son territoire et de ses ports, les filières mafieuses se structurant. Irakiens, Afghans, Égyptiens, Tunisiens, Marocains, ressortissant du Sahel avaient alors afflué vers la Turquie, la route grecque étant moins dangereuse que celle de la Méditerranée centrale… « Ankara peut tenter un coup de sonde pour voir, mais elle n’ira pas plus loin si elle ne veut pas recréer le chaos sur son territoire », veut croire ce même diplomate européen.

D’autre part, l’Union est mieux préparée : « la Grèce de Kyriakos Mitsotakis, le Premier ministre conservateur, n’est pas celle d’Alexis Tsipras et elle luttera contre les passages », assure ce même diplomate. Et elle sera aidée par l’Union » qui a depuis créé un corps de garde-côtes et renforcé Frontex, l’agence européenne chargée d’aider au contrôle des frontières extérieures européennes. « On n’est pas otage de la Turquie contrairement à ce que certains font mine de croire », martèle un responsable français.

Pour l’instant, l’Union se demande surtout ce que veut Erdogan : « on doit attendre pour voir où il veut en venir », explique un diplomate d’un grand pays. Cherche-t-il à obtenir un renouvellement de l’aide européenne, la dernière tranche de 3 milliards d’euros parvenant à échéance ? La Turquie, seule, n’a effectivement pas les moyens d’assumer un nouvel afflux de réfugiés. Or, actuellement, plus d’un million de personnes fuyant les combats d’Idlib sont massés à ses frontières, un chiffre qui risque d’être rapidement multiplié par deux. « Si la Turquie n’ouvre pas sa frontière, ce sera un massacre. Même si elle est en partie responsable de la situation, on ne pas la laisser seule », estime le député européen Raphaël Glucksmann (Place publique). « Sinon elle ne pourra que laisser les réfugiés se rendre en Europe pour alléger son fardeau ». L’Allemagne en a conscience et, sans attendre les menaces turques, elle a demandé à ses partenaires de prolonger l’aide financière afin de fixer les réfugiés sur place.

Il est aussi possible qu’Erdogan veuille que l’Union fasse pression sur la Russie pour parvenir à une cessation des combats. « On pourrait par exemple suspendre le financement européen du pipe-line gazier Nordstream II, les Russes étant totalement dépendants de nos achats», propose Raphaël Glucksmann. À Paris, on estime que cette politique des sanctions, « la seule politique russe de l’Union », est un échec : « elle n’a pas empêché les Russes de poursuivre leur politique agressive en Ukraine, en Syrie, en Libye ». La France veut donc maintenir le dialogue avec Moscou, car des sanctions « reviendraient à couper la ligne et les Russes se sentiraient libres de continuer à bombarder Idlib ». Mais personne, à Bruxelles, ne croit à une action européenne : « la Russie est un sujet difficile à Vingt-sept tant les divisions sont profondes », souligne un diplomate français. « C’est un sujet franco-allemand », dit-on à Paris. « Un sommet à quatre (Turquie, Russie, Allemagne et France) pourrait être organisé rapidement à Istanbul si des conditions minimales sont réunies : cessez-le-feu, acheminement de l’aide humanitaire, lancement d’un processus politique. Il faut aussi, via l’OTAN, réintroduire dans le jeu les États-Unis ». « En agitant la menace d’une réouverture de ses frontières, Erdogan va obliger les Européens à agir. Il n’avait pas d’autre choix », regrette Raphaël Glucksmann.

N.B.: article paru dans Libération du 29 février

Photo: Bulent Kilic, AFP

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Le crépuscule de l'aventure européenne

jeu, 27/02/2020 - 20:14

Jean-Louis Bourlanges, vice-président (Modem) de la commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale, ancien député européen (1989-2007), est l’un des plus fins analystes de l’Union européenne. Il ne cache pas son pessimisme sur son avenir.

Comment analysez-vous l’échec du sommet ?

Cela fait plus de deux ans que dure cette mauvaise comédie et l’enjeu du débat est tellement dérisoire que la persistance du blocage ne peut pas ne pas cacher un malentendu très profond. Songez que dans une Europe où les États dépensent en moyenne, sous forme de crédits publics, près de 50%de leur produit intérieur, les Vingt-sept se regardent interminablement en chiens de faïence pour savoir s’ils sont disposés à mettre au pot commun de ce qui devrait être l’entreprise géopolitique du siècle un peu plus ou un peu moins de 1 % de ce même PIB ! C’est vraiment se moquer des peuples de l’Europe que de leur rejouer indéfiniment ce misérable psychodrame.

La crise n’est donc pas budgétaire, mais politique : la volonté de poursuivre l’intégration européenne fait défaut.

La fable, c’est celle de L’Allemagne et des quatre radins, les Pays bas, la Suède, le Danemark et l’Autriche. En apparence ils sont tous d’accord pour ne pas aller plus loin et surtout pour ne pas dépenser plus. L’Union telle qu’elle est convient à des pays qui tirent avantage du marché intérieur - et pour quatre d’entre eux de l’euro - et ne voient pas pourquoi ils devraient payer davantage pour les autres. Trois de ces pays (Autriche, Danemark et Suède) sont issus de la zone de libre-échange créée par les Britanniques à la fin des années cinquante pour faire pièce au marché commun. Ils se méfient depuis toujours d’une Europe intégrée à vocation politique. Les Pays-Bas, quant à eux, ont toujours été sensibles aux sirènes britanniques : ce qu’ils ont préféré en Europe, c’est le parapluie américain !

Les Allemands sont évidemment travaillés par les mêmes pulsions, mais ils ne peuvent oublier qu’ils sont depuis le début au cœur de la construction européenne et que celle-ci est largement leur œuvre. Curieusement, toutefois, cette histoire, celle de cet après-guerre rédempteur, contribue à les paralyser, car elle leur semble trop parfaite pour être dépassée par quelque chose de mieux. Une Allemagne paisible et démocratique, protégée des violences de l’Histoire par une Amérique tutélaire et bienveillante et vivant prospère dans une Europe pacifiée et quasi désarmée, c’est pour eux le Paradis sur terre. Alors quand Emmanuel Macron arrive à cheval pour leur dire avec raison, mais sans ménagement, que ça ne peut pas durer comme ça, que l’Europe, elle-même travaillée par des passions de plus en plus tristes, est désormais seule dans un monde devenu plutôt malveillant et que pour sauver ses valeurs , ses intérêts et ses modes de vie, il va falloir être beaucoup plus solidaire et beaucoup plus politique, les Allemands ont du mal à accepter un discours aussi perturbateur économiquement, politiquement et moralement. Du coup, tout ce monde freine des quatre fers.

Les pays de l’Est ont demandé un budget plus conséquent. Est-ce à dire qu’ils ont pris conscience des avantages de l’intégration?

