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En ce début de XXIe siècle, le politiquement correct a rejeté le fascisme et le nazisme dans les limbes du passé. À l’heure de l’internet tout puissant, ils sont même devenus un simple «point», le «point Godwin» qui clôt tout débat : dire d’un parti populiste, souverainiste, anti-musulman, anti-immigré, anti-libéral, anti-capitaliste, anti-américain (les États-Unis étant l’incarnation du «grand Satan» pour tous ceux qui haïssent la liberté), qu’il est fasciste ou simplement évoquer les années 30 pour s’inquiéter de la percée de ces partis, favorisée par l’impotence des forces démocratiques et républicaines, c’est s’assurer la risée du «net» et, au-delà, des bien-pensants. Le fascisme, c’est le XXe siècle, ce sont des circonstances historiques différentes, il n’a plus sa place dans l’Europe apaisée et démocratique d’aujourd’hui !
On peut certes qualifier le NPD en Allemagne, Aube Dorée en Grèce ou le Jobbik en Hongrie de «néo-nazis», mais c’est seulement parce qu’eux-mêmes revendiquent l’encombrant héritage nazi. Tous les autres partis sont forcément démocrates : ils ont le droit de «poser les bonnes questions», comme le disait Laurent Fabius à Jean-Marie Le Pen en 1984 puisqu’ils jouent le jeu électoral et que le respect du peuple implique que ces partis participent au débat démocratique. À la limite, on peut encore parler d’extrême droite, mais l’expression «droite radicale», par opposition à la «gauche radicale», est en passe de l’emporter dans la guerre des mots. Rares sont ceux qui osent encore dire tout haut que ces partis représentent un danger mortel pour la démocratie, alors même qu’on a sous les yeux l’exemple du Fidesz de Viktor Orban en Hongrie, une version allégée du FN, qui déconstruit pan par pan l’État de droit sous le regard impuissant de ses partenaires européens. Hé bien, n’écoutant que mon courage, je vais braver le point Godwin !
On oublie un peu vite que les partis fascistes d’avant-guerre ne sont pas arrivés au pouvoir en Italie et en Allemagne (l’Espagne est un cas à part, puisque Franco est le produit d’une sanglante guerre civile) en promettant la suppression des libertés civiles, la déportation de leurs opposants ou des «races inférieures», le génocide et une guerre mondiale ! Ils se sont imposés sur des thèmes souvent empruntés à la gauche à la fois sociaux, étatistes et souverainistes (ce qui englobe le sujet identitaire). Le fascisme italien se voulait avant tout social et populaire, tout comme le nazisme qui signifie, ne l’oublions pas, «national-socialisme». À l’époque, les contemporains des fascismes allemand et italien se sont totalement trompés sur la véritable nature de ces partis. Neville Chamberlain, le Premier ministre britannique, n’affirmait-il pas, au lendemain des accords de Munich qui signaient la capitulation des démocraties occidentales, que «Herr Hitler est un gentleman» et que c’était «un homme à qui on pouvait se fier quand il avait donné sa parole» ?
Le refus de qualifier de fascistes des mouvements qui en présentent pourtant les traits caractéristiques (par exemple le culte du chef, la famille Le Pen en offrant un bon exemple, le pouvoir absolu donné à l’État, la volonté de «purger» la communauté nationale de ses éléments étrangers ou politiquement adverses [ramenés au statut d’ennemis de la nation]) date des années 80. Il trouve son origine dans la diabolisation extrême du nazisme, et par contrecoup du fascisme, qui est l’incarnation du mal absolu, un mal incompréhensible par sa singularité et donc pas susceptible de se répéter. Or, résumer le fascisme à sa dimension impériale, raciste et antisémite, c’est cela qui interdit aujourd’hui de penser la percée de leurs équivalents modernes. Dans un entretien au Soir, l’historien allemand Thomas Weber, auteur de «La première guerre d’Hitler», estime très justement qu’en «réduisant Hitler à cette incarnation du mal absolu, ultra-antisémite et raciste, nous omettons de voir où est le vrai danger. Si nous prenons «l’autre» Hitler, celui qui est farouchement antilibéral et anticapitaliste, alors c’est peut-être encore plus inquiétant pour l’Europe, car ces idées pullulent de nouveau, sous la forme des mouvements de contestation populistes, comme Pegida en Allemagne, le FN en France, le Vlaams Belang en Belgique, le FPÖ en Autriche ou le Fidesz en Hongrie. Les dirigeants de ces partis affichent un pragmatisme comparable, teinté d’antilibéralisme. Nous devrions reconnaître ces similitudes: lors de son ascension initiale, Hitler ne s’est pas imposé avec un discours raciste et xénophobe, mais antiaméricain, anticapitaliste et antilibéral. Ces nouveaux leaders sont plus dangereux, car ils sont plus modérés et usent d’un langage moins antagonisant, à l’instar de Marine Le Pen en France».
Pour contourner le véritable interdit moral qui empêche désormais toute assimilation du FN français ou du FPÖ autrichien au fascisme, les «intellectuels» ont inventé le mot de «populisme» jugé historiquement plus «neutre» et moins polémique. Quelle erreur ! Ce faisant on a légitimé un peu plus ces partis : dans populisme, il y a peuple et le FN, par exemple, en joue pour affirmer qu’il est le parti du peuple. Ce terme qui se veut méprisant valide en réalité son discours : d’un côté, il y aurait un parti populiste ou «anti-establishment» pour reprendre une expression de Le Pen père, à l’écoute du peuple, de l’autre «l’UMPS» représentant les élites. Le mot «populisme» donne une façade aimable à des partis qui détestent les valeurs européennes d’égalité, de liberté, de fraternité léguées par la Révolution française. S’interdire de nommer ce que l’on combat, c’est s’interdire tout simplement de le combattre : si les jeunes sont attirés par ces partis, c’est aussi parce qu’ils sont sans filiation encombrante, qu’ils paraissent neufs alors, ce qui leur permet de se revendiquer des traditions nationales les plus nobles, comme le fait sans vergogne le FN avec De Gaulle et Jaurès.
