Cette recension d’ouvrages est issue de Politique étrangère (1/2016). Jean Radvanyi propose une analyse de l’ouvrage de Claudio Ingerflom, Le Tsar c’est moi. L’imposture permanente d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine (Paris, Presses universitaires de France, 2015, 520 pages).
Comme son titre l’indique, ce livre porte sur un phénomène connu mais peu étudié, l’apparition, à partir de la mort d’Ivan IV (le Terrible), d’imposteurs autoproclamés tsars, le plus connu restant sans doute le « faux Dimitri », Grichka Otrepev, moine défroqué qui se fit passer pour le fils d’Ivan lors du « temps des troubles » et un des héros de l’opéra Boris Godounov. Par la suite, l’histoire russe redoublant ces temps d’incertitudes engendrés par les crises de succession ou la répétition d’actes tragiques, le pays voit la multiplication de ce phénomène après le décès de Pierre le Grand en 1725 jusqu’aux révolutions du xxe siècle et au début de l’ère soviétique.
On assiste au défilé de prétendants au trône, pour la plupart de classes populaires, cosaques, paysans, bas-clergé, qui expriment à leur manière les revendications de leur temps, rejet du servage et des impôts trop lourds, défiance envers les boyards qui accaparent le pouvoir civil et religieux. Ils reflètent autant le rejet de réformes incomprises, comme celle du rite orthodoxe en 1653, provoquant un schisme majeur, ou encore la collectivisation bolchévique. L’auteur nous invite ainsi à revisiter de fond en comble l’histoire même de la Russie. Pour cela, l’historien se fait linguiste et revient sur les concepts clés de l’historiographie russe, souvent mal compris. Il réinterprète des épisodes marquants, comme la « mascarade » d’Ivan IV, intronisant comme tsar Siméon, noble Mongol à peine converti à l’orthodoxie ou l’étonnant « Tout-comique et Tout-ivrogne Concile », singulier double de la Cour créé par Pierre le Grand en 1691 et qui fonctionnera jusqu’à sa mort. Loin de ranger ces phénomènes au rang de lubies de jeunes tsars parvenant tout juste au pouvoir, Ingerflom nous invite à repenser leur signification, comme celle de la révolte de Stenka Razine, superbement décapée des études antérieures à l’aide d’une connaissance pointilleuse des analyses russes et étrangères, ainsi que des sources, jusqu’aux toutes récentes découvertes extraites des archives.
En mettant en parallèle l’origine de ces « autoproclamés » et le recours récurrent à l’inversion des genres (l’inversion « jouée » des ordres établis utilisée à plusieurs reprises par le monarque pour imposer le nouvel ordre voulu par lui), l’auteur nous invite à une passionnante relecture des tournants de cette histoire. Il éclaire d’un nouveau jour l’établissement de l’autocratie sous Ivan le Terrible, puis la singulière ouverture du pays aux influences étrangères sous Pierre le Grand, qu’Ingerflom interprète non comme une occidentalisation mais comme la fixation du régime autocratique, dans une distinction durable avec l’évolution occidentale, celle qui oppose les monarchies éclairées européennes à l’absolutisme divin russe.
Hors le titre, il n’est pratiquement pas question de Poutine dans ce livre. Mais on pardonne à l’auteur ce « renversement » : il éclaire d’un jour nouveau plusieurs moteurs essentiels de l’histoire russe qui demeurent d’actualité : le rapport à la magie et la complexité des relations entre religion/religieux et pouvoir, la lente maturation du fait politique dans une société toujours hétérogène, le recours permanent à une histoire sans cesse « fabriquée », aussi bien par les dirigeants que par les historiens. Et cette réflexion sur l’histoire en gestation est certainement l’un des apports essentiels du livre d’Ingerflom.
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Cette recension d’ouvrages est issue de Politique étrangère (1/2016). Denis Bauchard propose une analyse de l’ouvrage de Jean-Pierre Filiu, Les Arabes, leur destin et le nôtre. Histoire d’une libération (Paris, La Découverte, 2015, 250 pages).
Dans ce livre dense, Jean-Pierre Filiu nous offre une fresque brillante et engagée sur le monde arabe et l’histoire de sa libération, pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage. Le livre s’ouvre sur « le prologue français », l’expédition de Bonaparte en Égypte en 1798, « choc fondateur » de la modernité dans un monde arabe qui connaît une renaissance, la nahda, au cours d’un très long xixe siècle. Il se termine par l’évocation des printemps qui, en 2011, renouent avec les Lumières arabes occultées par des régimes autocratiques. La nahda est ainsi un fil conducteur qui permet de mieux comprendre le monde arabe d’aujourd’hui. L’ouvrage souligne également le rôle joué par les chrétiens dans cette renaissance, mais aussi dans la fondation du parti Baas.
Dans le chapitre « La paix de toutes les guerres », consacré au démantèlement de l’Empire ottoman par la France et la Grande-Bretagne, l’auteur estime que les décisions de cette époque contenaient en germes les éléments du chaos actuel. « Un siècle plus tard nous payons encore, en termes de retombées des crises moyen-orientales, le prix de notre décision de soumettre les Arabes plutôt que de nous les associer. » Ainsi cette paix est-elle organisée sans les Arabes, malgré les promesses, d’ailleurs contradictoires, faites notamment au chérif Hussein, qui menait la Révolte arabe. Mais à la Conférence de San Remo de 1920, la Grande-Bretagne et la France imposent des mandats en découpant la Grande Syrie en plusieurs entités. Par ailleurs, la Déclaration Balfour promettant un foyer juif est incorporée dans le mandat sur la Palestine. Cette nouvelle organisation du Proche-Orient est contestée dès le départ, notamment par le Congrès national syrien, et débouche régulièrement sur des troubles graves.