Sans doute, mais il ne faudrait pas que leur seul lien avec le train de l’Europe, ce soit le wagon-restaurant. Reconnaissons toutefois à leur décharge qu’on ne leur a rien proposé de bien exaltant. Les géopoliticiens ont coutume de dire que le développement de forces centrifuges de dislocation à la périphérie d’un système est toujours la conséquence de la fragilité et de l’incertitude du centre. C’est très exactement ce que nous vivons au sein de l’Union européenne. Contrairement à ce que pensent nombre de nos compatriotes, notre principal problème ne vient pas des pays dits de Visegrad qui sont eux- mêmes profondément divisés, par exemple sur la question des rapports avec la Russie ou sur celle de l’intégration à l’Union. Il vient de l’incapacité des Allemands et des Français à penser en convergence leur avenir et celui de l’Union. Nous avons parfaitement réussi, et ce n’est pas rien quand on songe au passé, à civiliser nos échanges et à pacifier nos relations, mais la tâche qui est la nôtre depuis la fin de la guerre froide est d’un autre ordre : il s’agit d’agir ensemble et de réussir notre révolution copernicienne et là le bilan est très pauvre et la force d’entraînement du couple très faible. Nous avons jusqu’à présent réussi à protéger l’Union, mais pas à la développer. Cette Europe à gaz pauvre ne résistera pas indéfiniment aux vents mauvais de l’histoire.

Au fond, seuls la France, la Belgique, le Luxembourg, l’Espagne et le Portugal veulent poursuivre l’aventure européenne. Ne faudrait-il pas en tirer les conséquences ou se résigner aux années d’eurosclérose qui s’annoncent?

Se résigner, mais à quoi sinon à disparaître ? Nous sommes tous plombés par le triomphe de l’individualisme, du corporatisme, du localisme et du sectarisme, ces trois-là n’étant d’ailleurs que des individualismes à plusieurs. Nous semblons de plus en plus en plus incapables de faire ce que j’appellerai le “détour de solidarité ” dans le temps comme dans l’espace, c’est-à-dire de faire l’effort d’accepter le différé de résultats à attendre d’un investissement ou d’un acte de solidarité. La vraie devise de l’Europe c’était : “Égoïsme bien ordonné commence par les autres”. Avec nos criailleries budgétaires, nous sommes dangereusement loin du compte. L’Europe est une création de l’histoire qui n’a plus la volonté de faire face.

N.B.: version longue de l’entretien paru dans Libération du 24 février

Photo: Photo Busà. Getty Images

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Budget: Les radins ne veulent pas rallonger d'un radis

jeu, 27/02/2020 - 20:10

Angela Merkel, Mark Rutte, Sebastian Kurz

L’échec était prévisible, il a eu lieu. Vendredi, vers 19 heures, après 36 heures de négociations au couteau, les Vingt-sept ont décidé de jeter l’éponge, incapable de trouver l’ombre d’un début de compromis sur le cadre financier pluriannuel (CFP), le budget de l’Union pour les années 2021-2027. « Les différences étaient trop importantes », a sobrement commenté Angela Merkel, la chancelière allemande qui a souligné au passage l’absence de toute « position commune franco-allemande ». « Nous avons besoin de plus de temps », n’a pu que constater le Belge Charles Michel, le président du Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement. Si l’Union veut éviter que les programmes européens soient brutalement interrompus en janvier 2021, il faudra organiser un ou plusieurs sommets supplémentaires très rapidement : car adopter un budget est une chose, le mettre en œuvre en est une autre. Une course contre la montre pour éviter le défaut de paiement de l’Union a débuté.

On se demande comment les Européens en sont arrivés là. En effet, la Commission a déposé sa proposition sur la table du Conseil européen en mai 2018, il y a presque deux ans, ce qui laissait du temps pour négocier. Jean-Claude Juncker, l’ancien président de l’exécutif communautaire claironnait même à l’époque qu’un accord était possible avant les élections européennes de mai 2019… On a vu. En fait, le Brexit a pompé les énergies et les Etats, mais aussi le Polonais Donald Tusk, l’ancien président du Conseil européen, se sont littéralement désintéressés de l’affaire. Charles Michel, en poste depuis le mois de décembre, a repris le dossier au vol et a tenté de forcer une décision, après avoir multiplié les voyages dans les capitales européennes, en convoquant un sommet extraordinaire jeudi.

Sur la table, une proposition de compromis représentant 1,074 % du Revenu national brut européen (RNB), soit 1094 milliards d’euros sur 7 ans à 27. Une nette baisse par rapport à la proposition de la Commission (1,114 %) qui a fait le choix de ne pas compenser le manque à gagner du Brexit (10 à 12 milliards par an, en « solde net », c’est-à-dire diminué des sommes dont bénéficiait le Royaume-Uni) par une augmentation des recettes, mais de tailler dans les dépenses… Ce n’est pas la première fois que le budget européen est ainsi en baisse, puisqu’en 2014 il s’est établi à 1,12 % du RNB, loin du CFP 1993-1999 (2,18 %)…

Mais c’était largement insuffisant pour le club des radins, autobaptisé club des « frugaux » : Autriche, Danemark, Pays-Bas et Suède soutenus en sous-main par l’Allemagne. Ils estiment « payer pour les autres » puisqu’ils versent davantage au budget qu’ils n’en reçoivent, passant par pertes et profits tous les avantages dont ces pays très compétitifs bénéficient grâce au marché intérieur et à l’euro. Pour eux, le budget ne doit pas dépasser 1 % du RNB. Pour mesurer leur pingrerie, il faut rappeler que la moyenne des dépenses publiques dans les États membres est de plus de 47 % du RNB…

Tous les contributeurs nets ne sont pas sur cette ligne, à l’image de la France, de l’Irlande ou de l’Italie. En réalité la ligne de fracture est entre ceux qui considèrent que l’Union doit rester une zone de libre-échange, avec un minimum de transfert entre pays riches et pauvres, et ceux qui considèrent que l’Union doit non seulement se doter de politiques souveraines (défense, spatial, contrôle des frontières, numérique, etc.), mais aussi organiser des transferts financiers pour compenser les rentes de situations créées par l’ouverture des frontières au profit des plus riches.

Dès lors, aucune des propositions sur la table ne pouvait agréer à l’un des deux camps. Charles Michel, en proposant, vendredi soir, un compromis à 1,069 % du RNB est allé dans le mur. D’autant que le front des pays « amis de la cohésion » (les aides régionales), rebaptisés, les « amis d’une Europe ambitieuse » s’est alignés sur la position du Parlement européen (qui devra approuver l’accord final) en réclamant un budget à 1,3 %... « Les Européens n’ont pas besoin de la Grande-Bretagne pour faire montre de désunion », a noté désabusé Emmanuel Macron…

La bataille s’est concentrée en bonne partie sur l’une des grandes politiques traditionnelles, la Politique agricole commune (PAC) qui pèse encore 31 % du budget : pour les radins, il faut couper dans cette « politique du passé » et réorienter une partie des crédits vers les « politiques d’avenir ». A priori, le poids de la PAC semble effectivement disproportionné, mais il faut bien voir qu’il s’agit de la seule politique presque totalement intégrée : 70 % des dépenses publiques agricoles des 27 sont communautarisées, dépenses qui en additionnant les parts nationales, ne représentent en réalité que 1,1 % de la dépense publique de l’UE. Autrement dit, la part de la PAC n’est absolument pas exorbitante : elle témoigne simplement de la faiblesse de l’intégration dans les autres domaines. Si par exemple on fédéralisait les dépenses militaires, elles représenteraient 90 % du budget… En s’attaquant à la PAC, les radins mènent en réalité une bataille politique : ils veulent tuer ce qui reste des ambitions fédérales de l’Union, puisque les budgets des « nouvelles politiques » ne viennent qu’en appoint des financements nationaux.