Aucun de ces partis «populistes», tous fascinés, ça n’est pas un hasard, par la Russie autoritaire de Poutine, ne dit, en effet, qu’il va confisquer le pouvoir ou limiter les libertés civiles et politiques, aucun de ces partis n’utilise (encore ?) systématiquement la violence physique comme leurs prédécesseurs du XXe siècle. Pourtant, c’est la conséquence logique de leur programme.
Prenons l’exemple du FN. Sur le plan intérieur, les incidents du 1er mai ont donné une idée précise de ses conceptions en matière de libertés publiques : plusieurs journalistes ont été tabassés par un élu et des militants FN et la milice du parti (le DPS –département protection et sécurité-dont la devise est «honneur et fidélité») a pénétré dans un lieu privé (une chambre d’hôtel) pour arrêter violemment des manifestantes (les Femens) pacifistes : atteinte à la liberté de la presse, viol de domicile, coups et blessures, arrestation arbitraire, tout cela en quelques minutes… Un comportement qui est en phase avec le parti «réel» : il suffit de lire la «fachosphère» pour se rendre compte des haines et de la violence qui travaillent ses militants et électeurs.
Le FN ne cache pas sa volonté de remettre en cause les libertés civiles (droits des femmes avec, par exemple, la remise en cause de l’avortement, droits des homosexuels avec l’abrogation du mariage, etc.) et économiques («protectionnisme intelligent», interventionnisme de l’État). Les libertés politiques sont elles aussi menacées, même si pour le coup, ça n’est pas assumé publiquement. Mais il est clair que toute opposition sera perçue comme une atteinte aux intérêts nationaux : ainsi, comme l’a tweeté après les incidents du 1er mai, dans un bel acte manqué, Florian Phillipot, le numéro 2 du FN : «défendre d’une façon ou d’une autre les Femens, c’est de fait avouer sa haine de la France». En clair, on n’appartient plus à la communauté nationale si on n’est pas avec le FN. La liberté de la presse et plus généralement de pensée sera sans aucun doute remise en cause afin d’assurer au parti le contrôle du pays : pas d’argent public pour ceux qui déplaisent, contrôle de l’audiovisuel public (Nicolas Sarkozy a montré l’exemple), intimidations (la liste des journalistes tabassés par le FN commence à être longue)…
Si les citoyens français attachés aux libertés démocratiques souffriront, que dire des étrangers et des Français d’origine étrangère ! La lutte sans merci contre l’immigration clandestine, qu’elle soit africaine ou européenne, impliquera la multiplication des contrôles non seulement aux frontières, mais à l’intérieur du pays. Sans compter que la reconduite à la frontière de ces étrangers sans papier, une politique que le FN annonce impitoyable, passera par des renvois de masse qui ne s’embarrasseront pas du respect des droits humains. Les immigrés légaux, eux, passeront après les Français tant pour le travail que pour les services sociaux. Lorsque Marine Le Pen s’en prend «aux Mohamed Merah» qui traversent la Méditerranée, elle indique que pour elle un Français né en France n’est pas à l’abri d’une interdiction du territoire à cause de son origine… D’ailleurs, elle veut en finir avec le droit du sol au profit du droit du sang et de la nationalité «au mérite». L’étranger restera un étranger pour longtemps, surtout s’il n’est pas chrétien : un élu proche du FN n’a-t-il pas mis en place des statistiques ethniques sur la base des prénoms (arabes bien sûr) ?
Quant à l’alternance, il ne faut pas rêver : un parti comme le FN qui plonge ses racines dans ce que la France a de plus haïssables (la collaboration avec les nazis, l’OAS et l’Algérie française) et dont la présidente se fait élire avec 100 % des voix comme dans une République bananière trouvera les moyens nécessaires pour se maintenir au pouvoir, comme le montre le Fidesz hongrois. Ceux qui en France estiment qu’il faudrait que le FN puisse gouverner pour le normaliser font exactement la même erreur stratégique tragique que les partis démocratiques allemands au début des années 30.
Procès d’intentions que tout cela ? Que nenni : il suffit d’observer ce qui se passe en Hongrie avec le Fidesz pour avoir un avant-goût de ce qui attend la France «bleu marine». Et ce pays appartient, lui, à l’Union, ce qui freine –un peu- l’autoritarisme de Viktor Orban… Ça ne sera pas le cas d’une France FN qui quittera l’euro et l’Union afin de remettre à l’honneur les frontières nationales (pour mieux contrôler) et avoir les mains libres en matière de libertés publiques et d’économie. L’explosion du projet européen sera sans doute la conséquence géopolitique la plus grave pour le vieux continent : 70 ans de paix seraient rayés d’un trait de plume et on en reviendrait aux bons vieux rapports d’État à État qui ont fait leurs preuves dans un passé récent. Quand on voit que la Grèce en est à réclamer des dommages de guerre à l’Allemagne, cela donne un avant-goût du retour des vieilles haines recuites, toujours présentes, qui nous attend. D’autant que l’Allemagne et plus généralement les pays étrangers fourniront un excellent bouc émissaire aux difficultés que ne manquerait pas de rencontrer le FN. Un ennemi extérieur, c’est l’idéal pour se maintenir au pouvoir…
Collectivement, nous sous-estimons le danger qu’incarnent ces partis dits «populistes». On s’habitue, petit à petit, à l’idée qu’ils accéderont un jour au pouvoir. La douceur des mots qu’on emploie pour les désigner cache leur brutalité. Il est temps de faire tomber les masques et de combattre sans état d’âme ces fascismes à visage humain avant qu’il ne soit trop tard.