L’auteur souligne à juste titre l’importance de l’année 1979, point de départ d’un basculement lourd de conséquences : la révolution en Iran, le traité de paix entre Israël et la seule Égypte, l’attaque par des fondamentalistes de la grande mosquée de La Mecque, l’invasion de l’Afghanistan et le djihad mené conjointement, pour lutter contre les troupes soviétiques, par l’Arabie Saoudite et les États-Unis, sont autant d’événements dont les suites expliquent la situation présente.
Les révolutions qui se développent à partir de janvier 2011 dans le monde arabe à la stupéfaction générale ouvrent un nouveau chapitre : initiées par les jeunes, ces révolutions mettent en cause le nizam, c’est-à-dire tout à la fois les systèmes de pouvoir et les régimes. À ces révolutions s’opposent des contre-révolutions qui conduisent à des situations chaotiques dont on ne voit pas la fin. La tragédie syrienne en est l’illustration la plus évidente. Dans ce chaos, les groupes djihadistes prospèrent. Quant à la politique française, elle semble fluctuer depuis 2011 entre un interventionnisme brouillon et une certaine passivité. Elle continue d’hésiter entre la promotion de la démocratie comme en Tunisie, et le soutien aux contre-révolutions comme le montre l’étroitesse des liens noués avec l’Arabie Saoudite ou l’Égypte. Cependant Jean-Pierre Filiu entrevoit quelques lueurs d’espoir : l’essoufflement des dictatures arabes, l’épuisement de leurs finances, l’implosion du totalitarisme de Daech, plus subi que choisi. Cela suffira-t-il à faire apparaître des régimes démocratiques dans un monde arabe en quête de stabilité ?
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Cette recension d’ouvrages est issue de Politique étrangère (1/2016). Matthieu Tardis propose une analyse de l’ouvrage dirigé par Camille Schmoll, Hélène Thiollet et Catherine Wihtol de Wenden, Migrations en Méditerranée (Paris, CNRS Éditions, 2015, 382 pages).
En réunissant les contributions d’une trentaine de chercheurs, Camille Schmoll, Hélène Thiollet et Catherine Wihtol de Wenden proposent un ouvrage foisonnant proche de l’exhaustivité sur les questions migratoires.
Il ne s’agit pas d’un ouvrage sur l’Europe et ses voisins méditerranéens. Il évite l’euro-centrisme qui fausse les grilles d’analyse des commentateurs politiques et médiatiques. En élargissant la focale sur la Méditerranée, l’ouvrage offre un éclairage approprié à la crise migratoire. La Méditerranée est la ligne de fracture économique, politique, sociale, culturelle et démographique la plus importante du monde avec la frontière américano-mexicaine. Dans leur introduction, les auteurs rappellent effectivement que la Méditerranée n’est pas un ensemble homogène. Elle ne constitue pas moins un espace migratoire dans lequel les circulations de population ont connu des bouleversements importants au cours de ces dernières décennies.
Ces bouleversements concernent en premier lieu les statuts migratoires des pays de la région. En quelques dizaines d’années, et alors qu’ils étaient il y a peu des pays de départ, les États d’Europe du Sud ont accueilli une immigration massive régulée grâce à l’outil de la régularisation. Les pays de la rive sud de la Méditerranée ont connu des transformations similaires. Ils cumulent aujourd’hui les caractéristiques de pays d’émigration, de transit et, de plus en plus, d’immigration. Quant au Moyen-Orient, il connaît des mouvements de populations, principalement des déplacements forcés, depuis longtemps, qui réactivent des circulations transnationales anciennes.
Cet ouvrage offre également un éclairage sur les dynamiques migratoires contemporaines au regard de deux faits majeurs : la crise économique et les révolutions arabes. Est-ce que ces événements rebattent les cartes migratoires en Méditerranée, ou accélèrent-ils simplement un processus déjà enclenché ? L’Europe du Sud redevient un lieu de transit, voire de départ, parce qu’elle n’a pas su mettre en place les politiques et les structures que ses partenaires du Nord n’ont pas imposées quand il en était temps. De même, les flux migratoires en provenance des pays arabes, y compris la tragédie des réfugiés syriens, expriment les aspirations à la démocratie et au développement à l’origine des mouvements de protestations.
Ce qui frappe le plus à la lecture de cet ouvrage est l’inadéquation des politiques qui s’inscrivent dans une continuité de contrôle, de dissuasion et de répression. L’omniprésence du fait frontalier n’est pas remise en cause, bien au contraire, alors qu’elle a fait preuve de son échec. Bien que les politiques européennes aient un impact sur l’ensemble de la région, cette permanence politique n’est pas le seul fait de l’Union européenne. La fermeture des frontières et la répression des migrants sont des outils utilisés par les autres pays méditerranéens.
Le contraste avec les dynamiques sociales et économiques, des migrants comme des sociétés d’accueil, qui contredisent cette continuité des politiques, souligne la nécessité du travail accompli par les auteurs. Ils décrivent avec clarté des phénomènes complexes que les décideurs politiques n’ont pas voulu regarder en face. À cet égard, cet ouvrage, qui devrait devenir une référence, remet en cause la notion même de crise migratoire, tant ces chercheurs analysent les bouleversements migratoires depuis de longues années.
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