Ce n’est pas un hasard si les pingres se sont opposés à la création de nouvelles « ressources propres », c’est-à-dire de recettes ne dépendant pas des budgets des États comme l’est actuellement la « ressource RNB » calculée sur la richesse nationale de chaque pays (70 % du budget) : outre les droits de douane déjà existants, il était proposé de créer une taxe sur les plastiques non recyclables et qu’une partie des droits d’émission de carbone lui soit affectée tout comme, à l’avenir, la taxe carbone qui devrait frapper les produits d’importation, la taxe sur les activités numériques ou encore la taxe sur les transactions financières. Car accepter un budget indépendant des États, c’est perdre le contrôle et prendre le risque d’une Union forte. Bref, l’Europe à Vingt-sept est entrée en hibernation et sans doute pour longtemps…

N.B.: article paru dans Libération du 24 février

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Budget européen: l'heure des règlements de comptes

sam, 22/02/2020 - 15:59

Les vingt-sept Etats européens ont offert, jeudi et vendredi, un triste spectacle au monde, une nouvelle fois, celui d’une bataille de chiffonniers autour du budget communautaire. À la manoeuvre, le club des radins (Allemagne, Autriche, Danemark, Pays-Bas et Suède), pourtant grand gagnant de la construction communautaire, qui refuse non seulement de dépenser un euro supplémentaire, mais souhaite même réduire sa contribution.

Pourtant, les sommes en jeu ne sont pas mirobolantes : elles représentent à peine 1 % du Revenu national brut (RNB) européen (1), à comparer aux 47 % du RNB en moyenne des dépenses publiques nationales (43,2 % du PIB pour l’Allemagne, 56,5 % pour la France…). Ceux qui espéraient que le départ du Royaume-Uni, qui a toujours détesté tout ce qui ressemblait à de la solidarité financière entre riches et pauvres, permettrait à l’Union de se montrer enfin ambitieuse en seront pour leurs frais.

Ce sommet, le premier consacré au cadre financier pluriannuel (CFP) 2021-2027, s’est donc soldé par un échec, comme c’était parfaitement prévisible, tant les positions sont éloignées entre les riches égoïstes et ceux qui veulent que l’Union ait les moyens de se développer pour peser sur le monde. Il faudra sans doute un ou deux sommets supplémentaires pour parvenir à un compromis qui sera de toute façon a minima.

· Un budget européen, pour quoi faire ?

C’est la contrepartie naturelle à l’ouverture totale des frontières intérieures de l’Union et à la création du Marché unique (sans même parler de l’euro) puisque ce sont les pays les plus compétitifs qui en profitent en premier lieu. Les traités européens ont donc prévu un minimum de transferts financiers au profit des plus pauvres pour leur permettre de rattraper leur retard de développement et ainsi éviter qu’ils deviennent de simples colonies absorbant des biens et des services produits ailleurs… Au fur et à mesure du développement de l’Union, ce budget s’est développé a afin de renforcer la convergence économique, mais aussi financer les nouvelles compétences européennes. En clair, le budget européen est un indicateur du degré de solidarité auquel les États sont prêts à consentir, mais aussi de leur vision de ce que doit être l’Europe : un grand marché avec un minimum de solidarité ou une fédération en devenir avec les transferts budgétaires que cela implique…

C’est à partir de la relance de 1985 que le budget européen a connu une très forte expansion : pour faire passer la pilule auprès des Etats, la Commission a veillé à ce que chaque programmation pluriannuelle (d’une durée de 5 ou 7 ans afin de sortir des batailles budgétaires annuelles) s’appuie sur un projet politique : l’achèvement du marché unique (1988-1993 ou paquet Delors I qui a créé les fonds structurels ou aides régionales), l’Union économique et monétaire (1994-1999, Paquet Delors II), l’élargissement (2000-2006) qui sera ensuite combiné à l’agenda de Lisbonne visant à renforcer la compétitivité européenne (2007-2013).

· Quel montant pour le budget communautaire ?

Pour le CFP 2014-2020, le montant des crédits d’engagement s’est élevé à 1033 milliards d’euros (valeur 2011), soit 1,12 % du RNB européen, et les crédits de paiement (effectivement décaissés) à 988 milliards d’euros soit 1,03 % du RNB. Ce CFP a marqué une rupture puisque pour la première fois il était en forte diminution par rapport au CFP précédent, sans doute parce qu’il ne s’appuyait sur aucun projet d’intégration supplémentaire contrairement aux budgets précédents. Pour apprécier le recul, il faut rappeler que le CFP 1993-1999 (Union à 15) a atteint 1,28 % du RNB (en intégrant le Fonds européen de développement)…

Mais même à 1,28 %, on est loin du compte de ce que devrait être un budget conséquent. En 1977, le rapport MacDougall (un groupe d’experts mandatés par la Commission) a recommandé un budget de 2 à 2,5 % du RNB européen partant du constat que l’intégration économique bénéficiait de manière disproportionnée aux régions les plus riches. Toujours selon ce rapport, une union monétaire, un objectif alors lointain, impliquerait même un budget de l’ordre de 5 à 7 %... Ce n’est pas pour rien qu’Emmanuel Macron souhaite un budget se montant à 2 ou 3 % du RNB de l’Union : « une Europe qui a un budget autour de 1 % », soit son niveau actuel, « n’a pas de vraies politiques », a-t-il de nouveau rappelé au début du mois.

· Quelles sont les propositions sur la table ?

L’exercice actuel est rendu difficile par le départ du Royaume-Uni qui fait perdre au budget européen entre 10 et 12 milliards d’euros par an (soit 7 à 8 % de ses recettes). La Commission Juncker, faute d’un projet politique concret à vendre aux États membres pour qu’ils compensent le manque à gagner, a proposé, en mai 2018, de tailler dans les dépenses (la politique agricole commune, PAC, et les aides régionales ne représenteraient plus que 60 % du budget contre 70 %) afin de limiter le budget à sa taille actuelle, soit 1,114 % du RNB en incluant la politique d’aide au développement (2). On est loin des 1,20 % minimum souhaité par la France, mais aussi par l’ancien président de l’exécutif européen, ou des 1,30 % demandé par le Parlement européen.

Mais l’Allemagne, l’Autriche, le Danemark, les Pays-Bas et la Suède ont aussitôt exigé que le chiffre de 1 % du RNB ne soit pas dépassé, ce qui nécessiterait de couper à la hache dans les politiques traditionnelles (PAC et aides régionales). « L’UE doit moins se concentrer sur les domaines traditionnels, comme l’agriculture et davantage sur les principaux défis de notre époque comme le changement climatique et les migrations » a ainsi déclaré Mark Rutte, le Premier ministre néerlandais le 14 février.… Ces pays voient dans le Brexit une occasion en or d’en terminer avec la PAC qu’ils souhaitent renationaliser, puisqu’ils en ont les moyens, et de limiter à la portion congrue les transferts financiers vers les pays les plus pauvres.