N.B.: version remaniée d’une chronique pour le site de la Libre.be (écrite avant les incidents du 1er mai…)
Libération a consacré tout un dossier au vote obligatoire, un débat qui est de nouveau d’actualité en France après les abstentions records des derniers scrutins qui semblent favoriser le FN. Voici l’article que j’ai consacré au modèle belge, premier pays au monde à avoir instauré le vote obligatoire.
Comment éviter que la noblesse et la bourgeoisie ne fuient les bureaux de vote de peur d’être confrontées aux classes populaires ? Comment empêcher que les partis représentant la classe dirigeante ne soient laminés par l’abstention des riches ? C’est simple : il suffit de rendre le vote obligatoire. Ainsi fut fait en 1893 dans le Royaume de Belgique, premier pays au monde à introduire cette innovation. Et depuis 120 ans, les scores de participation, toutes élections confondues, tournent autour de 90 %, de quoi faire rêver les démocraties fatiguées.
Le vote obligatoire en Belgique est le pendant de l’instauration du suffrage universel (masculin, dans un premier temps, les femmes attendront 1948). Jusqu’en 1893, le suffrage est censitaire (le cens a été supprimé en France en 1848), c’est-à-dire lié à des conditions de revenus, ce qui limitait le nombre d’électeurs à environ 1 % de la population. Mais, le Royaume a été rapidement confronté à la chute de la participation : l’abstention est passée de 14 % en 1843 à 65 % en 1855. Aux élections bruxelloises de 1861, sur 6000 électeurs potentiels, seuls 370 se sont déplacés pour le second tour. Bref, il fallait réagir pour sauver la démocratie tout en évitant que le suffrage universel ne se traduise par une poussée des socialistes, les épouvantails de l’époque. « Les classes bourgeoises ont donc tout fait pour limiter son impact : vote obligatoire, mais aussi vote plural (les plus riches avaient deux ou trois voix) qui ne disparaitra qu’en 1919 », explique Christian Behrendt, professeur de droit constitutionnel à l’Université de Liège.
L’effet du vote obligatoire a été immédiat sur la participation : dès les élections de 1894, l’absentéisme chute à 5,4 %, menace de sanctions pénales à l’appui. Elles vont d’une amende (aujourd’hui comprise entre 30 € et 150 €) à l’exclusion des listes électorales pour dix ans. Mieux : « les fonctionnaires, qui doivent montrer l’exemple, peuvent être condamnés à ne pas être promus », s’amuse Christian Behrendt. Mais ces sanctions sont petit à petit tombées en désuétude : depuis 2003, aucune condamnation n’a été prononcée sans que cette impunité de fait n’influe sur le taux de participation. Il est vrai aussi que « comme on oblige les citoyens à s’exprimer, le vote blanc et nul est reconnu », souligne Christian Behrendt. Ainsi, en 2014, il pesait 5,77 % des voix pour les élections fédérales (participation : 89,68 %), 4,97 % pour le Parlement flamand (participation : 92,53 %), 7,41 % pour le Parlement wallon (participation : 87,88 %) et 5,35 % pour le Parlement bruxellois (participation : 83,62 %).
Aujourd’hui, « l’abrogation du vote obligatoire n’est pas un grand débat en Belgique, même si on en discute un peu plus en Flandre », note Dave Sinardet, professeur de sciences politiques à la Vrije Universiteit Brussel (VUB). « Côté francophone, le PS, le parti dominant, craint que cela lui nuise, car les études montrent que ce sont les couches de la population les moins favorisées qui s’abstiendraient », poursuit-il. Au nord du pays, les libéraux de l’Open VLD et, dans une moindre mesure, les chrétiens-démocrates du CD&V sont favorables à l’abrogation au nom de la liberté individuelle, mais aussi pour inciter les partis à aller chercher les électeurs et à ne pas vivre sur leurs acquis.
« Comme le vote est obligatoire depuis 120 ans, il est difficile de dire quels seraient les effets d’une abrogation », estime Christian Behrendt. On peut en tout cas noter que si la Belgique francophone n’a jamais eu de parti d’extrême droite, la Flandre, elle, a longtemps dû s’accommoder d’un parti fasciste, le Vlaams Belang, aujourd’hui en voie d’extinction. Et dans les deux Régions, le vote est obligatoire.
N.B.: article paru dans Libération du 28/4/15
French soldiers are accused of sexually abusing children in the center at Bangui airport, Central African capital, between December 2013 and June 2014. After the rape charges brought against French soldiers in the CAR, the correspondent of France Info locally collected particularly explicit testimony about the alleged practices of French and Georgian military :
"This Thursday on the camp of the airport in Bangui M'Poko there is consternation. "Of course we knew" launches a woman very upset "but nobody listens to us." She says she has witnessed the sexual assault: "The French, the Georgians, when children come like that ask for a little food, 'before you have to suck me first ..." In a tent all close to the road, Jean was ringside. He said he saw soldiers abusing minors. "It was the night the French military ration packs give children and rape them. And the Georgian military, they were three on a sixteen year old girl at the entrance to the airport." Bangui is the disgust dominates. The prosecutor of Bangui announced the opening of an investigation. "We will contact the UN office responsible for this case and the French authorities to ask them to give us the documents relating thereto" said the prosecutor of the capital of CAR.
After The Guardian, the children described how they were sexually exploited in return for food and money. One 11-year-old boy said he was abused when he went out looking for food. A nine-year-old described being sexually abused with his friend by two French soldiers at the IDP camp when they went to a checkpoint to look for something to eat. The child described how the soldiers forced him and his friend to carry out a sex act. The report describes how distressed the child was when disclosing the abuse and how he fled the camp in terror after the assault. Some of the children were able to give good descriptions of the soldiers involved...
And this isn`t the first case. Dont forget the same accusation during the ARTEMIS Operation in the RDC, never clearly refuted.