Le Belge Charles Michel, le président du Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement, a tenté de couper la poire en deux en proposant un budget limité à 1,074 % du RNB, ce qui représente un niveau de dépense inférieur de 80 milliards d’euros au niveau actuel. Pour plaire à la France et aux pays les moins riches, il a revu légèrement à la hausse les budgets de la PAC et les fonds structurels (61 % du total), mais n’a eu d’autres choix que de procéder à de larges coupes dans les politiques nouvelles (défense, espace, numérique, contrôle des frontières, environnement).

· Pourquoi les discussions budgétaires sont-elles aussi complexes ?

Tout simplement parce que les cordons de la bourse sont tenus par les gouvernements et leur parlement national. L’autonomie budgétaire de l’Union n’existe quasiment pas, faute d’impôts européens, ce qui la rapproche d’une organisation internationale classique, style ONU, alimentée par des contributions des Etats membres. Au départ, pourtant, le budget était uniquement alimenté par des ressources propres ne dépendant pas des États : droit de douane et prélèvements agricoles à l’entrée du territoire européen. Mais le cycle de libéralisation du commerce mondial les a réduites à peau de chagrin. Au lieu de créer de nouvelles ressources qui n’auraient pas dépendu des budgets nationaux, l’Union a inventé, au début des années 80 la ressource TVA qui n’a qu’un rapport lointain avec la TVA perçue par les États et surtout, à partir de 1988, la ressource RNB, une contribution basée sur la richesse nationale des États. Aujourd’hui, le budget européen est donc alimenté par la ressource RNB à hauteur de 71 % et la ressource TVA à hauteur de 12 % qui sont versés par les États.

Surtout, chacun peut calculer ce que lui coûte ou lui rapporte l’Europe en faisant la différence entre les financements dont il bénéficie et sa contribution. Ce calcul des « soldes nets » est une invention du Royaume-Uni qui n’a guère de sens puisqu’il fait l’impasse sur ce que rapporte à un pays sa participation au marché intérieur. Par exemple, les aides régionales permettent de financer la construction d’autoroute construite par des entreprises françaises sur lesquels rouleront des camions allemands transportant des machines à laver suédoises… Mais l’argument porte peu sur les scènes politiques nationales lorsque les budgets sont votés. Certains des pays les plus riches (Autriche, Danemark, Pays-Bas, Suède) ont d’ailleurs exigé et obtenu des rabais à leur contribution RNB afin de faire passer la pilule. Ironie de l’histoire, ces chèques sont principalement payés par … la France à hauteur de 2 milliards par an. Il est intéressant de noter que cette dernière, pourtant second contributeur net derrière l’Allemagne, ne se situe pas dans cette logique budgétaire puisqu’elle souhaite une Union plus intégrée et donc dotée de financements conséquents.

Pour redonner de l’indépendance au budget et sortir de ces batailles épuisantes, la Commission et Charles Michel défendent l’idée de créer deux nouvelles ressources propres : une taxe sur les plastiques non recyclées et l’affectation d’une partie des droits d’émission de carbone. Paris souhaite même que la future sur les géants du numérique ou la taxe carbone qui devrait frapper les produits d’importation à l’entrée de l’Union lui soit aussi destinée.

· Quel est le rapport de force ?

Fort intelligemment, la Commission présidée par Ursula von der Leyen fait désormais valoir que son projet de budget a un but politique clairement identifié, ce qui va compliquer la tâche des radins : il s’agit de financer la transition écologique (25 % des dépenses), mais aussi d’assurer la place de l’Union dans le monde (défense, numérique, espace, etc). Elle peut compter sur l’appui de la France, mais aussi des 17 pays « amis de la cohésion », c’est-à-dire des bénéficiaires du budget européen. Mais il faut réunir l’unanimité des États pour adopter les CFP… Les pays les plus allants peuvent aussi compter sur l’appui du Parlement européen qui devra in fine donner son accord. La partie de poker ne fait que commencer.

(1) Le revenu national brut (RNB) est défini comme le produit intérieur brut (PIB) plus les revenus nets reçus de l’étranger pour la rémunération des salariés, la propriété et les impôts et subventions nets sur la production.

(2) le Brexit a fait mécaniquement augmenter le poids relatif du budget européen, puisque c’est un pays riche qui part.

N.B.: l’article original est paru dans Libération de jeudi. J’ai juste changé: va probablement se solder par un échec, par : s’est soldé par un échec...

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L'Union européenne, un projet du siècle dernier?

jeu, 20/02/2020 - 22:35

Emmanuel Macron n’a pas caché son agacement à l’égard de la Chancelière allemande, samedi, lors de la conférence sur la sécurité de Munich : « je n’ai pas de frustration, j’ai des impatiences ». De fait, depuis deux ans, Angela Merkel a soigneusement tué toutes les propositions du chef de l’État français visant à relancer l’intégration communautaire, de la défense à la zone euro en passant par l’environnement, l’intelligence artificielle ou la réforme des institutions. À l’heure où les États-Unis se désengagent de la marche du monde et où la Chine affirme sa brutale puissance, cette Allemagne vieillissante et conservatrice, affirme que l’Union telle qu’elle est, c’est-à-dire une grande Suisse, lui suffit amplement. Elle lui permet d’accumuler des excédents grâce au marché unique et à l’euro, excédents qu’elle n’entend pas partager avec les pays qui souffrent des déséquilibres qu’elle crée, et les rêves français d’une puissance européenne lui sont totalement étrangers, le parapluie militaire américain, même troué, lui suffisant largement.

À l’Élysée, on le reconnait : l’Allemagne merkelienne est dénuée de toute pensée géostratégique, ce qui rend impossible toute « nouvelle dynamique (pour) l’aventure européenne », notamment en transférant au niveau de l’Union des « éléments de souveraineté », comme le souhaite Emmanuel Macron. On va le voir une nouvelle fois jeudi lors du sommet extraordinaire consacré au cadre financier pluriannuel européen 2021-2027 : non seulement Berlin qui croule sous l’argent n’entend pas lâcher un euro supplémentaire pour compenser le départ du Royaume-Uni, mais elle veut obtenir une nouvelle baisse, après celle de 2012, d’un budget communautaire déjà famélique (un peu plus de 1 % du RNB européen). Si l’argent est la mesure de l’ambition, Berlin va clairement afficher qu’elle n’en a absolument aucune pour l’Union. Cette réalité dissimulée depuis une vingtaine d’années derrière le commode paravent de l’euroscepticisme britannique va être mise en évidence par le Brexit.

Ce refus merkelien de changer quoi que ce soit, alors que le monde évolue à grande vitesse, commence à créer un malaise dans les rangs de la CDU, les démocrates-chrétiens allemands. « C’est le président français qui fait des propositions et c’est nous qui prenons beaucoup de temps pour y répondre », a ainsi reconnu à Munich Armin Laschet, l’un des possibles candidats à la succession de la chancelière. Sous ses airs policés, cette phrase est particulièrement violente, Merkel étant totalement intouchable en Allemagne.

Cela étant, il serait très injuste de faire porter le chapeau de la panne européenne à la seule Merkel : en réalité, en dehors de la France, il n’existe plus aucune volonté politique de bâtir une Europe puissance, voire même de maintenir l’Union telle qu’elle est. Les pays d’Europe de l’Est et du sud sont seulement intéressés par l’argent européen, les pays du nord par les bénéfices du grand marché et de l’euro. Mais le jour où l’on jugera que les inconvénients l’emportent sur les bénéfices, chacun reprendra ses billes. Bref, la question est posée : l’Europe a-t-elle seulement été le projet de la seconde moitié du XXe siècle ? Donald Trump et Xi Xiping le pensent.

Image: Getty

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UE: après le Brexit, la fin de l'unilinguisme anglophone?

dim, 16/02/2020 - 20:42

Il est loin le temps où Umberto Eco pouvait proclamer, sans crainte d’être détrompé, « la langue de l’Europe c’est la traduction ». Désormais, au moins dans les institutions communautaires, c’est « Speak English or die », du nom d’un album du groupe rock Stormtrooper of Death. En quelques années, l’Union a basculé vers une hégémonie anglophone, sans qu’à aucun moment il n’y ait eu le moindre débat démocratique sur cette question pourtant centrale qui touche à l’identité des peuples. Le départ du Royaume-Uni peut-il changer la donne ?

« L’État profond » européen, celui des eurocrates et autres professionnels de l’Europe, ne l’entend pas de cette oreille à la fois parce que les (mauvaises) habitudes se prennent vite, mais aussi par crainte de voir le français reprendre la place qui était la sienne avant le grand élargissement de 2004. Les Allemands, en particulier, qui savent que leur langue ne peut politiquement pas devenir la lingua franca de l’Union, sont parmi les plus farouches défenseurs de l’anglais afin de ne pas faire un cadeau aux Français…

Tout un argumentaire a donc été développé dès lendemain du référendum de 2016 pour bétonner la place de l’anglais. D’abord, les défenseurs du statu quo font valoir que l’anglais n’étant plus la langue d’un grand pays, il devient neutre… Il fallait oser, car cela revient à reconnaitre que jusque-là il ne l’était pas. Surtout, on se demande si, dans ce cas, il ne faudrait pas choisir le chinois comme langue de travail unique avant de ne pas avantager Irlandais, Maltais, Chypriotes, mais aussi les pays nordiques dont c’est la seconde langue maternelle...

Ensuite, affirment-ils, pourquoi modifier ce qui marche ? C’est confondre la cause et la conséquence : l’administration communautaire a imposé l’usage de l’anglais, ce n’est pas l’anglais qui s’est imposé tout seul. Chacun préfèrerait travailler dans sa langue ou du moins dans une langue qu’il maitrise mieux que l’anglais. Beaucoup de fonctionnaires, de députés, de ministres peinent d’ailleurs à comprendre les subtilités juridiques des textes dont ils discutent voire, de plus en plus souvent, renoncent et font confiance à quelques « sachants ». En outre, il ne faut pas se tromper : l’anglais dont il s’agit n’a pas grand-chose à voir avec la langue de Shakespeare. À Bruxelles, c’est le globish qui règne en maitre, une « langue » au vocabulaire et à la grammaire réduite devenu un nid à contresens. À tel point que les « native English speaker » ont le plus grand mal à comprendre leurs interlocuteurs étrangers sans parler des interprètes et traducteurs de l’Union qui préfèreraient que chacun parle sa langue, la seule que l’on maitrise parfaitement. Le règne de ce globish s’est d’ailleurs traduit par un appauvrissement de la pensée européenne et de la qualité des textes juridiques dont beaucoup sont tout simplement intraduisibles dans les langues nationales. On oublie trop souvent que l’Union produit des normes obligatoires pour les citoyens de 27 pays, normes qui doivent être traduites pour être introduites dans les droits nationaux : le moindre contresens, la moindre incertitude peut avoir des conséquences pour la vie des citoyens et si le texte n’est pas compris de la même façon partout, il aboutit à maintenir la fragmentation du marché intérieur.

Enfin, dernière ligne de défense, le fameux règlement communautaire 58-1, le premier texte adopté par la Communauté économique européenne fixant les langues de l’Union. Comme il ne peut être modifié qu’à l’unanimité, les défenseurs de l’anglais pensent pouvoir dormir tranquilles. Le problème est qu’aucun des 27 États membres n’a notifié l’anglais comme langue officielle : pour l’Irlande, c’est le gaélique, pour Malte, le maltais, pour Chypre, le grec… Certes, ces pays pourraient notifier l’anglais comme seconde langue, mais cela risque d’ouvrir des revendications régionales difficilement maitrisables (catalan, basque, corse, breton, etc.). Ce n’est pas un hasard si aucun pays n’a manifesté son intention de le faire.

Dès lors, continuer à utiliser l’anglais qui n’est la langue maternelle que de 7 millions de personnes sur un ensemble de 450 millions d’habitants n’a strictement plus aucun sens.Autant dire que l’usage de l’anglais comme langue unique est à terme condamné, et ce, d’autant plus qu’on n’a jamais vu une langue s’imposer sans un grand État pour la soutenir. Le retour annoncé du multilinguisme et donc de la diversité culturelle, est sans doute l’une des meilleures nouvelles qui soient : contrairement à ce que pensent les eurocrates, on ne dirige pas un ensemble de 27 pays dans une langue que seule une minorité maitrise. Cela s’appelle la démocratie.

Article paru dans L’Echo du 31 janvier 2020 (quotidien économique belge francophone)

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Elargissement: Emmanuel Macron met à jour le logiciel européen

jeu, 13/02/2020 - 18:12

La Commission européenne s’est finalement rendue aux arguments d’Emmanuel Macron : le processus d’élargissement tel qu’il fonctionne depuis la chute du communisme est bel et bien un échec qui a contribué à épuiser le projet européen. Mercredi, le commissaire chargé du dossier, ironiquement un Hongrois, Olivér Várhelyi, a présenté une «communication» le réformant en profondeur : un texte de huit pages qui reprend quasiment mot pour mot un non paper français daté de la mi-novembre.

Le président de la République avait sauté à pieds joints dans la mare des bons sentiments européistes en bloquant, en octobre, le lancement de négociations d’adhésion avec l’Albanie et la Macédoine du Nord. Il n’était pas seul : plusieurs pays étaient défavorables à l’ouverture des pourparlers avec Tirana, en général pour des raisons de sécurité. Mais pour Emmanuel Macron, il s’agissait avant tout d’une question de principe : d’une part, l’UE doit se réformer avant toute nouvelle adhésion, de l’autre, sa politique de voisinage ne doit pas se réduire à l’élargissement à tout prix.

Le chef de l’Etat a eu droit à son lot de reproches : il a été taxé d’égoïsme, voire de nourrir le noir dessein de vouloir précipiter les Balkans dans les bras russes et chinois… Pourtant, il ne s’agissait pas d’un niet définitif, mais simplement d’exiger un changement de logiciel pour que l’adhésion ne soit plus automatique. Ce que vient d’accepter la Commission.

Le point clé de cette réforme est de rendre le processus réversible : même lorsque la négociation, non plus sur une série de «chapitres», mais sur six «groupes thématiques» de politiques, sera terminée, elle pourra être rouverte si l’Union constate un recul ou une mauvaise application des réformes. Les négociations pourront même être suspendues dans les cas les plus graves. En contrepartie, l’Etat candidat pourra entrer progressivement dans l’Union en participant à certaines politiques et à leurs financements. Les Etats membres seront désormais associés au processus afin de contrôler la réalité des progrès accomplis. L’idée est d’éviter qu’en bout de course, les Etats membres soient obligés de ratifier un élargissement mal préparé, sauf à déclencher une crise politique.