Source : Le Monde, France Info and The Guardian
Language English Tag: EUFOR CAR Banguisexual abuseFrench armyA gauche, Vassilios Skouris, ici en 2010 avec la chancelière allemande. REUTERS/Sebastien Pirlet
Le 28 novembre 2014, s’est déroulée à Berlin une rencontre secrète entre Vassilios Skouris, le président de la Cour de justice européenne (CJE), Wolfgang Schäuble, le ministre allemand des Finances, et Heiko Maas, son collègue de la justice. Le juge grec, formé en Allemagne, veut « vendre » sa réforme du Tribunal de l’Union européenne (TUE) : Berlin estime, en effet, que le doublement du nombre de juges (de 28 à 56) et la suppression du Tribunal de la fonction publique (TFP) qu’il propose sont disproportionnés au regard de l’arriéré judiciaire et beaucoup trop coûteux (23 millions par an) (mon article expliquant la réforme est ici). Or, l’Allemagne est à la tête d’une coalition de huit États qui forment une solide minorité de blocage au sein du Conseil des ministres de l’UE. À l’issue de cette réunion, l’Allemagne lève ses réserves et la réforme est adoptée par les ministres à Bruxelles, seuls la Grande-Bretagne, le Danemark et la Belgique s’y opposant (1). Qu’a donc promis Vassilios Skouris, dont le mandat s’achève en octobre, pour arracher l’accord des Allemands ? C’est là que l’affaire se corse.
Skouris, qui dirige d’une main de fer la CJE depuis 2003 (c’est son quatrième mandat de président, un record), s’est rendu à Berlin sans aucun mandat de ses pairs et donc sans garanties procédurales. Une bévue. Le 2 décembre, pour se couvrir, il demande à la CJE la validation rétroactive de son déplacement, une procédure extrêmement rare. Mais il n’a pas expliqué aux 27 juges ce qu’il avait été faire à Berlin. Pourtant, ce n’est pas tous les jours que le président de la Cour suprême de l’Union va directement négocier avec un État membre ! N’est-ce pas contraire à l’indépendance, à l’impartialité, à la neutralité dont doivent faire preuve les juges européens à l’égard des États et des institutions communautaires ?
Quelles concessions à Berlin ?
À Luxembourg, ce voyage est resté en travers de la gorge de nombreux juges qui craignent que la réputation de la Cour ne s’en relève pas. Car ce déplacement intervient à un moment clef dans l’histoire de l’Union : Skouris doit présider, le 16 juin prochain, la grande chambre qui doit rendre un arrêt de principe dans l’affaire « OMT » (opération monétaire sur titre), ce programme de rachat de dettes publiques décidées par la Banque centrale européenne (BCE) en septembre 2012, programme qui a stoppé net la crise de la zone euro. Ce programme, contesté en Allemagne, notamment par la Bundesbank,a conduit la Cour fédérale constitutionnelle de Karlsruhe à demander, le 7 février 2014, son avis à la CJE, mais en indiquant qu’elle se réservait le droit de le déclarer contraire aux traités européens si les juges européens le jugeaient légal… On mesure l’importance d’une affaire qui pourrait causer une crise politique de grande ampleur en Allemagne et, surtout, faire exploser l’euro (d’autant que la BCE est passé depuis à la vitesse supérieure en lançant un « quantitative easing », un rachat massif de dettes publiques). Skouris a-t-il promis à Berlin, en échange de son soutien à sa réforme, de tenir compte des exigences des juges allemands pour valider le programme OMT, ce qui reviendrait à faire dépendre l’action de la BCE d’une appréciation judiciaire ? Nul ne le sait, mais le soupçon est là puisqu’une négociation suppose des concessions...
Cet étonnant mélange des genres est dû au rôle d’initiative législative accordé à la Cour par les traités européens pour les affaires qui la concernent. Une claire violation de la séparation des pouvoirs qui semblent n’avoir jamais embarrassé personne. Imagine-t-on en France que la Cour de cassation, le Conseil d’État ou le Conseil constitutionnel puisse déposer des projets de loi devant le Parlement ? Dès lors, on comprend mieux pourquoi Skouris s’est cru autorisé à aller négocier à Berlin. Mais il n’avait a priori aucun droit d’y aller sans mandat des autres juges de la Cour : par exemple, le président de la Commission ne peut négocier une proposition législative avec les États membres que sur mandat du collège des commissaires. Le pouvoir d’initiative législative appartient à la CJE, pas à son président.
Validation rétroactive
Interrogé, l’un des porte-parole de la CJE, Juan-Carlos Gonzalez, a répondu que « le 18 novembre 2014, la réunion générale de la Cour avait donné l’autorisation à M. le Président Skouris de participer au Feuerbach-Tag organisé par l’Université de Iéna et de prononcer un discours sur le thème «Die Europâische Union als Wertegemeinschaft am Beispiel der Rechtsstaatlichkeit», le 28 novembre. Compte tenu du fait qu’il passerait par Berlin, M. le Président a profité de cette occasion pour demander un rendez-vous avec le ministre des Finances et le ministre de la Justice. La confirmation de cette rencontre a eu lieu après la réunion générale du 25 novembre 2014. Il a donc demandé l’autorisation lors de la réunion générale du 2 décembre 2014 (à titre rétroactif) ». Certes, mais pourquoi n’a-t-il informé personne de son projet ? Pourquoi n’a-t-il pas demandé un mandat de négociation au cas où ? Et là, pas de réponse.
Le plus étrange est que Skouris se montre autrement plus sourcilleux de son indépendance vis-à-vis du Parlement européen, colégislateur dans cette affaire : il a bataillé comme un beau diable pour empêcher les juges du TUE les plus farouchement opposés à sa réforme, de se rendre, mardi à Strasbourg, à une convocation de la commission des affaires juridiques du Parlement, soulevant un véritable tollé à Luxembourg. Acculé, il a finalement accepté, vendredi, de s’y rendre en personne accompagné du président du TUE, le Luxembourgeois Marc Jaeger, espérant bien ainsi décourager les juges du TUE les plus opposés à sa réforme de venir expliquer aux députés européens pourquoi ils la jugent totalement infondée.