La Commission espère que les Etats membres adopteront sa proposition avant le sommet Union européenne-Balkans occidentaux, les 6 et 7 mai à Zagreb, afin de pouvoir lancer dans la foulée les négociations avec Tirana et Skopje, ce qui ne devrait pas poser de problème, Paris ayant montré sa détermination de ne pas s’en laisser conter. Mais tout n’est pas encore gagné pour l’Albanie et la Macédoine du Nord, puisque Paris exige aussi avant tout futur élargissement une réforme de l’Union. Et cela est une autre paire de manches, vu l’absence de toute appétence politique de ses partenaires dans ce domaine.

Photo: Robert Atanasovski. AFP

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Charles Michel force l'unité européenne sur Israël

mer, 05/02/2020 - 16:40

La sidération qui a accueilli le «deal du siècle» proposé par Donald Trump pour «résoudre» le conflit israélo-palestinien a occulté une petite révolution : les Européens sont restés unis et ont réagi d’une seule voix ! Le 28 janvier à 20h35, quelques heures après l’annonce du président américain, le ministre des Affaires étrangères de l’Union, Josep Borrell, a publié un bref communiqué au nom des Vingt-Huit, tout en délicatesse diplomatique. D’abord, pour ne pas effaroucher les pro-américains, un apparent satisfecit : «L’initiative prise aujourd’hui par les Etats-Unis est l’occasion de relancer les efforts nécessaires et urgents en vue d’une solution viable.»

Sonnerie de réveil

Bref, si cela relance le processus de paix totalement enlisé, tant mieux, mais il ne s’agit que d’une sonnerie de réveil. Ensuite, le désagréable : l’UE rappelle son «engagement ferme et unanime en faveur d’une solution négociée et viable prévoyant deux Etats qui tiennent compte des aspirations légitimes tant des Palestiniens que des Israéliens, en respectant toutes les résolutions pertinentes» de l’ONU. En clair, il s’agit d’un rejet pur et simple du «deal du siècle», puisque les Européens, en proclamant leur attachement aux résolutions de l’ONU, rejettent tout simplement le dépeçage de la Cisjordanie.

«D’habitude, dès qu’il est question des Etats-Unis ou du Moyen-Orient, c’est un feu d’artifice, chacun réagit dans son coin sans consulter personne», rappelle un diplomate européen. Ce qui offre le triste spectacle d’une «Europe divisée incapable de parler d’une seule voix». Pour l’éviter, Charles Michel, le nouveau président du Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement, a pris l’initiative, dès l’annonce du président américain, d’appeler directement les capitales les plus susceptibles de s’aligner immédiatement sur Washington (en un mot, les pays d’Europe centrale et orientale). Il a demandé à Josep Borrell, le ministre des affaires étrangères de l’Union, de l’épauler dans cette tournée téléphonique des capitales.

«Il fallait faire vite»

Contrairement à ses prédécesseurs, l’ancien Premier ministre belge n’a pas hésité à contourner les ambassadeurs (représentants permanents) des Vingt-Huit à Bruxelles, car il sait que certains sont tellement pro-américains qu’ils sont susceptibles de ne pas transmettre le bon message à leur capitale. Charles Michel s’est notamment réservé le gros morceau, le Hongrois Viktor Orbán. Son message : «Laissez-nous jusqu’à 20 heures avant de réagir, qu’on essaye d’élaborer une position commune.» A sa grande surprise, le Premier ministre hongrois a accepté sans aucune difficulté de donner quelques heures à la diplomatie.

«Il fallait vraiment faire vite, car Jared Kushner, le gendre du président et son conseiller spécial, s’activait auprès des capitales européennes pour qu’elles approuvent le plan de son beau-père», raconte un diplomate de l’Union. «Et on a réussi, on lui a brûlé la politesse», se réjouit-on dans l’entourage de Charles Michel. Ce répit de quelques heures a suffi pour calmer les esprits et accoucher d’une position commune pour le moins ferme, puisque personne ne s’est officiellement rallié à Trump. Charles Michel vient de réussir son premier test de politique étrangère européenne.

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Dans les institutions européennes, les Britanniques seuls en leur "remain"

mer, 05/02/2020 - 16:29

Un accablement infini. « Je ne sais pas ce que je vais faire le soir du 31 janvier, me terrer chez moi ou noyer mon chagrin au pub », tente d’ironiser David (1), fonctionnaire au Parlement européen depuis plus de vingt ans. « Comme tous mes collègues britanniques, je suis partagé entre tristesse et colère. Tristesse de voir mon pays m’abandonner. Colère de le voir quitter l’Union à la suite d’une campagne mensongère. C’est une tragédie », poursuit-il. « Je n’ai pas les mots pour décrire ce que j’ai ressenti la nuit du référendum du 23 juin 2016 », renchérit Roger qui travaille pour la Commission : « tous les Britanniques de Bruxelles en ont perdu leur sommeil : comment une telle chose a-t-elle pu arriver ? Cela reste encore incompréhensible quatre ans après ».

«Blessure profonde»

« J’étais effondré le soir du référendum et la blessure reste profonde », raconte Jonathan Faull, ancien directeur général de la Commission qui a décidé de prendre sa retraite en 2016 par dépit, trois ans avant la date prévue. « Je savais que cette consultation pouvait déboucher sur le Brexit, mais jusqu’au bout j’ai espéré une autre issue. En revanche, ce qui m’a surpris, c’est l’épopée qui a suivi et le spectacle que le Royaume-Uni a offert au monde ». Andrew, haut fonctionnaire, qui travaille pour l’exécutif européen depuis 1998, a lui aussi vu son univers s’effondrer. « Je pensais que cela arriverait. Je suis toujours dans une colère noire contre les conservateurs qui ont balancé une bombe dans le système ». « Surtout que nous, les expatriés, on n’a pas pu voter lors du référendum et, alors qu’il était simplement consultatif, il est devenu comme par magie obligatoire », martèle David : « c’est d’autant plus incroyable que seuls 35 % de la population a voté pour partir ». « C’est un échec total de la classe politique britannique, une faillite du système », se désole Andrew.

« Bon, c’est vrai que les Britanniques de Bruxelles ne sont pas les Britanniques moyens », tempère Roger : « on habite à l’étranger souvent depuis notre plus jeune âge, on y a fondé nos familles, on parle des langues. Dès qu’on rentre en Angleterre, on a des problèmes avec la famille, surtout lorsqu’on découvre que des jeunes cousins ont voté « leave ». Dès lors, on évite le sujet du Brexit. Mieux vaut parler de religion, c’est dire ». Autant dire que ces Britanniques d’outre-Manche ont l’impression de vivre sur une autre planète. Beaucoup regrettent de ne pas s’être engagés davantage dans leur pays pour combattre les infoxs sur l’Union, notamment au moment du référendum : « même les plus européens ne se sont pas engagés », regrette David : « on n’arrivait pas à prendre au sérieux ces bobards sur l’Union. Pour nous Farage était un clown ». Surtout, Jean-Claude Juncker, l’ancien président de la Commission européenne, « nous a interdit d’interférer avec la campagne », rappelle Roger. Une erreur reconnait aujourd’hui le Luxembourgeois.

2000 eurocrates britanniques

Seule consolation pour ces abandonnés du Brexit : ils garderont leur poste, l’Union se contentant de ne plus recruter de nouveaux ressortissants britanniques. Les eurocrates britanniques sont peu nombreux, la carrière européenne n’ayant jamais attiré outre-Manche : ils ne sont que 2000 fonctionnaires, contractuels et temporaires sur 56000 personnes toutes institutions et agences confondues, soit 3,5 % du total. Loin derrière les Français, par exemple, qui pèsent près de 10 % du total. « En interne, tout le monde s’est montré empathique, on a été soutenu », raconte Roger : « les gens évitent même de parler du Brexit devant moi, sachant à quel point cela me fait mal ».

Maintenir en poste les fonctionnaires, temporaires et les contractuels n’allait pourtant absolument pas de soi. En effet, l’article 49 du statut de la fonction publique européenne prévoit qu’un eurocrate est réputé « démissionnaire d’office » s’il n’a plus la nationalité d’un État membre, ce qui sera précisément le cas des Britanniques. Qu’à cela ne tienne : la Commission Juncker a discrètement décidé, le 28 mars 2018, de ne pas l’appliquer « sauf s’il a conflit d’intérêts ou en vertu d’obligations internationales », suivie deux mois plus tard par le Parlement et les autres institutions. Des décisions à la légalité plus que douteuse, mais que personne n’a contestées, ni les États membres, ni les syndicats, ni bien sûr les intéressés eux-mêmes…

«On est entré comme Européen, on le reste»

Il faut dire que le départ d’un État membre est une première et que l’article 49 n’a absolument pas été pensé pour un tel cas : il était destiné à parer une déchéance ou une perte de nationalité d’un fonctionnaire, mais pas d’un groupe national… « L’appliquer à l’ensemble des fonctionnaires britanniques aurait été injuste, car ils ne sont pas responsables du Brexit », justifie-t-on à la Commission. « Dès le lendemain du référendum de 2016, le président Juncker a annoncé qu’il appliquerait notre statut dans un esprit européen afin de faire montre à nos collègues britanniques du même esprit de loyauté qu’eux-mêmes ont toujours montré à l’égard de l’Union », poursuit une porte-parole de l’exécutif communautaire. Il faut dire que les Britanniques qui travaillent pour les institutions ont souvent sacrifié, par convictions, une carrière nationale qui aurait été autrement plus rémunératrice… « On est entré en tant qu’Européen, on le reste », se réjouit Andrew. Mais, souligne-t-il, « ça ne lie pas les institutions pour l’éternité. On ne sait pas ce que nous réserve l’avenir si le Royaume-Uni ne joue pas le jeu de l’égalité des droits pour les citoyens européens présents chez eux ». Le précédent norvégien devrait le rassurer: il y a encore dans les murs de la Commission quelques eurocrates norvégiens qui avaient été embauchés en 1971 et en 1994 avant que leur pays ne renonce finalement à adhérer...

Mais tout n’est pas rose pour autant pour ces eurocrates. Même si nombre d’entre eux ont été promus depuis le référendum, ils savent que leur carrière risque de s’arrêter net au lendemain du Brexit : pourquoi promouvoir un fonctionnaire ressortissant d’un pays tiers alors que les postes dans la hiérarchie sont rares et qu’il est déjà difficile d’assurer un équilibre satisfaisant entre les nationalités ? Un directeur général adjoint le reconnait : « je sais que je ne serais jamais directeur général. Je quitterais un jour la Commission, mais lorsque je le déciderais, c’est déjà ça ». « Il n’y a pas de pression sur les fonctionnaires britanniques pour qu’ils quittent leur poste », tempère Neil : « mais ça risque d’être différent sur les postes sensibles, notamment au Conseil des ministres », l’organe législatif représentant les États.

Mercenaires

C’est pourquoi nombre de fonctionnaires ont décidé de prendre la nationalité d’un État membre de l’Union pour sécuriser leur carrière : « la plupart des gens que je connais ont trouvé des solutions de nationalité » affirme Roger. Beaucoup ont opté pour la nationalité irlandaise, assez facile à obtenir pour eux. Cela ne fait pas les affaires de Dublin puisque son poids dans la machine communautaire va brusquement s’accroitre, ce qui va ralentir le recrutement de nouveaux Irlandais « pur jus ». D’autres ont pris la nationalité de leur partenaire quand c’était possible : « ma femme est Allemande, mais comme on n’est pas résidents et qu’on ne paye pas d’impôt dans ce pays, cette option m’est fermée », raconte Edward, fonctionnaire à la Commission. « C’est la même chose en Espagne. Et devenir Autrichien ou Néerlandais n’est psychologiquement pas simple, car il faut renoncer à la nationalité britannique », poursuit-il. Jonathan Faull, lui, a pris la nationalité de sa femme française dès le lendemain du référendum.

Ceux qui n’ont pas cette possibilité ont donc tenté d’obtenir la nationalité de leur pays de résidence, la Belgique. Mais ils se sont heurtés aux nouvelles règles instituées lorsque les indépendantistes flamands de droite radicale de la N-VA étaient au pouvoir : pour être naturalisé, il ne faut pas seulement être résident, mais il faut aussi posséder une carte de résident. Or, elle n’est pas obligatoire pour les eurocrates. Il a fallu de nombreux recours judiciaires et finalement une intervention de Didier Reynders, alors ministre libéral des affaires étrangères, pour que les autorités locales se montrent plus accommodantes. Résultat : depuis 2016, 3902 Britanniques sont devenus Belges, soit trois fois plus qu’au cours des 10 années précédent le référendum, avec une accélération en 2018 (+88 %).

Fin de partie

Mais même ce sésame n’est pas une garantie, loin de là : aucun Etat ne poussera la candidature de l’un de ces naturalisés de fraiche date à un poste hiérarchique au détriment de l’un des siens. « Je peux prendre la nationalité italienne de ma femme, mais jamais l’Italie ne me considèrera comme l’un des siens », soupire Andrew. Autant dire que leur avenir ne s’annonce pas glorieux…

Les députés européens britanniques, eux, ont définitivement quitté Bruxelles hier soir, après la clôture de la mini-session plénière de janvier, sans espoir de retour. Si les 26 élus du Brexit party de Nigel Farage sont partis contents et fiers de leur succès, ce n’est pas le cas de leurs 46 collègues : conservateurs, travaillistes, libéraux-démocrates, écologistes ou élus régionaux ne voient aucun motif de se réjouir de ce divorce. Tout comme le corps diplomatique britannique qui sait que leur pays n’aura désormais plus son mot à dire sur la marche de l’Union alors qu’il risque de devoir appliquer des normes qu’ils n’auront pas influencées s’ils veulent commercer avec cet ensemble de 27 pays et de 450 millions d’habitants, qui restera pour longtemps son premier marché.

(1) Tous les prénoms ont été modifiés à la demande des intéressés.