Le «dictateur», le sobriquet de Vassilios Skouris
Les méthodes de Skouris, deux fois brièvement ministre de l’Intérieur (PASOK) dans son pays, lui valent des sobriquets peu flatteurs à Luxembourg comme « le dictateur », « le colonel », « le parrain »… « La CJE est devenue un système de pouvoir personnel », accuse un membre de l’institution qui préfère conserver l’anonymat vu le climat de peur qui règne à Luxembourg. « Au fil du temps, le président a concentré des pouvoirs énormes qui lui permettent de régner sur les juges et les différents tribunaux ». Ainsi, c’est le Président (curieusement élu par les seuls juges de la Cour et non ceux du TUE et du TFP) qui attribue les affaires, ce qui lui permet de punir les juges qui déplaisent en leur donnant « les cas les plus merdiques », selon un observateur. De même, il a nommé ses amis au comité qui donne son avis sur les juges nommés par les Etats au TUE et au TFP et a développé un réseau de relais au sein des institutions (des anciens référendaires, les assistants des juges, peuplent les services juridiques de la Commission, du Conseil des ministres et du Parlement européen en attendant de revenir à Luxembourg). En 2012, Skouris, déjà très contesté, n’a été réélu que de justesse (une voix) à la présidence après avoir passé un accord avec le juge belge néerlandophone Koen Lenaerts, bombardé vice-président et successeur désigné, et imposé des bulletins manuscrits et non pré-imprimé lors du scrutin.
Skouris, qui ne supporte pas d’être contesté en interne, a fait de la réforme du TUE une affaire personnelle, même si c’est au détriment de la réputation de la Cour de justice qu’il a réussi à transformer en champs de bataille. Rien ne semble pouvoir l’arrêter, si ce n’est le Parlement européen.
(1) Tous les États trouvent leur compte dans le doublement du nombre de juge : par exemple, en France, la Cour de cassation et le Conseil d’État pourront chacun envoyer l’un des leurs à Luxembourg…
Les discussions entre la Grèce, la zone euro et le Fonds monétaire international (FMI) avancent lentement, trop lentement. Lors de la réunion informelle de l’Eurogroupe (les dix-neuf ministres des Finances de la zone euro) de Riga (Lettonie), Yanis Varoufakis, le flamboyant ministre des finances grec, a de nouveau été rudement critiqué par ses partenaires au point que le Premier ministre grec, Alexis Tsipras, a décidé, lundi, de remanier son équipe de négociation afin de mettre sur la touche son ministre des finances dont le crédit est désormais proche de zéro. Le temps presse : un rendez-vous « décisif », un de plus, a été fixé au 11 mai, date du prochain Eurogroupe.
En février dernier, la Grèce a soumis une liste indicative de réformes qu’elle était prête à mettre en œuvre en échange de la prolongation jusqu’à la fin juin du second plan d’aide financière (avec un versement de 7,2 milliards d’euros de prêts à la clef). Mais, ensuite, il a fallu entrer dans les détails, la zone euro et le FMI voulant s’assurer, d’une part, que le budget grec resterait excédentaire afin de permettre à la Grèce de rembourser à terme les prêts déjà consentis et, d’autre part, que l’État et l’économie grecs seraient remis durablement sur les rails afin d’éviter une nouvelle faillite. Or, depuis, les négociations bloquent, c’est le seul fait dont on soit certain.
Pour quelles raisons précisément ? Nul ne le sait, tout se déroulant derrière des portes closes. À Bruxelles, seules quelques bribes d’informations sont lâchées en off (sans attribution) : la réforme de l’État, et notamment la mise en place d’une administration fiscale efficace, n’irait pas assez loin, la Grèce refuserait en bloc la « réforme du marché du travail », la remise à plat du système de retraite ou encore l’augmentation de la TVA dans les îles … À Athènes, on est nettement plus disert. Syriza accuse « Bruxelles » de vouloir poursuivre une politique d’austérité contre laquelle il a été élu en persistant à vouloir donner tous les pouvoirs aux patrons au détriment des travailleurs, en exigeant une baisse de toutes les retraites, en cherchant à détruire l’économie des îles, en demandant la saisie des maisons dont les emprunts ont cessé d’être remboursé, en refusant l’augmentation du salaire minimum dans le privé…
Autant dire que le black out observé par les institutions communautaires permet au gouvernement grec de faire porter le chapeau à l’ignoble, forcément ignoble, « Bruxelles ». Ainsi, Euclide Tsakalotos, ministre délégué à l’économie internationale et depuis lundi chef de l’équipe de négociations avec la zone euro, accuse, dans un entretien à Médiapart, ses créanciers de poursuivre une stratégie cynique visant à « nous conduire, avec l’épuisement des liquidités dont dispose l’État grec, à un point où nous serons obligés de faire encore davantage de compromis ». En l’état actuel de ce que l’on sait de l’état des discussions, c’est effectivement tout à fait possible.
Il donc impératif de sortir de cette opacité qui nuit à l’image de l’Europe, notamment en Grèce. Pourquoi la zone euro ne publierait-elle pas la liste précise des réformes qu’elle et le FMI exigent et, en face, ce que propose le gouvernement grec ? Cela permettrait à chacun de se faire une idée de la réalité de la négociation. La réforme du marché du travail, cela ne veut rien dire en soi. Quelles sont les mesures précises qui sont demandées, à quelle échéance et pourquoi ? Même chose pour les retraites (est-ce qu’il s’agit de les diminuer alors qu’elles ont déjà baissé de 30% ou de retarder les cessations d’activité, à quelle échéance et pourquoi ?) ou l’augmentation de la TVA ou la réforme de l’État, etc..