Photo: Yves Herman, Reuters

Catégories: Union européenne

L'indépendantisme catalan sème le trouble chez les Verts européens

jeu, 23/01/2020 - 15:56

Les indépendantistes catalans sont-ils radioactifs ? Si l’on en juge par l’embarras du groupe écologiste au Parlement européen, tel est bien le cas : son coprésident, le Belge francophone Philippe Lamberts, s’oppose à ce que les eurodéputés Carles Puigdemont, ex-président du gouvernement régional (generalitat) de Catalogne, et Toni Comín, son ancien «ministre», rejoignent son groupe, ce qui n’est pas du goût de sa composante régionaliste, l’Alliance libre européenne (ALE). Au point qu’une réunion de conciliation a été convoquée hier, mercredi, pour essayer de mettre tout ce petit monde d’accord. En vain pour l’instant. En cas de désaccord persistant, la décision reviendra à l’ensemble du groupe, ce qui pourrait le faire exploser en plein vol…

«Les Verts n’ont pas vocation à accueillir toute la galaxie des partis catalans, tranche Philippe Lamberts. Je n’ai pas envie d’importer au sein du groupe les querelles intracatalanes.» Une déclaration curieuse puisque le groupe ne compte qu’un seul eurodéputé catalan, en la personne d’Ernest Urtasun qui, de fait, n’est pas favorable à l’indépendance (tout en estimant qu’un référendum doit trancher la question). Le seul autre parti catalan présent dans le groupe Vert est l’ERC (gauche catalane), mais il est rattaché à l’ALE, la composante du groupe qui justement veut accueillir les deux indépendantistes catalans… Autre argument avancé par l’élu belge : Puigdemont (membre du Parti démocrate européen catalan, PDeCAT) et Comín (membre du Parti des socialistes de Catalogne, PSC) «ne partagent pas les valeurs du groupe», car ils ont été soutenus par la N-VA, le parti indépendantiste flamand, majoritaire en Flandre, qui «a dérivé vers l’extrême-droite».

Le patron de l’ALE, François Alfonsi (Femu a Corsica), ne l’entend pas de cette oreille : «Nous en faisons une question de principe»,tonne-t-il. L’élu rappelle que «la N-VA a fait partie du groupe jusqu’en 2014» et qu'«on ne nous a pas consultés lorsque les Verts ont décidé d’accueillir en leur sein le parti Pirate tchèque, ce qui n’allait pas de soi». Position de principe, certes, mais aussi réaliste puisque le Brexit va réduire à presque rien l’ALE : sur sept élus, elle va perdre trois Ecossais et une Galloise… Elle espère bien que le remplaçant d’Oriol Junqueras, ancien vice-président de lu gouvernement régional catalan, condamné à treize ans de prison et déchu de son mandat de député européen par la Cour suprême espagnole début janvier, ainsi que l’indépendantiste catalane Clara Ponsatí, élue de la coalition Junts pel Sí («ensemble pour le oui»), l’une des députées supplémentaires accordées à l’Espagne après le Brexit, les rejoindront. Ce qui, avec Puigdemont et Comín, lui permettra de maintenir son poids actuel…

L’attitude de Lamberts suscite aussi un réel malaise parmi les Verts, en particulier chez les Français, surtout à l’heure où le départ du Royaume-Uni va faire passer le groupe de 74 élus à 67, le renvoyant derrière l’extrême droite. D’abord, si Puigdemont et Comín affichent une certaine proximité avec la N-VA, c’est parce qu’elle leur a accordé l’asile au nom de la solidarité régionaliste lorsqu’elle était le parti dominant du gouvernement belge. Tout le reste les sépare, tant sur l’immigration que sur l’écologie. Ensuite, beaucoup soupçonnent Lamberts d’importer les querelles belges au sein de son groupe, les écolos francophones étant les plus farouches opposants de la N-VA. Enfin, ne pas accueillir les indépendantistes catalans serait un signal désastreux, les Verts semblant soutenir la vendetta menée par des juges largement inféodés à la droite dure espagnole. A l’heure où le gouvernement espagnol du socialiste Pedro Sánchez, soutenu par l’ERC, a fait du règlement politique de la question catalane l’une de ses priorités.

Photo: Frederick Florin. AFP

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La longue marche du salaire minimum européen

dim, 19/01/2020 - 19:52

La saga s’annonce au moins aussi longue et pleine de rebondissements que celle du Brexit : la Commission lance ce mardi 14 janvier un premier round de consultations des partenaires sociaux pour leur demander s’ils sont favorables à l’instauration d’un salaire minimum européen. Un sujet explosif, d’autant que juridiquement la question des salaires est explicitement exclue du champ de compétence de l’Union. L’exécutif européen compte donc avancer à pas comptés afin d’éviter des crispations nationales qui seraient fatales à la volonté de la présidente de l’exécutif européen, la démocrate-chrétienne allemande Ursula von der Leyen, de limiter le dumping social au sein de l’Union.

Les entreprises et les syndicats ont six semaines pour dire s’ils souhaitent une action au niveau européen dans ce domaine et, dans l’affirmative, s’ils souhaitent négocier entre eux le cadre de ce salaire minimum. Ensuite, la Commission résumera les propositions reçues avant de lancer une seconde consultation qui devrait se terminer en avril. C’est seulement ensuite qu’elle décidera si elle proposera ou pas un texte européen qui devrait être adopté, selon la Commission, à la majorité qualifiée.

L’exécutif européen précise d’emblée, pour cadrer le débat, qu’il n’est absolument pas question d’instaurer un «salaire minimum universel» dans les 27 États membres puisque leur niveau de vie est très différent. Il s’agit simplement d’en prévoir le principe. A priori, cela ne devrait pas être très difficile, puisque 21 pays ont déjà institué un salaire minimal légal, l’Italie, Chypre, l’Autriche, le Danemark, la Finlande et la Suède laissant leurs partenaires sociaux le fixer branche par branche via des conventions collectives.

«Equitables et adéquats»

La Commission n’entend d’ailleurs pas remettre en cause les différents modèles existants : «Toute proposition tiendra compte des traditions nationales, que celles-ci prennent la forme de conventions collectives ou de dispositions légales. Certains États membres ont déjà mis en place des systèmes excellents.» Mais, et c’est là où cela risque de coincer, Bruxelles souhaite que ces salaires minimums soient «équitables». Autrement dit, elle veut «s’assurer que tous les systèmes soient adéquats, offrent une couverture suffisante, prévoient une consultation approfondie des partenaires sociaux et soient assortis d’un mécanisme de mise à jour approprié».

Comme l’a expliqué le Luxembourgeois Nicolas Schmit, le commissaire chargé des Affaires sociales, dans un entretien au quotidien Ouest France ce mardi, «nous voulons une convergence sociale vers le haut : rétablir la valeur du travail avec des salaires justes, tout l’enjeu étant de faire en sorte que les gens qui travaillent ne connaissent pas en même temps la pauvreté». Pour Schmit, s’il y a en Europe «un écart de productivité globale de 1 à 3», il se situe, pour les salaires minimums, «de 1 à 5 voire 6. C’est ce fossé que nous voulons combler».

Actuellement, le Smic brut va de 260 euros en Bulgarie à 2 000 euros au Luxembourg. Mais si l’on tient compte du «salaire médian», c’est en France qu’il est le plus élevé (il se monte à 60% du salaire médian). Pour la Commission, il faudrait à tout le moins que les salaires minimums atteignent ce seuil dans tous les pays pour limiter le dumping social. Autant dire que les résistances seront fortes, notamment du côté des entreprises, chacun voulant garder son avantage compétitif.

Catégories: Union européenne

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