On ne voit aucune raison à cette opacité alors que ces négociations engagent l’avenir non seulement des Grecs, mais aussi celui de l’ensemble des citoyens de la zone euro. On n’est plus, à l’intérieur de la zone euro, dans des discussions entre États souverains, mais dans l’élaboration de politiques économiques et budgétaires qui, dans toute démocratie qui se respecte, doivent être transparentes. Les citoyens européens ont le droit de savoir.
J’ai bien accueilli l’arrivée de Politico en Europe. Mais, hier matin, j’ai été plus que surpris par la lecture de son courriel matinal quotidien, intitulé «playbook», censé donner le menu de la journée. Ryan Heath, son auteur, y tacle sévèrement le quotidien francophone belge Le Soir en le qualifiant au détour d’une phrase de «world’s biggest socialist student newspaper». Soit, dans cette langue tribale qu’est le français dans le Bruxelles européen et forcément anglophone, «la plus grande gazette étudiante socialiste du monde». Trois jours après son lancement, Politico.eu se paye son premier dérapage incontrôlé. L’accueil sympathique qui lui a été réservé par ses confrères européens lui est-il monté à la tête ?
On peut évidemment critiquer Le Soir comme n’importe quel journal. Il est même plutôt sain que les médias le fassent, le métier étant trop souvent corporatiste. Je ne me prive pas de me livrer à ce type d’exercice (sur mon blog, où j’épingle notamment une presse anglophone censée être supérieure à son équivalent continental, ou dans mes livres), ce qui me vaut la chaude amitié de certains de mes confrères. Le problème est que Ryan Heath ne fait pas là œuvre journalistique, mais se livre à une attaque condescendante, gratuite, et méprisante.
Pourquoi relègue-t-il au rang de «gazette étudiante» ce journal centenaire ? Son mode de traitement de l’actualité ? Ses journalistes ? Sa mise en page ? Ses choix éditoriaux ? Il ne le dit pas. Socialiste ? C’est sans doute vrai, mais cela mérite une démonstration, une enquête, des faits, bref du journalisme et pas faire du café du commerce. Serait-on en droit d’affirmer sans autre forme de procès que Politico est «un journal d’entreprise financé par les grandes sociétés US pour défendre leurs intérêts à Bruxelles» ?
Ryan Heath se croit encore à la «cafète» de la CommissionArrivé sur le marché européen depuis mardi, Politico n’a encore rien prouvé, rien montré, rien démontré et ne compte aucune signature ayant fait ses preuves en couvrant l’Union. L’arrogance est un rien prématurée : on verra au fil du temps si Politico fait non pas mieux, mais arrive au moins à faire aussi bien que bien de ses confrères. Au passage, quel courage de s’attaquer à un petit média belge qui ne risque pas de nuire à Politico ! Ils sont tellement drôles ces Belges ! Et si inoffensifs ! L’absence de panache à son sommet décidément.
Le comble est atteint quand on sait que le «playbook» est officiellement sponsorisé par General Electric (oui, l’entreprise US qui s’est heurtée à la Commission lorsqu’elle a voulu fusionner avec Honeywell en 2001) et que son auteur, l’Australien Ryan Heath, n’est autre que l’ancien porte-parole de la vice-présidente de la Commission, Neelie Kroes – entre 2011 et 2014 – et qu’avant cela il a été le «spechwriter» de l’inénarrable José Manuel Durao Barroso. Pis: il a ensuite travaillé comme lobbyiste pour... GE (une autre journaliste de Politico qui suit l’énergie a aussi travaillé pour Gazprom via GPlus, une grosse société de lobbying). Ryan Heath, qui mélange donc allègrement les genres entre lobbying, service public et journalisme, serait inspiré, avant de faire des bons mots sur le dos des «petits Belges», de démontrer qu’il n’est plus l’un des porte-voix grassement payés de l’exécutif européen et qu’il a acquis les bases d’un métier qu’il n’a jamais pratiqué.
Ce faux pas, qui rejaillit sur Politico.eu qui a laissé passer ce «bon mot» inutile et blessant pour mes confrères du Soir, donne plutôt l’impression que Ryan Heath se croit encore à la «cafète» de la Commission, là où les porte-parole se défoulent sur cette presse qu’ils méprisent et qui les emmerde. Allez Ryan, encore quelques années pour devenir journaliste et on en reparle de tes talents.
Marin Hock
La doctrine militaire « Shock and awe », « choc et effroi », appliquée à la presse : on ne commence pas petit, comme au Vietnam, on écrase d’emblée l’adversaire sous la puissance de feu, modèle Irak 2003. « Politico aurait pu commencer son édition européenne à 12 et voir venir. Mais leur stratégie, c’est la force massive : on démarre à 50, pas à 12 », explique Pierre Briançon, le futur correspondant du site d’information politique à Paris, et ancien de Libération (1980-1998), de Reuters et de DowJones. « 35 personnes à Bruxelles et des bureaux à Londres, Paris, Berlin, Francfort, Varsovie et à terme Rome et Madrid », détaille le patron de Politico.eu, Matthew Kaminski, ex du Wall Street Journal. Dès aujourd’hui, alors que l’équipe est encore en cours de recrutement, le site d’information, disponible uniquement en anglais, sera lancéeet, jeudi, le premier numéro du journal hebdomadaire gratuit distribué à Bruxelles, Paris ou encore Berlin. « Un lancement extrêmement rapide pour un projet aussi ambitieux, ça va être chaotique, mais excitant », se réjouit Briançon : « c’est comme Libé qui redémarre tous les deux ans », ironise-t-il.
Arrogance tranquilleCe débarquement américain sans précédent dans la capitale de l’Union fait frétiller d’aise les institutions communautaires qui y voient là une forme de reconnaissance : enfin, un média américain investit Bruxelles : « nous sommes fascinés par le pouvoir. Or, ici il y a du pouvoir et l’Union devient de plus en plus importante non seulement pour nous, les Américains, mais aussi pour l’Asie », affirme Matthew Kaminski, 45 ans, dans un excellent français (cet Américain d’origine polonaise a déjà été en poste à Bruxelles et est marié à une Française). « Ici, il y a un exécutif, un Parlement qui, sans son mode de fonctionnement, rappelle le Congrès américain, des agences de gouvernements, des lobbies, etc. ». Mais, tout en complimentant l’Europe sur sa puissance, il ne peut s’empêcher de la remettre à sa place : « les États-Unis font de l’innovation, Bruxelles écrit les règles du jeu ».
Une tranquille arrogance américaine – de Airbus au CERN en passant par les satellites ou l’industrie du numérique même si les plates-formes sont effectivement américaines, on pourrait lui démontrer le contraire —, qui n’a cependant rien à voir avec l’euroscepticisme britannique. Car Kaminski veut justement éviter que Politico.eu se comporte comme un média anglo-saxon de plus : « L’Europe est un objet journalistique pour nous, ni plus, ni moins », assure-t-il au moment où John Harris, l’un des fondateurs du site américain de passage à Bruxelles, passe la tête dans son bureau. « Les Américains sont pragmatiques, pas idéologiques », confirme Briançon : « l’Europe a émergé comme sujet d’information depuis le début du XXIe siècle. Les gens croyaient la connaître et ils ont découvert que ça n’était pas le cas ». Il faut donc les informer, mais sans a priori idéologique : « Lionel Barber, le patron du Financial Times, reconnaît lui-même qu’on ne peut plus couvrir le continent avec l’esprit de la City », assure Briançon.
La rédaction est donc logiquement très américaine et assez peu britannique et de nombreux Européens (parfaitement anglophones) ont été engagés. Mais aucune star du journalisme européen n’a accepté de ce joindre à cette aventure, contrairement à ce qui s’est passé aux États-Unis. Ainsi, l’Américain Peter Spiegel, patron du bureau du Financial Times à Bruxelles, a décliné l’offre qui lui a été faite de diriger Politico.eu. Pour palier ce manque de signatures, Politico en a fait venir des États-Unis, comme Matthew Kaminski, éditorialiste du WSJ, mais aussi sa correspondante à la Maison-Blanche, Carrie Budoff-Brown, à qui Barack Obama a adressé publiquement un mot plein d’humour lorsqu’il a appris son départ : « c’est vrai que la Belgique manque d’une version de Politico », a-t-il lancé hilare, sous-entendu pour comprendre ce pays… « Mais bon, vous allez voir, ils ont des gaufres délicieuses là-bas ». Politico n’a pas hésité à tweeter qu’il mettait en place « la plus grande rédaction impartiale » de Bruxelles, faisant grincer de nombreuses dents dans la salle de presse de la Commission. Il est vrai que le site ne pense pas que du bien des journalistes européens : « ce n’est pas qu’il n’y a pas ici de très bons journalistes, mais ce n’est pas la majorité », balance le journaliste Craig Winneker…
Politico estime que la couverture médiatique de l’Union est trop souvent technique et partant ennuyeuse. « Nous voulons humaniser cette ville. Il y a ici des gens intelligents, idiots, ambitieux, ridicules, il y a des drames humains qui se jouent. Bruxelles n’est pas un univers bureaucratique, mais politique, l’Europe est un cadre dramatique alors que les États-Unis ont un système politique stable depuis 240 ans. C’est ça qu’il faut raconter, même si ça ne sera pas facile, car c’est un cadre très fermé », explique Kaminski. Politico ne veut pas doublonner les agences de presse, mais raconter ce qui se passe derrière les portes closes et mettre en contexte. Bien sûr, l’Union ne se fait pas qu’à Bruxelles, qui reste « un nexus », comme le dit Kaminski, mais aussi dans les capitales de l’Union d’où l’ouverture de nombreux bureaux de correspondants pour raconter l’exercice du pouvoir au jour le jour. « Bruxelles, c’est une usine à scoops », renchérit le patron du site spécialisé dans les politiques publiques Contexte, Jean-Christophe Boulanger. « Nous voulons rendre Bruxelles si excitante qu’Hollywood aura envie d’y tourner des films », un « House of cards » européen, a résumé en décembre dernier Christoph Keese, le vice-président d’Axel Springer qui cofinance à hauteur de 50% Politico.eu : « ce sont les Allemands qui sont à l’origine du projet », reconnaît d’ailleurs Kaminski.
« Springer, l’éditeur du quotidien populaire Bild Zeitung, veut participer à la création d’un nouveau modèle économique pour la presse, car ils croient en l’avenir du journalisme, tout comme nous », poursuit-il : « Politico, ça n’est pas un modèle de nouveau journalisme, mais de nouveau business ». On ne connaît pas le budget, mais il est au moins de 10 millions de dollars et le financement est assuré pour plusieurs années afin de donner le temps à Politico.eu de s’installer dans le paysage médiatique. Pour autant « sa création n’est pas basée sur une étude de marché, mais sur une intuition », affirme Pierre Briançon.
Intuition et ambition
L’intuition et l’ambition sont la marque de fabrique de Politico. « Je pense que nous montrerons que nous sommes meilleurs que le New York Times ou le Washington Post », déclarait l’actuel PDG, Jim VandeHei, fin 2006, quelques mois avant le lancement du site américain. À l’époque, les propos de ce jeune reporter trentenaire avaient suscité sarcasmes et moqueries dans la capitale américaine. Sept ans plus tard, Politico a pourtant réussi un pari majeur : s’imposer comme une référence du journalisme politique, prisée par le Tout-Washington. Une réussite que les fondateurs de Politico comptent bien répéter à Bruxelles.
Outre-Atlantique, les lecteurs de Politico sont « les dizaines de milliers de gens qui travaillent dans les sphères du pouvoir à Washington, y compris les lobbyistes, entreprises, fédérations professionnelles, tous les groupes qui ont des intérêts à défendre au Congrès et à la Maison-Blanche, explique Ivan Couronne, correspondant de l’AFP au Congrès américain. Chaque mois, Politico.com attire entre 7 et 8 millions de visiteurs uniques, selon la firme spécialisée comScore. Loin, certes, des 48 millions du Washington Post et 59 millions du New York Times. Sauf que Politico présente deux différences majeures avec ses illustres concurrents : c’est un « pure player », autrement dit un site qui, lors de sa création, n’était adossé à aucune édition papier. Et il se consacre à un seul sujet : la politique.
« Nous avons prouvé que la domination du New York Times, du Washington Post ou du Wall Street Journal pouvait être remise en question par des nouveaux venus, se félicite John Harris, le rédacteur en chef de Politico qui est chargé de guider le nouveau-né européen. « En sept ans, le Washington Post a été remplacé par Politico », n’hésite pas à affirmer Matthew Kaminski.Financé par le millionnaire Robert Allbritton, héritier d’un empire médiatique, dirigé depuis ses débuts par Jim VandeHei et John Harris – tous deux venus du Washington Post –, Politico a toujours eu le même objectif : combiner la rapidité du web avec la légitimité des journaux traditionnels. À ses débuts en 2007, à un moment où la presse licencie plus qu’elle n’embauche, Politico recrute une trentaine de journalistes. La moitié sont des jeunes reporters en quête d’expérience, l’autre des plumes reconnues au carnet d’adresses fourni, à l’image de Mike Allen, correspondant à la Maison-Blanche pour le magazine Time. Leur mission : alimenter le site internet et un journal distribué gratuitement à Washington trois fois par semaine.
Conçu comme une startup, Politico mise immédiatement sur les réseaux sociaux. Et pour gagner en visibilité, l’entreprise signe des partenariats avec plusieurs chaînes de télévision, dont CBS. La « marque » Politico est lancée, le succès immédiat. À tel point que le média s’affirme comme un acteur majeur de la campagne présidentielle de 2008. « Nous étions un petit nouveau et pourtant, personne n’aurait pu couvrir cette campagne sans nous lire, estime John Harris. Nous étions le média de référence. Nous avons coorganisé deux débats présidentiels », dont un entre Hillary Clinton et Barack Obama.
D’autres versions linguistiques?« Ils étaient différents, ils étaient bons et ils étaient rapides, résume Trudy Lieberman, journaliste au Columbia Journalism Review, magazine spécialisé dans les médias. Leur succès a forcé leurs concurrents à s’adapter ». « Politico a commencé comme un bateau pirate comme Libé en 1981 », compare Matthew Kaminski. Rapidement, les médias traditionnels réagissent à la montée en puissance de Politico. Ils développent leurs équipes Internet, recrutent des bloggeurs, écrivent plus vite et mettent à jour plus souvent. Ils s’activent aussi sur Twitter. « Progressivement, Politico s’est fait rattraper, analyse Edward Wasserman, directeur de l’école de journalisme de l’Université de Berkeley (Californie). Leur traitement de l’information, qui semblait si unique à l’époque, ne l’est plus tant que ça aujourd’hui ». Politico vient d’ailleurs de connaître une année compliquée, marquée par de nombreux départs. L’une de ses journalistes-vedettes, Maggie Haberman, a ainsi été débauchée par le New York Times. Un coup dur pour la campagne présidentielle de 2016, car Haberman est très bien introduite au sein du camp Clinton. « C’est toujours décevant de voir quelqu’un partir, reconnaît John Harris. Mais je trouve ça gratifiant que nos concurrents recrutent des gens en raison du succès qu’ils ont eu à Politico. Je prends ça comme un compliment ».
Politico compte aujourd’hui plus de 175 journalistes, sur un effectif total de 360 personnes. En 2011, l’entreprise a lancé Politico Pro, une version payante destinée aux professionnels. Pour 8000 dollars en moyenne, les abonnés ont accès à des informations très pointues dans des secteurs aussi variés que l’agriculture, la cyber-sécurité, la défense, la santé ou l’énergie. Une quinzaine de « lettres » professionnelles en tout. Ce service assure la majeure partie des revenus de Politico, qui affirme être rentable, même si ses résultats financiers ne sont pas publics. Le reste du chiffre d’affaires provient essentiellement des publicités de sa version imprimée, diffusée à 35 000 exemplaires dans la région de Washington.
Des recettes que Politico va appliquer à Bruxelles : dans un premier temps, il publiera trois « lettres d’information » payantes (énergie, technologie, santé) et organiser des conférences pour faire rentrer de l’argent. Pour s’assurer une base de données conséquente, il a racheté « European Voice », un hebdomadaire créé en 1995 par The Economist et tombé, en 2012, entre les mains de Shéhérazade Semsar-de Boisséson, fondatrice de Development Institute International. Cela lui assure un fichier de 20.000 abonnés comprenant l’anglais et intéressés par l’information européenne, mais le journal disparait. « On ne vise pas seulement la bulle bruxelloise, mais tous les initiés qui s’intéressent à l’Europe », précise Craig Winneker. « Notre concurrent direct, ce sera le Financial Times », estime Pierre Briançon.
Kaminski n’exclue que d’autres versions linguistiques de Politico.eu voient le jour à terme : « l’anglais est la lingua franca de Bruxelles, mais si ça marche, on ira sur d’autres marchés linguistiques, comme le marché français ». Une perspective qui n’inquiète pas Contexte : « nous avons la même cible, les professionnels des politiques publiques et les passionnés, mais l’arrivée d’un concurrent est toujours une bonne chose, notamment parce que cela valide notre modèle original », se réjouit Jean-Christophe Boulanger. Mais les journaux classiques auront sans doute du souci à se faire…
N.B.: version longue de l’article que j’ai coécrit avec Frédéric Autran, notre correspondant à New York, et qui est paru le 20 avril.